Culte Du Banal
Culte Du Banal
Culte Du Banal
Le culte
du banal
De Duchamp à la télé-réalité
CNRS EDITIONS
Le culte du banal
De Duchamp à la télé-réalité
François Jost
Le culte du banal
De Duchamp à la télé-réalité
L’instauration du culte
« esthétiques », mais par son usage. L’œuvre d’art est, par son
statut même, soustraite à son usage « normal », quotidien. Quand
on a en tête l’histoire de Fontaine de Duchamp, la condamnation
de Pinoncelli apparaît, à bien des égards, comme un cas d’école
pour définir ce que j’appelle ici l’instauration du banal.
Les faits sont connus : en 1917, Duchamp achète un urinoir
en porcelaine chez J. L. Mott Iron Works et l’adresse au comité
organisateur de l’exposition des Artistes indépendants, dont on lui
a demandé de faire partie et qui s’oppose ouvertement aux canons
de l’Académie. L’œuvre a été baptisée Fountain et signée Richard
Mutt. Ce ready-made (littéralement : « objet déjà fait ») est refusé
par les organisateurs1, qui prétendaient pourtant faire une expo-
sition sans jury et sans récompense, sous prétexte que l’objet est
« obscène, indécent, n’est pas une œuvre originale, n’est pas de
l’art ». Puis Fountain disparaît, reparaît en 1917, immortalisé par
l’objectif de Stieglitz, pour disparaître à nouveau. Aujourd’hui ne
subsistent de Fountain que des répliques : celle de Sidney Janis,
de 1950, celle d’Ulf Linde, de 1963, et celles commanditées par
Duchamp lui-même, avec Arturo Schwartz, dont Beaubourg a
acquis un exemplaire. Et c’est donc pour avoir dégradé une réplique
en 1993 et en 2006 que Pinoncelli s’est vu lourdement condamné.
Au-delà de cette condamnation, ce qui me retient ici, ce sont
les arguments avancés par la défense, le ministère public et par les
réactions que suscitèrent les deux affaires. En 1993, l’accusé se
défendit en arguant que son geste achevait l’œuvre de Duchamp,
« l’appel à l’urine étant en effet contenu ipso facto – et ce dans le
concept même de l’œuvre – dans l’objet, vu son état d’urinoir […].
Y uriner termine l’œuvre et lui donne sa pleine qualification
[…] On devrait pouvoir se servir d’un Rembrandt comme d’une
planche à repasser ». Cela ne convainquit pas le juge, qui déclara
Pinoncelli coupable du délit de « dégradation volontaire d’un
monument ou objet d’utilité publique ». Persuadé que Fountain
est plutôt un « monument » de l’art qu’un objet, le conservateur
e
1. À noter que le terme ready-made existait déjà à la fin du XIX siècle
pour opposer le prêt-à-porter à la confection.
L’instauration du culte 11
musées, mais parce que, par son exposition, cet objet modifie
la pensée qu’on peut avoir du musée lui-même, de l’œuvre et de
l’auteur. Comme le dit Genette, ce qui fait le ready-made n’est
« ni l’objet proposé en lui-même, ni l’acte de proposition en lui-
même, mais l’idée de cet acte6 ».
Peut-on pour autant affirmer, comme je viens de le faire,
que l’art du XXe siècle naissant invente le banal ? Le XIXe n’a-t-il
pas déplacé le sujet de la peinture vers des objets sans qualités
(les godillots peints par Van Gogh) et, auparavant, le XVIIIe
n’a-t-il pas montré quelque intérêt pour les natures mortes ? Et
le cinéma ? N’est-il pas la première invention à reproduire le
banal ? Le doute hyperbolique qui m’accompagne depuis ma
lointaine lecture de Descartes me dicte d’y regarder à deux fois
quant à cette invention.
9. Ibid., p. 42.
10. « L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » [1935], in
Du bon usage de la photographie (une anthologie de textes), Centre de la
photographie, coll. « Photo Poche », 1987, p. 138.
11. Ibid., p. 139.
12. Ibid., p. 146.
13. Ibid., p. 136.
16 Le culte du banal
des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus esti-
mable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et
sans mouvement […]. Un peintre qui ne fait que des portraits n’a
pas encore atteint cette haute perfection de l’art […]. Il faut pour
cela passer d’une seule figure à la représentation de plusieurs
ensemble : il faut traiter l’histoire et la fable, il faut présenter
les grandes actions comme les historiens17 ». Cela n’empêche
pas les propriétaires de tableaux d’accrocher des natures mortes
sur les murs à des fins décoratives, mais les collectionneurs, en
revanche, leur font peu de place dans les galeries jusqu’à la fin du
e
XVII (du moins à Venise qui est au centre de la meilleure enquête
sur le sujet). Certes, ce goût pour la nature morte, qui va croissant
jusqu’au XIXe siècle, manifeste un désir de ne plus être obligé de
décrypter des scènes complexes grâce à une accumulation érudite
de connaissances sur l’histoire ou la religion, en même temps
qu’il témoigne d’une confiance accordée aux images qui parlent
toutes seules18. Cependant il ne saurait s’identifier à un éloge de
la banalité. Bien au contraire. Car, en prenant pour sujet la repro-
duction d’objets imités, il déplace du même coup l’attention des
amateurs sur la manière propre du peintre, son habileté à repro-
duire, qualités auxquelles on ne prêtait guère attention s’agissant
de la peinture d’histoire. Alors qu’avant la vogue des natures
mortes, on identifiait les tableaux par leur sujet et non par les
peintres, on se tourne à présent vers les auteurs dont on apprécie
le « pittoresque ». En d’autres termes, si la banalité pénètre le
motif, elle participe aussi à transformer le peintre en artiste, pour
reprendre les mots de Nathalie Heinich19. S’il devient possible
d’imiter l’objet commun, la manière de l’artiste vise, quant à
elle, à l’inimitable.
La peinture du banal donne donc au peintre une position que,
précisément, l’instauration de l’objet en sculpture dénie, puis-
28. Iliazd, poète russe et écrivain révolutionnaire, est l’un des inventeurs
de la poésie visuelle. Arrivé en France en 1917, il poursuit son activité de
poète et d’écrivain et fonde sa maison d’édition Degré 41. C’est une figure
majeure de l’histoire du livre illustré en France. De la créativité du poète
Iliazd, conjuguée au savoir-faire du technicien Snegaroff, vont naître des réa-
lisations uniques, magnifiques dont quelques exemplaires sont ici présentés
(cf. Arts Gazette international, http://banalw.artsgazette.fr).
29. Cf. La conférence de Tzara sur Dada, de septembre 1922, à Iéna :
« Dada n’est pas du tout moderne, c’est plutôt le retour à une religion de l’in-
différence quasi bouddhique ».
L’instauration du culte 27
Le banal à l’ère
de la reproduction mécanique
3. Ibid., p. 279.
4. Ibid., p. 279.
32 Le culte du banal
5. Ibid., p. 277.
6. Ibid., p. 278.
Le banal à l’ère de la reproduction mécanique 33
7. Ibid.
8. « Nous louons 5 francs les 300 mètres comprenant soit un grand Drame,
soit un beau drame et une comédie » (Ciné-Journal).
9. Méliès est soit dit en passant sans doute le seul « écraniste » qui per-
sonnalise ses films et les rattache à sa personnalité. En ce sens, c’est le premier
auteur de cinéma.
34 Le culte du banal
« L’ORDINAIRE-ORDINAIRE »
17. « Amazing turnout. 500 people. Sleep started at 6.45. First shot, which
lasts about 45 minutes, is close-up of man’s abdomen. You can see him brea-
thing. People started to walk out at 7, some complaining. People getting more
and more restless. Shot finally changes to close-up of man’s head. Someone
runs up to screen and shouts in sleeping man’s ear. “WAKE UP !!” Audience
getting bitter, strained. Movie is silent, runs at silent speed. A few more people
ask for money back. Sign on box office says no refunds.
7.45. One man pulls me out into outer lobby, says he doesn’t want to
make a scene but asks for money back. I say no. He says, “Be a gentleman.”
I say, “Look, you know you were going to see something strange, unusual,
daring, that lasted six hours.” I turn to walk back to lobby. Lobby full, one red-
faced guy very agitated, says I have 30 seconds to give him his money back
or he’ll run into theater and start a “lynch riot”. “We’ll all come out here and
lynch you, buy !!” Nobody stopped him when 30 seconds were up; he ran back
toward screen. In fact, the guy who had said he didn’t want to make a scene
now said, “Come on, I’ll go with you !!”
I finally yelled at him to wait a minute. Mario Casetta told crowd to give us
a chance to discuss it. Mario and I moved into outer lobby. Thoughts of recent
football riot in South America. People angry as hell, a mob on the verge of vio-
lence. Red-faced guy stomps toward me: “Well, what are you going to do?”
“I’ll give out passes for another show.” Over two hundred passes given
out.
Decided to make an announcement. “Ladies and gentlemen. I believe that
Sleep was properly advertised. I said in my ads that it was an unusual six-
hour movie. You came here knowing that you were going to see something
unusual about sleep and I think you are. I don’t know what else I could have
said. However--[shout from audience: ‘Don’t cop out !! Don’t cop out !!’]--
however …”
Le banal à l’ère de la reproduction mécanique 39
Sleep continued on. Projectionist kept falling asleep. People are not able
to take the consequences of their own curiosity. Woman calls at 11 “Are you
still there?” “Sure, why?” “I was there earlier. Heard people in back of me
saying this theater’s not going to have a screen very much longer so I left.”
Fifty were left at the end. Some people really digging the movie. »
[Movie-goers’ impressions of Sleep, from the Internet Movie Database.]
18. Andy Warhol, Entretiens 1962/1987, Grasset, 2005, p. 41.
40 Le culte du banal
…Et les artistes du pop art font partie des meubles, de l’uni-
vers commun :
Inventer le quotidien ?
1. Un homme qui dort, Denoël, [1967], repris en Folio Plus, 1998, p. 28.
2. Ibid., p. 40.
3. Ibid., p. 55.
4. Ibid., p. 91.
Inventer le quotidien 51
5. Ibid., p. 64.
6. Ibid., p. 136.
7. Ibid., p. 138.
8. « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », conférence
prononcée à Warwick le 5 mai 1967, in Un homme qui dort, op. cit., p. 192.
L’indifférence dont parle ici Perec fait curieusement écho à la façon dont
Duchamp choisissait ses ready-mades : « Ce choix était fondé sur une réaction
d’indifférence visuelle, assortie au même moment d’une absence totale de bon
ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète », Duchamp du signe,
op. cit., p. 191.
52 Le culte du banal
LA CONSCIENCE MALHEUREUSE :
« L’ANESTHÉSIE DU QUOTIDIEN »
LE CULTE DE LA BANALITÉ
COMME THÉORIE DE L’ACTION
2. Ibid., p. 8.
3. Ibid.
4. Robbe-Grillet, colloque de Cerisy, sous la direction de Jean Ricardou,
tome 1, UGE, 10/18, 1975.
74 Le culte du banal
7. Ibid., p. 154.
8. Ibid., p. 156.
9. Ibid., p. 157.
76 Le culte du banal
chez les Nouveaux Romanciers, qui n’osent pas s’y opposer, ces
formules vont être prises à la lettre : toute fiction devra partir
et arriver au texte, et entériner cette « disparition élocutoire du
poète » dont parlait Mallarmé. Comment en arrive-t-on à une
lecture aussi radicale de l’article de Barthes ? Par une série
de réactions en chaînes où les théories de l’écriture s’engendrent
par oppositions successives. De même que la Nouvelle Critique
s’est élaborée contre la critique universitaire traditionnelle issue
de Gustave Lanson, le Nouveau Roman s’oppose certes au récit
balzacien hérité du XIXe, mais surtout à l’engagement sartrien.
PARTIR DE RIEN
POP STORY
La banalisation du banal
JE PASSE À LA TÉLÉ
des stars : Ils sont comme nous. Britney Spears ? Comme nous,
parce qu’elle a fait une tache sur sa jupe ! Drew Barrymore ?
Comme nous, car elle se gratte la cheville avant d’acheter des sur-
gelés ! Paris Hilton ? Comme nous, parce qu’elle met son doigt
dans la bouche…
Le culte des anonymes et le culte des célébrités affichés par
les télévisions privées sont les deux faces d’une même médaille.
La présence de l’homme sans qualité dans l’écran rassure le
téléspectateur sur la transformation subite que pourrait subir sa
vie grâce à un coup de baguette magique télévisuel, au même
titre que la dévaluation des célébrités qui est là pour lui rappeler
qu’elles sont humaines comme lui. Dès lors, le banal repré-
senté, tel qu’il se donne dans cette quotidienneté que dénonçait
Henri Lefebvre, n’est plus un donné avec lequel il faut ruser,
mais plutôt l’objet d’une magnification que les chaînes utilisent
pour séduire les téléspectateurs. Rien de plus significatif, de ce
point de vue, que le devenir de la méthode d’investigation du
réel forgée par les journalistes d’Actuel dans les années 1980,
à la suite des expériences infra-ordinaires proposées par Perec,
qui consistait à se mettre dans la peau d’un autre. Si l’expérience
de se faire passer pour un Noir, mise en œuvre par le maga-
zine, a été reprise telle quelle par un documentariste (Dans la
peau d’un noir, Canal +, 2007), avec le même but d’éprouver les
difficultés quotidiennes d’un immigré en France, ce dispositif
d’enquête est surtout récupéré à des fins spectaculaires par une
émission comme Vis ma vie. En proposant à une « célébrité » de
vivre 24 heures avec une infirmière, un chauffeur de taxi ou une
puéricultrice, d’apprendre ses techniques, la télévision monte en
épingle la vie quotidienne de ses téléspectateurs. Plus la vedette
est malhabile, plus elle a de difficultés à reproduire les gestes de
l’anonyme, plus celui-ci, bien entendu, se trouve valorisé. Ainsi,
un dispositif qui était à l’origine une sorte de décentrement eth-
nologique, un exercice de dépaysement et de compréhension de
la réalité comme de l’Autre, devient une stratégie démagogique
mise au service de l’audience et une machine à flatter le téléspec-
tateur par la glorification de la banalité de sa vie et l’exaltation
de la valeur travail.
118 Le culte du banal
Avant-propos ............................................................................................ 5
LE BANAL À L’ÈRE
DE LA REPRODUCTION MÉCANIQUE ................................ 29
L’image industrielle, forcément banale ? ......................................... 30
La magnification de l’objet par le cinéma ....................................... 32
« L’ordinaire-ordinaire » ....................................................................... 37
Dissoudre l’art dans les médias ........................................................... 43
La vie comme œuvre d’art .................................................................... 45
Du même auteur