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(PDF) Les structures de l'endettement
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Les structures de l'endettement

2 Les structures de l’endettement Sébastien Rioux Le phénomène de l’endettement est lié à l’éclatement du compromis fordiste qui caractérise la période de l’aprèsguerre. Ce compromis marque en effet un changement profond dans les relations de travail. En échange d’une délégation de pouvoir quant à la supervision des tâches, au contrôle du rythme du travail, à l’automatisation et à l’organisation de la production, les travailleur·euses obtiennent plusieurs contreparties : la stabilité d’emploi, la hausse du salaire réel en fonction des gains de productivité, la négociation collective et les avantages sociaux comme les assurances et régimes de retraite complémentaires. Dans les décennies qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, le fordisme finit par représenter un pacte social élargi, fondé sur la relation entre le travail salarié et les moyens de subsistance des ménages, qui établit de nouvelles normes en matière de contrats de travail, de salaires, d’avantages sociaux et de consommation de masse. Il s’agit d’une période de forte croissance économique caractérisée Livre Endettement.indb 43 19-09-27 11:40 44 dans le rouge par une hausse importante de la syndicalisation, une augmentation soutenue de la productivité du travail et une croissance rapide des standards de vie. La généralisation du fordisme s’appuie sur un nouveau système de relations industrielles qui vise d’abord à enchâsser ce compromis social sur le plan politique. Ainsi voit-on naître des alliances tripartites entre les employeurs, les syndicats et l’État afin d’assurer la stabilité sociale nécessaire à une croissance de la productivité qui serait bénéfique à toutes les parties. Dans ce contexte, l’État s’engage alors davantage dans la réglementation des relations de travail : reconnaissance légale du droit à la négociation collective, dispositions sur la durée de la journée de travail, droit de grève, santé et la sécurité au travail, salaire minimum, conditions du travail et heures supplémentaires. Les protections sociales comme l’assurance-chômage, l’assurance maladie, l’aide sociale et les régimes publics de pension viennent compléter ce vaste chantier par lequel sont socialisés les risques liés au marché du travail. C’est à ce stade que se consolide et se généralise le travail formel. L’emploi garanti assorti d’avantages sociaux prend une telle ampleur qu’il devient un modèle au regard duquel toutes les autres formes d’emploi seront évaluées. À la fin des années 1970, la dynamique politique qui a donné sa légitimité au pacte social s’effrite. Les politiques d’inspiration keynésienne ne semblent plus pouvoir soutenir une croissance dynamique. Émerge alors un autre paradigme, explicitement réfractaire à toute intervention de l’État, selon lequel le meilleur moyen d’assurer la croissance économique consiste à promouvoir la libéralisation des échanges commerciaux, la déréglementation des marchés, la privatisation et la flexibilisation du travail. L’enracinement du néolibéralisme fait éclater le compromis fordiste au profit d’un nouveau partenariat entre l’État et Livre Endettement.indb 44 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 45 les milieux d’affaires. Abandonnant son rôle de médiateur entre travail et capital, l’État intervient de plus en plus en faveur du marché et contre les intérêts des travailleur·euses. Ce chapitre documente la triple rupture – entre les entreprises et les employé·es, entre l’État et les entreprises, et entre les salarié·es et l’État – du compromis fordiste comme autant de structures d’endettement1. La restructuration du marché du travail Les politiques néolibérales fondées sur la libéralisation des échanges, la financiarisation de l’économie, la déréglementation des marchés des capitaux, la compression des dépenses publiques, les réformes fiscales, la privatisation des sociétés d’État et la marchandisation accrue de la vie quotidienne ouvrent des perspectives à certain·es et en placent beaucoup d’autres dans une position d’insécurité. Au cœur de ce bouleversement se trouve la restructuration du marché du travail et la transformation graduelle du rapport de pouvoir entre employeurs et employé·es. La consolidation et la généralisation du travail formel dans l’après-guerre avaient été réalisées autour de la notion d’un emploi garanti à plein temps et assorti d’avantages sociaux. L’effritement de cette relation d’emploi sous le néolibéralisme a donné lieu à une importante flexibilisation du travail, c’est-à-dire à la montée du travail atypique, à l’émergence de nouvelles formes de travail et à la multiplication des statuts. La croissance du travail à temps partiel et temporaire, de la sous-traitance, du travail autonome et à la pièce, des travailleur·euses migrant·es saisonnier·ières et des aides familiales, du cumul 1. Yanick Noiseux, Transformations des marchés du travail et innovations syndicales au Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, p. 15-38. Livre Endettement.indb 45 19-09-27 11:40 46 dans le rouge des emplois et du secteur informel sont autant d’exemples des conséquences de la restructuration néolibérale sur la qualité du travail et de l’emploi1. L’appauvrissement de la majorité des travailleur·euses du Québec depuis la fin des années 1970 est sans doute la conséquence la plus significative de la restructuration néolibérale du marché du travail (Graphique 2.1). Année après année depuis plus de 40 ans, le pouvoir d’achat des individus et des ménages québécois a été inférieur au sommet atteint en 1977. La rémunération hebdomadaire moyenne réelle des salarié·es du Québec a chuté de façon importante entre 1977 et 1987, pour ensuite stagner pendant près de 15 ans avant de repartir à la hausse depuis le début des années 2000. De la même manière, le revenu médian réel des ménages québécois a diminué, passant de 50 500 dollars en 1978 à 38 800 dollars en 1997, avant d’atteindre 49 500 dollars en 2016. Les pertes annuelles cumulées de cette baisse spectaculaire du pouvoir d’achat sur une période de plus de 40 ans sont énormes. En fait, si les revenus du marché (avant transferts et impôt) ont diminué de façon significative pour 75 % des salarié·es, c’est surtout la moitié la plus pauvre pour qui les conséquences de la restructuration néolibérale ont été les plus prononcées. Pour la majorité des salarié·es, ce qui diffère c’est la durée et la gravité de la baisse du salaire réel. Ceci est d’autant plus troublant que la productivité du travail a augmenté de façon substantielle au cours de cette même période. En somme, depuis 40 ans les travailleur·euses du Québec gagnent moins tout en produisant plus de richesses2 . 1. Paul-André Lapointe (dir.), La qualité du travail et de l’emploi au Québec. Données empiriques et cadres conceptuels, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. 2. Paul-André Lapointe, Au Québec, est-ce que l’enrichissement profite vraiment à tout le monde ?, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), 2014, p. 21-22. Livre Endettement.indb 46 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 47 Graphique 2.1 Rémunération hebdomadaire moyenne et médiane du revenu après impôt, famille économique et personnes hors famille économique, Québec, 1976-2016 (dollars constants de 2016) Source : Statistique Canada, Tableau 14-10-0036-01, Heures effectivement travaillées selon l’industrie ; Tableau 14-10-0261-01, Rémunération hebdomadaire moyenne des salariés ; Tableau 14-100204-01, Rémunération hebdomadaire moyenne selon l’industrie ; Tableau 11-10-0192-01, Limite supérieure du revenu, part du revenu et revenue moyen selon le type de famille économique. Cet appauvrissement de la société québécoise est accompagné d’une importante augmentation des inégalités socioéconomiques depuis 1980. Comme le démontre le Tableau 2.1, on observe une redistribution de plus en plus importante de la richesse vers les échelons supérieurs de revenu. On constate également depuis maintenant plus de 20 ans que la part du revenu du marché avant impôt du 1 % les plus riches est plus élevée que celle de la moitié la plus pauvre. Pour le dire autrement, les 64 305 déclarant·es qui constituaient le 1 % supérieur en 2015 ont engrangé davantage que les 3 215 095 personnes représentant la moitié la plus pauvre des travailleur·euses du Québec. Seuls l’impôt et les transferts viennent renverser cette tendance en tempérant la croissance des écarts de richesse. L’incapacité Livre Endettement.indb 47 19-09-27 11:40 48 dans le rouge grandissante du marché du travail à redistribuer la richesse est d’autant plus inquiétante que le contexte d’austérité permanente, la diminution des protections sociales et la baisse du taux d’imposition des plus riches ne font qu’aggraver la situation en accentuant la tendance vers l’augmentation des inégalités socioéconomiques. Tableau 2.1 Part du revenu du marché avant et après impôt (%), Québec 1 % supérieur 10 % supérieur 50 % inférieur Avant impôt Après impôt Avant impôt Après impôt Avant impôt Après impôt 1985 6,8 5,3 31,6 26,3 13,9 21,2 1990 7,6 5,3 33,6 25,7 11,9 23,2 1995 8,9 6,0 36,5 27,2 9,2 21,8 2000 10,5 7,1 37,5 28,3 10,2 22,0 2005 10,8 7,3 37,8 28,5 10,5 22,1 2010 10,6 7,2 37,9 28,6 10,5 21,9 2015 11,0 7,4 37,8 28,4 10,8 22,5 Source : Statistique Canada, Tableau 11-10-0056-01, Les déclarants à revenu élevé. La restructuration du marché du travail a aussi d’importantes répercussions sur le bien-être à la retraite. Le système de retraite québécois est fondé sur trois sources de revenus : 1) un régime universel public qui inclut la pension de la Sécurité de la vieillesse, le Supplément de revenu garanti et le Régime de rentes du Québec ; 2) les régimes complémentaires offerts par les employeurs ; 3) les économies personnelles comme le Régime enregistré d’épargne-retraite (REER), le compte d’épargne libre d’impôt (CELI), les placements et les investissements immobiliers. Une des trans- Livre Endettement.indb 48 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 49 Graphique 2.2 Proportion de la population en emploi de 15 ans et plus couverte par un régime de pension agréé (%), Québec, 1976-2017 Source : Statistique Canada, Tableau 11-10-0133-01, Adhérents actifs aux régimes de pension agréés ; Tableau 14-10-0018-01, Caractéristiques de la population active. Inspiré d’Eve-Lyne Couturier, « Évolution des statistiques sur les retraites », IRIS, 2018, p. 2. formations majeures du système de retraite québécois depuis les années 1980 est la diminution de la proportion de la population couverte par un régime de pension agréé (Graphique 2.2). La faible croissance économique, le chômage élevé, les fermetures d’usines, la délocalisation des activités économiques et l’ouverture des marchés à la concurrence internationale ont fortement contribué à l’élimination d’emplois de qualité en plus de freiner les demandes des organisations syndicales, qui ont été nombreuses à faire des concessions afin de garder leur emploi. Entre 1976 et 2017, la proportion de la population de 15 ans et plus en emploi bénéficiant d’un régime de pension agréé à diminuer de 42,5 à 36,4 %. Cette baisse masque toutefois une transformation beaucoup plus importante en ce qui concerne la qualité des régimes de pension. En effet, le taux de couverture des régimes à prestations déterminées a diminué de Livre Endettement.indb 49 19-09-27 11:40 50 dans le rouge 40,1 % en 1976 à 28,2 % en 2017. Cette baisse a toutefois été tempérée par une légère hausse des régimes à cotisations déterminées, beaucoup moins généreux et prévisibles. La baisse du salaire réel durant la vie active et la diminution de la qualité et de la proportion de personnes couvertes par un régime de pension agréé se traduisent par une augmentation de la précarité des retraité·es. Comme le constate Eve-Lyne Couturier, 20 % des retraité·es paie encore une hypothèque et 25 % ne remboursent pas le total du solde de leur carte de crédit. « En 2017, les plus de 65 ans comptaient pour 12 % des ménages qui avaient déclaré faillite, une hausse de plus de 20 % en seulement 5 ans1. » L’incapacité grandissante des personnes âgées de 60 ans et plus de se retirer du marché du travail dans la dignité a pour effet de repousser l’âge de la retraite. On constante d’ailleurs une hausse importante du taux d’activité des 60 ans et plus depuis le milieu des années 1990 (Graphique 2.3). Alors que près de 75 % des 60 à 64 ans étaient retraité·es en 1996, à peine plus de 50 % l’étaient en 2017. Même constat chez les 65 à 69 ans, dont le taux d’activité est passé de 6 % en 2000 à 21,3 % en 2017. Chez les 70 ans et plus, le taux d’activité a triplé depuis 2000 pour atteindre 5,9 % en 2017. Force est de constater que pour la majorité des salarié·es, c’est la détérioration de leur santé financière qui les oblige à repousser l’horizon du salariat. Contrairement à ce qu’on voudrait bien nous faire croire, le phénomène de l’endettement n’est pas le résultat d’une quelconque faillite morale dans la gestion financière des ménages, mais plutôt une réponse rationnelle à la précarisation et à la flexibilisation du travail. Or, comme nous le verrons dans les deux prochaines sections, l’État a joué un rôle prépondérant dans la transformation du rapport de pouvoir entre le milieux des affaires et les salarié·es. 1. Couturier, op. cit., p. 8. Livre Endettement.indb 50 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 51 Graphique 2.3 Taux d’activité de la population (%), Québec, 1976-2017 Source : Statistique Canada, Tableau 14-10-0018-01, Caractéristiques de la population active. Un État au service des riches On a tort de penser que le néolibéralisme est caractérisé par le désengagement de l’État. La question n’est pas de savoir si l’État intervient ou non dans l’économie, mais plutôt de se demander au nom et au profit de qui il le fait. Nous assistons depuis près de 40 ans à un coup d’État de basse intensité alors que se poursuit le détournement graduel de l’État en faveur des classes les plus nanties et au détriment de l’amélioration socioéconomique de la majorité des travailleur·euses du Québec. L’ouverture des marchés, la privatisation des entreprises publiques, les politiques fiscales régressives et le financement public des entreprises privées sont autant de domaines d’intervention gouvernementale qui profitent aux gens les plus fortunés tout en consolidant l’appauvrissement collectif. Premièrement, l’État demeure le principal artisan de la mondialisation économique au moyen de la mise en Livre Endettement.indb 51 19-09-27 11:40 52 dans le rouge place d’un cadre politique et juridique orienté vers le libreéchange. Dans la mesure où seule l’entreprise privée est perçue comme le moteur de la croissance économique, le rôle du gouvernement se résume à créer un environnement réglementaire concurrentiel pour permettre l’amélioration de la productivité et de la profitabilité des entreprises. En favorisant la mise en concurrence des territoires, le libéralisme économique contribue à la délocalisation des activités productives et accentue la tendance à la concentration et à la centralisation du capital, en particulier par le biais des fusions et des acquisitions. Alors que plusieurs entreprises demeurent concurrentielles en délocalisant leur production pour exploiter une main-d’œuvre bon marché, d’autres investissent massivement dans l’automatisation et la robotisation des équipements afin d’augmenter la productivité du travail et diminuer les besoins en main-d’œuvre. En fait, l’ouverture des marchés a profondément altéré le rapport de pouvoir au sein du marché du travail. Si le retrait des frontières économiques a favorisé la mobilité des biens et des services, les frontières politiques sont quant à elles demeurées bien réelles pour l’écrasante majorité des travailleur·euses. À la mobilité géographique du capital s’oppose la fixité nationale des individus, sauf pour les plus nanti·es. Deuxièmement, dans le contexte économique difficile des années 1980, de nombreux gouvernements, devant composer avec d’importants déficits budgétaires issus d’une baisse des revenus et d’une hausse des dépenses sociales, envisagent de recourir à la vente d’entreprises publiques pour retrouver l’équilibre budgétaire et relancer la croissance économique. Au cours des 10 années suivant l’ascension au pouvoir fédéral du Parti progressiste-conservateur, le gouvernement Mulroney vendra 23 des 61 sociétés détenues par l’État, dont Air Canada, Pétro Canada et la Com- Livre Endettement.indb 52 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 53 pagnie des chemins de fer nationaux du Canada (communément appelé le Canadien National). Au Québec, le dépôt en 1986 des recommandations sur le rôle et les fonctions des organisations gouvernementales (rapport Gobeil), sur la privatisation (rapport Fortier) et sur la déréglementation (rapport Scowen) marque l’avènement du néolibéralisme comme nouvelle idéologie politique. Malgré une volonté affichée de dilapider l’héritage collectif, seules quelques entreprises publiques comme Québecair, la raffinerie de sucre de Saint-Hilaire, Madelipêche et la papetière Donohue passeront – en partie ou en totalité – aux mains du secteur privé. Devant l’impopularité de telles mesures, le gouvernement Charest trouvera dans la privatisation des conseils d’administration des sociétés d’État un compromis : au moins les deux tiers des membres du conseil d’administration doivent se qualifier comme administrateur·trices « indépendant·es », c’est-à-dire ne pas être à l’emploi de la société d’État ou du gouvernement, ou d’avoir été à l’emploi de la société d’État au cours des trois années précédant sa nomination. À défaut de privatiser les sociétés d’État, et tout en limitant le nombre de fonctionnaires d’expérience dans la haute administration, le gouvernement Charest a confié le contrôle de la gestion des fonds publics et des orientations stratégiques des sociétés d’État à des intérêts affairistes1. L’État intervient aussi en faveur des riches par le biais d’une fiscalité de plus en plus régressive. Il intercède d’abord en permettant à l’évasion fiscale de se poursuivre en toute impunité. Statistique Canada estime que les entreprises canadiennes ont placé 199 milliards de dollars dans les paradis fiscaux en 2015. Pendant ce temps, l’évasion fiscale des particulier·ères aurait amputé le gouvernement 1. Simon-Pierre Savard-Tremblay, « La privatisation sournoise des sociétés d’État », Le journal de Montréal, 18 février 2017. Livre Endettement.indb 53 19-09-27 11:40 54 dans le rouge fédéral de près de 14,6 milliards de dollars en 2014-2015. Comme le constate Alain Deneault, le problème avec cette escroquerie légalisée est qu’elle mène à une deuxième forme d’évasion fiscale, cette fois-ci liée à l’adoption de la logique du dumping social par nos gouvernements1. Malgré un taux marginal d’imposition moyen de plus de 50 %, la moyenne réelle des impôts fédéral et provincial sur le revenu payés par le centile supérieur au Québec a diminué, passant de 37,7 % en 1982 à 31,2 % en 2015 (Graphique 2.4). Profitant de généreuses déductions fiscales et de nombreux crédits d’impôt, les riches profitent aujourd’hui d’un taux d’imposition effectif plus bas qu’il y a 35 ans, et ce, malgré l’augmentation de leur revenu réel. Pendant ce temps, la moitié la plus défavorisée de la société québécoise est simplement trop pauvre pour payer de l’impôt. De la même manière, le taux moyen d’imposition fédéral et provincial des sociétés au Canada a chuté de 44,3 % en 1993 à 26,5 % en 2015. Cette double évasion fiscale pèse lourdement sur le Trésor public, alimentant à la fois l’austérité budgétaire et la dégradation des services publics. Enfin, l’assujettissement de l’État au milieu des affaires est tel que les contribuables subventionnent massivement le secteur privé à coup de crédits d’impôt, de congés de taxes municipales, d’abattements fiscaux liés à la philanthropie, de subventions à l’établissement et de prêts sans intérêt. Au Québec, le montant total des subventions aux entreprises s’élevait à 3,1 milliards de dollars en 2016-2017. Les redevances exigées sur l’extraction des ressources naturelles constituent également une forme de subvention déguisée. En effet, les industries québécoises n’ont déboursé que 3,2 millions de dollars pour puiser 1 000 milliards de litres d’eau douce en 1. Alain Deneault, Une escroquerie légalisée, Montréal, Écosociété, 2016, p. 35-38 ; Hélène Buzzetti, « Le portrait canadien de l’évasion fiscale se précise », Le Devoir, 29 juin 2018. Livre Endettement.indb 54 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 55 Graphique 2.4 Taux d’imposition moyens sur le revenu des particulier·ères salarié·es au Québec et taux d’imposition moyen des sociétés au Canada (%), 1982-2015 Source : Tableau 11-10-0055-01, Les déclarants à revenu élevé ; KPMG International, Corporate and Indirect Tax Rate Survey 2007 ; KPMG, « Corporate tax rates table », < https://home.kpmg/xx/en/home/ services/tax/tax-tools-and-resources/tax-rates-online/corporate-tax-ratestable.html >. 2017. De façon similaire, les minières ont versé 1,07 milliard de dollars de redevances entre 2009 et 2015, alors que la valeur totale du minerai exploité s’élevait à 54,7 milliards de dollars, ce qui équivaut à un taux moyen de redevances de 1,9 % de la valeur brute de production annuelle (la moyenne canadienne est de 4,5 %). Ajoutez à ça les quelque 700 sites miniers abandonnés que l’État doit décontaminer et restaurer et vous avez une idée de l’ampleur des subventions publiques au secteur privé. Au fédéral, on apprenait récemment que le gouvernement Trudeau pourrait verser un autre 2,7 milliards de dollars d’allègements fiscaux aux entreprises pétrolières au cours des 5 prochaines années. L’importance des subventions publiques illustre l’hypocrisie de l’idée selon laquelle le secteur privé est naturellement plus efficace et démontre le caractère artificiellement concurrentiel du marché. Le niveau Livre Endettement.indb 55 19-09-27 11:40 56 dans le rouge d’aliénation collective est tel qu’il semble aujourd’hui tout à fait normal de subventionner les emplois1. Produire la précarité Dans le contexte économique difficile des années 1990, les gouvernements fédéral et québécois entreprennent de résoudre la crise des finances publiques par d’importantes réformes qui, pour l’essentiel, cherchent à diminuer les dépenses de programmes afin de forcer les travailleur·euses à s’adapter aux exigences d’une économie mondialisée. Si les États canadien et québécois sont activement intervenus en faveur des plus riches, comme nous l’avons vu, ils ont également cherché à augmenter la capacité concurrentielle et la profitabilité des entreprises et à contrôler les dépenses de programmes en se désengageant des risques liés au marché du travail. En ce sens, l’État a joué un rôle fondamental dans la flexibilisation et la précarisation du travail par le démantèlement des protections sociales. Cinq axes principaux définissent la restructuration de la relation entre l’État et les salarié·es. Le premier concerne la réforme de l’assurance-chômage. Le resserrement des normes d’admissibilité, la diminution du taux de couverture ainsi que la réduction de la durée et des indemnités des prestations à partir du début des années 1990 ont grandement contribué à l’augmentation de la dépendance des salarié·es au marché du travail. C’est 1. Anon, « Le Québec reste champion des subventions aux entreprises », Les Affaires, 18 janvier 2018 ; Thomas Gerbet, « 1 000 milliards de litres d’eau pour 3 millions $ au Québec », Radio-Canada, 17 septembre 2018 ; Alexandre Shields, « Le Québec, cancre canadien », Le Devoir, 26 octobre 2015 ; Christopher Nardi, « Beaux cadeaux pour les pétrolières », Le Journal de Montréal, 20 décembre 2018. Livre Endettement.indb 56 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 57 toutefois la Loi sur l’assurance-emploi de 1996 qui a transformé de façon durable le régime en instaurant le calcul des prestations en fonction des heures assurables plutôt que du nombre de semaines travaillées. Si tous les travailleur·euses cotisent dès la première heure travaillée, de moins en moins se qualifient en raison d’un nombre insuffisant d’heures travaillées au cours de l’année. Tout en maintenant le niveau des cotisations, ces mesures « actives », qui ont pour but de diminuer le nombre de prestataires, permettront au gouvernement fédéral de dégager des excédents de plus de 40 milliards de dollars entre 1996 et 2005, lesquels seront affectés à l’atteinte de l’équilibre budgétaire et la diminution de la dette. La dégradation des conditions de l’emploi se poursuit en 2012 alors que le gouvernement Harper redéfinit la notion d’« emploi convenable » afin d’obliger les prestataires à accepter tout emploi situé à moins d’une heure de leur domicile et offrant un salaire équivalent à 70 % de leur salaire précédent. L’impact de cette vague de compressions sur le ratio prestataires/chômeur·euses est immense : de 96 % en 1971, il se situe à 42 % en 1998 avant d’atteindre 38,4 % en 2014, un creux historique. Depuis l’élection du gouvernement Trudeau, ce ratio a quelque peu augmenté à la faveur de mesures plus généreuses fondées sur la modification de ce que constitue un emploi convenable, la diminution des cotisations et la réduction du nombre d’heures assurables nécessaires pour se qualifier au programme. Malgré certaines améliorations, le programme demeure orienté vers la diminution du nombre de prestataires1. 1. Georges Campeau, De l’assurance-chômage à l’assurance-emploi, Montréal, Boréal, 2001, chap. 9 ; Marie-Pierre Boucher et Yanick Noiseux, « Austérité, flexibilité et précarité au Québec : la fuite en avant », Labour/Le Travail, 81, printemps 2018, p. 127-134 ; Lionel-Henri Groulx, « La restructuration récente des politiques sociales au Canada et au Québec : éléments d’analyse », Labour/Le Travail, 63, printemps 2009, p. 10, 15, 36. Livre Endettement.indb 57 19-09-27 11:40 58 dans le rouge Les politiques de déficit zéro, qui ont pour objectif de contrôler les dépenses et de rationaliser les coûts, constituent un deuxième axe de réforme, lequel permet au gouvernement fédéral de revoir à la baisse les transferts aux provinces en ce qui concerne le financement des programmes sociaux. Instauré en 1966, le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) est aboli en 1995 pour être remplacé par le Transfert canadien en matière de programmes sociaux (TCPS), qui réduit les transferts fédéraux aux provinces d’environ 23%. L’impact de ces mesures est immédiat, transférant au niveau provincial l’austérité budgétaire initiée par le gouvernement fédéral. Dès 1996, le gouvernement du Québec adopte la Loi sur l’élimination du déficit et l’équilibre budgétaire, qui prévoit d’importantes compressions budgétaires dans les secteurs de la santé, de l’éducation et des services sociaux. L’année suivante, le gouvernement Bouchard se lance tête baissée dans le programme de départ volontaire afin de diminuer la masse salariale du secteur public et atteindre le déficit zéro. Au total, plus de 37 000 employé·es de la fonction publique et parapublique quittent leur emploi. La réingénierie de l’État du gouvernement Charest approfondira ce travail de démantèlement par les compressions budgétaires, la hausse des frais de scolarité, l’introduction de la taxe santé et la réduction du nombre de fonctionnaires. Combiné au sousfinancement chronique de l’État, l’une des conséquences les plus importantes de l’austérité permanente est la perte d’expertise dans le secteur public et la détérioration de la qualité des services publics1. 1. Groulx, op. cit., p. 17 ; James Iain Gow et André Guertin, « L’administration publique : rationalisation et responsabilisation », dans Robert Boily (dir.), L’année politique au Québec 1996-1997, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011 ; Denis Lessard, « Mises à la retraite massives: l’objectif de l’État a-t-il été atteint? », La Presse, 23 octobre 2010. Livre Endettement.indb 58 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 59 Un troisième type d’intervention gouvernementale consiste à forcer le retour au travail des grévistes, à fixer les conditions de travail ou à empêcher le déclenchement d’un arrêt de travail par le recours à une loi spéciale. Entre 1982 et 2016, les gouvernements fédéral et provinciaux du Canada ont adopté pas moins de 90 lois de retour au travail, dont 50 imposaient en tout ou en partie le contenu de la convention collective. Depuis 1982, Québec a voté 34 lois portant atteinte aux droits du travail, que ce soit en forçant le retour au travail, en suspendant le droit à la négociation collective, en restreignant la portée de la négociation ou en niant le droit d’adhérer à un syndicat1. Cet interventionnisme est d’autant plus inquiétant que les dispositions introduites au Code du travail en 1982 quant au maintien des services essentiels en cas de conflits du travail ont eu pour effet de diminuer considérablement le besoin de recourir aux lois spéciales. Tout en soustrayant des règles légales qui encadrent la négociation collective les secteurs d’activités jugés névralgiques, l’État peut également décréter les conditions de travail des secteurs public et parapublic pour atteindre les objectifs de ses politiques économiques ou budgétaires. C’est d’ailleurs ce qu’a fait le gouvernement Charest en adoptant la Loi 142 qui fixait unilatéralement les conditions de travail et les salaires du secteur public entre 2003 et 2010. Le recours aux lois spéciales contribue directement à l’affaiblissement des organisations syndicales tout en modifiant le rapport de pouvoir au profit des employeurs2 . 1. Canadian Foundations for Labour Rights, 2016, < www.labourrights.ca/restrictive-labour-laws >. 2. Renée-Claude Drouin et Gilles Trudeau, « Les lois spéciales de retour au travail », McGill Law Journal, vol. 61, no 2, décembre 2015. Voir également Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix. Une histoire des lois spéciales au Québec, Montréa, Lux Éditeur, 2018. Livre Endettement.indb 59 19-09-27 11:40 60 dans le rouge Le quatrième axe porte sur la réforme de l’aide sociale. Depuis l’adoption de la Loi sur l’aide sociale en 1969, l’aide sociale a toujours été intimement liée au marché du travail. Si toutes les personnes ont un droit inconditionnel à l’aide sociale, les prestations inférieures au seuil de faible revenu ont pour but explicite de rendre le marché du travail plus attrayant. C’est toutefois à la suite de la récession de 1980-1982 que le contrôle des dépenses des mesures de protection sociale devient une priorité du gouvernement du Québec. La Loi sur la sécurité du revenu de 1988, qui privilégie l’incitation à l’emploi par des mesures plus contraignantes, formalise le modèle de la contrepartie. La diminution des transferts fédéraux au milieu des années 1990 forcera également le gouvernement québécois à revoir les conditions d’admissibilité et le barème des allocations d’assistance. Si la Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale de 1998 réaffirme la volonté du gouvernement de diminuer les dépenses de programme en favorisant l’intégration, la réintégration et le maintien en emploi, la loi de 2005, en introduisant des normes d’admissibilité fondées sur un classement des prestataires selon leur degré d’employabilité, vient s’opposer à l’idée même d’une allocation accordée indépendamment de la cause du besoin. Apparaissent également des allocations et crédits d’impôt afin d’encourager les travailleur·euses pauvres à intégrer ou à se maintenir sur le marché du travail. Avec la Loi 70 adoptée en 2016, le gouvernement Couillard oblige les personnes qui font une première demande d’aide sociale à participer au nouveau programme Objectif emploi comme condition pour maintenir le niveau des prestations1. 1. Olivier Ducharme, Travaux forcés. Chemins détournés de l’aide sociale, Montréal, Écosociété, 2018 ; Groulx, op. cit., p. 18-19, 36. Livre Endettement.indb 60 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 61 Enfin, l’État québécois a joué un rôle prépondérant dans l’appauvrissement des travailleur·euses pauvres en maintenant le salaire minimum bas. En dollars constants de 2017, le salaire minimum réel a connu une hausse importante de 5,29 dollars de l’heure en 1965 à 11,71 dollars en 1976, avant de chuter à 7,91 dollars en 1985. Tournant en moyenne autour de 9 dollars pendant 25 ans, la hausse du salaire minimum s’accélère quelque peu à partir de 2010 pour atteindre 11,25 dollars en 2017. Pour la première fois en 42 ans, le passage du salaire minimum à 12 dollars en 2018 vient placer celui-ci au-dessus du sommet établi en 1976. La volonté politique d’enfermer les gens qui travaillent au salaire minimum dans une précarité chronique n’est rien d’autre qu’une subvention aux entreprises. Dans un contexte caractérisé par la réduction des protections sociales et l’individualisation des risques liés au marché du travail, le maintien du salaire minimum dans un état de précarité permanent tend à niveler les conditions et la qualité de l’emploi. La question demeure toutefois entière : quelle est la légitimité d’un ordre économique qui enferme dans la pauvreté les gens qui travaillent au salaire minimum ? Ce à quoi nous assistons depuis près de 40 ans c’est l’individualisation des risques liés au marché du travail avec le démantèlement de l’État-providence. On voit ainsi se mettre en place une logique où ce sont les individus qui doivent s’adapter aux aléas du marché en apprenant à valoriser leur force de travail. Cette perte d’autonomie et d’indépendance par rapport au marché du travail s’exprime par l’intégration grandissante des travailleur·euses à la logique d’accumulation. L’endettement est la forme économique de cette dépendance grandissante des masses au marché du travail. Livre Endettement.indb 61 19-09-27 11:40 62 dans le rouge Conclusion Il n’y a pas de secret derrière l’endettement croissant des ménages québécois. La baisse du salaire réel, l’augmentation des inégalités socioéconomiques, la diminution des régimes de pension agréés et la hausse du taux d’activité chez les aîné·es sont autant d’indices d’une population qui s’appauvrit. Comme nous l’avons vu, la flexibilisation et la précarisation du travail s’appuient sur une double transformation de l’État sous le néolibéralisme. D’une part, l’État intervient de plus en plus au profit des gens les plus fortunés au moyen de la libéralisation des marchés, de la privatisation des sociétés d’État, d’une fiscalité régressive et de l’octroi de subventions publiques. D’autre part, le resserrement des structures d’éligibilité et la diminution des protections sociales ont eu pour effet d’augmenter de façon dramatique l’emprise du capitalisme sur la vie des travailleur·euses. La réforme de l’assurance-chômage, l’austérité budgétaire, le recours aux lois spéciales, l’affaiblissement de l’aide sociale et la pauvreté que garantit le salaire minimum sont autant d’exemples du rôle actif qu’a joué l’État dans la baisse des standards de vie de la majorité des ménages. Ce chapitre a montré comment l’éclatement du compromis fordiste et la montée du néolibéralisme ont transformé les relations de travail, accru le rôle du marché dans l’organisation sociale et changé la fonction de l’État par rapport à la gestion des risques liés au marché du travail. Une étude plus poussée prendrait également en considération d’autres facteurs d’endettement comme l’impact de la publicité et de la mode sur la psychologie de la consommation, le rôle de l’obsolescence programmée dans la création de marchés futurs et l’importance des institutions financières dans l’accroissement de l’offre de crédit et de produits financiers. En refusant de faire le lien entre l’aug- Livre Endettement.indb 62 19-09-27 11:40 les structures de l’endettement 63 mentation de l’endettement des ménages québécois et leur appauvrissement sous le néolibéralisme, le discours dominant oblitère la forêt pour ne voir que l’arbre. Or, il est grand temps de voir l’endettement pour ce qu’il est, c’està-dire une forme de contrôle social associé à la précarité de l’emploi. Livre Endettement.indb 63 19-09-27 11:40








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