Chasser les vivants, dormir avec les morts: Essai
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Luc Favre Reymond est un écrivain, poète et critique français né en 1963 en Savoie. Ancien membre du Centre de Recherche Imaginaire et Création de l’Université de Savoie sous la direction du Professeur Jean Burgos. Membre du Conseil National de l’Éducation Européenne (AEDE-France). Chroniqueur littéraire auprès du magazine littéraire, ActuaLitté. Auteur à ce jour de 37 ouvrages publiés. Il est traduit en huit langues.
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Aperçu du livre
Chasser les vivants, dormir avec les morts - Jean-Luc Favre Reymond
Jean-Luc Favre Reymond
Chasser les vivants,
dormir avec les morts…
Du même auteur
– Petit traité de l’insignifiance
5 Sens Editions, 2020
– Le registre, de l’origine de l’oeuvre
5 Sens Editions, 2018
– Tractacus logico-poeticus, Suivi d’Epistémè
5 Sens Editions, 2019
Cet ouvrage est entièrement dédié à
SYLVESTRE CLANCIER
Poète, philosophe et écrivain
Président honoraire du PEN CLUB FRANÇAIS
Homme de courage, de parole et de bonne volonté
Remerciement pour son engagement indéfectible
en faveur des lettres françaises
Et à PIERRE BRUNEL,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Qui a compris le poids de ma hantise
« Humble ! Reste humble, pauvre fanfaron, devant les lois qui te sont étrangères… Car elles seules peuvent te sauver de ton iniquité. »
Jean-Luc FAVRE REYMOND
RIMBAUD DE SANG
(Manifeste poétique contre la déraison et l’oubli)
Guerre et poésie ; ce couple de mots, qui se substitue en quelque sorte au titre du grand roman de Léon Tolstoï, Guerre et paix, revient à l’actualité en 2014, pour le centenaire de cette année 1914 qui fut l’année des débuts de la Première Guerre mondiale, au cours de l’été 14, celui de la déclaration de guerre et des premiers engagements meurtriers. Roger Martin du Gard lui consacrera la septième partie de son grand ensemble romanesque, Les Thibault. À elle seule, cette avant-dernière partie, Été 1914, occupera trois volumes publiés ensemble en novembre 1936. La première partie, le Cahier gris ? avait paru en 1922, la huitième et dernière, Épilogue, ne sera achevée qu’au printemps de 1939 et publiée en janvier 1940. L’ensemble se situe donc entre deux guerres. Dès les premiers mois de l’année 1914, une guerre se prépare. Nombreux sont ceux qui s’en rendent compte et qui seront parmi les premières victimes, comme Charles Péguy ou Alain-Fournier, les deux amis tués en septembre 1914, – le premier le 5, au début de l’offensive de Gallieni préparant la bataille de la Marne, le second le 22 dans la traversée du bois de Saint-Rémy, près de Calonne, en Lorraine.
« Une guerre se prépare ». Cette citation inscrite entre guillemets et en italique, constitue un vers dans « le Rimbaud de sang » de Jean-Luc Favre Reymond. Ce recueil est bien plus à mes yeux qu’un « réquisitoire ironique, avec en arrière fond le déclin post-contemporain de la forme poétique comme genre littéraire à part entière ». Resté longtemps inédit, ce Rimbaud de sang dédié à Sylvestre Clancier est présenté aussi comme « un long poème en prose ». Mais les seuls mots que j’ai détachés ici forment bel et bien un vers et peu m’importe, à la date où nous sommes et avec l’évolution de la poésie moderne, qu’il soit ou non régulier. Détachée, isolée par les blancs, singulière par l’usage de l’italique, cette annonce est aussi un titre ou un intertitre dans la page, le point de départ d’un poème de guerre, ou plus exactement d’une poésie dont la guerre est l’essence même. À cette guerre celui qui parle et s’adresse aussi à lui-même a en quelque sorte conscience de participer :
Tu en es l’artisan ou le bénéficiaire
N’empêche qu’une guerre se prépare bel et bien
Entre rebelles et insurgés
Factions contre factions
Frères contre frères
(C’est monstrueux !)
(La poésie ne manque pas)
Le reste du texte le dit dans des termes moins concis que les citations que je vais utiliser : « Il y a des mots qui blessent » ; « les mots provoquent les guerres » ; « toutes les guerres sont prévisibles », même si « les livres ne disent pas tout ».
N’a-t-on pas crié sur les toits cette manière de slogan (magnifique d’ailleurs), dont Rimbaud est l’inventeur, « la liberté libre », l’expression est née sous sa plume en temps de guerre, après la défaite de septembre 1870 et son retour définitif de Douai à Charleville, dans la lettre qu’il a adressée à son professeur Georges Izambard le 2 novembre 1870.
Mais ce n’est pas là le cri de « Liberté » tel qu’il put éclater sous la Révolution française, ni même seulement la revendication d’un captif de l’existence, Jean-Luc Favre Reymond met en garde contre un appel illusoire :
Mieux vaut attendre que l’on t’appelle par ton nom
Plutôt que de foncer dans le néant tête la première
En criant !
Liberté !
Liberté !
Foutaise !
(Ce n’est pas ça la liberté)
C’est même tout le contraire
Je ne me demanderais pas si c’est là une critique du célèbre poème de Paul Eluard, « Liberté ». Je suis davantage frappé par le fait qu’avant même la guerre de 1870 et la déclaration de guerre du 19 juillet (imminente dans les jours précédents), le collégien-poète de Charleville ait adressé à Théodore de Banville, le 24 mai, trois poèmes où il a voulu dire, selon sa propre présentation, ses « bonnes croyances », ses « espérances », « ses sensations, toutes ces choses des poètes », ajoutant « moi j’appelle cela du printemps ».
Avant l’été 1870 qui fut aussi celui de la déclaration de guerre et des massacres qui s’en sont ensuivis, le printemps se veut consacré à une poésie de la nature – et l’été tel qu’il est annoncé dans le premier poème alors sans titre, « Par les beaux soirs d’été » –, est placé sous le signe de l’amour et de la divinité païenne de l’amour, Vénus, « Aphrodité marine » (« Le Crédo in unam », le troisième poème). Associée à l’Amour, une mystérieuse Liberté se glisse dans le deuxième poème « Ophélie », datée du 15 mai 1870.
Insensible aux « lointains hallalis » qu’ « on entend dans les bois » (échos de la chasse, ou d’on ne sait quelle guerre venue de Norvège au pays D’Elseneur), « la blanche Ophélia flotte comme un grand lys », respectée des éléments qui l’entourent et éveillant même « Un chant mystérieux (qui) tombe des astres d’or ». Elle s’est laissé emporter par un fleuve, il y a plus de mille ans, parce que :
Les vents tombant des grands monts de Norvège
(lui) avaient parlé tout bas de l’âpre liberté.
Est-ce là une illusion ? Le dernier quatrain de la deuxième section, suivi d’une ligne de points de suspension, le laisse entendre :
Ciel ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige de feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Un infini terrible égara ton œil bleu !…
Mais dans l’unique quatrain qui constitue la troisième section, le Poète réhabilite ce rêve et tient à lui conférer la marque de la réalité, du don, et pas seulement de ce « don de vivre » qui, comme l’écrira Paul Valéry dans « Le cimetière marin », « a passé dans les fleurs » ;
Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher la nuit les fleurs que tu cueillis
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter comme un grand lys.
La liberté, c’est d’une certaine manière que le poète va la conquérir, non dans ces alexandrins par lesquels il aspire encore à plaire à Théodore de Banville, et aux Parnassiens, mais par de brisques mutations, par des forces venues de l’intérieur même du langage. Va-t-il devenir un « poète traducteur / insensé ? » Dans sa lettre du 24 mai 1870, demandant à Banville de « faire à la pièce Credo in unam », – la troisième –, « une petite place entre les Parnassiens, il ajoute ces exclamations « Ambition ! Ô folle ! », comme s’il était conscient de sa propre folie de débutant.
Mais c’est d’une autre manière que ce Rimbaud de 16 ans va par la suite conquérir la liberté poétique, en libérant le vers, en lui substituant la prose – comme le fait Jean-Luc Favre Reymond lui-même dans ce Rimbaud de sang, s’en remettant au « souffle » pour « dépla(cer) l’âme vers de nouvelles contrées » et à un « subtil aveuglément afin que (sa) pensée soit enfin libérée de ses peurs les plus secrètes ».
La liberté devrait être « (re)conquise par la force des mots », autrement importante pour Jean-Luc Favre Reymond que la prétendue force des âmes. Et si passe toujours entre guillemets et en italique le mot d’ordre :
Reviens au combat
(nu)
Ce ne peut être que « le combat spirituel » qui est « aussi brutal que la bataille d’hommes » à la fin de l’ « Adieu » d’Une saison en enfer.
Jean-Luc Favre Reymond n’hésite pas à citer brièvement Antonin Artaud, à rapprocher les poètes maudits (ne sont-ils pas des frères, comme « ceux que nous imaginons frères », dans le poème sans titre de Rimbaud, « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur ?) Faut-il aller jusqu’à crier « Maudite poésie », comme le fait ce Rimbaud de sang, dans une page où passe l’évocation des barricades, et où se fait entendre le cri de révolte, le cri de guerre, « Sus aux despotes » », mais celui-ci entre guillemets et en italique, cri emprunté auquel la poésie donnera un autre sens.
Car il y a guerre, qui reste extérieure, et la « vieille lutte au fond, qui est une lutte intérieure, une lutte de fond.
C’est de celle-là que la vie du poète, comme sa poésie, est le lieu, et plus que jamais quand cette poésie s’interrompt et quand le poète décide de se taire.
« Mourir sans laisser de trace » ? C’est le cas pour les morts disparus en temps de guerre et dont le cadavre même n’a pu être identifié, celui du « soldat inconnu » à laquelle la patrie a pourtant voulu élever un Arc de triomphe. Était-ce le vœu de celui qui, poétiquement, parlait déjà en mai ١٨٧٢, en répondant aux Parents et aux Grands-Parents, dans « Comédie de la soif », de « Mourir aux fleuves barbares » ?
Ce Rimbaud de sang, présente l’ouvrage comme un « Manifeste poétique contre la déraison et l’oubli ». Ce Rimbaud ne doit pas plus être vidé de son sang que sa poésie de sa force. À la force d’ailleurs conçue comme telle, il a rendu hommage dans l’une de ses illuminations, « Métropolitain », scandée à la fin de chacun des alinéas par une exclamation, « La ville », puis « La bataille ! » ou un rêve, « La campagne », « le ciel », et enfin « la force ».
À la menace « en vérité je te le dis la poésie te rendra fou », la réplique est méprisante « Cloporte ». C’est manifester contre la déraison, et à juste titre, puisque dans « alchimie du verbe », conscient du danger, Rimbaud lui-même a dit vouloir échapper à la folie qui menaçait sa santé physique et mentale.
Tout, sauf le sort du cloporte, terré « sou(s) la terre (argileuse) / pleine de vices. C’est là le trou, le vrai trou, bien pire que Roche, bien pire que le « trou de verdure » où est couché le mort de la guerre de 1870, le Dormeur du Val, bien pire que la tombe d’Arthur Rimbaud au cimetière de Charleville.
De cette tombe Yves Bonnefoy a fait une description sans complaisance dans son Rimbaud par lui-même de 1961 et dans les rééditions qui ont suivi :
Arrêtons-nous à cette tombe plutôt, en ce lieu sans mirage où tant de jeunes gens ont voulu venir, au cimetière de Charleville. Là certes, sous la pierre marquée d’une simple date, dans l’immobilité de la mort, c’est la matière, c’est la limitation qui triomphent, cette dégradation si aisée du réel en chose contre laquelle Rimbaud avait tant luté. Et il n’a même pas été abattu de la façon sacrée et en vérité heureuse qu’il avait une fois rêvée, quand voulant vivre étincelle d’or de la lumière nature, sa mort n’aura été que sa fusion avec l’être : cette tombe de petit-bourgeois ou de paysan, étriquée, sociale, avare, confirme qu’une vie a été volée de la vie et qu’un adolescent a dû changer l’avenir contre le destin, la liberté du fils du soleil contre la condition accablée du commerçant et du travailleur.
Jean-Luc Favre Reymond le suggère : le sort du dormeur au cimetière de Charleville aurait pu être bien pire. Il aurait pu en être exclu ou subir un dernier supplice qui l’eût réduit à néant. On aurait pu prononcer l’ultime condamnation du vagabond à l’issue de cette guerre sans trêve que lui eût fait la société :
Dans le cœur visez juste (il doit mourir arrachez-lui la langue les dents rien ne doit rester ne fut pas mis au tombeau plus de place dans le cimetière pas de place pour lui trop puant
La « mother » à qui il avait reproché en mai 1873 de l’avoir mis dans le « triste trou » de Roche, comme il l’écrivait à son camarade Ernest Delahaye, a pris soin de la faire enterrer. Elle n’a pas pu s’empêcher il est vrai de procéder en 1900, à l’exhumation des cendres de sa deuxième fille Vitalie, – la seconde Vitalie – morte en décembre 1875, et ensuite à celle de « (s)on pauvre Arthur et de (s)on bon père » (s)on père à elle, Nicolas Cuif décédé en 1858). Du moins il n’y a pas eu besoin d’ouvrir le cercueil d’Arthur, contrairement aux deux autres. Voici ce qu’elle écrit, le 24 mai 1900, à sa dernière fille, la seule survivante (avec elle), Isabelle :
Hier à cinq heures du soir, on a exhumé le