Travail social et santé
Par Yves Couturier et Louise Belzile
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À propos de ce livre électronique
Yves Couturier
Yves Couturier est professeur titulaire au département de travail social de l’Université de Sherbrooke. Spécialiste de la collaboration interprofessionnelle, de l’organisation des services de santé et sociaux, il s’intéresse tout particulièrement aux soins primaires et aux services aux aînés.
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Aperçu du livre
Travail social et santé - Yves Couturier
Yves Couturier Louise Belzile
TRAVAIL SOCIAL ET SANTÉ
Les Presses de l’Université de Montréal
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Travail social et santé / Yves Couturier, Louise Belzile.
Noms: Couturier, Yves, 1966- auteur. Belzile, Louise, 1961- auteur.
Collections: Paramètres.
Description: Mention de collection: Paramètres Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200094793 Canadiana (livre numérique) 20200094807 ISBN 9782760643307 ISBN 9782760643314 (PDF) ISBN 9782760643321 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Service social médical. RVM: Service social—Travail en équipe. RVM: Soins médicaux—Travail en équipe. RVM: Interdisciplinarité.
Classification: LCC HV687.C68 2020 CDD 362.1/0425—dc23
Mise en pages: Folio infographie
Dépôt légal: 1er trimestre 2021
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2021
www.pum.umontreal.ca
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Introduction
Notre fréquentation, professionnelle, du domaine de la santé nous a profondément changés. Elle nous a aussi permis de penser le changement du travail social. Ce livre est le produit de cette transformation.
Le rapport du travail social au vaste domaine de la santé est depuis longtemps ambigu, voire tendu, surtout pour les francophones marqués par certains écrits sociologiques français sur le travail social, dont un grand nombre a une portée normative ou politique. Selon ce point de vue, la fable du pot de terre et du pot de fer résumerait la nature de ce rapport: lorsque l’un et l’autre se frottent, c’est immanquablement le pot de terre qui se brise – entendre évidemment ici le travail social. Dans le récit identitaire diffusé par bon nombre de professeurs et de porte-parole officiels et officieux de la discipline, souvent influencés par les écrits français que nous venons d’évoquer, les discours normatifs de la plainte («ça va mal», «l’identité est menacée», etc.) et de la souffrance inhérente à la domination de la médecine sur le travail social expriment ce rapport tendu comme une évidence, au point qu’il caractériserait de manière fondamentale la place qu’occupe le travail social dans le champ de l’intervention sociosanitaire. Disons-le clairement: le travail social serait de ce point de vue dominé par le domaine médical, un dominateur total.
Si, sur le plan des rapports académiques interdisciplinaires, il n’y a aucun doute quant au fait que des tensions existent entre les deux domaines, puisque de telles tensions structurent naturellement tout champ social, ces mêmes domaines se rapprochent sur le plan empirique interprofessionnel, à la faveur de la collaboration quotidienne qui a lieu dans l’espace clinique entre les travailleuses sociales1 et leurs collègues du domaine de la santé. Cela atténue grandement la portée du récit de la plainte et de la domination. Cette condition collaborative est particulièrement institutionnalisée au Québec, un des rares États dans le monde à avoir une gouvernance intégrée du social et de la santé, et ce, depuis la création du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) au tournant des années 1970.
L’analyse du rapport entre les deux domaines nécessite donc quelques nuances. Parmi les principaux arguments qui vont dans ce sens se trouve celui de la prospérité – unique dans son histoire – du travail social, à qui l’on demande avec insistance de remplir de nouvelles fonctions essentielles à la mise en œuvre des nouveaux modèles conceptuels d’organisation des services en santé et services sociaux. Ainsi, les travailleuses sociales sont nombreuses à jouer un rôle crucial dans la coordination des services. Au-delà de cet exemple, le nombre de travailleuses sociales explose depuis vingt ans, les départements de formation initiale croulent sous les demandes d’admission, et le travail social est de plus en plus reconnu comme un métier d’avenir par les analystes de tendances à long terme.
En outre, il importe de commencer ce livre par un rappel important, quoique relativement classique, voire maintenant banal: depuis sa création en 1964, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) promeut une définition très élargie de la santé, qui ne sépare pas celle-ci du social. Cette définition
réaffirme avec force que la santé, qui est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité, est un droit fondamental de l’être humain, et que l’accession au niveau de santé le plus élevé possible est un objectif social extrêmement important qui intéresse le monde entier et suppose la participation de nombreux secteurs socioéconomiques autres que celui de la santé (OMS, 1978).
À partir de cette définition élargie de la santé, un très grand nombre d’innovations conceptuelles majeures en santé et services sociaux au cours des cinquante dernières années ont été développées. Ces innovations valorisent souvent une collaboration étroite entre le travail social et les diverses disciplines du domaine de la santé: préventions primaire, secondaire et tertiaire, virage ambulatoire, approche holistique, approches domicilo-centrées, approches «milieu de vie» ou «homelike», approches de réduction des dommages, reconnaissance du rôle des proches aidants, approches non pharmacologiques dans tous les domaines, y compris ceux ayant une composante cognitive (maladie d’Alzheimer et autres troubles neurocognitifs majeurs), etc. En fait, la liste des domaines de collaboration est si longue qu’elle exigerait de nombreuses pages pour espérer au minimum revendiquer un début d’exhaustivité.
À l’encontre de la doxa affirmant que nous vivons une époque du tout médical et, par le fait même, décriant explicitement ou tacitement la médicalisation du social comme une évidence indiscutable, il est facile et nécessaire de montrer qu’il existe aussi un mouvement inverse, soit celui d’une relative socialisation de la médecine. Aujourd’hui, aucune institution sérieuse du domaine de la santé ne nierait l’importance des déterminants sociaux de la santé dans l’efficacité clinique des interventions en santé (ex.: pauvreté, niveau d’éducation). Par exemple, pour les insuffisants cardiaques, l’un des groupes les plus importants de malades chroniques, près du tiers d’entre eux sont réhospitalisés dans les trente jours suivant leur traitement en raison d’une piètre prise en considération des divers déterminants de la santé inhérents à la situation clinique (ex.: isolement social ou faible niveau de littératie). Ces déterminants de la santé sont au cœur du métier réel de toute travailleuse sociale, comme membre à part entière d’équipes soignantes interprofessionnelles.
De même, tout psychiatre, sous réserve qu’il suive les indications thérapeutiques reconnues en la matière, associera à la prescription médicamenteuse une thérapie psychologique (souvent cognitivo-comportementale), une intervention sur les habitudes de vie (alcool et drogues, activités physiques, etc.) ou une intervention sur des conditions environnementales proches (famille, travail, accès à un service de garde, logement, etc.).
Alors, qui dit vrai? Médicalisation du social ou socialisation du médical? Même cette question est, selon nous, au moins sur certains plans logiques, discutable. À l’époque de l’interdisciplinarité, de la collaboration interprofessionnelle et des grands métissages, cette pensée dichotomique paraît trop simple pour penser les rapports réels, plutôt que fictionnels, entre le social et le médical.
Existent donc deux arguments principaux pour remettre en question la doxa de la plainte du travail social à l’égard du domaine médical.
Le premier concerne l’écart entre la rhétorique des doxosophes2 de la plainte et l’expérience clinique réelle des travailleuses sociales. Dans l’espace clinique, les collaborations qu’elles établissent au quotidien avec leurs partenaires de toutes les disciplines sont profondément structurantes pour leur intervention. S’il va sans dire que ces rapports peuvent comporter des tensions, comme tout rapport social, celles-ci sont le plus souvent transcendées par des principes éthiques et cliniques de niveau supérieur communs à l’ensemble des intervenants, comme la prise en compte des besoins singuliers et souvent complexes de l’usager et de l’efficacité clinique de l’intervention pour répondre à ces besoins.
De là émerge le second argument, sans doute le plus fondamental. Du point de vue clinique (ultimement le plus important), soit celui de l’usager, qu’il s’agisse d’une personne atteinte d’une perte d’autonomie fonctionnelle, d’une maladie chronique, d’un trouble de santé mentale, d’une déficience physique ou intellectuelle, d’une addiction, d’un trouble d’adaptation, etc., le débat corporatiste de protection des territoires disciplinaires est radicalement et irréductiblement insignifiant, sans compter qu’il peut donner lieu à des pratiques inappropriées, inefficaces ou dangereuses.
L’usager vit les diverses dimensions biopsychosociales de sa condition de santé comme indiscutablement interdépendantes, collectivement constitutives de sa situation clinique, elle-même indissociable de sa situation de vie. De ce point de vue, aucune rivalité territoriale ou identitaire ne l’intéresse, et ce, à très bon droit. Même pour l’usager dont le besoin est plus strictement psychosocial à première vue, comme la personne souffrant de désaffiliation sociale, de pauvreté ou de dépression situationnelle, les aspects plus sanitaires de sa situation clinique devront éventuellement être pris en compte, sans égard à des débats et conflits disciplinaires qui ne le concernent pas. Cette position de bon sens vaut d’autant plus que les travaux scientifiques montrent avec une constance remarquable l’interdépendance des conditions biopsychosociales dans un grand nombre de situations cliniques, dont les plus complexes. Par exemple, les symptômes de la crise cardiaque sont en grande partie genrés: le classique symptôme de la douleur au bras gauche est beaucoup plus rare chez les femmes, ce qui engendre pour elles une importante inégalité lors des premiers soins.
Bien entendu, nous reconnaissons une part certaine de légitimité à ces débats. Ils posent des questions importantes et ouvrent sur des réflexions utiles. Nous savons que si la discipline psychiatrique affirme officiellement l’importance des approches thérapeutiques intégrées, il est malheureusement fréquent dans les faits que la seule prescription d’une molécule soit la principale intervention effectuée par nombre de psychiatres, soit parce qu’ils sont tacitement réfractaires aux approches intégrées, soit en raison de conditions de pratique qui soutiennent peu la collaboration interprofessionnelle, comme le mode de rétribution. Leurs pratiques à première vue réfractaires peuvent simplement découler du fait que les professionnels de la psychothérapie ou de l’intervention sociale sont en nombre insuffisant et ne sont donc pas accessibles dans le temps clinique de l’intervention psychiatrique.
Si les exemples de réductionnisme pragmatique des modèles conceptuels sont nombreux, et si les luttes de pouvoir à propos des territoires sont bien réelles, nous soutenons ici qu’elles n’occupent pas tout l’espace sémantique, ni même le cœur du sens de la pratique de ces divers professionnels. Nous ne récusons pas la pertinence de ces débats, mais nous remettons en question la portée de leur valeur dans les discours identitaires du travail social, et par conséquent leurs effets sur la conscience identitaire des travailleuses sociales, qui ressentent de manière (le plus souvent) infradiscursive cette divergence entre le récit identitaire exprimant des difficultés fondamentales et leurs pratiques cliniques quotidiennes, caractérisées par des collaborations tout à la fois efficaces et porteuses de débats, comme en toute pratique humaine.
Nous explorerons donc dans ce livre les nombreux espaces de collaboration qui favorisent de facto la gestion des interdépendances entre le travail social et le domaine de la santé. Nous le ferons en suspendant temporairement les débats symboliques et politiques concernant les tensions entre ces diverses disciplines, au bénéfice d’une mise en lumière des collaborations véritables réalisées dans le cadre de situations cliniques communes et de leurs effets sur la pratique des uns et des autres.
Le présent ouvrage n’a pas de prétention d’exhaustivité sur ces divers thèmes, en raison de la très vaste étendue et de la variété incommensurable des collaborations entre le monde de la santé et celui du travail social. Nous pensons néanmoins que ce tour d’horizon général est nécessaire pour mieux comprendre le travail social actuel et pour réfléchir aux nombreuses évolutions en cours et à venir qui concernent et concerneront cette discipline.
1. Comme il s'agit d’une discipline largement féminine, nous féminisons donc la désignation du groupe. Nous ferons de même pour les infirmières.
2. Le doxosophe est un producteur de discours de sens commun, la doxa, dont l’énonciation dans l’espace public permet à des détenteurs d’intérêts d’affirmer leur opinion comme indiscutable, évidente.
CHAPITRE 1
Les fondements de la convergence
Les débats sur la convergence du domaine de la santé avec celui du travail social sont nombreux. C’est pourquoi il est nécessaire de commencer ce chapitre par l’évocation de quelques-uns d’entre eux.
Le clinique comme généalogie
commune aux métiers du soin
Médecine, travail social, psychologie, ergothérapie, soins infirmiers, psychoéducation, entre autres3, partagent un grand nombre d’invariants praxéologiques, c’est-à-dire de pratiques nécessaires au fait d’intervenir dans un rapport clinique au monde. Le terme «clinique» provient du grec ancien klinô, signifiant «être couché», puis de klinikos, exprimant l’acte d’observation du malade alité afin d’en connaître l’état. Dans Naissance de la clinique (1963), le philosophe Foucault montre que tous les métiers du soin sont nés d’un même geste fondateur, celui des premiers médecins qui posent le corps humain et, par extension, l’humain dans son ensemble, comme un objet de connaissance, et donc d’intervention. La possibilité nouvelle d’accomplir ce geste, celui de s’incliner pour connaître, puis agir, jusqu’alors interdit par les pouvoirs religieux, constitue pour le philosophe un événement d’une importance capitale pour ce qui est de la conception de l’Homme moderne dans notre espace culturel.
Tous les métiers du soin partagent donc ce mouvement d’inclinaison, ce mouvement clinique, qui les unit de proche en proche dans une intention commune, celle de connaître l’autre et d’intervenir sur lui. L’importance et la puissance de ce mouvement inquiétaient Foucault, ce qui a d’ailleurs permis à nombre de doxosophes d’employer ses travaux théoriques pour décrier les risques de la médicalisation. Il est vrai que le philosophe estimait que le processus de médicalisation constitue une force de domination de la subjectivité, en raison de sa capacité à produire et à imposer une norme, donc à définir et affirmer le normal et le pathologique, puis à agir en conséquence sur les comportements estimés déviants au regard de la norme.
Le processus clinique, né à la faveur de la constitution du savoir médical au Moyen Âge, et depuis en forte expansion du côté des affaires de l’esprit, permet d’intervenir dans la vie d’autrui de manière légitime. Ce faisant, il se constitue en une entité capable de distinguer entre le normal et l’anormal, puis de déployer une force sociale (le biopouvoir chez Foucault) qui cherche à mettre en forme la subjectivité de chacun. Par sa méthode dite «archéologique», Foucault a montré que la présence d’un tel rapport entre le normal et l’anormal est au cœur de toute société, à toute époque, même si la forme qu’il prend évolue dans le temps et dans l’espace. La domination que produit ce rapport tire sa puissance de trois sources articulées les unes aux autres: les techniques de domination, dont le pouvoir clinique; les techniques de savoir, dont les sciences productrices de discours légitimant l’action humaine; et les techniques de soi, c’est-à-dire la manière dont les sujets intériorisent les conduites affirmées comme normales par la domination et les savoirs. Face à ces forces de normalisation se trouvent à toutes les époques des formes de résistance cachées au plus profond de la subjectivité de chacun.
L’œuvre entière du philosophe montre que chaque époque a ses forces de domination, et donc les formes de subjectivité attendues qui en découlent. Le regard clinique est l’une des forces de domination de notre époque: il s’est substitué à celles d’époques antérieures, par exemple le pouvoir théocratique. En ce sens, la théorie foucaldienne est moins un discours politique antimédical qu’un travail analytique du rapport entre le normal et l’anormal, rapport constitutif de toute société, à toute époque. De plus, il importe de rappeler que, dans la théorie de Foucault, la subjectivité est aussi à toute époque une force de résistance face à la domination, et que domination, savoir et résistance forment un triptyque logique que l’on ne peut réduire à un énoncé normativo-axiologique, voire politique, en faveur de la liberté individuelle, par exemple. Cela constituerait une réduction importante de la pensée foucaldienne. Dans la perspective a-normative de Foucault, la force de normalisation associée à tout acte clinique n’est ni bonne ni mauvaise: elle est, tout simplement – comme furent les autres forces de normalisation à toute époque, mais sous d’autres formes.
Cette théorie analytique montre que les forces de production du normal et la résistance subjective à la normalisation sont constitutives de ce qui fait société; Foucault ne propose donc pas un projet politique de société au-dessus de ces forces changeantes, mais éternelles dans leurs fonctions. Il donne cependant les clés pour une analyse de ces formes et de leur évolution.
Foucault a fait de nombreuses démonstrations philosophiques de sa conception du fait clinique pour diverses catégories sociales où les forces de mise en forme du normal et de l’anormal sont particulièrement visibles: la folie, la sexualité, la criminalité, etc., catégories que la médecine et le travail social s’efforcent depuis toujours de contrôler, en collaboration l’une avec l’autre. Ces forces de mise en forme sociale s’exercent tout au long de la vie, à partir du travail primaire des enseignants auprès des enfants, prolongé par les interventions du médecin, du juge, du policier4, de l’infirmière, mais aussi de la travailleuse sociale, qui ré-éduquera le sujet dont le comportement est jugé inadéquat au regard de la norme sociale, par exemple dans le cas de ceux que l’on appelait à l’époque les fous ou les déviants. L’«a-liéné» est alors la personne dont les liens avec la société sont rompus en raison notamment de son état de santé psychiatrique. La travailleuse sociale scolaire, qu’elle soit affectée au soutien à la compétence parentale ou spécialisée en protection de la jeunesse, travaillera à ré-instruire l’enfant (et ses parents) et à reconstruire ses liens avec la société lorsque l’instruction5 primaire réalisée par les parents et les enseignants n’aura pas suffi à les tisser. Cette action de ré-instruction, ou de ré-affiliation sociale mobilisera toute stratégie utile pour atteindre sa fin, et ce, peu importe la nature ou la provenance disciplinaire de l’intervention. Cette normalisation peut être stricte domination, parfois même violence, mais elle peut aussi faire consensus social autour d’une conception du bien commun, comme celui de la protection de l’enfant maltraité. Ce qui compte avant tout ici est de protéger l’enfant (soit une catégorie transdisciplinaire) contre le risque de désaffiliation sociale (normalité socialement reconnue).
Il en va de même pour le malade chronique ou la personne dont l’autonomie fonctionnelle est diminuée, et ce, quelle qu’en soit la cause. Protéger, soigner, éduquer, etc., comportent toujours cette fonction de normalisation (socialisation) dans le but de faire société. Celle-ci a donc un versant positif, qui consiste à faire lien, et un autre, potentiellement négatif, qui consiste à dominer pour forcer dans une certaine mesure la normalisation. Cette force de domination est grande, mais largement inefficace eu égard aux pratiques illégales, marginales, périlleuses, débiles, etc., qui ont cours – pensons aux dix milliards de cigarettes que l’on fume chaque jour. D’autant que le monde change, évolue, se transforme sous la poussée créatrice incommensurable du désir humain.
D’un point de vue foucaldien, il est donc vain d’adopter une posture strictement volontariste, affirmant l’un (le lien social comme bien commun) en rejetant l’autre (la domination), sauf dans une posture militante, tout à fait légitime par ailleurs dans l’espace politique. L’acte de faire société, de faire lien social produit toujours cette tension entre tentation de domination du collectif et tentation de résistance du sujet, entre bien commun et bien individuel.
Ainsi, fondamentalement, les divers cliniciens contribuent tous à une méta-activité transversale consistant à mettre en forme les subjectivités pour faire société. Seuls les objets spécifiques et les stratégies d’interventions diffèrent d’une discipline à l’autre, et encore, pas toujours de façon fondamentale ni exclusive. Le médecin, la travailleuse sociale comme le psychoéducateur se doivent d’établir un lien de confiance avec l’usager, de comprendre sa situation clinique, de susciter son engagement dans une stratégie de traitement, etc. La posture clinique qu’ils partagent participe donc d’un acte social collectif, comportant une force de normalisation potentiellement émancipatrice, mais aussi dominatrice.
Pour cette raison, l’acte clinique appelle certainement un regard critique, pour en éviter les excès. Mais la critique ne peut avoir pour but de constituer un monde sans aucun pouvoir, un monde sans aucun lien social, sans aucune norme, bref sans aucune société. De plus, le fait d’exposer la force de normalisation à la saine critique n’invalide pas la valeur intrinsèque, dans nombre de cas, de consensus sociaux, comme celui qui permet de protéger un enfant contre la violence parentale, ou celui qui légitime de soutenir une personne aînée à domicile dans l’exercice de ses capacités afin de maintenir, voire d’accroître, son autonomie. Cette entraide publique permet autant de faire société que d’amener l’enfant et la personne aînée à se constituer en sujets ainsi qu’en citoyens, en les soutenant afin qu’ils puissent réaliser leur pleine participation sociale, même normalisée.
D’un point de vue philosophique foucaldien, tous les métiers du soin (travailleuse sociale, infirmière, médecin, physiothérapeute, etc.) ont donc un même archétype référentiel à partir duquel ils se définissent, se reconnaissent, puis se distinguent, soit l’acte clinique. Cet archétype forme le noyau dur de ce que Foucault nomme une épistémè, soit un système discursif exprimant (et imprimant dans les consciences) ce qui est attendu du sujet, ce qui est normal et, partant, ce qui est anormal. Les différences disciplinaires sont alors moins des divergences de vues sur ce qui est normal ou anormal que des domaines de spécialisation (ce qui fait la discipline) dont l’articulation concourt à la mise en musique de la société par le chef d’orchestre qu’est l’épistémè; si chaque instrument a sa couleur, sa tessiture, ses différences, une fois orchestrés, tous ces instruments forment une musique harmonieuse, mais dont la forme est en partie imposée par la partition.
Peut-on alors soutenir que les rapports entre disciplines sont toujours harmonieux? Évidemment non, car il existe des tensions, par exemple en ce qui a trait au contrôle des ressources. Ces tensions ne portent cependant pas fondamentalement sur la nécessité d’intervenir ou sur ce qui légitime l’intervention6. En fait, les écarts axiologiques et pratiques observables d’un groupe professionnel à l’autre découlent le plus souvent de défauts de coordination, et non d’un défaut de légitimité de l’intervention des uns et des autres. S’il va sans dire que ces écarts ont potentiellement de puissants effets dans le réel et qu’il est essentiel de les prendre en compte pour évaluer la complexité des situations cliniques, ils n’atteignent pas fondamentalement la cohérence de l’épistémè qui les réunit. Pour emprunter ici à la sociologie de Bourdieu, les disciplines constituent un champ traversé de tensions (une structure de valeurs chez le sociologue), mais qui forme néanmoins une structure globalement unifiée. Cette structure peut évoluer, mais elle tend à se maintenir, car elle est notamment constituée de rapports de force favorables à son maintien.
Bref, les métiers du soin sont tous nés d’une épistémè qui leur est commune et qui valorise la connaissance de l’humain dans ses dimensions biopsychosociales. Une telle connaissance légitime l’intervention, dont l’une des finalités lointaines est le maintien de l’épistémè, et donc de la société.
Naissance du travail social
de l’activité clinique infirmière
La démonstration de la théorie foucaldienne particulière au travail social n’est pas seulement philosophique, elle est aussi historique. Le travail social est apparu à la fin du XIXe siècle, dans la foulée d’un mouvement général de bascule conceptuelle délaissant un modèle de régulation essentiellement familial des problèmes sociaux et de santé, alors prolongé par des dispositifs asilaires ayant pour fonction de compenser les défauts de régulation familiale. Cette bascule s’est effectuée à la faveur de l’émergence d’une conception reconnaissant davantage le rôle de l’État en matière de santé et de bien-être. L’État social naissant, des stratégies d’intervention destinées aux personnes laissées pour compte par le développement capitaliste et par les insuffisances de la protection familiale traditionnelle ont été mises en œuvre dans des contextes réels (les quartiers pauvres des grandes villes industrielles), notamment par des infirmières dont les objectifs étaient initialement hygiénistes. Cette époque est marquée par la découverte des microbes et des stratégies prophylactiques qui en découlent.
Alors que se développaient les connaissances sur la bactériologie, ces infirmières visiteuses étaient envoyées dans les familles les plus pauvres du lumpenprolétariat pour, dirait-on aujourd’hui, augmenter leur littératie7 en matière de lutte contre les infections et promouvoir les saines habitudes de vie. Ces premiers efforts de prévention, qui ne connaissaient pas encore leur nom, se sont cependant heurtés à une difficulté récurrente: les problèmes sociaux étant souvent tels que l’éducation thérapeutique infirmière ne suffisait pas à changer les comportements; les mesures d’hygiène étaient particulièrement difficiles à pérenniser. Naquit alors une spécialisation du travail infirmier: les travailleuses sociales visiteuses, dont la mission consistait à agir en amont de la prophylaxie classique, par exemple sur l’alcoolisme. Aujourd’hui encore existent des programmes de formation infirmière comprenant une très forte composante de travail social, comme en Belgique où les diplômées sont autorisées à porter les deux titres professionnels.
Cette histoire en partie commune des infirmières et des travailleuses sociales, ici racontée trop brièvement, montre bien qu’il ne convient pas, d’un point de vue tant historique que clinique, d’opposer domaine de la santé et domaine social. Bien entendu, les suites de cette histoire sont traversées de tensions nombreuses, de débats, voire de conflits, mais ceux-ci tiennent plutôt du conflit familial, c’est-à-dire de ces microconflits d’ajustement permanent entre proches, qui n’entachent pas fondamentalement les liens profonds qui les unissent.
Toujours à la fin du XIXe siècle, les hôpitaux, principales organisations sanitaires de l’époque, doivent se réformer afin de mieux répondre aux besoins changeants de la population, notamment dans le contexte nord-américain marqué par les nouveaux défis que pose l’immigration massive. Les hôpitaux embauchent alors leurs premières