L’européanisation au regard des historiens1
Texte inédit de la communication présentée le 25 septembre 2012 à Bruxelles
lors du colloque « L’européanisation à la croisée des disciplines et de nouveaux enjeux »,
Institut d’Etudes européennes des Facultés universitaires Saint-Louis
É. Bousmar, N. Tousignant, G. Warland
Pour les historiens, le concept d’européanisation est un concept importé, et en partie
sans doute encore mal intégré, voire parfois ignoré comme tel. Comme tel cet objet a suscité
notre réflexion et, au fil d’un exposé en 5 parties, nous espérons pouvoir montrer trois choses.
Tout d’abord, que les historiens ont étudié et étudient l’européanisation. Ensuite, que les
historiens ont subi l’européanisation. Enfin, que les historiens ont accompagné et peut-être
même favorisé une certaine forme d’européanisation des consciences. Les rapports entre ce
que recouvre le concept d’européanisation et la science historique paraissent dès lors
particulièrement riches et complexes.
1. Définir l’européanisation
Sens commun
Ici et là, on trouvera dans la littérature historique le terme « européanisation » utilisé
au sens commun de « rendre européen », tout comme l’on dirait russification,
américanisation, voire nationalisation. Une implication très intéressante de cette notion, dans
le cadre d’une global history, est celle de l’européanisation, totale ou partielle, de certaines
parties du monde extra-européen.
Mais c’est évidemment par rapport au sens spécifique pris par ce terme dans les
sciences politiques et sociales qu’il s’agit de se situer ici.
Nous avons pris la liberté d’élargir cette notion de façon à la rendre utile dans une
perspective historienne, ce qui nous permet de l’entendre à deux niveaux, stricto sensu et lato
sensu.
Stricto sensu
Au sens étroit du terme (européanisation stricto sensu), l’européanisation désigne le
changement dans le fonctionnement des Etats et des sociétés induit par le développement
d’institutions supranationales dans un cadre européen. Ces transformations s’observent sur le
terrain politique, juridique, économique et social. L’européanisation est conçue ici comme le
pendant du processus d’intégration européenne (qui présuppose la structuration d’éléments
possédant déjà des similarités). Intégration et européanisation se renforcent mutuellement
dans un mouvement qui peut devenir circulaire, mais qui peut aussi connaître des freins. De
ce point de vue, et en conservant volontairement une grande élasticité au concept, les
historiens se situent sur le même terrain que leurs collègues des autres sciences politiques et
sociales.
Lato sensu
Mais nous pouvons également entendre l’européanisation dans un sens beaucoup plus
large (européanisation lato sensu) : il s’agit de la lente convergence des peuples, des cultures
1
Le texte de cette communication est une version raccourcie et différement structurée du chapitre rédigé sous le
titre L’européanisation et les historiens par les mêmes auteurs, pour l’ouvrage L’européanisation à la croisée
des sciences, s. la dir. de D. Duez et O. Paye, Bruxelles, Editions Bruylant, coll. Idées d’Europe, à paraître en
2013. Les références bibliographiques figurent dans la version longue publiée.
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et des héritages qui, très progressivement, vont se reconnaître et être reconnus comme
« européens ». C’est le développement très progressif d’un habitus européen, suivi d’une
prise de conscience d’une identité européenne (prise de conscience de l’« européanité »).
Nous visons ici un phénomène de très longue durée, dont les contours et l’interprétation sont
susceptibles de discussion. Notre définition donnée lato sensu rejoint celle de l’historien
viennois Wolfgang Schmale.
Rapport entre les deux processus
L’européanisation entendue lato sensu est un processus —ou un faisceau de
processus— aux causalités et aux formes très variées, a priori non orientée vers une fin
particulière. Elle se distingue en cela de l’européanisation au sens strict, où c’est le
fonctionnement des institutions européennes qui induit le changement au niveau des Etatsmembres et des sociétés.
Par ailleurs, les processus d’européanisation au sens large, ayant leur dynamique
propre, ne s’arrêtent pas lorsque débute la construction européenne après-guerre. Ils peuvent
donc être simultanés au double mouvement d’intégration et d’européanisation stricto sensu.
2. Les historiens étudient l’européanisation
Dans la tradition des études européennes, l’étude de l’Europe par les historiens
comporte deux volets interdépendants : premièrement, l’histoire de la construction
européenne depuis 1945 (en ce compris ses antécédents immédiats) et, deuxièmement,
l’histoire de la « civilisation européenne ». Nous allons voir dans quelle mesure
l’européanisation est pour ces historiens un objet.
L’histoire de la construction européenne depuis 1945
La possibilité même de « faire » l’histoire des dernières décennies écoulées ne s’est
imposée et n’a été pleinement légitimée au sein des sciences historiques que dans les années
1980. On comprend donc que, dans l’immédiat après-guerre et dans les années 1950-1960, les
historiens n’aient guère développé de travaux sur la construction européenne qui se
déroulaient sous leurs yeux. Ce n’est qu’avec retard qu’ils se mettent à étudier le phénomène.
Simultanément, et avec le même retard, une impulsion institutionnelle, extérieure au
champ des sciences historiques, va susciter la cristallisation de l’histoire de l’intégration
européenne comme nouvelle spécialité. Il s’agit du stimulus lancé par la Commission
européenne et des financements proposés par celle-ci : un certain nombre d’historiens
pionniers, issus d’universités de plusieurs pays de la Communauté, se rassemblent autour de
ce nouvel objet. C’est donc la conjonction d’une dynamique interne à la discipline et d’une
sollicitation extérieure à celle-ci qui « lance » une nouvelle spécialité.
Qu’en est-il de l’étude de l’européanisation proprement dite dans le travail de ces
historiens ? L’essentiel de la production des historiens de la construction européenne s’est
concentré sur les processus politiques, diplomatiques et économiques, essentiellement
envisagés dans une perspective d’histoire des relations internationales, ou encore d’histoire
des idées portant sur les mouvements européistes et les étapes de l’intégration, sans doute plus
sous l’angle de l’intégration (processus bottom up) que sous celui de l’européanisation
(processus top down).
D’autres aspects du passé européen récent commencent à peine à être explorés par
l’enquête historienne ; c’est pourtant au niveau de ceux-ci que le phénomène
d’européanisation, entendu au sens propre (stricto sensu), est le plus susceptible d’être mis en
évidence, à savoir l’impact de la construction européenne sur le fonctionnement des EtatsPage 2 sur 6
membres, l’économie, la société (syndicats, associations, lobbies...) et surtout sur la vie
quotidienne des citoyens. L’histoire du sentiment d’appartenance ou de rejet des structures
politiques européennes est un de ces aspects. De même, l’européanisation stricto sensu des
pays d’Europe centrale et orientale (PECO), depuis le tournant de 1989-1991 et la chute des
régimes communistes jusqu’à leur entrée dans l’Union, constitue un enjeu historiographique
majeur. En outre, l’histoire culturelle de la période contemporaine —susceptible de contribuer
à l’étude de ces divers processus— connaît un essor fulgurant depuis une vingtaine d’années,
lequel entraîne un renouvellement majeur de l’approche historienne du 20e siècle. Ces travaux
restent pourtant trop souvent menés dans des cadres de référence nationaux, voire régionaux :
la problématique de l’européanisation des pratiques culturelles doit être inscrite à l’agenda de
recherche.
Les historiens et le « substrat européen » : à la recherche d’une européanisation lato sensu,
sur la longue durée
Dans le cadre des Etudes européennes, les historiens sont traditionnellement
convoqués pour une deuxième tâche : expliquer comment s’est constituée une civilisation
européenne, ou un esprit européen (Europe-civilisation), dont on examine ensuite les
caractères, avant de montrer en quoi ceux-ci constituent la pré-condition ou le fondement d’un
phénomène de construction politique européenne du 20e siècle (Europe-construction). On
tâche d’examiner comment les habitants de ce qui n’est pas encore l’Europe s’européanisent
progressivement. Le récit ainsi constitué, également repris par des spécialistes d’autres
disciplines, n’est pas sans poser problème : il peut glisser d’un propos à portée descriptive
et interprétative vers un discours indûment normatif et prescriptif, prétendant dire ce
qu’est et doit être l’Europe. Un tel glissement a des effets sur le sentiment d’identité, sur les
arguments politiques et sur le travail d’analyse scientifique (nous y reviendrons).
Ce n’est évidemment pas le lieu de dresser ici un bilan de ces études, ni en particulier
de relever les traits majeurs de l’européanisation sur le long terme tels que les ont distingués
et articulés penseurs et historiens, ni même plus simplement les grandes étapes de l’histoire
européenne commune. Ils varient selon les auteurs et les perspectives, et c’est précisément ici
que le travail d’interprétation historienne prend tout son sens, y compris lorsque ce travail est
mené, nécessairement, par des spécialistes de périodes dites anciennes.
3. L’européanisation subie par les historiens
L’européanisation stricto sensu subie par les historiens de la construction européenne
Les historiens de la construction européenne sont des acteurs qui ont eux-mêmes subi
le processus d’européanisation. En effet, on l’a dit plus haut, c’est la Commission
européenne elle-même qui a donné une impulsion significative à leur travail : dans ce
processus top down, les mesures prises par une institution supranationale des Communautés
européennes ont débouché sur un changement dans le travail scientifique des historiens de
divers pays européens. Si cette dynamique a eu un impact positif par le financement et le
développement d’un champ de recherche, elle comporte également un risque. Il existe une
vision officielle, qui propose/impose un cadre conceptuel d’étude et de recherche : l’idée
d’intégration européenne, laquelle repose, comme si c’était une évidence, sur la préexistence
d’une Europe à intégrer, sans toutefois nécessairement interroger la portée géographique ou la
cohérence culturelle de cette Europe.
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L’européanisation stricto et lato sensu subie par les historiens de la civilisation européenne
Mutatis mutandis, le même processus touche les historiens de la civilisation
européenne. Toutefois ces historiens n’ont pas attendu les débuts de la construction
européenne pour se préoccuper de l’histoire de l’Europe. Les historiens européens étaient
déjà, et depuis bien longtemps marqués par un processus lato sensu d’européanisation : ils
partagaient des traits européens communs et en avaient pris conscience. Au Siècle des
Lumières, les histoires universelles sont déjà focalisées sur le destin des peuples européens,
européocentrisme oblige. Différents facteurs vont renforcer par la suite les effets d’un
processus d’européanisation (entendu lato sensu) que connaissent alors ces historiens, en
miroir de celui qui anime plus globalement les sociétés européennes : la volonté de
comparatisme et le développement de contacts internationaux chez les historiens scientifiques
de la Belle Epoque, le développement des idées pacifistes et européistes dans l’Entre-deuxguerres, le contexte de la Guerre froide et de la construction européenne, ont
considérablement renforcé l’européanisation du discours des historiens, lorsqu’ils se
penchent sur l’histoire de l’Europe et ses différentes périodes, et cela même si, le cadre
d’étude « national » a encore la vie dure, ne serait-ce que pour des questions pratiques d’accès
aux sources et de compétences linguistiques. Aujourd’hui, c’est une histoire transnationale du
continent européen qui figure à l’agenda de recherche le plus ambitieux.
4. Européanisation et mémoire, ou les limites de l’argument historique
Une injonction, un double risque
L’européanisation croissante des pratiques historiennes a pour résultat une injonction,
implicite ou explicite, à écrire un grand récit européen, vecteur d’identité européenne et
porteur des valeurs dites européennes (telles que la concorde, l’unité dans la diversité, les
libertés fondamentales, la laïcité, la solidarité, etc.). Le risque inhérent à une telle entreprise
est double : d’une part, l’instrumentalisation, consciente ou non, du passé au service d’un
projet politique et/ou citoyen (quelle qu’en soit la valeur) ; d’autre part, la difficulté à prendre
du recul par rapport au discours mémoriel dont l’historien est tributaire comme tout un
chacun.
Lorqu’on parle de discours mémoriel, on renvoie à la mémoire collective, on désigne
par là l’ensemble des formes de représentations collectives du passé, diffuses ou explicites,
sincères ou mystifiantes, maladroites ou fondées, s’exprimant notamment dans le cadre de
l’éducation, du discours politique, d’œuvres artistiques et littéraires, de commémorations, ou
sous la forme de « lieux de mémoire ». Le discours mémoriel réactualise le passé en fonction
des besoins du présent ; vu sous cet angle, il produit donc une vision non critique du passé. A
l’opposé, l’historien tente de développer une vision critique du passé sur la base d’une
méthode (la « critique historique »).
Distorsions mémorielles quant au processus de construction européenne
L’image que l’on se fait du passé récent, même de bonne foi, diffère de ce qu’a été ce
passé. Les débuts de la construction européenne n’échappent pas à ce phénomène de
distorsion mémorielle. La réussite des premières étapes amène à revoir d’une certaine façon
les événements, circonstances et personnalités qui en furent à l’origene. On peut y voir une
forme d’européanisation (entendue stricto sensu) de la mémoire collective, dans la mesure où
cette dernière subit un effet du fonctionnement des institutions européennes. Le souvenir de
l’action de Jean Monnet est exemplaire à cet égard, en ce qu’elle a fait l’objet, en lien
d’ailleurs avec l’acteur et son entourage, d’une reconstruction a posteriori passablement
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réductrice. Cette reconstruction tend à reléguer dans l’oubli les autres acteurs et les éléments
du processus (dont les impasses) autres que ceux où Monnet a joué un rôle. Elle se fonde en
partie sur la reconstruction de son rôle opérée par Monnet lui-même dans le processus
d’écriture de ses mémoires, et est intégrée dans la communication officielle des institutions
européennes. Les historiens doivent évidemment rester vigilants face à ces effets déformants
de la mémoire « européanisée ». En particulier, il convient de ne pas oublier les culs-de-sac et
les contretemps de la construction européenne en ne retenant que les seules pistes qui ont
fonctionné, sous peine de fournir une analyse gravement faussée du processus étudié et de
manquer au devoir d’éclairer le présent. Une telle posture critique n’est pas toujours simple.
Distorsions mémorielles quant au substrat civilisationnel
Les distorsions mémorielles sont bien présentes aussi lorsqu’il s’agit de présenter le
substrat civilisationnel de la construction européenne. Ici, le cadre du récit a d’abord été
brossé de l’intérieur, à mesure que l’Europe-civilisation prenait conscience d’elle-même —à
mesure qu’elle « s’inventait »—, dans une perspective indubitablement européocentrique.
Cette élaboration consciente de l’européanité est en soi un des aspects de l’européanisation
lato sensu.
Retenons-en trois effets.
La confiscation de l’Antiquité au profit de l’Europe civilisation- Dans nos
conceptions classiques, l’histoire de l’Antiquité débouchait sur la civilisation européenne,
considérée ici comme un point d’aboutissement et de référence éclipsant les autres
civilisations —à l’image de la géopolitique des Lumières et de l’Âge des empires—. Or la
véritable dimension de l’Antiquité est méditerrannéenne et non européenne, et elle est à ce
titre le berceau de plusieurs civilisations.
Le finalisme : l’histoire de l’Europe-civilisation annonce l’Europe-construction.
Consciemment ou non, à partir de la 2e moitié du 20e siècle, c’est l’unification européenne
qu’on substitue à la domination coloniale des Blancs européens comme fin de l’histoire. Des
projets éditoriaux très sérieux n’ont pas échappé à ce biais (sur-interpréter l’histoire de
l’Europe-civilisation en fonction de l’émergence de l’Europe-construction).
La confusion entre Europe-civilisation et Europe-continent. En réalité, l’histoire de
la civilisation sur le continent européen depuis la fin du monde romain et de son unité
méditerranéenne, est l’histoire de trois traditions culturelles distinctes : celle de l’Occident
latin, celle de l’Orient orthodoxe (l’Europe byzantine), celle de l’Europe musulmane
(péninsule ibérique médiévale, Sicile, Balkans). Or, lorsqu’on présente l’Europe-civilisation,
dont découlent des valeurs européennes, on se réfère, quasi exclusivement à un ensemble de
phénomènes annonciateurs d’unité (telle que l’Europe des cathédrales et des univerités, des
pélerinages, des humanistes, de la République des lettres, des Lumières) qui se sont tous
manifestés dans l’Europe de tradition latine, catholique ou protestante. En d’autres termes,
l’Europe-civilisation correspond à une seule des trois traditions culturelle de l’Europecontinent. Or, du fait de ses élargissements successifs, l’Union européenne (l’Europe
construction) tend de plus en plus à se confondre avec l’Europe-continent. Conséquence : les
racines culturelles invoquées par les promoteurs de l’Europe-construction se retrouvent en
porte-à-faux avec la réalité du continent. Le hiatus est inconfortable. Minimiser la part des
traditions parallèles à celle de l’Europe-civilisation conduirait à s’aveugler sur le passé
européen et induit sur le plan politique et mémoriel le danger d’une essentialisation de
l’Europe très réductrice. A tout le moins, une approche sereine serait de reconnaître la coexistence dans le long terme, et dans des configurations qui ont évolué, de plusieurs
systèmes culturels européens (le latin, le gréco-orthodoxe, le musulman) qui à des titres
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divers ont contribué à l’histoire de l’Europe-continent, se retrouvent au moins en
dialogue avec l’Europe-civilisation et sont incontournables dans l’Europe-citoyenneté.
5. Conclusions
Les historiens non seulement subissent le processus d’européanisation lato sensu mais
l’accompagnent : dès avant 1914, les meilleurs d’entre eux développent une approche
comparée des Etats-nations européens. Les historiens subissent aussi le processus
d’européanisation stricto sensu, lorsque des institutions issues du processus d’intégration
européenne donnent, dans le courant des années 1980, l’impulsion aux développements de
recherches et à la construction d’un nouveau champ de recherche, défini comme « histoire de
la construction/intégration européenne » ; en même temps, ils s’en distancient lorsque les
injonctions des politiques deviennent trop fortes.
L’étude de l’européanisation par les historiens n’a pas encore révélé toutes ses
potentialités. En effet, des travaux de plus en plus nombreux sont réalisés dans le domaine de
l’histoire de la construction politique et économique, sans peut-être distinguer
systématiquement entre les effets bottom up (intégration européenne proprement dite) et top
down (européanisation entendue stricto sensu). Il est, par ailleurs, évident que ce n’est que
progressivement que certains documents et témoignages deviennent accessibles à la
recherche, y compris sur le terrain de l’histoire politique et diplomatique. Au-delà de ce
premier domaine de recherche, classique, l’histoire de nombreux aspects de la vie sociale,
matérielle, culturelle des citoyens européens demeure à explorer, sous l’angle de
l’européanisation.
Ajoutons que les historiens doivent mettre en garde, mais aussi se prémunir contre les
risques d’une version politiquement correcte, à forte teneur téléologique, du récit de la
construction européenne, et en particulier de ses débuts.
La question se pose avec d’autant plus d’acuité lorsqu’il s’agit d’étudier sur la longue
durée le processus d’européanisation (entendue ici lato sensu). Ici aussi, une vision partielle et
orientée du passé européen lointain habite les mémoires collectives, notamment celles
partagées par les acteurs européens eux-mêmes. Téléologie et mythes ne sont pas loin ; les
historiens en sont parfois victimes. Parfois aussi, ils ont contribué de façon non réfléchie à les
propager. C’est sous l’influence des idées européistes, ensuite sous l’influence de l’intégration
européenne, que se développe l’injonction —parfois implicite— à écrire une telle histoire de
la civilisation européenne et de l’Europe. On peut donc parler, en ce sens, d’une
européanisation du regard sur le passé, élément d’une européanisation des consciences
politiques et culturelles, dont les historiens ont parfois été les acteurs. Les deux dernières
décennies ont vu chez les historiens une prise de conscience croissante des enjeux posés par
les rapports entre mémoire collective et histoire. Désormais, il est de la responsabilité des
historiens de promouvoir un regard critique sur le passé (le passé en général, et en ce qui nous
concerne ici le passé européen). L’enjeu n’est pas purement académique : en effet, les effets
déformants de la mémoire collective et les instrumentalisations du passé dans le discours
politique et citoyen ne peuvent que mener à débattre de vrais problèmes sur la base de faux
arguments. La question des limites de l’élargissement de l’Union européenne et de
l’intégration des communautés allochtones en fournit un exemple flagrant.
L’apport spécifique des historiens à la réflexion sur l’européanisation se déploie ainsi
sur plusieurs niveaux. Le regard sur le passé n’est toutefois pas leur monopole, et leur apport
doit ainsi nécessairement être apprécié en interaction avec celui des juristes, des politologues,
des sociologues.
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