L'art de La Guerre
L'art de La Guerre
L'art de La Guerre
GUERRE
SUN-TZU
2005
de Patrick Barrabé
Page 1
Page 2
voir page 217
Page 3
Page 4
Article I - De l’évaluation
Page 5
Page 6
Sun Tzu dit : La guerre est d'une
importance vitale pour l'État. C'est le
domaine de la vie et de la mort : la
conservation ou la perte de l'empire
en dépendent ; il est impérieux de le
bien régler. Ne pas faire de sérieuses
réflexions sur ce qui le concerne,
c'est faire preuve d'une coupable
indifférence pour la conservation ou
pour la perte de ce qu'on a de plus
cher, et c'est ce qu'on ne doit pas
trouver parmi nous.
Cinq choses principales doivent faire
l'objet de nos continuelles
méditations et de tous nos soins,
comme le font ces grands artistes
qui, lorsqu'ils entreprennent quelque
chef-d'œuvre, ont toujours présent à
Page 7
l'esprit le but qu'ils se proposent,
mettent à profit tout ce qu'ils voient,
tout ce qu'ils entendent, ne négligent
rien pour acquérir de nouvelles
connaissances et tous les secours qui
peuvent les conduire heureusement à
leur fin.
Si nous voulons que la gloire et les
succès accompagnent nos armes,
nous ne devons jamais perdre de vue
: la doctrine, le temps, l'espace, le
commandement, la discipline.
La doctrine fait naître l'unité de
penser ; elle nous inspire une même
manière de vivre et de mourir, et
nous rend intrépides et inébranlables
dans les malheurs et dans la mort.
Si nous connaissons bien le temps,
nous n'ignorerons point ces deux
grands principes Yin et Yang par
lesquels toutes les choses naturelles
sont formées et par lesquels les
éléments reçoivent leurs différentes
modifications ; nous saurons le temps
de leur union et de leur mutuel
concours pour la production du froid,
du chaud, de la sérénité ou de
l'intempérie de l'air.
Page 8
L'espace n'est pas moins digne de
notre attention que le temps ;
étudions le bien, et nous aurons la
connaissance du haut et du bas, du
loin comme du près, du large et de
l'étroit, de ce qui demeure et de ce
qui ne fait que passer.
J'entends par commandement,
l'équité, l'amour pour ceux en
particulier qui nous sont soumis et
pour tous les hommes en général ; la
science des ressources, le courage et
la valeur, la rigueur, telles sont les
qualités qui doivent caractériser celui
qui est revêtu de la dignité de général
; vertus nécessaires pour l'acquisition
desquelles nous ne devons rien
négliger : seules elles peuvent nous
mettre en état de marcher dignement
à la tête des autres.
Aux connaissances dont je viens de
parler, il faut ajouter celle de la
discipline. Posséder l'art de ranger les
troupes ; n'ignorer aucune des lois de
la subordination et les faire observer
à la rigueur ; être instruit des devoirs
particuliers de chacun de nos
subalternes ; savoir connaître les
différents chemins par où on peut
arriver à un même terme ; ne pas
Page 9
dédaigner d'entrer dans un détail
exact de toutes les choses qui
peuvent servir, et se mettre au fait
de chacune d'elles en particulier. Tout
cela ensemble forme un corps de
discipline dont la connaissance
pratique ne doit point échapper à la
sagacité ni aux attentions d'un
général.
Vous donc que le choix du prince a
placé à la tête des armées, jetez les
fondements de votre science militaire
sur les cinq principes que je viens
d'établir. La victoire suivra partout
vos pas : vous n'éprouverez au
contraire que les plus honteuses
défaites si, par ignorance ou par
présomption, vous venez à les
omettre ou à les rejeter.
Les connaissances que je viens
d'indiquer vous permettront de
discerner, parmi les princes qui
gouvernent le monde, celui qui a le
plus de doctrine et de vertus ; vous
connaîtrez les grands généraux qui
peuvent se trouver dans les différents
royaumes, de sorte que vous pourrez
conjecturer assez sûrement quel est
celui des deux antagonistes qui doit
l'emporter ; et si vous devez entrer
Page 10
vous-même en lice, vous pourrez
raisonnablement vous flatter de
devenir victorieux.
Ces mêmes connaissances vous
feront prévoir les moments les plus
favorables, le temps et l'espace étant
conjugués, pour ordonner le
mouvement des troupes et les
itinéraires qu'elles devront suivre, et
dont vous réglerez à propos toutes
les marches. Vous ne commencerez
ni ne terminerez jamais la campagne
hors de saison. Vous connaîtrez le
fort et le faible, tant de ceux qu'on
aura confiés à vos soins que des
ennemis que vous aurez à combattre.
Vous saurez en quelle quantité et
dans quel état se trouveront les
munitions de guerre et de bouche des
deux armées, vous distribuerez les
récompenses avec libéralité, mais
avec choix, et vous n'épargnerez pas
les châtiments quand il en sera
besoin.
Admirateurs de vos vertus et de vos
capacités, les officiers généraux
placés sous votre autorité vous
serviront autant par plaisir que par
devoir. Ils entreront dans toutes vos
vues, et leur exemple entraînera
Page 11
infailliblement celui des subalternes,
et les simples soldats concourront
eux-mêmes de toutes leurs forces à
vous assurer les plus glorieux succès.
Estimé, respecté, chéri des vôtres, les
peuples voisins viendront avec joie se
ranger sous les étendards du prince
que vous servez, ou pour vivre sous
ses lois, ou pour obtenir simplement
sa protection.
Également instruit de ce que vous
pourrez et de ce que vous ne pourrez
pas, vous ne formerez aucune
entreprise qui ne puisse être menée à
bonne fin. Vous verrez, avec la même
pénétration, ce qui sera loin de vous
comme ce qui se passera sous vos
yeux, et ce qui se passera sous vos
yeux comme ce qui en est le plus
éloigné.
Vous profiterez de la dissension qui
surgit chez vos ennemis pour attirer
les mécontents dans votre parti en ne
leur ménageant ni les promesses, ni
les dons, ni les récompenses.
Si vos ennemis sont plus puissants et
plus forts que vous, vous ne les
attaquerez point, vous éviterez avec
un grand soin ce qui peut conduire à
Page 12
un engagement général ; vous
cacherez toujours avec une extrême
attention l'état où vous vous
trouverez.
Il y aura des occasions où vous vous
abaisserez, et d'autres où vous
affecterez d'avoir peur. Vous feindrez
quelquefois d'être faible afin que vos
ennemis, ouvrant la porte à la
présomption et à l'orgueil, viennent
ou vous attaquer mal à propos, ou se
laissent surprendre eux-mêmes et
tailler en pièces honteusement. Vous
ferez en sorte que ceux qui vous sont
inférieurs ne puissent jamais pénétrer
vos desseins. Vous tiendrez vos
troupes toujours alertes, toujours en
mouvement et dans l'occupation,
pour empêcher qu'elles ne se laissent
amollir par un honteux repos.
Si vous prêtez quelque intérêt aux
avantages de mes plans, faites en
sorte de créer des situations qui
contribuent à leur accomplissement.
J'entends par situation que le général
agisse à bon escient, en harmonie
avec ce qui est avantageux, et, par
là-même, dispose de la maîtrise de
l'équilibre.
Page 13
Toute campagne guerrière doit être
réglée sur le semblant ; feignez le
désordre, ne manquez jamais d'offrir
un appât à l'ennemi pour le leurrer,
simulez l'infériorité pour encourager
son arrogance, sachez attiser son
courroux pour mieux le plonger dans
la confusion : sa convoitise le lancera
sur vous pour s'y briser.
Hâtez vos préparatifs lorsque vos
adversaires se concentrent ; là où ils
sont puissants, évitez-les.
Plongez l'adversaire dans
d'inextricables épreuves et prolongez
son épuisement en vous tenant à
distance ; veillez à fortifier vos
alliances au-dehors, et à affermir vos
positions au-dedans par une politique
de soldats-paysans.
Quel regret que de tout risquer en un
seul combat, en négligeant la
stratégie victorieuse, et faire
dépendre le sort de vos armes d'une
unique bataille !
Lorsque l'ennemi est uni, divisez-le ;
et attaquez là où il n'est point
préparé, en surgissant lorsqu'il ne
vous attend point. Telles sont les
clefs stratégiques de la victoire, mais
Page 14
prenez garde de ne point les engager
par avance.
Que chacun se représente les
évaluations faites dans le temple,
avant les hostilités, comme des
mesures : elles disent la victoire
lorsqu'elles démontrent que votre
force est supérieure à celle de
l'ennemi ; elles indiquent la défaite
lorsqu'elles démontrent qu'il est
inférieur en force.
Considérez qu'avec de nombreux
calculs on peut remporter la victoire,
redoutez leur insuffisance. Combien
celui qui n'en fait point a peu de
chances de gagner !
C'est grâce à cette méthode que
j'examine la situation, et l'issue
apparaîtra clairement.
Page 15
Page 16
Article II - De l’engagement
Page 17
Page 18
Sun Tzu dit : Je suppose que vous
commencez la campagne avec une
armée de cent mille hommes, que
vous êtes suffisamment pourvu des
munitions de guerre et de bouche,
que vous avez deux mille chariots,
dont mille sont pour la course, et les
autres uniquement pour le transport ;
que jusqu'à cent lieues de vous, il y
aura partout des vivres pour
l'entretien de votre armée ; que vous
faites transporter avec soin tout ce
qui peut servir au raccommodage des
armes et des chariots ; que les
artisans et les autres qui ne sont pas
du corps des soldats vous ont déjà
précédé ou marchent séparément à
votre suite ; que toutes les choses qui
servent pour des usages étrangers,
comme celles qui sont purement pour
Page 19
la guerre, sont toujours à couvert des
injures de l'air et à l'abri des
accidents fâcheux qui peuvent
arriver.
Je suppose encore que vous avez
mille onces d'argent à distribuer aux
troupes chaque jour, et que leur
solde est toujours payée à temps
avec la plus rigoureuse exactitude.
Dans ce cas, vous pouvez aller droit à
l'ennemi. L'attaquer et le vaincre
seront pour vous une même chose.
Je dis plus : ne différez pas de livrer
le combat, n'attendez pas que vos
armes contractent la rouille, ni que le
tranchant de vos épées s'émousse. La
victoire est le principal objectif de la
guerre.
S'il s'agit de prendre une ville, hâtez-
vous d'en faire le siège ; ne pensez
qu'à cela, dirigez là toutes vos forces
; il faut ici tout brusquer ; si vous y
manquez, vos troupes courent le
risque de tenir longtemps la
campagne, ce qui sera une source de
funestes malheurs.
Les coffres du prince que vous servez
s'épuiseront, vos armes perdues par
la rouille ne pourront plus vous servir,
Page 20
l'ardeur de vos soldats se ralentira,
leur courage et leurs forces
s'évanouiront, les provisions se
consumeront, et peut-être même
vous trouverez-vous réduit aux plus
fâcheuses extrémités.
Instruits du pitoyable état où vous
serez alors, vos ennemis sortiront
tout frais, fondront sur vous, et vous
tailleront en pièces. Quoique jusqu'à
ce jour vous ayez joui d'une grande
réputation, désormais vous aurez
perdu la face. En vain dans d'autres
occasions aurez-vous donné des
marques éclatantes de votre valeur,
toute la gloire que vous aurez acquise
sera effacée par ce dernier trait.
Je le répète : On ne saurait tenir les
troupes longtemps en campagne,
sans porter un très grand préjudice à
l'État et sans donner une atteinte
mortelle à sa propre réputation.
Ceux qui possèdent les vrais principes
de l'art militaire ne s'y prennent pas à
deux fois. Dès la première campagne,
tout est fini ; ils ne consomment pas
pendant trois années de suite des
vivres inutilement. Ils trouvent le
moyen de faire subsister leurs
armées au dépens de l'ennemi, et
Page 21
épargnent à État les frais immenses
qu'il est obligé de faire, lorsqu'il faut
transporter bien loin toutes les
provisions.
Ils n'ignorent point, et vous devez le
savoir aussi, que rien n'épuise tant un
royaume que les dépenses de cette
nature ; car que l'armée soit aux
frontières, ou qu'elle soit dans les
pays éloignés, le peuple en souffre
toujours ; toutes les choses
nécessaires à la vie augmentent de
prix, elles deviennent rares, et ceux
même qui, dans les temps ordinaires,
sont le plus à leur aise n'ont bientôt
plus de quoi les acheter.
Le prince perçoit en hâte le tribut des
denrées que chaque famille lui doit ;
et la misère se répandant du sein des
villes jusque dans les campagnes, des
dix parties du nécessaire on est
obligé d'en retrancher sept. Il n'est
pas jusqu'au souverain qui ne
ressente sa part des malheurs
communs. Ses cuirasses, ses
casques, ses flèches, ses arcs, ses
boucliers, ses chars, ses lances, ses
javelots, tout cela se détruira. Les
chevaux, les bœufs même qui
labourent les terres du domaine
Page 22
dépériront, et, des dix parties de sa
dépense ordinaire, se verra contraint
d'en retrancher six.
C'est pour prévenir tous ces
désastres qu'un habile général
n'oublie rien pour abréger les
campagnes, et pour pouvoir vivre aux
dépens de l'ennemi, ou tout au moins
pour consommer les denrées
étrangères, à prix d'argent, s'il le
faut.
Si l'armée ennemie a une mesure de
grain dans son camp, ayez-en vingt
dans le vôtre ; si votre ennemi a cent
vingt livres de fourrage pour ses
chevaux, ayez-en deux mille quatre
cents pour les vôtres. Ne laissez
échapper aucune occasion de
l'incommoder, faites-le périr en
détail, trouvez les moyens de l'irriter
pour le faire tomber dans quelque
piège ; diminuez ses forces le plus
que vous pourrez, en lui faisant faire
des diversions, en lui tuant de temps
en temps quelque parti, en lui
enlevant de ses convois, de ses
équipages, et d'autres choses qui
pourront vous être de quelque utilité.
Lorsque vos gens auront pris sur
l'ennemi au-delà de dix chars,
Page 23
commencez par récompenser
libéralement tant ceux qui auront
conduit l'entreprise que ceux qui
l'auront exécutée. Employez ces
chars aux mêmes usages que vous
employez les vôtres, mais auparavant
ôtez-en les marques distinctives qui
pourront s'y trouver.
Traitez bien les prisonniers,
nourrissez-les comme vos propres
soldats ; faites en sorte, s'il se peut,
qu'ils se trouvent mieux chez vous
qu'ils ne le seraient dans leur propre
camp, ou dans le sein même de leur
patrie. Ne les laissez jamais oisifs,
tirez parti de leurs services avec les
défiances convenables, et, pour le
dire en deux mots, conduisez-vous à
leur égard comme s'ils étaient des
troupes qui se fussent enrôlées
librement sous vos étendards. Voilà
ce que j'appelle gagner une bataille
et devenir plus fort.
Si vous faites exactement ce que je
viens de vous indiquer, les succès
accompagneront tous vos pas,
partout vous serez vainqueur, vous
ménagerez la vie de vos soldats, vous
affermirez votre pays dans ses
anciennes possessions, vous lui en
Page 24
procurerez de nouvelles, vous
augmenterez la splendeur et la gloire
de État, et le prince ainsi que les
sujets vous seront redevables de la
douce tranquillité dans laquelle ils
couleront désormais leurs jours.
L'essentiel est dans la victoire et non
dans les opérations prolongées.
Le général qui s'entend dans l'art de
la guerre est le ministre du destin du
peuple et l'arbitre de la destinée de la
victoire.
Quels objets peuvent être plus dignes
de votre attention et de tous vos
efforts !
Page 25
Page 26
Article III - Des propositions de la
victoire et de la défaite
Page 27
Page 28
Sun Tzu dit : Voici quelques maximes
dont vous devez être pénétré avant
que de vouloir forcer des villes ou
gagner des batailles.
Conserver les possessions et tous les
droits du prince que vous servez,
voilà quel doit être le premier de vos
soins ; les agrandir en empiétant sur
les ennemis, c'est ce que vous ne
devez faire que lorsque vous y serez
forcé.
Veiller au repos des villes de votre
propre pays, voilà ce qui doit
principalement vous occuper ;
troubler celui des villes ennemies, ce
ne doit être que votre pis-aller.
Mettre à couvert de toute insulte les
villages amis, voilà ce à quoi vous
Page 29
devez penser ; faire des irruptions
dans les villages ennemis, c'est ce à
quoi la nécessité seule doit vous
engager.
Empêcher que les hameaux et les
chaumières des paysans ne souffrent
le plus petit dommage, c'est ce qui
mérite également votre attention ;
porter le ravage et dévaster les
installations agricoles de vos
ennemis, c'est ce qu'une disette de
tout doit seule vous faire
entreprendre.
Conserver les possessions des
ennemis est ce que vous devez faire
en premier lieu, comme ce qu'il y a
de plus parfait ; les détruire doit être
l'effet de la nécessité. Si un général
agit ainsi, sa conduite ne différera
pas de celle des plus vertueux
personnages ; elle s'accordera avec le
Ciel et la Terre, dont les opérations
tendent à la production et à la
conservation des choses plutôt qu'à
leur destruction.
Ces maximes une fois bien gravées
dans votre cœur, je suis garant du
succès.
Page 30
Je dis plus : la meilleure politique
guerrière est de prendre un État
intact ; une politique inférieure à
celle-ci consisterait à le ruiner.
Il vaut mieux que l'armée de l'ennemi
soit faite prisonnière plutôt que
détruite ; il importe davantage de
prendre un bataillon intact que de
l'anéantir.
Eussiez-vous cent combats à livrer,
cent victoires en seraient le fruit.
Cependant ne cherchez pas à
dompter vos ennemis au prix des
combats et des victoires ; car, s'il y a
des cas où ce qui est au-dessus du
bon n'est pas bon lui-même, c'en est
ici un où plus on s'élève au-dessus du
bon, plus on s'approche du pernicieux
et du mauvais.
Il faut plutôt subjuguer l'ennemi sans
donner bataille : ce sera là le cas où
plus vous vous élèverez au-dessus du
bon, plus vous approcherez de
l'incomparable et de l'excellent.
Les grands généraux en viennent à
bout en découvrant tous les artifices
de l'ennemi, en faisant avorter tous
ses projets, en semant la discorde
parmi ses partisans, en les tenant
Page 31
toujours en haleine, en empêchant
les secours étrangers qu'il pourrait
recevoir, et en lui ôtant toutes les
facilités qu'il pourrait avoir de se
déterminer à quelque chose
d'avantageux pour lui.
Sun Tzu dit : Il est d'une importance
suprême dans la guerre d'attaquer la
stratégie de l'ennemi.
Celui qui excelle à résoudre les
difficultés le fait avant qu'elles ne
surviennent.
Celui qui arrache le trophée avant
que les craintes de son ennemi ne
prennent forme excelle dans la
conquête.
Attaquez le plan de l'adversaire au
moment où il naît.
Puis rompez ses alliances.
Puis attaquez son armée.
La pire des politiques consiste à
attaquer les cités.
N'y consentez que si aucune autre
solution ne peut être mise à
exécution.
Il faut au moins trois mois pour
préparer les chariots parés pour le
Page 32
combat, les armes nécessaires et
l'équipement, et encore trois mois
pour construire des talus le long des
murs.
Si vous êtes contraint de faire le
siège d'une place et de la réduire,
disposez de telle sorte vos chars, vos
boucliers et toutes les machines
nécessaires pour monter à l'assaut,
que tout soit en bon état lorsqu'il sera
temps de l'employer.
Faites en sorte surtout que la
reddition de la place ne soit pas
prolongée au-delà de trois mois. Si,
ce terme expiré, vous n'êtes pas
encore venu à bout de vos fins,
sûrement il y aura eu quelques fautes
de votre part ; n'oubliez rien pour les
réparer. À la tête de vos troupes,
redoublez vos efforts ; en allant à
l'assaut, imitez la vigilance, l'activité,
l'ardeur et l'opiniâtreté des fourmis.
Je suppose que vous aurez fait
auparavant les retranchements et les
autres ouvrages nécessaires, que
vous aurez élevé des redoutes pour
découvrir ce qui se passe chez les
assiégés, et que vous aurez paré à
tous les inconvénients que votre
prudence vous aura fait prévoir. Si,
Page 33
avec toutes ces précautions, il arrive
que de trois parties de vos soldats
vous ayez le malheur d'en perdre
une, sans pouvoir être victorieux,
soyez convaincu que vous n'avez pas
bien attaqué.
Un habile général ne se trouve jamais
réduit à de telles extrémités ; sans
donner des batailles, il sait l'art
d'humilier ses ennemis ; sans
répandre une goutte de sang, sans
tirer même l'épée, il vient à bout de
prendre les villes ; sans mettre les
pieds dans les royaumes étrangers, il
trouve le moyen de les conquérir sans
opérations prolongées ; et sans
perdre un temps considérable à la
tête de ses troupes, il procure une
gloire immortelle au prince qu'il sert,
il assure le bonheur de ses
compatriotes, et fait que l'Univers lui
est redevable du repos et de la paix :
tel est le but auquel tous ceux qui
commandent les armées doivent
tendre sans cesse et sans jamais se
décourager.
Votre but demeure de vous saisir de
l'empire alors qu'il est intact ; ainsi
vos troupes ne seront pas épuisées et
Page 34
vos gains seront complets. Tel est
l'art de la stratégie victorieuse.
Il y a une infinité de situations
différentes dans lesquelles vous
pouvez vous trouver par rapport à
l'ennemi. On ne saurait les prévoir
toutes ; c'est pourquoi je n'entre pas
dans un plus grand détail. Vos
lumières et votre expérience vous
suggéreront ce que vous aurez à
faire, à mesure que les circonstances
se présenteront. Néanmoins, je vais
vous donner quelques conseils
généraux dont vous pourrez faire
usage à l'occasion.
Si vous êtes dix fois plus fort en
nombre que ne l'est l'ennemi,
environnez-le de toutes parts ; ne lui
laissez aucun passage libre ; faites en
sorte qu'il ne puisse ni s'évader pour
aller camper ailleurs, ni recevoir le
moindre secours.
Si vous avez cinq fois plus de monde
que lui, disposez tellement votre
armée qu'elle puisse l'attaquer par
quatre côtés à la fois, lorsqu'il en sera
temps.
Page 35
Si l'ennemi est une fois moins fort
que vous, contentez-vous de partager
votre armée en deux.
Mais si de part et d'autre il y a une
même quantité de monde, tout ce
que vous pouvez faire c'est de
hasarder le combat.
Si, au contraire, vous êtes moins fort
que lui, soyez continuellement sur
vos gardes, la plus petite faute serait
de la dernière conséquence pour
vous. Tâchez de vous mettre à l'abri,
et évitez autant que vous le pourrez
d'en venir aux mains avec lui ; la
prudence et la fermeté d'un petit
nombre de gens peuvent venir à bout
de lasser et de dompter même une
nombreuse armée. Ainsi vous êtes à
la fois capable de vous protéger et de
remporter une victoire complète.
Celui qui est à la tête des armées
peut se regarder comme le soutien de
État, et il l'est en effet. S'il est tel
qu'il doit être, le royaume sera dans
la prospérité ; si au contraire il n'a
pas les qualités nécessaires pour
remplir dignement le poste qu'il
occupe, le royaume en souffrira
infailliblement et se trouvera peut-
être réduit à deux doigts de sa perte.
Page 36
Un général ne peut bien servir État
que d'une façon, mais il peut lui
porter un très grand préjudice de
bien des manières différentes.
Il faut beaucoup d'efforts et une
conduite que la bravoure et la
prudence accompagnent
constamment pour pouvoir réussir : il
ne faut qu'une faute pour tout perdre
; et, parmi les fautes qu'il peut faire,
de combien de sortes n'y en a-t-il pas
? S'il lève des troupes hors de saison,
s'il les fait sortir lorsqu'il ne faut pas
qu'elles sortent, s'il n'a pas une
connaissance exacte des lieux où il
doit les conduire, s'il leur fait faire
des campements désavantageux, s'il
les fatigue hors de propos, s'il les fait
revenir sans nécessité, s'il ignore les
besoins de ceux qui composent son
armée, s'il ne sait pas le genre
d'occupation auquel chacun d'eux
s'exerçait auparavant, afin d'en tirer
parti suivant leurs talents ; s'il ne
connaît pas le fort et le faible de ses
gens, s'il n'a pas lieu de compter sur
leur fidélité, s'il ne fait pas observer
la discipline dans toute la rigueur, s'il
manque du talent de bien gouverner,
s'il est irrésolu et s'il chancelle dans
Page 37
les occasions où il faut prendre tout à
coup son parti, s'il ne fait pas
dédommager à propos ses soldats
lorsqu'ils auront eu à souffrir, s'il
permet qu'ils soient vexés sans raison
par leurs officiers, s'il ne sait pas
empêcher les dissensions qui
pourraient naître parmi les chefs ; un
général qui tomberait dans ces fautes
rendrait l'armée boiteuse et
épuiserait d'hommes et de vivres le
royaume, et deviendrait lui-même la
honteuse victime de son incapacité.
Sun Tzu dit : Dans le gouvernement
des armées il y a sept maux :
I. Imposer des ordres pris en Cour
selon le bon plaisir du prince.
II. Rendre les officiers perplexes en
dépêchant des émissaires ignorant les
affaires militaires.
III. Mêler les règlements propres à
l'ordre civil et à l'ordre militaire.
IV. Confondre la rigueur nécessaire
au gouvernement de État, et la
flexibilité que requiert le
commandement des troupes.
V. Partager la responsabilité aux
armées.
Page 38
VI. Faire naître la suspicion, qui
engendre le trouble : une armée
confuse conduit à la victoire de
l'autre.
VII. Attendre les ordres en toute
circonstance, c'est comme informer
un supérieur que vous voulez
éteindre le feu : avant que l'ordre ne
vous parvienne, les cendres sont déjà
froides ; pourtant il est dit dans le
code que l'on doit en référer à
l'inspecteur en ces matières ! Comme
si, en bâtissant une maison sur le
bord de la route, on prenait conseil
de ceux qui passent ; le travail ne
serait pas encore achevé !
Tel est mon enseignement :
Nommer appartient au domaine
réservé au souverain, décider de la
bataille à celui du général.
Un prince de caractère doit choisir
l'homme qui convient, le revêtir de
responsabilités et attendre les
résultats.
Pour être victorieux de ses ennemis,
cinq circonstances sont nécessaires :
Page 39
I. Savoir quand il est à propos de
combattre, et quand il convient de se
retirer.
II. Savoir employer le peu et le
beaucoup suivant les circonstances.
III. Assortir habilement ses rangs.
Mensius dit : « La saison appropriée
n'est pas aussi importante que les
avantages du sol ; et tout cela n'est
pas aussi important que l'harmonie
des relations humaines. »
IV. Celui qui, prudent, se prépare à
affronter l'ennemi qui n'est pas
encore ; celui-là même sera
victorieux. Tirer prétexte de sa
rusticité et ne pas prévoir est le plus
grand des crimes ; être prêt en-
dehors de toute contingence est la
plus grande des vertus.
V. Être à l'abri des ingérences du
souverain dans tout ce qu'on peut
tenter pour son service et la gloire de
ses armes.
C'est dans ces cinq matières que se
trouve la voie de la victoire.
Connais ton ennemi et connais-toi
toi-même ; eussiez-vous cent guerres
à soutenir, cent fois vous serez
Page 40
victorieux. Si tu ignores ton ennemi
et que tu te connais toi-même, tes
chances de perdre et de gagner
seront égales.
Si tu ignores à la fois ton ennemi et
toi-même, tu ne compteras tes
combats que par tes défaites.
Page 41
Page 42
Article IV - De la mesure dans la
disposition des moyens
Page 43
Page 44
Sun Tzu dit : Anciennement ceux qui
étaient expérimentés dans l'art des
combats se rendaient invincibles,
attendaient que l'ennemi soit
vulnérable et ne s'engageaient jamais
dans des guerres qu'ils prévoyaient
ne devoir pas finir avec avantage.
Avant que de les entreprendre, ils
étaient comme sûrs du succès. Si
l'occasion d'aller contre l'ennemi
n'était pas favorable, ils attendaient
des temps plus heureux.
Ils avaient pour principe que l'on ne
pouvait être vaincu que par sa propre
faute, et qu'on n'était jamais
victorieux que par la faute des
ennemis.
Page 45
Se rendre invincible dépend de soi,
rendre à coup sûr l'ennemi vulnérable
dépend de lui-même.
Être instruit des moyens qui assurent
la victoire n'est pas encore la
remporter.
Ainsi, les habiles généraux savaient
d'abord ce qu'ils devaient craindre ou
ce qu'ils avaient à espérer, et ils
avançaient ou reculaient la
campagne, ils donnaient bataille ou
ils se retranchaient, suivant les
lumières qu'ils avaient, tant sur l'état
de leurs propres troupes que sur celui
des troupes de l'ennemi. S'ils se
croyaient plus forts, ils ne craignaient
pas d'aller au combat et d'attaquer
les premiers. S'ils voyaient au
contraire qu'ils fussent plus faibles, ils
se retranchaient et se tenaient sur la
défensive.
L'invincibilité se trouve dans la
défense, la possibilité de victoire dans
l'attaque.
Celui qui se défend montre que sa
force est inadéquate, celui qui
attaque qu'elle est abondante.
Page 46
L'art de se tenir à propos sur la
défensive ne le cède point à celui de
combattre avec succès.
Les experts dans la défense doivent
s'enfoncer jusqu'au centre de la
Terre. Ceux, au contraire, qui veulent
briller dans l'attaque doivent s'élever
jusqu'au neuvième ciel. Pour se
mettre en défense contre l'ennemi, il
faut être caché dans le sein de la
Terre, comme ces veines d'eau dont
on ne sait pas la source, et dont on
ne saurait trouver les sentiers. C'est
ainsi que vous cacherez toutes vos
démarches, et que vous serez
impénétrable. Ceux qui combattent
doivent s'élever jusqu'au neuvième
ciel ; c'est-à-dire, il faut qu'ils
combattent de telle sorte que
l'Univers entier retentisse du bruit de
leur gloire.
Sa propre conservation est le but
principal qu'on doit se proposer dans
ces deux cas. Savoir l'art de vaincre
comme ceux qui ont fourni cette
même carrière avec honneur, c'est
précisément où vous devez tendre ;
vouloir l'emporter sur tous, et
chercher à raffiner dans les choses
militaires, c'est risquer de ne pas
Page 47
égaler les grands maîtres, c'est
s'exposer même à rester infiniment
au-dessous d'eux, car c'est ici où ce
qui est au-dessus du bon n'est pas
bon lui-même.
Remporter des victoires par le moyen
des combats a été regardé de tous
temps par l'Univers entier comme
quelque chose de bon, mais j'ose
vous le dire, c'est encore ici où ce qui
est au-dessus du bon est souvent pire
que le mauvais. Prédire une victoire
que l'homme ordinaire peut prévoir,
et être appelé universellement
expert, n'est pas le faîte de l'habileté
guerrière. Car soulever le duvet des
lapins en automne ne demande pas
grande force ; il ne faut pas avoir les
yeux bien pénétrants pour découvrir
le soleil et la lune ; il ne faut pas
avoir l'oreille bien délicate pour
entendre le tonnerre lorsqu'il gronde
avec fracas ; rien de plus naturel,
rien de plus aisé, rien de plus simple
que tout cela.
Les habiles guerriers ne trouvent pas
plus de difficultés dans les combats ;
ils font en sorte de remporter la
bataille après avoir créé les
conditions appropriées.
Page 48
Ils ont tout prévu ; ils ont paré de
leur part à toutes les éventualités. Ils
savent la situation des ennemis, ils
connaissent leurs forces, et n'ignorent
point ce qu'ils peuvent faire et
jusqu'où ils peuvent aller ; la victoire
est une suite naturelle de leur savoir.
Aussi les victoires remportées par un
maître dans l'art de la guerre ne lui
rapportaient ni la réputation de sage,
ni le mérite d'homme de valeur.
Qu'une victoire soit obtenue avant
que la situation ne se soit cristallisée,
voilà ce que le commun ne comprend
pas.
C'est pourquoi l'auteur de la prise
n'est pas revêtu de quelque
réputation de sagacité. Avant que la
lame de son glaive ne soit recouverte
de sang, État ennemi s'est déjà
soumis. Si vous subjuguez votre
ennemi sans livrer combat, ne vous
estimez pas homme de valeur.
Tels étaient nos Anciens : rien ne leur
était plus aisé que de vaincre ; aussi
ne croyaient-ils pas que les vains
titres de vaillants, de héros,
d'invincibles fussent un tribut
d'éloges qu'ils eussent mérité. Ils
Page 49
n'attribuaient leur succès qu'au soin
extrême qu'ils avaient eu d'éviter
jusqu'à la plus petite faute.
Éviter jusqu'à la plus petite faute veut
dire que, quoiqu'il fasse, il s'assure la
victoire ; il conquiert un ennemi qui a
déjà subi la défaite ; dans les plans
jamais un déplacement inutile, dans
la stratégie jamais un pas de fait en
vain. Le commandant habile prend
une position telle qu'il ne peut subir
une défaite ; il ne manque aucune
circonstance propre à lui garantir la
maîtrise de son ennemi.
Une armée victorieuse remporte
l'avantage, avant d'avoir cherché la
bataille ; une armée vouée à la
défaite combat dans l'espoir de
gagner.
Ceux qui sont zélés dans l'art de la
guerre cultivent le Tao et préservent
les régulations ; ils sont donc
capables de formuler des politiques
de victoire.
Avant que d'en venir au combat, ils
tâchaient d'humilier leurs ennemis, ils
les mortifiaient, ils les fatiguaient de
mille manières. Leurs propres camps
étaient des lieux toujours à l'abri de
Page 50
toute insulte, des lieux toujours à
couvert de toute surprise, des lieux
toujours impénétrables. Ces généraux
croyaient que, pour vaincre, il fallait
que les troupes demandassent le
combat avec ardeur ; et ils étaient
persuadés que, lorsque ces mêmes
troupes demandaient la victoire avec
empressement, il arrivait
ordinairement qu'elles étaient
vaincues.
Ils ne veulent point dans les troupes
une confiance trop aveugle, une
confiance qui dégénère en
présomption. Les troupes qui
demandent la victoire sont des
troupes ou amollies par la paresse,
ou timides, ou présomptueuses. Des
troupes au contraire qui, sans penser
à la victoire, demandent le combat,
sont des troupes endurcies au travail,
des troupes vraiment aguerries, des
troupes toujours sûres de vaincre.
C'est ainsi que d'un ton assuré ils
osaient prévoir les triomphes ou les
défaites, avant même que d'avoir fait
un pas pour s'assurer des uns ou
pour se préserver des autres.
Maintenant, voici les cinq éléments de
l'art de la guerre :
Page 51
I. La mesure de l'espace.
II. L'estimation des quantités.
III. Les règles de calcul.
IV. Les comparaisons.
V. Les chances de victoire.
Les mesures de l'espace sont
dérivées du terrain ;
les quantités dérivent de la mesure ;
les chiffres émanent des quantités ;
les comparaisons découlent des
chiffres ;
et la victoire est le fruit des
comparaisons.
C'est par la disposition des forces
qu'un général victorieux est capable
de mener son peuple au combat,
telles les eaux contenues qui, soudain
relâchées, plongent dans un abîme
sans fond.
Vous donc, qui êtes à la tête des
armées, n'oubliez rien pour vous
rendre digne de l'emploi que vous
exercez. Jetez les yeux sur les
mesures qui contiennent les
quantités, et sur celles qui
déterminent les dimensions :
Page 52
rappelez-vous les règles de calcul ;
considérez les effets de la balance ; la
victoire n'est que le fruit d'une
supputation exacte.
Les considérations sur les différentes
mesures vous conduiront à la
connaissance de ce que la terre peut
offrir d'utile pour vous ; vous saurez
ce qu'elle produit, et vous profiterez
toujours de ses dons ; vous
n'ignorerez point les différentes
routes qu'il faudra tenir pour arriver
sûrement au terme que vous vous
serez proposé.
Par le calcul, estimez si l'ennemi peut
être attaqué, et c'est seulement après
cela que la population doit être
mobilisée et les troupes levées ;
apprenez à distribuer toujours à
propos les munitions de guerre et de
bouche, à ne jamais donner dans les
excès du trop ou du trop peu.
Enfin, si vous rappelez dans votre
esprit les victoires qui ont été
remportées en différents temps, et
toutes les circonstances qui les ont
accompagnées, vous n'ignorerez
point les différents usages qu'on en
aura faits, et vous saurez quels sont
les avantages qu'elles auront
Page 53
procurés, ou quels sont les préjudices
qu'elles auront portés aux vainqueurs
eux-mêmes.
Un Y surpasse un Tchou. Dans les
plateaux d'une balance, le Y emporte
le Tchou. Soyez à vos ennemis ce que
le Y est au Tchou.
Après un premier avantage, n'allez
pas vous endormir ou vouloir donner
à vos troupes un repos hors de
saison. Poussez votre pointe avec la
même rapidité qu'un torrent qui se
précipiterait de mille toises de haut.
Que votre ennemi n'ait pas le temps
de se reconnaître, et ne pensez à
recueillir les fruits de votre victoire
que lorsque sa défaite entière vous
aura mis en état de le faire sûrement,
avec loisir et tranquillité.
Page 54
Article V - De la contenance
Page 55
Page 56
Sun Tzu dit : Généralement, le
commandement du grand nombre est
le même que pour le petit nombre, ce
n'est qu'une question d'organisation.
Contrôler le grand et le petit nombre
n'est qu'une seule et même chose, ce
n'est qu'une question de formation et
de transmission des signaux.
Ayez les noms de tous les officiers
tant généraux que subalternes ;
inscrivez-les dans un catalogue à
part, avec la note des talents et de la
capacité de chacun d'eux, afin de
pouvoir les employer avec avantage
lorsque l'occasion en sera venue.
Faites en sorte que tous ceux que
vous devez commander soient
persuadés que votre principale
Page 57
attention est de les préserver de tout
dommage.
Les troupes que vous ferez avancer
contre l'ennemi doivent être comme
des pierres que vous lanceriez contre
des œufs. De vous à l'ennemi, il ne
doit y avoir d'autre différence que
celle du fort au faible, du vide au
plein.
La certitude de subir l'attaque de
l'ennemi sans subir une défaite est
fonction de la combinaison entre
l'utilisation directe et indirecte des
forces.
Usez généralement des forces
directes pour engager la bataille, et
des forces indirectes pour emporter la
décision. Les ressources de ceux qui
sont habiles dans l'utilisation des
forces indirectes sont aussi infinies
que celles des Cieux et de la Terre, et
aussi inépuisables que le cours des
grandes rivières.
Attaquez à découvert, mais soyez
vainqueur en secret. Voilà en peu de
mots en quoi consiste l'habileté et
toute la perfection même du
gouvernement des troupes. Le grand
jour et les ténèbres, l'apparent et le
Page 58
secret ; voilà tout l'art. Ceux qui le
possèdent sont comparables au Ciel
et à la Terre, dont les mouvements
ne sont jamais sans effet : ils
ressemblent aux fleuves et aux mers
dont les eaux ne sauraient tarir.
Fussent-ils plongés dans les ténèbres
de la mort, ils peuvent revenir à la
vie ; comme le soleil et la lune, ils ont
le temps où il faut se montrer, et
celui où il faut disparaître ; comme
les quatre saisons, ils ont les variétés
qui leur conviennent ; comme les cinq
tons de la musique, comme les cinq
couleurs, comme les cinq goûts, ils
peuvent aller à l'infini. Car qui a
jamais entendu tous les airs qui
peuvent résulter de la différente
combinaison des tons ? Qui a jamais
vu tout ce que peuvent présenter les
couleurs différemment nuancées ?
Qui a jamais savouré tout ce que les
goûts différemment tempérés
peuvent offrir d'agréable ou de
piquant ? On n'assigne cependant que
cinq couleurs et cinq sortes de goût.
Dans l'art militaire, et dans le bon
gouvernement des troupes, il n'y a
certes que deux sortes de forces ;
leurs combinaisons étant sans limites,
Page 59
personne ne peut toutes les
comprendre. Ces forces sont
mutuellement productives et agissent
entre elles. Ce serait dans la pratique
une chaîne d'opérations dont on ne
saurait voir le bout, tels ces anneaux
multiples et entremêlés qu'il faut
assembler pour former un annulaire,
c'est comme une roue en mouvement
qui n'a ni commencement ni fin.
Dans l'art militaire, chaque opération
particulière a des parties qui
demandent le grand jour, et des
parties qui veulent les ténèbres du
secret. Vouloir les assigner, cela ne
se peut ; les circonstances peuvent
seules les faire connaître et les
déterminer. On oppose les plus
grands quartiers de rochers à des
eaux rapides dont on veut resserrer
le lit : on n'emploie que des filets
faibles et déliés pour prendre les
petits oiseaux. Cependant, le fleuve
rompt quelquefois ses digues après
les avoir minées peu à peu, et les
oiseaux viennent à bout de briser les
chaînes qui les retiennent, à force de
se débattre.
C'est par son élan que l'eau des
torrents se heurte contre les rochers ;
Page 60
c'est sur la mesure de la distance que
se règle le faucon pour briser le corps
de sa proie.
Ceux-là possèdent véritablement l'art
de bien gouverner les troupes, qui
ont su et qui savent rendre leur
puissance formidable, qui ont acquis
une autorité sans borne, qui ne se
laissent abattre par aucun
événement, quelque fâcheux qu'il
puisse être ; qui ne font rien avec
précipitation ; qui se conduisent, lors
même qu'ils sont surpris, avec le
sang-froid qu'ils ont ordinairement
dans les actions méditées et dans les
cas prévus longtemps auparavant, et
qui agissent toujours dans tout ce
qu'ils font avec cette promptitude qui
n'est guère que le fruit de l'habileté,
jointe à une longue expérience. Ainsi
l'élan de celui qui est habile dans l'art
de la guerre est irrésistible, et son
attaque est réglée avec précision.
Le potentiel de ces sortes de
guerriers est comme celui de ces
grands arcs totalement bandés, tout
plie sous leurs coups, tout est
renversé. Tels qu'un globe qui
présente une égalité parfaite entre
tous les points de sa surface, ils sont
Page 61
également forts partout ; partout leur
résistance est la même. Dans le fort
de la mêlée et d'un désordre
apparent, ils savent garder un ordre
que rien ne saurait interrompre, ils
font naître la force du sein même de
la faiblesse, ils font sortir le courage
et la valeur du milieu de la
poltronnerie et de la pusillanimité.
Mais savoir garder un ordre
merveilleux au milieu même du
désordre, cela ne se peut sans avoir
fait auparavant de profondes
réflexions sur tous les événements
qui peuvent arriver.
Faire naître la force du sein même de
la faiblesse, cela n'appartient qu'à
ceux qui ont une puissance absolue et
une autorité sans bornes (par le mot
de puissance il ne faut pas entendre
ici domination, mais cette faculté qui
fait qu'on peut réduire en acte tout ce
qu'on se propose). Savoir faire sortir
le courage et la valeur du milieu de la
poltronnerie et de la pusillanimité,
c'est être héros soi-même, c'est être
plus que héros, c'est être au-dessus
des plus intrépides.
Page 62
Un commandant habile recherche la
victoire dans la situation et ne l'exige
pas de ses subordonnés.
Quelque grand, quelque merveilleux
que tout cela paraisse, j'exige
cependant quelque chose de plus
encore de ceux qui gouvernent les
troupes : c'est l'art de faire mouvoir à
son gré les ennemis. Ceux qui le
possèdent, cet art admirable,
disposent de la contenance de leurs
gens et de l'armée qu'ils
commandent, de telle sorte qu'ils font
venir l'ennemi toutes les fois qu'ils le
jugent à propos ; ils savent faire des
libéralités quand il convient, ils en
font même à ceux qu'ils veulent
vaincre : ils donnent à l'ennemi et
l'ennemi reçoit, ils lui abandonnent et
il vient prendre. Ils sont prêts à tout ;
ils profitent de toutes les
circonstances ; toujours méfiants ils
font surveiller les subordonnés qu'ils
emploient et, se méfiant d'eux-
mêmes, ils ne négligent aucun moyen
qui puisse leur être utile.
Ils regardent les hommes, contre
lesquels ils doivent combattre,
comme des pierres ou des pièces de
Page 63
bois qu'ils seraient chargés de faire
rouler de haut en bas.
La pierre et le bois n'ont aucun
mouvement de leur nature ; s'ils sont
une fois en repos, ils n'en sortent pas
d'eux-mêmes, mais ils suivent le
mouvement qu'on leur imprime ; s'ils
sont carrés, ils s'arrêtent d'abord ;
s'ils sont ronds, ils roulent jusqu'à ce
qu'ils trouvent une résistance plus
forte que la force qui leur était
imprimée.
Faites en sorte que l'ennemi soit
entre vos mains comme une pierre de
figure ronde, que vous auriez à faire
rouler d'une montagne qui aurait
mille toises de haut : la force qui lui
est imprimée est minime, les
résultats sont énormes. C'est en cela
qu'on reconnaîtra que vous avez de la
puissance et de l'autorité.
Page 64
Article VI - Du plein et du vide
Page 65
Page 66
Sun Tzu dit : Une des choses les plus
essentielles que vous ayez à faire
avant le combat, c'est de bien choisir
le lieu de votre campement. Pour cela
il faut user de diligence, il ne faut pas
se laisser prévenir par l'ennemi, il
faut être campé avant qu'il ait eu le
temps de vous reconnaître, avant
même qu'il ait pu être instruit de
votre marche. La moindre négligence
en ce genre peut être pour vous de la
dernière conséquence. En général, il
n'y a que du désavantage à camper
après les autres.
Celui qui est capable de faire venir
l'ennemi de sa propre initiative le fait
en lui offrant quelque avantage ; et
celui qui est désireux de l'en
empêcher le fait en le blessant.
Page 67
Celui qui est chargé de la conduite
d'une armée, ne doit point se fier à
d'autres pour un choix de cette
importance ; il doit faire quelque
chose de plus encore. S'il est
véritablement habile, il pourra
disposer à son gré du campement
même et de toutes les marches de
son ennemi. Un grand général
n'attend pas qu'on le fasse aller, il
sait faire venir. Si vous faites en sorte
que l'ennemi cherche à se rendre de
son plein gré dans les lieux où vous
souhaitez précisément qu'il aille,
faites en sorte aussi de lui aplanir
toutes les difficultés et de lever tous
les obstacles qu'il pourrait rencontrer
; de crainte qu'alarmé par les
impossibilités qu'il suppute, où les
inconvénients trop manifestes qu'il
découvre, il renonce à son dessein.
Vous en serez pour votre travail et
pour vos peines, peut-être même
pour quelque chose de plus.
La grande science est de lui faire
vouloir tout ce que vous voulez qu'il
fasse, et de lui fournir, sans qu'il s'en
aperçoive, tous les moyens de vous
seconder.
Page 68
Après que vous aurez ainsi disposé
du lieu de votre campement et de
celui de l'ennemi lui-même, attendez
tranquillement que votre adversaire
fasse les premières démarches ; mais
en attendant, tâchez de l'affamer au
milieu de l'abondance, de lui procurer
du tracas dans le sein du repos, et de
lui susciter mille terreurs dans le
temps même de sa plus grande
sécurité.
Si, après avoir longtemps attendu,
vous ne voyez pas que l'ennemi se
dispose à sortir de son camp, sortez
vous-même du vôtre ; par votre
mouvement provoquez le sien,
donnez-lui de fréquentes alarmes,
faites-lui naître l'occasion de faire
quelque imprudence dont vous
puissiez tirer du profit.
S'il s'agit de garder, gardez avec
force : ne vous endormez point. S'il
s'agit d'aller, allez promptement, allez
sûrement par des chemins qui ne
soient connus que de vous.
Rendez-vous dans des lieux où
l'ennemi ne puisse pas soupçonner
que vous ayez dessein d'aller. Sortez
tout à coup d'où il ne vous attend
Page 69
pas, et tombez sur lui lorsqu'il y
pensera le moins.
Pour être certain de prendre ce que
vous attaquez, il faut donner l'assaut
là où il ne se protège pas ; pour être
certain de garder ce que vous
défendez, il faut défendre un endroit
que l'ennemi n'attaque pas.
Si après avoir marché assez
longtemps, si par vos marches et
contre-marches vous avez parcouru
l'espace de mille lieues sans que vous
ayez reçu encore aucun dommage,
sans même que vous ayez été arrêté,
concluez : ou que l'ennemi ignore vos
desseins, ou qu'il a peur de vous, ou
qu'il ne fait pas garder les postes qui
peuvent être de conséquence pour
lui. Évitez de tomber dans un pareil
défaut.
Le grand art d'un général est de faire
en sorte que l'ennemi ignore toujours
le lieu où il aura à combattre, et de
lui dérober avec soin la connaissance
des postes qu'il fait garder. S'il en
vient à bout, et qu'il puisse cacher de
même jusqu'aux moindres de ses
démarches, ce n'est pas seulement
un habile général, c'est un homme
extraordinaire, c'est un prodige. Sans
Page 70
être vu, il voit ; il entend, sans être
entendu ; il agit sans bruit et dispose
comme il lui plaît du sort de ses
ennemis.
De plus, si, les armées étant
déployées, vous n'apercevez pas qu'il
y ait un certain vide qui puisse vous
favoriser, ne tentez pas d'enfoncer
les bataillons ennemis. Si, lorsqu'ils
prennent la fuite, ou qu'ils retournent
sur leurs pas, ils usent d'une extrême
diligence et marchent en bon ordre,
ne tentez pas de les poursuivre ; ou,
si vous les poursuivez, que ce ne soit
jamais ni trop loin, ni dans les pays
inconnus. Si, lorsque vous avez
dessein de livrer la bataille, les
ennemis restent dans leurs
retranchements, n'allez pas les y
attaquer, surtout s'ils sont bien
retranchés, s'ils ont de larges fossés
et des murailles élevées qui les
couvrent. Si, au contraire, croyant
qu'il n'est pas à propos de livrer le
combat, vous voulez l'éviter, tenez-
vous dans vos retranchements, et
disposez-vous à soutenir l'attaque et
à faire quelques sorties utiles.
Laissez fatiguer les ennemis, attendez
qu'ils soient ou en désordre ou dans
Page 71
une très grande sécurité ; vous
pourrez sortir alors et fondre sur eux
avec avantage. Ayez constamment
une extrême attention à ne jamais
séparer les différents corps de vos
armées. Faites qu'ils puissent
toujours se soutenir aisément les uns
les autres ; au contraire, faites faire à
l'ennemi le plus de diversion qu'il se
pourra. S'il se partage en dix corps,
attaquez chacun d'eux séparément
avec votre armée toute entière ; c'est
le véritable moyen de combattre
toujours avec avantage. De cette
sorte, quelque petite que soit votre
armée, le grand nombre sera toujours
de votre côté.
Que l'ennemi ne sache jamais
comment vous avez l'intention de le
combattre, ni la manière dont vous
vous disposez à l'attaquer, ou à vous
défendre. Car, s'il se prépare au
front, ses arrières seront faibles ; s'il
se prépare à l'arrière, son front sera
fragile ; s'il se prépare à sa gauche,
sa droite sera vulnérable ; s'il se
prépare à sa droite, sa gauche sera
affaiblie ; et s'il se prépare en tous
lieux, il sera partout en défaut. S'il
l'ignore absolument, il fera de grands
Page 72
préparatifs, il tâchera de se rendre
fort de tous les côtés, il divisera ses
forces, et c'est justement ce qui fera
sa perte.
Pour vous, n'en faites pas de même :
que vos principales forces soient
toutes du même côté ; si vous voulez
attaquer de front, faites choix d'un
secteur, et mettez à la tête de vos
troupes tout ce que vous avez de
meilleur. On résiste rarement à un
premier effort, comme, au contraire,
on se relève difficilement quand on
d'abord du dessous. L'exemple des
braves suffit pour encourager les plus
lâches. Ceux-ci suivent sans peine le
chemin qu'on leur montre, mais ils ne
sauraient eux-mêmes le frayer. Si
vous voulez faire donner l'aile
gauche, tournez tous vos préparatifs
de ce côté-là, et mettez à l'aile droite
ce que vous avez de plus faible ; mais
si vous voulez vaincre par l'aile
droite, que ce soit à l'aile droite aussi
que soient vos meilleures troupes et
toute votre attention.
Celui qui dispose de peu d'hommes
doit se préparer contre l'ennemi, celui
qui en a beaucoup doit faire en sorte
que l'ennemi se prépare contre lui.
Page 73
Ce n'est pas tout. Comme il est
essentiel que vous connaissiez à fond
le lieu où vous devez combattre, il
n'est pas moins important que vous
soyez instruit du jour, de l'heure, du
moment même du combat ; c'est une
affaire de calcul sur laquelle il ne faut
pas vous négliger. Si l'ennemi est loin
de vous, sachez, jour par jour, le
chemin qu'il fait, suivez-le pas à pas,
quoique en apparence vous restiez
immobile dans votre camp ; voyez
tout ce qu'il fait, quoique vos yeux ne
puissent pas aller jusqu'à lui ;
écoutez tous les discours, quoique
vous soyez hors de portée de
l'entendre ; soyez témoin de toute sa
conduite, entrez même dans le fond
de son cœur pour y lire ses craintes
ou ses espérances.
Pleinement instruit de tous ses
desseins, de toutes ses marches, de
toutes ses actions, vous le ferez venir
chaque jour précisément où vous
voulez qu'il arrive. En ce cas, vous
l'obligerez à camper de manière que
le front de son armée ne puisse pas
recevoir du secours de ceux qui sont
à la queue, que l'aile droite ne puisse
pas aider l'aile gauche, et vous le
Page 74
combattrez ainsi dans le lieu et au
temps qui vous conviendront le plus.
Avant le jour déterminé pour le
combat, ne soyez ni trop loin ni trop
près de l'ennemi. L'espace de
quelques lieues seulement est le
terme qui doit vous en approcher le
plus, et dix lieues entières sont le
plus grand espace que vous deviez
laisser entre votre armée et la sienne.
Ne cherchez pas à avoir une armée
trop nombreuse, la trop grande
quantité de monde est souvent plus
nuisible qu'elle n'est utile. Une petite
armée bien disciplinée est invincible
sous un bon général. À quoi servaient
au roi d'Yue les belles et nombreuses
cohortes qu'il avait sur pied, lorsqu'il
était en guerre contre le roi de Ou ?
Celui-ci, avec peu de troupes, avec
une poignée de monde, le vainquit, le
dompta, et ne lui laissa, de tous ses
États, qu'un souvenir amer, et la
honte éternelle de les avoir si mal
gouvernés.
Je dis que la victoire peut être créée ;
même si l'ennemi est en nombre, je
peux l'empêcher d'engager le combat
; car, s'il ignore ma situation
militaire, je peux faire en sorte qu'il
Page 75
se préoccupe de sa propre
préparation : ainsi je lui ôte le loisir
d'établir les plans pour me battre.
I. Détermine les plans de l'ennemi et
tu sauras quelle stratégie sera
couronnée de succès et celle qui ne le
sera pas.
II. Perturbe-le et fais-lui dévoiler son
ordre de bataille.
III. Détermine ses dispositions et
fais-lui découvrir son champ de
bataille.
IV. Mets-le à l'épreuve et apprends
où sa force est abondante et où elle
est déficiente.
V. La suprême tactique consiste à
disposer ses troupes sans forme
apparente ; alors les espions les plus
pénétrants ne peuvent fureter et les
sages ne peuvent établir des plans
contre vous.
VI. C'est selon les formes que
j'établis des plans pour la victoire,
mais la multitude ne le comprend
guère. Bien que tous puissent voir les
aspects extérieurs, personne ne peut
comprendre la voie selon laquelle j'ai
créé la victoire.
Page 76
VII. Et quand j'ai remporté une
bataille, je ne répète pas ma tactique,
mais je réponds aux circonstances
selon une variété infinie de voies.
Cependant si vous n'aviez qu'une
petite armée, n'allez pas mal à
propos vouloir vous mesurer avec
une armée nombreuse ; vous avez
bien des précautions à prendre avant
que d'en venir là. Quand on a les
connaissances dont j'ai parlé plus
haut, on sait s'il faut attaquer, ou se
tenir simplement sur la défensive ; on
sait quand il faut rester tranquille, et
quand il est temps de se mettre en
mouvement ; et si l'on est forcé de
combattre, on sait si l'on sera
vainqueur ou vaincu. À voir
simplement la contenance des
ennemis, on peut conclure sa victoire
ou sa défaite, sa perte ou son salut.
Encore une fois, si vous voulez
attaquer le premier, ne le faites pas
avant d'avoir examiné si vous avez
tout ce qu'il faut pour réussir.
Au moment de déclencher votre
action, lisez dans les premiers
regards de vos soldats ; soyez
attentif à leurs premiers mouvements
; et par leur ardeur ou leur
Page 77
nonchalance, par leur crainte ou leur
intrépidité, concluez au succès ou à la
défaite. Ce n'est point un présage
trompeur que celui de la première
contenance d'une armée prête à livrer
le combat. Il en est telle qui ayant
remporté la plus signalée victoire
aurait été entièrement défaite si la
bataille s'était livrée un jour plus tôt,
ou quelques heures plus tard.
Il en doit être des troupes à peu près
comme d'une eau courante. De
même que l'eau qui coule évite les
hauteurs et se hâte vers le pays plat,
de même une armée évite la force et
frappe la faiblesse.
Si la source est élevée, la rivière ou le
ruisseau coulent rapidement. Si la
source est presque de niveau, on
s'aperçoit à peine de quelque
mouvement. S'il se trouve quelque
vide, l'eau le remplit d'elle-même dès
qu'elle trouve la moindre issue qui la
favorise. S'il y a des endroits trop
pleins, l'eau cherche naturellement à
se décharger ailleurs.
Pour vous, si, en parcourant les rangs
de votre armée, vous voyez qu'il y a
du vide, il faut le remplir ; si vous
trouvez du surabondant, il faut le
Page 78
diminuer ; si vous apercevez du trop
haut, il faut l'abaisser ; s'il y du trop
bas, il faut le relever.
L'eau, dans son cours, suit la
situation du terrain dans lequel elle
coule ; de même, votre armée doit
s'adapter au terrain sur lequel elle se
meut. L'eau qui n'a point de pente ne
saurait couler ; des troupes qui ne
sont pas bien conduites ne sauraient
vaincre.
Le général habile tirera parti des
circonstances même les plus
dangereuses et les plus critiques. Il
saura faire prendre la forme qu'il
voudra, non seulement à l'armée qu'il
commande mais encore à celle des
ennemis.
Les troupes, quelles qu'elles puissent
être, n'ont pas des qualités
constantes qui les rendent invincibles
; les plus mauvais soldats peuvent
changer en bien et devenir
d'excellents guerriers.
Conduisez-vous conformément à ce
principe ; ne laissez échapper aucune
occasion, lorsque vous la trouverez
favorable. Les cinq éléments ne sont
pas partout ni toujours également
Page 79
purs ; les quatre saisons ne se
succèdent pas de la même manière
chaque année ; le lever et le coucher
du soleil ne sont pas constamment au
même point de l'horizon. Parmi les
jours, certains sont longs, d'autres
courts. La lune croît et décroît et
n'est pas toujours également
brillante. Une armée bien conduite et
bien disciplinée imite à propos toutes
ces variétés.
Page 80
Article VII - De l’affrontement direct
et indirect
Page 81
Page 82
Sun Tzu dit : Après que le général
aura reçu du souverain l'ordre de
tenir la campagne, il rassemble les
troupes et mobilise le peuple ; il fait
de l'armée un ensemble harmonieux.
Maintenant il doit mettre son
attention à leur procurer des
campements avantageux, car c'est de
là principalement que dépend la
réussite de ses projets et de toutes
ses entreprises. Cette affaire n'est
pas d'une exécution aussi facile qu'on
pourrait bien se l'imaginer ; les
difficultés s'y rencontrent souvent
sans nombre, et de toutes espèces ;
il ne faut rien oublier pour les aplanir
et pour les vaincre.
Les troupes une fois campées, il faut
tourner ses vues du côté du près et
Page 83
du loin, des avantages et des pertes,
du travail et du repos, de la diligence
et de la lenteur ; c'est-à-dire qu'il
faut rendre près ce qui est loin, tirer
profit de ses pertes même, substituer
un utile travail à un honteux repos,
convertir la lenteur en diligence ; il
faut que vous soyez près lorsque
l'ennemi vous croit bien loin ; que
vous ayez un avantage réel lorsque
l'ennemi croit vous avoir occasionné
quelques pertes ; que vous soyez
occupé de quelque utile travail
lorsqu'il vous croit enseveli dans le
repos, et que vous usiez de toute
sorte de diligence lorsqu'il ne croit
apercevoir dans vous que de la
lenteur : c'est ainsi qu'en lui donnant
le change, vous l'endormirez lui-
même pour pouvoir l'attaquer
lorsqu'il y pensera le moins, et sans
qu'il ait le temps de se reconnaître.
L'art de profiter du près et du loin
consiste à tenir l'ennemi éloigné du
lieu que vous aurez choisi pour votre
campement, et de tous les postes qui
vous paraîtront de quelque
conséquence. Il consiste à éloigner de
l'ennemi tout ce qui pourrait lui être
avantageux, et à rapprocher de vous
Page 84
tout ce dont vous pourrez tirer
quelque avantage. Il consiste ensuite
à vous tenir continuellement sur vos
gardes pour n'être pas surpris, et à
veiller sans cesse pour épier le
moment de surprendre votre
adversaire.
Ainsi prenez une voie indirecte et
divertissez l'ennemi en lui présentant
le leurre ; de cette façon vous pouvez
vous mettre en route après lui, et
arriver avant lui. Celui qui est capable
de faire cela comprend l'approche
directe et indirecte.
De plus : ne vous engagez jamais
dans de petites actions que vous ne
soyez sûr qu'elles tourneront à votre
avantage, et encore ne le faites point
si vous n'y êtes comme forcé, mais
surtout gardez-vous bien de vous
engager à une action générale si vous
n'êtes comme assuré d'une victoire
complète. Il est très dangereux
d'avoir de la précipitation dans des
cas semblables ; une bataille risquée
mal à propos peut vous perdre
entièrement : le moins qu'il puisse
vous arriver, si l'événement en est
douteux, ou que vous ne réussissiez
qu'à demi, c'est de vous voir frustré
Page 85
de la plus grande partie de vos
espérances, et de ne pouvoir parvenir
à vos fins.
Avant que d'en venir à un combat
définitif, il faut que vous l'ayez prévu,
et que vous y soyez préparé depuis
longtemps ; ne comptez jamais sur le
hasard dans tout ce que vous ferez
en ce genre. Après que vous aurez
résolu de livrer la bataille, et que les
préparatifs en seront déjà faits,
laissez en lieu de sûreté tout le
bagage inutile, faites dépouiller vos
gens de tout ce qui pourrait les
embarrasser ou les surcharger ; de
leurs armes mêmes, ne leur laissez
que celles qu'ils peuvent porter
aisément.
Veillez, lorsque vous abandonnez
votre camp dans l'espoir d'un
avantage probable, à ce que celui-ci
soit supérieur aux
approvisionnements que vous
abandonnez sûrement.
Si vous devez aller un peu loin,
marchez jour et nuit ; faites le double
du chemin ordinaire ; que l'élite de
vos troupes soit à la tête ; mettez les
plus faibles à la queue.
Page 86
Prévoyez tout, disposez tout, et
fondez sur l'ennemi lorsqu'il vous
croit encore à cent lieues
d'éloignement : dans ce cas, je vous
annonce la victoire.
Mais si ayant à faire cent lieues de
chemin avant que de pouvoir
l'atteindre, vous n'en faites de votre
côté que cinquante, et que l'ennemi
s'étant avancé en fait autant ; de dix
parties, il y en a cinq que vous serez
vaincu, comme de trois parties il y en
a deux que vous serez vainqueur. Si
l'ennemi n'apprend que vous allez à
lui que lorsqu'il ne vous reste plus
que trente lieues à faire pour pouvoir
le joindre, il est difficile que, dans le
peu de temps qui lui reste, il puisse
pourvoir à tout et se préparer à vous
recevoir.
Sous prétexte de faire reposer vos
gens, gardez-vous bien de manquer
l'attaque, dès que vous serez arrivé.
Un ennemi surpris est à demi vaincu ;
il n'en est pas de même s'il a le
temps de se reconnaître ; bientôt, il
peut trouver des ressources pour
vous échapper, et peut-être même
pour vous perdre.
Page 87
Ne négligez rien de tout ce qui peut
contribuer au bon ordre, à la santé, à
la sûreté de vos gens tant qu'ils
seront sous votre conduite ; ayez
grand soin que les armes de vos
soldats soient toujours en bon état.
Faites en sorte que les vivres soient
sains, et ne leur manquent jamais ;
ayez attention à ce que les provisions
soient abondantes, et rassemblées à
temps, car si vos troupes sont mal
armées, s'il y a disette de vivres dans
le camp, et si vous n'avez pas
d'avance toutes les provisions
nécessaires, il est difficile que vous
puissiez réussir.
N'oubliez pas d'entretenir des
intelligences secrètes avec les
ministres étrangers, et soyez toujours
instruit des desseins que peuvent
avoir les princes alliés ou tributaires,
des intentions bonnes ou mauvaises
de ceux qui peuvent influer sur la
conduite du maître que vous servez,
et vous attirer vos ordres ou des
défenses qui pourraient traverser vos
projets et rendre par là tous vos soins
inutiles.
Votre prudence et votre valeur ne
sauraient tenir longtemps contre
Page 88
leurs cabales ou leurs mauvais
conseils. Pour obvier à cet
inconvénient, consultez-les dans
certaines occasions, comme si vous
aviez besoin de leurs lumières : que
tous leurs amis soient les vôtres ; ne
soyez jamais divisé d'intérêt avec
eux, cédez-leur dans les petites
choses, en un mot entretenez l'union
la plus étroite qu'il vous sera
possible.
Ayez une connaissance exacte et de
détail de tout ce qui vous environne ;
sachez où il y a une forêt, un petit
bois, une rivière, un ruisseau, un
terrain aride et pierreux, un lieu
marécageux et malsain, une
montagne, une colline, une petite
élévation, un vallon, un précipice, un
défilé, un champ ouvert, enfin tout ce
qui peut servir ou nuire aux troupes
que vous commandez. S'il arrive que
vous soyez hors d'état de pouvoir
être instruit par vous-même de
l'avantage ou du désavantage du
terrain, ayez des guides locaux sur
lesquels vous puissiez compter
sûrement.
La force militaire est réglée sur sa
relation au semblant.
Page 89
Déplacez-vous quand vous êtes à
votre avantage, et créez des
changements de situation en
dispersant et concentrant les forces.
Dans les occasions où il s'agira d'être
tranquille, qu'il règne dans votre
camp une tranquillité semblable à
celle qui règne au milieu des plus
épaisses forêts. Lorsque, au
contraire, il s'agira de faire des
mouvements et du bruit, imitez le
fracas du tonnerre ; s'il faut être
ferme dans votre poste, soyez-y
immobile comme une montagne ; s'il
faut sortir pour aller au pillage, ayez
l'activité du feu ; s'il faut éblouir
l'ennemi, soyez comme un éclair ; s'il
faut cacher vos desseins, soyez
obscur comme les ténèbres. Gardez-
vous sur toutes choses de faire
jamais aucune sortie en vain. Lorsque
vous ferez tant que d'envoyer
quelque détachement, que ce soit
toujours dans l'espérance, ou, pour
mieux dire, dans la certitude d'un
avantage réel. Pour éviter les
mécontentements, faites toujours une
exacte et juste répartition de tout ce
que vous aurez enlevé à l'ennemi.
Page 90
Celui qui connaît l'art de l'approche
directe et indirecte sera victorieux.
Voilà l'art de l'affrontement.
À tout ce que je viens de dire, il faut
ajouter la manière de donner vos
ordres et de les faire exécuter. Il est
des occasions et des campements où
la plupart de vos gens ne sauraient ni
vous voir ni vous entendre ; les
tambours, les étendards et les
drapeaux peuvent suppléer à votre
voix et à votre présence. Instruisez
vos troupes de tous les signaux que
vous pouvez employer. Si vous avez
à faire des évolutions pendant la nuit,
faites exécuter des ordres au bruit
d'un grand nombre de tambours. Si,
au contraire, c'est pendant le jour
qu'il faut que vous agissiez, employez
les drapeaux et les étendards pour
faire savoir vos volontés.
Le fracas d'un grand nombre de
tambours servira pendant la nuit
autant à jeter l'épouvante parmi vos
ennemis qu'à ranimer le courage de
vos soldats : l'éclat d'un grand
nombre d'étendards, la multitude de
leurs évolutions, la diversité de leurs
couleurs, et la bizarrerie de leur
assemblage, en instruisant vos gens,
Page 91
les tiendront toujours en haleine
pendant le jour, les occuperont et
leur réjouiront le cœur, en jetant le
trouble et la perplexité dans celui de
vos ennemis.
Ainsi, outre l'avantage que vous
aurez de faire savoir promptement
toutes vos volontés à votre armée
entière dans le même moment, vous
aurez encore celui de lasser votre
ennemi, en le rendant attentif à tout
ce qu'il croit que vous voulez
entreprendre, de lui faire naître des
doutes continuels sur la conduite que
vous devez tenir, et de lui inspirer
d'éternelles frayeurs.
Si quelque brave veut sortir seul hors
des rangs pour aller provoquer
l'ennemi, ne le permettez point ; il
arrive rarement qu'un tel homme
puisse revenir. Il périt pour
l'ordinaire, ou par la trahison, ou
accablé par le grand nombre.
Lorsque vous verrez vos troupes bien
disposées, ne manquez pas de
profiter de leur ardeur : c'est à
l'habileté du général à faire naître les
occasions et à distinguer lorsqu'elles
sont favorables ; mais il ne doit pas
négliger pour cela de prendre l'avis
Page 92
des officiers généraux, ni de profiter
de leurs lumières, surtout si elles ont
le bien commun pour objet.
On peut voler à une armée son esprit
et lui dérober son adresse, de même
que le courage de son commandant.
Au petit matin, les esprits sont
pénétrants ; durant la journée, ils
s'alanguissent, et le soir, ils rentrent
à la maison.
Mei Yao-tchen dit que matin, journée
et soir représentent les phases d'une
longue campagne.
Lors donc que vous voudrez attaquer
l'ennemi, choisissez, pour le faire
avec avantage, le temps où les
soldats sont censés devoir être faibles
ou fatigués. Vous aurez pris
auparavant vos précautions, et vos
troupes reposées et fraîches auront
de leur côté l'avantage de la force et
de la vigueur. Tel est le contrôle du
facteur moral.
Si vous voyez que l'ordre règne dans
les rangs ennemis, attendez qu'il soit
interrompu, et que vous aperceviez
quelque désordre. Si leur trop grande
proximité vous offusque ou vous
gêne, éloignez-vous afin de vous
Page 93
placer dans des dispositions plus
sereines. Tel est le contrôle du
facteur mental.
Si vous voyez qu'ils ont de l'ardeur,
attendez qu'elle se ralentisse et qu'ils
soient accablés sous le poids de
l'ennui ou de la fatigue. Tel est le
contrôle du facteur physique.
S'ils se sauvent sur des lieux élevés,
ne les y poursuivez point ; si vous
êtes vous-même dans des lieux peu
favorables, ne soyez pas longtemps
sans changer de situation. N'engagez
pas le combat lorsque l'ennemi
déploie ses bannières bien rangées et
de formations en rang impressionnant
; voilà le contrôle des facteurs de
changement des circonstances.
Si, réduits au désespoir, ils viennent
pour vaincre ou pour périr, évitez leur
rencontre.
À un ennemi encerclé vous devez
laisser une voie de sortie.
Si les ennemis réduits à l'extrémité
abandonnent leur camp et veulent se
frayer un chemin pour aller camper
ailleurs, ne les arrêtez pas.
Page 94
S'ils sont agiles et lestes, ne courez
pas après eux ; s'ils manquent de
tout, prévenez leur désespoir.
Ne vous acharnez pas sur un ennemi
aux abois.
Voilà à peu près ce que j'avais à vous
dire sur les différents avantages que
vous devez tâcher de vous procurer
lorsque à la tête d'une armée vous
aurez à vous mesurer avec des
ennemis qui, peut-être aussi prudents
et aussi vaillants que vous, ne
pourraient être vaincus, si vous
n'usez de votre part des petits
stratagèmes dont je viens de parler.
Page 95
Page 96
Article VIII - Des neuf changements
Page 97
Page 98
Sun Tzu dit : Ordinairement l'emploi
des armées relève du commandant
en chef, après que le souverain l'a
mandaté pour mobiliser le peuple et
assembler l'armée.
I. Si vous êtes dans des lieux
marécageux, dans les lieux où il y a à
craindre les inondations, dans les
lieux couverts d'épaisses forêts ou de
montagnes escarpées, dans des lieux
déserts et arides, dans des lieux où il
n'y a que des rivières et des
ruisseaux, dans des lieux enfin d'où
vous ne puissiez aisément tirer du
secours, et où vous ne seriez appuyé
d'aucune façon, tâchez d'en sortir le
plus promptement qu'il vous sera
possible. Allez chercher quelque
endroit spacieux et vaste où vos
troupes puissent s'étendre, d'où elles
puissent sortir aisément, et où vos
Page 99
alliés puissent sans peine vous porter
les secours dont vous pourriez avoir
besoin.
II. Évitez, avec une extrême
attention, de camper dans des lieux
isolés ; ou si la nécessité vous y
force, n'y restez qu'autant de temps
qu'il en faut pour en sortir. Prenez
sur-le-champ des mesures efficaces
pour le faire en sûreté et en bon
ordre.
III. Si vous vous trouvez dans des
lieux éloignés des sources, des
ruisseaux et des puits, où vous ne
trouviez pas aisément des vivres et
du fourrage, ne tardez pas de vous
en tirer. Avant que de décamper,
voyez si le lieu que vous choisissez
est à l'abri par quelque montagne au
moyen de laquelle vous soyez à
couvert des surprises de l'ennemi, si
vous pouvez en sortir aisément, et si
vous y avez les commodités
nécessaires pour vous procurer les
vivres et les autres provisions ; s'il
est tel, n'hésitez point à vous en
emparer.
IV. Si vous êtes dans un lieu de mort,
cherchez l'occasion de combattre.
J'appelle lieu de mort ces sortes
Page 100
d'endroits où l'on a aucune ressource,
où l'on dépérit insensiblement par
l'intempérie de l'air, où les provisions
se consument peu à peu sans
espérance d'en pouvoir faire de
nouvelles ; où les maladies,
commençant à se mettre dans
l'armée, semblent devoir y faire
bientôt de grands ravages. Si vous
vous trouvez dans de telles
circonstances, hâtez-vous de livrer
quelque combat. Je vous réponds que
vos troupes n'oublieront rien pour
bien se battre. Mourir de la main des
ennemis leur paraîtra quelque chose
de bien doux au prix de tous les
maux qu'ils voient prêts à fondre sur
eux et à les accabler.
V. Si, par hasard ou par votre faute,
votre armée se rencontrait dans des
lieux plein de défilés, où l'on pourrait
aisément vous tendre des embûches,
d'où il ne serait pas aisé de vous
sauver en cas de poursuite, où l'on
pourrait vous couper les vivres et les
chemins, gardez-vous bien d'y
attaquer l'ennemi ; mais si l'ennemi
vous y attaque, combattez jusqu'à la
mort. Ne vous contentez pas de
quelque petit avantage ou d'une demi
Page 101
victoire ; ce pourrait être une amorce
pour vous défaire entièrement. Soyez
même sur vos gardes, après que
vous aurez eu toutes les apparences
d'une victoire complète.
VI. Quand vous saurez qu'une ville,
quelque petite qu'elle soit, est bien
fortifiée et abondamment pourvue de
munitions de guerre et de bouche,
gardez-vous bien d'en aller faire le
siège ; et si vous n'êtes instruit de
l'état où elle se trouve qu'après que
le siège en aura été ouvert, ne vous
obstinez pas à vouloir le continuer,
vous courrez le risque de voir toutes
vos forces échouer contre cette place,
que vous serez enfin contraint
d'abandonner honteusement.
VII. Ne négligez pas de courir après
un petit avantage lorsque vous
pourrez vous le procurer sûrement et
sans aucune perte de votre part.
Plusieurs de ces petits avantages
qu'on pourrait acquérir et qu'on
néglige occasionnent souvent de
grandes pertes et des dommages
irréparables.
VIII. Avant de songer à vous procurer
quelque avantage, comparez-le avec
le travail, la peine, les dépenses et
Page 102
les pertes d'hommes et de munitions
qu'il pourra vous occasionner. Sachez
à peu près si vous pourrez le
conserver aisément ; après cela, vous
vous déterminerez à le prendre ou à
le laisser suivant les lois d'une saine
prudence.
IX. Dans les occasions où il faudra
prendre promptement son parti,
n'allez pas vouloir attendre les ordres
du prince. S'il est des cas où il faille
agir contre des ordres reçus,
n'hésitez pas, agissez sans crainte. La
première et principale intention de
celui qui vous met à la tête de ses
troupes est que vous soyez vainqueur
des ennemis. S'il avait prévu la
circonstance où vous vous trouvez, il
vous aurait dicté lui-même la
conduite que vous voulez tenir.
Voilà ce que j'appelle les neuf
changements ou les neuf
circonstances principales qui doivent
vous engager à changer la
contenance ou la position de votre
armée, à changer de situation, à aller
ou à revenir, à attaquer ou à vous
défendre, à agir ou à vous tenir en
repos. Un bon général ne doit jamais
dire : Quoi qu'il arrive, je ferai telle
Page 103
chose, j'irai là, j'attaquerai l'ennemi,
j'assiégerai telle place. La
circonstance seule doit le déterminer
; il ne doit pas s'en tenir à un
système général, ni à une manière
unique de gouverner. Chaque jour,
chaque occasion, chaque circonstance
demande une application particulière
des mêmes principes. Les principes
sont bons en eux-mêmes ; mais
l'application qu'on en fait les rend
souvent mauvais.
Un grand général doit savoir l'art des
changements. S'il s'en tient à une
connaissance vague de certains
principes, à une application routinière
des règles de l'art, si ses méthodes
de commandement sont dépourvues
de souplesse, s'il examine les
situations conformément à quelques
schémas, s'il prend ses résolutions
d'une manière mécanique, il ne
mérite pas de commander.
Un général est un homme qui, par le
rang qu'il occupe, se trouve au-
dessus d'une multitude d'autres
hommes ; il faut par conséquent qu'il
sache gouverner les hommes ; il faut
qu'il sache les conduire ; il faut qu'il
soit véritablement au-dessus d'eux,
Page 104
non pas seulement par sa dignité,
mais par son esprit, par son savoir,
par sa capacité, par sa conduite, par
sa fermeté, par son courage et par
ses vertus. Il faut qu'il sache
distinguer les vrais d'avec les faux
avantages, les véritables pertes
d'avec ce qui n'en a que l'apparence ;
qu'il sache compenser l'un par l'autre
et tirer parti de tout. Il faut qu'il
sache employer à propos certains
artifices pour tromper l'ennemi, et
qu'il se tienne sans cesse sur ses
gardes pour n'être pas trompé lui-
même. Il ne doit ignorer aucun des
pièges qu'on peut lui tendre, il doit
pénétrer tous les artifices de
l'ennemi, de quelque nature qu'ils
puissent être, mais il ne doit pas pour
cela vouloir deviner. Tenez-vous sur
vos gardes, voyez-le venir, éclairez
ses démarches et toute sa conduite,
et concluez. Vous courriez autrement
le risque de vous tromper et d'être la
dupe ou la triste victime de vos
conjectures précipitées.
Si vous voulez n'être jamais effrayé
par la multitude de vos travaux et de
vos peines, attendez-vous toujours à
tout ce qu'il y aura de plus dur et de
Page 105
plus pénible. Travaillez sans cesse à
susciter des peines à l'ennemi. Vous
pourrez le faire de plus d'une façon,
mais voici ce qu'il y a d'essentiel en
ce genre.
N'oubliez rien pour lui débaucher ce
qu'il y aura de mieux dans son parti :
offres, présents, caresses, que rien
ne soit omis. Trompez même s'il le
faut : engagez les gens d'honneur qui
sont chez lui à des actions honteuses
et indignes de leur réputation, à des
actions dont ils aient lieu de rougir
quand elles seront sues, et ne
manquez pas de les faire divulguer.
Entretenez des liaisons secrètes avec
ce qu'il y a de plus vicieux chez les
ennemis ; servez-vous-en pour aller à
vos fins, en leur joignant d'autres
vicieux.
Traversez leur gouvernement, semez
la dissension parmi leurs chefs,
fournissez des sujets de colère aux
uns contre les autres, faites-les
murmurer contre leurs officiers,
ameutez les officiers subalternes
contre leurs supérieurs, faites en
sorte qu'ils manquent de vivres et de
munitions, répandez parmi eux
quelques airs d'une musique
Page 106
voluptueuse qui leur amollisse le
cœur, envoyez-leur des femmes pour
achever de les corrompre, tâchez
qu'ils sortent lorsqu'il faudra qu'ils
soient dans leur camp, et qu'ils soient
tranquilles dans leur camp lorsqu'il
faudrait qu'ils tinssent la campagne ;
faites leur donner sans cesse de
fausses alarmes et de faux avis ;
engagez dans vos intérêts les
gouverneurs de leurs provinces ;
voilà à peu près ce que vous devez
faire, si vous voulez tromper par
l'adresse et par la ruse.
Ceux des généraux qui brillaient
parmi nos Anciens étaient des
hommes sages, prévoyants,
intrépides et durs au travail. Ils
avaient toujours leurs sabres pendus
à leurs côtés, ils ne présumaient
jamais que l'ennemi ne viendrait pas,
ils étaient toujours prêts à tout
événement, ils se rendaient
invincibles et, s'ils rencontraient
l'ennemi, ils n'avaient pas besoin
d'attendre du secours pour se
mesurer avec lui. Les troupes qu'ils
commandaient étaient bien
disciplinées, et toujours disposées à
Page 107
faire un coup de main au premier
signal qu'ils leur en donnaient.
Chez eux la lecture et l'étude
précédaient la guerre et les y
préparaient. Ils gardaient avec soin
leurs frontières, et ne manquaient
pas de bien fortifier leurs villes. Ils
n'allaient pas contre l'ennemi,
lorsqu'ils étaient instruits qu'il avait
fait tous ses préparatifs pour les bien
recevoir ; ils l'attaquaient par ses
endroits faibles, et dans le temps de
sa paresse et de son oisiveté.
Avant que de finir cet article, je dois
vous prévenir contre cinq sortes de
dangers, d'autant plus à redouter
qu'ils paraissent moins à craindre,
écueils funestes contre lesquels la
prudence et la bravoure ont échoué
plus d'une fois.
I. Le premier est une trop grande
ardeur à affronter la mort ; ardeur
téméraire qu'on honore souvent des
beaux noms de courage, d'intrépidité
et de valeur, mais qui, au fond, ne
mérite guère que celui de lâcheté. Un
général qui s'expose sans nécessité,
comme le ferait un simple soldat, qui
semble chercher les dangers et la
mort, qui combat et qui fait
Page 108
combattre jusqu'à la dernière
extrémité, est un homme qui mérite
de mourir. C'est un homme sans tête,
qui ne saurait trouver aucune
ressource pour se tirer d'un mauvais
pas ; c'est un lâche qui ne saurait
souffrir le moindre échec sans en être
consterné, et qui se croit perdu si
tout ne lui réussit.
II. Le deuxième est une trop grande
attention à conserver ses jours. On se
croit nécessaire à l'armée entière ; on
n'aurait garde de s'exposer ; on
n'oserait pour cette raison se pourvoir
de vivres chez l'ennemi ; tout fait
ombrage, tout fait peur ; on est
toujours en suspens, on ne se
détermine à rien, on attend une
occasion plus favorable, on perd celle
qui se présente, on ne fait aucun
mouvement ; mais l'ennemi, qui est
toujours attentif, profite de tout, et
fait bientôt perdre toute espérance à
un général ainsi prudent. Il
l'enveloppera, il lui coupera les vivres
et le fera périr par le trop grand
amour qu'il avait de conserver sa vie.
III. Le troisième est une colère
précipitée. Un général qui ne sait pas
se modérer, qui n'est pas maître de
Page 109
lui-même, et qui se laisse aller aux
premiers mouvements d'indignation
ou de colère, ne saurait manquer
d'être la dupe des ennemis. Ils le
provoqueront, ils lui tendront mille
pièges que sa fureur l'empêchera de
reconnaître, et dans lesquels il
donnera infailliblement.
IV. Le quatrième est un point
d'honneur mal entendu. Un général
ne doit pas se piquer mal à propos, ni
hors de raison ; il doit savoir
dissimuler ; il ne doit point se
décourager après quelque mauvais
succès, ni croire que tout est perdu
parce qu'il aura fait quelque faute ou
qu'il aura reçu quelque échec. Pour
vouloir réparer son honneur
légèrement blessé, on le perd
quelquefois sans ressources.
V. Le cinquième, enfin, est une trop
grande complaisance ou une
compassion trop tendre pour le
soldat. Un général qui n'ose punir, qui
ferme les yeux sur le désordre, qui
craint que les siens ne soient toujours
accablés sous le poids du travail, et
qui n'oserait pour cette raison leur en
imposer, est un général propre à tout
perdre. Ceux d'un rang inférieur
Page 110
doivent avoir des peines ; il faut
toujours avoir quelque occupation à
leur donner ; il faut qu'ils aient
toujours quelque chose à souffrir. Si
vous voulez tirer parti de leur service,
faites en sorte qu'ils ne soient jamais
oisifs. Punissez avec sévérité, mais
sans trop de rigueur. Procurez des
peines et du travail, mais jusqu'à un
certain point.
Un général doit se prémunir contre
tous ces dangers. Sans trop chercher
à vivre ou à mourir, il doit se
conduire avec valeur et avec
prudence, suivant que les
circonstances l'exigent.
S'il a de justes raisons de se mettre
en colère, qu'il le fasse, mais que ce
ne soit pas en tigre qui ne connaît
aucun frein.
S'il croit que son honneur est blessé,
et qu'il veuille le réparer, que ce soit
en suivant les règles de la sagesse, et
non pas les caprices d'une mauvaise
honte.
Qu'il aime ses soldats, qu'il les
ménage, mais que ce soit avec
discrétion.
Page 111
S'il livre des batailles, s'il fait des
mouvements dans son camp, s'il
assiège des villes, s'il fait des
excursions, qu'il joigne la ruse à la
valeur, la sagesse à la force des
armes ; qu'il répare tranquillement
ses fautes lorsqu'il aura eu le malheur
d'en faire ; qu'il profite de toutes
celles de son ennemi, et qu'il le mette
souvent dans l'occasion d'en faire de
nouvelles.
Page 112
Article IX - De la distribution des
moyens
Page 113
Page 114
Sun Tzu dit : Avant que de faire
camper vos troupes, sachez dans
quelle position sont les ennemis,
mettez-vous au fait du terrain et
choisissez ce qu'il y aura de plus
avantageux pour vous. On peut
réduire à quatre points principaux ces
différentes situations.
I. Si vous êtes dans le voisinage de
quelque montagne, gardez-vous bien
de vous emparer de la partie qui
regarde le nord ; occupez au
contraire le côté du midi : cet
avantage n'est pas d'une petite
conséquence. Depuis le penchant de
la montagne, étendez-vous en sûreté
jusque bien avant dans les vallons ;
vous y trouverez de l'eau et du
fourrage en abondance ; vous y serez
Page 115
égayé par la vue du soleil, réchauffé
par ses rayons, et l'air que vous y
respirerez sera tout autrement
salubre que celui que vous respireriez
de l'autre côté. Si les ennemis
viennent par derrière la montagne
dans le dessein de vous surprendre,
instruit par ceux que vous aurez placé
sur la cime, vous vous retirerez à
loisir, si vous ne vous croyez pas en
état de leur faire tête ; ou vous les
attendrez de pied ferme pour les
combattre si vous jugez que vous
puissiez être vainqueur sans trop
risquer. Cependant ne combattez sur
les hauteurs que lorsque la nécessité
vous y engagera, surtout n'y allez
jamais chercher l'ennemi.
II. Si vous êtes auprès de quelque
rivière, approchez-vous le plus que
vous pourrez de sa source ; tâchez
d'en connaître tous les bas-fonds et
tous les endroits qu'on peut passer à
gué. Si vous avez à la passer, ne le
faites jamais en présence de l'ennemi
; mais si les ennemis, plus hardis, ou
moins prudents que vous, veulent en
hasarder le passage, ne les attaquez
point que la moitié de leurs gens ne
soit de l'autre côté ; vous combattrez
Page 116
alors avec tout l'avantage de deux
contre un. Près des rivières mêmes
tenez toujours les hauteurs, afin de
pouvoir découvrir au loin ; n'attendez
pas l'ennemi près des bords, n'allez
pas au-devant de lui ; soyez toujours
sur vos gardes de peur qu'étant
surpris vous n'ayez pas un lieu pour
vous retirer en cas de malheur.
III. Si vous êtes dans des lieux
glissants, humides, marécageux et
malsains, sortez-en le plus vite que
vous pourrez ; vous ne sauriez vous y
arrêter sans être exposé aux plus
grands inconvénients ; la disette des
vivres et les maladies viendraient
bientôt vous y assiéger. Si vous êtes
contraint d'y rester, tâchez d'en
occuper les bords ; gardez-vous bien
d'aller trop avant. S'il y a des forêts
aux environs, laissez-les derrière
vous.
IV. Si vous êtes en plaine dans des
lieux unis et secs, ayez toujours votre
gauche à découvert ; ménagez
derrière vous quelque élévation d'où
vos gens puissent découvrir au loin.
Quand le devant de votre camp ne
vous présentera que des objets de
mort, ayez soin que les lieux qui sont
Page 117
derrière puissent vous offrir des
secours contre l'extrême nécessité.
Tels sont les avantages des différents
campements ; avantages précieux,
d'où dépend la plus grande partie des
succès militaires. C'est en particulier
parce qu'il possédait à fond l'art des
campements que l'Empereur Jaune
triompha de ses ennemis et soumit à
ses lois tous les princes voisins de ses
États
Il faut conclure de tout ce que je
viens de dire que les hauteurs sont
en général plus salutaires aux troupes
que les lieux bas et profonds. Dans
les lieux élevés mêmes, il y a un
choix à faire : c'est de camper
toujours du côté du midi, parce que
c'est là qu'on trouve l'abondance et la
fertilité. Un campement de cette
nature est un avant-coureur de la
victoire. Le contentement et la santé,
qui sont la suite ordinaire d'une
bonne nourriture prise sous un ciel
pur, donnent du courage et de la
force au soldat, tandis que la
tristesse, le mécontentement et les
maladies l'épuisent, l'énervent, le
rendent pusillanime et le découragent
entièrement.
Page 118
Il faut conclure encore que les
campements près des rivières ont
leurs avantages qu'il ne faut pas
négliger, et leurs inconvénients qu'il
faut tâcher d'éviter avec un grand
soin. Je ne saurais trop vous le
répéter, tenez le haut de la rivière,
laissez-en le courant aux ennemis.
Outre que les gués sont beaucoup
plus fréquents vers la source, les
eaux en sont plus pures et plus
salubres.
Lorsque les pluies auront formé
quelque torrent, ou qu'elles auront
grossi le fleuve ou la rivière dont vous
occupez les bords, attendez quelque
temps avant que de vous mettre en
marche ; surtout ne vous hasardez
pas à passer de l'autre côté, attendez
pour le faire que les eaux aient repris
la tranquillité de leur cours ordinaire.
Vous en aurez des preuves certaines
si vous n'entendez plus un certain
bruit sourd, qui tient plus du
frémissement que du murmure, si
vous ne voyez plus d'écume
surnager, et si la terre ou le sable ne
coulent plus avec l'eau.
Pour ce qui est des défilés et des
lieux entrecoupés par des précipices
Page 119
et par des rochers, des lieux
marécageux et glissants, des lieux
étroits et couverts, lorsque la
nécessité ou le hasard vous y aura
conduit, tirez-vous-en le plus tôt qu'il
vous sera possible, éloignez-vous-en
le plus tôt que vous pourrez. Si vous
en êtes loin, l'ennemi en sera près. Si
vous fuyez, l'ennemi poursuivra et
tombera peut-être dans les dangers
que vous venez d'éviter.
Vous devez encore être extrêmement
en garde contre une autre espèce de
terrain. Il est des lieux couverts de
broussailles ou de petits bois ; il en
est qui sont pleins de hauts et de bas,
où l'on est sans cesse ou sur des
collines ou dans des vallons, défiez-
vous-en ; soyez dans une attention
continuelle. Ces sortes de lieux
peuvent être pleins d'embuscades ;
l'ennemi peut sortir à chaque instant
vous surprendre, tomber sur vous et
vous tailler en pièces. Si vous en êtes
loin, n'en approchez pas ; si vous en
êtes près, ne vous mettez pas en
mouvement que vous n'ayez fait
reconnaître tous les environs. Si
l'ennemi vient vous y attaquer, faites
en sorte qu'il ait tout le désavantage
Page 120
du terrain de son côté. Pour vous, ne
l'attaquez que lorsque vous le verrez
à découvert.
Enfin, quel que soit le lieu de votre
campement, bon ou mauvais, il faut
que vous en tiriez parti ; n'y soyez
jamais oisif, ni sans faire quelque
tentative ; éclairez toutes les
démarches des ennemis ; ayez des
espions de distance en distance,
jusqu'au milieu de leur camp, jusque
sous la tente de leur général. Ne
négligez rien de tout ce qu'on pourra
vous rapporter, faites attention à
tout.
Si ceux de vos gens que vous avez
envoyés à la découverte vous font
dire que les arbres sont en
mouvement, quoique par un temps
calme, concluez que l'ennemi est en
marche. Il peut se faire qu'il veuille
venir à vous ; disposez toutes choses,
préparez-vous à le bien recevoir, allez
même au-devant de lui.
Si l'on vous rapporte que les champs
sont couverts d'herbes, et que ces
herbes sont fort hautes, tenez-vous
sans cesse sur vos gardes ; veillez
continuellement, de peur de quelque
surprise.
Page 121
Si l'on vous dit qu'on a vu des
oiseaux attroupés voler par bandes
sans s'arrêter, soyez en défiance ; on
vient vous espionner ou vous tendre
des pièges ; mais si, outre les
oiseaux, on voit encore un grand
nombre de quadrupèdes courir la
campagne, comme s'ils n'avaient
point de gîte, c'est une marque que
les ennemis sont aux aguets.
Si l'on vous rapporte qu'on aperçoit
au loin des tourbillons de poussière
s'élever dans les airs, concluez que
les ennemis sont en marche. Dans les
endroits où la poussière est basse et
épaisse sont les gens de pied ; dans
les endroits où elle est moins épaisse
et plus élevée sont la cavalerie et les
chars.
Si l'on vous avertit que les ennemis
sont dispersés et ne marchent que
par pelotons, c'est une marque qu'ils
ont eu à traverser quelque bois, qu'ils
ont fait des abattis, et qu'ils sont
fatigués ; ils cherchent alors à se
rassembler.
Si vous apprenez qu'on aperçoit dans
les campagnes des gens de pied et
des hommes à cheval aller et venir,
dispersés çà et là par petites bandes,
Page 122
ne doutez pas que les ennemis ne
soient campés.
Tels sont les indices généraux dont
vous devez tâcher de profiter, tant
pour savoir la position de ceux avec
lesquels vous devez vous mesurer
que pour faire avorter leurs projets,
et vous mettre à couvert de toute
surprise de leur part. En voici
quelques autres auxquels vous devez
une plus particulière attention.
Lorsque ceux de vos espions qui sont
près du camp des ennemis vous
feront savoir qu'on y parle bas et
d'une manière mystérieuse, que ces
ennemis sont modestes dans leur
façon d'agir et retenus dans tous
leurs discours, concluez qu'ils pensent
à une action générale, et qu'ils en
font déjà les préparatifs : allez à eux
sans perdre de temps. Ils veulent
vous surprendre, surprenez-les vous-
même.
Si vous apprenez au contraire qu'ils
sont bruyants, fiers et hautains dans
leurs discours, soyez certain qu'ils
pensent à la retraite et qu'ils n'ont
nullement envie d'en venir aux
mains.
Page 123
Lorsqu'on vous fera savoir qu'on a vu
quantité de chars vides précéder leur
armée, préparez-vous à combattre,
car les ennemis viennent à vous en
ordre de bataille.
Gardez-vous bien d'écouter alors les
propositions de paix ou d'alliance
qu'ils pourraient vous faire, ce ne
serait qu'un artifice de leur part.
S'ils font des marches forcées, c'est
qu'ils croient courir à la victoire ; s'ils
vont et viennent, s'ils avancent en
partie et qu'ils reculent autant, c'est
qu'ils veulent vous attirer au combat
; si, la plupart du temps, debout et
sans rien faire, ils s'appuient sur leurs
armes comme sur des bâtons, c'est
qu'ils sont aux expédients, qu'ils
meurent presque de faim, et qu'ils
pensent à se procurer de quoi vivre ;
si passant près de quelque rivière, ils
courent tous en désordre pour se
désaltérer, c'est qu'ils ont souffert de
la soif ; si leur ayant présenté l'appât
de quelque chose d'utile pour eux,
sans cependant qu'ils aient su ou
voulu en profiter, c'est qu'ils se
défient ou qu'ils ont peur ; s'ils n'ont
pas le courage d'avancer, quoiqu'ils
soient dans les circonstances où il
Page 124
faille le faire, c'est qu'ils sont dans
l'embarras, dans les inquiétudes et
les soucis.
Outre ce que je viens de dire,
attachez-vous en particulier à savoir
tous leurs différents campements.
Vous pourrez les connaître au moyen
des oiseaux que vous verrez
attroupés dans certains endroits. Et si
leurs campements ont été fréquents,
vous pourrez conclure qu'ils ont peu
d'habileté dans la connaissance des
lieux. Le vol des oiseaux ou les cris
de ceux-ci peuvent vous indiquer la
présence d'embuscades invisibles.
Si vous apprenez que, dans le camp
des ennemis, il y a des festins
continuels, qu'on y boit et qu'on y
mange avec fracas, soyez-en bien
aise ; c'est une preuve infaillible que
leurs généraux n'ont point d'autorité.
Si leurs étendards changent souvent
de place, c'est une preuve qu'ils ne
savent à quoi se déterminer, et que le
désordre règne parmi eux. Si les
soldats se groupent continuellement,
et chuchotent entre eux, c'est que le
général a perdu la confiance de son
armée.
Page 125
L'excès de récompenses et de
punitions montre que le
commandement est au bout de ses
ressources, et dans une grande
détresse ; si l'armée va même
jusqu'à se saborder et briser ses
marmites, c'est la preuve qu'elle est
aux abois et qu'elle se battra jusqu'à
la mort.
Si leurs officiers subalternes sont
inquiets, mécontents et qu'ils se
fâchent pour la moindre chose, c'est
une preuve qu'ils sont ennuyés ou
accablés sous le poids d'une fatigue
inutile.
Si dans différents quartiers de leur
camp on tue furtivement des
chevaux, dont on permette ensuite de
manger la chair, c'est une preuve que
leurs provisions sont sur la fin.
Telles sont les attentions que vous
devez à toutes les démarches que
peuvent faire les ennemis. Une telle
minutie dans les détails peut vous
paraître superflue, mais mon dessein
est de vous prévenir sur tout, et de
vous convaincre que rien de tout ce
qui peut contribuer à vous faire
triompher n'est petit. L'expérience me
l'a appris, elle vous l'apprendra de
Page 126
même ; je souhaite que ce ne soit
pas à vos dépens.
Encore une fois, éclairez toutes les
démarches de l'ennemi, quelles
qu'elles puissent être ; mais veillez
aussi sur vos propres troupes, ayez
l'œil à tout, sachez tout, empêchez
les vols et les brigandages, la
débauche et l'ivrognerie, les
mécontentements et les cabales, la
paresse et l'oisiveté. Sans qu'il soit
nécessaire qu'on vous en instruise,
vous pourrez connaître par vous-
même ceux de vos gens qui seront
dans le cas, et voici comment.
Si quelques-uns de vos soldats,
lorsqu'ils changent de poste ou de
quartier, ont laissé tomber quelque
chose, quoique de petite valeur, et
qu'ils n'aient pas voulu se donner la
peine de la ramasser ; s'ils ont oublié
quelque ustensile dans leur première
station, et qu'ils ne le réclament
point, concluez que ce sont des
voleurs, punissez-les comme tels.
Si dans votre armée on a des
entretiens secrets, si l'on y parle
souvent à l'oreille ou à voix basse, s'il
y a des choses qu'on n'ose dire qu'à
demi-mot, concluez que la peur s'est
Page 127
glissée parmi vos gens, que le
mécontentement va suivre, et que les
cabales ne tarderont pas à se former
: hâtez-vous d'y mettre ordre.
Si vos troupes paraissent pauvres, et
qu'elles manquent quelquefois d'un
certain petit nécessaire ; outre la
solde ordinaire, faites-leur distribuer
quelque somme d'argent, mais
gardez-vous bien d'être trop libéral,
l'abondance d'argent est souvent plus
funeste qu'elle n'est avantageuse, et
plus préjudiciable qu'utile ; par l'abus
qu'on en fait, elle est la source de la
corruption des cœurs et la mère de
tous les vices.
Si vos soldats, d'audacieux qu'ils
étaient auparavant, deviennent
timides et craintifs, si chez eux la
faiblesse a pris la place de la force, la
bassesse, celle de la magnanimité,
soyez sûr que leur cœur est gâté ;
cherchez la cause de leur dépravation
et tranchez-la jusqu'à la racine.
Si, sous divers prétextes, quelques-
uns vous demandent leur congé, c'est
qu'ils n'ont pas envie de combattre,
ne les refusez pas tous ; mais, en
l'accordant à plusieurs, que ce soit à
des conditions honteuses.
Page 128
S'ils viennent en troupe vous
demander justice d'un ton mutin et
colère, écoutez leurs raisons, ayez-y
égard ; mais, en leur donnant
satisfaction d'un côté, punissez-les
très sévèrement de l'autre.
Si, lorsque vous aurez fait appeler
quelqu'un, il n'obéit pas
promptement, s'il est longtemps à se
rendre à vos ordres, et si, après que
vous aurez fini de lui signifier vos
volontés, il ne se retire pas, défiez-
vous, soyez sur vos gardes.
En un mot, la conduite des troupes
demande des attentions continuelles
de la part d'un général. Sans quitter
de vue l'armée des ennemis, il faut
sans cesse éclairer la vôtre ; sachez
lorsque le nombre des ennemis
augmentera, soyez informé de la
mort ou de la désertion du moindre
de vos soldats.
Si l'armée ennemie est inférieure à la
vôtre, et si elle n'ose pour cette
raison se mesurer à vous, allez
l'attaquer sans délai, ne lui donnez
pas le temps de se renforcer ; une
seule bataille est décisive dans ces
occasions. Mais si, sans être au fait
de la situation actuelle des ennemis,
Page 129
et sans avoir mis ordre à tout, vous
vous avisez de les harceler pour les
engager à un combat, vous courez le
risque de tomber dans ses pièges, de
vous faire battre, et de vous perdre
sans ressource.
Si vous ne maintenez une exacte
discipline dans votre armée, si vous
ne punissez pas exactement jusqu'à
la moindre faute, vous ne serez
bientôt plus respecté, votre autorité
même en souffrira, et les châtiments
que vous pourrez employer dans la
suite, bien loin d'arrêter les fautes, ne
serviront qu'à augmenter le nombre
des coupables. Or si vous n'êtes ni
craint ni respecté, si vous n'avez
qu'une autorité faible, et dont vous
ne sauriez vous servir sans danger,
comment pourrez-vous être avec
honneur à la tête d'une armée ?
Comment pourrez-vous vous opposer
aux ennemis de État ?
Quand vous aurez à punir, faites-le
de bonne heure et à mesure que les
fautes l'exigent. Quand vous aurez
des ordres à donner, ne les donnez
point que vous ne soyez sûr que vous
serez exactement obéi. Instruisez vos
troupes, mais instruisez-les à propos
Page 130
; ne les ennuyez point, ne les fatiguez
point sans nécessité ; tout ce qu'elles
peuvent faire de bon ou de mauvais,
de bien ou de mal, est entre vos
mains.
Dans la guerre, le grand nombre seul
ne confère pas l'avantage ; n'avancez
pas en comptant sur la seule
puissance militaire. Une armée
composée des mêmes hommes peut
être très méprisable, quand elle sera
commandée par tel général, tandis
qu'elle sera invincible commandée
par tel autre.
Page 131
Page 132
Article X - De la topologie
Page 133
Page 134
Sun Tzu dit : Sur la surface de la
terre tous les lieux ne sont pas
équivalents ; il y en a que vous devez
fuir, et d'autres qui doivent être
l'objet de vos recherches ; tous
doivent vous être parfaitement
connus.
Dans les premiers sont à ranger ceux
qui n'offrent que d'étroits passages,
qui sont bordés de rochers ou de
précipices, qui n'ont pas d'accès facile
avec les espaces libres desquels vous
pouvez attendre du secours. Si vous
êtes le premier à occuper ce terrain,
bloquez les passages et attendez
l'ennemi ; si l'ennemi est sur place
avant vous, ne l'y suivez pas, à moins
qu'il n'ait pas fermé complètement les
défilés. Ayez-en une connaissance
Page 135
exacte pour ne pas y engager votre
armée mal à propos.
Recherchez au contraire un lieu dans
lequel il y aurait une montagne assez
haute pour vous défendre de toute
surprise, où l'on pourrait arriver et
d'où l'on pourrait sortir par plusieurs
chemins qui vous seraient
parfaitement connus, où les vivres
seraient en abondance, où les eaux
ne sauraient manquer, où l'air serait
salubre et le terrain assez uni ; un tel
lieu doit faire l'objet de vos plus
ardentes recherches. Mais soit que
vous vouliez vous emparer de
quelque campement avantageux, soit
que vous cherchiez à éviter des lieux
dangereux ou peu commodes, usez
d'une extrême diligence, persuadé
que l'ennemi a le même objet que
vous.
Si le lieu que vous avez dessein de
choisir est autant à la portée des
ennemis qu'à la vôtre, si les ennemis
peuvent s'y rendre aussi aisément
que vous, il s'agit de les devancer.
Pour cela, faites des marches pendant
la nuit, mais arrêtez-vous au lever du
soleil, et, s'il se peut, que ce soit
toujours sur quelque éminence, afin
Page 136
de pouvoir découvrir au loin ;
attendez alors que vos provisions et
tout votre bagage soient arrivés ; si
l'ennemi vient à vous, vous
l'attendrez de pied ferme, et vous
pourrez le combattre avec avantage.
Ne vous engagez jamais dans ces
sortes de lieu où l'on peut aller très
aisément, mais d'où l'on ne peut
sortir qu'avec beaucoup de peine et
une extrême difficulté ; si l'ennemi
laisse un pareil camp entièrement
libre, c'est qu'il cherche à vous
leurrer ; gardez-vous bien d'avancer,
mais trompez-le en pliant bagage. S'il
est assez imprudent pour vous suivre,
il sera obligé de traverser ce terrain
scabreux. Lorsqu'il y aura engagé la
moitié de ses troupes, allez à lui, il ne
saurait vous échapper, frappez-le
avantageusement et vous le vaincrez
sans beaucoup de travail.
Une fois que vous serez campé avec
tout l'avantage du terrain, attendez
tranquillement que l'ennemi fasse les
premières démarches et qu'il se
mette en mouvement. S'il vient à
vous en ordre de bataille, n'allez au-
devant de lui que lorsque vous verrez
Page 137
qu'il lui sera difficile de retourner sur
ses pas.
Un ennemi bien préparé pour le
combat, et contre qui votre attaque a
échoué, est dangereux : ne revenez
pas à une seconde charge, retirez-
vous dans votre camp, si vous le
pouvez, et n'en sortez pas que vous
ne voyiez clairement que vous le
pouvez sans danger. Vous devez vous
attendre que l'ennemi fera jouer bien
des ressorts pour vous attirer :
rendez inutiles tous les artifices qu'il
pourrait employer.
Si votre rival vous a prévenu, et qu'il
ait pris son camp dans le lieu où vous
auriez dû prendre le vôtre, c'est-à-
dire dans le lieu le plus avantageux,
ne vous amusez point à vouloir l'en
déloger en employant les
stratagèmes communs ; vous
travailleriez inutilement. Si la
distance entre vous et lui est assez
considérable et que les deux armées
sont à peu près égales, il ne tombera
pas aisément dans les pièges que
vous lui tendrez pour l'attirer au
combat : ne perdez pas votre temps
inutilement, vous réussirez mieux
d'un autre côté.
Page 138
Ayez pour principe que votre ennemi
cherche ses avantages avec autant
d'empressement que vous pouvez
chercher les vôtres : employez toute
votre industrie à lui donner le change
de ce côté-là ; mais surtout ne le
prenez pas vous-même. Pour cela,
n'oubliez jamais qu'on peut tromper
ou être trompé de bien des façons. Je
ne vous en rappellerai que six
principales, parce qu'elles sont les
sources d'où dérivent toutes les
autres.
La première consiste dans la marche
des troupes
La deuxième, dans leurs différents
arrangements.
La troisième, dans leur position dans
des lieux bourbeux.
La quatrième, dans leur désordre.
La cinquième, dans leur
dépérissement.
Et la sixième, dans leur fuite.
Un général qui recevrait quelque
échec, faute de ces connaissances,
aurait tort d'accuser le Ciel de son
malheur ; il doit se l'attribuer tout
entier.
Page 139
Si celui qui est à la tête des armées
néglige de s'instruire à fond de tout
ce qui a rapport aux troupes qu'il doit
mener au combat et à celles qu'il doit
combattre ; s'il ne connaît pas
exactement le terrain où il est
actuellement, celui où il doit se
rendre, celui où l'on peut se retirer en
cas de malheur, celui où l'on peut
feindre d'aller sans avoir d'autre
envie que celle d'y attirer l'ennemi, et
celui où il peut être forcé de s'arrêter,
lorsqu'il n'aura pas lieu de s'y
attendre ; s'il fait mouvoir son armée
hors de propos ; s'il n'est pas instruit
de tous les mouvements de l'armée
ennemie et des desseins qu'elle peut
avoir dans la conduite qu'elle tient ;
s'il divise ses troupes sans nécessité,
ou sans y être comme forcé par la
nature du lieu où il se trouve, ou sans
avoir prévu tous les inconvénients qui
pourraient en résulter, ou sans une
certitude de quelque avantage réel de
cette dispersion ; s'il souffre que le
désordre s'insinue peu à peu dans
son armée, ou si, sur des indices
incertains, il se persuade trop
aisément que le désordre règne dans
l'armée ennemie, et qu'il agisse en
conséquence ; si son armée dépérit
Page 140
insensiblement, sans qu'il se mette
en devoir d'y apporter un prompt
remède ; un tel général ne peut être
que la dupe des ennemis, qui lui
donneront le change par des fuites
étudiées, par des marches feintes, et
par un total de conduite dont il ne
saurait manquer d'être la victime.
Les maximes suivantes doivent vous
servir de règles pour toutes vos
actions.
Si votre armée et celle de l'ennemi
sont à peu près en nombre égal et
d'égale force, il faut que des dix
parties des avantages du terrain vous
en ayez neuf pour vous ; mettez
toute votre application, employez
tous vos efforts et toute votre
industrie pour vous les procurer. Si
vous les possédez, votre ennemi se
trouvera réduit à n'oser se montrer
devant vous et à prendre la fuite dès
que vous paraîtrez ; ou s'il est assez
imprudent pour vouloir en venir à un
combat, vous le combattrez avec
l'avantage de dix contre un. Le
contraire arrivera si, par négligence
ou faute d'habileté, vous lui avez
laissé le temps et les occasions de se
procurer ce que vous n'avez pas.
Page 141
Dans quelque position que vous
puissiez être, si pendant que vos
soldats sont forts et pleins de valeur,
vos officiers sont faibles et lâches,
votre armée ne saurait manquer
d'avoir le dessous ; si, au contraire,
la force et la valeur se trouve
uniquement renfermées dans les
officiers, tandis que la faiblesse et la
lâcheté domineront dans le cœur des
soldats, votre armée sera bientôt en
déroute ; car les soldats pleins de
courage et de valeur ne voudront pas
se déshonorer ; ils ne voudront
jamais que ce que des officiers lâches
et timides ne sauraient leur accorder,
de même des officiers vaillants et
intrépides seront à coup sûr mal
obéis par des soldats timides et
poltrons.
Si les officiers généraux sont faciles à
s'enflammer, et s'ils ne savent ni
dissimuler ni mettre un frein à leur
colère, quel qu'en puisse être le
sujet, ils s'engageront d'eux-mêmes
dans des actions ou de petits
combats dont ils ne se tireront pas
avec honneur, parce qu'ils les auront
commencés avec précipitation, et
qu'ils n'en auront pas prévu les
Page 142
inconvénients et toutes les suites ; il
arrivera même qu'ils agiront contre
l'intention expresse du général, sous
divers prétextes qu'ils tâcheront de
rendre plausibles ; et d'une action
particulière commencée étourdiment
et contre toutes les règles, on en
viendra à un combat général, dont
tout l'avantage sera du côté de
l'ennemi. Veillez sur de tels officiers,
ne les éloignez jamais de vos côtés ;
quelques grandes qualités qu'ils
puissent avoir d'ailleurs, ils vous
causeraient de grands préjudices,
peut-être même la perte de votre
armée entière.
Si un général est pusillanime, il
n'aura pas les sentiments d'honneur
qui conviennent à une personne de
son rang, il manquera du talent
essentiel de donner de l'ardeur aux
troupes ; il ralentira leur courage
dans le temps qu'il faudrait le ranimer
; il ne saura ni les instruire ni les
dresser à propos ; il ne croira jamais
devoir compter sur les lumières, la
valeur et l'habileté des officiers qui lui
sont soumis, les officiers eux-mêmes
ne sauront à quoi s'en tenir ; il fera
faire mille fausses démarches à ses
Page 143
troupes, qu'il voudra disposer tantôt
d'une façon et tantôt d'une autre,
sans suivre aucun système, sans
aucune méthode ; il hésitera sur tout,
il ne se décidera sur rien, partout il
ne verra que des sujets de crainte ;
et alors le désordre, et un désordre
général, régnera dans son armée.
Si un général ignore le fort et le faible
de l'ennemi contre lequel il a à
combattre, s'il n'est pas instruit à
fond, tant des lieux qu'il occupe
actuellement que de ceux qu'il peut
occuper suivant les différents
événements, il lui arrivera d'opposer
à ce qu'il y a de plus fort dans
l'armée ennemie ce qu'il y a de plus
faible dans la sienne, à envoyer ses
troupes faibles et aguerries contre les
troupes fortes, ou contre celles qui
n'ont aucune considération chez
l'ennemi, à ne pas choisir des troupes
d'élite pour son avant-garde, à faire
attaquer par où il ne faudrait pas le
faire, à laisser périr, faute de secours,
ceux des siens qui se trouveraient
hors d'état de résister, à se défendre
mal à propos dans un mauvais poste,
à céder légèrement un poste de la
dernière importance ; dans ces sortes
Page 144
d'occasions il comptera sur quelque
avantage imaginaire qui ne sera
qu'un effet de la politique de
l'ennemi, ou bien il perdra courage
après un échec qui ne devrait être
compté pour rien. Il se trouvera
poursuivi sans s'y être attendu, il se
trouvera enveloppé. On le combattra
vivement, heureux alors s'il peut
trouver son salut dans la fuite. C'est
pourquoi, pour en revenir au sujet qui
fait la matière de cet article, un bon
général doit connaître tous les lieux
qui sont ou qui peuvent être le
théâtre de la guerre, aussi
distinctement qu'il connaît tous les
coins et recoins des cours et des
jardins de sa propre maison.
J'ajoute dans cet article qu'une
connaissance exacte du terrain est ce
qu'il y a de plus essentiel parmi les
matériaux qu'on peut employer pour
un édifice aussi important à la
tranquillité et à la gloire de État Ainsi
un homme, que la naissance où les
événements semblent destiner à la
dignité de général, doit employer tous
ses soins et faire tous ses efforts pour
se rendre habile dans cette partie de
l'art des guerriers.
Page 145
Avec une connaissance exacte du
terrain, un général peut se tirer
d'affaire dans les circonstances les
plus critiques. Il peut se procurer les
secours qui lui manquent, il peut
empêcher ceux qu'on envoie à
l'ennemi ; il peut avancer, reculer et
régler toutes ses démarches comme il
le jugera à propos ; il peut disposer
des marches de son ennemi et faire à
son gré qu'il avance ou qu'il recule ; il
peut le harceler sans crainte d'être
surpris lui-même ; il peut
l'incommoder de mille manières, et
parer de son côté à tous les
dommages qu'on voudrait lui causer.
Calculer les distances et les degrés de
difficulté du terrain, c'est contrôler la
victoire. Celui qui combat avec la
pleine connaissance de ces facteurs
est certain de gagner ; il peut enfin
finir ou prolonger la campagne, selon
qu'il le jugera plus expédient pour sa
gloire ou pour ses intérêts.
Vous pouvez compter sur une victoire
certaine si vous connaissez tous les
tours et tous les détours, tous les
hauts et les bas, tous les allants et
les aboutissants de tous les lieux que
les deux armées peuvent occuper,
Page 146
depuis les plus près jusqu'à ceux qui
sont les plus éloignés, parce qu'avec
cette connaissance vous saurez quelle
forme il sera plus à propos de donner
aux différents corps de vos troupes,
vous saurez sûrement quand il sera à
propos de combattre ou lorsqu'il
faudra différer la bataille, vous saurez
interpréter la volonté du souverain
suivant les circonstances, quels que
puissent être les ordres que vous en
aurez reçus ; vous le servirez
véritablement en suivant vos
lumières présentes, vous ne
contracterez aucune tache qui puisse
souiller votre réputation, et vous ne
serez point exposé à périr
ignominieusement pour avoir obéi.
Un général malheureux est toujours
un général coupable.
Servir votre prince, faire l'avantage
de État et le bonheur des peuples,
c'est ce que vous devez avoir en vue
; remplissez ce triple objet, vous avez
atteint le but.
Dans quelque espèce de terrain que
vous soyez, vous devez regarder vos
troupes comme des enfants qui
ignorent tout et qui ne sauraient faire
un pas ; il faut qu'elles soient
Page 147
conduites ; vous devez les regarder,
dis-je, comme vos propres enfants ; il
faut les conduire vous-même. Ainsi,
s'il s'agit d'affronter les hasards, que
vos gens ne les affrontent pas seuls,
et qu'ils ne les affrontent qu'à votre
suite. S'il s'agit de mourir, qu'ils
meurent, mais mourez avec eux.
Je dis que vous devez aimer tous
ceux qui sont sous votre conduite
comme vous aimeriez vos propres
enfants. Il ne faut pas cependant en
faire des enfants gâtés ; ils seraient
tels, si vous ne les corrigiez pas
lorsqu'ils méritent de l'être, si,
quoique plein d'attention, d'égards et
de tendresse pour eux, vous ne
pouviez pas les gouverner, ils se
montreraient insoumis et peu
empressés à répondre à vos désirs.
Dans quelque espèce de terrain que
vous soyez, si vous êtes au fait de
tout ce qui le concerne, si vous savez
même par quel endroit il faut
attaquer l'ennemi, mais si vous
ignorez s'il est actuellement en état
de défense ou non, s'il est disposé à
vous bien recevoir, et s'il a fait les
préparatifs nécessaires à tout
Page 148
événement, vos chances de victoire
sont réduites de moitié.
Quoique vous ayez une pleine
connaissance de tous les lieux, que
vous sachiez même que les ennemis
peuvent être attaqués, et par quel
côté ils doivent l'être, si vous n'avez
pas des indices certains que vos
propres troupes peuvent attaquer
avec avantage, j'ose vous le dire, vos
chances de victoire sont réduites de
moitié.
Si vous êtes au fait de l'état actuel
des deux armées, si vous savez en
même temps que vos troupes sont en
état d'attaquer avec avantage, et que
celles de l'ennemi leur sont
inférieures en force et en nombre,
mais si vous ne connaissez pas tous
les coins et recoins des lieux
circonvoisins, vous ne saurez s'il est
invulnérable à l'attaque ; je vous
l'assure, vos chances de victoire sont
réduites de moitié.
Ceux qui sont véritablement habiles
dans l'art militaire font toutes leurs
marches sans désavantage, tous
leurs mouvements sans désordre,
toutes leurs attaques à coup sûr,
toutes leurs défenses sans surprise,
Page 149
leurs campements avec choix, leurs
retraites par système et avec
méthode ; ils connaissent leurs
propres forces, ils savent quelles sont
celles de l'ennemi, ils sont instruits de
tout ce qui concerne les lieux.
Donc je dis : Connais toi toi-même,
connais ton ennemi, ta victoire ne
sera jamais mise en danger. Connais
le terrain, connais ton temps, ta
victoire sera alors totale.
Page 150
Article XI - Des neufs sortes de
terrain
Page 151
Page 152
Sun Tzu dit : Il y a neuf sortes de
lieux qui peuvent être à l'avantage ou
au détriment de l'une ou de l'autre
armée. 1° Des lieux de division ou de
dispersion. 2° Des lieux légers. 3°
Des lieux qui peuvent être disputés.
4° Des lieux de réunion. 5° Des lieux
pleins et unis. 6° Des lieux à
plusieurs issues. 7° Des lieux graves
et importants. 8° Des lieux gâtés ou
détruits. 9° Des lieux de mort.
I. J'appelle lieux de division ou de
dispersion ceux qui sont près des
frontières dans nos possessions. Des
troupes qui se tiendraient longtemps
sans nécessité au voisinage de leurs
foyers sont composées d'hommes qui
ont plus envie de perpétuer leur race
que de s'exposer à la mort. À la
Page 153
première nouvelle qui se répandra de
l'approche des ennemis, ou de
quelque prochaine bataille, le général
ne saura quel parti prendre, ni à quoi
se déterminer, quand il verra ce
grand appareil militaire se dissiper et
s'évanouir comme un nuage poussé
par les vents.
II. J'appelle lieux légers ou de
légèreté ceux qui sont près des
frontières, mais pénètrent par une
brèche sur les terres des ennemis.
Ces sortes de lieux n'ont rien qui
puisse fixer. On peut regarder sans
cesse derrière soi, et le retour étant
trop aisé, il fait naître le désir de
l'entreprendre à la première occasion
: l'inconstance et le caprice trouvent
infailliblement de quoi se contenter.
III. Les lieux qui sont à la bienséance
des deux armées, où l'ennemi peut
trouver son avantage aussi bien que
nous pouvons trouver le nôtre, où
l'on peut faire un campement dont la
position, indépendamment de son
utilité propre, peut nuire au parti
opposé, et traverser quelques-unes
de ses vues ; ces sortes de lieux
peuvent être disputés, ils doivent
Page 154
même l'être. Ce sont là des terrains
clés.
IV. Par les lieux de réunion, j'entends
ceux où nous ne pouvons guère
manquer de nous rendre et dans
lesquels l'ennemi ne saurait presque
manquer de se rendre aussi, ceux
encore où l'ennemi, aussi à portée de
ses frontières que vous l'êtes des
vôtres, trouverait, ainsi que vous, sa
sûreté en cas de malheur, ou les
occasions de suivre sa bonne fortune,
s'il avait d'abord du succès. Ce sont
là des lieux qui permettent d'entrer
en communication avec l'armée
ennemie, ainsi que les zones de repli.
V. Les lieux que j'appelle simplement
pleins et unis sont ceux qui, par leur
configuration et leurs dimensions,
permettent leur utilisation par les
deux armées, mais, parce qu'ils sont
au plus profond du territoire ennemi,
ne doivent pas vous inciter à livrer
bataille, à moins que la nécessité ne
vous y contraigne, ou que vous n'y
soyez forcé par l'ennemi, qui ne vous
laisserait aucun moyen de pouvoir
l'éviter.
VI. Les lieux à plusieurs issues, dont
je veux parler ici, sont ceux en
Page 155
particulier qui permettent la jonction
entre les différents États qui les
entourent. Ces lieux forment le nœud
des différents secours que peuvent
apporter les princes voisins à celle
des deux parties qu'il leur plaira de
favoriser.
VII. Les lieux que je nomme graves
et importants sont ceux qui, placés
dans les États ennemis, présentent
de tous côtés des villes, des
forteresses, des montagnes, des
défilés, des eaux, des ponts à passer,
des campagnes arides à traverser, ou
telle autre chose de cette nature.
VIII. Les lieux où tout serait à l'étroit,
où une partie de l'armée ne serait pas
à portée de voir l'autre ni de la
secourir, où il y aurait des lacs, des
marais, des torrents ou quelque
mauvaise rivière, où l'on ne saurait
marcher qu'avec de grandes fatigues
et beaucoup d'embarras, où l'on ne
pourrait aller que par pelotons, sont
ceux que j'appelle gâtés ou détruits.
IX. Enfin, par des lieux de mort,
j'entends tous ceux où l'on se trouve
tellement réduit que, quelque parti
que l'on prenne, on est toujours en
danger ; j'entends des lieux dans
Page 156
lesquels, si l'on combat, on court
évidemment le risque d'être battu,
dans lesquels, si l'on reste tranquille,
on se voit sur le point de périr de
faim, de misère ou de maladie ; des
lieux, en un mot, où l'on ne saurait
rester et où l'on ne peut survivre que
très difficilement en combattant avec
le courage du désespoir.
Telles sont les neuf sortes de terrain
dont j'avais à vous parler ; apprenez
à les connaître, pour vous en défier
ou pour en tirer parti.
Lorsque vous ne serez encore que
dans des lieux de division, contenez
bien vos troupes ; mais surtout ne
livrez jamais de bataille, quelque
favorables que les circonstances
puissent vous paraître. La vue de leur
pays et la facilité du retour
occasionneraient bien des lâchetés :
bientôt les campagnes seraient
couvertes de fuyards.
Si vous êtes dans des lieux légers, n'y
établissez point votre camp. Votre
armée ne s'étant point encore saisie
d'aucune ville, d'aucune forteresse, ni
d'aucun poste important dans les
possessions des ennemis, n'ayant
derrière soi aucune digue qui puisse
Page 157
l'arrêter, voyant des difficultés, des
peines et des embarras pour aller
plus avant, il n'est pas douteux
qu'elle ne soit tentée de préférer ce
qui lui paraît le plus aisé à ce qui lui
semblera difficile et plein de dangers.
Si vous avez reconnu de ces sortes
de lieux qui vous paraissent devoir
être disputés, commencez par vous
en emparer : ne donnez pas à
l'ennemi le temps de se reconnaître,
employez toute votre diligence, que
les formations ne se séparent pas,
faites tous vos efforts pour vous en
mettre dans une entière possession ;
mais ne livrez point de combat pour
en chasser l'ennemi. S'il vous a
prévenu, usez de finesse pour l'en
déloger, mais si vous y êtes une fois,
n'en délogez pas.
Pour ce qui est des lieux de réunion,
tâchez de vous y rendre avant
l'ennemi ; faites en sorte que vous
ayez une communication libre de tous
les côtés ; que vos chevaux, vos
chariots et tout votre bagage puissent
aller et venir sans danger. N'oubliez
rien de tout ce qui est en votre
pouvoir pour vous assurer de la
bonne volonté des peuples voisins,
Page 158
recherchez-la, demandez-la, achetez-
la, obtenez-la à quelque prix que ce
soit, elle vous est nécessaire ; et ce
n'est guère que par ce moyen que
votre armée peut avoir tout ce dont
elle aura besoin. Si tout abonde de
votre côté, il y a grande apparence
que la disette régnera du côté de
l'ennemi.
Dans les lieux pleins et unis, étendez-
vous à l'aise, donnez-vous du large,
faites des retranchements pour vous
mettre à couvert de toute surprise, et
attendez tranquillement que le temps
et les circonstances vous ouvrent les
voies pour faire quelque grande
action.
Si vous êtes à portée de ces sortes de
lieux qui ont plusieurs issues, où l'on
peut se rendre par plusieurs chemins,
commencez par les bien connaître ;
alliez-vous aux États voisins, que rien
n'échappe à vos recherches ;
emparez-vous de toutes les avenues,
n'en négligez aucune, quelque peu
importante qu'elle vous paraisse, et
gardez-les toutes très
soigneusement.
Si vous vous trouvez dans des lieux
graves et importants, rendez-vous
Page 159
maître de tout ce qui vous environne,
ne laissez rien derrière vous, le plus
petit poste doit être emporté ; sans
cette précaution vous courriez le
risque de manquer des vivres
nécessaires à l'entretien de votre
armée, ou de vous voir l'ennemi sur
les bras lorsque vous y penseriez le
moins, et d'être attaqué par plusieurs
côtés à la fois.
Si vous êtes dans des lieux gâtés ou
détruits, n'allez pas plus avant,
retournez sur vos pas, fuyez le plus
promptement qu'il vous sera possible.
Si vous êtes dans des lieux de mort,
n'hésitez point à combattre, allez
droit à l'ennemi, le plus tôt est le
meilleur.
Telle est la conduite que tenaient nos
anciens guerriers. Ces grands
hommes, habiles et expérimentés
dans leur art, avaient pour principe
que la manière d'attaquer et de se
défendre ne devait pas être
invariablement la même, qu'elle
devait être prise de la nature du
terrain que l'on se occupait et de la
position où l'on se trouvait. Ils
disaient encore que la tête et la
queue d'une armée ne devaient pas
Page 160
être commandées de la même façon,
qu'il fallait combattre la tête et
enfoncer la queue ; que la multitude
et le petit nombre ne pouvaient pas
être longtemps d'accord ; que les
forts et les faibles, lorsqu'ils étaient
ensemble, ne tardaient guère à se
désunir ; que les hauts et les bas ne
pouvaient être également utiles ; que
les troupes étroitement unies
pouvaient aisément se diviser, mais
que celles qui étaient une fois
divisées ne se réunissaient que très
difficilement. Ils répétaient sans
cesse qu'une armée ne devait jamais
se mettre en mouvement qu'elle ne
fût sûre de quelque avantage réel, et
que, lorsqu'il n'y avait rien à gagner,
il fallait se tenir tranquille et garder le
camp.
En résumé, je vous dirai que toute
votre conduite militaire doit être
réglée suivant les circonstances ; que
vous devez attaquer ou vous
défendre selon que le théâtre de la
guerre sera chez vous ou chez
l'ennemi.
Si la guerre se fait dans votre propre
pays, et si l'ennemi, sans vous avoir
donné le temps de faire tous vos
Page 161
préparatifs, s'apprêtant à vous
attaquer, vient avec une armée bien
ordonnée pour l'envahir ou le
démembrer, ou y faire des dégâts,
ramassez promptement le plus de
troupes que vous pourrez, envoyez
demander du secours chez les voisins
et chez les alliés, emparez-vous de
quelques lieux qu'il chérit, et il se fera
conforme à vos désirs, mettez-les en
état de défense, ne fût-ce que pour
gagner du temps ; la rapidité est la
sève de la guerre.
Voyagez par les routes sur lesquelles
il ne peut vous attendre ; mettez une
partie de vos soins à empêcher que
l'armée ennemie ne puisse recevoir
des vivres, barrez-lui tous les
chemins, ou du moins faites qu'elle
n'en puisse trouver aucun sans
embuscades, ou sans qu'elle soit
obligée de l'emporter de vive force.
Les paysans peuvent en cela vous
être d'un grand secours et vous servir
mieux que vos propres troupes :
faites-leur entendre seulement qu'ils
doivent empêcher que d'injustes
ravisseurs ne viennent s'emparer de
toutes leurs possessions et ne leur
Page 162
enlèvent leur père, leur mère, leur
femme et leurs enfants.
Ne vous tenez pas seulement sur la
défensive, envoyez des partisans
pour enlever des convois, harcelez,
fatiguez, attaquez tantôt d'un côté,
tantôt de l'autre ; forcez votre injuste
agresseur à se repentir de sa
témérité ; contraignez-le de retourner
sur ses pas, n'emportant pour tout
butin que la honte de n'avoir pu
réussir.
Si vous faites la guerre dans le pays
ennemi, ne divisez vos troupes que
très rarement, ou mieux encore, ne
les divisez jamais ; qu'elles soient
toujours réunies et en état de se
secourir mutuellement ; ayez soin
qu'elles ne soient jamais que dans
des lieux fertiles et abondants.
Si elles venaient à souffrir de la faim,
la misère et les maladies feraient
bientôt plus de ravage parmi elles
que ne le pourrait faire dans plusieurs
années le fer de l'ennemi.
Procurez-vous pacifiquement tous les
secours dont vous aurez besoin ;
n'employez la force que lorsque les
autres voies auront été inutiles ;
Page 163
faites en sorte que les habitants des
villages et de la campagne puissent
trouver leurs intérêts à venir d'eux-
mêmes vous offrir leurs denrées ;
mais, je le répète, que vos troupes ne
soient jamais divisées.
Tout le reste étant égal, on est plus
fort de moitié lorsqu'on combat chez
soi.
Si vous combattez chez l'ennemi,
ayez égard à cette maxime, surtout si
vous êtes un peu avant dans ses
États : conduisez alors votre armée
entière ; faites toutes vos opérations
militaires dans le plus grand secret,
je veux dire qu'il faut empêcher
qu'aucun ne puisse pénétrer vos
desseins : il suffit qu'on sache ce que
vous voulez faire quand le temps de
l'exécuter sera arrivé.
Il peut arriver que vous soyez réduit
quelquefois à ne savoir où aller, ni de
quel côté vous tourner ; dans ce cas
ne précipitez rien, attendez tout du
temps et des circonstances, soyez
inébranlable dans le lieu où vous
êtes.
Il peut arriver encore que vous vous
trouviez engagé mal à propos ;
Page 164
gardez-vous bien alors de prendre la
fuite, elle causerait votre perte ;
périssez plutôt que de reculer, vous
périrez au moins glorieusement ;
cependant, faites bonne contenance.
Votre armée, accoutumée à ignorer
vos desseins, ignorera pareillement le
péril qui la menace ; elle croira que
vous avez eu vos raisons, et
combattra avec autant d'ordre et de
valeur que si vous l'aviez disposée
depuis longtemps à la bataille.
Si dans ces sortes d'occasions vous
triomphez, vos soldats redoubleront
de force, de courage et de valeur ;
votre réputation s'accroît dans la
proportion même du risque que vous
avez couru. Votre armée se croira
invincible sous un chef tel que vous.
Quelque critiques que puissent être la
situation et les circonstances où vous
vous trouvez, ne désespérez de rien ;
c'est dans les occasions où tout est à
craindre qu'il ne faut rien craindre ;
c'est lorsqu'on est environné de tous
les dangers qu'il n'en faut redouter
aucun ; c'est lorsqu'on est sans
aucune ressource qu'il faut compter
sur toutes ; c'est lorsqu'on est surpris
Page 165
qu'il faut surprendre l'ennemi lui-
même.
Instruisez tellement vos troupes
qu'elles puissent se trouver prêtes
sans préparatifs, qu'elles trouvent de
grands avantages là où elles n'en ont
cherché aucun, que sans aucun ordre
particulier de votre part, elles
improvisent les dispositions à
prendre, que sans défense expresse
elles s'interdisent d'elles-mêmes tout
ce qui est contre la discipline.
Veillez en particulier avec une
extrême attention à ce qu'on ne sème
pas de faux bruits, coupez racine aux
plaintes et aux murmures, ne
permettez pas qu'on tire des augures
sinistres de tout ce qui peut arriver
d'extraordinaire.
Si les devins ou les astrologues de
l'armée ont prédit le bonheur, tenez-
vous-en à leur décision ; s'ils parlent
avec obscurité, interprétez en bien ;
s'ils hésitent, ou qu'ils ne disent pas
des choses avantageuses, ne les
écoutez pas, faites-les taire.
Aimez vos troupes, et procurez-leur
tous les secours, tous les avantages,
toutes les commodités dont elles
Page 166
peuvent avoir besoin. Si elles
essuient de rudes fatigues, ce n'est
pas qu'elles s'y plaisent ; si elles
endurent la faim, ce n'est pas qu'elles
ne se soucient pas de manger ; si
elles s'exposent à la mort, ce n'est
point qu'elles n'aiment pas la vie. Si
mes officiers n'ont pas un surcroît de
richesses, ce n'est pas parce qu'ils
dédaignent les biens de ce monde.
Faites en vous-même de sérieuses
réflexions sur tout cela.
Lorsque vous aurez tout disposé dans
votre armée et que tous vos ordres
auront été donnés, s'il arrive que vos
troupes nonchalamment assises
donnent des marques de tristesse, si
elles vont jusqu'à verser des larmes,
tirez-les promptement de cet état
d'assoupissement et de léthargie,
donnez-leur des festins, faites-leur
entendre le bruit du tambour et des
autres instruments militaires,
exercez-les, faites-leur faire des
évolutions, faites-leur changer de
place, menez-les même dans des
lieux un peu difficiles, où elles aient à
travailler et à souffrir. Imitez la
conduite de Tchouan Tchou et de
Tsao-Kouei, vous changerez le cœur
Page 167
de vos soldats, vous les
accoutumerez au travail, ils s'y
endurciront, rien ne leur coûtera dans
la suite.
Les quadrupèdes regimbent quand on
les charge trop, ils deviennent inutiles
quand ils sont forcés. Les oiseaux au
contraire veulent être forcés pour
être d'un bon usage. Les hommes
tiennent un milieu entre les uns et les
autres, il faut les charger, mais non
pas jusqu'à les accabler ; il faut
même les forcer, mais avec
discernement et mesure.
Si vous voulez tirer un bon parti de
votre armée, si vous voulez qu'elle
soit invincible, faites qu'elle
ressemble au Chouai Jen. Le Chouai
Jen est une espèce de gros serpent
qui se trouve dans la montagne de
Tchang Chan. Si l'on frappe sur la
tête de ce serpent, à l'instant sa
queue va au secours, et se recourbe
jusqu'à la tête ; qu'on le frappe sur la
queue, la tête s'y trouve dans le
moment pour la défendre ; qu'on le
frappe sur le milieu ou sur quelque
autre partie de son corps, sa tête et
sa queue s'y trouvent d'abord
réunies. Mais cela peut-il être
Page 168
pratiqué par une armée ? dira peut-
être quelqu'un. Oui, cela se peut, cela
se doit, et il le faut.
Quelques soldats du royaume de Ou
se trouvèrent un jour à passer une
rivière en même temps que d'autres
soldats du royaume de Yue la
passaient aussi ; un vent impétueux
souffla, les barques furent renversées
et les hommes auraient tous péri, s'ils
ne se fussent aidés mutuellement : ils
ne pensèrent pas alors qu'ils étaient
ennemis, ils se rendirent au contraire
tous les offices qu'on pouvait
attendre d'une amitié tendre et
sincère, ils coopérèrent comme la
main droite avec la main gauche.
Je vous rappelle ce trait d'Histoire
pour vous faire entendre que non
seulement les différents corps de
votre armée doivent se secourir
mutuellement, mais encore qu'il faut
que vous secouriez vos alliés, que
vous donniez même du secours aux
peuples vaincus qui en ont besoin ;
car, s'ils vous sont soumis, c'est qu'ils
n'ont pu faire autrement ; si leur
souverain vous a déclaré la guerre, ce
n'est pas de leur faute. Rendez-leur
Page 169
des services, ils auront leur tour pour
vous en rendre aussi.
En quelque pays que vous soyez, quel
que soit le lieu que vous occupiez, si
dans votre armée il y a des
étrangers, ou si, parmi les peuples
vaincus, vous avez choisi des soldats
pour grossir le nombre de vos
troupes, ne souffrez jamais que dans
les corps qu'ils composent ils soient
ou les plus forts, ou en majorité.
Quand on attache plusieurs chevaux
à un même pieu, on se garde bien de
mettre ceux qui sont indomptés, ou
tous ensemble, ou avec d'autres en
moindre nombre qu'eux, ils
mettraient tout en désordre ; mais
lorsqu'ils sont domptés, ils suivent
aisément la multitude.
Dans quelque position que vous
puissiez être, si votre armée est
inférieure à celle des ennemis, votre
seule conduite, si elle est bonne, peut
la rendre victorieuse. Il n'est pas
suffisant de compter sur les chevaux
boiteux ou les chariots embourbés,
mais à quoi vous servirait d'être placé
avantageusement si vous ne saviez
pas tirer parti de votre position ? À
Page 170
quoi servent la bravoure sans la
prudence, la valeur sans la ruse ?
Un bon général tire parti de tout, et il
n'est en état de tirer parti de tout que
parce qu'il fait toutes ses opérations
avec le plus grand secret, qu'il sait
conserver son sang-froid, et qu'il
gouverne avec droiture, de telle sorte
néanmoins que son armée a sans
cesse les oreilles trompées et les
yeux fascinés. Il sait si bien que ses
troupes ne savent jamais ce qu'elles
doivent faire, ni ce qu'on doit leur
commander. Si les événements
changent, il change de conduite ; si
ses méthodes, ses systèmes ont des
inconvénients, il les corrige toutes les
fois qu'il le veut, et comme il le veut.
Si ses propres gens ignorent ses
desseins, comment les ennemis
pourraient-ils les pénétrer ?
Un habile général sait d'avance tout
ce qu'il doit faire ; tout autre que lui
doit l'ignorer absolument. Telle était
la pratique de ceux de nos anciens
guerriers qui se sont le plus
distingués dans l'art sublime du
gouvernement. Voulaient-ils prendre
une ville d'assaut, ils n'en parlaient
que lorsqu'ils étaient aux pieds des
Page 171
murs. Ils montaient les premiers, tout
le monde les suivait ; et lorsqu'on
était logé sur la muraille, ils faisaient
rompre toutes les échelles. Étaient-ils
bien avant dans les terres des alliés,
ils redoublaient d'attention et de
secret.
Partout ils conduisaient leurs armées
comme un berger conduit un
troupeau ; ils les faisaient aller où
bon leur semblait, ils les faisaient
revenir sur leurs pas, ils les faisaient
retourner, et tout cela sans murmure,
sans résistance de la part d'un seul.
La principale science d'un général
consiste à bien connaître les neuf
sortes de terrain, afin de pouvoir faire
à propos les neuf changements. Elle
consiste à savoir déployer et replier
ses troupes suivant les lieux et les
circonstances, à travailler
efficacement à cacher ses propres
intentions et à découvrir celles de
l'ennemi, à avoir pour maxime
certaine que les troupes sont très
unies entre elles, lorsqu'elles sont
bien avant dans les terres des
ennemis ; qu'elles se divisent au
contraire et se dispersent très
aisément, lorsqu'on ne se tient
Page 172
qu'aux frontières ; qu'elles ont déjà la
moitié de la victoire, lorsqu'elles se
sont emparées de tous les allants et
de tous les aboutissants, tant de
l'endroit où elles doivent camper que
des environs du camp de l'ennemi ;
que c'est un commencement de
succès que d'avoir pu camper dans
un terrain vaste, spacieux et ouvert
de tous côtés ; mais que c'est
presque avoir vaincu, lorsque étant
dans les possessions ennemies, elles
se sont emparées de tous les petits
postes, de tous les chemins, de tous
les villages qui sont au loin des
quatre côtés, et que, par leurs
bonnes manières, elles ont gagné
l'affection de ceux qu'elles veulent
vaincre, ou qu'elles ont déjà vaincus.
Instruit par l'expérience et par mes
propres réflexions, j'ai tâché, lorsque
je commandais les armées, de
réduire en pratique tout ce que je
vous rappelle ici. Quand j'étais dans
des lieux de division, je travaillais à
l'union des cœurs et à l'uniformité
des sentiments. Lorsque j'étais dans
des lieux légers, je rassemblais mon
monde, et je l'occupais utilement.
Lorsqu'il s'agissait des lieux qu'on
Page 173
peut disputer, je m'en emparais le
premier, quand je le pouvais ; si
l'ennemi m'avait prévenu, j'allais
après lui, et j'usais d'artifices pour
l'en déloger. Lorsqu'il était question
des lieux de réunion, j'observais tout
avec une extrême diligence, et je
voyais venir l'ennemi. Sur un terrain
plein et uni, je m'étendais à l'aise et
j'empêchais l'ennemi de s'étendre.
Dans des lieux à plusieurs issues,
quand il m'était impossible de les
occuper tous, j'étais sur mes gardes,
j'observais l'ennemi de près, je ne le
perdais pas de vue. Dans des lieux
graves et importants, je nourrissais
bien le soldat, je l'accablais de
caresses. Dans des lieux gâtés ou
détruits, je tâchais de me tirer
d'embarras, tantôt en faisant des
détours et tantôt en remplissant les
vides. Enfin, dans des lieux de morts,
je faisais croire à l'ennemi que je ne
pouvais survivre.
Les troupes bien disciplinées résistent
quand elles sont encerclées ; elles
redoublent d'efforts dans les
extrémités, elles affrontent les
dangers sans crainte, elles se battent
jusqu'à la mort quand il n'y a pas
Page 174
d'alternative, et obéissent
implicitement. Si celles que vous
commandez ne sont pas telles, c'est
votre faute ; vous ne méritez pas
d'être à leur tête.
Si vous êtes ignorant des plans des
États voisins, vous ne pourrez
préparer vos alliances au moment
opportun ; si vous ne savez pas en
quel nombre sont les ennemis contre
lesquels vous devez combattre, si
vous ne connaissez pas leur fort et
leur faible, vous ne ferez jamais les
préparatifs ni les dispositions
nécessaires pour la conduite de votre
armée ; vous ne méritez pas de
commander.
Si vous ignorez où il y a des
montagnes et des collines, des lieux
secs ou humides, des lieux escarpés
ou pleins de défilés, des lieux
marécageux ou pleins de périls, vous
ne sauriez donner des ordres
convenables, vous ne sauriez
conduire votre armée ; vous êtes
indigne de commander.
Si vous ne connaissez pas tous les
chemins, si vous n'avez pas soin de
vous munir de guides sûrs et fidèles
pour vous conduire par les routes que
Page 175
vous ignorerez, vous ne parviendrez
pas au terme que vous vous
proposez, vous serez la dupe des
ennemis ; vous ne méritez pas de
commander.
Lorsqu'un grand hégémonique
attaque un État puissant, il fait en
sorte qu'il soit impossible à l'ennemi
de se concentrer. Il intimide l'ennemi
et empêche ses alliés de se joindre à
lui. Il s'ensuit que le grand
hégémonique ne combat pas des
combinaisons puissantes États et ne
nourrit pas le pouvoir d'autres États.
Il s'appuie pour la réalisation de ses
buts sur sa capacité d'intimider ses
opposants et ainsi il peut prendre les
villes ennemies et renverser État de
l'ennemi.
Si vous ne savez pas combiner quatre
et cinq tout à la fois, vos troupes ne
sauraient aller de pair avec celles des
vassaux et des feudataires. Lorsque
les vassaux et les feudataires avaient
à faire la guerre contre quelque grand
prince, ils s'unissaient entre eux, ils
tâchaient de troubler tout l'Univers,
ils mettaient dans leur parti le plus de
monde qu'il leur était possible, ils
recherchaient surtout l'amitié de leurs
Page 176
voisins, ils l'achetaient même bien
cher s'il le fallait. Ils ne donnaient pas
à l'ennemi le temps de se
reconnaître, encore moins celui
d'avoir recours à ses alliés et de
rassembler toutes ses forces, ils
l'attaquaient lorsqu'il n'était pas
encore en état de défense ; aussi,
s'ils faisaient le siège d'une ville, ils
s'en rendaient maîtres à coup sûr.
S'ils voulaient conquérir une
province, elle était à eux ; quelques
grands avantages qu'ils se fussent
d'abord procurés, ils ne
s'endormaient pas, ils ne laissaient
jamais leur armée s'amollir par
l'oisiveté ou la débauche, ils
entretenaient une exacte discipline,
ils punissaient sévèrement, quand les
cas l'exigeaient, et ils donnaient
libéralement des récompenses,
lorsque les occasions le demandaient.
Outre les lois ordinaires de la guerre,
ils en faisaient de particulières,
suivant les circonstances des temps
et des lieux.
Voulez-vous réussir ? Prenez pour
modèle de votre conduite celle que je
viens de vous tracer ; regardez votre
armée comme un seul homme que
Page 177
vous seriez chargé de conduire, ne lui
motivez jamais votre manière d'agir ;
faites-lui savoir exactement tous vos
avantages, mais cachez-lui avec
grand soin jusqu'à la moindre de vos
pertes ; faites toutes vos démarches
dans le plus grand secret ; placez-les
dans une situation périlleuse et elles
survivront ; disposez-les sur un
terrain de mort et elles vivront, car,
lorsque l'armée est placée dans une
telle situation, elle peut faire sortir la
victoire des revers.
Accordez des récompenses sans vous
préoccuper des usages habituels,
publiez des ordres sans respect des
précédents, ainsi vous pourrez vous
servir de l'armée entière comme d'un
seul homme.
Éclairez toutes les démarches de
l'ennemi, ne manquez pas de prendre
les mesures les plus efficaces pour
pouvoir vous assurer de la personne
de leur général ; faites tuer leur
général, car vous ne combattez
jamais que contre des rebelles.
Le nœud des opérations militaires
dépend de votre faculté de faire
semblant de vous conformer aux
désirs de votre ennemi.
Page 178
Ne divisez jamais vos forces ; la
concentration vous permet de tuer
son général, même à une distance de
mille lieues ; là se trouve la capacité
d'atteindre votre objet d'une manière
ingénieuse.
Lorsque l'ennemi vous offre une
opportunité, saisissez-en vite
l'avantage ; anticipez-le en vous
rendant maître de quelque chose qui
lui importe et avancez suivant un
plan fixé secrètement.
La doctrine de la guerre consiste à
suivre la situation de l'ennemi afin de
décider de la bataille.
Dès que votre armée sera hors des
frontières, faites-en fermer les
avenues, déchirez les instructions qui
sont entre vos mains et ne souffrez
pas qu'on écrive ou qu'on reçoive des
nouvelles ; rompez vos relations avec
les ennemis, assemblez votre conseil
et exhortez-le à exécuter le plan ;
après cela, allez à l'ennemi.
Avant que la campagne soit
commencée, soyez comme une jeune
fille qui ne sort pas de la maison ;
elle s'occupe des affaires du ménage,
elle a soin de tout préparer, elle voit
Page 179
tout, elle entend tout, elle fait tout,
elle ne se mêle d'aucune affaire en
apparence.
La campagne une fois commencée,
vous devez avoir la promptitude d'un
lièvre qui, se trouvant poursuivi par
des chasseurs, tâcherait, par mille
détours, de trouver enfin son gîte,
pour s'y réfugier en sûreté.
Page 180
Article XII - De l’art d’attaquer par le
feu
Page 181
Page 182
Sun Tzu dit : Les différentes manières
de combattre par le feu se réduisent
à cinq. La première consiste à brûler
les hommes ; la deuxième, à brûler
les provisions ; la troisième, à brûler
les bagages ; la quatrième, à brûler
les arsenaux et les magasins ; et la
cinquième, à utiliser des projectiles
incendiaires.
Avant que d'entreprendre ce genre de
combat, il faut avoir tout prévu, il
faut avoir reconnu la position des
ennemis, il faut s'être mis au fait de
tous les chemins par où il pourrait
s'échapper ou recevoir du secours, il
faut s'être muni des choses
nécessaires pour l'exécution du
projet, il faut que le temps et les
circonstances soient favorables.
Page 183
Préparez d'abord toutes les matières
combustibles dont vous voulez faire
usage : dès que vous aurez mis le
feu, faites attention à la fumée. Il y a
le temps de mettre le feu, il y a le
jour de le faire éclater : n'allez pas
confondre ces deux choses. Le temps
de mettre le feu est celui où tout est
tranquille sous le Ciel, où la sérénité
paraît devoir être de durée. Le jour
de le faire éclater est celui où la lune
se trouve sous une des quatre
constellations, Qi, Pi, Y, Tchen. Il est
rare que le vent ne souffle point
alors, et il arrive très souvent qu'il
souffle avec force.
Les cinq manières de combattre par
le feu demandent de votre part une
conduite qui varie suivant les
circonstances : ces variations se
réduisent à cinq. Je vais les indiquer,
afin que vous puissiez les employer
dans les occasions.
I. Dès que vous aurez mis le feu, si,
après quelque temps, il n'y a aucune
rumeur dans le camp des ennemis, si
tout est tranquille chez eux, restez
vous-même tranquille, n'entreprenez
rien ; attaquer imprudemment, c'est
chercher à se faire battre. Vous savez
Page 184
que le feu a pris, cela doit vous
suffire : en attendant, vous devez
supposer qu'il agit sourdement ; ses
effets n'en seront que plus funestes.
Il est au-dedans ; attendez qu'il
éclate et que vous en voyiez des
étincelles au-dehors, vous pourrez
aller recevoir ceux qui ne chercheront
qu'à se sauver.
II. Si peu de temps après avoir mis le
feu, vous voyez qu'il s'élève par
tourbillons, ne donnez pas aux
ennemis le temps de l'éteindre,
envoyez des gens pour l'attiser,
disposez promptement toutes choses,
et courez au combat.
III. Si malgré toutes vos mesures et
tous les artifices que vous aurez pu
employer, il n'a pas été possible à vos
gens de pénétrer dans l'intérieur, et
si vous êtes forcé à ne pouvoir mettre
le feu que par dehors, observez de
quel côté vient le vent ; c'est de ce
côté que doit commencer l'incendie ;
c'est par le même côté que vous
devez attaquer. Dans ces sortes
d'occasions, qu'il ne vous arrive
jamais de combattre sous le vent.
IV. Si pendant le jour le vent a soufflé
sans discontinuer, regardez comme
Page 185
une chose sûre que pendant la nuit il
y aura un temps où il cessera ;
prenez là-dessus vos précautions et
vos arrangements.
V. Un général qui, pour combattre ses
ennemis, sait employer le feu
toujours à propos est un homme
véritablement éclairé. Un général qui
sait se servir de l'eau et de
l'inondation pour la même fin est un
excellent homme. Cependant, il ne
faut employer l'eau qu'avec
discrétion. Servez-vous-en, à la
bonne heure ; mais que ce ne soit
que pour gâter les chemins par où les
ennemis pourraient s'échapper ou
recevoir du secours.
Les différentes manières de
combattre par le feu, telles que je
viens de les indiquer, sont
ordinairement suivies d'une pleine
victoire, dont il faut que vous sachiez
recueillir les fruits. Le plus
considérable de tous, et celui sans
lequel vous auriez perdu vos soins et
vos peines, est de connaître le mérite
de tous ceux qui se seront distingués,
c'est de les récompenser en
proportion de ce qu'ils auront fait
pour la réussite de l'entreprise. Les
Page 186
hommes se conduisent ordinairement
par l'intérêt ; si vos troupes ne
trouvent dans le service que des
peines et des travaux, vous ne les
emploierez pas deux fois avec
avantage.
La nécessité seule doit faire
entreprendre la guerre. Les combats,
de quelque nature qu'ils soient, ont
toujours quelque chose de funeste
pour les vainqueurs eux-mêmes ; il
ne faut les livrer que lorsqu'on ne
saurait faire la guerre autrement.
Lorsqu'un souverain est animé par la
colère ou par la vengeance, qu'il ne
lui arrive jamais de lever des troupes.
Lorsqu'un général trouve qu'il a dans
le cœur les mêmes sentiments, qu'il
ne livre jamais de combats. Pour l'un
et pour l'autre ce sont des temps
nébuleux : qu'ils attendent les jours
de sérénité pour se déterminer et
pour entreprendre.
S'il y a quelque profit à espérer en
vous mettant en mouvement, faites
marcher votre armée ; si vous ne
prévoyez aucun avantage, tenez-vous
en repos ; eussiez-vous les sujets les
plus légitimes d'être irrité, vous eût-
on provoqué, insulté même,
Page 187
attendez, pour prendre votre parti,
que le feu de la colère se soit dissipé
et que les sentiments pacifiques
s'élèvent en foule dans votre cœur.
N'oubliez jamais que votre dessein,
en faisant la guerre, doit être de
procurer à État la gloire, la splendeur
et la paix, et non pas d'y mettre le
trouble, la désolation et la confusion.
Ce sont les intérêts du pays et non
pas vos intérêts personnels que vous
défendez. Vos vertus et vos vices,
vos belles qualités et vos défauts
rejaillissent également sur ceux que
vous représentez. Vos moindres
fautes sont toujours de conséquence
; les grandes sont souvent
irréparables, et toujours très
funestes. Il est difficile de soutenir un
royaume que vous aurez mis sur le
penchant de sa ruine ; il est
impossible de le relever, s'il est une
fois détruit : on ne ressuscite pas un
mort.
De même qu'un prince sage et éclairé
met tous ses soins à bien gouverner,
ainsi un général habile n'oublie rien
pour former de bonnes troupes, et
pour les employer à sauvegarder État
et à préserver l'armée.
Page 188
Article XIII - De la concorde et de la
discorde
Page 189
Page 190
Sun Tzu dit : Si, ayant sur pied une
armée de cent mille hommes, vous
devez la conduire jusqu'à la distance
de cent lieues, il faut compter qu'au-
dehors, comme au-dedans, tout sera
en mouvement et en rumeur. Les
villes et les villages dont vous aurez
tiré les hommes qui composent vos
troupes ; les hameaux et les
campagnes dont vous aurez tiré vos
provisions et tout l'attirail de ceux qui
doivent les conduire ; les chemins
remplis de gens qui vont et viennent,
tout cela ne saurait arriver qu'il n'y
ait bien des familles dans la
désolation, bien des terres incultes,
et bien des dépenses pour État
Sept cent mille familles dépourvues
de leurs chefs ou de leurs soutiens se
trouvent tout à coup hors d'état de
vaquer à leurs travaux ordinaires ;
Page 191
les terres privées d'un pareil nombre
de ceux qui les faisaient valoir
diminuent, en proportion des soins
qu'on leur refuse, la quantité comme
la qualité de leurs productions.
Les appointements de tant d'officiers,
la paie journalière de tant de soldats
et l'entretien de tout le monde
creusent peu à peu les greniers et les
coffres du prince comme ceux du
peuple, et ne sauraient manquer de
les épuiser bientôt.
Être plusieurs années à observer ses
ennemis, ou à faire la guerre, c'est ne
point aimer le peuple, c'est être
l'ennemi de son pays ; toutes les
dépenses, toutes les peines, tous les
travaux et toutes les fatigues de
plusieurs années n'aboutissent le plus
souvent, pour les vainqueurs eux-
mêmes, qu'à une journée de
triomphe et de gloire, celle où ils ont
vaincu. N'employer pour vaincre que
la voie des sièges et des batailles,
c'est ignorer également et les devoirs
de souverain et ceux de général ;
c'est ne pas savoir gouverner ; c'est
ne pas savoir servir État
Ainsi, le dessein de faire la guerre
une fois formé, les troupes étant déjà
Page 192
sur pied et en état de tout
entreprendre, ne dédaignez pas
d'employer les artifices.
Commencez par vous mettre au fait
de tout ce qui concerne les ennemis ;
sachez exactement tous les rapports
qu'ils peuvent avoir, leurs liaisons et
leurs intérêts réciproques ;
n'épargnez pas les grandes sommes
d'argent ; n'ayez pas plus de regret à
celui que vous ferez passer chez
l'étranger, soit pour vous faire des
créatures, soit pour vous procurer
des connaissances exactes, qu'à celui
que vous emploierez pour la paie de
ceux qui sont enrôlés sous vos
étendards : plus vous dépenserez,
plus vous gagnerez ; c'est un argent
que vous placez pour en retirer un
gros intérêt.
Ayez des espions partout, soyez
instruit de tout, ne négligez rien de ce
que vous pourrez apprendre ; mais,
quand vous aurez appris quelque
chose, ne la confiez pas
indiscrètement à tous ceux qui vous
approchent.
Lorsque vous emploierez quelque
artifice, ce n'est pas en invoquant les
Esprits, ni en prévoyant à peu près ce
Page 193
qui doit ou peut arriver, que vous le
ferez réussir ; c'est uniquement en
sachant sûrement, par le rapport
fidèle de ceux dont vous vous
servirez, la disposition des ennemis,
eu égard à ce que vous voulez qu'ils
fassent.
Quand un habile général se met en
mouvement, l'ennemi est déjà vaincu
: quand il combat, il doit faire lui seul
plus que toute son armée ensemble ;
non pas toutefois par la force de son
bras, mais par sa prudence, par sa
manière de commander, et surtout
par ses ruses. Il faut qu'au premier
signal une partie de l'armée ennemie
se range de son côté pour combattre
sous ses étendards : il faut qu'il soit
toujours le maître d'accorder la paix
et de l'accorder aux conditions qu'il
jugera à propos.
Le grand secret de venir à bout de
tout consiste dans l'art de savoir
mettre la division à propos ; division
dans les villes et les villages, division
extérieure, division entre les
inférieurs et les supérieurs, division
de mort, division de vie.
Ces cinq sortes de divisions ne sont
que les branches d'un même tronc.
Page 194
Celui qui sait les mettre en usage est
un homme véritablement digne de
commander ; c'est le trésor de son
souverain et le soutien de l'empire.
J'appelle division dans les villes et les
villages celle par laquelle on trouve le
moyen de détacher du parti ennemi
les habitants des villes et des villages
qui sont de sa domination, et de se
les attacher de manière à pouvoir
s'en servir sûrement dans le besoin.
J'appelle division extérieure celle par
laquelle on trouve le moyen d'avoir à
son service les officiers qui servent
actuellement dans l'armée ennemie.
Par la division entre les inférieurs et
les supérieurs, j'entends celle qui
nous met en état de profiter de la
mésintelligence que nous aurons su
mettre entre alliés, entre les
différents corps, ou entre les officiers
de divers grades qui composent
l'armée que nous aurons à combattre.
La division de mort est celle par
laquelle, après avoir fait donner de
faux avis sur l'état où nous nous
trouvons, nous faisons courir des
bruits tendancieux, lesquels nous
faisons passer jusqu'à la cour de son
Page 195
souverain, qui, les croyant vrais, se
conduit en conséquence envers ses
généraux et tous les officiers qui sont
actuellement à son service.
La division de vie est celle par
laquelle on répand l'argent à pleines
mains envers tous ceux qui, ayant
quitté le service de leur légitime
maître, ont passé de votre côté, ou
pour combattre sous vos étendards,
ou pour vous rendre d'autres services
non moins essentiels.
Si vous avez su vous faire des
créatures dans les villes et les villages
des ennemis, vous ne manquerez pas
d'y avoir bientôt quantité de gens qui
vous seront entièrement dévoués.
Vous saurez par leur moyen les
dispositions du grand nombre des
leurs à votre égard, ils vous
suggéreront la manière et les moyens
que vous devez employer pour
gagner ceux de leurs compatriotes
dont vous aurez le plus à craindre ;
et quand le temps de faire des sièges
sera venu, vous pourrez faire des
conquêtes, sans être obligé de
monter à l'assaut, sans coup férir,
sans même tirer l'épée.
Page 196
Si les ennemis qui sont actuellement
occupés à vous faire la guerre ont à
leur service des officiers qui ne sont
pas d'accord entre eux ; si de
mutuels soupçons, de petites
jalousies, des intérêts personnels les
tiennent divisés, vous trouverez
aisément les moyens d'en détacher
une partie, car quelque vertueux
qu'ils puissent être d'ailleurs, quelque
dévoués qu'ils soient à leur
souverain, l'appât de la vengeance,
celui des richesses ou des postes
éminents que vous leur promettez,
suffiront amplement pour les gagner ;
et quand une fois ces passions seront
allumées dans leur cœur, il n'est rien
qu'ils ne tenteront pour les satisfaire.
Si les différents corps qui composent
l'armée des ennemis ne se
soutiennent pas entre eux, s'ils sont
occupés à s'observer mutuellement,
s'ils cherchent réciproquement à se
nuire, il vous sera aisé d'entretenir
leur mésintelligence, de fomenter
leurs divisions ; vous les détruirez
peu à peu les uns par les autres, sans
qu'il soit besoin qu'aucun d'eux se
déclare ouvertement pour votre parti
Page 197
; tous vous serviront sans le vouloir,
même sans le savoir.
Si vous avez fait courir des bruits,
tant pour persuader ce que vous
voulez qu'on croie de vous, que sur
les fausses démarches que vous
supposerez avoir été faites par les
généraux ennemis ; si vous avez fait
passer de faux avis jusqu'à la cour et
au conseil même du prince contre les
intérêts duquel vous avez à
combattre ; si vous avez su faire
douter des bonnes intentions de ceux
mêmes dont la fidélité à leur prince
vous sera la plus connue, bientôt
vous verrez que chez les ennemis les
soupçons ont pris la place de la
confiance, que les récompenses ont
été substituées aux châtiments et les
châtiments aux récompenses, que les
plus légers indices tiendront lieu des
preuves les plus convaincantes pour
faire périr quiconque sera soupçonné.
Alors les meilleurs officiers, leurs
ministres les plus éclairés se
dégoûteront, leur zèle se ralentira ;
et se voyant sans espérance d'un
meilleur sort, ils se réfugieront chez
vous pour se délivrer des justes
craintes dont ils étaient
Page 198
perpétuellement agités, et pour
mettre leurs jours à couvert.
Leurs parents, leurs alliés ou leurs
amis seront accusés, recherchés, mis
à mort. Les complots se formeront,
l'ambition se réveillera, ce ne seront
plus que perfidies, que cruelles
exécutions, que désordres, que
révoltes de tous côtés.
Que vous restera-t-il à faire pour
vous rendre maître d'un pays dont les
peuples voudraient déjà vous voir en
possession ?
Si vous récompensez ceux qui se
seront donnés à vous pour se délivrer
des justes craintes dont ils étaient
perpétuellement agités, et pour
mettre leurs jours à couvert ; si vous
leur donnez de l'emploi, leurs
parents, leurs alliés, leur amis seront
autant de sujets que vous acquerrez
à votre prince.
Si vous répandez l'argent à pleines
mains, si vous traitez bien tout le
monde, si vous empêchez que vos
soldats ne fassent le moindre dégât
dans les endroits par où ils passeront,
si les peuples vaincus ne souffrent
aucun dommage, assurez-vous qu'ils
Page 199
sont déjà gagnés, et que le bien qu'ils
diront de vous attirera plus de sujets
à votre maître et plus de villes sous
sa domination que les plus brillantes
victoires.
Soyez vigilant et éclairé ; mais
montrez à l'extérieur beaucoup de
sécurité, de simplicité et même
d'indifférence ; soyez toujours sur
vos gardes, quoique vous paraissiez
ne penser à rien ; défiez-vous de
tout, quoique vous paraissiez sans
défiance ; soyez extrêmement secret,
quoiqu'il paraisse que vous ne fassiez
rien qu'à découvert ; ayez des
espions partout ; au lieu de paroles,
servez-vous de signaux ; voyez par la
bouche, parlez par les yeux ; cela
n'est pas aisé, cela est très difficile.
On est quelquefois trompé lorsqu'on
croit tromper les autres. Il n'y a qu'un
homme d'une prudence consommée,
qu'un homme extrêmement éclairé,
qu'un sage du premier ordre qui
puisse employer à propos et avec
succès l'artifice des divisions. Si vous
n'êtes point tel, vous devez y
renoncer ; l'usage que vous en feriez
ne tournerait qu'à votre détriment.
Page 200
Après avoir enfanté quelque projet, si
vous apprenez que votre secret a
transpiré, faites mourir sans
rémission tant ceux qui l'auront
divulgué que ceux à la connaissance
desquels il sera parvenu. Ceux-ci ne
sont point coupables encore à la
vérité, mais ils pourraient le devenir.
Leur mort sauvera la vie à quelques
milliers d'hommes et assurera la
fidélité d'un plus grand nombre
encore.
Punissez sévèrement, récompensez
avec largesse : multipliez les espions,
ayez-en partout, dans le propre palais
du prince ennemi, dans l'hôtel de ses
ministres, sous les tentes de ses
généraux ; ayez une liste des
principaux officiers qui sont à son
service ; sachez leurs noms, leurs
surnoms, le nombre de leurs enfants,
de leurs parents, de leurs amis, de
leurs domestiques ; que rien ne se
passe chez eux que vous n'en soyez
instruit.
Vous aurez vos espions partout :
vous devez supposer que l'ennemi
aura aussi les siens. Si vous venez à
les découvrir, gardez-vous bien de les
faire mettre à mort ; leurs jours
Page 201
doivent vous être infiniment précieux.
Les espions des ennemis vous
serviront efficacement, si vous
mesurez tellement vos démarches,
vos paroles et toutes vos actions,
qu'ils ne puissent jamais donner que
de faux avis à ceux qui les ont
envoyés.
Enfin, un bon général doit tirer parti
de tout ; il ne doit être surpris de
rien, quoi que ce soit qui puisse
arriver. Mais par-dessus tout, et de
préférence à tout, il doit mettre en
pratique ces cinq sortes de divisions.
Rien n'est impossible à qui sait s'en
servir.
Défendre les États de son souverain,
les agrandir, faire chaque jour de
nouvelles conquêtes, exterminer les
ennemis, fonder même de nouvelles
dynasties, tout cela peut n'être que
l'effet des dissensions employées à
propos.
Telle fut la voie qui permit
l'avènement des dynasties Yin et
Tcheou, lorsque des serviteurs
transfuges contribuèrent à leur
élévation.
Page 202
Quel est celui de nos livres qui ne fait
l'éloge de ces grands ministres !
L'Histoire leur a-t-elle jamais donné
les noms de traîtres à leur patrie, ou
de rebelles à leur souverain ? Seul le
prince éclairé et le digne général
peuvent gagner à leur service les
esprits les plus pénétrants et
accomplir de vastes desseins.
Une armée sans agents secrets est un
homme sans yeux ni oreilles.
Page 203
Page 204
Page 205
Page 206
Table des Matières
Page 207
Page 208
Article I - De l’évaluation ........................................................................5
Article II - De l’engagement.................................................................17
Article III - Des propositions de la victoire et de la défaite.......27
Article IV - De la mesure dans la disposition des moyens .........43
Article V - De la contenance.................................................................55
Article VI - Du plein et du vide............................................................65
Article VII - De l’affrontement direct et indirect............................81
Article VIII - Des neuf changements.................................................97
Article IX - De la distribution des moyens.....................................113
Article X - De la topologie...................................................................133
Article XI - Des neufs sortes de terrain..........................................151
Article XII - De l’art d’attaquer par le feu......................................181
Article XIII - De la concorde et de la discorde .............................189
Page 209
Page 210
Notes
Page 211
Notes
Page 212
Notes
Page 213
Notes
Page 214
par
PATRICK BARRABÉ
Page 215
Page 216
Textes sous licence Creative
Commons
Paternité
Pas de Modification
2.5 Générique
creativecommons.org/licenses
/by-nd/2.5/
Page 217
indiquée par l'auteur de
l'oeuvre ou le titulaire
des droits qui vous
confère cette
autorisation (mais pas
d'une manière qui
suggérerait qu'ils vous
soutiennent ou
approuvent votre
utilisation de l'oeuvre).
• Pas de Modification.
Vous n'avez pas le droit
de modifier, de
transformer ou
d'adapter cette
création.
A chaque réutilisation ou
distribution de cette création,
vous devez faire apparaître
clairement au public les
conditions contractuelles de
sa mise à disposition. La
Page 218
meilleure manière de les
indiquer est un lien vers cette
page web.
Chacune de ces conditions
peut être levée si vous
obtenez l'autorisation du
titulaire des droits sur cette
oeuvre.
Rien dans ce contrat ne
diminue ou ne restreint le
droit moral de l'auteur ou des
auteurs.
Paternité :
• Sun-Tzu pour le texte
• Patrick Barrabé pour la mise en
page et l’adaptation –
http://barrabe.tel
Page 219
Page 220