Chroniques de La Haine Ordinaire
Chroniques de La Haine Ordinaire
Chroniques de La Haine Ordinaire
DE LA HAINE
ORDINAIRE
Éditions du Seuil
Bonne année mon cul
3 février 1986
TEXTE INTÉGRAL
20 février 1986
Joëlle
24 février 1986
La Cour
4 mars 1986
Le règne animal:
L'animal est un être organisé, doué de mouvement
et de sensibilité et capable d'ingérer des aliments
solides par la bouche, ou à côté de la bouche si c'est
du chocolat.
Le règne animal se divise en trois parties:
1) Les animaux.
2) L'homme.
3) Les enfants.
Au voleur
6 mars 1986
Le fil rouge
14 mars 1986
Les compassés
24 mars 1986
De cheval
7 avril 1986
L'aquaphile
10 avril 1986
Queue de poisson
22 avril 1986
Maso
6 mai 1986
Bâfrons
13 mai 1986
Sur la grève
16 mai 1986
Pouf, pouf.
Ça déménage
26 mai 1986
28 mai 1986
Le duc
29 mai 1986
Pouf, pouf.
Pouf, pouf.
Pierre.
Les hommes en blanc
20 juin 1986
23 juin 1986
Dimanche de la mi-juin.
De l'été, c'est le plus beau jour. Le vrai premier
jour.
Après cinq cents kilomètres, Alexandre descend de
l'automobile pour forcer le portail de bois vert som-
bre. Anne gare la voiture sous l'abri de chaume. A
l'arrière, l'ivresse désordonnée des joies folles fait
trépigner les deux petites filles énervées.
Dans l'allée de sable, hérissée des herbes incon-
grues du printemps, un lapin stupéfait s'éclipse cul en
l'air. Il a l'air con des lapins stupéfaits. Aussi peu
concerné qu'un croque-mort à la noce, le chat sombre
du voisin fou s'en va à peine.
Au bout de l'allée est la maison, sobrement tarabis-
cotée balnéaire 1910, toit d'ardoise, murs blanc et
brique, cernée de vigne vierge.
Quand il ouvre la porte, la chaleur enfermée fait
monter du parquet nu, nourri d'huile de pin, la
senteur exotique des ponts des vieux navires.
De l'autre côté des volets blancs, la terrasse aux
pierres bleues.
En contrebas, immense comme une éternité tran-
quille, frémissante à l'infini, inéluctable comme la
mort et plus crédible que Dieu, la mer considérable
s'en fout intensément.
La vraie mer. Atlantique. Pas la mer sans marée,
stagnante et soupe aux moules, qui lèche le Sud à
petits clapotis mièvres, où l'Anglaise dorée finissante
fait frémir ses varices. Je vous parle de la mer venue
d'Ouest qui claque aux sables vierges, et va et vient,
monte et descend comme un amant formidable. La
mer tour à tour miroir de plomb mort ou furie
galopante. La mer.
Au pied de l'escalier de pierre où la plage n'en finit
plus de s'étaler, les eaux sont basses et leur rumeur
feutrée comme une confidence où chuinte un peu
d'écume, unique frisson de bruit dans cette splendeur
inconcevable du crépuscule de juin.
Alors, les enfants, saturées d'autoroute, avides
d'air marin, cassent la paix du soir à coups de rires
claquants. Elles se vautrent sur le sable et l'étreignent
et s'y couchent à plat ventre avec des ferveurs de pape
embrassant la Terre sainte.
Trois goélands choqués s'envolent infiniment.
« C'est un temps contre nature, comme le ciel bleu
des peintures, comme l'oubli des tortures. »
Anne arrive doucement sur ses pieds nus. Bermuda
Montparnasse et tee-shirt diaphane, elle pétille, ras-
surante, sous le grand chapeau de paille tressée noir,
pose sa main sur l'épaule de l'homme pour regarder la
mer ensemble.
-Tu devrais écrire un roman balnéaire.
Elle dit cela comme on dit « Tu devrais mettre une
laine » ou « Il faudrait téléphoner à ta mère », sur le
ton léger qui nous vient pour émettre des insignifian-
ces si peu fondamentales que, l'instant d'après, on ne
sait plus si on les a dites à haute voix ou simplement
pensées. Mais c'est aussi le ton qu'on prend pour
exprimer des évidences si fortement assises qu'elles
n'appellent même pas de réponse.
Toujours est-il qu'elle a dit: « Tu devrais écrire un
roman balnéaire. » Pour l'heure, elle regarde intensé-
ment la mer plissée de petits éclats blancs. Il lui dit
qu'elle est folle, qu'on ne fait pas les romans balnéai-
res comme on fait les foins, qu'il faut l'idée, les idées,
et l'échafaudage, et la plume sereine et lente et,
peut-être, le talent d'écrivain. Elle reçoit le couchant
de plein fouet et fronce le museau pour compter sa
progéniture qui fait le dauphin débutant à la frange de
l'écume.
-Vues d'ici, on dirait des fourmis déconnant sur
un ourlet.
Elle rit:
-C'est un joli début pour le livre: Les enfants
jouaient dans la mer à marée basse. Vus de la
terrasse, on aurait dit des fourmis déconnant sur un
ourlet.
-Et après ? Il faut une histoire. Je ne sais pas,
moi... La mer est plate et rassurante, mais le vent
souffle de la terre, et le plus petit enfant, dans sa
bouée de plastique, disparaît à jamais vers les Améri-
ques. La douleur des parents fait peine à voir. Le
malheur se lève et le soleil se couche. Racontez.
-Non. Ce serait encore de l'humour de cimetière.
Ça va comme ça. Tu as déjà donné. Trouve autre
chose.
-Je sais pas, moi... Les Russes débarquent ?
-Par l'Atlantique ? C'est original...
Le jour continue rouge de ne pas mourir. Alexan-
dre se dit qu'il est résolument contre l'abolition du
mois de juin. Août est vulgaire. Transparents et
mous, les méduses et les banlieusards échoués s'y
racornissent sur le sable dans un brouhaha glapissant
de congés payés agglutinés. Août pue la frite et
l'aisselle grasses. En août, le pauvre en caleçon laid,
mains sur les hanches face à la mer, l'oeil vide et
désemparé, n'ose pas penser qu'il s'emmerde. De
peur que l'omniprésence de sa femelle indélébile, de
sa bouée-canard grotesque et de son chien approxi-
matif ne lui fasse douter de l'opportunité posthume
du Front populaire.
Le mois de juin est autrement gracieux. En juin, les
jours sont longs et blonds comme les nubiles scandi-
naves aux seins mouillés qui rient dans la vague
jusqu'à la minuit. En juin, au marché des pêcheurs,
on ne se piétine pas encore: on flâne. Derrière le
port, la tomate-cerise est pour rien à l'étalage de la
maraîchine. On la croque au sel sur le sable avec une
branche de basilic et un verre de vin blanc de Brem
glacé.
Vivre la ville en août, vivre la mer en juin, c'est
l'ultime aristocratie et la rare élégance de l'estivant
hexagonal.
Ce soir, ils ont sorti la grande table de chêne sur la
terrasse, face à l'océan. Le mur blanc surchauffé
renvoie la chaleur accumulée du jour. Pourpre et lent
comme un prélat, le soleil descend religieusement sur
l'horizon paisible, comme une hostie rouge avalée par
la mer, et Alexandre se demande combien de phrases
aussi bigrement poétiques il faut caser dans un roman
balnéaire pour que ce soit aussi beau qu'une chroni-
que de sous-bois solognot avec des senteurs de
mousse et des écureuils hystériques qui viennent
manger dans la main de Maurice Genevoix...
-Tu n'as pas vu les filles ? demande Anne.
Pourquoi Anne demande-t-elle: « Tu n'as pas vu
les filles ? »
Les enfants auraient-elles disparu ? Si oui: Où ?
Quand ? Comment? Pourquoi ? Qu'est-ce que ça
peut foutre ?
Vous le saurez en écoutant demain à la même heure
sur cette antenne « les Aventures du mois de juin »,
une bouleversante saga en deux, trois ou douze
épisodes ça dépend.
24 juin 1986