Au Ciel pour fraîcheur de cœur!
Ces vieux plaisantins sont ce qu'il y a de plus léger dans la ville. A mesure qu'ils blanchissent et se cassent, ils se chargent de pertinence, de détachement et deviennent semblables à ces bonshommes que les enfants dessinent sur les murs. Des bonshommes, ça manque dans nos climats où le mental s'est tellement développé au détriment du sensible; mais ici, pas un jour ne passe sans qu'on rencontre un de ces êtres pleins de malice, d'inconscience et de suc, porteurs de foin ou rapetasseurs de babouches, qui me donnent toujours envie d'ouvrir les bras et d'éclater en sanglots.
Œuvres, Nicolas Bouvier, éd. Gallimard, 2004
(ISBN 9 782070 770946), partie L’usage du monde, p. 135
Parfois je me demande ce qui, au Japon, met les vieillards tellement au-dessus du reste. C'est peut-être que, la soixantaine passée, la société les démobilise assez pour que l'humour leur revienne, et que la gentillesse naturelle aux Japonais suive librement sa pente.
Œuvres, Nicolas Bouvier, éd. Gallimard, 2004
(ISBN 9 782070 770946), partie Chronique Japonaise, p. 616
« Tu aurais pu attendre de me mettre en terre avant de me narguer comme ça, tous les jours à l'heure de la sieste. Moi qui n'ai jamais regardé un autre homme que ton père », disait-elle quand je me levais précipitamment sans entamer le dessert pour appeler l'ascenseur, répondre au téléphone, fermer la fenêtre, m'habiller, me déshabiller, m'agiter enfin en attendant l'arrivée bruyante de mon amant. La vieille se plaignait mais, le moment venu, c'était toujours elle qui ouvrait la porte à Arnaud. Bégayante, la langue alourdie par une épaisse couche de honte, ma mère aux jambes de crapaud et sexe à grosses mailles ne pouvait s'empêcher de le saluer avec le cérémonial dû à un roi. « Elle se surpasse, ta vieille », dit Arnaud le jour où elle lui offrit spontanément là, dans l'entrée, sous la lampe en fer forgé et le portrait du général, la pipe et les pantoufles de mon père. Geste qui n'empêcha nullement celui-ci de se promener, vêtu seulement des cuisses poilues de sa brune compagne drapées artistiquement autour de son cou et, de son éternelle cigarette, vite allumée, salement éteinte, jamais posée sans intention de faire mal, nu sous les yeux horrifiés de ma mère.
« Infiniment... sur le gazon »,
Joyce Mansour,
La Brèche, nº 4, Février 1963, p. 62
À force de vouloir étendre la protection sociale, les pays développés ont créé une situation désastreuse. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Pourquoi les personnes du troisième âge devraient-elles être condamnées à végéter ? Pourquoi, pendant le temps qui leur reste à vivre, les confiner dans un environnement déshumanisant ? Même s’ils vivent de pensions, d’aides de l’État ou de ce que leur donnent leurs enfants ou leurs petits-enfants, il n’y a aucune raison pour qu’ils passent des journées entières à ne rien faire. La survie n’est pas seulement financière, elle est aussi affective et psychologique. Il est cruel, indigne et malsain, de demeurer inactif, et c’est une perte pour la société dans son ensemble. La dignité passe par l’exercice d’une activité librement choisie, qui donne à ceux qui la pratiquent le sentiment d’exister.
Vers un monde sans pauvreté, Muhammad Yunus (trad. Olivier Ragasol Barbey et Ruth Alimi), éd. Jean Claude Lattès, 1997
(ISBN 978-2-253-12206-7), p. 357