Maalouf, Interview
Maalouf, Interview
Maalouf, Interview
Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html
rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec
Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'rudit : erudit@umontreal.ca
Amin Maalouf: Il me semble qu'il y a des diffrences entre l'criture journalistique et l'criture romanesque, mais il y a aussi beaucoup de points communs. Ce sont d'abord des mtiers de culture. J'ai vcu mon enfance ct d'un pre qui tait journaliste, pote et essayiste ; donc la question ne se posait pas qu'il puisse la fois crire des pomes et des articles quotidiens. Moi non plus, je n'ai pas senti qu'il y avait rupture entre les deux mtiers. C'est une autre manire d'crire : quand on traite de l'actualit, des faits rels, ce n'est pas comme lorsqu'on traite de faits imaginaires, mais il y a aussi des similitudes. Ainsi, quand je commence crire, je sens toujours que je m'adresse aux lecteurs, et a c'est une habitude que l'on prend quand on est journaliste : on s'adresse ceux qui vont lire ce qu'on crit, jamais soimme ; on n'crit pas pour soi-mme uniquement, ni pour une poigne d'initis ou de spcialistes. Je pense qu'en cela le journalisme est une cole. Je pense aussi qu'il y a un regard sur le monde qui est important en journalisme et qui est galement important quand on crit des romans.
Beaucoup de romanciers ont t journalistes et le regard qu'ils portent sur le monde travers leurs romans est certainement influenc par leurs activits de journalistes. Le premier nom qui me vient l'esprit pour illustrer mon propos est Camus, mais on en compte beaucoup d'autres. Dans mon cas, la rupture, s'il y eut rupture, a eu essentiellement pour cause le peu de temps dont je disposais alors. J'avais commenc un roman qui s'appelait Lon l'Africain et j'avais envie de le continuer, de le mener jusqu'au bout. ce moment-l, c'tait trs exactement au dbut de 1985, j'tais rdacteur en chef de Jeune Afrique, et c'tait une activit extrmement accaparante. J'ai fait le choix. Pas tellement parce qu'il y avait incompatibilit dans ce que je faisais ou dans le contenu ou dans les types d'criture ; en fait j'ai choisi uniquement en fonction d'une rpartition du temps. J'avais deux activits et pour chacune d'elles j'avais envie de consacrer tout mon temps. Comme j'avais dj pass une bonne quinzaine d'annes dans le journalisme, que je commenais peine raliser l'envie que j'prouvais de me lancer dans le
Amin Maalouf
roman, j ' a i choisi de quitter mon travail de rdacteur en chef, de me limiter une collaboration moins intensive, de me consacrer au roman.
saveurs qui habitent votre univers. On a du mal croire que cela a jailli directement de votre imagination. Ne retrouverait-on pas dans ce livre, malgr les apparences, comme une incontestable saveur, un fond autobiographique ? A.M. : Je vais rpondre d'abord la premire question. Je trouve que cette phrase de Birago Diop est tout fait vraie, je pense que l'histoire en ellemme n'est qu'un amas de faits. Ds que l'on veut raconter une histoire, on fait ncessairement un choix. On organise l'histoire, on prend de l'histoire ce qu'on a besoin de prendre et on le fait selon les critres que l'on juge bons pour soi. Donc on reconstruit l'histoire, on reconstitue une histoire, et c'est vrai que chaque fois qu'on a recours la mmoire, on le fait d'aprs les critres que l'on a choisis et qui proviennent du monde d'aujourd'hui. Ce livre n'est pas autobiographique au sens personnel, mais
je dirais qu'il est autobiographique au sens collectif. Ce n'est pas ma mmoire d'individu mais c'est la mmoire des miens, c'est la mmoire de ma famille, de mes proches, de mon village, de la montagne, et c'est vrai, comme je le dis dans la note finale, que tout dans ce livre, ou presque tout, est une pure fiction, c'est--dire imaginaire, mais un imaginaire trs souvent inspir de faits rels. La plupart des personnages sont des personnages imaginaires, mais sont galement inspirs de personnages dont on m'a parl tout au long de mon enfance, de mon adolescence. Et il est galement vrai que beaucoup d'vnements dcrits dans ce livre voquent des vnements passs ou sont inspirs d'vnements qui se sont effectivement drouls et dont on m'a parl. Je pourrais mme pour la plupart des personnages retrouver, par un petit effort de mmoire et d'introspection, ceux qui les ont inspirs, et pour les vnements galement. Par exemple, mon pre m'avait racont qu'un homme qui avait crit un livre de philosophie venait au village le vendre, dos de mule. Cette histoire m'avait beaucoup frapp et, bien entendu, le personnage du muletier savant qui crit un livre de sagesse est inspir directement de ce personnage. Il y a beaucoup d'autres personnages comme a, beaucoup... Il y a par exemple des seigneurs fodaux, pas tout fait dans mon village, dans d'autres villages, qui se comportaient la manire du cheikh Francis. Ce personnage de fiction est inspir de personnages rels de l'poque, et c'est vrai de beaucoup de choses dans ce livre. N.B. : Il y a quelque chose qui m'intrigue, enfin qui m'a fait sursauter, moi, lecteur africain de tradition musulmane, c'est le titre de cheikh attribu ce seigneur fodal qui est chrtien et dont le nom est Francis. Cela f a i t bizarre, a n a chronique. A. M. : Justement, prenez ce cas prcis. Il y avait l'poque un cheikh Francis, qui n'est pas celui du livre, qui jouait un rle trs important. Le titre de cheikh fut donn des chefs de familles qui occupaient une position dominante, souvent des familles fodales ou des familles de notables et c'tait totalement indpendant de leur appartenance religieuse. Par exemple, vous vous souvenez
NUIT BLANCHE 77
peut-tre du parti phalangiste libanais qui tait dirig par un homme qui s'appelait Cheikh Pierre Jemayel : c'est aussi incongru que chef Francis mais c'est la ralit.
surviennent les premiers incidents entre villages chrtiens et villages druzes, les premiers morts. J'avais envie justement de remonter l'poque d'avant les affrontements et c'est un peu pour cela que j'ai choisi prcisment les annes 1830.
chaque veille, les diseurs de vers se dchanaient contre les gens du grand Jord, moquant leur accent et leur mise, ridiculisant leur pays et l e u r c h e f , m e t t a n t en d o u t e l e u r v i r i l i t , rduisant tous leurs faits d'armes passs et venir ceux de la meute des gros mangeurs, qui avaient durablement frapp les imaginations. Mais la plus malmene de tous tait la cheikha, qu'on dpeignait dans les postures les plus scabreuses, sans se soucier de la prsence des enfants. Et l'on riait jusqu' l'oubli.
Le rocher de Tanios, p. 66.
d'entrer dans la logique de la vengeance, qui ne veut mme pas se venger de ceux qui ont tu son pre, et qui peu peu se sent en quelque sorte pouss vers la sortie. Il y a l une parabole, une vocation de ceux qui, comme moi, ont refus cette guerre, ont refus d'avoir du sang sur les mains, ont refus de prendre part un conflit o il fallait tuer, et qui ont prfr partir. Quand je dis que c'est un peu un roman de l'exil avant l'exil, c'est que c'est un roman de l'exil, mais pas dans le sens o il tudie, voque la situation d'un homme qui est parti s'installer dans une autre culture et o l'on voquerait ses rapports avec cette socit d'adoption : c'est l'exil avant l'exil, c'est--dire que c'est un livre qui se termine au moment o ses personnages quittent cet univers ; c'est l'exil pris en amont. N.B. : Mais l'exil qui prcde l'autre, comment le voyez-vous ? Comment peut-on tre exil sur sa propre terre ? A.M. : Vous pouvez tre un exil de diverses faons. L'appartenance n'est pas uniquement appartenance une culture, une langue, une religion, une nation, l'appartenance c'est aussi l'appartenance un systme de valeurs. Quand on a un systme de valeurs et qu'on a l'impression que ce systme de valeurs n'est pas celui de la socit au milieu de laquelle on vit, mme si c'est la socit au sein de laquelle on a vu le jour, on se sent tranger. Et a je l'ai senti moi-mme au moment de la guerre, j'ai senti que jamais je ne pourrais m'engager dans cette guerre, jamais je ne pourrais prendre les armes et j'ai refus toute cette logique de la violence et des rglements de compte, et il est vrai que je me suis senti moi-mme tranger ; en cela Tanios reflte un peu une attitude que j ' a i eue. Un crivain originaire de la mme montagne que moi a dit un jour, je ne me souviens pas des termes exacts, mais il a dit : Oui, ici New York je suis exil, je me sens tranger, et si je revenais chez moi, je me sentirais peut-tre plus tranger. Parfois on a ce sentiment. N.B. : Mais si vous portiez dj cet exil en vous au Liban, exil par rapport au systme de valeurs comme vous le dites, l'gard de choses auxquelles vous ne pouvez plus adhrer, comment se fait-il que vous
A la fin du mois d'avril, peu aprs la Grande Fte, le cheikh Francis, matre de Kfaryabda, dcida de retirer son f i l s , le cheikh Raad, de l'cole des A n g l a i s h r t i q u e s . On d i t q u ' u n incident avait eu lieu quelques jours a u p a r a v a n t , au c o u r s d u q u e l le pasteur avait surpris son pouse avec le jeune c h e i k h dans une p o s i t i o n compromettante. La chair est faible au printemps de la nature et aussi l'automne. 'Au troisime jour, qui tombait un vendredi, sayyedna le patriarche arriva au village avec une importante s u i t e . II n'y t a i t pas venu d e p u i s quinze ans, et tout le monde se rjouit de son retour'.
Le rocher de Tanios, p. 120.
L'exil
N.B. : Le Rocher de Tanios pourrait donc tre lu comme une parabole. Vous aimez bien les paraboles : il y en avait dj dans Lon l'Africain. La violence et la beaut sont symbolises par la beaut de Lamia, beaut du reste fatale, et le destin tragique par Tanios, son fils. Si nous continuons filer cette mtaphore, cette parabole, on aboutit la conclusion qu 'ont tire quelques critiques : il n 'y aurait pas de choix autre que le malheur ou l'exil ou, comme vous le dites dans une interview, l'exil avant l'exil . Qu'est-ce dire ? A.M. : C'est vrai que c'est l'histoire d'un personnage, Tanios, qui se sent de plus en plus tranger au milieu des siens, qui n'arrive pas accepter la monte de la violence, qui refuse
ayez attendu si longtemps p o u r crire une uvre qui soit directement inspire par le Liban ? A.M. : On n'a jamais des rapports simples avec son propre pays et j'ai senti, ds que j'ai quitt le Liban, que j ' a v a i s besoin et envie d'crire quelque chose sur ce pays, et puis en mme temps j ' a i fait en sorte de retarder ce moment. Peut-tre tais-je conscient de ne pas avoir la srnit ncessaire pour en parler, peut-tre aussi parce que d'autres choses m'intressent profondment : le rapport entre les cultures, le dialogue entre les cultures, par exemple. J'ai toujours senti le besoin d'essayer d'tablir des passerelles entre cultures diffrentes. C'tait ma premire proccupation, et ce que j'ai crit en premier tait li cette proccupation, notamment Lon l'Africain. Et puis il s'est pass des choses dans le monde qui m'ont intrigu, en Iran par exemple : cette rvolution tait un vnement trs trange au dernier quart du XXe sicle et je me suis un peu plong dans l'histoire de ce pays, j'ai essay de comprendre pourquoi une telle chose avait pu arriver. Deux livres ont suivi qui ont pour cadre l'univers iranien : Samarcande et Les jardins de lumire. Aprs, les bouleversements qu'a connus le monde m'ont proccup, les problmes d'thique gntique, de manipulations gntiques, de la rupture entre le Nord et le Sud, parmi bien d'autres. Puis bon, j ' a i crit Le premier sicle aprs Batrice qui tait un peu inspir de ces problmesl. Mme si je viens du Liban, ce n'est pas le seul problme qui me proccupe, et ce n'tait pas vident pour moi que c'tait l le premier problme dont je devais parler. N.B. : Donc vous voulez dire, comme le pote martiniquais Aim Csaire, qu 'on n 'a pas le droit de vous rduire ce rien ellipsodal , qu'on n ' a pas le droit de vous cantonner au Liban, mme s'il est le promontoire d'o vous parlez, dont vous partez... A.M. : Tout fait, et ce n'est pas par hasard que cinq livres ont prcd celui que je consacre au Liban. D'ailleurs, si j'y situe mes proccupations par rapport au Liban, je les situe aussi dans le cadre d'interrogations plus vastes : difficults des relations entre ethnies et notion d'appartenance. Est-ce qu'un homme doit
appartenir une communaut, une culture ou bien est-ce qu'il ne doit pas tre plutt un lieu de rencontre entre des appartenances diffrentes. J'ai essay, travers les livres que j'ai crits ces dernires annes, de raconter des histoires qui me paraissaient significatives cet gard, d'voquer ces problmes. Et j'ai parl du Liban, quand j'ai senti que j'tais mr pour en parler. Mon prochain livre, il est possible que je le consacre ce sujet, comme il est possible que je parle de tout fait autre chose, quitte y revenir plus tard.
La tragdie de la libert
N.B. : Reprenons le titre du livre : Le rocher de Tanios. Ce rocher est frapp d'interdit en quelque sorte, en tant que tel, et cet interdit appelle la transgression, l'ide de libert. Mais alors pourquoi tous ces passages car votre livre est construit en neuf passages au lieu de chapitres pourquoi ces passages qui sont des jalons, des tapes, dans un destin qui est inluctable ? Est-ce qu'il n'y a pas l des relents de pessimisme ? Ne pourrait-on pas vous reprocher de faire du libano-pessimisme comme on parlerait d'afro-pessimisme ? Cette ide de libert qui se heurte au destin inluctable, contre lequel on ne peut rien, rappelle la tragdie grecque : au moment o l'homme essaie de s'lever, il rencontre le destin insouponn, mais incontournable. C'est un peu comme a, comme si c'tait quelque chose de toujours postul, seulement postul... A.M. : Oui, il me semble que le destin intervient effectivement dans ce livre, intervient dans la vie des personnages chaque tape, mais en mme temps le personnage principal, Tanios, chappe son destin. Il est n dans un univers et il a l'impression qu'il doit passer toute sa vie dans cet univers, qu'il doit suivre la logique de sa naissance et puis un jour il se rebelle contre a : il n'y a donc pas que de la rsignation. Au-del de la rsignation, Tanios a la possibilit de se rvolter, de choisir sa vie ; il s'est dit un moment donn : Ton destin s'arrte o ta vie commence. Le rocher lui-mme, c'est le symbole d'une forme de maldiction. C'est pour cette raison qu'il y a l'interdit. Cette forme de maldiction est lie au fait que le village connat de gn-
ration en gnration des dparts ; les gens s'en vont, quittent le village gnralement pour s'exiler, et les vieux ont constamment peur que les jeunes s'en aillent. Alors ils leur disent : Attention, tu ne dois pas t'en aller toi aussi. C'est a la proccupation. Les jeunes disent Non, moi je ne veux pas partir , et puis un jour, pour toutes sortes de raisons, ils se sentent eux aussi sur le point de partir, ils montent s'asseoir sur le rocher et c'est le premier pas vers le dpart. Il y a effectivement dans l'histoire de cette montagne une longue tradition de dpart. C'est vrai galement qu'il y a une forme de maldiction ; devant tant de maisons vides, on se dit : est-ce que tout le monde doit partir ? Et puis chaque gnration les gens s'en vont, et le fait de partir, de quitter l'univers o il sont ns est un dfi au destin : ils ont saut le pas pour s'inventer une vie diffrente. N.B. : Mais cette tradition de dpart, de voyage en terre d'exil, elle survit dans un univers clos, coup du monde. Les gens qui partent, reviennent-ils ? A.M. : La plupart ne vont plus revenir. Les gens s'en vont souvent trs loin, en Argentine, au Brsil ou ailleurs. Le rocher symbolise ce dpart, et l'interdit et la maldiction, c'est propos de cela essentiellement. Puis le dpart est li la ralit du pays, au fait qu'on s'y sent l'troit dans des structures sociales archaques, ou cause de la guerre, des famines, ou pour toutes sortes de raisons.
NUIT BLANCHE 79
c'tait un personnage qui vous avait chapp, qui avait fini par vivre sa propre vie, et qui suscitait chez vous beaucoup de pudeur. Le narrateur tmoigne de ce respect, de cette dfrence. On raconte que Balzac aurait fait appeler son lit de mort un mdecin qui n 'tait autre qu 'un des personnages de ses romans, parce que ce personnage avait fini p a r lui chapper. Est-ce que vous avez ressenti cela, alors que l'crivain est gnralement considr comme une sorte de deus ex machina qui fait ce q u ' i l veut avec ses personnages ? A.M. : Peut-tre y a-t-il une dfrence l'gard de Lamia et peuttre aussi de la pudeur. D'un autre ct Lamia est un personnage par qui intervient une sorte d'acte initial, mais son rle est moins important par la suite. Il y a une logique, chaque vnement en entrane un autre, l'aiguille passe et repasse. De fil en aiguille les vnements se provoquent les uns les autres, et Lamia n'a plus de raisons d'intervenir ; le personnage est beaucoup plus utile pour le droulement ultrieur de l'histoire. N.B. : Je reviens sur la question. Est-ce qu'il arrive qu'aprs avoir mis en route vos personnages, les avoir camps, ils vous chappent, vous imposent leur logique, que vous soyez oblig, vous, en tant qu 'crivain, de les suivre ? A. M. : Absolument. Il y a un moment o le personnage acquiert sa libert et je dirais que tant que le personnage obit tout ce qu'on lui demande, c'est qu'il n'existe pas vraiment. partir du moment o il existe vraiment, il a sa propre logique, sa propre cohrence, ses propres exigences ; ce moment-l c'est l'auteur de suivre un peu la logique du personnage plutt que de lui imposer une conduite. Plus le personnage lui chappe, plus il existe. N.B. : Et plus aussi il est vivant aux yeux des lecteurs... A. M. : Il est vivant absolument. N.B. : Reparlons des rfrences autobiographiques. On dit quelque p a r t dans la prsentation de vos ouvrages que le meurtre qui est l'un des prtextes de votre livre aurait t commis p a r un certain Maalouf Kchich. Le narrateur d'aujourd'hui serait-il son descendant ?
80 NUIT BLANCHE
A. M. : Pas tout fait. Le meurtre qui est le point de dpart de l'histoire a en effet t commis par quelqu'un qui porte ce nom. C'est un homme du village qui appartient notre famille quoique ce ne soit pas un parent proche ; ce doit tre un vague cousin de mon arrire-arrire-grand-pre, mais c'est un personnage dont on se souvient encore au village, on connat sa maison. Mais ce n'est pas un de mes aeux, non. N.B. : Le rocher de Tanios serait au fond une vraie fausse autobiographie, une fiction vridique, un peu comme l'tait dj Lon l'Africain ? Quelque chose m'intrigue un peu cependant. Vous prsentez la vie de Tanios avec les scrupules d ' u n historien, vous multipliez les points de vue : le muletier, Jebrail ; vous vous comportez comme un historien neutre, qui compile, confronte, soupse. Est-ce que cette faon de procder faisait partie de votre projet d'criture, la multiplication des points de vue narratifs, la prsentation de dossiers divers comme pour donner l'illusion d'une histoire vridique, d'une fiction vridique ? A.M. : Comme je l'ai dit dj, il y a un petit jeu dans le livre. L'ide du livre, c'est justement de faire en sorte qu' chaque pas on ait l'impression qu'on est en train de faire une enqute sur quelque chose qui s'est rellement pass. Et tout au long du livre, on sent qu'on est en train d'enquter et c'est seulement la toute dernire page, dans une petite note, qu'on dvoile la vrit, savoir que tout ceci est fictif. Je me suis beaucoup diverti en crivant ce livre, il y a constamment un jeu, un jeu avec le lecteur. N.B. : Une excellente stratgie narrative en tout cas. Nous allons bientt terminer cet entretien, et j'aimerais vous demander si, comme vous l'crivez propos de Lon l'Africain, vous n'tes d'aucune cit, d'aucune tribu, [...] vous tes le fils de la route, [magnifique image, magnifique mtaphore], [...] le Liban c'est votre innocence, le dialogue des cultures votre fraternit, votre passion et le monde votre angoisse . Est-ce qu 'on pourrait dfinir comme a Lon-Maalouf ? A. M. : Tout fait. Cette phrase qui s'inscrit la premire page de Lon l'Africain, c'est pratiquement un
credo pour moi et une autre qui l'accompagne : Toutes les langues, toutes les prires, m'appartiennent, je n'appartiens aucune. a c'est effectivement mon credo et vous avez tout fait raison de le souligner. Vous m'avez bien lu. N.B. : Vous revendiquez vos appartenances multiples : vous tes n au Liban, vous vivez en France. Au cours de cette tourne au Qubec, o auparavant, avez-vous appris connatre la littrature qubcoise dont l'un des thmes n'est-il pas justement la qute d'identit ? A.M. : Je m'y intresse, je connais un peu mais je ne connais pas suffisamment, autant que je le devrais. Mais l'identit est une question importante ; une communaut qui a l'impression que son identit est bafoue ou occulte, a besoin de la rcuprer. Moi, j ' a i une exprience diffrente. J'ai plutt, en ce qui me concerne, une exprience de migrant qui se retrouve entre deux cultures, et galement l'exprience du Liban, d'une terre o se rencontraient des cultures et des croyances diffrentes qui ont parfois coexist, parfois se sont affrontes. partir de cette exprience j ' a i dvelopp une attitude, fonde essentiellement sur la mfiance l'gard des appartenances exclusives, une vision que l'on pourrait qualifier d'humaniste et qui est simplement une vision d'une humanit la fois fondamentalement une et respectueuse de toutes les diffrences. N.B. : Une humanit une et multiple. A. M. : Absolument, une et multiple. N.B. : Amin Maalouf en avez-vous fini avec le thme de la mmoire et de l'histoire ? A.M. : Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois qu'on n'en a jamais fini avec sa propre mmoire, ses propres doutes. Entrevue ralise par Hamidou Dia Universit Laval
Amin Maalouf a publi : Les croisades vues par les Arabes, Lattes, 1983 ; Lon l'Africain, Lattes, 1986 ; Samarcande, Prix des Maisons de la presse, Lattes, 1988 ; Les jardins de lumire, Lattes, 1991 ; Le premier sicle aprs Batrice, Grasset, 1992 ; Le rocher de Tanios, Prix Goncourt 1993, Grasset, 1993.