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KRYSTYNA YWULSKA
(1914 - 1993: nacida Sonia Landau)
J'ai survcu Auschwitz Pour ma mre
Distribu par A.F.M.D. (association des Amis de la Fondation pour la Mmoire de la Dportation) 31, bd St Germain 75005 PARIS
(Premire edition en langue francaise : DITIONS POLONIA, VARSOVIE 1956)
.... Krystyna ywulska, comme tant de ses pareils, chapps par mi- racle de lanantissement, ne vit pas dans notre monde civil de thories humanitaires et de prurit sadique Elle a une autre chelle de valeurs, elle ne parle pas la mme langue. La sienne est dun dpouillement quun critique littraire qualifierait de classique dans sa scheresse... Celui qui voudrait v trouver des chiffres, des dates, une tude historique sera... du, car rien n'est moins historique que ce livre, rien n'est moins tmoignage (selon un terme trop la mode) qu'uvre d'une fille qui pourtant a su faire sortir du camp, pour tre communiqu la rsistance, un long document sur les fours d'Auschwitz et sur les excutions.
Croit de la critique de J.B. Neveux dans des Comptes Rendus de la Revue dHistoire de la Deuxime Guerre Mondiale
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
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Jacek et Tadeusz ANDRZEJEWSKI Toutes droits de reproduction pour a des fins non-lucratifs (partielle ou intgrale) autorises.
TABLE DES MATI RES GLOSSAIRE 5 PRFACE 7 PREMI RE PARTI E 11 AUSCHWITZ 11 PREMIRE JOURNE 12 LA QUARANTAINE 30 AUSSEN 48 LE TRAVAIL SOUS UN TOIT 61 LE REVIER 73 DEUXI ME PARTI E 96 BIRKENAU 96 LES CRMATOIRES 97 LES NOUVEAUX 103 LA PETITE FILLE A LA CORDE A SAUTER 112 LA POUDRE BLANCHE 127 LES GRENOUILLES 133 LES GRECQUES 142 LES TZIGANES 149 TROI SI ME PARTI E 153 DANS LE FEU 153 20.000 PAR JOUR 154 LE CANADA 162 ON TRANSPORTAIT DU BOIS 173 VARSOVIE ARRIVE 183 LE GHETTO DE D 194 QUATRI ME PARTI E 197 LE FRONT APPROCHE 197 RAID ARIEN 198 UN SOUFFLE DE LIBERT 203 NOTRE DERNIER NOL 214 LA FIN D'AUSCHWITZ 220 FIN 229 POSTFACE 230 Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
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GLOSSAIRE
Aufseherin - gardienne SS AussenKommando - Kommando travaillant l'extrieur du camp Bekleidungskmmer - vestiaire Block - barque se composant de deux pices (stube) o couchaient les dtenues Btocklteste - (Blokowa, en polonais) - dtenue respon- sable de l'ordre dans un Block Blockfhrer - SS responsable d'un Block Blockfhrerstube - pice rserve au Blockfhrer Bunker - cachot Durchfall - dysenterie Frauenkonzentrationslager - F. K. L. camp de concentration des femmes Hftling - dtenue d'un camp de concentration Hauptscharfhrer - adjudant SS Kapo - dtenue responsable d'un Kommanando de travail Kommando - quipe de travail Lagerfhrer - commandant de l'administration du camp Lagerkapo - Kapo responsable de tout le camp Lagerkommandant - commandant de la garde du camp Lagerruhe - couvre-feu Leichenkommando - Kommando des morts OberAufseherin - femme SS, chef du camp des femmes Politische Abteilung - section politique Posten - sentinelle Rapportschreiber - secrtaire du rapport, dtenue collabora- trice du commandant RumungsKommando - Kormmando de nettoyage Revier - infirmerie Schreiberin - dtenue charge du secrtariat Schreibstube - secrtariat du camp Sonderbehandlung - traitement spcial qui signifiait lextermination J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 6 - SonderKommando - Kornmando charg du service aux fours crmatoires StrafKommando - Kommando disciplinaire Stubendienst - (Sztubowa en polonais) - dtenue respon- sable d'une stube VernichtungsKommando - Kernmando responsable des chambres gaz Volksdeutsch - une catgorie de citoyens des pays occu- ps, d'origine allemande, auxquels les Al- lemands accordaient certains droits Vorarbeiterin - contrematre responsable d'une quipe de travail Waschrume - lavabos Wiza - de l'allemand Wiese - prairie Zhlappel - appel des numros Sauna - salle de douches
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 7 - PRFACE
Il existe travers le monde une confrrie d'hommes et de femmes de toutes les races, de toutes les nationalits, de toutes les classes sociales, de toutes les religions. Elle se distingue par un numro tatou sur le bras gauche. Que deux porteurs de ce signe de reconnaissance se rencontrent l'usine ou sur une plage, New-York ou Paris, Berlin ou Varsovie, Rome ou Odessa, Alger, ou Bruxelles, ils cessent d'tre des trangers l'un pour lautre et peuvent se dire: Tu te rappelles? Car ils ont connu Auschwitz-Birkenau. Le matricule sur le bras traduit immdiatement une communaut de sou- venirs gravs dans la chair et dans le cur, une similitude de cauchemars et de vocabulaires, une mme rserve en la mmoire de visages effacs, de squelettes chancelants, de cadavres et de fumes qui font brusquement ir- ruption dans leur vie d'aujourd'hui, brouillant les pages d'un livre ou les traits d'un visage aim. .,,Tu te rappelles? Lorsque le dernier tatou d'Auschwitz aura disparu, lorsqu'il ne restera plus un seul tmoin vivant, combien de temps se souviendra-t-on encore? Combien de temps la pense des peuples se tournera-t-elle vers le muse d'Auschwitz-Birkenau qui conserve pieusement les baraques, les cours o l'herbe repousse, les cheveux qui grisonnent comme des cheveux vivants, les robes, les chaussures pour des enfants qui n'ont jamais grandi, les pou- pes terrifiantes: elles ont cess d'tre des jouets pour devenir preuve et symbole du crime le plus monstrueux de tous les temps, le massacre ra- tionnellement dlibr des innocents. Dans ce temps-l, des tudiants des gnrations nouvelles trouveront dans une bibliothque les tmoignages de ceux qui, par miracle, survcu- rent. J'espre qu'ils seront d'abord incrdules, que dans ce temps-l il n'existera rien dans le monde qui puisse leur servir de point de comparaison avec l'univers dment difi par les nazis pour dblayer l'espace vital o s'talerait leur victoire: le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, le monument le plus significatif du nazisme. Cest en pensant aux lecteurs de demain que j'ai lu le livre de Krystyna ywulska. Trs populaire en Pologne, et dj traduit en anglais, il arrive en France son heure au moment o les Franais, grce aux rescaps, aux livres qu'ils ont crits, aux films, aux musiques in memoriam, grce aux plerinages et l'effort de ceux qui luttent contre l'oubli, commencent savoir ce que signifie Auschwitz-Birkenau, ralisation la plus parfaite du systme concentrationnaire et choisi ce titre comme leitmotiv du film J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 8 - Nuit et Brouillard. Le livre de Krystyna vient son heure parce que l'ac- tualit ne nous permet pas de considrer que les souvenirs d'Auschwitz sont entrs dans lhistoire et ne corrompent plus le prsent. Il vient l'heure o sinstruit Kiel le procs de Clauberg, le mdecin dont les expriences, destines donner corps aux conceptions dmographiques trs particulires des SS, marquent encore la chair des rares survivantes du block 11. Il vient l'heure o les officiers suprieurs SS, jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclus, vont pouvoir encadrer la nouvelle Wehrmacht. Ils ne risquent pas de reconnatre un jour le tatouage sur le bras d'un de leurs soldats: les enfants passs par Auschwitz se trouvaient pour toujours dispenss de service mili- taire. Il vient l'heure o, dans un monde inquiet, fbrile, svissent tou- jours le racisme et les squelles du nazisme, mais o crot inluctablement le nombre de ceux qui veulent jamais l'abattre. La dernire fois o j'ai t Birkenau, tandis que je parcourais les cours abandonns et encore vnneuses, les blocks o les pas font bruyamment s'envoler des oiseaux silencieux bien des visages se levaient devant moi: amis disparus, survivants intgrs dans leur vie ressuscite, travaillant dans leur laboratoire ou leur atelier, faisant leur march, berant un enfant, et Il mtait difficile de les imaginer, squelettes vtus de hardes et couverts de furoncles, errant dans ces rues du camp, fuyant la sinistre cour du block 25. Je pensais aussi aux diverses scnes du livre de ???. J'essayais de situer dans les blocks, dans les bois, les rencontres, les supplices et les rvoltes des victimes. Louvrage se prsente sous une forme romance, parti pris qui peut heurter l'historien mais rend plus accessible aux non initis l'atmosphre vritable du camp, en intgrant dans la vie quotidienne des scnes d'horreur qui risqueraient d'apparatre pour un esprit non averti, une exagration mor- bide. Cette forme romance rend vident le fait que des tres sous la cons- tante menace de la mort, dont la mort devient llment naturel, gardent l'atroce pouvoir du souvenir mme si leur affectivit est mousse par la faim et l'extrme tension nerveuse mme si cette tension les conduit la folie. La forme adopte par Krystyna permet d'admettre l'ubiquit du per- sonnage principal, lauteur elle-mme. Elle reste la jeune rsistante polo- naise, incarcre Varsovie avant d'tre initie aux rites du camp, mais elle devient aussi une sorte de conscience collective, un symbole de la d- porte consciente. Ainsi, elle peut faire sortir son double du block, le mettre en rapport avec tous les lments du camp, le faire assister tous les vnements quotidiens ou inhabituels, les arrives et les slections, et l'en- tassement du troupeau dans la chambre gaz, et les cris de rvolte des mres et les suicides, et la folie. Vers Krystyna-symbole peuvent conver- Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 9 - ger tous les mystres du camp, tous les secrets des curs. Elle peut arbitrer les tas de personnalits, de nationalits ou de races, tenter mme de deviner si les SS sont des tres humains, participer aux efforts dsesprs d'entraide et de survie qui s'appellent la Rsistance au camp. Il faut souligner aussi que l'horreur qui baignait la vie de tous les dpor- ts comportait des nuances diffrentes pour les divers groupes des multiples nationalits. Si les Juifs polonais taient, comme tous les autres Juifs pro- mis l'extermination rapide, les Polonais aryens pouvaient plus longtemps survivre et garder plus longtemps leur conscience d'tres humains. Ils n'taient pas perdus dans un no man's land sans limite. Ils pouvaient cal- culer la distance entre le camp et leur ville natale. Ils pouvaient rver d'va- sion. Certains recevaient des colis, des lettres qui tiennent une place impor- tante dans le livre de Krystyna. Pour qui connat bien les conditions de la vie au camp, il est ais d'imaginer les sentiments des prisonnires affames, des Franaises, des Belges ou d'autres lorsque les heureuses ouvraient les colis qui pour elles, signifiaient chez nous. Les manifestations indivi- duelles de la solidarit ou de l'amiti ne pouvaient pas panser toutes les blessures. Ceux qui recevaient des colis, ceux qui occupaient dans le camp une situation privilgie pouvaient garder un minimum de spcificit hu- maine. Dans la vritable ville que reprsentait Birkenau, avec le seul es- pace d'une rue entre le camp des hommes et celui des femmes, on conoit que des contacts aient pu se produire, des intrigues se nouer, mais infini- ment rares et dangereuses, sur fond de terreur et de mort Seuls aussi, les privilgis pourvus de fonction dans le camp avaient des chances de percevoir des SS, hommes ou femmes, autre chose que l'aspect monolithique d'une machine donner la mort. Il arrivait aux SS de parler avec des dtenus mdecins ou chefs de blocks, au rouage infime de la hirarchie intrieure du camp quitte froi- dement les dsigner l'instant d'aprs pour la prochaine slection. Ces prci- sions me paraissent indispensables pour clairer les divers aspects du livre de Krystyna, pour souligner les traits qu'il n'aurait t possible aucune dporte franaise de mettre en lumire. Pourtant Krystyna peut, elle aussi, dire tu te rappelles ses camarades franaises lorsquelles se retrouvent Parce que laisse apparatre la complexit des relations entre nationalits dans les camps, parce que n'adoucit pas l'horreur des haines raciales persis- tant dans l'enceinte de Birkenau, mme si les lments les plus conscients tentent de s'opposer ensemble lanantissement prevues par les nazis et parient ensemble pour l'avenir, Krystyna apporte une pierre supplmentaire la muraille que, trop disperss encore travers le monde, des hommes veulent dresser contre la haine, la btise, l'oppression, la volont de puis- J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 10 - sance et le sadisme, matriaux essentiels de la doctrine nazie. Sous tous les cieux de l'Europe occupe, cette doctrine a fait lever des constructions de pierre, de bois, de toile, de sueur, de cendres et de sang qui avaient nom Buchenwald, Struthof, Ravensbruck, Dora, Bergen-Belsen... Le livre de Krystyna aidera ne pas oublier que cette doctrine se traduit aujourd'hui et sub specie aeternitatif par cette effroyable quation:
Auschwitz-Birkenau = six millions de morts.
Septembre 1956
OLGA WORMSER
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
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PREMIRE PARTIE AUSCHWITZ
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 12 - I PREMIRE JOURNE Pawiak, cellule 44. L'une des prisonnires lit mon avenir dans les cartes. Elle y voit des personnages officiels, un voyage, une croix... Les regards de toutes les femmes de la cellule sont fixs sur elle. L'atmosphre est lourde des plus sombres pressentiments. Toutes les penses se rsument par ces mots: le convoi pour Auschwitz. Cette peur du changement peut paratre bizarre. Tout le monde sait qu' Pawiak on fusillait et on battait sans piti, et pourtant nous avions une peur panique du convoi. Parfois, dans le silence, nous pouvions entendre au loin le bruit des tramways roulant sur les rails, les chos d'une ville anime. Nous pouvions recevoir un mot de nos parents, d'un tre cher. On nous battait, bien sr, mais cela se passait Varsovie, et cette seule pense nous aidait supporter les coups. Et bien qu'aucun prisonnier de la Gestapo n'ait cru srieusement la possibilit d'tre libr, il nous suffisait de savoir qu'un pas seulement nous sparait de la libert. Mais quand on nous emmnerait, ce serait la fin, plus d'espoir possible. Et surtout pour Auschwitz... Nous imaginions le camp de diverses faons, d'aprs les bruits qui cou- raient. Mais personne de nous ne savait ce qu'tait Auschwitz en ralit, et personne ne voulait le savoir. La seule certitude, c'tait qu'on n'en revenait pas. La cartomancienne guettait nos ractions et continuait lire dans les cartes uses, salies. Aucun doute pour le voyage et la croix, et, chose bi- zarre, la prdiction tait la mme pour toutes. La voyante tait ravie de semer la terreur parmi nous. On aurait entendu voler une mouche dans la cellule. Le bruit de la cl dans la serrure rompit ce silence. Wylup, un SS, terreur de la prison, apparut. Le visage de cet homme ne pouvait annoncer que la mort. Nos pressentiments et les prdictions de la cartomancienne se rali- saient. Il appela des noms, le mien en troisime lieu. Je quittai la cellule comme un automate, accompagne par les soupirs douloureux de celles qui restaient. C'tait arriv. A ct de moi se trouvait Zosia, ple, les lvres blmes. J'essayai d'esquisser un sourire. - Allons, ce n'est pas la mort! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 13 - - Tu crois? Oui, si tu veux, mais des tortures nous attendent, et c'est rien encore. - Tu pensais peut-tre qu'on allait te librer? Mme l-bas les gens vi- vent, et puis nous y allons ensemble. Sois forte, les autres nous regardent! - Tu as raison. On m'a crit de chez moi, ils ont fait des dmarches... - Tu pensais qu'elles aboutiraient? - Je l'esprais un peu... - Espre toujours. Survivre, cela dpend en grande partie de nous- mmes... - Je le pense aussi. - Alors souris! Zosia sourit au moment mme o le SS Wylup passait prs de nous. Il la regarda, comme s'il voulait la frapper, mais, surpris, il se contenta de hausser les paules et alla plus loin. On nous conduisit dans la cellule des convois. Des femmes, venues d'autres tages, du secret et de la quarantaine, s'y trouvaient dj. Certaines avaient pass un an Pawiak, pensant que la Gestapo les avait oublies, d'autres qui venaient peine darriver, taient encore imprgnes du parfum de la libert et hles par le soleil que la prison ne connaissait pas. Dans la cellule des convois, des femmes prient avec ferveur, d'autres voquaient tout ce qu'elles savaient sur Auschwitz et sur les camps en gn- ral, d'autres encore tombaient dans un humour macabre. - Ils te feront une belle coiffure (nous savions qu'on rasait la tte). - Ils te mettront un numro, comme a tu ne te perdras pas... - Tu vivras dans la chastet: on n'a mme pas le droit de parler aux hommes. - Ferme-la, grogna Stefa. Stefa pleurait sans cesse. On l'avait arrache son petit garon et elle ne shabituait pas l'ide qu'elle pourrait ne plus le revoir. Elle me disait qu'elle tait hante par les yeux pleins de reproche de son petit, qui n'arri- vait pas comprendre comment sa maman, si intelligente, s'tait laisse prendre par ces bandits. En me serrant la main, elle me rptait avec des larmes dans la voix: - Que fait-il en ce moment, mon petit? Il doit m'at- tendre. Mon Dieu, si les miens apprenaient mon dpart!... Je ne pouvais plus l'entendre. Que lui dire? Moi aussi, je pensais aux miens. Lorsqu'ils apprendraient mon dpart... Je voyais maman, courant d'une surveillante l'autre, tendant le colis refus... et j'avais envie de pleu- rer. - coute Stefa, nous ne devons pas pleurer, nous ne sommes pas seules souffrir, c'est la guerre! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 14 - Rien n'y faisait. Je regardais autour de moi. Plus de plaisanteries, plus de conversations. L'une aprs l'autre, toutes se mettaient pleurer, et fina- lement un seul grand sanglot nous secoua toutes, comme si ce sanglot pou- vait pulvriser les murs et rendre la libert. Mais aucun miracle ne se produisit. Par contre, madame Pawlicz devint folle. Elle sautait au milieu de la cellule, en faisant des gestes dsordonns, sa bouche tordue par un effrayant rictus, ses yeux pleins d'un dsespoir fou. - Savez-vous o nous allons? Au bal. Vous navez encore jamais vu pa- reille fte. Je mets mon chapeau neuf, regardez, il ny a que des femmes belles et jeunes! Nous danserons au son de la musique. Vous verrez... Ses lvres taient couvertes d'cume, elle avait le regard fixe. Nous l'en- tranmes vers un lit. Elle cria longtemps. Elle finit par se taire. - Eh bien! les filles, prions et essayons de dormir. Demain un voyage long et pnible nous attend. Toutes s'agenouillrent. D'une autre cellule parvenait le murmure de la prire du soir. Par del le petit vasistas, en haut du mur, on devinait la lourde et chaude nuit d'aot. Quelque part, tout prs, et pourtant si loin, des gens se promenaient sur les bords de la Vistule. Quelque part, tout prs, et pourtant si loin, dormait le petit garon de Stefa. Quelque part, tout prs, et pourtant si loin, ma mre veillait, les yeux ouverts. Rares furent celles qui dormirent cette nuit-l. A six heures du matin, le SS Wylup entra. Il nous ordonna de sortir. On fit l'appel des noms. Les chiens de Pawiak aboyaient avec rage. Personne ne devait rien emporter. Ce misrable nous dit que nous reviendrions bientt, qu'on allait seule- ment nous compter. Ce que nous possdions, les vtements chauds, la nourriture, que la sollicitude de nos camarades nous avait procurs, tout resta dans la cellule. Mal rveilles, puises, nous sortmes dans la cour de la prison. Tout ples, les hommes se penchaient aux fentres. On en dportait environ huit cents, c'tait l'un des convois les plus considrables. Le SS, gros, repu, nous fit mettre en rangs par cinq, nous bouscula en hurlant. J'tais prs de Zosia et je m'efforais de cacher mon nervement, mais en vain. Les camions arrivrent enfin et nous transportrent la gare. Pour traverser la ville, nous tions escortes de soldats, arms et cas- qus. Les passants qui se rendaient leur travail regardaient avec terreur les camions surchargs, y cherchant des visages de connaissance. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 15 - Je dvorais des yeux ces gens heureux qui se promenaient librement dans les rues de Varsovie. Peut-tre quelqu'un de mes proches allait-il pas- ser, m'appeler. A la gare, on nous entassa dans des wagons bestiaux, portes closes, fe- ntres condamnes. Quelqu'un gmit: - Nous sommes enterres vivantes! Le train manuvra, changea de quai, avana, recula, enfin une secousse, et il partit. Soudain, spontanment, notre hymne s'leva de tous les cts la fois: La Pologne ne sera jamais vaincue... Le train roulait de plus en plus vite, couvrant notre chant. Il rythmait une seule et terrible phrase: Vers Auschwitz, vers Auschwitz. Vers dix heures du soir, il stoppa dans un champ. - Aussteigen! - On ouvrit les portes du wagon. Des chiens se prcipit- rent vers nous en aboyant furieusement. De nouveau, nous nous mmes en marche. en rangs par cinq, presses par les hurlements des SS. Nous avancions en silence. - Devant nous s'tendait le camp. Les barbels, o passait un courant lectrique, tincelaient et les miradors semblaient suspendus en l'air. Nous marchions au pas cadenc. C'tait donc cela le camp!... Je regardai Zosia. Elle marchait la tte haute, les lvres serres. Elle savait que je l'observais et elle n'osait pas me regarder. A ce moment-l, nous franchmes l'entre du camp. Je me retournai. J'avais compris que j'tais rellement Auschwitz, dans le camp d'extermi- nation, d'o l'on ne revenait pas... - Nous voil donc dans l'enfer - dit Zosia d'une voix lointaine, trange, et, avec ironie, elle ajouta. - On va nous rtir, qu'en penses-tu? - Je pense que nous mourrons d'une autre faon, je prfre ne pas y pen- ser. Ne regarde pas les fils barbels, regarde plutt les baraques o dorment des tres humains comme nous; le matin, on se mettra au travail, la nuit ne dure pas ternellement. Rflchis, la guerre finira peut-tre bientt. Nous devons survivre; une nuit, comme celle-l peut-tre, tu te rveilleras, et il n'y aura plus de fils barbels autour de toi, ni de chiens, ni de baraques, mais une fort ou une ville et la libert. Cela ne vaut-il pas la peine de souffrir pour vivre cette minute, pour voir leur dfaite? - Bien sr, mais cela dpend si peu de nous! - On verra bien, mais, en attendant, jurons que rien, rien ne pourra nous briser, rien! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 16 - Nous entrmes dans une baraque. Nous nous tendmes par terre Zosia, Stefa, Hanka, toutes les prisonnires de Pawiak, unies jusqu' la mort par la terreur, la douleur, la peur et l'amiti. Une seule pense nous hantait et ne nous permettait ni de dormir ni de rester tranquilles :
Que nous rservait le lendemain?
Chacun de nous, dans son enfance, a cout des contes de fes. Dans chacun de ces contes ou presque, il y a une mchante fe, une fe Cara- bosse, califourchon sur son balai. Cette Allemande qui portait un triangle noir 1 en tait certainement la plus fidle incarnation. C'est elle qui fit sur nous la plus forte impression. Elle tait assise dans la baraque o l'on nous avait conduites, sur un petit tabouret, les jambes cartes, un bton la main, grasse, flasque, trange. Personne n'osait l'ap- procher. Enfin, l'une de nous, une fille courageuse, lui demanda en alle- mand: - Va-t-on nous donner manger? Nous avions toutes envie de poser la mme question, nous avions terri- blement faim. L'Allemande n'entendit pas ou ne voulut pas entendre. Une autre dit: - Quand va-t-on nous donner manger? La fe Carabosse se gratta le bras comme une bte, changea son bton de main plusieurs reprises (quelques-unes d'entre nous s'loignrent pru- demment), puis, brusquement, elle se mit rire, ou plutt hurler, d'une grosse voix enroue d'ivrogne. - Hi, hi! vous voulez bouffer, verfluchte Schweine! 2 Pourquoi tes-vous si presses, vous attendez peut-tre votre chocolat et vos croissants beurre? Voil plusieurs annes que je n'en ai pas bouff et je sais encore rire! Elle continuait se gratter en brandissant son bton. Dans la pnombre de la baraque, elle ne semblait pas relle. Zosia ferma les yeux d'une manire si drle que je me mis rire. - Pince-moi - dit-elle. - Est-ce que je ne rve pas? Qui est-ce? Une femme?
1 ) La couleur du triangle et l'initiale dsignaient la nationalit t la nature du dlit. Par exemple, le triangle rouge avec la lettre P dsignait une Polonaise condamne politique. Les Juives portaient une toile six branches, les droits communs. un triangle vert, les asociales un triangle noir. 2 ) Sales cochons. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 17 - - Sans doute... Et peut-tre tait-ce une femme comme les autres, qui avait sa maison, sa vie. C'est ici probablement qu'elle est devenue une bte. - Tu veux dire que nous pouvons devenir comme elle? - Non, nous ne serons jamais comme elle, et c'est pour cela que nous ne survivrons pas. Notre camarade qui avait eu le courage de poser une question, continua: - Est-ce qu'on meurt tout de suite ici? - Pourquoi tout de suite? Je suis enferme depuis huit ans, avant la guerre j'tais dj en prison, et je vis, mais sur quatre-vingt et quelques, je suis la seule survivante. Elle dit cela d'une voix presque humaine. Nous tions bouleverses. Sur les cent quatre-vingt-dix que nous tions, combien seraient encore en vie dans un an ou deux? - De quoi sont-elles mortes? - D'un rhume, du dummes Arschloh! 3 Brusquement, elle se leva et com- mena hurler. De la mort - auf Tod dans un camp de concentration, on meurt de la mort, comprends-tu? Non, tu ne comprends pas, mais tu com- prendras srement, quand tu crveras! Zosia ferma les yeux, sans connatre l'allemand, elle comprenait. Je me recroquevillai comme si l'on m'avait battue. La fe Carabosse se rassit en grommelant encore quelque chose. Nous n'osions plus poser de questions. - Eh bien! nous savons dj quelque chose - dis-je tout haut. - Si a con- tinu ainsi, nous arriverons tenir le coup pendant quinze jours. De la nuit, personne ne dit plus rien. Le matin, les portes de la baraque s'ouvrirent. Affames, fatigues, nous regardions le lever du soleil Auschwitz. Des silhouettes bizarres, cou- vertes de haillons rays, sans cheveux, jetaient des coups d'il dans la ba- raque. Elles passaient, tranant de gros sabots. Elles demandaient en polo- nais do nous venions, s'il y avait parmi nous telle ou telle personne. Quelqu'un entra et chassa les ombres rayes. Voil comment nous serions. Nous le savions sans qu'on nous l'ait dit. - a te tourmente? - demandai-je Zosia. - Tu regrettes qu'on te coupe les cheveux? - Je ne regrette rien, j'ai faim. Est-ce qu'on nous donnera manger? On nous fit mettre en rangs pour le tatouage. Quelques unes s'vanoui- rent, d'autres crirent. Mon tour vint. Je savais que cette douleur serait drisoire en comparaison de ce qui nous attendait. Qu'est-ce qu'une douleur qui dure une minute ct de celle qui peut durer des annes?
- 18 - Une dtenue de la section politique, avec un petit numro et sans P dans son triangle rouge (volksdeutsche 4 ), prit mon bras et commena piquer le numro 55908.
Ce n'tait pas mon bras qu'elle piquait, c'tait mon cur. A partir de ce moment, je n'tais plus un tre humain. Je ne sentais plus rien, je ne me souvenais plus de rien. Ma libert, ma mre, mes amis, les maisons, les arbres, tout cela avait cess d'exister. Je n'avais plus de nom, plus d'adresse. J'tais l'Hftling 5 n 55908. A cet instant, aprs chaque piqre, une priode de ma vie se dtachait de moi, cependant que m'envahissait la torpeur dans laquelle j'allais dsormais vivre ma vie de numro. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
La Sauna 6 tait le btiment o devait passer chaque convoi pour l'pouillage. Les autorits du camp estimaient que chaque tre humain, qu'il ait t prcdemment en prison ou en libert, tait couvert de poux. Nous ignorions encore la terminologie trs complique du camp, mais le mot Sauna revenait chaque instant. On nous y conduisit. A une table taient assises des dtenues portant des numros anciens Leurs cheveux avaient repouss et elles taient vtues de tabliers noirs. Elles inscrivirent nos noms, nous enlevrent nos vtements et nos papiers. Soudain une tte rase appart la fentre. Nous reconnmes une cama- rade de la prison de Pawiak, arrive ici avec le convoi prcdent. - Un pull-over - murmura-t-elle distinctement. - Que veut-elle - demanda Zosia. Elle veut qu'on lui donne un pull. On va nous l'enlever de toutes faons. - a doit tre dfendu. - J'ai l'impression que tout l'est ici, mais on veut vivre...
Zosia enleva rapidement son pull-over qu'elle passa par la fentre. Au mme instant, elle reut une gifle. Devant nous, se trouvait l'Aufseherin 7
allemande en uniforme SS, qui tenait la main le pull-over de Zosia; elle le brandissait en hurlant:
- 19 - - Lorsque tu partiras d'ici, tu rclameras tes affaires... L-dessus elle d- vida un chapelet de mots orduriers.
Zosia ne comprenait pas, elle ttait sa joue brlante, ses yeux lanaient des clairs menaants. - Ma petite Zosia, du calme, elle a dit que lorsque nous partirions d'ici... - Elle a vraiment dit cela? - Aussi vrai que je voudrais tre libre... Zosia sourit. - Alors, que veux-tu, il faut shabituer aux coups, ce n'est pas la dernire fois. Et cela ne fait pas tellement mal... Cela ne fait pas mal - pensais-je. - Mais si on pouvait gifler de toutes nos forces ce singe vert avec sa tte de mort, si on pouvait, un jour ... On nous dshabilla, quelqu'un entassa nos vtements dans des sacs, une dtenue nous demanda notre tat civil, une autre nous poussa en avant. Zosia tait devant moi, la tte moiti rase, les cheveux qui lui restaient bouclaient encore. Une jeune fille la tondit. - Ne regarde pas - demanda Zosia. Aprs, ce fut mon tour. Mes cheveux glissaient rapidement le long de mes paules. Zosia tait auprs de moi. - Cela te va trs bien, ton nez parat seulement deux fois plus grand. Mais ce ne sera pas de si tt, je le crains, que quelqu'un s'extasiera sur tes cheveux dors.
Nous essayions de plaisanter, mais nous tions pitoyables. Nous nous ressemblions toutes. Je ne savais pas que nos cheveux nous donnaient tant de personnalit. Nous avions du mal reconnatre les visages familiers; mon entre dans la baraque fut accueillie par des rires. J'tais vexe. - Pourquoi riez-vous? Vous vous croyez plus belles que moi? - Si Greta Garbo subissait le mme traitement, elle perdrait aussi de son charme. Je prfrerais tre la place de Greta Garbo, mme tondue, et me trou- ver maintenant Hollywood - Oh! oui, gmit Zosia, l-bas, on nous donne- rait srement un peu manger. Depuis deux jours et deux nuits, nous n'avions eu ni boire, ni man- ger. Nous entendions un bruit d'eau qui coulait.
J'abordai une dtenue de service: - Est-ce de l'eau potable? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 20 - - On peut en boire, mais on peut aussi attraper le Durchfall 8 . - Qu'est-ce que c'est que le Durchfall? - Tu ne peux pas tout savoir ds le premier jour. Tu l'apprendras, n'aie pas peur!
On nous laissa enfin approcher de cette eau. Elle tombait d'une douche. Nous en bmes et nous nous lavmes en mme temps, sans savon naturel- lement. La douche dura trois minutes, aprs quoi on nous emmena dans une autre salle. Pas de serviettes pour nous essuyer. On nous donna du linge et une robe raye. Ma chemise portait des traces jauntres. J'appris que c'taient des lentes dessches. Je jetai cette chemise avec dgot, ce qui me valut une bonne gifle. - Prends-la, imbcile, sinon tu gleras pendant l'appel. - Je ne glerai pas, c'est l't. - Que ces nouvelles peuvent tre btes! Tu verras qu'on gle la nuit, mme en t.
Je ramassai la chemise et me hasardai dire: - Veux-tu m'en donner une autre? - Bon, en voil une. De toute faon, tu ne feras pas de vieux os ici, ni dans celle-ci, ni dans celle-l. Ma robe raye tait trop longue, celle de Zosia lui arrivait aux genoux. Nous les changemes et Zosia constata. - Tu vois. ce n'est pas si terrible, on t'a donn une chemise propre, les robes nous vont ravir. Si seulement on avait une ficelle comme ceinture! On nous lana des sabots. Nous n'arrivions pas les mettre. Zosia plai- santait sans cesse. - Ils font le mme pied que les souliers semelle compense Varsovie.
Nous nous tranions pniblement, dans la tenue du camp. Chacune de nous regardait son numro, ses pieds, ttait sa tte rase. Aprs plusieurs heures de station debout, aprs avoir t comptes, ran- ges par cinq, pousses et battues, nous remes notre ration de pain (150 g.) et une soupe de rutabagas, trs paisse.
On nous informa que la soupe constituait le djeuner, le pain, le souper et le petit djeuner. Le repas suivant, compos de la mme soupe, aurait lieu le lendemain, midi. Mais cet instant, aucune de nous ne pensait au lendemain.
- 21 - La soupe et le pain furent engloutis en un temps record. Je jetai un re- gard sur mes compagnes et sur moi-mme. Je compris qu'en 24 heures, on avait fait de nous des btes. Il tait difficile de croire qu'autrefois nous mangions table, en nous servant d'une fourchette. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
On nous emmena en rangs, cinq par cinq, dans la baraque o nous de- vions passer la priode de la quarantaine. Partout des silhouettes rayes qui portaient deux des trages 9 , charges de quelques briques. Elles mar- chaient pas lents, et ct, une triangle noir criait: Los weiter, verflticht, noch einmal! 10
D'autres poussaient devant elles, au milieu du camp, une voiture remplie d'ordures. Derrire la voiture sautillait une Allemande portant un triangle noir. C'tait la fameuse tante Klara, une Kapo qui semblait surgie du moyen ge. Elle hurlait dune voix enroue, en brandissant son bton: - Komm, komm, du alte Zitrone... Ici il y a encore des salets, ramasse den Dreck 11
L'une des femmes se retourna et ramassa quelque chose. Elle sentit le lourd bton s'abattre sur son dos. Tante Klara criait sans arrt: - Le travail avec moi ne vous plat pas? a sent peut tre mauvais! At- tendez, je vous ferai envoyer des parfums de chez Coty... - Je ne voudrais pas travailler avec elle - dit Zosia. - Crois-tu qu'avec une autre a ira mieux? Elle ne me parat pas si ter- rible... - Mais ce travail, Krysia? - J'aime mieux pousser une voiture dix, que de porter des briques toute seule. D'ailleurs, comment savoir quel travail est prfrable ici?
Nous arrivions devant une baraque. Une Juive au brassard rouge s'ap- procha de nous. Elle portait le numro Bl. 21. Celle qui nous avait ame- nes partit, aprs avoir dit combien nous tions. J'appris par la suite que les Blokowa 12 se recrutaient, pour la plupart, parmi les Juives slovaques.
9 ) Du verbe tragen : porter. Instruments rudimentaires utiliss pour porter des pierres, de la chaux. etc.... 10 ) En avant, merde alors! 11 ) Les ordures. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
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Elles faisaient partie de l'un des premiers convois. C'taient elles qui avaient construit le camp. Elles avaient trouv, leur arrive, des fosss, de la boue et quelques baraques. Elles avaient construit la route, les Waschrume 13 , les cabinets.
Sur cinquante mille, une cinquantaine avait survcu, et, naturellement elles s'taient fait des situations. Elles avaient oubli qu'un jour, elles avaient une maison, elles se sentaient au camp comme chez elles, et les nouvelles leur taient indiffrentes. Que pouvions-nous savoir de la souf- frances? Rien... Au dbut du moins.
La distribution de soupe avait lieu devant le Block. On nous donna la ntre la Sauna. Prs du tonneau, la grosse Jzka, la Sztubowa 14 , ressem- blant plutt un cochon, servait, avec une casserole, celles qui faisaient la queue. - Vite, approchez, salopes! Comment tiens-tu ton assiette, espce de tordue? Qu'est-ce que tu attends encore, t'en as pas assez? Fous le camp, si je te caresse, ton propre fianc ne te reconnatra plus! C'tait une Polonaise, avec le triangle noir. - Ces foireuses d'intellectuelles! - continuait crier Jzka. - Pardon, S'il vous plat, tu ne sais pas parler comme il faut, merde alors, tu vas l'apprendre!
Soudain, j'aperus un visage connu. Hanka, la jolie Hanka de la prison de Pawiak, partie avec le convoi prcdent. - Comment vas-tu, Hanka? - Krysia, Zosia ! - cria-t-elle. Elle s'lana vers nous et nous embrassa de tout son cur. - Qui est arriv avec vous? Stefa, Marysia? - Oui. - C'est magnifique! - Magnifique, vraiment? - Mais oui. En bande, ce sera plus gai. Ce n'est pas si terrible. Ai-je mauvaise mine? Regardez, je suis de bonne humeur, je vais tous les jours
12 ) Blokowa: forme polonaise du mot dsignant la dtenue responsable d'un Block. 13 ) Lavabos. 14 ) dtenue responsable d'une salle. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 23 - aux champs, je suis bronze, les nouvelles sont excellentes, la guerre sera bientt finie...
Effectivement, Hanka avait une mine excellente, malgr ses cheveux ra- ss. D'ailleurs, ils commenaient repousser, elle ressemblait un joli garon. Elle bavardait sans arrt et sa voix avait des accents mlodieux et insouciants. O puisait-elle cette bonne humeur, cet optimisme?
- Vous verrez, le plus dur ce sont les appels. Mais nous nous mettrons en rang ensemble et nous bavarderons, si possible. Pour ce qui est de la nourriture, c'est plus difficile, mais ds que nous travaillerons, nous aurons une Zulage 15 . du pain et du saucisson les mardis et les vendredis.
- Quand pourra-t-on crire la maison? - Dans un mois, dit-on, mais comment diable le saurait-on? - Dans un mois, alors quand le premier colis? - Ils doivent bien se douter, chez nous, que nous sommes ici, ils l'enver- ront avant de recevoir nos lettres. Il suffit d'indiquer le nom et le camp. J'en recevrai srement un, pourvu qu'ils envoient quelques oignons. Tu sais, avec un oignon, on peut acheter la Blokowa et la Sztubowa et, pour nous, a reprsente des vitamines...
Un instant aprs, elle se rappela quelque chose... - Et Pawiak, il y a eu beaucoup de casse? Qui est mort? - On a tu quelques-unes de nos amies, ma petite Hanka. On tue l-bas tous les jours, tu le sais bien. - Oui, je le sais. Rien que pour cela on est mieux ici, on n'touffe pas. Je vous assure, par-del les barbels, il y a des champs magnifiques. Nous cueillons des orties pour la soupe, a pique, mais on s'y habitue. Ici on ne fusille pas. Les dtenues, les Polonaises battent, il ne faut pas se laisser faire; personne ne m'a touche jusqu' prsent, qu'elles essayent un peu...
Zosia coutait attentivement. Je voyais qu'elle voulait profiter de ces le- ons. - Il ne faut pas se laisser faire, c'est vident. Aujourd'hui j'ai t battue par une SS, mais une des ntres ne me touchera jamais. - Quand pourrons-nous entrer dans la baraque et nous coucher? Nous sommes trs fatigues, dis-je.
- 24 - - a c'est plus compliqu. Il faut rester ici toute la journe sur la Wi- za 16 ; si tu veux, on peut s'asseoir, par temps sec. C'est seulement aprs l'appel du soir qu'on rentrera dans la baraque. Tchez d'avoir une place prs de notre coya 17 .. - Qu'est-ce que c'est que a? - C'est une sorte de lit de camp pas trs confortable. Mais que veux-tu, les soldats dorment dans les tranches et les balles sifflent au-dessus de leurs ttes. - Combien y a-t-il de femmes dans une baraque? - Maintenant, plus de 800. Lorsque nous serons mille, le Block de la quarantaine sera complet. On nous pique contre le typhus toutes les se- maines. A part cela, nous ne faisons rien. Parfois on prend quelqu'un dans le Block ou sur la wiza pour une corve dans le camp. Aprs la quaran- taine, on entre au camp et le travail aux champs est obligatoire. - Qu'y fait-on? - On creuse des fosss, on laboure la terre, on plante des betteraves; tout le terrain aux alentours, appartient au camp, qui doit se suffire lui-mme. On nous fait faire beaucoup de travaux inutiles, pour nous crever. mais aprs tout, nous sommes dans un camp de concentration, pas dans une sta- tion balnaire. Allons, bientt, les filles, ce soir!
On nous entrana derrire la baraque, sur la wiza. Nous n'avons jamais compris pourquoi ce lieu s'appelait prairie. Il y avait l des dtenues de- bout, assises, isoles, en groupe, toutes en loques rayes. Nous errions, Zosia et moi, sans but. Les mmes bribes de conversations nous parve- naient de partout.
- D'o es-tu? Quand es-tu arrive? Cela sera supportable, qu'en penses- tu? Qui est ta Blokowa? Est-ce qu'elle bat beaucoup? Vas-tu au travail? Nous retrouvmes l quelques-unes de nos camarades de Pawiak: Nata, Marysia, Stefa, Janka. - C'est bizarre - dit cette dernire - aprs un mois de secret Pawiak, je me sens bien maintenant. J'ai avec qui parler. Je ne me sens mme pas humilie, nous sommes toutes pareilles...
Nata qui avait t aussi au secret, partageait cet avis. Cela ne me sur- prenait pas. On emmenait Nata chaque jour la Gestapo, et on la ramenait
16 ) De lallemand Wiese - prairie. 17 ) Cage forme par la superposition des chlits. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 25 - sans connaissance. Chaque matin, je guettais le bruit de ses pas et je savais qu'elle partait pour l'interrogatoire. Tout le monde le savait et on se deman- dait si elle allait revenir et dans quel tat. Mais elle revenait toujours sou- riante, malgr son visage enfl et ses contusions. Son sourire tait doux et radieux. Elle disait invariablement: Tout va bien!. Qu'est-ce qui allait bien, nous ne l'avons jamais su, mais lorsqu'elle le disait, nous la croyions. A ce moment aussi elle dit: - Tout va bien.
Janka s'tait ouvert les veines, en prison, avec un morceau de verre. Elle avait perdu beaucoup de sang. Lorsqu'on entra, le matin, dans sa cellule, on la trouva presque mourante. On la soigna l'hpital et aprs, elle fut en- voye Auschwitz. Elle tait heureuse que l'interrogatoire soit fini, que son mari n'ait pas t arrt, que sa fille soit bien soigne. - Tu sais, Krysia, je ne sais pas pourquoi j'ai agi ainsi, en prison. C'tait un moment de faiblesse. Je ne le referai plus. Pense donc, je peux m'en tirer et revoir ma fille, mon mari... - Nous nous en tirerons srement - dit Alinka, la jeune marie, l'h- rone de la noce bien connue. A l'glise de la Sainte-Croix on avait arrt tous les invits et Alinka tait arrive Pawiak, les bras chargs de fleurs. Elle n'tait pas bavarde, mais agrable regarder et tout ce qu'elle disait avait du poids. - Si Alinka dit que a ira, je ne pleurnicherai plus. (Stefa n'avait pas ces- s de pleurer depuis son arrive.) - Ne pleure plus, Stefa! - lui avons-nous toutes demand. - Nous avons bon espoir, nous apprendrons nous adapter la vie du camp, notre devoir est de survivre. - Vous avez raison, mais croyez-moi, je ne peux pas me dominer. Pa- tientez un peu, j'y arriverai srement. Mariais, lamie de Stefa, une de la noce, lui caressait les cheveux et la consolait. - Allons, une si grande fille, mre d'un grand garon, et qui pleure comme un bb, calme-toi!
Le soleil chauffait, les robes rches nous irritaient la peau. Nous ne sa- vions pas encore rester assises par terre, nous ne tenions pas en place. Zosia soupira: - Quand donc cet appel? Quand nous coucherons-nous. - Patience, on nous appellera - dit Nata en souriant. Autour de nous, on entendait toutes les langues de la terre: le grec, le franais, l'allemand, le polonais... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 26 - Une jeune fille s'approcha: - Avez-vous besoin d'un fichu? - Pour combien? - Un morceau de pain. - On peut l'acheter? - Si tu as assez de volont pour ne pas manger ta ration, ou si tu reois un colis, tu pourras acheter beaucoup de choses sur la wiza. Nous. les Juives, nous ne recevons pas de colis; nous n'avons personne, tous les ntres ont t tus, gazs. Pourtant, nous voulons vivre. Cela vous tonne? - Non, cela nous parat normal, tu es jeune, d'ailleurs on doit tre abruti rapidement ici, l'instinct de conservation doit s'attnuer, en mme temps on ne doit pas avoir assez de volont pour en finir, alors on attend tranquille- ment la mort... - Oui, mais on souffre tout de mme. Pour vous, c'est plus facile, vous pouvez esprer; vous pouvez attendre un colis, une lettre, mais nous? On nous slectionne, nous savons que finalement nous passerons toutes par la chambre gaz, mais nous essayons de reculer ce moment et de prolonger nos souffrances. - Comment t'appelles-tu? - Maryla. - D'o es-tu? De Bdzin. Je vois que vous venez d'arriver et que vous n'avez pas en- core reu de colis. Quand vous aurez du pain, vous me trouverez toujours sur la wiza. Elle s'loigna. Je me rappelais la formule favorite de Hanka: a pour- rait tre pire. Il me semblait ce moment que j'tais une privilgie.
Autour de nous s'effectuaient des changes. On troquait des chemises, des culottes, des chiffons, des chandails pour un morceau de pain ou un oignon. C'tait le pull-over qui cotait le plus cher: deux rations de pain. - Combien de temps faut-il rester sans manger, pour acheter un pull- over? - se demandait Zosia. - Inutile, en aot et en septembre on peut bien s'en passer, il vaut mieux avoir un fichu sur la tte, et avec quoi nous essuierons-nous quand on nous permettra de nous laver? Mais Zosia pensait autre chose. Elle interpella l'une de celles qui faisaient du commerce. - Dis-donc, comment vous procurez-vous ces choses? - Cela dpend. J'ai un chandail, parce que je travaille l'pouillage, j'en ai vol un, ils n'ont pas fait attention. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 27 - - Je volerai aussi - dit Zosia sans sourciller. Je suis sre que c'est surtout une question d'adresse, je risque tout au plus une gifle. Nous tcherons de travailler l o on peut voler quelque chose. Je regardais Zosia, l'lgante Varsovienne qui frquentait la bonne soci- t, et qui, assise ici, la tte rase, rvait de voler...
Brusquement, un coup de sifflet et des cris se firent entendre: Zhlap- pell, Zhlappell! Quelqu'un cria: - Block 21, en rangs! En courant, nous nous dirigemes vers le Block. On nous fit mettre en rangs. J'avais surtout peur de Jzka. Je pouvais dire pardon par hasard et m'exposer ses injures. Je me promis de changer ma faon de parler.
Le premier appel au camp ne fut pas terrible. Nous tions ensemble, Zosia, Nata, Janka, Stefa et quelques autres anciennes de Pawiak. Je cons- tatais que je m'tais dj un peu habitue voir des ttes rases et des robes rayes. Le plus difficile, c'tait de marcher en sabots. Pendant l'appel du soir, on distribua du pain. Nous avions reu notre ration la Sauna. Nous esprions qu'on loublierait. Hlas on s'en souvenait. Nous avions dj faim et il fallait attendre jusqu'au lendemain.
Nous restmes debout plus d'une heure. La Blokowa surgit! L'une des dtenues avait vol une casserole, une autre avait dchir un morceau de couverture. - Si je vous y reprends, les unes ou les autres, vous resterez toutes ge- noux pendant deux heures, sales truies! Je ne vais pas risquer ma tte pour vous! Rompez, et plus un mot. Achtung!
On nous compta. L'une des Aufseherin, fine gentille blonde, d'une ving- taine d'annes peine, passa lentement devant le premier rang. Elle nous semblait la plus douce de toutes celles qui avaient le droit de nous rudoyer. Notre Block se trouvait en premire ligne, en bordure de l'alle du camp. Les Aufseherinnen de tout le camp se plaaient devant des pupitres, aprs avoir compt les dtenues sous leur surveillance. De nouveau: - Achtung! Un SS bicyclette arrivait. Lune des anciennes nous apprit que c'tait Taube, le plus grand bour- reau du camp. Il venait chercher la feuille d'appel. La nouvelle se rpandit aussitt et fit passer un frisson de terreur. Enfin il s'loigna. Les Aufseherinnen enfourchrent leurs vlos, on sif- fla, l'appel tait fini. Personne ne manquait. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 28 - - Parfois on reste plusieurs heures debout - dit quelqu'un - aujourd'hui a a t rapide. On nous laissa entrer dans le Block. Nous tions parmi les dernires, le manque d'air nous suffoquait, le vacarme, les bruits de dis- putes, les invectives, le brouhaha, le tumulte - nous tourdissaient. - Mon Dieu, que se passe-t-il? Janka me suivait. - Rien d'tonnant, il y a plus de 800 femmes dans le Block. - Comment supporterons-nous cela? - Effrayes, nous restions prs de la porte.
On nous poussa vers le ct gauche, on nous dit de nous installer sur la coya du bas. Pniblement nous nous y introduismes et, aussitt, j'eus l'im- pression d'tre dans un cercueil. Impossible de lever la tte, on respirait pniblement. En plus de nous, six femmes se trouvaient l. Toutes taient furieuses contre nous, les intruses. - Je me demande combien on va encore en mettre avec nous, c'est pire que des harengs, bon sang! - Mais nous allons touffer ici - dit Zosia effraye. - Vous n'toufferez pas, on ne meurt pas, si facilement. - D'o tes-vous? - demandai-je ; lune de mes voisines. - De Sieradz - grogna l'une. - a ne te regarde pas, merde alors - dit une autre. Les autres parlaient entre elles. Nous essayions, Zosia et moi, de nous tendre sur notre grabat, en occu- pant le moins de place possible. Zosia mit son bras sous ma tte. Je me bouchai les oreilles. Nous aspirions au calme. Tout coup, une de mes voisines m'interpella: - Mets tes sabots sur la coya, on peut te les voler! - Mes sabots? Mais tout le monde en a! - Pas tout le monde, et puis, zut, fais ce que tu voudras, mais je te con- seille d'couter les anciennes. Je descendis. Trop tard! les sabots de Zosia taient l, mais les miens avaient disparu. - Tu vois, trop tard! - Zosia. on nous a vol une paire de sabots! Zosia se dressa sur son sant et se frappa la tte. - Tant pis, on sera mieux pieds nus, on se fatiguera moins. Je plaai quand mme les sabots prs de moi. Au mme moment, sur- vint Jzka, la Sztubowa, les mains sur les hanches: Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 29 - - Mets-les par terre, salop, chez toi, tu couches aussi avec tes godasses? Regardez-la, quelle ducation, bon sang ! T'es de Varsovie, peut-tre? Elle cracha avec dgot et s'en alla. Je mis quand mme un sabot sous ma tte, Zosia prit l'autre. Nous nous bouchions de nouveau les oreilles. Je me blottis contre Zosia. Quelqu'un cria: - Lagerruhe! - dormez poules mouilles, on verra demain comment vous irez l'appel. Fermez-la! Vous aurez tout le temps de gueuler avant de crever. Lagerruhe! Le silence s'tablit. Je priai nos voisines de nous cder un bout de cou- verture. Elles me donnrent un coin que je tirai en vain. Partout on se dis- putait les couvertures. - Tu veux avoir la couverture pour toi toute seule, regardez-la, la com- tesse! Donne la couverture ou j'appelle Jzka! - Je me fous de Jzka, de toi aussi... - Silence, silence! Ainsi se termina notre premire journe au camp. Je ne sais pas com- ment nous nous endormmes. Un instant avant de sombrer dans le sommeil, j'avais vu en rve ma mre, un appartement de Varsovie, un lit. Mon Dieu, il vaut mieux ne pas penser! Il n'existe pas de lits, il y a partout des coyas, de toute ternit! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 30 - II LA QUARANTAINE - Aufstehen! Debout! Je sursautai, effraye, je me cognai, quelqu'un ju- rait ct de moi Ma langue tait pteuse, la tte me tournait, mon cur battait follement. Je me recouchai pour me calmer. Je savais, je pressentais que le rveil serait le plus terrible. Comment rester calme, comment accep- ter l'ide d'une nouvelle journe, de beaucoup de journes semblables? - On distribue la tisane - annona ma voisine. - Debout! Il faut plier la couverture, boire la tisane, on n'a plus le temps de rester couches. Je savais qu'elle s'adressait moi, mais je navais pas la force de me le- ver. J'essayais de m'habituer la pense de ce qui m'attendait, mais en vain. J'avais envie de pleurer, de crier: Je veux aller chez moi, retrouver mon lit, je veux dormir et ne plus penser! Mais quoi bon? D'ailleurs, nous avions dcid, le premier jour, de ne pas nous laisser aller. Je me levai. La tisane tait infecte. De l'eau chaude aurait t bien meil- leure. - Ils y ajoutent quelque chose - dit quelqu'un. Nous la bmes cependant, car elle tait chaude. - Zhlappell, sortez, salopes! Vite!
Nous passmes entre les deux ranges de lits d'o descendaient nos ca- marades. Je tenais la main notre unique paire de sabots. Nous sortmes devant le Block. La nuit tait frache. Personne ne savait l'heure. Par la suite nous apprmes qu'on nous rveillait deux heures du matin.
Nous avions froid, nous tions pieds nus, mal l'aise. Zosia me donnait la main pour ne pas me perdre. Nous dcidmes de mettre chacune un sa- bot. Nous essayions de rester bien serres, pour avoir un peu plus chaud. Mais on nous dispersa pour nous ranger par cinq. L'ordre tait maintenu par les Sztubowas du genre de Jzka. Meilleures qu'elle ou pires, toutes avaient le mme comportement. Nous claquions des dents, nous trem- blions, puises de fatigue et de froid. Dire que c'tait seulement notre deu- xime journe, notre premier appel, et que, dj, nous ne ressemblions plus des tres humains! Dans la pnombre, luisaient des yeux agrandis par la souffrance, par la peur, par l'nervement. C'tait le mois d'aot. Le ciel illumin, au-dessus de nos ttes semblait nous narguer, avec ses innombrables toiles. Tant d'toiles pour un tel trou- peau. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 31 - L'aube se levait. Plus il faisait clair, plus nous paraissions grises. Nous rptions sans cesse: - Si seulement on nous lchait, si a pouvait finir, si nous pouvions reve- nir dans la baraque... A ce moment, le grabat nous paraissait un lieu idal de repos. Mais l'appel ne prit fin qu' six heures du matin. On ne nous laissa pas rentrer dans la baraque, on nous conduisit vers la wiza. L-bas, nous nous blottmes les unes contre les autres. Chacune de nous voulait tre dans la foule. Peu aprs, le soleil se leva. Nous avions moins froid, par contre la faim se fit sentir. Tant d'heures encore avant la soupe! Le soleil chauffait de plus en plus, nous nous dispersmes. L'une des baraques, au milieu de la wiza, servait de cabinets. En prison, nous avions dj appris faire nos besoins sans nous isoler. Les cabinets d'Auschwitz taient constitus par deux ranges de 50 trous, parallles, o on s'asseyait dos dos. Entre les trous un espace libre, la Kapo y courait, un bton la main, et nous tapait sur la tte. - Assez, ouste, reste pas ici, c'est pas un caf. - Mme les chiens ont le droit de finir - protestaient toutes les filles. Au milieu des cabinets se trouvait un pole, sur lequel chauffait une cas- serole de soupe. Deux femmes de service aux cabinets mangeaient. Ni l'odeur, ni les bruits, ni les derrires pleins de furoncles ne leur coupaient l'apptit. Jamais je ne m'tais sentie si avilie. Nous nous dpchmes de sortir. - Allons plutt voir le Waschraum - proposa Zosia. Nous allmes vers la baraque suivante, mais on nous interdit d'y entrer. Quelques-unes de nos camarades s'taient procur des casseroles et des bouteilles. Devant la baraque, une triangle noir hurlait et frappait. - A quoi sert le Waschraum, si nous ne pouvons ni nous laver ni boire? - demandai-je une ancienne. - Je ne sais pas, mais il me semble qu'on attend une commission internationale. C'est pour cela qu'on nettoie tous les jours les baraques et que nous n'avons pas le droit d'y entrer. On parle sans cesse de cette commission. Des bruits courent. On dit, par exemple, que c'est la Wehrmacht qui doit prendre la direction du camp. - Mais quand pourrons-nous nous laver? - Qui sait, peut-tre va-t-on vous emmener la Sauna ou dans le Waschraum. Moi, je me suis lave pour la premire fois au bout d'un mois. - Dis-moi, comment fait-on, lorsqu'on a ses rgles? - N'aie aucune crainte, ici on n'en a plus. - Et si on est malade? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 32 - .- On est considr comme malade, seulement lorsqu'on a plus de 39 de fivre, dans ce cas on t'emmne au Revier. C'est une baraque comme les autres, o se trouvent des malades qui ne vont pas l'appel. - Et les soins mdicaux? - Il y a des mdecins parmi les dtenues, elles se comportent diffrem- ment, mais mme celles qui sont animes de la meilleure volont du monde n'ont pas de mdicaments. On va au Revier in extremis et on en revient rarement. De plus on y court le risque de la slection. - Mme les aryennes? - Oui, celles qui sont gravement malades prennent le chemin du crma- toire. On ne sait jamais ce qui peut leur passer par la tte. Mieux vaut vi- ter le Revier. Javais appris peu prs tout ce que je voulais savoir. Je savais comment on dormait, comment on mangeait, comment taient les cabinets, comment se comportait la direction du camp, ce qu'on pouvait avoir, en change de pain. Je savais que je ne pourrais pas me laver avant longtemps et qu'il ne fallait pas tomber malade. Je savais que j'aurais de plus en plus froid, car l'hiver approchait, je savais que ma maison, Varsovie, taient trs, trs loin, sur une autre plante, peut-tre. La seule chose que j'ignorais, c'tait comment je tiendrais jusqu' l'heure, jusqu'au jour, jus- qu'au mois suivants. Et pourtant les jours et les mois passrent. Le plus terrible, c'tait le rveil, le moment o la ralit s'imposait. En- suite, il fallait avoir le courage de se lever, de commencer une nouvelle journe, de geler pendant des heures, au moment de l'appel et sur la wiza, d'couter les pires grossirets, de supporter sans cesse une faim infernale. Le repas du soir tait englouti pendant l'appel. Personne n'avait assez de volont pour garder un bout de pain jusqu'au lendemain. Vers. dix heures du matin, la faim devenait insupportable. Nous tchions de l'oublier en discutant beaucoup. Nous nous racontions les motifs de notre arrestation, nos interrogatoires, ce que nous faisions avant d'tre internes. L'un des hommes avait dit que la fin de la guerre n'tait qu'une question de semaines. Quelques travailleurs spcialiss, accompagns de surveillants, venaient parfois dans notre camp. C'taient des menuisiers, des charpentiers, parfois un maon ou un serrurier. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 33 - Les hommes du Scheisskommando 1 constituaient la meilleure attraction. Ils avaient une voiture de dsinfection et passaient des heures farfouiller dans les cabinets en faisant durer le plus possible cette occupation. Tous taient d'accord sur le rythme du travail. Aprs avoir t rpars, les cabi- nets fonctionnaient deux jours au plus. Puis. de nouveau, ils avaient besoin de rparations. Alors les garons revenaient. Ils avaient remarquable- ment bien organis cela. Tout homme venu une fois dans le camp des femmes employait ensuite toute son nergie, toute sa ruse pour y revenir souvent. Il pouvait toujours, profitant de l'inattention de son gardien, passer une demi-heure chez une surveillante du Block ou chez sa remplaante. Celles-ci avaient leurs chambres qui rappelaient la maison. Elles rece- vaient toutes les rations quotidiennes pour le Block, ce qui leur permettait d'avoir un peu plus de margarine que nous. On leur donnait des pourboires, oignons et pommes de terre. Leurs cheveux avaient repouss, elles por- taient une tenue civile, c'taient des anciennes, trs exprimentes.
Le don Juan venait donc dans la chambre de la Blokowa. Devant la porte, une sentinelle devait prvenir, en cas de danger. Le visiteur recevait des beignets de pommes de terre, qu'il mangeait en se lchant les babines; il disait que la guerre finirait bientt, que les femmes n'avaient rien craindre, que les hommes taient organiss et prts les dfendre, en cas de besoin.
La Blokowa, le plus souvent peu attrayante, ne se doutait pas que pour un homme enferm souvent depuis des annes, toute femme avait du charme. Aussi l'homme n'avait-il aucune difficult la convaincre; elle buvait ses baisers comme un narcotique, elle y puisait des forces nouvelles pour tenir le coup. Nous ne comptions pas en tant que femmes. Seules celles qui avaient un frre dans le camp des hommes, ou bien un ami d'autrefois pouvaient comp- ter sur une aide.
Mais il existait aussi des amours dsintresss qui valaient l'lue un paquet de margarine (10 rations). Aprs cet vnement on chantait partout:
Pour un paquet de margarine il a bais une demi-heure
1 ) Kommando des tinettes. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 34 - La margarine tait le symbole du sentiment, comme les fleurs, celui de la libert. Pour gagner les faveurs de certaines femmes, il fallait lutter. tait vain- queur celui qui tait bien avec un cuisinier, dans le camp des hommes. L'heureuse bnficiaire de la margarine tait en butte la jalousie, comme toujours, et des racontars couraient sur son compte. Ses camarades moins chanceuses, affames et rancunires disaient: - Qu'est-ce qu'elle lui trouve cet imbcile? Comment peut-elle, cette putain? En ralit chacune rvait d'un homme qui viendrait la dorloter, lui dire que la guerre finirait bientt, qui l'embrasserait et lui laisserait en partant de la margarine. Malgr le risque qu'ils couraient en cas de contrle, la porte, d'tre en- voys au Bunker, ces hommes apportaient aussi des petits mots, cachs dans leurs bottes, cousus dans leurs vestes.
Au bout de trois ou quatre semaines, nous commenmes vivre la vie intrieure du camp. Toute l'attention, toutes les penses taient concentres sur les problmes quotidiens: Comment se procurer une cuillre (on disait organiser), pour ne pas avoir attendre que la voisine ait termine sa soupe Comment organiser un pull-over, une culotte chaude? Comment se cacher pour chapper au triangle noir, qui cherchait des gens pour travail- ler dans le camp.? Comment entrer aux cabinets sans recevoir un coup de bton, comment faire pour se laver un peu? Deux semaines aprs notre arrive au camp. nous navions pas encore vu l'intrieur du Waschraum.
Un jour, en passant prs d'une vitre de la baraque, je me regardai et j'eus peur. Sur mon front, des traces noires faisaient un effet tragique, avec ma tte rase. - Zosia, pourquoi ne m'as-tu pas dit que j'tais si sale? - Mais qu'est--ce que tu aurais fait, si je te l'avais dit? - Au lieu de boire notre tisane, nous nous rincerons la bouche et nous nous laverons la figure. - Je venais de m'apercevoir que Zosia tait aussi noire que moi. Ce jour-l, en allant j'appel, Zosia se baissa et tira quelque chose de dessous une coya. - Que fais-tu? - Je prends une paire de sabots, j'en ai marre de marcher pieds nus. - Mais ils vont manquer quelqu'un! - Qu'elle se dbrouille, on m'a bien vol les miens! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 35 - Zosia semblait si rsolue qu'il tait inutile de discuter. Aprs l'appel, nous partmes travailler. Non loin de notre baraque se trouvait une tuve ou l'on dsinfectait les tricots la vapeur. On disait que, le premier novembre, on allait commencer nous distribuer des chandails et des bas provenant de convois juifs.
Pendant que les vtements passaient l'tuve, nous tions recroquevil- les dans la baraque. Comme toujours, c'tait surtout aux pieds que nous avions froid. Certaines en pleuraient. Nous attendions le soleil avec impa- tience. Les journes nuageuses taient insupportables. Heureusement, le mois de septembre tait beau. A mesure qu'on tirait de la cuve les couver- tures pouilles, nous les prenions chaudes, humides, malodorantes sur notre dos et nous les transportions au Camp B, dit Unterkunft, d'o on les distribuait dans les baraques.
Je pris des couvertures sur mon dos. Au mme instant, je reus un coup. Je me retournai et me trouvai nez nez avec une Allemande, la Kapo du Kommando o je travaillais. - Pourquoi? demandai-je. Je me redressai et rptai ma question: - Pourquoi? - Je reus une gifle. Les couvertures tombrent de mes paules, mes poings se crisprent. La Kapo me frappa une troisime fois et j'enten- dis: - Parce que tu es trop culotte.
Zosia, derrire la Kapo, me suppliait du regard de ne pas ragir. Je ra- massai les couvertures et je m'loignai. Le mme jour, midi, Zosia cacha un chandail sous sa robe. Une Aufseherin, celle qui l'avait battue le jour de notre arrive, se prcipita et la frappa. Elle devait nous pier. En allant djeuner, je demandai Zosia : - Pourquoi as-tu fait cela? - Je ne peux plus supporter que tu aies froid! - Et toi? - Moi je n'ai pas froid, je suis plus rsistante que toi, demain je recom- mencerai - On te battra encore. - Toi, tu l'as dj t, nous sommes quittes! Zosia nous racontait de plus en plus souvent qu'elle tait endurante: Je n'ai pas faim, je n'ai pas soif. - Pourquoi mens-tu? Tu sais bien que je ne mangerai pas ta ration. Comment peux-tu ne pas avoir faim, qui te croirait? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 36 - Elle dtourna la tte et se tut. Ses yeux taient pleins de larmes.
Un jour o il pleuvait verse, on nous permit de rentrer dans la baraque. Nous tions transies de froid et nous nous perchmes sur nos grabats. Han- ka, Elza, Stefa et Marysia vinrent nous voir. - A quoi bon vivre? - murmurait Elza dsespre. - Ne pose pas de questions idiotes, estime-toi heureuse d'tre encore en vie. Nous sommes l depuis presque un mois - dit Stefa. - Oui, mais il fait de plus en plus froid, tout est de plus en plus triste, de plus en plus sale; nous ignorons ce qui se passe de l'autre ct des barbels, aucun espoir de changement, au contraire, aprs la quarantaine, le travail au dehors va commencer, par un temps comme aujourd'hui par exemple. Quelle raison ai-je d'tre satisfaite? - Parce que c'est la premire fois qu'il pleut. Septembre a t beau dans l'ensemble. - Et parce que aucune de nous n'est alle au Revier. - Et parce qu'on ne nous a pas encore spares. - En somme, je dois me rjouir, parce que je sais que ce sera pire, qu'il fera mauvais, que l'une de nous tombera malade, qu'un jour on nous spare- ra... - Tu dois tre contente, car celles qui travaillent en ce moment aux champs, ou la Juive dont les parents ont t brls au crmatoire ce matin, sont encore plus malheureuses que' toi. Noublie pas que nous sommes dans un camp.
Mais j'tais moi-mme furieuse. J'avais, la nuit, un morceau de pain sous la tte, nous l'avions mis de ct, Zosia et moi, afin d'acheter un pull- over. On nous l'avait vol. Je n'arrivais pas comprendre comment Zosia se taisait, mais je savais ce qu'elle ressentait. Aucune perte, quand on est libre, ne peut causer tant de regret. Tout coup une Sztubowa appela le numro et le nom d'Hanka. Elle re- vint, panouie, un grand carton dans les bras. - Mon Dieu, un colis! - Ravies, nous poussions des exclamations. Un colis de chez nous! Bonheur indicible! Quelqu'un avait achet des choses dans un magasin, Varsovie, les avait emballes, envoyes. Hanka monta sur son grabat et se mit pleurer pour la premire fois. Nous pleurions avec elle, naturellement. J'ignorais encore ce moment, qu'on pleure toujours en recevant le premier colis; d'ailleurs Stefa pleura aussi en recevant les suivants. Nous ouvrmes le carton avec un soin reli- gieux. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 37 - - Des oignons! - s'cria Hanka - Du pain! du saindoux! Jamais on n'avait entendu tant de cris de joie. Chacune de nous reut un morceau de pain avec des tranches d'oignons. Nous mangions en silence. Impossible de troubler. ce festin par des paroles inutiles. Hanka se pen- chait, fire et heureuse, sur son carton. - Je vous avais bien dit, que j'aurais un colis. Ma mre a d tout faire pour apprendre mon adresse. Dsormais, j'en recevrai rgulirement. Avec mon pain d'ici, je m'achterai une culotte, peut-tre mme des chaussures. Je donnerai un oignon Jzka, pour qu'elle ne m'envoie pas si tt l'appel. Hourrah ! Vive le colis! La nouvelle se rpandit. C'tait un vnement de grande porte. Un co- lis de la maison. Nous commencions esprer, peut-tre aurions-nous aussi notre colis, peut-tre les choses s'arrangeraient-elles. Le lendemain notre Blokowa nous dit: - Celles qui veulent travailler au dehors, recevront des chaussures. Les chaussures c'tait une chose importante, mme si elles taient en bois. Et mme si nous restions ici, nous risquions d'tre embauches pour le travail par tante Klara ou une autre. D'ailleurs, quoi de pire que de rester sur la wiza? Je fus volontaire avec Zosia et quelques autres de Pawiak, vingt en tout. On nous donna des chaussures. Nous ne savions pas si nous avions bien ou mal fait. Notre Aufseherin nous paraissait sympathique. C'tait la premire des triangles noirs qui ressemblait un tre humain et qui parlait un lan- gage normal. - Qui de vous parle allemand? - Moi, rpondis-je. - Trs bien. Tu resteras prs de moi et tu traduiras aux autres mes indi- cations. C'est la premire fois que vous allez aux champs? - Oui, qu'y ferons-nous? - Oh! rien de difficile, vous verrez. - O miracle! en disant cela, elle sourit. Nous aussi, en retour. Chic alors! - J'entendis la voix d'Hanka. - Elle est sympathique! Nous nous dirigemes vers la porte par laquelle nous tions entres dans le camp. - Regardez, on peut tout de mme en sortir - remarqua quelqu'un. Notre surveillante nous dit: - N'oubliez surtout pas de passer la porte au pas, du pied gauche, vous ne pouvez pas vous tromper, coutez le tambour. Jamais je n'aurais pens que la sortie pour le travail ft aussi solennelle. Nous restions devant la porte, attendant le signal Chaque Kommando tait J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 38 - escort par des Aufseherinnen dites de dizaine, munies de fiches portant les numros des dix dtenues dont elles taient responsables. Une autre Aufseherin et un Posten avec un chien taient responsables de l'ensemble du Kommando. - Links, links, links und links! 2 scandait, prs de la porte, la Lagerkapo. Nous passions la porte. - Kommando 116 avec vingt dtenues - dit notre Aufseherin la Rap- portschreiber qui notait les Kommandos sortants.
Nous nous dirigemes vers la droite. Nous avions toutes la frousse. De- vant la chambre du Blockfhrer se trouvaient les chefs du camp: Taube, l'Oberaufseherin, les Aufseherinnen Hase et Drexler. Des monstres, surtout Taube et Hase, qui semblaient symboliser la mort; il ne leur manquait qu'une faux. L'OberAufseherin par contre, appele Oberka tait trs belle. En regardant sa beaut marmorenne, on avait du mal imaginer qu'elle savait sourire. - Alraune 3 - pensai-je. Un orchestre, compose de dtenues, jouait prs de la porte. L'instrument dont le son dominait tait le tambour, qui battait en mesure: gauche, gauche... - Links, links, scandaient les jeunes filles la porte... Le pire tait pass. Je ne m'tais pas trompe de pied. On marchait tout de mme mieux avec des chaussures. Une fois les barbels dpasss, je poussai un soupir de soulagement. Prs de nous marchait le Posten, jeune homme l'air tout fait inoffensif, qui portait un fusil. - Tu es l depuis longtemps? - me demanda l'Aufseherin. J'tais surprise d'entendre cette question prive dans la bouche d'une triangle noir. - Depuis un mois et je suis contente que tu nous parles si gentiment. J'ajoutai: Je ne me suis pas encore lave. Elle sourit. - Je connais cela. Je sais comment sont les autres Aufseherinnen et les Kapos. Mais moi, on m'aime bien. Comment t'appelles-tu? - Krystyna. - Et moi Hilda, tu peux m'appeler par mon nom. Je suis enferme depuis quatre ans.
2 ) Gauche, gauche, gauche! 3 ) Hrone du clbre roman de Hanns Heinz Ewert. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 39 - - Pourquoi? - Je me suis vade de Ravensbrck, on m'a rattrape et envoye Auschwitz. - Comme a sent bon ici - dis-je - et pas de barbels! C'tait notre pre- mire promenade en libert depuis un mois. Les mois d't, je les avais passs Pawiak. - Respire, puisque tu en as l'occasion. Il va faire beau aujourd'hui. L'endroit o nous allons est charmant. Je me retournai et je traduisis mes camarades notre conversation. La journe s'annonait splendide. - On chante? Nous entonnmes: Les saules pleureurs se mirent mur- murer ... Hilda sourit, trs contente.
Au bout de trois kilomtres, nous tournmes et nous entrmes dans un village ordinaire avec des vaches, des poules et un puits. Les gens se sauvaient en nous voyant. Nous comprenions qu'ils aient peur de nous. Nous, nous tions dj habitues notre aspect.
Je me rappelais qu'un jour ma sur m'avait racont, en rentrant de Lu- blin, qu'elle avait vu des dtenues de Madanek: - Je t'assure, elles taient en tenue raye, pieds nus, ttes rases, transies de froid, et, ct d'elles, marchaient des femmes habilles normalement. Si jamais je devais y aller ou y voir partir quelqu'un des miens, j'aimerais mieux mourir. Si tu me voyais en ce moment, ma petite sur, si tu voyais les gens se sauver mon approche, si tu me voyais la nuit pendant l'appel!... - Nous devons avoir de drles de ttes - dit Hanka en riant. - Non - dit Hilda - ils ont peur d'avoir faire nous, c'est pour cela qu'ils se sauvent. Comme elle est dlicate - pensai-je - effectivement notre aspect a si peu d'importance!
Le paysage tait de plus en plus beau, Hilda nous expliqua que nous al- lions au bord de la Sola couper de l'osier. Le soleil tait trs haut dans un ciel sans nuages. Nous tions heureuses. - Qu'il nous faut peu de choses maintenant pour tre heureuses - dit Zosia en soupirant. - Bien peu, en effet. Si seulement on nous permettait de suivre cette route sans le Posten. - Moi, je n'y pensais mme plus. Si seulement nous pouvions manger notre faim! C'tait tout! Je ne rvais plus la libert! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 40 - Nous passmes sous un pont. Devant nous coulait la Sola, affluent de la Vistule. Des civils se promenaient sur l'autre rive; l'un d'eux nous fit un signe amical. tait-ce un rve? On se trouvait si prs du camp et tout tait si diffrent. On avait du mal croire que la guerre durait encore. L'air tait pur. Au camp, on tait poursuivi par l'odeur de cadavres et de cabinets. Devant nous, un vrai pr et une rivire.
Hilda nous distribua des couteaux. - Allez et coupez des branches d'osier, que vous dposerez au bord de la route; les hommes viendront les ramasser. Ne vous pressez pas, mais n'es- sayez pas de vous sauver. N'oubliez pas que je risque ma tte. Vers midi, on va apporter le djeuner. Nous nous dispersmes dans les buissons. Ils taient si touffus que nous nous perdions de vue et que nous devions nous hler de temps en temps. - Krystyna! - Hanka, c'est toi? - C'est merveilleux ici, nous avons bien fait de venir. Tu vois, je disais que ce n'tait pas si terrible! - Dis encore que la guerre finira bientt! - La guerre finira dans deux semaines et lorsqu'on nous demandera la maison ce que nous faisions au camp, je dirai que c'tait trs bien et que .je prenais des "bains de soleil" au bord de la Sola. - Tu prends des bains de soleil? - Bien sr, Hilda est partie, avec le Posten dans le taillis. - Elle se fiche de notre travail. Tu as bien entendu, elle a dit ne vous dpchez pas. Tu as raison - J'irai inspecter les environs. Je me dirigeai vers l'eau. Elza chantait une chanson sentimentale. Un seul jour comme celui-ci suffisait faire renatre l'envie de vivre. Je regardai autour de moi. Le civil en face me faisait signe. On pourrait s'vader d'ici - pensai-je - il suffirait de traverser la rivire la nage et de trouver une bonne cachette. Je retournai vers Zosia qui pensait la mme chose. - Bon! mais aprs? Tu es tatoue, tondue, tu portes l'uniforme du camp et tu n'as pas de papiers... et si personne ne veut te cacher? N'oublie pas que les gens des alentours ont une peur panique... - Peut-tre trouvera-t-on quelqu'un de courageux? Il suffirait de prvenir les ntres Varsovie; on viendrait nous chercher et on achterait quelqu'un. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 41 - - Oui, mais en nous sauvant, nous mettrons en danger les autres et Hilda qui est depuis quatre ans au camp. - Je me fiche d'Hilda, une Allemande, c'est tout! - Une Allemande, mais une dtenue qui a beaucoup souffert et qui hait le fascisme comme nous... - Si nous prenons tout cela en considration, nous sommes fichues! - Si tout cela ne comptait pas pour nous, nous ne serions pas ici. S'il est vrai que nous devons mourir, nous mourrons. Nous avions coup quelques branches, pour la forme. Je retournai vers l'eau. Une pniche charge de charbon avec des gens, approchait. D'abord, je voulus me sauver. Mais je fis un effort de volont et je restai. La p- niche s'arrta et l'un des civils m'interpella: - Polonaise? - Oui. - Depuis longtemps au camp? - Depuis un mois. Qui tes-vous? - Ne crains rien. Hilda est l? - Notre Aufseherin? Oui. - Attends, tu iras lui porter quelque chose! Ils sortiront deux bouteilles de vodka, du saucisson et du pain blanc. - Vas-y, mais que personne ne te voie. - Et le Posten? - Le Posten peut te voir, reviens vite! Je courus ainsi charge vers l'endroit o je pensais trouver Hilda. Je compris que c'tait un trafic habituel. Elle tait l en effet, tendue, appuye sur le bras du Posten, le fusil tait ct d'eux. Ils sursautrent. - Tiens, Hilda, personne ne m'a vue. Je lui remis les victuailles. - Oh! schn, sont-ils encore l-bas? - Oui. - Viens avec moi, mais attends, tiens! Elle me donna un morceau de pain et un peu de saucisson. En nous tenant par la main, nous courmes vers la pniche. J'tais au courant d'un grand secret, j'avais du pain, du saucisson, personne ne me rudoyait, c'tait incroyable! Je revins vers Zosia. Elle me regarda et se frotta les yeux. - O as-tu pris cela? - Je le tiens dun ami. - Donne, j'ai tellement faim! Mon Dieu! du pain blanc et du saucisson! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 42 - - Au moins, tu avoues que tu as faim! - Nous avalmes le pain en poussant de petits cris de joie. Tout coup, j'eus une ide gniale. - Attends-moi ici! Je courus vers la rivire. Hilda tait en train de parler aux civils. - coute Hilda - dis-je, le cur battant - permets-moi de leur demander de prvenir mes parents! L'un des civils me tendait dj un calepin et un crayon. - cris vite! Nous sommes avec Zosia Auschwitz. J'ai le numro 55908, envoyez rapidement un colis, ce monsieur racontera la suite. J'ajoutai l'adresse de mes parents. Hilda regardait si personne ne venait. - Tchez d'y aller vous-mme, c'est Varsovie, dites que nous ne pour- rons pas tenir longtemps, qu'ils envoient des colis et qu'ils examinent avec vous la possibilit pour nous d'aller Cracovie dans cette pniche. - Bon, nous remettrons la lettre, nous raconterons tout, soyez tranquille. Zosia m'attendait avec impatience. - Zosia, enfin un petit rayon d'espoir! J'ai crit la maison. S'ils savent se dbrouiller et si nous continuons travailler ici dans quinze jours nous reviendrons chez nous en bateau. - C'est trop beau pour tre vrai! - En tout cas, nous aurons des colis. - Peut-tre! Quelques instants aprs, jetais couche au milieu des osiers touffus, mue par tout ce qui venait de m'arriver. Une heure approchait, sans doute, le soleil tait brlant. Je fermai les yeux. J'imaginais que j'tais au bord de la mer, avec un maillot de bain et de longs cheveux. Comme dans un rve, j'entendais le bruissement des feuilles. Je ne bougeais pas, je n'ouvrais pas les yeux. - Une femme? - J'entendis une voix d'homme. - Autrefois une femme - dis-je mollement. Quelqu'un rit dans les arbustes, d'un bon rire franc. J'ouvris un il. C'tait sans doute un mirage. Tout ce qui se passait ici tait irrel. - Tu n'as pas envie de voir comment je suis? - J'entendis une voix tout prs, au-dessus de ma tte. - Si vous voulez me voir aprs avoir entendu ma voix, vous serez plutt du. Je parlais lentement, comme moi-mme, sans ouvrir les yeux. - Pardon, vous tes une intellectuelle? Permettez que je me prsente. - Pas la peine. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 43 - - Je m'appelle Andrzej, et vous? - Quelle importance? - Mettez votre fichu sur votre tte. - Je ne sais pas o il est. Il le trouva et m'en couvrit la tte. Si seulement j'avais mes cheveux ... , pensai-je avec regret. Je me rappelais que je devais tre sale, dans la lumire clatante de midi. Je me retournai et cachai ma tte que l'inconnu prit dans ses mains et attira vers lui. Je gardai les yeux ferms. - Ne me touchez pas et allez-vous-en, je vous en prie! Il nous est interdit de parler aux hommes, ne le savez-vous pas? Il se remit rire et quelque chose d'extraordinaire se produisit. Il se pencha et m'embrassa sur la bouche. La tte me tourna. Je me levai brus- quement. - tes-vous fou? Je ne me suis pas lave depuis un mois ! tes-vous aveugle? Comment pouvez-vous m'embrasser, vous n'avez aucun sens esthtique! Il me regarda avec beaucoup de gravit et de tristesse. J'avais envie de pleurer. - Pourquoi tes-vous venu ici? Jtais si heureuse' J'avais compltement oubli qu'il pouvait en tre autrement, qu'il tait possible... - Moi aussi, j'avais oubli - dit-il lentement. - C'est la premire fois au- jourd'hui, depuis trois ans que je vois une femme de si prs. Comprenez- moi. Je le regardai. Sa voix tremblait; il avait les larmes aux yeux. - Je suis jeune. Sais-tu ce que reprsentent pour moi ces trois ans au camp, cette maudite continence? Je ne voulais pas te blesser. - Je le sais, je ne suis pas fche, mais plutt tonne. Je ne suis ici que depuis un mois, mais j'ai l'impression d'y tre depuis un sicle, de n'avoir connu rien d'autre. - Console-toi, tes cheveux vont repousser, tu remettras un jour une robe normale, tu prendras un bain, tu seras comme avant. Alors tu pourras m'embrasser - ajouta-t-il. - Srement - dis-je en souriant. - Donne-moi ta main, pour me montrer que tu n'es plus fche. Tu es gentille, tu sais, seulement un peu sale. Je lui tendis la main avec rserve, il voulait de nouveau mattirer vers lui. Tout d'un coup, des bruits de voix et un coup de sifflet se firent en- tendre: - Elle s'est sauve, cherchez-la! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 44 - Hanka arriva. Elle nous regarda, tonne. Andrzej la salua. - Nous sommes venus ici, du camp des hommes, pour ramasser l'osier. Que se passe-t-il? - Il parat qu'une de nos camarades s'est sauve! - Laquelle? - Une femme d'un certain ge. Je ne me souviens plus d'elle. - Elle doit dormir quelque part, dans les buissons. Hanka repartit sa recherche. - As-tu faim? me demanda Andrzej. - Non. - Aujourd'hui, je n'ai pas de pain, je ne pensais pas te rencontrer, mais demain j'en apporterai, jespre que vous reviendrez l. - Je n'en sais rien, nous sommes ici par hasard, nous sommes encore en quarantaine. Si l'une de nous s'est rellement sauve, nous ne reviendrons srement plus. - Essayons de la retrouver! Je cherchais partout, jappelais mais en vain. Je ne me rappelais mme pas l'apparence de celle qui s'tait enfuie. Andrzej stait de nouveau approch de moi. - Tu ne m'as pas dit ton nom, comment te retrouverai-je? - Krystyna. - C'est joli. Demain je reviendrai et je t'apporterai du pain. Tu dois avoir faim, si tu es en quarantaine. Allons, Krystyna, du courage et de- main! Il se retourna encore une fois. Quel drle de garon! Il me donnait rendez-vous, comme si on tait Varsovie et comme si cela ne dpendait que de moi de pouvoir y venir. J'aurais bien voulu faire toujours partie de ce Kommando et venir chercher de l'osier. Il tait important de rester en contact avec les gens de la pniche. Je me rendais compte que c'tait une occasion unique, inespre! Je retrouvai Hilda, elle tait dsespre. Le Posten me dit: - Voil comment vous tes toutes, on a confiance en vous et le rsultat? Moi, j'irai en prison ou sur le front, Hilda dans un Strafkommando, ou pire encore. Ils se sentaient coupables tous les deux de ne pas avoir mieux surveill. Mon cerveau travaillait intensment. Certainement, elle s'tait sauve, mais il fallait inventer quelque chose pour dgager notre responsabilit. L'heure de l'appel approchait. Nous aurions d partir depuis longtemps. Au camp, on se rassemblait dj. Hilda pleurait. Le matin, elle nous avait dit Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 45 - qu'elle nous permettrait de nous baigner. Maintenant c'tait fichu. Que faire? J'eus une ide lumineuse! - Hilda, j'ai une ide! - Quoi? demanda-t-elle en pleurant. - Nous allons dire qu'elle s'est noye. - Comment, - Nous dirons qu' quatre heures nous tions au complet et que l'une de nous t'a demand la permission de se laver les pieds dans l'eau, qu'elle est partie vers le pont et qu'elle s'est noy. Je dirai, moi, que depuis le matin, elle parlait de se suicider, qu'elle n'tait pas normale. Hilda coutait attentivement, le Posten approuva. - L'ide n'est pas mauvaise. En tout cas, cela vaut mieux que d'avouer que nous n'avons pas surveill. Mais les autres diront-elles la mme chose? - Elles n'auront qu' dire que nous tions au complet quatre heures, qu'elles ne savent rien de plus. J'en rponds. Hilda, rsigne, accepta cette solution. J'allai trouver mes camarades. - Alors, quoi de neuf? - On nous a comptes quatre heures. Dites que nous tions vingt l'appel. Vous ne savez rien de plus, d'accord? - Naturellement. - N'oubliez surtout pas que chacune de vous peut tre interroge part et que de votre rponse dpend notre sort toutes. Nous partmes. L'heure de l'appel tait passe depuis longtemps. Hilda me tenait par la main, elle marchait la tte baisse. Elle avait peur. En route, l'Aufseherin Hase, venue notre rencontre sur sa moto, nous arrta. - Eh bien! was, warum so spt ! 4 , l'appel est termin! dit-elle d'un ton moqueur et menaant. Il m'en manque une - dclara Hilda. Comment a-t-elle pu se sauver? ton Kommando est si petit! Tu sur- veilles vraiment bien! - Elle ne s'est pas sauve, elle s'est suicide! - Comment? - Elle s'est jete l'eau! - Qui l'a vue? Je fis un pas en avant: - Moi. Depuis ce matin, elle disait qu'elle en avait assez, qu'elle prfrait mourir que de supporter toutes ces souffrances.
4 ) pourquoi si tard ! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 46 - - Quelles souffrances? - Je ne sais pas, mais elle disait cela. - Retournez au camp, nous allons chercher dans l'eau. Nous partmes. Le Lagerkommandant arriva en voiture. Mme dialogue. C'tait Kramer, un monstre bien connu. Il nous dvisageait l'une aprs l'autre de ses petits yeux. - Si vous mentez!... - cria-t-il de l'auto et il disparut. Que va-t-il arriver s'ils ne trouvent pas le corps? - dit Hilda inquite. - Ils ne vont pas chercher. - Et s'ils la trouvaient au camp ? - Ils ne vont pas la trouver, il faut croire en notre chance. La grosse Katia accourut vers la porte du camp. C'tait une Juive slo- vaque, le chou-chou de toutes les Aufseherinnen et de l'Oberka. La direc- tion du camp avait essay de lui trouver des ascendances aryennes et de changer son toile en triangle noir. Il n'tait pas convenable en effet de favoriser officiellement une Juive. Katia se rendait souvent Auschwitz- ville pour rgler cette affaire. On disait que, grce Katia, les appels taient toujours rapides. Avant elle, on n'arrivait pas faire le compte exact. L'appel durait des heures. C'est de Katia que dpendait aussi le transfert d'un Block l'autre. Eh, bien! Hildchen, qu'arrive-t-il? - demanda Katia. Hilda rpta la mme histoire. Katia sourit. Je compris qu'elle n'tait pas dupe. - Trs bien - dit-elle - Selbstmord, schade 5 , elle tait encore jeune... Je ne comprenais pas encore, a ce moment, combien il y avait d'ironie dans ces paroles. - Donne son numro! Hilda le donna et resta la porte pour fournir d'autres explications. Elle eut encore le temps de me dire merci. - Si tout s'arrange, emmne-nous encore demain. - Moi, je le voudrais bien, mais ils ne le permettront sre- ment pas. On me donnera des Juives, car les aryennes se sauvent. Aprs la quarantaine, lorsque vous passerez au camp B, tchez de me retrouver. Nous allmes vers la baraque. L'appel n'tait pas termin cause de nous. Tout le monde nous demandait des dtails. Je rpondais tout le monde qu'elle s'tait noye. Je racontais comment elle se dbattait dans l'eau. Nous nous introduismes dans nos cercueils. Il faisait noir, on ne pou- vait pas respirer. Zosia dit: - Aprs une journe comme celle-ci, cet enfer parat encore plus terrible! L-bas, nous avons eu un avant-got de la libert!
5 ) Un suicide, c'est dommage ! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 47 - Je lui racontai ma rencontre avec Andrzej. - En temps normal, j'aurais pu faire sa connaissance au bal. Comme notre conversation aurait t diffrente! Pauvre garon, il est ici depuis trois ans! Comme c'tait prvoir, nous ne retournmes plus au bord de la Sola. On crut Hilda et elle continua sortir avec le mme Posten, mais avec un autre Kommando. Il faisait un temps radieux. Nous regrettions beaucoup ce bel endroit, la pniche, Andrzej, le pain... Mais que faire? Une chose agrable peut-elle durer longtemps au camp? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 48 - IlI AUSSEN 1
A dix heures un coup de sifflet retentit. La Lagerkapo, une Polonaise (une prostitue de Kielce) siffla et hurla: - Lagersperre, Lagersperre, alles auf Block! 2
On nous fit rentrer dans notre Block. - Qu'est-ce qui va se passer? demandait-on. Personne ne le savait. - Une slection probablement dit l'une de nous. - Chez nous? - On n'en sait rien. - Zhlppell - sortez! - Un appel onze heures? - Stefa, prs de moi, tait ple. - Nous aussi, nous devons sortir? - Restez, salopes, l'appel est pour les Juives, que personne ne sorte! Il est dfendu de chier dans les seaux, ne l'oubliez pas! Par la fentre de la baraque, nous voyions les Juives du Block voisin qui allaient l'appel. Elles avaient des yeux fous, elles se cachaient l'une der- rire l'autre. Quelques-unes se pinaient les joues pour avoir meilleure mine. Elles se disputaient pour savoir qui se mettrait au premier rang. Elles se poussaient l'une l'autre, comme si cela pouvait arranger les choses. L'enjeu, c'tait la vie. Finalement elles se mirent en rangs.
Taube, le Lagerkapo et une Aufseherin arrivrent. Taube se plaa devant le premier rang et dsigna, avec sa canne, l'une des dtenues qui se dshabilla compltement. D'un geste, il lui dsigna la droite. C'tait une femme d'apparence normale, avec quelques furoncles. Comment ne pas en avoir aprs un certain temps au camp? Personne ne savait si la droite signifiait la vie ou la mort. La suivante, dshabille, cou- verte de furoncles, partit aussi vers la droite. Taube tait ivre, il avait le regard trouble, il tenait peine sur ses jambes, mais il veillait ce que cha- cune prenne la direction indique. A droite, elles taient une cinquantaine, gauche, quelques-unes peine, moins marques par les furoncles. Nous comprmes. La droite signifiait la mort. Le groupe dsign l'avait compris aussi. Elles cherchaient, peine conscientes, une issue pour fuir. Mais elles taient entoures par un cordon de scurit, constitu par leurs propres compagnes. Personne ne pouvait bouger. Nous regardions, sans en croire
1 ) Au dehors. 2 ) On ferme. on ferme, tout le monde au Block ! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 49 - nos propres yeux. Dans la baraque rgnait un silence insolite. Le soleil clairait le lieu de la slection. Celles qui devaient provisoirement sur- vivre taient trs peu nombreuses, quatre-vingts sur une baraque de quatre cents. Les victimes passaient maintenant devant nous, nues, votes, presque demi mortes dj, bouscules par la Lagerkapo, une dtenue comme elles. Elles marchaient dans le soleil, vers le Block de la mort.
Chacune de nous savait exactement ce cruelles ressentaient. Il y avait l des mres avec leurs filles, la sur d'une dtenue reste au camp, des amies. Rcemment encore, chacune d'elles avait une maison, des parents, elle tait bien portante, elle avait des robes de soie, elle habitait Amsterdam ou Salonique. Parmi elles se trouvaient des ouvrires, des tudiantes, des m- decins et des femmes du monde. On ne pouvait concevoir que ces corps monstrueux aux os saillants, aux seins flasques, couverts de furoncles puru- lents, taient ceux d'tres humains, qui ce moment mme devaient dire adieu la vie. Dans le Block 25, le Block de la mort, on allait entasser ces dchets d'humanit. Ce Block n'avait pas droit au ravitaillement, c'tait l'anti- chambre du crmatoire. Des hurlements en sortirent au bout de quelques heures: - Maman, boire, je vais mourir, boire!
Personne ne s'approchait du Block de la mort. Personne ne donnait d'eau aux condamnes. Nous n'en avions pas, et mme si nous avions pu nous en procurer, nous n'en aurions pas donn une inconnue, une Juive grecque. De toute faon, elle tait condamne. Nous tchions de faire taire ainsi nos remords, nous tachions de nous persuader que nous n'avions pas failli au devoir. Mais ces voix dchirantes ne nous laissaient pas en paix, Elles pntraient dans nos curs, dans nos cerveaux...
Aprs la Lagersperre, nous sortmes devant le Block. Du Block 25, travers les barreaux, les condamnes tendaient leurs bras vers nous. Impos- sible de ne pas les voir, de ne pas entendre leurs voix dchirantes: - Pourquoi? Mon Dieu, donnez-moi boire! Pourquoi dois-je mourir? La nuit tomba, les barbels s'illuminrent. Hypnotise, je regardais le Block de la mort. Je ne voyais rien que des bras tendus, sans dfense, sup- pliants, impuissants. Pendant un court instant, ils restaient ainsi, puis des poings se crispaient, menaants, terribles.
J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 50 - Le silence fut, cette nuit-l, exceptionnel. Maintenant on allait venir les chercher, on allait les emmener du Block de la mort au crmatoire. Tout le monde coutait. Bientt, des camions arrivrent. Les projecteurs clai- raient la baraque. Les camions s'arrtrent devant le Block 25. Mon cur battait follement. Je savais. On les entassait en ce moment dans les ca- mions. Mais on n'entendait rien. Les camions repartirent. Un cri inhumain, puissant, dchira le silence. Nous tions toutes assises et nous nous regardions avec des yeux de folles. - Aaa - le deuxime camion partit. D'abord imperceptibles, les cris de- venaient plus forts mesure que le camion se rapprochait, puis ils se turent, tel le bruit d'une sirne, qui ne laissait que le souvenir d'un terrible cauche- mar.
Les yeux de Stefa, assise en face de moi, taient hagards. Les miens de- vaient l'tre aussi. Pourvu que nous ne devenions pas folles, pourvu que nous puissions garder notre sang-froid. Oui, on tuait des Juifs, car on disait que la guerre avait clat cause d'eux... Et puis, partout, des gens mouraient. Je faisais des efforts pour comprendre. On mourait partout, d'accord, mais pas de cette faon-l! On tombait au,combat, tu par une balle, une grenade, une bombe. Naturelle- ment c'tait aussi une mort stupide, mais, du moins, on ignorait cette im- puissance inconcevable, monstrueuse! Que faire? Comment empcher cela? Aujourd'hui c'tait le tour de celles-ci, demain, peut-tre le ntre; demain ils viendraient chez nous, nous traneraient sur des camions et... Mais que faire, que faire, que faire? Seule la haine nous envahissait, la haine, prsente partout, et qui tait le sentiment le plus puissant au camp. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
La Lagerkapo, celle qui venait de prendre part la slection, entra dans notre baraque, accompagne de l'Aufseherin, elle s'arrta devant chaque coya et chuchota quelque chose. Nous tions inquites. Une visite de ce genre ne prsageait rien de bon. La Lagerkapo dit haute voix: - Qui veut aller Auschwitz, chez les hommes? Le travail y est facile, vous aurez des habits civils et une bonne nourriture. Elle dit cela avec un sourire hypocrite. - Les volontaires n'ont qu' se prsenter. Tout le monde se mit poser des questions, trs naves, comme on le vit par la suite. Nous, les prisonnires de Pawiak, nous coutions cette invita- tion avec mfiance. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 51 - Notre Blokowa reste l'cart, renseigna une des dtenues: - On engage au Puff, - dit-elle. - Qu'est-ce qu'on y fait? - Rien. Il faut y contenter 20 hommes par jour... - Quels hommes? - Ceux qui ont des fonctions dans le camp, les anciens, est-ce que je sais. En tout cas, des dtenus, pas des SS. Vont-ils prendre des volontaires seulement, ou vont-ils nous dsigner d'office? - Je ne sais pas, tout est possible. En tout cas, on ne peut pas sortir du Block. Je me prcipitai vers Zosia. L'Aufseherin la dvisageait avec insistance. Je dcidai d'agir. Quand l'Aufseherin dtourna la tte, je fis signe Zosia, qui descendit rapidement de son lit. - Sauvons-nous, Zosia, vite! Nous nous dirigemes vers la porte, l'Aufseherin ne voulait pas nous laisser passer. - Nous avons la diarrhe, laisse-nous sortir! - Je ne peux pas, d'autres aussi veulent sortir, je me ferais attraper. Quelqu'un cria au fond de la baraque, elle se retourna, nous en profi- tmes pour nous sauver et courir vers les cabinets. Zosia me tira par le bras: - On nous suit. Je me retournai. En effet, on venait vers nous. La Lagerkapo faisait des gestes menaants. Nous jouions cache-cache avec nos gardiennes entre les baraques. A la fin, elles renoncrent nous poursuivre. puises par cette course, nous regagnmes la baraque. Les volontaires taient en nombre suffisant, on avait inscrit leur numro. De partout, on dsignait la coya, voisine de la ntre: - Une Polonaise, quelle honte! Couche sur son grabat, une jeune fille, vraisemblablement une volon- taire, rptait: - J'ai faim, et puis a ne vous regarde pas. Il tait vident qu'elle luttait contre elle-mme. - Tout le monde a faim, salope! La jeune fille se mit pleurer. Nous nous demandions ce que signifiait l'affaire du Puff? Pourquoi ces privilges? Pour qui?... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 52 - On nous expliqua plus tard que cette innovation avait un but prcis. On surprenait de plus en plus souvent les hommes en train de se livrer des activits clandestines et de parler de politique. La direction du camp avait dcid de dtourner leur attention. Privs de plaisirs sexuels, ils allaient, dsormais, tre occups par le Puff. L'ide du Puff nous hantait et nous faisait redouter chaque apparition de la Lagerkapo. Par bonheur, les pensionnaires du Puff y restaient plusieurs mois...
L'poque des pluies avait commenc. Nous tions trempes, pendant l'appel, sur la wiza, et jamais nous ne pouvions nous scher. La boue d'Auschwitz devait tre une torture invente dessein. Elle ne schait ja- mais, la terre tait gluante, pleine d'embches. Les sabots s'enfonaient continuellement, dans une gadoue paisse et collante.
Nous nous demandions souvent quels jours taient les plus supportables. Les jours de pluie convenaient mieux l'ambiance de tristesse et de dses- poir. Une averse ou le ciel gris de plomb constituaient le meilleur cadre pour notre ralit concentrationnaire, pour nos visages livides, pour nos ttes rases, pour nos habits rays, pour nos regards affams et vides. Nous nous tranions de la baraque vers les cabinets et des cabinets vers la ba- raque, en nous enfonant dans la boue, chaque jour un peu plus rsignes, un peu plus abruties. Une nuit, avant l'appel, on surprit une dtenue, faisant ses besoins dans sa gamelle. Elle tait vieille, malade. La Blokowa la trana par terre et la battit jusqu' ce qu'elle perdit connaissance. Par reprsailles, elle nous or- donna de rester genoux pendant une heure dans la boue. Aprs cela, nous avions mal partout, aux jambes, la tte, au cur. Le soir, tout le monde avait la fivre, et plusieurs d'entre nous durent aller, le lendemain, au Re- vier. Aprs la premire punition de ce genre, j'avais, moi aussi, envie d'aller au Revier. N'importe comment, il faudrait bien mourir. A quoi bon souffrir si longtemps? Au Revier, pas d'appels, je pourrais rester couche jusqu' ma mort. Je me confiai Zosia. - Tu n'as pas le droit de le faire, Krysia, un colis peut arriver, quelque chose peut changer... Je dcidai d'attendre quelques jours. Effectivement, un colis arriva. Un colis confectionn par ma mre. Je ne pouvais pas le dfaire. Tout le monde me regardait et attendait que je Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 53 - me dcide. Je ne pouvais pas m'empcher de pleurer. Tout rappel de la libert compromettait notre quilibre. Nous avions appris ne plus nous souvenir. Les colis nous plongeaient dans les souvenirs et veillaient la nostalgie.
A cette poque, je fis la connaissance de Roma, une institutrice de Sil- sie. Elle tait au camp depuis longtemps; elle tait sortie du Revier aprs plusieurs maladies. Grande, lance, diaphane semblait-il, avec d'immenses yeux bleus, qui laissaient deviner une souffrance profonde, Roma me racon- tait ses interrogatoires Auschwitz. Elle parlait de la roue d'o on la retirait mourante, sans connaissance; elle numrait les maladies qu'elle avait eues. Je n'arrivais pas comprendre qu'aprs tout cela, elle vive encore, aprs huit mois au camp. Elle recevait beaucoup de colis, trois ou quatre par se- maine. Elle reprenait maintenant des forces. Elle graissait la patte la Blokowa, pour pouvoir rester plus longtemps au lit le matin. Quelque temps aprs, elle me dit: - Dsormais je crois que je rsisterai. J'ai support dj tout ce qu'ils ont pu inventer pour exterminer un tre humain. Je sais maintenant que je vi- vrai. Le jour mme, aprs l'appel du soir, une voiture noire entra dans le camp. Quelqu'un de la Gestapo en descendit et s'approcha de notre Bloko- wa. Nous tions ptrifies par la peur. On appela le numro de Roma. Elle quitta le rang et se dirigea lentement vers la voiture. Elle ne revint pas. Pendant qu'elle tait au Revier, on avait examin son cas. Quelqu'un avait dit qu'elle avait enseign le polonais aux enfants. On en avait conclu que Roma ne pouvait pas continuer vivre, mme au camp. Les colis affluaient encore, mme aprs sa mort. On pensait, chez elle, qu'elle en profitait...
La priode de la quarantaine touchait sa fin. On nous spara. Les Aufseherinnen dsignrent des femmes pour divers Kommandos. Zosia et beaucoup d'autre furent choisies. Dsespres de nous sparer, nous n'osions ni protester, ni tenter de rester ensemble.
Et Zosia alla Buna, ou on avait cr un Aussenkommando perma- nent, comprenant 300 femmes. Les baraques n'taient pas entoures de bar- bels. Les dtenues effectuaient de durs travaux aux champs. Il existait d'autres Kommandos de ce genre, qui empruntaient leurs noms aux villages qui avaient exist leurs places: Raisko, Babice, Harmenza. Raisko avait la J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 54 - meilleure rputation, les conditions matrielles y taient assez bonnes. On y cultivait des lgumes et des fleurs. tre admis ce Kommando, c'tait le comble du bonheur. Un autre endroit idal, c'tait Harmenza, une ferme, o se trouvait une couveuse lectrique. Nous n'avions aucun renseignement sur Buna. Tout dpendait de Aufseherin qui y tait.
Nous dcidmes que Zosia tomberait malade, alors on l'enverrait au Re- vier, chez nous. Nous russirions peut-tre, aprs, rester encore ensemble. Stefa, Marysia, Hanka, toutes mes amies taient parties au camp B. Moi, je restai. C'tait mieux ainsi, j'tais employe au bureau, grce Wala, arrive il y avait deux ans, avec l'un des premiers convois polonais. Elle faisait partie du petit nombre de celles qui avaient russi ne pas sombrer. Elle avait beaucoup de charme. Comme employe au bureau, elle avait le droit de porter des vtements civils, ses cheveux avaient repouss. Wala aimait beaucoup un petit pome, que j'avais compos, pendant un appel du matin. Je n'avais jamais crit de vers auparavant. Je m'y tais mise pendant les interminables appels, sur la wiza. La premire strophe m'avait plu, j'avais rpt ces simples mots, venant du fond de mon cur.
Au-dessus d'Auschwitz, une bande rose tendre, Annonce le soleil levant. Jeunes et vieux, tous en rangs, doivent attendre, Plus d'toiles au firmament.
Je considrais cette improvisation comme une charade, qui me permet- tait de mvader de la ralit. Tous les camarades apprirent par cur ces vers, qu'elles rcitaient partout avec motion. Wala eut connaissance du pome Appel et elle en chercha l'auteur. Elle me dcouvrit finalement, triste musulmane 3 , et elle dcida de me prendre sous sa protection.
Ancienne dtenue trs influente, elle put obtenir que notre Blokowa me gardt encore en quarantaine; j'attendis donc qu'on m'affecte un travail. Le matin, je tranais sur la wiza, la recherche de visages connus. J'y ren- contrai surtout des Tchques, des Franaises et quelques Polonaises plus ges, qui se groupaient et voquaient des souvenirs. On les avait dportes cause de 'leurs enfants ou de leurs maris. Faibles, fatigues, elles se ren-
3 ) Musulmane - dans les camps, personne physiquement faible, incapable d'assumer un travail pnible. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 55 - daient compte qu'elles ne survivraient pas, mais elles avaient si peur du Revier qu'elles restaient courageusement debout pendant l'appel. Je n'arrivai pas me trouver une place. Il faisait lourd. Je m'aventurai dans les cabinets. Il y avait foule, mais, au milieu, il restait quelques places libres. Quelqu'un me cria: N'y va pas, fais attention! Sur les planches, entre les trous, tait assise une Allemande, triangle noir, type masculin. Sur ses genoux, une fille, trs fminine, aux cheveux longs. Elle regardait d'une faon languissante sa partenaire qu'elle embrassait sur la bouche. Ce baiser dura longtemps. Il n tait difficile d'imaginer scne plus macabre - un amour, dans un tel cadre. Je quittai la baraque en courant. Fuir, fuir, mais o? Comment? Jprouvais un immense dgot. J'tais moi-mme gluante de crasse. Au- tour de moi, tout le monde s'pouillait. Je sentis des dmangeaisons. Je glissai la main sous ma ceinture et je trouvai mon premier pou. J'avais la nause en pensant que cela ne faisait que commencer. Le pou craqua sous mes ongles. J'en attrappai un deuxime, un troisime, norme, repoussant. Au bout d'une demi-heure, mes ongles taient rouges. La cloche retentit, annonant le djeuner, avec ces mmes doigts, je tins ma gamelle et en tirai des rutabagas que je mangeai de bon apptit. Le lendemain, on nous emmena l'pouillage. Pour la premire fois, nous allions la Sauna. Cela voulait dire que nous prendrions un bain, que nous serions propres et peut-tre dlivres des poux...
En rangs par cinq, nous allmes la douche. Elle ne dura que trois mi- nutes, sans savon ni serviettes. Nous sortmes en claquant des dents. De- vant la baraque, une dtenue trempait un chiffon dans un liquide dsinfec- tant. Nous dfilions devant elle la queue leu leu. Elle passa le liquide entre nos jambes et sous nos bras, ce qui provoqua l'hilarit des SS, groups autour de nous et ravis de nos gestes maladroits et pudiques. Si l'une de nous cherchait se drober, ils l'entranaient de force et l'injuriaient' Ce qui les amusait le plus, c'tait de voir les femmes ges pour lesquelles cette sance tait une vritable torture. Une vieille femme demanda: - Est-ce que, un jour, leurs mres dfileront ainsi devant nous? - Je pense que oui. - Est-ce que nous nous moquerons d'elles? - Je pense que nous ne le pourrons pas, mais nous crierons de toutes nos forces: Voil les mres des assassins, voil celles qui sont coupables d'avoir lev ainsi leurs fils J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 56 - Nos vtements envoys la dsinfection n'taient pas encore prts. Nous restmes nues pendant deux heures. L'heure de l'appel sacro-saint approchait. On nous ordonna d'aller nues devant la baraque. Devant toutes les baraques, il y avait des femmes nues et mme quelques enfants, gs de 6 7 ans. Ils taient arrivs en 1942, avec leurs parents, gazs ensuite. A cette poque on gazait encore les aryens, ou on leur faisait une piqre de phnol au cur.
D'aprs les anciennes, les conditions au camp s'taient amliores. En 1942, par exemple, on procdait l'appel gnral, le dernier de ces appels avait eu lieu le 31 janvier 1943. Il avait dur 14 heures, par temps de gel. Une fois lappel fini, tout le monde dut courir au camp, et celles qui mar- chaient lentement ou s'arrtaient, furent conduites au Block de la mort. Celles qui survcurent cet appel avaient les pieds et les mains complte- ment gels.
Les enfants, dont les parents taient morts au camp, taient l, vieux, prcocement mrs, graves, les lvres serres. Prs d'eux des femmes ges, nues. C'tait une belle journe de septembre, mais six heures du soir, aprs le bain, nous grelottions. Enfin les SS et les Aufseherinnen arrivrent. Ils nous comptrent en s'esclaffant et partirent. On nous rendit nos vte- ments mouills. Nous avions encore plus froid. Je prfrai me coucher nue, plus sale qu'avant la douche. Le lendemain matin, je trouvai encore des poux. Nos habits taient toujours humides. Aprs l'appel du matin, 50% des femmes partirent pour le Revier. Je n'irai pas au Revier - me rp- tai-je avec enttement, malgr ma fivre - en tout cas, pas de mon propre gr.- A midi, le soleil se montra. L'une des anciennes me parla et me donna du pain. Je cessai de trembler. Celle qui m'avait donn du pain tait forte et gaie, elle avait des cheveux longs et une robe civile. - Comment fais-tu? Tu as bonne mine, tu as l'air d'tre contente, com- ment est-ce possible? - Je viens de sortir du Bunker, j'y suis reste 8 mois. - Comment? Pourquoi? - Je n'en sais rien. Un jour on m'y a conduite. Sans doute avait-on d- couvert quelque chose de nouveau, me concernant. On m'a mise au Bunker et voil. J'ai bonne mine, car les hommes m'ont aide. Le cachot se trouve dans leur camp. Ils m'ont nourrie, ils m'ont remont le moral. J'ai grossi, car je ne pouvais pas bouger. Maintenant je suis gaie, parce que je peux me promener en plein air. Tu ne peux pas savoir comme on est bien ici, aprs le Bunker! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 57 - Je la regardai avec tonnement. Comme elle avait d souffrir au Bun- ker, pour se trouver bien ici. - Ne t'en fais pas - ajouta-t-elle. - On peut tout supporter, beaucoup plus qu'on ne le croit. Tu verras toi-mme, au bout de quelques mois. - Quelques mois? Impossible. - Moi aussi, je le pensais. Tout le monde le pense et supporte pourtant le pire.
Le lendemain nous allmes aux champs. Je faisais partie, cette fois-ci, d'un groupe de 100 femmes. Nous passmes la grande porte au pas, solen- nellement. La journe tait frache. Une interminable colonne de robes rayes devant .nous, derrire nous. Chaque groupe tait escort par un Pos- ten, un chien et une Aufseherin. Nous rencontrmes les hommes qui al- laient galement aux champs. On nous donna l'ordre de chanter, en alle- mand bien sr. Certaines le firent, pour la plupart des triangles noirs. Elles chantaient d'une voix basse, enroue.
Nous passmes ct de fermes abandonnes, de prs, de forts abat- tues. On rencontrait parfois un civil bicyclette - quelques-uns avaient des laissez-passer pour entrer sur le terrain du camp. Il leur tait dfendu d'adresser la parole aux dtenus. Ils passaient sans nous regarder, pour ne pas veiller de soupon, trangers, lointains, tels des gens d'un autre monde. A ct de moi se trouvait Choura, une Russe, tudiante Kiev. Elle rit malicieusement, en fronant le nez et imita notre surveillante: - Hast du Brot, tu as du pain, idiote! - ajouta-t-elle en chantonnant - je lui en donnerai du pain, cette imbcile! Tout d'un coup, Choura aperut quelqu'un dans une autre colonne de femmes. Elle plit et quitta les rangs en courant. Natacha! - elle embrassa une femme en riant et en pleurant la fois. Ce- la ne dura qu'une seconde, car l'Aufseherin spara immdiatement Choura de Natacha. - Los! du blde Kuh. 4
- O est Maman? cria Choura en reculant. - Je ne sais pas. - Et Micha? - Je ne sais pas. - Ruhe! (Silence!) hurla la surveillante. Choura se tut. Elle sanglotait. Brusquement elle se rappela quelque chose et s'lana.
4 ) Avance, Sale vache. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 58 - - Natacha! O travailles-tu, dans quel Kommando? Pas de rponse. Natacha tait dj loin. - Qui est-ce - demandai-je Choura en larmes. - Ma sur. Je ne l'ai pas vue depuis deux ans. Je ne sais pas ou elle se trouve, elle doit avoir faim... Nous marchions en silence, encore, sous l'impression produite par cette rencontre. Ma sur est peut-tre ici, ou ma mre? ... - pensai-je.
Nous traversmes des villages abandonns Nous nous arrtmes devant un passage niveau ferm. Un train de voyageurs passait. Ceux-ci nous regardrent avec effroi, nous montrent du doigt, nous faisant des signes amicaux avec leurs mouchoirs. Nous continumes notre route. Un petit berger avec ses vaches venait dans notre direction. Il s'enfuit en nous voyant. Les vaches abandonnes beuglaient et nous barraient la route, lAufseherin jurait, le Posten lcha son chien. Pendant quelques minutes, il y eut une grande confusion, enfin nous continumes notre route.
Aprs plusieurs kilomtres, on nous plaa le long d'un espace dtermin; on nous donna des pelles et des bches. Nous tions dj affames et ext- nues par cette marche inattendue, et la journe ne faisait que commencer! Chaque groupe de 5 dtenues devait creuser un carr de terre avant midi. J'enfonai ma bche dans la terre dure. Je regardai les autres et je faisais comme elles. J'appris creuser et me reposer, le pied sur la bche, quand lAufseherin s'loignait de moi. Le plus difficile, c'tait de rejeter la terre. Je n'avais pas la force de soulever la pelle. A ct de moi, Choura tait en nage. Elle lanait la terre trs vite, avec passion, en murmurant: - Imagine-toi que tu creuses leur tombe, a ira mieux, tu verras... L'Aufseherin passait et repassait prs de nous et foudroyait du regard celles qui se reposaient. Ou bien elle bavardait avec le Posten, lui souriait et hurlait de temps en temps, notre intention: - Arbeiten, Schweine, los... schneller... ! 5
J'tais bout de forces. A ct de moi, une femme tomba. Nous la rele- vmes et l'tendmes dans le champ. Elle s'vanouit. Je la pinai. Nous navions pas d'autres moyens de la soigner. Impossible mme d'avoir de l'eau. - Lass diese alte Zitrone! Geh arbeiten? 6 Los! me cria l'Aufseherin en me lanant une pelle.
5 ) Au travail. sales cochons, plus vite que cela, allez ! 6 ) Laisse tomber ce vieux citron au travail Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 59 - La pelle me blessa la jambe, le sang coula. Je me tranai pniblement vers le foss moiti creus. - Elle est enceinte - dit l'une. - Qui? - Celle qui s'est vanouie. Elle me l'a dit.
A midi, le foss tait dj profond et le monticule de terre montait. - On apporta le djeuner dans un tonneau. Je fis la queue pendant une demi- heure pour recevoir un peu de soupe d'orties. Je la trouvai exquise, mais il y en avait bien peu, je l'avalai en quelques secondes. Quand je l'eus finie, j'avais encore plus faim. De tous les cts parvenaient des chos de disputes. Certains groupes voulaient ralentir le rythme du travail; comme d'autres avaient dj fini de creuser leur carr, celles qui n'avaient pas termin le leur taient rudoyes et battues. - Ne fais pas tant de zle, on ne va pas te dcorer... - Mle-toi de tes oignons, je fais ce que je veux... Ne te mets pas en avant, si tu es plus forte que nous. Cette guenon voit qu'on peut aller plus vite et elle nous engueule...
Mais ces reproches taient vains. Sans quon sache comment, certaines avaient encore des forces et ne soccupaient pas de leurs compagnes. Il arrivait aussi qu'une dtenue aide l'autre, qu'elle la cache pour lui permettre de se reposer, mais c'tait rare, trs rare... A cinq heures, nous dposmes nos pelles et nous prmes le chemin du retour. La faim nous tenaillait. Nous avions froid, nos mains, nos pieds, tout notre corps tait douloureux... Nos curs battaient de plus en plus fai- blement. Je rvai d'un moment de repos, mais l'appel nous attendait. De tous les cts, les Aussenkommandos rentraient au rythme d'une marche. Nous tranions la jambe, fatigues, rsignes, aigries. La seule chose qui nous ranimait, c'tait le morceau de pain distribu pendant l'appel. Nous l'en- gloutissions avec avidit.
Le travail aux champs dura des semaines. Nous rentrions sous la pluie, sous la neige, en pataugeant dans la boue jusqu'aux genoux, ou bien le soleil nous puisait. Le matin nous courions chercher notre soupe, l'aprs-midi, notre pain. Nous connaissions par cur le trajet, les visages des Aufse- herinnen et des Posten, tous leurs jurons et les marches joues par l'or- chestre et chantes par les femmes affames. Mouilles jusqu' la ceinture, J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 60 - nous retournions le foin, nous arrachions les pommes de terre d'un sol boueux, nous semions des rutabagas, nous arrachions des mauvaises herbes...
Pendant les chaleurs, la gorge sche, les lvres brles, nous mettions le bl en gerbes. Souvent, nous travaillions sans nous arrter pour djeuner. Le soir, on dvorait la soupe froide et aigre, cause de la chaleur. Le lendemain, nous avions la diarrhe. Si l'une de nous, torture par des coliques, essayait d'aller dans le foss voisin, les Posten lchaient leurs chiens Humilies, les femmes ne quittaient plus leur place et pataugeaient dans leurs propres excrments. Un jour, une Ukrainienne russit s'vader. Au camp, on annona qu'un appel aurait lieu: on attacha sur une table la surveillante, responsable du groupe auquel appartenait l'vade. Un SS lui assna 25 coups avec un gros gourdin. Elle hurlait de douleur. Le Lagerfhrer lui tenait la tte. Au vingt-troisime coup, elle s'vanouit. Alors on la dtacha. elle tait toute noire, ses reins taient vif. Ses camarades la transportrent au Revier. Elle y mourut quelques jours plus tard. Parfois, nous russissions rapporter en fraude quelques patates, ou bien, nous recevions, au travail, une Zulage - 150 g de pain et une ron- delle de saucisson. Notre sujet de conversation favori tait.- aurons-nous un supplment? Nous rentrions au camp, le cadavre d'une camarade sur notre dos, en marquant, du pied gauche, le rythme de la musique. Nous n'tions jamais seules, mme pour un instant. Je me rendais compte que je devenais chaque jour plus farouche, que je hassais les hommes, que je ne pouvais plus entendre ni les disputes, ni les clats de rire. Notre regard tait teint et nous avions appris har en silence.. Aprs tant d'heures de travail, je me couchais demi-morte de fatigue, et je rvais que j'tais l'Aufseherin et que mes bourreaux hitlriens taient les dtenus. Je les tranglais, je les battais, et cela m'aidait m'endormir... Je devenais tous les jours plus sale, plus maigre, plus fatigue, plus af- fame... Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 61 - IV LE TRAVAIL SOUS UN TOIT Ce dimanche-l, nous n'allmes pas aux champs. Nous devions creuser un foss devant notre Block. Wala vint me chercher pour m'emmener la Sauna. Elle savait que je ne tenais plus le coup. Je la suivis. Je comprenais que c'tait un tournant dcisif dans ma vie concentrationnaire. Un travail sous un toit, n'importe o, mais sous un toit. Je me rendais compte que je ne pouvais pas produire une bonne impression, et j'essayais en vain de trou- ver un moyen d'avoir bonne mine. Je fus reue la Sauna par Magda, une Juive slovaque. Je ne l'avais pas oublie, car c'tait elle qui nous avait battues notre arrive. - On m'envoie ici pour travailler - je rcitais la leon que Wala m'avait apprise. - J'imagine ce que tu es capable de faire, des pomes, parat-il. Tu es, comme on dit, une intellectuelle. Bon, on va voir, prends un chiffon et lave les vitres, mais que a brille! - O y-a-t-il des chiffons? - Il faut peut-tre que je t'en donne un? Organise-le. Je vis des chiffons par terre. Je ramassai un morceau de corsage. Mag- da me tapa sur les doigts. - Ne touche pas cela, idiote! Cest plein de poux! On voit bien que tu es pote! Je partis la recherche d'un chiffon propre. Des femmes d'un autre Block taient justement en train de se baigner. Odeur de sueur, cris, hurlements de Magda et des autres.- J'avais terrible- ment faim. Je marchais dans la salle des douches, quand, brusquement, tout se mit tourner. Je sentis une douleur au cur. Je tombai. Lorsque j'ouvris les yeux, Wala tait auprs de moi avec des gouttes de valriane. Je ne savais pas qui l'avait prvenue. Elle me tranquillisa. Ne t'en fais pas, tu thabitueras; pense que tu aurais pu te trouver Aus- sen 1 Moi, pendant six mois, j'ai transport d'normes chaudrons la cuisine et tous les jours je pleurais, je pensais que je ne tiendrais pas le coup. Et, maintenant, regarde-moi, n'ai-je pas bonne mine? - Il me faut un torchon propre, Magda... Je ne sais pas o en trouver - balbutiai-je. Quelquun m'en donna un. J'allai dans la salle de la Sauna, o se ras- semblaient les dtenues aprs le bain. Je commenai nettoyer les vitres.
- 62 - Magda tait l et ricanait. Elle se moquait de moi. Je devais tre ridicule, sans forces, j'essayais de me retenir la fentre pour ne pas tomber. Magda trouvait cela drle. Les vitres taient propres, mais s'embuaient continuel- lement, Magda hurla: - Tu appelles a des carreaux propres? Je ne m'en irai pas avant quils brillent... - Mais Magda, les vitres.. Une gifle m'interrompit. - Je dirai tout de suite l'Aufseherin que tu rousptes et que tu ne sais rien faire. Tu iras aux champs et tu crveras avec tes pomes. - Ne dis pas cela, Magda, je tcherai de faire mieux... - Je me demande combien d'heures il te faudra pour cela? Elle partit. Je soufflais, je frottais, mais en vain! Je ne savais que faire. J'abandonnai les vitres: Qu'elle me tue, aprs tout Mais elle tait dj en train d'en engueuler une autre. La chance me sourit. De nouveaux convois lui fournirent de nouvelles victimes, elle ne s'occupa plus de moi. C'tait un convoi de Hollande: mille femmes environ. On dit que d'autres suivaient. Il fallait faire vite. a commena comme d'habitude. Elles se dshabillrent, on leur rasa les cheveux, elles se baignrent, elles entrrent par groupes dans la pice o j'exerais mes fonctions. Magda m'avait dsigne pour maintenir l'ordre. Je devais indiquer celles qui sortaient du bain o prendre une robe, des sabots, o aller pour la marque (croix peinte sur le dos avec de la peinture rouge). Elles sortaient abruties et posaient mille questions, mais je ne les comprenais pas. Par gestes, je leur indiquais la direction prendre. Mais visiblement je ne leur faisais pas peur, elles ne m'obissaient pas. Chacune avait une mre, une sur ou une amie qu'elle ne voulait pas perdre. J'avais beau supplier, crier, elles allaient n'importe o, en me parlant dans leur langue gutturale, rauque. Magda survint au moment o le dsordre tait son comble, il tait dj tard, le soir. Le quinzime groupe faisait son entre dans la salle, j'tais l, impuissante, au milieu de la foule. - Krystyna! - J'entendis la voix de Magda - que se passe-t-il? Pourquoi ne sont-elles pas en rangs par cinq? - Elles ne veulent pas, elles ne comprennent pas! - Bats-les! - Quoi? - Bats-les, m'entends-tu? Sinon, demain tu ne seras plus l. On t'a en- voye pour que tu serves quelque chose, et non pas pour que tu te pro- mnes, les bras ballants. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 63 - - Mais, Magda, comprends-moi, je ne les battrai jamais. Elle s'approcha et me tendit un bton. - Tu le feras, tu m'entends, tu le feras! Nous avons toute la nuit devant nous. Si on ne les bat pas, elles ne se mettront pas en rangs. Ne sois pas si dlicate, si tu veux survivre Auschwitz, naies pas peur de battre. - Je ne le ferai pas! - Nous verrons. Je brandis le gourdin en poussant un hurlement: - Zu fnf anstellen, los! 2
L'effet fut immdiat. Je demandai si quelqu'un parlait' allemand. L'une d'elle s'approcha. Je brandis encore une fois le bton: - Ruhe! 3
Je demandai l'interprte de leur expliquer quon m'avait intim l'ordre de les battre, que je ne voulais pas le faire et que je les priais de m'obir. Elle traduisit. Le bton me brlait les doigts, je le jetai par terre et je me mis pleurer. Une Hollandaise s'approcha de moi, me serra la main et me parla. Avec l'aide de l'interprte, je les fis mettre en rangs, a allait beau- coup mieux. Je restai debout toute la nuit. De nouvelles dtenues arrivaient sans cesse et c'tait toujours la mme chose. Toujours le mme regard incons- cient, les mmes balbutiements. Aprs avoir t tondues, elles se rassem- blaient toutes et, extnues, elles me posaient sans cesse les mmes ques- tions: - O sommes-nous? O est ma mre? Que ferons-nous ici? Quand aurons-nous manger? Quand pourrons-nous nous coucher? Je tombais de fatigue. Ma voix devenait de plus en plus faible et en- roue. - Vous tes dans un camp de concentration. Je ne sais pas o sont vos mres. Vous allez travailler, ne craignez rien, etc.. toujours la mme chose. Le matin, un nouveau convoi arriva. Encore mille femmes hollandaises. Je ne sais pas o je puisais des forces. Je restai encore toute une journe et toute une nuit. Je me rptais sans cesse: Estime-toi heureuse, tu travailles l'abri. Aprs les Hollandaises, arrivrent des femmes russes, vacues avec leurs enfants. Elles avaient apport tous leurs biens. A peine arrives, on leur enlevait leurs enfants, qu'on dirigeait vers d'autres camps, o ils taient duqus la manire hitlrienne, dans l'espoir qu'ils deviendraient un jour
2 ) En rangs par cinq, vital 3 ) Silence ! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
Tout le monde connaissait bien le petit Volodia, un gosse amusant. Il ar- riva en octobre 1943 avec le convoi de Vitebsk. Il avait cinq ans peine et il tait trs drle. Il prenait des mines comiques. Il imitait les adultes et il tait charmant. A l'arrive du convoi, reu par le commandant du camp, Hoessler, tous les enfants s'agrippaient peureusement aux jupes de leurs mres, en pleurant de fatigue et de froid. Le petit Volodia, lui, courut vers Hoessler, sourit d'un air espigle, et lui dit: - Comment a va, mon oncle? Hoessler interloqu ne put s'empcher de sourire. Par la suite, il venait souvent dans le Block russe et demandait ds l'en- tre: - Wo ist der kleine Volodia? 4 Tout le monde tait trs tonn. Il avait donc des sentiments humains, ce monstre, qui, de sang-froid, envoyait tant d'enfants la chambre gaz? Et ces sentiments humains se manifestaient prcisment l'gard du petit Volodia qui aurait pu devenir un vaillant bol- chevik. Hoessler amena mme, plusieurs reprises, Kramer dans le Block des enfants russes pour lui montrer son favori. Volodia mettait tout en uvre pour amuser les SS, en dpit du dsespoir de sa mre et des regards haineux des autres femmes. Il leur chantait des chansons de son pays et mme, un jour, avec un sourire puril et innocent, dissimulant sa satisfac- tion, il chanta: Si demain la guerre ... Volodia tait trs intelligent. Mais le fait qu'il amusait les autorits du camp ne l'empchait pas de su- bir le sort commun. Il recevait la mme ration de pain que les autres. Un jour, il tomba malade. Sa mre voulait demander qu'on laisst son enfant avec elle, mais les SS cessrent de venir. On emmena Volodia au Revier o il mourut. Le mme jour vint Hoessler. Il demanda: - Wo ist der kleine Volodia? Un grand silence lui rpondit. Impatient, il rpta sa question. La Blo- kowa, effraye, lui annona la mort de l'enfant. On avait l'impression qu'elle s'excusait de ne pas pouvoir lui procurer son jouet favori.
4 ) O est le petit Voldia ? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 65 - - Il est mort... hum... si vite... - Hoessler tait tonn. - Eh bien! avez- vous d'autres beaux enfants? A la demande de la Blokowa, les enfants descendirent de leurs cou- chettes, des enfants affams, malades, appels participer un concours de beaut et de charme! Hoessler les observait attentivement, mais il ne trouvait personne son got. - Il n'y a rien! - Il cracha et sortit. Le lendemain, un ordre arriva de Berlin: les enfants devaient tre spars de leurs mres et envoys dans la rgion de Pozna, o ils seraient dnatio- naliss. Ils taient petits, on voulait faire d'eux de bons fascistes. Pendant l'appel du matin, ils taient donc avec leurs mres pour la der- nire fois. Le petit Petia, g de deux ans, pleurait et se faufilait entre les rangs de cinq. Le SS cria, pendant l'appel: - Achtung! Le bb de deux ans se figea, effray et se mit au garde vous, comme un soldat. Aussitt aprs l'appel, on emmena Petia et les autres enfants. Les mres essayaient de les cacher sous les lits, elles sanglotaient, menaaient. En vain! Hoessler parut et dit: - Vous devez tre fires et heureuses. Vos enfants seront beaucoup mieux l o ils vont. Pourquoi pleurez-vous, femmes stupides? Les femmes stupides devaient mourir peu de temps de faim, de froid, de dsespoir. Quelques-unes, plus rsistantes, furent envoyes en Alle- magne. Toute trace des enfants fut perdue. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Les dtenues du camp B venaient parfois la Sauna pour l'pouillage. Je rencontrai ainsi mes camarades de Pawiak. Plusieurs d'entre elles taient au Revier. Une pidmie de typhus s'tait dclare. Nata tait au Revier. Janka galement malade, continuait travailler. Stefa avait une mine pitoyable. Elle tait devant moi, toute frissonnante. - Je n'en ai pas pour longtemps, je ne me fais pas d'illusion! - Que fais-tu? - Je travaille aux pommes de terre. - Comment va ton cur? - Je m'vanouis tous les jours! - Et ton Aufseherin? - Elle est terrible. Tu as de la chance, Krysia, tu travailles l'abri, tu peux te baigner. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 66 - - Je ne me suis pas encore baigne. Tu dis que j'ai de la chance, pos- sible, mais uniquement en comparaison avec vous! A cette poque, des bruits couraient dans le camp. Des hommes disaient que des dtachements de partisans se trouvaient proximit, qu'ils taient en contact avec eux, qu'il fallait prparer des chaussures, car bientt nous serions libres et il nous faudrait marcher. Nous ne rflchissions pas au fait que le front tait encore trs loin de nous et que, mme au cas o nous serions libres, notre sort serait pr- caire... Personne d'ailleurs n'essayait d'tre logique. Nous nous accrochions avec passion chaque lueur d'espoir. Un autre bruit, encore plus fantaisiste. annonait la runion d'une confrence internationale qui exigerait la sup- pression de tous les camps de concentration et en premier lieu, d'Auschwitz. Hitler devrait donner sa rponse dans les 24 heures. S'il refusait, l'Alle- magne serait anantie. Nous tions persuades que le monde entier s'occupait de nous. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
On nous permit d'crire une lettre. Des formulaires de 15 lignes furent distribus. Que dire? Toutes les lettres furent identiques. Je vais bien, envoyez des colis. J'appris que Zosia tait au Revier. J'y allai. Elle tait vraiment malade, ce n'tait pas une feinte. Elle avait travaill pendant deux jours sous la pluie et on l'avait conduite, frissonnante, au Revier. Elle tait couche au troi- sime tage des grabats et attendait un verre d'eau. Le Revier tait entour de barbels. Il se composait de 12 baraques. Dans l'une d'elles, on prenait la temprature et on examinait les malades. Celles qui taient dclars bien portantes regagnaient le camp, les autres taient cases dans les baraques. Chaque baraque tait divise en 8 chambres comptant 36 lits, sur trois tages superposs. Au premier tage il faisait noir, du troisime il tait difficile de descendre. Tout le monde t- chait donc d'occuper une couchette au deuxime tage. Entre les lits, des passages troits avec des pots de chambre. Au milieu de la baraque, un pole bas. Je me hissai jusqu'au troisime tage, o tait Zosia. De tous les cts, fusaient des questions. - Quoi de neuf? As-tu des nouvelles? Est-ce que la guerre va bientt fi- nir? Tout le monde, sans distinction de classe sociale, s'intressait la poli- tique. La politique c'taient: le front, les allies, le rle de la Pologne dans Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 67 - le monde, la possibilit d'un dbarquement, la possibilit d'tre libres. Notre sort dpendait de la politique, nous le savions toutes. - Ils sont tout prs d'ici - dis-je rsolument. - Comment le sais-tu? - Quelqu'un de la Schreibstube l'a dit. Tenez bon encore 15 jours, au plus! Une nouvelle offensive a commenc l'Est. Je parlais comme un disque et, naturellement, je ne savais rien. Au Revier, pas d'autre mdicament qu'une bonne nouvelle. Zosia me sourit doucement. Je lus dans son regard une indulgence pleine d'ironie. - Parle, je sais bien que tu inventes, mais cela fait du bien quand mme... La doctoresse approchait. Je me couchai prs de Zosia pour passer ina- perue. On n'avait pas le droit de rendre visite aux malades. Zosia tait fivreuse, ses yeux brillaient: - Krysia, si seulement tu pouvais m'apporter un peu d'eau chaude, je n'arrive pas boire la tisane qu'on me donne ici. - Je t'en apporterai. J'ignorais comment je ferais pour avoir de l'eau chaude, et comment je pourrais la lui apporter l, mais je devais promettre! La doctoresse partie, je descendis et quittai la baraque. Je disposais en- core de quelques minutes avant le couvre-feu. Devant la baraque, mon pied heurta quelque chose. Je sursautai. C'tait un cadavre dans la boue; ct, un autre. Des cadavres nus. La lune clairait la baraque, mais. les cadavres se trouvaient dans l'ombre. Je restais l, ptrifie. A ct, quelque chose bougeait et criait: des rats.. L'un d'eux rongeait les yeux d'un cadavre. Je ramassai une pierre et la lui lanai. La pierre tomba sur la tte du cadavre avec un bruit sourd. Je m'enfuis, deux rats me suivirent. Je courais comme une folle. J'atteignis les barbels du Revier, je me faufilai dessous et me prcipitai dans ma baraque, o je m'tendis sur ma coya, moite de sueur. Une seule pense me hantait: si Zosia meurt cette nuit, les rats lui rongeront les yeux... La nuit je rvai aux rats; il y en avait partout, ils couraient sur moi, me griffaient, m'touffaient, me sautaient aux yeux... Le lendemain, un groupe de dtenues du Revier vint la Sauna. Elles avaient toutes la diarrhe et tenaient peine debout. On les faisait sortir car on manquait de place pour les nouvelles malades... Celles qui quittaient le Revier, devaient passer par la Sauna et subir le mme traitement que les nouvelles. J'tais en train de coudre un numro la robe d'une dtenue, qui se tenait au rebord d'une fentre pour ne pas tom- ber. Magda m'appela: - Qu'est-ce que c'est que a? Elle dsignait un petit tabouret renvers, plein d'excrments. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 68 - - Nettoie-le... Prends-le et lave-le! - Je vais aller chercher le tuyau pour le laver. - Non, prends-le avec ta main, ne fais pas si dlicate. - Mais, Magda... - Allons, vite! Elle tait, ce jour-l, particulirement furieuse. Jallai quand mme chercher le tuyau et je commenai arroser le tabouret. Magda cumait. - Prends le tabouret avec ta main! Vite! Je le pris, et j'avais envie de le lui lancer la tte. Elle le devina, sans doute, car elle s'loigna prudemment. Tout le monde d'ailleurs s'effaait devant moi. Je marchais comme une somnambule... Pendant un court ins- tant, un mirage, souvenir du temps o j'tais libre, passa devant mes yeux: j'tais la maison, table, habille normalement, avec mes cheveux, en train de lire un livre. Le mme jour, dans une salle de la Sauna, eut lieu un concert, destin aux dtenues fonctionnaires, aux Kapos, aux Aufseherinnen, toutes celles qui avaient russi survivre et qui travaillaient l'intrieur du camp, et aussi celles qui maintenaient l'ordre au camp, qui avaient le privilge de nous battre et qui taient les plus redoutables. Les noms de Stenia, de Lo ou de von Pfaffenhofen. la Blokowa, nous inspiraient une terreur aussi grande que ceux des SS les plus sadiques, parce qu'on avait plus souvent faire elles. Le concert devait tre dirig par Alma Rose, une Juive viennoise. A son arrive, elle avait d'abord t mise au Block des cobayes Auschwitz. Deux jours plus tard, on apprit qui elle tait. On tait en train d'organiser un orchestre au camp. Sans doute avait-on annonc, de Berlin, qu'une com- mission internationale viendrait le visiter, et il fallait montrer tout le soin qu'on prenait des dtenues. De plus, les autorits du camp s'ennuyaient. A la demande du commandant, on sortit Alma Rose du Block exprimental pour qu'elle fasse partie de l'orchestre. L'une des tches de l'orchestre, tait de marquer la mesure, le matin, lorsque les dtenues . passaient au travail, c'tait alors le tambour qui domi- nait. Ce jour-l, au concert, le tambour devait tre remplac par le violon. Faisant partie du personnel de la Sauna, j'avais le droit d'assister au con- cert. En m'y rendant, je m'arrtai un instant devant la Sauna. A ct, les dtenues du Block 15 taient agenouilles, punies pour quelque peccadille. En face, se trouvait la cuisine du camp, avec, devant, un tas d'ordures. Des Juives grecques fouillaient dedans et en tiraient des os qu'elles suaient. Quelques mois auparavant, elles taient arrives, distingues, lgantes, la peau mate. Au bout de quelques jours, leur clat avait disparu. Des slec- Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 69 - tions avaient eu lieu et les survivantes taient, maintenant, des squelettes couverts de furoncles, fouillant dans les ordures. Le concert venait de commencer. Alma avait lev sa baguette. Quelques SS et des Aufseherinnen s'taient confortablement installs sur des chaises. La Lagerkapo regardait svrement autour d'elle, imposant le silence par son regard. L'orchestre jouait une valse de Strauss. Je regardai par la fentre. Le Block 15 tait toujours genoux. Alma excutait alors un solo, les yeux ferms. Elle avait peut-tre limpression d'tre au thtre de Vienne. Elle jouait merveilleusement bien. Le silence rgnait dans la salle. Je fermai les yeux. Je vis une grande salle de bal.. des robes vaporeuses, des couples dansant, des sourires... Alma avait fini de jouer. Elle baissa sa baguette nerveusement et regar- da autour d'elle sans rien voir. - Ruhe! - cria la Lagerkapo, car quelqu'un applaudissait. Je me ressaisis. L'orchestre jouait une polka. Une silhouette extraordinaire surgit des places des privilgies. Rousse, maquille, en pantalon, une canne la main, elle se mit chanter, en alle- mand, d'une voix enroue. J'tais surprise de la voir se produire, car c'tait une dtenue, avec un matricule. - Une sous-matresse - murmura quelqu'un. - Pourquoi a-t-elle le droit de chanter, d'tre lgante et farde? Parce que c'tait une amie de l'Oberka, quand elle tait libre. Elles tra- vaillaient ensemble - ajouta-t-elle avec ironie. L'Oberka tait une fille de son tablissement. Tu comprends pourquoi elle jouit de privilges ici! tonne, je regardai celle qui me renseignait. - Quoi, tu ne sais vraiment pas que toutes les Aufseherinnen - ou presque - viennent d'un bordel? La sous-matresse regagna sa place en dansant. Aprs elle, se produisit Ewa Stojewska, une lgante artiste de Varsovie. Une jeune Juive chanta ensuite des refrains entranants, au rythme d'un air de jazz, la grande satis- faction des SS. Je sortis, je remplis une bouteille d'eau chaude et je courus au Revier. Zosia fixait ses yeux fivreux sur la porte. Je lui tendis la bouteille. Elle but et pleura. Elle ne savait comment me remercier. Dans le silence somnolant de la baraque, on entendait les gmissements des malades et les sons loin- tains de la musique. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 70 - Un jour, nous allmes au camp B chercher les couvertures envoyes l'pouillage. Le couvre-feu avait sonn. Nous franchissions pour la pre- mire fois la porte du camp une heure aussi tardive. Les barbels taient illumins. Le camp dormait. Nous attendions les couvertures devant une baraque. Tout coup, un camion s'arrta devant le btiment voisin, sur- mont d'une immense chemine. C'est le crmatoire, regarde! Aussitt aprs, sortit de la chemine une paisse fume, des tincelles et des flammes jaillirent vers le ciel. Du camion monta un cri. On avait tir. Ce devait tre le Posten, dans sa gurite, de peur peut-tre... Le feu sortant de la chemine s'amplifiait sans cesse. On me jeta des couvertures. Nous rentrmes en silence. Cette nuit-l, je ne pus fermer il. Finalement, je me levai et je sortis de la baraque. Je me dirigeai vers les barbels. Du Block juif se dtacha une silhouette: elle avana, d'abord lentement, puis plus vite, enfin elle se mit courir, les bras levs. Elle allait se jeter sur les barbels. - Arrte! - criai-je et j'essayai de la rattraper. Une force obscure m'empcha de continuer crier. A quoi bon la sau- ver... peut-tre moi-mme...? Les barbels m'attiraient comme un aimant. En finir! En finir une fois pour toutes! Aprs, il n'y aurait plus rien, rien que le silence. Et Zosia? Elle attendrait son eau... Peut-tre un colis arriverait-il? Ou un miracle pouvait se produire... Une offensive... La tentation tait grande cependant. Bientt l'appel, Magda, la Sauna, les poux, peut-tre... Tout de mme... L'autre tait tout prs des barbels. Was machst du, bleib stehen! 5 - cria un Posten. Elle eut une seconde d'hsitation, elle s'arrta, ses bras retombrent, elle baissa la tte. Mais, brusquement, elle se redressa et continua avancer. De la gurite, un coup de feu partit, puis un autre. Elle tomba comme un mannequin. Je poussai un soupir de soulagement. Rien ne pouvait plus lui arriver. Quelqu'un ouvrit la porte de la baraque voisine. - Zhlappel! hurla la Lagerkapo d'une voix enroue, endormie. On alluma les lampes. Quelqu'un manquait l'appel. Taube arriva et trouva le cadavre. Il don- na un coup de pied dans la tte, trana le corps par les pieds, furieux, car, cause de ce corps, l'appel tait troubl. En jurant, il appela quelqu'un pour vrifier le numro.
- 71 - A midi, on annona la Lagersperre. Encore une slection. La journe, cette fois, tait frache, pluvieuse. Presque toutes les Juives grecques, une partie des Juives hollandaises et des Juives polonaises de Bdzin et de Sos- nowiec se dshabillrent et se dirigrent vers le Block 25. Mais les camions narrivrent ni ce jour-l, ni le suivant. Nous vitions de passer devant ce Block pour ne pas entendre les voix de plus en plus faibles: A boire, ma- man, boire! - pour ne pas voir ces yeux, ces bras... Trois jours aprs, un fait extraordinaire dans l'histoire du camp se pro- duisit. Pendant l'appel du soir, on permit a aux condamnes de revenir au camp. Quand on ouvrit les portes, Taube et l'Aufseherin s'cartrent: la puanteur des cadavres en dcomposition tait intolrable. La moiti des victimes, prives de nourriture, d'eau et d'air, avait succomb. Les femmes, libres du Block de la mort, passaient prs de nous, se dirigeant vers leurs baraques. Elles essayaient de sourire, elles regardaient tonnes, presque inconscientes. tait-ce vrai, tait-ce possible qu'elles puissent vivre? Cet vnement provoqua une grande excitation dans le camp. les ru- meurs les plus optimistes couraient. On disait qu'on navait plus le droit de tuer, ni de gazer, qu'un ordre avait t donn par Himmler, que la direction du camp passait l'arme. Le lendemain, les victimes regagnrent le Block 25. Le soir mme, elles taient conduites au crmatoire. Auparavant, l'ordre concernant ce convoi n'tait pas arriv de Berlin. Je reus un autre colis, des pommes. J'en portai Zosia. Elle les man- gea, son visage s'claira. Aussitt.. elle se sentit un peu mieux, mais les poux l'empchaient de dormir. Jour et nuit, elle enlevait sa chemise et les cherchait. La peau de son cou tait ride, tant elle avait maigri. L'pidmie de typhus s'tendait de plus en plus. Personne ne s'occupait du Revier. Les SS redoutaient la contagion. Les doctoresses faisaient ce qu'elles pouvaient pour aider les malades, mais les moyens leur manquaient. On allait au Revier, seulement quand la fivre atteignait ou dpassait 39. Je savais que je tomberais malade. Mes camarades me mettaient en garde: - Pourquoi vas-tu au Revier? Tu attraperas le typhus! Ces avertissements n'avaient aucun sens. Les poux taient partout. A cette poque, on en tuait, en moyenne, 50 par jour. Quant moi, j'en avais un peu moins, parce-que je travaillais la Sauna. Je pouvais me laver -,et changer de linge plus souvent. Le soir, une fois rentres dans notre baraque, nous discutions de la vie au camp, parfois aussi des vnements politiques. Les dports qui travail- laient la Politische Abteilung ou la Schreibstube rapportaient des infor- J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 72 - mations entendues la radio, fournies par les propos du chef allemand, par une conversation surprise entre les Aufseherinnen, ou encore transmises par un dtenu. - L'Oberka tait furieuse, aujourd'hui! - affirmait Stasia, qui travaillait la section politique. - Comment le sais-tu? - Elle battait celles qui rentraient du travail. Deux femmes sont restes genoux, parce que l'expression de leur visage ne lui plaisait pas, une autre parce que son foulard tait mal attach. - Ce genre de forfait existe chaque jour, pourquoi svit-elle justement aujourd'hui? - Parce qu'on ne veut pas la section politique, changer l'toile jaune de Katia en triangle noir. L'Oberka a dj compromis son prestige en interve- nant dans cette affaire. Katia est rentre aujourd'hui en pleurs. Mais la section politique travaille Broat, tu comprends donc qu'il ne donnera jamais son accord. - Non, je ne comprends pas. Pourquoi? - Il est l'amant d'Eva, qui dteste Katia. - Qui est Eva? - Eva est aussi une Juive slovaque, une rousse qui travaille Vorne. - Pourquoi dteste-t-elle Katia? - Une simple jalousie de femme, comme partout ailleurs: elle lui en veut cause de son charme, de son influence au camp. - Et c'est pour cela que l'Oberka est furieuse? - Oui, elle a un faible pour Katia; Katia plat aux femmes, Eva aux hommes. - On souffre donc au camp plus que d'habitude parce que deux putains se dtestent et que, pour cette raison, les chefs sont de mauvaise humeur et se vengent sur les dtenues! - Mais oui! C'est ainsi. Et tu ne peux imaginer quelles intrigues sont ourdies! Et si Stenia, la Lagerkapo a battu mort beaucoup de dtenues, c'est, coup sr, pour cette raison. - Qui est Stenia? - Une jeune Polonaise. Nous avons honte pour elle. Stenia a sur la conscience plus de victimes que beaucoup d'allemandes... Seulement, elle n'a pas de conscience! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 73 - V LE REVIER Jai fait un rve, cette nuit-l. Katia, Stenia, l'Oberka formaient deux rangs entre lesquels je passais. A l'autre bout Zosia, trs ple, tendait les bras vers moi. Je n'arrivais pas m'approcher d'elle. Je me rveillai en nage. C'tait l'heure de se lever pour l'appel. Je m'assis, j'avais des frissons. Je ne pouvais pas me lever. Je sentais que j'tais malade. Je me levai pour- tant pniblement et sortit devant la baraque. Je frissonnais de plus en plus. Comme j'avais entendu dire qu'on pouvait marcher avec le typhus, je d- cidai d'essayer. Je ne dis rien personne. Je restai debout pendant les ap- pels, comme tout le monde. Mais je sentais que la fivre montait. Un jour, je m'vanouis. - Mais tu as le typhus! - dcrta Wala. - Wala, je t'en supplie, arrange-toi pour que je n'aille pas au Revier! On donna un oignon la Blokowa. Elle me permit de rester sur ma cou- chette. J'avais une peur bleue du Revier. Ici, on passait me voir, tandis que l-bas, je croupirais abandonne. Dans la journe, j'eus le dlire. Je retombais sans cesse dans un demi- sommeil trs agrable. Je rvais que je me promenais dans les rues animes de Varsovie. J'avais les mains pleines de petits paquets, j'allais d'un maga- sin l'autre, je souriais aux gens. Je marchais d'un pas souple, j'tais en bonne sant. Je m'veillai: j'tais sur une paillasse, en nage, couverte de poux. J'avais soif, je me mordillais les lvres, je n'osais pas ouvrir les yeux. Je tentai de me replonger dans mon rve... J'tais sur la terrasse d'une grande maison, au bord de la mer, au soleil couchant. La mer scintillait. Je peignais mes longs cheveux. Brusque- ment, je me rveillai, je ttai ma tte, rien, pas un cheveu. J'ouvris les yeux, prs de moi, deux Sztubowa se chamaillaient pour un morceau de pain... - A boire! dis-je une fois, deux fois, mais personne ne m'entendit... Je me rendormis. Cette fois-ci, je marchais au milieu d'une grande foule, je portais un drapeau. Quelqu'un cria: La guerre est finie, vive la libert! Nous marchions vers une tribune, sur laquelle se trouvait Taube avec une faux. Je courais, je voulais le battre, je me rveillai en criant. - Qu'est-ce qu'il y a Krysia? - Rien! boire!... Je veux descendre. J'essayai de descendre de ma couchette. Je me mis debout, mais mes jambes se drobaient, comme si elles taient en coton. Je m'affalai sur un seau. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 74 - - Qu'est-ce qui est arriv? - me demandait-on. - Rien! Ma voix tait si faible que personne ne me comprenait, je n'avais pas la force de parler plus fort. Je restai ainsi, par terre, toute la nuit. Au matin, on me ramassa. A midi, sur l'ordre de Wala, on memporta au Revier sur un brancard. Il gelait. Le soleil tait haut dans le ciel. On me transporta, couverte, travers le camp. J'avais l'impression de m'envoler. Comme c'est bien de mourir maintenant - pensai-je. - C'est une belle mort. Brusquement, il fit noir, l'air tait touffant, on me dposa par terre, quelqu'un gmit, quelqu'un d'autre dit: - Tiens, on amne Krystyna, regarde comme elle est ple! - Une autre ajouta: - Elle ne tiendra pas longtemps; elle dlire depuis plusieurs jours, son cur est trs faible, son tat est grave. On me coucha sur une paillasse. Dans le mme lit, il y avait dj une autre malade. Avec beaucoup de difficults, j'allongeai mes jambes. Les pieds de ma voisine touchaient ma figure. Je restai ainsi, sans connais- sance, plusieurs jours. J'avais des maux de tte pouvantables et une ide fixe: le soir Wala m'apporterait de l'eau chaude. Je reus des colis, mais je n'avais pas la force de les ouvrir, de manger. Des Ukrainiennes, affames, occupaient le lit voisin. J'en vis qui se le- vaient la nuit et prenaient de la nourriture dans mon colis. Je ne ragis mme pas. Celle qui partageait mon grabat tait aussi trs malade, elle me donnait des coups de pieds, elle s'agitait sans cesse, je lui demandai de se calmer, mais ne reus aucune rponse. Un soir, j'entendis Wala dclarer: - La journe de demain sera dcisive, si elle la supporte, a ira sans doute, mais je ne crois pas, elle a le cur ma- lade... Je me rveillai le lendemain, si puise que je n'arrivai mme pas sou- lever mon bras. Je ne pouvais ni bouger, ni parler, mais j'tais tout fait consciente. De tous les cts, on rclamait le bassin, le pot de chambre. L'air tait satur de l'odeur ftide des excrments dysentriques. Tous les os me faisaient mal. Des lits voisins descendaient des tres terriblement amaigris et couverts de furoncles. Je ttai ma tte. Les quelques cheveux qui avaient repouss, taient col- ls. Je n'arrivai pas les dmler. J'avais des dmangeaisons: la gale. Tout le monde en tait atteint, de plus des abcs et des cloques nous faisaient souffrir, surtout entre les doigts. Nous avions l'impression qu'on nous tail- Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 75 - ladait avec un couteau. Sur nos corps endoloris couraient des poux et des puces. Impossible de s'endormir. Une nuit, je m'assis pour la premire fois sur ma paillasse et je me mis m'arracher la peau, j'tais au seuil de la .folie. Je ne pouvais plus me matri- ser. J'tais en sang, le pus coulait de mes plaies. Bien, pensai-je, mainte- nant a va peut-tre s'infecter pour de bon et j'en mourrai.- Mais une cama- rade vint panser mes plaies avec des moyens de fortune, encore une fois, je fus sauve. On faisait tendre les malades sur le pole qui se trouvait au milieu de la baraque et nos camarades qui taient mdecins pressaient d'normes fu- roncles. La douleur tait atroce. Les femmes hurlaient. Aprs la crise, je ne dormais presque plus. Les nuits taient si halluci- nantes qu'il me semblait vivre un cauchemar. Sur tous les lits, des sil- houettes nues, chauves, couvertes d'abcs et de furoncles, se grattant ou tuant des poux. De certains lits montaient les cris des mourantes: A boire! le bassin! Dans le Block o j'tais, il y avait aussi des folles... L'une d'elles, une jeune parachutiste sovitique, capture tout prs du camp, battait ses com- pagnes; elle hurlait des nuits entires. Elle hurlait comme si elle voulait exprimer la souffrance de toutes les dtenues... Les sentinelles se prome- naient, inquites, devant leurs gurites. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Dans chaque baraque du Revier, il y avait, en moyenne, 300 malades. A l'poque de l'pidmie, leur nombre atteignit presque 900. En dcembre 1942 et janvier 1943, certains jours, le nombre de dcs, rien que pour les Polonaises, tait de 400. Une fois la mort constate par les camarades m- decins ou infirmires on sortait les cadavres devant la baraque. Lorsqu'ils taient en assez grand nombre, le Leichenkommando les transportait au crmatoire en voiture. Parmi les convalescentes qui descendaient de leurs lits et, en sagrippant aux planches, faisaient le tour du pole, j'aperus Nata. Je l'appelai. Elle eut du mal me reconnatre. - As-tu des nouvelles de chez toi? demanda-t-elle. - Oui. - Et des colis? - Aussi, mais regarde mes abcs, et j'ai la gale. - Moi aussi, comme tout le monde. Janka est l, elle n'a pas encore fran- chi le cap de la crise. Elle a appris que son mari tait au camp. Elle qui se J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 76 - rjouissait d'avoir russi le cacher, d'tre ici sa place. Wiesia est morte hier, tu te la rappelles? - Oui, je me rappelle, c'est elle qui avait une toute petite fille Varsovie, elle nous a montr sa photo Pawiak. - C'est cela. Avant le camp, elle tait reste deux ans en prison. Au- jourd'hui, son amie Basia est morte. Mais ce n'est rien, tout ira bien! - Tu n'as pas chang, Nata. Qu'est-ce que a veut dire: Tout ira bien? Est-ce qu'elles ne sont pas mortes? Et nous, allons-nous survivre? L'pi- dmie fait rage, pas de mdicaments, et la gale et la dysenterie... Et toi, comment vas-tu! - Je viens d'avoir le typhus. Aujourd'hui, c'est la troisime fois que je me lve. Je suis trs faible, mais je voudrais tant vivre! Pense, si nous nous en tirons, comme la vie sera passionnante, aprs! - Crois-tu que, si tu ten tires, tu seras normale? - Je sais que le camp va nous marquer, mais malgr cela, nous serons heureuses. Nous saurons jouir de btises qui, auparavant, passaient inaper- ues. Le bonheur, ce sera pour nous d'tre propres et rassasies, ce sera une fort, un tramway, une promenade en ville. - Ne dis pas cela, Nata! Cela n'arrivera jamais, je ne sais mme plus si cela a exist un jour. Je prfre me persuader que je suis ne dans une ba- raque, que j'ai toujours eu des poux, que, depuis mon enfance, je ne suis qu'un numro. C'est plus facile ainsi, mais, en ralit, je, rve seulement d'un mdicament contre la gale, rien de plus... si seulement on pouvait m'en envoyer dans un colis, ce serait merveilleux... Nata se dirigea lentement vers son lit. C'tait la premire fois que je par- lais tant, depuis la crise. Mes oreilles bourdonnaient et toutes les voix me parvenaient de loin, de trs loin. On appela mon nom. Je ne pus pas r- pondre, les forces me manquaient. On finit par me trouver. Une lettre. Mes camarades m'aidrent m'asseoir.. Dans la pnombre, je reconnus l'criture de ma mre: Mon enfant chrie, tu es mon unique souci. Com- ment vas-tu? N'oublie pas que tu dois me revenir! ... La lettre tremblait dans ma main. On me recoucha. - Ne pleure pas Krystyna, tu reverras ta mre, me dit ma camarade de lit. Je ne le croyais pas. C'est pourquoi je pleurais. L'image de ma mre s'effaait parfois, pour rapparatre avec une nettet surprenante. Ds que je regardais la lettre, je me remettais pleurer. Tous tes efforts, maman, sont inutiles, pensais-je, je croupirai ici et je mourrai, comme Wiesia, comme tant d'autres et qui sait quand tu l'apprendras! - C'est toi, Krystyna numro 55908? me demanda quelquun. - Oui, c'est moi. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 77 - Tiens, on t'a envoy a de chez les hommes. - Elle me tendit un flacon. - Qu'est-ce que c'est? - Du mitigal. - Qui l'a envoy? Je ne comprends pas. Je ne connais personne. - Il parat que c'est un nomm Andrzej, il te cherche depuis longtemps... - Comment a-t-il su que j'en avais besoin? - Ce n'est pas sorcier, chez les hommes aussi il y a la gale. D'ailleurs il a appris que tu tais malade. Je serrais trs fort cette bouteille miraculeuse, tombe du ciel. Andrzej, Andrzej, mon ami de la Sola. Il se rappelait mon numro, il m'avait retrou- ve, j'tais trs mue. Je m'enduisis entirement de ce liquide et, pour la premire fois depuis longtemps, je m'endormis. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Marta tait une paysanne des environs de Kampinos. Nous tions en- semble Pawiak. On l'avait arrte cause de la prsence de partisans dans sa rgion. Son mari n'tait pas revenu de la guerre, en 1939. Elle tait res- te seule avec trois petits enfants. Au dbut, elle avait un comportement normal dans sa cellule, la nuit seulement, elle s'asseyait sur son lit et aspirait avec avidit l'air dont on manquait. Elle ne parlait pas, en pense, elle tait toujours chez elle; elle revoyait son pr, son puits, son table, la rivire, la fort. Dans sa cellule sans air, elle vivait le temps des semailles, des mois- sons. Elle ne savait pas ce que devenaient ses enfants sans elle. Elle avait un regard tonn, interrogateur. Personne ne s'intressait elle, personne ne lui envoyait de colis. Elle dprissait vue il, ne comprenait plus ce quon lui disait. S'il lui arrivait de s'endormir pour un court instant, on en- tendait des gmissements: O est ma vache, il faut la traire! Je ne sais pourquoi, cette nostalgie dont la vache tait l'objet m'mouvait plus que tout autre chose. Parfois. je m'asseyais prs de Marta et je la rveillais: - Marta, ne criez pas, je vous en prie, les voisins vont traire la vache, ils vont s'occuper des enfants. - Qu'est-ce qui va arriver? J'ai peur! - disait- elle. - Rien ne peut arriver, on vous relchera, ce n'est qu'un, malentendu! Elle souriait amrement et regardait autour d'elle avec des yeux qui ne voyaient pas. Elle fit partie de notre convoi. Aprs l'arrive Auschwitz, je la perdis de vue. Je la recentrais parfois, sur la wiza, assise toute seule. Elle cachait son numro et regardait autour d'elle avec mfiance. Elle avait une allure bizarre sans ses nattes. - On est mieux ici, n'est-ce pas, Marta, on a plus d'air? - Oui, madame la starosta J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 78 - Elle m'appelait ainsi depuis la prison o j'tais la plus ancienne de la cel- lule. - Pourquoi cachez-vous votre numro? - Parce que je n'ai plus confiance en eux. - En qui? - En personne... tout le monde est mchant, tous... Je compris qu'elle avait la manie de la perscution. Je ne la revis plus. On dit qu'elle tait devenue folle. Une nuit, on amena une femme dans le lit voisin du mien. Elle tait nue. Elle gmissait, elle avait la dysenterie. Je ne voyais pas son visage, d'ail- leurs je ne l'aurais pas reconnue. Tout d'un coup, au milieu du silence noc- turne, j'entendis: Ma vache, o est ma vache? Je me soulevai, me penchai vers elle: - Marta, c'est vous? Elle ouvrit les yeux lentement. Elle avait l'air d'une petite vieille. Elle sourit avec beaucoup de douceur et murmura: - Madame la starosta! Ce furent ces dernires paroles. Je lui fermai les yeux. Une heure plus tard, on l'emporta devant la baraque. J'avais l'impression d'avoir perdu un tre proche, trs proche... Mais celles qui partageaient la couchette taient contentes d'avoir plus de place. - Je pourrai enfin m'allonger, elle avait la dysenterie, elle puait comme le cholra; heureusement qu'elle est creve. - Il ne fallait pas dire qu'elle tait morte, demain on aurait pu avoir sa ra- tion de pain! Elunia interrompit sa rcitation... elle jeta un regard sur la malade. La malade, le docteur Maria demanda: - Continue, Elunia, c'est si beau... Elunia, une infirmire trs dvoue, s'efforait de satisfaire toutes les demandes des malades. Le docteur Maria avait dj eu la crise, la fivre baissait. Srieuse, gentille, rserve, elle se comportait maintenant comme une enfant. Elunia et le docteur Nula observaient avec inquitude les changements qui survenaient en elle. Elunia continuait rciter de sa voix charmante:
Pourquoi donc n'est-elle pas belle? Pourquoi donc d'autres le sont-elles? Pourquoi vit-elle autrement, Sans intresser les gens?
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 79 - La malade pleurait. Elle ne pouvait pas couter calmement l'histoire de la poupe de chiffons. Brusquement, elle se leva et essaya de descendre de son lit. Elle tait nue. Le docteur Nula tait tonne de ce manque de pu- deur. Elle changea un regard avec Elunia. La malade commena parler, comme si elle tait illumine par une ide: - Elunia, jette les cigarettes dans le panier, je t'en prie, il y aura une perquisition, fais de l'ordre! Elunia ne comprenait pas. On conduisit, grand-peine, la malade de- vant le Block, pour qu'elle respire l'air frais. A peine la porte ouverte, elle se sauva et revint aussitt. - Je sais, vous m'avez emmene pour me prcipiter sur les barbels. Nula et Elunia se regardrent effrayes. Le docteur Maria devint amorphe. Elle ne demandait plus que l'on rcite des vers, ne s'intressait plus rien. Un jour, elle se leva et me demanda calmement: - Avez-vous remarqu quelque chose? - Moi, rien, absolument rien. - Tant mieux. Je vous remercie. Certains veulent que je me jette sur les barbels, mais je ne le ferai jamais. A quoi bon? Je suis gurie, n'est-ce pas? Bientt nous serons libres! Avant l'appel, elle demanda Nula, qui se trouvait toujours prs d'elle, de l'emmener en promenade. Une fois devant la baraque, elle se rua vers les barbels, en enjambant le foss. Le Posten mit son fusil en joue. Nula cria dsesprment: - Ne tirez pas, elle est folle! Le Posten tira deux reprises. Il avait l'ordre de le faire, car si la malade touchait les fils, un court-circuit se produirait. Le docteur Maria, qui avait survcu la faim, aux appels, aux poux et au typhus, tomba, frappe d'une balle... Wala entra dans la baraque en appelant: - Malinowska Helena... Radieuse, elle ajouta: - C'est un ordre de mise en libert! Wala tait heureuse d'annoncer cela la malade. on finit par trouver son lit. Wala cria: - Lve-toi, tu es libre! Pas de rponse. - Qu'est-ce que tu as gueuler comme a, idiote, tu ne vois pas que Ma- linowska est morte? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 80 - Depuis quand? - balbutia Wala, les larmes aux yeux. il v a une heure, elle me parlait encore de son fils... Wala resta longtemps devant la morte, son ordre de libration la main. On sortait sans cesse des cadavres. A part les typhiques, des tubercu- leuses emplissaient le Block 29, des malades atteintes de dysenterie le Block 24, des malades atteintes de maladies infectieuses le Block 12. On perait les cloques, mais d'autres se formaient aussitt, et les malades suc- combaient dans de terribles souffrances. Certaines doctoresses, Nula Tetmayer, Irka Konieczna, Kasia oniewska et d'autres, travaillaient jour et nuit, faisant preuve d'un dvouement absolu et d'un trs grand esprit de sacrifice. Elles russissaient se procurer des mdicaments par l'intermdiaire d'Henryk, un garon trs populaire et trs dynamique, qui les passait en fraude, dans la voiture du Scheisskommando. Petit petit, je commenais distinguer la solidarit dsintresse de celle inspire par le profit personnel. Je m'tais habitue l'gosme qui ne m'tonnait ni ne m'indignait plus. Mais j'tais, par contre, mue, par le d- sintressement, par la bont, par des paroles toutes simples, comme: - Tu vas bien aujourd'hui, as-tu essay de te lever? J'tais habitue voir des colis pourrir au milieu d'affames, j'tais habi- tue l'odeur ftide des excrments, la vue des femmes nues, galeuses, chauves. Mme les rats ne me faisaient plus peur, ils s'taient installs dans les baraques et taient devenus si effronts qu'ils montaient au troisime tage et rongeaient les cadavres. J'avais parfois la chair de poule en voyant un rat se faufiler la recherche d'une proie. J'avais envie de crier: - Attends, je suis encore vivante!... Wala me dit que Zosia avait le typhus. J'tais atterre. Elle ajouta bri- vement - tat grave. Ce soir-l, je voulus me lever, aller voir Zosia. Deux camarades m'aid- rent, mais je n'arrivais pas me tenir debout. Je m'affaissais dans leurs bras, comme un pantin. Mes jambes ne m'obissaient pas. - Rien faire - dirent-elles et elles me recouchrent. - Je me demandai si un jour je saurais encore marcher. Il me semblait parfois que j'tais deve- nue anormale... Wala venait rgulirement m'apporter du th. Il n'y avait que cela qui me soutenait un peu. Les autres me regardaient, jalouses, comme si elles voulaient m'avaler avec mon th. Wala avait toujours quelque chose d'agrable me dire: une camarade allait mieux, l'offensive tait imminente, cette fois-ci ce n'tait pas un bobard, les hommes disaient l'avoir entendu eux-mmes la radio. - Krystyna, tiens encore le coup pendant 15 jours! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 81 - - Pourquoi 15 jours? - Tout le monde le dit, tu ne me crois pas? - elle tait presque indigne. Je savais qu'elle inventait tout, mais je la croyais, j'avais besoin de la croire. - Et Zosia? - Zosia va beaucoup mieux, elle t'envoie ses amitis. - Pourquoi ne me regardes-tu pas, en disant cela? Si elle va mieux, qu'elle m'envoie un petit mot. - Bon, demain. - Et quoi de neuf encore, Wala? - Rien. Alma Rose est morte. - Du typhus? - Non, elle s'est suicide, elle a pu se procurer du poison. Et figure-toi, que la Drexler a accompagn son corps au crmatoire, et a dit d'un ton dra- matique: .Schade, das war ein wertvoller Mensch! 1
Nous recevions aussi la visite d'autres bonnes mes. Elles nous appor- taient un peu de soupe, du caf, ou tout simplement de bonnes nouvelles. Nous disions parfois, entre nous, que si toutes les dtenues qui avaient accs la cuisine, s'intressaient un peu aux malades, des tragdies pour- raient tre vites. Mais la solidarit au camp tait trs douteuse, d'autant plus que celles qui avaient leurs entres la cuisine n'taient pas l'lite. Nol approchait et c'tait la seule priode un peu moins morne, au Re- vier. On recevait beaucoup de colis, des amis, des connaissances. Tout le monde voulait donner signe de vie, cette occasion, et nous montrer que nous n'tions pas oublies. Je reus des colis de Nol- un gteau, un opa- tek 2 !, une branche de sapin. Ma voisine de lit tait atteinte d'une dysenterie trs grave. On n'arrivait pas lui passer le bassin temps. Elle faisait sous elle. Impossible de se remuer. Certaines de nos camarades aidaient de telles malades avec un dvouement exemplaire, en les essuyant et en les lavant avec de l'eau trou- ve par miracle. Elles travaillaient sans rpit, mues par le dsir de rendre service. D'autres aidaient les malades en change de dons en nature, prove- nant des paquets, un gteau, une pomme. Celles qui ne recevaient pas de colis, n'avaient donc qu' crever. Le seul et unique mdicament, la panace universelle, c'tait une sorte de bouillie blanchtre, qui avait l'aspect et le got de la craie crase. On en
1 ) Dommage, c'tait quelqu'un de valeur 2 ) Sorte d'hostie que les catholiques polonais se partagent la nuit de Nol. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 82 - peignait les lits du Revier, on en badigeonnait les parties du corps atteintes d'rsiple et toutes les plaies. On l'avalait galement contre la diarrhe et, souvent, cela faisait du bien. Toutes les malades avaient attach leurs lits des branches de sapin re- ues dans les colis. Les infirmires, les gardes de nuit et quelques privil- gies, qui taient en bonne sant, prparaient une table de rveillon. Habil- les un peu mieux, poudres, elles s'affairaient, sourdes aux gmissements des malades. Je me demandais o elles avaient trouv des robes. Elles taient trs excites, elles aspiraient oublier, ce soir-l, o elles se trou- vaient. Mais pouvait-on oublier, ne serait-ce qu'un instant, ces odeurs d'ex- crments, pouvait-on ne pas entendre les gmissements, pouvait-on crer une atmosphre de fte? - Regarde, un sapin! Toutes les malades se soulevrent. Il n'tait pas grand, mais c'tait un vrai sapin. Une dtenue l'avait reu dans un colis. A d'autres, on avait en- voy des bougies, qu'elles donnrent pour le sapin. Prs de moi, sur un lit, taient assises trois malades nues, affames. Elles ne recevaient jamais de colis. Deux d'entre elles taient en train de tuer des poux. Une autre trempait sa main dans un pot de chambre et frot- tait son corps. L'urine tait l'un des remdes contre la gale et contre tous les abcs. La plupart d'entre nous l'employaient. Il n'tait pas difficile de s'en procurer. C'tait la seule chose qui tait la porte de tout le monde au camp, sans distinction. Une malade trs jeune, agonisait. Lve-toi, Jadzia, c'est le rveillon - dit celle qui se frottait avec son urine. - Laisse-la mourir tranquillement, pourquoi la fatiguer? - Jadzia, attends demain, on ne meurt pas la veille de Nol. - Laisse-la tranquille, enlve plutt ton pot de chambre, tu pourrais l'ar- roser, je vais lui parler. - Jadzia, coute, on chante des cantiques de Nol... Dans la baraque un chant montait doucement:
Au milieu d'une nuit sereine.
Jadzia ouvrit les yeux et demanda: - O suis-je? - Au ciel - soupira celle qui tuait des poux. Jadzia sourit doucement, lorsqu'une autre rponse parvint: - En enfer! - Silence - grogna quelqu'un - on chante ... Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 83 -
Venez Bethlem.
Jadzia regarda de nouveau, consciente, cette fois-ci, et gmit: - Un opatek!... J'en cassai un morceau et le mis dans sa bouche. - Je te souhaite d'tre bientt libre - dit-elle distinctement, et ses yeux s'emplirent de larmes. - Moi, je te souhaite la paix, le calme! - Elle ferma les veux. Dors, doux Jsus!, le cantique montait de partout... - Le bassin, vite! - cria-t-on du lit voisin. On teignit les lampes et on alluma les bougies du sapin. La Blokowa vint nous souhaiter une prompte libration. Tout le monde tait recueilli. Je regardai Jadzia. Elle tait morte. On devait, en ce moment chez elle, prier pour qu'elle revienne vite. Deux silhouettes s'approchrent de mon lit. C'taient Stefa et Marysia, mes camarades de Pawiak. - Que faites-vous ici? - Nous sommes ct, nous avons eu le typhus. C'est notre premire sortie, Krystyna. Nous avons appris que tu tais l, nous voulons te prsen- ter nos vux. Merci beaucoup, merci, vraiment... Sais-tu que presque toutes celles de notre convoi sont mortes? - Je le sais, mais parlons d'autre chose aujourd'hui! Stefa hsitait. De quoi parler? .- Sais-tu que nous avons aujourd'hui des pommes de terre bouillies? Dommage que tu ne puisses pas encore marcher, tu serais venue chez nous. - O avez-vous trouv des pommes de terre? - Nous avons donn un bout de lard de notre colis en change, pour un autre morceau on nous les fera cuire. - Krystyna! - Quoi Stefa? - Mon fils - sanglota-t-elle - mon tout petit... Krystyna, s'il me voyait dans cet tat... - Qu'elle pleure tout son saoul aujourd'hui, dit Marysia. Stefa s'appuya contre mon lit, en sanglotant. - Allons-nous-en - dit Marysia - il ne faut pas exagrer pour une premire sortie... Elles taient peine parties que Nata arriva: - Krystyna, je te souhaite la libert, pour toi et pour nous toutes... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 84 - - Nata, tu dois tout faire pour t'en tirer, on aura besoin de filles comme toi aprs la guerre. Promets-moi de gurir et de sortir au plus tt de ce maudit Revier. - Je te le promets. Pense-donc, Krysia, tout ce qui se passe Varsovie, on imprime des journaux clandestins, on lutte contre les Allemands, et nous, ici... - Ici, nous sommes en train de nous liquider nous-mmes... J'attendais toujours Wala et un signe de vie de Zosia. J'avais le pressen- timent qu'elle tait trs mal... Prs du sapin, on rcitait des pomes sur la guerre et la paix, sur Nol et sur le camp de la mort:
Sur un grabat, ici, lhomme, comme un chien, crve, le regard fou, il crie, la mort ses victimes enlve.
Il crie qu'il veut vivre encore. Ses enfants, sa maison il le doit... La fivre et les frissons le dvorent la mort s'approche en tapinois.
En vain, vous attendez, enfants, vous pleurez, tristes et seuls, vous ne savez pas heureusement, que la boue tait son linceul
Et bien d'autres corps, fauchs aussi par la mort, restrent l des heures entires avec celui de votre mre.
Non loin de l, tout ct, une autre est en train de mourir, ses yeux, de larmes sont humects, la pauvre n'a plus la force de vivre.
C'est une jeune fille de vingt ans, l-bas, loin des barbels, quelqu'un d'elle se rappelant, Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 85 - verse des larmes dsespres.
En vain, l'attend son amoureux, et depuis de longs mois, sa mre, elle ne reviendra plus vers eux, comme plusieurs milliers de ses frres.
Wala entra. Mon cur battait follement. - Wala, je voudrais tant que tu t'en sortes! Tu as vraiment mrit d'tre libre... Je t'en prie, dis-moi la vrit sur Zosia, je t'en supplie, parle! - Zosia dlire, elle ne peut pas t'crire. a vaut mieux pour elle, elle souffre moins. - Merci, Wala, que tu es bonne... Wala sortit. Si seulement j'avais pu m'endormir, ne plus penser. On enleva le corps de Jadzia. Mon premier mouvement fut de protester, de demander qu'on la laisse en paix un jour de Nol. Les cantiques se turent. La porte de la baraque grina. Un courant d'air glacial s'engouffra. On dposa le corps de Jadzia sur la neige. Le rveillon tait fini. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Quelques jours passrent... J'appris m'asseoir sur mon lit. Mes oreilles bourdonnaient encore, mais j'tais plus vaillante. Les nouvelles de Zosia taient de plus en plus vagues et moi, j'avais peur de la vrit. Ce soir-l, j'tais dcide savoir. Je me sentais mieux. - Wala, je sais que Zosia est morte - ma voix tait normale, je paraissais calme. - Comment le sais-tu? - Alors c'est vrai! Dis-moi comment elle est morte. - Elle dlirait, elle ne souffrait plus, elle parlait souvent de toi. Son cur a lch. Je me suis procur un drap. On ne l'a pas mise dehors. Elle a re- pos toute la nuit prs du pole, nous avons allum des bougies. Nous l'avons veille longtemps. Zosia tait morte. Il fallait prendre conscience de ce fait. Elle avait dis- paru tout jamais, sans qu'aucune trace d'elle subsiste. Elle tait reste des heures entires dans la baraque, on l'avait pitine, puis elle avait t em- mene au crmatoire. Et moi, je n'tais mme pas auprs d'elle, elle avait certainement eu soif, mais il n'y avait personne pour lui donner de l'eau... Elle avait eu la gale et... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 86 - Je me rptais cela sans arrt... Je rpondais aux autres, je mangeais. Parfois il me semblait que mon cur s'arrtait de battre, que je ne respirais plus. Mais cela passait. Une autre fois, j'eus l'impression qu' la place de mon cur, on avait mis une lourde pierre. Quelqu'un dit: Il faudrait qu'elle puisse pleurer ... Mais je ne savais plus pleurer. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Et, de nouveau, il y eut des journes interminables et des nuits sans sommeil. Aprs le typhus, les convalescentes avaient un apptit froce. A chaque instant, elles ouvraient des colis et mangeaient quelque chose. La vue de ces corps nus, chauves, purulents, de ces demi-btes, sans expres- sion, passant leur temps tuer des poux, produisaient une impression trange. Elles employaient toute leur nergie se procurer un repas chaud. Elles demandrent la garde de nuit de faire cuire une soupe, en change de denres provenant des colis. L'heure importait peu (d'ailleurs, cela n'tait possible que la nuit). On attendait cette soupe pendant des heures, en cher- chant ses poux. Enfin, au petit matin, arrivait la casserole tant attendue, toute noircie et fumante. Le rve tait ralis. Toutes les autres affames, qui, elles aussi, avaient eu le typhus, regar- daient d'un il d'envie la privilgie qui mangeait sa soupe. Mais on tait dj tout fait insensible ces regards. J'essayai nouveau de me lever. Avec l'aide de mes camarades, je rus- sis faire quelques pas. J'aperus, au troisime tage, Madame Maria, une amie de Zosia et de moi. Madame Maria tait douce, cultive, bonne. Elle me vit et leva pniblement la tte. - Madame Maria, savez-vous que Zosia... A cet instant, pour la premire fois, je ralisai pleinement que Zosia tait morte. Les sanglots m'touffaient. Mes jambes se drobrent, tout se mit tourner... On me recoucha. Je pleurai toute la nuit. . C'tait la Saint Syl- vestre. Le soir on amena Janka dans notre baraque. Elle avait eu le typhus et la dysenterie, et souffrait maintenant d'un rsiple. Elle tait consciente. Je m'approchai d'elle. - Janka! Elle me regarda. Elle avait beaucoup chang et tait puise par la souf- france. - Janka, c'est moi, Krystyna. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 87 - - Je te reconnais, Krystyna, je te vois, ne crains rien, je retournerai au- prs de mon enfant, il le faut. Ils n'auront pas ma peau. Si seulement je pouvais recevoir un colis. Je ne sais pas pourquoi je n'en ai pas encore eu un seul. - Tu rentreras srement... Je sentais qu'elle ne rentrerait pas, que c'tait notre dernire conversa- tion. Les infirmires prparaient le rveillon. Elles chantaient, riaient. Brus- quement, elles se turent. Quelqu'un demanda le silence. On rcita un pome de Sonimski et un autre compos au camp:
Au diable toutes les envoles. romantisme aussi, Mon rve, sais-tu quel il est? Des draps propres dans mon lit.
Quelqu'un s'cria: - Bonne anne, que l'an prochain apporte la libert pour nous et la mort pour nos bourreaux. Le jour de l'an, on nous donna des choux et des pommes de terre, au lieu des rutabagas habituels. J'tais en train de dguster ce repas royal, lorsque j'entendis, - On emporte encore un cadavre. Je regardai dans la direction de Janka. Je pressentais que c'tait elle. Elle tait morte la nuit de la Saint Sylvestre. Quelques instants aprs, on appela son nom. On rpondit qu'elle tait morte. Un colis tait arriv pour elle, le premier, un grand colis de jour de l'an, de la part de sa fille. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
La Blokowa du Revier nous annona une sance d'pouillage. Une nou- velle menace planait sur nous. Cela signifiait qu'on allait nous enlever nos couvertures, que nous allions avoir froid, pendant un temps indtermin. Cela voulait dire aussi qu'on pouvait nous emmener, nues, la Sauna. Nous savions que l'pouillage tait un prtexte. Sans doute l'pidmie ne faisait- elle plus assez de victimes. On ne gazait plus les aryennes, il fallait donc inventer autre chose pour enrichir la moisson. Cette opration portait un nom humanitaire: la dsinfection. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 88 - Cette fois-ci, nous chappmes , la Sauna. On enleva les couvertures pour vingt-quatre heures et on ouvrit les portes et les fentres de la baraque. La plupart de celles qui avaient survcu au typhus, succombrent une pneumonie, aprs l'pouillage. Elles mouraient l'une aprs l'autre. Nata mourut, elle aussi. Elle avait tout support: les coups, les interrogatoires, les appels, la faim, le typhus, mais la dysenterie l'emporta. Elle avait bu de l'eau. Elle avait appel la garde de nuit, qui n'arrivait pas, parce qu'elle n'entendait pas ou ne voulait pas entendre. Je m'tais approche d'elle. - Nata! tu ne peux pas, tu n'as pas le droit, tu guriras! Mais ne bois pas de cette eau! Je ne savais plus moi-mme ce que je disais. Nata s'teignait vue il. Je prononais des paroles inutiles, incohrentes, insenses, je lui demandais de ne pas me laisser seule. Je regrettai de ne pas tre morte, d'tre oblige de survivre sa mort et celle de combien d'autres. Elle comprenait de moins en moins. Elle murmura encore: Je vais donc pourrir tout simplement, alors quoi bon... Elle n'acheva pas sa phrase. Elle tait morte. Plus tard, nous parlions souvent de Nata. Moi, plus souvent que les autres. Je pensais aux tortures qu'elle avait subies et au fait, que, malgr cela, elle n'avait pas flchi. On parlait d'elle comme d'une sainte, comme d'une vritable hrone. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
On amena dans notre Block des nourrissons. Leurs mres travaillaient. L'un des bbs avait t mis au monde prs d'une baraque, par une Juive grecque. Personne ne nourrissait les bbs juifs. Les mres n'avaient pas de lait. D'ailleurs pourquoi les nourrir? Ils n'taient dclars nulle part. Personne ne s'occupait d'eux. Ils pleuraient, geignaient, s'affaiblissaient, enflaient et mouraient. Tout le monde poussait alors un soupir de soulage- ment. Un jour, devant des centaines de malades, une Juive accoucha sur le pole de la baraque. Dans la mme baraque, o sans cesse quelqu'un mou- rait, un cri d'enfant se fit entendre. Le bb tait exceptionnellement beau et bien portant. - Je ne veux pas qu'il meure, je ne l'toufferai pas. dcida la mre. - Cest mon premier enfant, il me portera bonheur. Aidez-moi. Il va vivre, un mi- racle peut avoir lieu. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 89 - Elle parlait avec tant d'nergie, elle suppliait de telle, faon qu'on dcida de lui venir en aide. Et, chose tonnante, elle avait du lait. Elunia, l'infirmire, dcida de cacher l'enfant aussi longtemps qu'elle le pourrait. On inscrivit, pendant des semaines, une fivre trs leve sur la fiche de la mre, on couvrait l'enfant avec plusieurs paillasses pendant les visites inattendues des SS. L'enfant se dveloppait et devenait adorable. Il avait un mois quand la mre se rveilla une nuit en criant. Elunia ac- courut. - J'ai rv qu'il tait mort... - murmura-t-elle. Un matin, on reut l'ordre de renvoyer toutes les Juives, sans exception, dans les Blocks. Il fallut l'annoncer la mre. Personne n'en avait le cou- rage. La douce, la calme docteur Fruma se procura un somnifre et l'injecta l'enfant. La mre. folle de douleur, quitta l'hpital Je commanai circuler l'intrieur du Block. Mes cloques s'taient ouvertes. Je ne pensais pas sortir du Revier. Je ne pouvais imaginer ni les appels, ni le travail au camp. Je m'tais habitue aux gmissements, la mort, la lutte pour se procurer de l'eau chaude. J'avais appris troquer des pommes contre du lard, du pain contre des pommes de terre et me frayer une place prs du pole. J'ouvrais les colis et j'engloutissais leur contenu en un temps record. J'avais appris rester tendue des heures entires sans penser rien. La libert tait devenue pour moi une notion compltement irrelle. Je ne concevais pas qu'elle ait pu exister auparavant. Il me sem- blait que ma vie avait commenc le jour de mon arrive au camp et j'tais de plus en plus persuade qu'elle allait y finir. Parfois, au comble du dses- poir, je pensais qu' ce moment, des gens jouaient au bridge, ou que quel- qu'un se lamentait parce qu'une tasse d'un service avait t casse. Des femmes faisaient du ski. Mais il y avait aussi des hommes cachs dans les bois, des hommes arms qui agissaient. Et nous? Nous crevions l'une aprs l'autre. C'taient l de faibles mouvements de rvolte impuissante. Dans l'ensemble, tout le monde tait rsign et vgtait, avec ses dernires forces... Seul un vnement extraordinaire, comme la visite du mdecin alle- mand, pouvait nous tirer de cette torpeur. Cela n'arrivait pas souvent. Lorsqu'il devait venir, tout le Revier tait en moi. On s'envoyait des mes- sages d'un Block l'autre. Les Aufseherinnen allaient aux renseignements et prvenaient ensuite les Blokowas. Toute personne trangre au Revier se cachait ou courait en vitesse au camp. Le mdecin arrivait, accompagn de la doctoresse en chef du Revier (une dtenue) ou de l'Aufseherin. Il traver- J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 90 - sait habituellement la baraque d'un pas lent, tranquille. Il tait maigre, grand, il portait des lunettes. Un homme comme les autres, un mdecin, mais un mdecin qui provoquait en nous la peur. Il s'arrtait parfois devant un lit et posait une question. Aprs son dpart, nous demandions ce qu'il avait dit. Nous apprenions qu'il s'agissait d'un bout de papier tranant par terre... C'tait videmment le plus important. Longtemps aprs, nous parlions encore de cette visite. Celui qui dcidait de la vie et de la mort tait pass. C'tait l'un d'eux, un mdecin, qui ne gurissait pas, mais tuait. Le jour de la visite, quand le docteur tait annonc, nous nous couchions toutes. On n'avait pas le droit de rester au Revier quand on pouvait mar- cher. La convalescence n'existait pas au camp. Les infirmires cachaient les pots de chambre et se plaaient entre les lits pour laisser le, passage libre. Achtung! Les voil! Une Schreiberin nous annona que toutes les ma- lades devaient descendre et passer, nues, devant le mdecin. Une slection. Comme nous tions toutes couvertes de furoncles, nous crmes que c'tait la fin. Nous descendmes difficilement. Nos yeux taient fous. Prs de moi, Wisia tremblait de peur, elle me prit la main et dit: - Krystyna, regarde-moi! Wisia, florissante de sant, peu de temps auparavant, n'avait pas une seule parcelle de peau intacte. Elle tait affreuse voir. Son, corps tait couvert de furoncles, de cloques, d'abcs. Elle leva les bras, dsespre: - Krystyna, nous ne nous en tirerons pas, cette fois-ci. Plus nous appro- chions du mdecin, plus nous perdions notre sang-froid. Chaque seconde nous paraissait durer un sicle. Nous avions le cur serr, la peur paraly- sait nos mouvements et nos penses. Le mdecin regardait, avec ennui et indiffrence, cette file de femmes pourrissantes. Il indiqua tout le monde la mme direction. Nous restions l, serres les unes contre les autres. Il s'avra qu'il s'agissait d'une dsinfection. Dans l'un des Blocks, on avait mis une baignoire contenant un liquide spcial pour les galeuses. Nous ne voulions pas croire, au dbut, qu'on ne nous envoyait pas la mort. C'tait vrai, pourtant. Encore une fois, nous avions la vie sauve, mais quoi bon? Tout de mme, au premier instant, nous poussmes un soupir de soulagement. C'tait la dtente. Une heure plus tard, j'tais couche, extnue par la slection, me grat- tant nouveau et torture par une soif atroce. Je me levais de plus en plus souvent. J'appris me dplacer sans me te- nir au bord des lits. Je m'asseyais sur les grabats de mes camarades encore Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 91 - malades. Nous parlions du contenu des colis et des lettres que nous rece- vions. Nous lisions entre les lignes, croyant voir des nouvelles extraordi- naires. Dans des phrases comme celle-ci, par exemple: J'espre que nous nous verrons bientt! Et puis, chacune disait de combien ses cheveux avaient repouss, com- bien de poux elle avait tus dans la journe. On se demandait frquemment ce quils faisaient l-bas. Ils, c'taient les gens libres. Nous redoutions le moment de notre gurison. Il nous faudrait quitter le Revier. On y attrapait toutes sortes de maladies, mais, au camp, de nouveau les appels, le travail aux champs, le froid nous attendaient. On tait en fvrier, j'tais malade depuis trois mois. Nous es- sayions de compter nos mortes, mais sans y russir. Il arrivait aussi que nous restions longtemps sans dire un mot. Nous cherchions des puces, sans penser rien, stupides, abruties. D'autres fois, nous essayions de nous retrouver telles que nous tions avant, avec nos gestes, nos penses, notre genre de vie. Mais c'tait diffi- cile. Nous avions oubli, tout simplement. Des bribes de souvenirs nous revenaient parfois, des tableaux confus, irrels, de la vie passe. Il y avait aussi de trs rares moments d'effervescence provoqus par la nouvelle d'une rcente offensive. Autour de nous, on emportait sans cesse des cadavres; autour de nous, sans cesse, des pleurs, des jurons, des gmissements, tandis que nous, nous rvions haute voix. - Imaginons que maintenant nos soldats entrent, et qu'ils disent: La porte est ouverte, vous pouvez sortir, vous tes libres! Vous dites des btises, cela n'arrive que dans les contes de fe. Nous, nous allons crever l'une aprs l'autre, et celle qui ne mourra pas, on l'ach- vera! La doctoresse nous avertissait souvent qu'elle ne pourrait plus nous gar- der l'hpital. Elle devait dclarer sortantes toutes celles qui allaient mieux. Il fallait de la place pour les nouvelles malades. Nous deviens nous habituer marcher, nous faire l'ide du changement. Nous savions que chaque changement tait redoutable. Les pires conditions, je finissais par les accepter, craignant que l o on m'enverrait aprs, la vie ne soit encore plus difficile. Au bout de quelques jours, l'endroit le plus infect de la ba- raque me paraissait acceptable, car je savais ce qui m'y attendait. Je m'tais habitue mon lit du deuxime tage, o j'avais pass tant de mois, bien que, de l'tage suprieur, tombent de multiples choses et que les planches s'effondrent, bien qu'il y fasse noir, et que j'y aie tant souffert. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 92 - - Les gens comprendront-ils? - se demandait Wisia. Comprendront-ils, mme si nous disons tout? Avec quels mots expliquer qu'il est possible de shabituer un tel cauchemar, ces lits pleins de poux, cette tisane trouble et que notre seul dsir tait qu'on nous laisse tranquilles? Qui n'a pas vcu cela ne pourra jamais comprendre. Les scnes les plus inhumaines produiront une impression d'horreur, c'est certain, mais notre souffrance naissait avant tout de la continuit de notre situation dsespre. Nous prouvions sans cesse une douleur physique et psychique. C'tait comme si, chaque instant, mourait un tre cher, et comme si on nous har- celait sans cesse, et comme si toutes ces choses arrivaient en mme temps. Je ne sais comment traduire cela dans le langage des hommes libres. - A quoi bon le raconter? Si nous avons la chance de nous en tirer, nous nous tairons. Et puis, pourquoi parler de tout cela... nous y resterons toutes, ne nous faisons pas d'illusions! Wanda, venue aussi de Pawiak, l'une des optimistes les plus incorri- gibles, s'approcha de mon lit. - Ne gmissez pas, nous nous en tirerons srement! J'ai entendu dire que, cette fois-ci, l'offensive a rellement commenc. - Oui, bien sr, dans 15 jours! Si au moins on changeait le dlai. Au moment o la lumire s'teignit dans la baraque, un long hurlement strident se fit entendre. - La sirne! Alerte! - Restez tranquilles, alerte! - annona la Blokowa dans le noir. La premire alerte au camp nous semblait la plus belle des musiques. Wanda se coucha prs de moi. Nous nous tenions les mains. - Si seulement une bombe... - dit-elle. - Et puis aprs? Nous sommes sans forces. O irions nous? - C'est gal, c'est gal - rptait-elle - pourvu qu'il se passe quelque chose. Le pire, c'est cette inertie et cette mort continuelle, autour de nous. Il me semble que tout le monde nous a oublies... Notre cur battait dans l'attente d'une bombe, d'une lueur qui clairerait les insondables profondeurs de notre misre. Mais rien que le silence et les tnbres. Une heure aprs, la sirne an- nona la fin de l'alerte. Wanda s'carta de moi, trs due. - Rien faire, ils s'occupent de nous comme de l'an quarante. C'est s- rement des avions qui sont passs, rien de plus. Bonne nuit, Krystyna, tche de dormir et rve la libert! _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 93 - Le matin, on amena dans la baraque une malade dans un tat grave. J'al- lai la voir. Sa couverture glissa. La malade ne ragit pas. Elle me regardait de ses yeux effrays de mourante. Elle tait livide et avait les pommettes saillantes. Dans ses yeux d'agonisante, je retrouvai quelque chose de con- nu. Non, je me trompais sans doute. - Hanka? - demandai-je, craignant la rponse. - Oui, c'est moi, tu es surprise, je suis mconnaissable, n'est-ce pas? J'ai une pneumonie. C'est la fin, je le sais... Et rappelle-toi comme je voulais vivre, Krystyna, mais prsent ce n'est plus possibles.. Et d'une voix faible, elle ajouta: - Je n'ai pas eu le temps de faire quelque chose dans ma vie... et les colis de ma mre ne m'ont pas aide. - Hanka, tu es si jeune, ton organisme est fort, tiens, moi j'ai eu le typhus et je marche dj... - Moi aussi, j'ai eu le typhus et la dysenterie, je suis reste trs long- temps au lit, mais maintenant, je ne m'en tirerai pas, je le sais, regarde mes mains! Elles taient minces, bleues, avec de longs doigts recouverts d'une peau trop large, inertes sur la couverture, comme si elles ne lui appartenaient pas. Je lui pris la main, et je la frottai. Hanka regardait, rsigne, indulgente, ironique... - Tu ne peux pas faire revivre un cadavre, Krystyna! Je ne peux plus bouger, comprends-tu? Elle frissonna. - La mort ici est terrible, puante, gluante... lente. Et .je sais trs bien, prsent, qu'on va me coucher devant la baraque, sur la neige ou dans la boue... Quel temps fait-il dehors, Krystyna? Quel jour sommes-nous? Quel mois? Fvrier, n'est-ce pas? - Oui, fvrier, Hanka! - Alors, je resterai dans la boue. Il y a toujours de la boue ici, Krystyna. Quand on m'emportera, fais attention que ma tte ne heurte pas les pierres, cela doit faire mal, mme aprs la mort... - Oui, mais tu ne mourras pas, je t'assure... Tout se rvoltait en moi. La baraque tait silencieuse. Hanka leva la tte, elle lana un regard terrible et demanda haute voix: - Dis-moi, Krystyna, qui nous vengera? De tous les lits on regarda dans notre direction. La tte d'Hanka retom- ba. Une ]arme se figea sur sa joue. Vers le matin, elle mourut. Stefa, Marysia et Elza, son amie, se tran- rent vers le pole, o nous l'avions couche avec prcaution. Nous nous J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 94 - taisions. Nous ne pleurions pas. Stefa s'agenouilla et mit sa tte sur le pole. Elle ne vit rien quand on emporta le cadavre. Le temps tait gris. Le vent hurlait et bouriffait les cheveux d'Hanka, les cheveux d'un cadavre qui taient tels que je les avais vus la premire fois, Pawiak: des cheveux blonds, qui avaient dj repouss. Je restai longtemps devant la baraque. Le rire d'Hanka sonnait mes oreilles, comme autrefois: un rire clair, insouciant, un rire qu'ils avaient tu. Quelques jours aprs la mort d'Hanka, on me dclara gurie. Je me re- trouvai dans le couloir de la Sauna, prs de la mme porte qu' mon arrive au camp. J'tais nue au milieu des autres. Je tenais peine sur mes jambes, je frissonnais de froid, de colre, d'amertume... Pourquoi recommencer? Comment supporter le froid, les appels au mois de fvrier? En mme temps, j'entrevoyais le printemps qui approchait, les colis qui allaient arriver, la fin de la guerre. Le pire devait tre pass, et si je russissais m'en tirer? Ma mre, tous mes proches m'attendaient. Mais comment vivre sans Zosia, sans les autres? Je la voyais devant moi, telle qu'elle tait avant son arrestation... - elle mettait le couvert, en corsage blanc, souriante. Elle sortait de dessous la nappe un journal clandestin et deux fausses cartes d'identit et en clignant des yeux avec malice: - On va jouer un bon tour aux hitlriens, Krystyna? A ce moment j'en- tendis: - Tu es une parfaite musulmane! - Entre, tu as travaill ici avant de tomber malade. - Magda est toujours l? Bien sr qu'elle est l. Cette rosse n'a rien eu, il n'y a que les filles bien qui crvent, sache-le! - Je le sais, malheureusement, je le sais trop bien. J'entrai dans la salle de la Sauna. Je me regardai dans une vitre: j'tais squelettique, couverte d'abcs et avec un semblant de cheveux. Je ttai ma tte. - Ne te rjouis pas trop tt, on te les rasera de nouveau - dit quelqu'un. - De nouveau? - Aprs le typhus, comprends-tu? - Oui, je comprends, mais a m'est gal. Cela m'importait vraiment peu. Ce qui comptait beaucoup pour moi, c'tait le Block dans lequel on m'enverrait. J'attendais, hbte, bouscule par tout le monde. - Eh bien! Musulmane, que fais-tu l? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 95 - J'appris finalement que jallais au Block rserv aux dtenues qui tra- vaillaient l'abri. Je le devais naturellement Wala. Elle tait arrive au moment dcisif, comme d'habitude. - Allons Krystyna, du courage, tu as t malade, maintenant on te trou- vera du travail, tu pourras continuer crire tes pomes! On nous poussa vers la sortie, en rangs, par cinq. Je marchais comme une somnambule. Tout tait comme autrefois. En face, dans la cuisine, on portait des chaudrons de soupe. La Kapo engueulait une femme qui tait tombe. - Du Arschloh! du traurige Mistbiene! du ... 3
Prs de nous, une grosse paysanne et quelques autres femmes portaient un norme chaudron. Nous dmes les aider. Je trbuchais sans arrt, je pliais sous le poids, mes compagnes furent obliges de poser le rcipient. La paysanne me regarda et me dit avec mpris: - Eh bien! il y a des gens qui sont faits avec de la merde... La Lagerkapo battait une dtenue et sortit triomphalement de sa poche des pommes de terre, qu'elle avait probablement voles la cuisine. En face, dans l'alle du camp, passait une voiture, trane par de pauvres silhouettes grises, et tante Klara brandissait son morceau de fil de fer, comme autrefois. Mais ce n'taient plus les mmes qui tiraient la voiture, c'taient d'autres femmes, d'autres convois. Les anciennes taient mortes. Ce .n'tait plus des Hollandaises, mais des Tchques, des Italiennes, iden- tiques aux autres, d'ailleurs. De mon convoi, je restais seule. Avec qui serais-je l'appel? Comment serait ma Blokowa? Allait-elle battre? Je regardai autour de moi: la chemine flamboyait l haut et rougeoyait, sanglante. Comme autrefois. Un SS passa bicyclette et donna un coup de pied une vieille femme. Elle poussa un cri dchirant. Au-dessus des chaudrons pleins de soupe, au-dessus des, uniformes rays, le soleil parut soudain. Il se reflta dans la boue. Derrire les barbe- ls, au loin, se dessinaient les contours des . montagnes couvertes de neige.
- 97 - I LES CRMATOIRES Le Kommando Effektenkammer avait la charge de garder en dpt les biens des personnes qui arrivaient au camp, envoyes par la Gestapo, et qui taient dsignes par le terme de karteimssig; ces dtenues avaient leurs cartes sur lesquelles figuraient leur identit et l'numration de leurs biens. Sur la mme carte tait indiqu, ultrieurement, le sort du dtenu: mort, transfert ou libration. La mort (verstorben) tait inscrite sur la base des listes apportes tous les jours par les Luferinnen (commissionnaires) du bureau du Revier. Les biens de la dfunte taient confisqus au profit du Troisime Reich. Seuls les biens des Reichsdeutsche taient renvoys aux familles. Les mises en libert taient tellement rares que la lettre e (entlassen) ne figurait presque jamais. Sur des milliers de femmes entres au camp, quelques centaines seulement furent libres, toutes des Erzie- hungshftlinge 1 qui ne faisaient que passer au camp. La section politique envoyait les listes de transfert dans un autre camp (Oberstellung); la lettre u et la date taient alors inscrites sur la carte. Une dtenue pouvait donc tre dsigne par les lettres u ou v. Si la carte ne portait aucune annotation, cela signifiait que la dtenue vivait en- core et qu'elle souffrait, quelque part dans le camp. Toutes ces annotations taient faites l'Effektenkammer, bureau o se trouvait aussi la Namenkartei (fichier des noms) et le registre des dpts: bijoux, cartes d'identit, papiers et photos. De l partaient les instructions envoyes aux baraques o l'on gardait, dans des sacs, les objets appartenant aux dtenus. Grce l'intervention de Wala, je fus affecte l'Effektenkammer. C'tait assurment l'chelon suprieur de la carrire au camp. Un travail, malgr tout, dans l'intrt des dtenues, puisqu'il avait pour but de sauve- garder leurs biens. Ce travail avait encore un bon ct: parmi les objets pris aux dtenues aprs leur mort, il tait possible aussi d'organiser quelque chose pour soi. On changeait ces objets contre des pommes de terre ou d'autres vivres provenant des colis. Quant moi, je recevais alors des paquets rgulirement, si bien que j'ar- rivais apaiser en partie ma faim qui tait froce, aprs le typhus.
1 ) Au sens propre dportes pour tre duques. Dportes envoyes pour un sjour de courte dure dans un camp de redressement. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 98 - Aussitt l'appel termin, j'allais au travail. Je n'avais plus besoin d'errer sur la wiza. Je revenais peu peu la vie. Mme l'attitude du chef notre gard tait meilleure. Mes cheveux repoussaient. A la fin du mois de mars, dans la baraque de l'Effektenkammer, situe par-del la porte du camp, dans un pr, j'tais assise la table sur laquelle se trouvait le fichier des noms de toutes les dtenues. Automatiquement, j'ap- posai sur les fiches le cachet verstorben, d'aprs une liste fournie par le bureau. A l'horizon, les panaches de fume laisss par les trains qui pas- saient la gare d'Auschwitz. Par les fentres ouvertes de la baraque pn- trait l'odeur du printemps naissant... - Que fais-tu en ce moment? - demanda Basia, une drle de musulmane lunettes. - Les listes de dcs du mois de dcembre. - Beaucoup de connaissances? - Presque tout mon convoi. - Et toi, tu es l! Comme c'est curieux. Et le printemps revient, comme si de rien n'tait. Au mme instant, je remarquai des noms: Drews Wiesawa, Czerwiska Zosia, Hiszpaska Natalia... Je sortis la fiche de Czerwiska Zosia, ma pe- tite Zosia. Je la relus plusieurs fois. Je mis le cachet verstorben et j'ajou- tai: 20/XII/43. - Qu'est-ce que tu as? - demanda Basia - tu plis. - Rien, presque tout Pawiak est l devant moi, sur ces listes. - Je comprends - soupira Basia - tout mon convoi aussi est mort en d- cembre ou en janvier. Des filles bien portantes, les plus fortes... Je me de- mande comment, moi, si chtive, j'ai pu rsister. Un train siffla au loin. Ma nostalgie de la libert augmentait. - Si on pouvait seulement s'accrocher au train et le suivre en skis, jusqu' la maison, soupira Basia... - Kraczkiewiez Zosia - verstorben... - Roterczyk Hania - verstorben... - Skpska Maria - verstorben... Je continuai apposer les cachets et je me rappellai chacune d'elles, comme dans un brouillard. L'arrive la prison, les promenades sur la wi- za, nos conversations, nos discussions, nos projets, nos espoirs... Que res- tait-il de tout cela? Un fichier avec les noms des mortes... Aprs le travail, profitant d'un moment de libert avant la Lagerruhe, j'allai au Revier... Je ne pouvais pas oublier les malades, qui attendaient un peu d'eau chaude. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 99 - J'entrai en cachette, le soir, au lavabo, pour prendre de l'eau. La Kapo, une triangle noir en pantalon, essayait d'entraner une jeune fille qui pas- sait: - Viens ici, tu auras des patates chaudes! La jeune fille ne comprenait pas... quelqu'un lui offrait des pommes de terre... Une autre femme? Quest-ce que cela voulait dire? Elle s'approcha, mfiante, regarda de prs ces traits vulgaires, vit les yeux troubles, les gestes obscnes. Tout coup, la jeune fille affame comprit. Elle s'enfuit. La triangle noir la suivit. Je profitai de ce moment favorable pour pn- trer dans le lavabo dsert. Todzia, une Polonaise prpose l'entretien des lavabos, mit rapidement une casserole sur le feu. Je me lavai les mains. Un instant aprs, Todzia me tendit la casserole d'eau bouillante et avec un bon sourire: - C'est pour une malade, n'est-ce pas? Quelle chance que cette peste soit sortie... Je russis pntrer sur le terrain du Revier, derrire le dos de la gar- dienne... Devant la baraque 24, un monceau de cadavres... Quelque chose remuait devant les barbels... Mon premier rflexe fut de m'enfuir, mais quelque chose me poussa regarder... J'approchai: un enfant de trois ans tait assis devant la baraque et suait le doigt d'un cadavre... En ouvrant la porte, je fus suffoque par le manque d'air. Je retrouvai dans la pnombre celle que je cherchais, une tuberculeuse. Je savais qu'elle allait mourir. Je lui donnai de l'eau. Elle saisit la casserole de ses mains tremblantes. Sur le lit voisin, j'aperus Marysia, de Pawiak, immobile et, prs d'elle, Stefa en pleurs. Le docteur Nula, toujours si vaillante et ner- gique, tait couche paralyse. Ses immenses yeux noirs regardaient tris- tement l'infirmire qui s'affairait. Le pire pour elle, c'tait de ne plus pou- voir aider celles qui souffraient. Devant la baraque, s'arrta un camion sur lequel on chargea les cadavres. Deux hommes du Leichenkommando sortirent de la cabine du chauffeur. Deux dtenues aux mains gantes, empoignrent chacune d'un ct un ca- davre et essayrent, en le balanant, de le jeter sur le camion. L'une sou- riait, l'autre chantonnait. L'infirmire Zosia, une jeune fille de 17 ans, assis- tait cette opration, les yeux agrandis par l'effroi. Comme elles taient dures, les filles du Leichenkommando! - Je n'arrive pas toucher un cadavre. C'est si froid! C'est terrible! Personne ne faisait attention elle. Les hommes firent monter une autre infirmire dans la cabine du chauffeur. Ils s'embrassrent, pendant que le cadavre, balanc dans l'air, retombait avec un bruit sourd dans le camion. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 100 - Je me sauvai. Jtais peine arrive dans mon Block, que les lumires s'teignirent. Des coups de sifflet et des cris retentirent: Lagersperre, Lagersperre!... Dfense de sortir! Nous restions accroupies dans un coin de la baraque, en chuchotant: Qui va-t-on prendre aujourd'hui?... C'est notre tour, peut-tre? Puis, le silence, un silence plein de menaces. Une heure, peut-tre deux s'coul- rent. Ensuite, des autos passrent avec bruit. - Ils vont au Revier - chuchota quelqu'un. Les camions s'arrtrent. Nous faisions effort pour entendre. Ils reparti- rent. Le bruit des moteurs augmentait. En mme temps, un chant s'levait:
Allons enfants de l Patrie...
Que se passait-il? je tendis l'oreille. Tout le monde tait stupfait. Le chant rvolutionnaire, chant par des Franaises condamnes mort pn- trait partout, roulait, s'loignait. Il rsonna encore faiblement, puis il se perdit dans les tnbres. La slection au Revier donnait lieu des scnes monstrueuses. Les ma- lades se cachaient, se dbattaient, ne se laissaient pas emmener. Une jeune fille resta nue toute une nuit, au milieu des cadavres. - Qu'est-ce qu'elle y gagnera? - dit quelquun. De vivre quelques jours de plus, jusqu' la prochaine slection... - Mon Dieu! - soupira une autre. - Pourquoi tient-on tant la vie? _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le chef entra dans notre bureau. Un SS, grand et maigre, aux longues moustaches. (Il tait d'origine roumaine.) Il dclara d'une voix glaciale: - Morgen gehen wir nach Birkenau 2 . Birkenau tait une annexe du camp. Les crmatoires se trouvaient l- bas. Il y avait aussi de nombreuses baraques o l'on entassait les biens des Juifs. Notre chef avait obtenu quelques baraques pour notre Kommando. Le nombre des convois augmentait, la place manquait. Au dbut du mois d'avril 1944, pleines d'apprhension, nous nous trans- portmes Birkenau. Il nous faudrait voir de prs les gens allant la mort. Je m'efforai de ne pas penser cela. Cet emploi tait un gros lot qui reprsentait la vie! L'important, c'tait que je puisse travailler l'abri.
- 101 - Pourtant, des camarades avaient prfr le travail au dehors, de peur de voir notre Kommando devenir un Sonderkommando. Le Sonderkommando, en effet, qui assurait le service au crmatoire, tait vou la mort, sans aucune exception. De temps en temps, on le liquidait, car il tait le tmoin direct des crimes. On le remplaait et les membres du nouveau Sonderkommando n'ignoraient rien du sort qui les attendait. Toutes ces nouvelles nous inquitaient. Nous finissions toujours par conclure: tre extermines ici ou l, quelle diffrence? Partout des barbe- ls. Pourtant, j'avais peur de l'inconnu, lorsque je franchis pour la premire fois la porte de Birkenau. Nous nous installmes dans quatre baraques. Trois d'entre elles conte- naient les sacs bourrs d'objets et de vtements divers. La quatrime nous servait de bureau. A partir de ce moment, tous les convois passrent par Birkenau. Une fois habilles et douches dans notre Sauna, les dtenues taient diriges sur le camp, pour la quarantaine. Nos baraques taient spares de celles des hommes par la Lagerstrasse. Une simple rue, mais au lieu de maisons, des baraques, au lieu de vhicules, des voitures bras, tires par des dtenus... Le Block o nous habitions tait situ dans une rue latrale. Les autres baraques de cette rue faisaient partie du Canada. On appelait ainsi les ba- raques qui contenaient les affaires des Juifs gazs. (Ce nom tait le symbole d'immenses richesses.) Derrire notre Block, un petit espace o se trouvaient les cabinets. En face, un crmatoire, entour de barbels, et derrire, la chemine d'un autre crmatoire. En sortant de notre bureau, de l'autre ct de la baraque, on voyait nettement un troisime crmatoire. En face de toutes ces rues, se trouvait la Sauna. Au loin, derrire la Sauna, se dessinaient les contours d'un quatrime crmatoire. Tous se ressemblaient: des btiments d'un tage, larges, en briques rouges, surplombs de deux chemines. Autour, des barbels entremls de branches pour les dissimuler. De loin, on ne voyait que les chemines. Le btiment de la Sauna tait construit solidement, en briques rouges. Des milliers de gens y passaient. A l'intrieur, se trouvaient des douches, les salles o l'on se dshabillait et celles o avait lieu l'pouillage des vte- ments. Il y avait de l'eau chaude jour et nuit. Un vestiaire pour les nou- veaux arrivs s'y trouvait. Tout autour du camp, des barbels lectrifis. Le terrain de Birkenau tait trs vari. Quelques rares bosquets de bou- leaux avaient donn leur nom cette annexe du camp. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 102 - Passe la porte d'entre, de part et d'autre de la route qui conduisait au crmatoire, prs d'une petite maison blanche, des champs de sarrasin et de lupin. Sur les espaces libres, entre nos baraques, on semait des pommes de terre et des lgumes. Devant ces baraques, des pelouses et des fleurs. L'endroit le plus romantique se trouvait derrire la Sauna, au voisinage du crmatoire. La vue de la maison blanche, inspirait une joie insou- ciante. Lorsque le soleil clairait cette partie de Birkenau, on avait l'im- pression que la maison blanche tait une villa idyllique, pour gens paisibles, recherchant le calme. Et c'tait l qu'on excutait les condamns mort. On les fusillait, les murs, l'intrieur, taient rouges de sang. On avait re- cours ce mode d'excution pour les petits groupes d'hommes (d'une cen- taine environ). Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 103 - II LES NOUVEAUX Kommando Effektenkammer, antreten! 1 Nous nous mmes rapidement en rangs, par cinq, devant notre chef. Il nous annona qu'un convoi d'envi- ron mille personnes allait arriver de Madanek. Nous devions les recevoir, c'est--dire inscrire l'identit de chaque arrivante. Elles garderaient leurs vtements, car, venant d'un autre camp, elles avaient dj l'uniforme ray. Ces vtements seraient pouills la Sauna. Nous travaillerions toute la nuit. Dfense de parler aux hommes, sous peine d'tre exclues du Kom- mando et envoyes au Strafkommando. Nous traversmes les baraques du Canada, o attendaient dj les femmes du convoi. C'taient des vacues du Revier de Madanek. Rien que des femmes vieilles et malades. Quelques jeunes remplissaient les fonctions d'infirmires. Nous disposmes des tables dans une baraque vide. L'accueil com- mena. Je me souvenais de mon arrive au camp et de mes premires im- pressions. Je dcidai donc d'tre patiente, de rpondre toutes les ques- tions, de consoler, de rconforter. Toutes les nouvelles taient dj dans la baraque. Une femme ge, aux cheveux blancs et au regard doux s'approcha: - Votre nom? - demandai-je. - Majewska Maria. - Votre ge? - 56 ans. - D'o tes-vous? - De Varsovie. - Votre profession? - Institutrice. J'inscrivis tout cela sur la fiche et je pensai en mme temps: elle en a pour deux mois au plus! - Pourquoi vous a-t-on arrte? (c'tait une question personnelle, cette fois). - Colportage de la presse clandestine. - Depuis combien de temps tes-vous au camp ? - Depuis trois ans. D'abord Ravensbrck, puis Madanek, maintenant Auschwitz. Je suis malade, mon voyage d'un camp l'autre prendra cer- tainement fin ici. Je voudrais tant tenir jusqu'au bout... Ce ne sera pas long
- 104 - maintenant. Nos armes sont dj prs de Lublin, c'est pour cela qu'on nous a vacues. Mon fils m'attend. Savez-vous pourquoi j'ai du courage? Parce que je suis ici, alors qu'il est libre. Son visage rayonnait, une grande force manait d'elle. - Courage! Vous vivrez srement! La suivante, s'il vous plat! Une petite vieille, toute vote, s'avana, regardant autour d'elle avec in- quitude. - N'ayez pas peur, approchez! Votre nom? - Pietraszewska Jzefa. - Votre profession? - J'tais ouvrire, mais je ne peux plus travailler maintenant! - Pourquoi tes-vous l? Parce que ma fille est communiste. On la cherchait, je n'ai rien dit et je ne dirai rien! - Ici, on ne vous battra pas. - J'essayai de l'encourager. - Croyez-vous? Elle regarda, mfiante, les SS qui taient tout prs de l. Elles venaient l'une aprs l'autre, vieilles, malades, se tranant avec peine. Elles taient l, pour la plupart, cause de leurs enfants. Quelques- unes avaient t prises dans une rafle, ou pour avoir cach des partisans. Elles restaient debout des heures entires, en attendant que les SS, des blancs-becs, leur dsignent une coya dans l'une des baraques lugubres. Les heures passaient, je ne bougeais pas, ma langue s'engourdissait, tout se brouillait devant mes yeux. Ce dfil de pauvres vieilles, tremblantes, gares tait interminable. Tard dans la nuit, il n'en restait qu'une cinquantaine inscrire. Elles ne pouvaient plus bouger. Elles taient couches sur des brancards, par terre, prs de la porte. Les SS sautaient par-dessus leurs corps et juraient, car, cause d'elles, ils devaient rester de garde la nuit. Les fiches la main, je me penchai sur un brancard: - Votre nom? La vieille femme leva la tte et me regarda de ses yeux grands ouverts et pleins de larmes. Elle avait une petite figure et des cheveux blancs. - Comment? demanda-t-elle. - Franaise? - Oui. - Votre nom? Sa tte retomba, ses yeux devinrent fixes. Par la porte ouverte de la ba- raque, elle regardait la douce nuit de printemps. La malade prit ma main et la serra sur son cur. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 105 - - Mon nom? Qu'importe, je vais mourir.. Dans un instant, on ne se sou- ciera plus de savoir qui est mort! Sa voix tait enroue, elle parlait de faon saccade. Elle savait qu'elle vivait ses derniers instants. - J'ai tout de mme besoin de votre nom, pour que tout soit en ordre. Elle serra ma main de plus en plus fort... - Pour que tout soit en ordre, dis-tu? Oui, c'est la chose la plus impor- tante pour eux - l'ordre. Elle souleva de nouveau la tte. - Tu ressembles ma fille, tiens-moi encore la main supplia-t-elle. - Jimaginerai qu'elle est prs moi! Elle ferma les yeux. Pendant un court instant, elle fut tranquille. Un SS, une cravache la main entra dans la baraque, en sifflotant. Il marcha sur une malade, enjamba le brancard de la Franaise, regarda autour de lui et hurla: - Lange wird der Dreck bernommen? Noch viel, was? 2 Entre ses jambes cartes, tait tendue la mourante. Les mains sur les hanches, il jetait la rapide un regard qui signifiait: Je peux faire de vous ce qui me plat, essayez de ne pas me respecter, essayez de ne pas me craindre! Le silence rgnait. Brusquement, la Franaise dsigna le SS et le regar- da avec des yeux gars. - C'est la guerre! - cria-t-elle. - Ici la guerre... ici le front! Mon Dieu, quelle guerre terrible! Le SS se retourna, frappa de sa cravache le visage de la mourante, et quitta la baraque en courant. Le sang coula du nez et de la bouche de la vieille femme. Elle retomba sur le brancard. Une vague de haine m'envahit. J'avais envie de courir aprs le SS. La malade me serrait toujours la main. - Ma fille! - murmura-t-elle. Je me blottis contre cette femme inconnue et sanglotai. - Krystyna, calme-toi! - suppliaient mes camarades. - Ce ne sont que les premiers convois, ces femmes sont venues ici pour vivre, il ne leur arrivera rien. On ne peut pas se laisser aller ainsi, sors un peu, le chef n'est pas l. Je sortis, mais je ne pus me calmer. Que faisait en ce moment la fille de cette femme? Les penses les plus folles me venaient. Peut-tre tait-elle en train de danser Paris, avec un nazi, le frre de celui d'ici... Peut-tre mourait-elle dans un autre camp?...
2 ) Combien de temps vas-tu perdre encore pour cette merde ? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 106 - Devant la Sauna, par terre, brlait un feu. La lueur des flammes clairait des silhouettes. C'taient des hommes de Madanek, dcharns, squelet- tiques. Je fermai les yeux et je fis demi-tour. Derrire la baraque, on voyait quelque chose de blanc dans les tnbres. Mon pied heurta un objet dur. Un cadavre d'homme, un deuxime, un troisime... il y avait une quinzaine de cadavres. Beaucoup d'hommes taient morts dans le wagon, pendant le voyage. La chose blanche, c'tait la chaux qu'on versait sur les cadavres pour qu'ils ne sentent pas mauvais. O aller? J'avais peur de bouger. Je prfrais les cadavres aux sque- lettes vivants. Je ne pouvais pas revenir dans la baraque. J'tais hante par le cri dment de la Franaise agonisante. - Il ne faut pas devenir folle, je suis bien portante. J'ai survcu au ty- phus, je m'appelle Krystyna ywulska, numro... - Krystyna, viens ici! Es-tu folle? - Ou aller, nous sommes encercles, encercles... - Par qui sommes-nous encercles, qu'est-ce que tu racontes? - Par des cadavres, par des barbels, par les crmatoires, par le feu, par les SS, nous sommes encercles, encercles! - Viens! - cria Basia. - Je ne savais pas que tes nerfs taient si fragiles, ce n'est que le commencement! - Kommando Effektenkammer antreten ! C'tait la voix de notre Kapo. Le travail tait termin. Nous rentrmes dans notre Block. Notre baraque tait luxueuse en comparaison de celles de la quarantaine et du Revier. Trois fentres de dimensions normales, des lits sur trois tages, avec des paillasses, bien rembourres, chacune de nous dormait seule. Nous avions russi, avec Basia, occuper deux Hauts l'tage in- termdiaire, en face d'une fentre. Joasia et Zosia s'taient installes au- dessus de nous. Je me liai d'amiti avec Zosia, elle me rappelait ma petite Zosia. Elle me fit cadeau d'une chemise de nuit, ma premire chemise de nuit depuis tant de mois! Zosia me regardait avec satisfaction. - Eh bien! tu es contente? - Contente de quoi? Elle s'indigna: - De la chemise voyons! De quoi? Comme si tu avais toujours dormi avec une chemise! - Mais oui, j'ai toujours dormi avec une chemise! - Eh! - Elle se pencha vers moi - cela se passait dans une autre vie, a ne compte pas. Tu es devenue quelqu'un partir du moment o tu as t ta- toue. Avant, tu n'existais pas. A prsent, on te compte tous les jours pour que tu ne te perdes pas, prsent tu es enfin un tre humain! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 107 - - Birkenau lui a drang l'esprit - constata Basia, en essuyant ses lu- nettes. - O as-tu pris cette chemise? - Je l'ai organise au Canada. - Je trouve que l'on ne devrait pas mettre les chemises des gazes. - Non, mais regardez l! (Zosia tait sur le point de tomber de son lit.) Tout doit aller aux nazis? C'est mieux, tu trouves? Les morts s'en fichent! Si tu voyais tout ce qu'ils enlvent, eux! Les baraques du Canada sont ar- chi-pleines, des camions partent tous les jours pour l'Allemagne, et tu vou- drais que nous dormions nues? Pas question! Je ne suis pas si bte! J'ai eu froid pendant trop longtemps! - Zosia a raison - dit Joasia. - Notre vie est si prcaire... Dormons en chemise, pendant que nous sommes en vie. - Silence! Vous devez tres fatigues aprs cette journe de travail! C'tait la voix de notre Blokowa; nous n'tions que soixante, ce qui lui permettait de nous traiter assez humainement. De plus, c'tait une intellec- tuelle. Sa tche consistait surtout faire l'appel, en rendre compte l'Aufseherin, vrifier si le mnage tait bien fait par les Sztubowas. Son travail termin, elle restait dans sa petite pice en compagnie d'une Schreiberin, et, avec un peu d'imagination, elles pouvaient se figurer qu'elles taient chez elles. - Tout ira bien, Krystyna - dit Basia en s'endormant. Ne pense plus ceux de Madanek, dors bien! En quoi cela me regardait-il qu'une Franaise soit morte!;' En quoi cela me regardait-il que des hommes affams soient devant la Sauna? J'avais une chemise, je n'avais plus de poux, mes abcs gurissaient, mes cheveux repoussaient, nous n'aurions plus, disait-on, subir l'appel! Quelle chance d'avoir t affecte ce Kommando, quel bonheur d'avoir ma propre pail- lasse et deux couvertures, quel bonheur d'avoir une Blokowa qui ne battait pas! Mais en me disant cela, je revoyais les visages sombres et barbus, la lueur des flammes. Je revoyais les jambes cartes du SS et sa cravache, j'entendais le cri inhumain: C'est la guerre! Enfin, je m'endormis. Le lendemain, je continuai apposer des cachets, ranger des fiches. Il faisait un temps superbe. J'ouvris la fentre. De la Sauna sortait un petit groupe. Il se dirigeait vers nous. En tte, un garon de treize ans, avec sa mre probablement. Derrire eux, un homme g, maigre avec des lunettes et une petite barbiche. A ct, une trs vieille femme et un jeune homme qui boitait. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 108 - Tous taient trs ples. Le garon, trs beau, tirait par la main sa mre, qui avanait contrecur, comme si elle avait su que chaque pas la rappro- chait de la mort. Mes camarades taient prs de moi, la fentre. - Au crmatoire - murmura Basia. - As-tu vu ce garon? Qu'il est beau! Est-il possible, Krystyna, que dans quelques instants il ne vive plus? Mais pourquoi? Pourquoi? - Un juif - rpondis-je, rptant ce qu'on disait au camp. Ce simple mot devait tout expliquer. Derrire le petit groupe, marchait un SS, celui qui avait frapp la Fran- aise, la veille. Il avanait lentement, d'un pas de promenade, faisant des moulinets avec sa cravache, manifestement trs content de lui-mme. Il devait penser ses affaires personnelles. Parfois, il se rappelait son devoir, il brandissait sa cravache et criait: - Los, weiter, ab! 3
Le petit groupe s'loignait. Je voulais les voir entrer au crmatoire. L'homme g se retourna encore une fois vers nous... Je me penchai la fentre.. - Krystyna! Je reculai et j'aperus notre chef. Il me regardait en fronant les sourcils: - Ja, was schaust du dort, ist was interessantes los? 4
- Nein, ich wollte das Fenster zumachen. 5
- Si je vous reprends regarder par la fentre, au lieu de travailler - dit-il lentement - je dissous le Kommando, et je vous envoie la Strafkompanie! Mon sort se jouait encore une fois. Je risquais d'tre renvoye au camp, dans une baraque pleine de poux, et de travailler au dehors. Mais, ce moment, tout bouillonnait en moi, et je ne me rendais pas compte du danger qui me menaait. Le chef rflchit, il regarda les objets sur la table, finalement il sortit len- tement. Dans le bureau, le silence rgnait. Chacune faisait semblant d'tre occupe. - Ils sont en train de brler - dit Basia qui ne feignait mme pas de tra- vailler. - Je n'ose pas regarder par la fentre. - On n'a pas besoin de regarder, on sent la fume! Une lgre odeur de brl se rpandait. - Je sens, mais je ne peux pas le croire, je ne peux pas le croire!
3 ) En avant, allez! 4 ) Pourquoi regardes-tu dehors, il se Passe quelque chose dintressant ? 5 ) Non, mais je voulais fermer la fentre. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 109 - Basia fit une grimace ironique: - Tu y croiras lorsque a sera ton tour. D'ailleurs, sortons, nous verrons bien! Nous sortmes. La chemine du premier crmatoire rougeoyait. Des flammes et de la suie s'levaient en tourbillons vers le ciel. - Et maintenant, le crois-tu? Regarde, le beau garon brle en ce mo- ment, et le monsieur g, qui ressemblait un de mes professeurs. Tu com- prends, des tres humains sont en train de brler! Je les avais vu avancer, entrer, maintenant je voyais le feu, et pourtant, je ne pouvais pas le croire... Il fallait penser au djeuner. Au fond de la baraque, o travaillait Zosia, se trouvait un pole. Nous n'avions pas le droit de cuisiner, mais nous le faisions en cachette. Une camarade guettait la porte et nous avertissait en cas de danger. Nous arrivions toujours cacher nos casseroles. Dans la baraque, pendaient des sacs, bien aligns, o nous les dissimulons. Les hommes d'en face, de l'Effektenkammer, avaient dj repr notre prsence. Parfois, l'un d'eux faisait un saut dans notre baraque, nous ren- seignait sur la provenance du dernier ou du prochain convoi, nous faisait part du dernier communiqu de la radio. J'allai voir Zosia sous prtexte de chercher un sac perdu. Il fallait tou- jours avoir un prtexte, pour le cas o l'on rencontrerait le chef ou lAufseherin. Zosia faisait cuire le djeuner. Elle avait pu se procurer des pommes de terre. - Krystyna, tu sais, le mdecin avec des lunettes est venu ici et t'a de- mande! - Comment cela? - Il a dit que chez nous travaillait quelqu'un qui crivait des pomes et qu'il voudrait les lire. Elle m'observait. - Tu vois que nous pouvons dj intresser les hommes! Si tu savais comme tes cheveux ont repouss! Ils ont dj cinq centimtres, au moins! Elle se pencha vers moi et mesura mes cheveux avec son doigt, tonne de mon indiffrence. - On va avoir un djeuner chaud, tu n'es pas contente? Tu devrais mme tre heureuse! Zosia, sais-tu qu' ct de nous des gens brlent... Je les ai vu partir pour le crmatoire, j'ai vu un garon tirer sa mre par la main... - Je vais utiliser l'eau des pommes de terre pour faire une soupe.. - Zosia, tu es folle? Tu nentends pas ce que je te dis? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 110 - Elle me tournait le dos et continuait s'occuper de sa casserole. Je rp- tai ma question. - Tais-toi. Je suis heureuse d'tre dans une baraque sans fentres. Je suis ici, je cuisine, et je fais semblant de travailler. Je ne veux pas savoir ce qui se passe ct, je ne veux pas, comprends-tu, je veux rentrer! - Bon, a va, je ne te dirai plus rien. Nous pouvons essayer d'oublier a. Mais la connaissance du fait qu' ct de nous brlent des tres humains, est plus forte que tout. - Mais, comprends-moi, je ne veux pas savoir cela! Je suis normale, moi! Et tout ceci est incomprhensible pour un tre humain normal. - Et les SS qui gardent le camp et les crmatoires? - Mais ils ne sont pas normaux. Ce sont des assassins, des sadiques... - D'accord! Mais il y a, dans chaque peuple, des gens comme eux! - Mange plutt ta soupe. Je voudrais que tu puisses parler Wacek, mais je ne sais pas comment vous mnager une entrevue. C'est un gars patant, il a organis lui tout seul le service sanitaire. Il est toujours sou- riant et pourtant, a fait trois ans qu'il est ici. - Je vois que tu cherches un parti pour moi! La cloche avait sonn la fin du djeuner. Je retournai au bureau. Aprs le travail, nous allmes la Sauna, chacune avec une serviette et du savon. Nous restions nues sous la douche et nous jouissions du plaisir que nous procurait l'eau chaude. - La vie est belle, disait Basia enthousiasme... Une heure auparavant, tout tait terrible et maintenant on entendait des cries de joie... - Lave-moi le dos! - me demanda Basia. - J'ai encore des cicatrices? - Irka en a davantage - dis-je pour la consoler... Nous portions toutes des traces de furoncles et de gale. - Un jour a dis- paratra. - Tout disparatra un jour, en mme temps que nous rpondit Tania, avec son accent russe, chantant. Elle avait appris le polonais au camp. Tout coup, je sentis un courant d'air froid: sur le seuil se tenait un SS, sans tunique, avec sa casquette. Il nous regardait svrement. Quelques- unes se mirent crier. Il clata d'un rire froce, inhumain. Ensuite, il ra- massa un tuyau qui tranait par terre et se mit nous arroser d'eau froide. Tout le monde criait, se rfugiait le long du mur, tandis qu'il nous pour- suivait avec son tuyau. Il cherchait exprs, parmi nous, celles qui sem- blaient les plus pudiques et dirigeait le jet d'eau sur elles. Nous nous rfu- gimes dans la salle voisine, o taient nos robes que nous enfilmes sur notre corps mouill. En deux minutes, nous tions prtes. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 111 - - Tu vois, comme la vie est belle! - dis-je nerve. La belle vie, o tu d- pends du premier idiot venu, d'un dgnr. Aujourd'hui il s'est amus avec un tuyau d'arrosage, demain ce sera avec le gaz. Tout dpend de son hu- meur. Basia rit. - Tu sembles oublier que tu te trouves dans un camp de concentration, dans un camp d'extermination. Tu voudrais peut-tre qu'on te dorlote? Tu as pu prendre un bain. Il n'y a pas longtemps, un petit gobelet d'eau repr- sentait pour nous un rve irralisable... - Tu as raison, mais maintenant, je n'ai plus faim, je n'ai plus de poux, je retrouve en moi un sentiment de dignit et on nous humilie... - Ne considre donc pas les fascistes comme des hommes. Ce sont des btes froces et nous sommes tombes entre leurs pattes. Il faut apprendre les viter et si on les rencontre, on les ddaigne. Nous tions couches. Zosia descendit nous rendre visite. Nous dres- smes le menu du repas pour le lendemain. Nous mettions nos colis en commun. Nous n'avions plus faim. Mais, dans tout le camp, la famine svissait, l'pidmie de dysenterie se propageait. Le soir, dans le brouhaha, quelqu'un annona qu'une dtenue politique, une Polonaise, tait appele la quarantaine pour tre libre! Nous ne le croyions pas. On entendit des soupirs, des cris de joie, d'envie, de regret... On pouvait donc sortir de l!... - Je me demande ce qui se passe dans le monde? - soupira notre dactylo, mre de sept enfants, dont l'an avait 14 ans., Elle tait calme, quilibre. Malgr son ge, elle travaillait beaucoup. - Les gars arrivent couter la radio, nous devrions nous arranger aussi pour le faire... - Wacek dit qu'un convoi de Juifs italiens est attendu - annona Zosia. - De nouvelles motions en perspective - soupira Joasia. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 112 - III LA PETITE FILLE A LA CORDE A SAUTER Le lendemain, nous contrlions le contenu des sacs des nouveaux arri- vants. Ces sacs passaient d'abord par la Sauna, pour l'pouillage. A un certain moment, j'entendis un bruit de pas dans la salle. Des gens entraient par groupes. Des hommes, des femmes, des enfants, fatigus s'asseyaient par terre. C'taient des Italiens. Parmi eux, une petite fille de sept ans environ, au teint mat, aux grands yeux sombres, avec de longues boucles brunes. Je n'arrivai pas dtacher d'elle mon regard. Elle avait des gestes adorables, elle regardait avec curio- sit dans la salle; elle droula une corde et se mit sauter. Elle ne voyait pas les visages abattus, crisps dans une attente dsespre, elle ignorait la vritable destination de l'endroit o elle se trouvait. Elle pensait que la salle se prtait au jeu. Elle sautait gracieusement la corde. Un SS tte de gorille entra. Mchoire prominente, petits yeux, trs mobiles, presque invisibles derrire des pommettes saillantes, gestes vio- lents, nerveux, tte de mort sur sa casquette; tout cela provoquait un frisson d'horreur. Un silence lourd de menaces se fit dans la pice. La petite fille la corde, sursauta, se retourna et regarda l o regardaient tous les autres. - Hustek! - murmura une voix d'homme. - Qu'est-ce que a veut dire? - Ce chimpanz qui vient d'entrer s'appelle Hustek. C'est lui qui fera la slection. A ce moment seulement, je m'aperus qu'un homme tait prs de moi. C'tait Wacek. On me l'avait montr une fois, et je n'avais pas oubli son visage malicieux, qui exprimait maintenant tant de haine. - Allez-vous-en, le chef peut arriver... Par o tes-vous entr? - Je vous ai aperue par la porte. - Regardez la petite fille! - Celle qui a une corde? - Oui. Hustek tait enivr par son pouvoir de dcider de la vie,ou de la mort des gens. Il s'agitait, il frappait les visages effrays, convulss de douleur, il tirait par le bras de vieilles femmes, et les poussait du ct de la mort, en lanant des ordres saccads. - Hier! los! geh! A un certain moment, il dboutonna sa tunique, puis par cette exal- tante activit, et regarda auteur de lui. La petite fille trouva sans doute le moment propice pour recommencer sauter la corde. Visiblement, elle Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 113 - ignorait la peur. Elle sautait, en regardant Hustek de ses grands yeux. Pen- dant un court instant, il fut surpris, puis il lui indiqua la direction prendre. - Los! schnell! Un sourire claira la petite figure ple de la fillette, lorsqu'elle sauta du ct de la mort. Wacek tait encore l. Brusquement, il m'tait devenu,trangement proche. Je savais qu'il ressentait, comme moi, toute l'horreur de cette scne. - Elle ne sait rien, - dit-il - elle a saut, tout simplement. Basia, qui tait en train de vrifier les sacs, ct, m'avertit: - Attention! le chef! Wacek avait disparu. Je me penchai sur un sac et je vrifiai, d'aprs la liste. Ein Rock, eine Bluse... J'avais fini, je pris le sac sur mon dos et je sortis. En route, je croisai les condamns mort. Je cherchai du regard la petite fille. Elle marchait, en boutonnant son manteau, comme on fait habituelle- ment en allant en promenade. Elle disait quelque chose avec animation une femme, sa mre, probablement. J'tais son niveau. Je voulais graver pour toujours son visage dans ma mmoire... En passant prs de moi, elle sortit son bret de sa poche et le mit. Des femmes ges, des enfants, des hommes passaient. Ils marchaient, en lanant autour d'eux des regards inquiets, assaillis par les pires pressen- timents... Certains nous demandaient d'une voix suppliante: - O allons-nous? Un monsieur au visage d'intellectuel, souleva son chapeau en passant prs de moi: - Donna, o nous mne-t-on? Pendant une seconde, j'imaginai que c'tait mon pre.. Que lui dire? Je rpondis, sereine, en souriant pour ne pas veiller ses soupons. Vous allez la dsinfection... Tous les visages s'clairrent. Le convoi s'loigna. Deux Posten arms, qui riaient beaucoup, fermaient la marche... On avait l'impression qu'ils se racontaient des blagues. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Zosia accourut ma rencontre. - Te rappelles-tu la Luferin Mala? - Je crois que oui, c'tait la favorite de l'Oberka. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 114 - Elle s'est vade. - Quoi? Zosia tait toute rouge, elle racontait fivreusement: - Ah! c'est une histoire trs romanesque. Mala tait arrive ici avec un convoi de Belgique. C'est une Juive polonaise. Elle connat bien plusieurs langues. Elle est jolie, intelligente et elle a su, en deux ans, gagner la con- fiance des autorits. Elle a fait la connaissance d'un dtenu, ils se sont ai- ms... - Et lui, qui est-ce? - Un Polonais de Varsovie. Tout le monde au camp connat cette his- toire. Ils se rencontraient souvent... - Comment ont-ils fait pour s'enfuir? - Lui, il tait habill en SS, elle en Aufseherin. Il a pu se procurer tous les papiers ncessaires, des laissez-passer, je crois aussi qu'on les a aids. En tout cas, ils ont russi s'vader, tu n'as pas entendu la sirne? - Non, j'tais occupe, il y avait un convoi italien. - Pourquoi es-tu alle l-bas? - Je devais contrler les sacs - N'y pense plus Krystyna! Mala a russi s'vader. Tu vois bien qu'on peut sortir d'ici! On ne parlait plus que de la fuite de Mala. Nous tions excites au plus haut point, nous avions peur qu'on la re- prenne. Au camp, la surveillance fut renforce. L'Oberka tait furieuse. Elle or- ganisa des perquisitions dans les baraques, elle battait, jurait, surgissait l o on s'attendait le moins la voir. Pour un rien, il fallait rester genoux. Nous tions heureuses pour Mala. Avant de nous endormir, nous l'ima- ginions, qui se promenait quelque part, en libert. Mala sans croix dans le dos, sans numro. Mala dans une ville, bras dessus, bras dessous avec son amoureux, souriante, heureuse... Pas de barbels autour d'elle. Ils taient partis, c'tait incroyable! Aucune de nous ne pensait que cette libert n'en tait pas une, que l-bas svissait la Gestapo, que les gens avaient des soucis matriels et bien d'autres encore ... Mais tout cela ne comptait gure, ce qui importait le plus, c'tait d'tre de l'autre ct des barbels, de pouvoir agir et aprs... et aprs tout irait bien, srement mieux qu'ici! _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Des colis arrivrent. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 115 - - Krystyna, un colis pour toi, un grand! Je courus la distribution. Je vrifiai mon nom dans le registre, celui de Basia y figurait aussi. L'Aufseherin contrlait le contenu des paquets avant de nous les remettre. Elle coupait le pain, ouvrait les botes de conserves, examinait l'emballage. Je dpliai le saucisson, soigneusement envelopp dans un papier sulfuri- s, le gteau, le pain, le saindoux. J'tais entoure par les camarades, qui n'avaient pas reu de colis ce jour-l et par celles qui n'en recevaient jamais. Marysia regardait tristement vers la fentre, vers la voiture qui amenait les colis. Personne, au dehors, pour penser elle et lui en envoyer. Depuis deux ans qu'elle tait au camp, elle n'avait jamais reu de nouvelles de sa famille. En mme temps qu'elle, on avait arrt tous ses proches. Ses yeux, des yeux sombres, pleins de regret et d'un muet reproche, s'emburent de larmes. Prs de moi, Basia et Nela dfaisaient leurs colis. Nela en recevait un nombre impressionnant de son fils qui tait Rabka. Trs bonne, elle s'ap- procha de Marysia et lui donna un morceau de gteau. - Tiens, ne t'en fais pas, tu recevras un jour aussi un colis. Gote ce g- teau, a doit tre mon fils qui l'a fait, et si ce n'est pas lui, c'est une femme qui mon mari fait la cour en mon absence. Nela cligna de il d'une faon comique, comme si elle voulait laisser entendre Marysia que le flirt de son mari tait la chose la plus importante. Marysia se mit rire et mangea la gteau, malgr les larmes qui l'touf- faient. - Krystyna, regarde!... Basia, l'air mystrieux, me tendit un petit bout de papier. - Lis a!-. Ma petite fille chrie, nous prions tous les jours pour toi. Notre seul et unique dsir est de te revoir. Ta sur s'est fiance, mais nous attendons ton retour, pour le mariage. Sois bnie, ma chrie! Ta Maman. - O l'as-tu trouv? - Dans les ufs - rpondit-elle tranquillement, comme si le fait de rece- voir une lettre dans des ufs, tait la chose la plus naturelle du monde. - Je t'envie, Basia, une lettre en polonais... Ah! si les miens pouvaient faire la mme chose... - Il faut se dbrouiller pour faire passer une lettre clandestinement et ex- pliquer comment faire. - Mais de quelle faon? - On va peut-tre librer quelqu'un. Celle qui est libre passe par notre Kommando, pour rcuprer ses affaires... La camarade qui l'habillera, peut lui coudre un petit mot dans sa robe. Une fois en libert, elle l'enverra... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 116 - - Le plan est parfait, mais on ne libre personne... - Il arrive, pourtant, que les Erziehungshftlinge soient libres. Il faut s'entendre avec Ada, du vestiaire. Elle nous prviendra, ds qu'elle sera en possession de la liste des partantes. Nous pourrons alors prparer un petit mot. - Qui sait si elles voudront risquer le coup, elles. peuvent tre contrles la sortie... - Essayons toujours... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le soleil entrait par la fentre. Les machines crire cliquetaient. De la pice du chef nous parvenait un air de fox-trot... Profitant de l'absence de notre Kapo, j'crivis un pome. En face de moi se tenait Irena, trs drle, avec ses cheveux qui commenaient peine repousser. Elle me cachait, pour le cas o le chef entrerait l'improviste. A ct de moi, Nela travaillait avec application, mais regardait de temps en temps une photo de son fils. Elle avait russi reprendre cette photo. Son fils avait 17 ans dj, mais Nela tait plus agile et plus jeune que n'importe laquelle d'entre nous. Son fils lui avait crit dernirement qu'il serait oblig d'interrompre ses tudes cause des difficults matrielles... Nela cherchait une solution. Je regardai par la fentre. Je connaissais bien la Sauna et les hommes qui y travaillaient. Je connaissais aussi certains SS par leurs noms. Celui qui avait donn un coup de pied la Franaise, sappelait Wagner; il parais- sait le plus doux, mais 'c'tait le plus terrible de tous. Le grand maigre, aux cheveux blonds et au long nez, c'tait Bedarf. On l'appelait Wymoczek (poule mouille). Son visage exprimait toujours l'ennui, il avait l'air blas, ses yeux sans couleur avaient un regard trouble et froid. Il marchait, les mains dans les poches, dans l'attente d'une motion forte... A ce moment mme, Pour s'amuser, probablement, il attrapa un Juif et le roua de coups... Les cris de l'homme battu parvinrent jusqu' nous, malgr le bruit de la TSF et celui des machines crire. Irena ne pouvait tenir en place. - Je prendrai le seau, j'irai chercher de l'eau et je verrai pourquoi il le bat. - Laisse - supplia Nela - laisse! Et toi aussi - dit-elle, s'adressant moi - abandonne ce gribouillage, comment peux-tu crire des pomes dans ces conditions! - Mais les conditions sont toujours les mmes ici! Bedarf saisit sa victime par sa veste et la souleva en l'air. Le sang cou- lait du nez et des oreilles du Juif, il ne tenait plus debout. Il attrapa le bras Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 117 - de Bedarf; celui-ci recula et lui allongea un coup de poing en pleine figure. Le Juif s'affaissa. Bedarf essuya sa main avec dgot. - Wasser! 1 - hurla-t-il dans la direction de la Sauna. Il aperut Irena qui passait avec son seau et il lappela. Elle posa le seau. Il trempa ses mains dans l'eau, les secoua et renversa le seau d'un coup de pied, en jurant comme un possd. Irenka revint, toute essouffle. - Qu'y-a-t-il, pourquoi l'a-t-il battu? - Il ne faisait que dire Verfluchter Jude 2 et il l'a battu parce qu'il l'a trouv sur son chemin, devant la Sauna. Le Juif ne l'avait pas remarqu. - Quelle brute! - fit Nela. Je regardai par la fentre. Wacek se dirigeait rapidement vers la Sauna, avec sa trousse de mdecin... Il s'assura qu'il .n'y avait personne et entra dans le btiment. - Ce Wacek est bien occup, ds que quelqu'un est battu, il se prcipite pour le panser. - C'est un garon patant! - dit Nela mue. - Je voudrais que mon fils lui ressemble... La cloche annonant le djeuner retentit. Nous nous prcipitmes dans la baraque de Zosia. Elle tenait une casserole fumante. - J'ai quelque chose pour toi, devine! - Des nouilles. - Non, quelque chose qui ne se mange pas. - Une lettre? - Oui, une lettre et d'un homme encore. Imagine-toi qu'un menuisier du camp des hommes est venu ici... - Il est entr dans la baraque? - Oui, mais ne crains rien, on a pris les prcautions ncessaires. Elle me donna un petit papier. Une page de cahier, plie en quatre, en- toure d'un fil. - O l'a-t-il cach? - Dans sa chaussure, il a dit que c'tait la meilleure cachette. Je dfis le papier: Krystyna ! j'espre que vous n'aurez pas d'ennuis cause de cette lettre. Je me suis tant rjoui de votre gurison. Mon mdicament y est pour quelque chose, peut-tre. Si vous aviez besoin de quoi que ce soit, comptez sur moi! Je n'oublierai jamais notre rencontre dans les champs. Vos che-
1 ) De l'eau 2 ) Sale Juif J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 118 - veux ont-ils repouss? Rpondez-moi par la mme voie; mon copain vien- dra vous voir, car il a du travail chez vous pour quelques semaines. Je l'en- vie. Andrzej. - Krystyna a fait une touche - dit Basia enthousiaste. - Faut-il rpondre? - demandai-je. - Mais naturellement! a va tre passionnant. Le cadre est rv pour un roman... Je rpondis Andrzej. Je lui dis que sa lettre m'avait mue, que c'tait agrable de savoir que quelqu'un pensait moi. Je remis la lettre Zosia. - Au fond, je ne sais rien de lui... - Que voudrais-tu savoir? - Basia haussa les paules. Tu sais qu'il est en- ferm depuis des annes, qu'il a beaucoup souffert et que, demain, il peut partir dans un convoi ou tre envoy au Bunker. N'est-ce pas suffisant pour toi? Veux-tu que Bedarf fasse les prsentations officielles? Nela accourut vers nous: - Basia, Krystyna, n'avez-vous pas entendu la cloche? La Kapo s'nerve, elle dit qu'elle ne vous permettra plus de manger ici. Essouffle, elle annona: - Encore un convoi, mais on ne sait pas s'il tait destin la chambre gaz, ou si on l'inscrira au camp. - D'o vient-il? - Ce sont des Juives de Madanek. Nous courmes au bureau et nous nous installmes nos places. La Ka- po n'tait pas l. Tania revenait du camp, de la section politique et elle nous renseigna: - Trois cents jeunes filles, toutes bien portantes, arrivent de Madanek. Elles travaillaient l-bas au Canada. Hustek a donn l'ordre de les gazer. - Comment a, elles ne sont pas alles directement au crmatoire? - Aucune dcision n'avait t prise les concernant. Et maintenant en- core, leur sort n'est pas exactement fix. Elles sont au courant de tout. Elles travaillaient l-bas auprs des crmatoires. Ils ont peut-tre peur qu'elles se rvoltent... Aprs une heure de travail, je sortis avec Tania, et nous nous glissmes en cachette dans les baraques du Canada. Sur le pr, entre les baraques, il y avait un groupe de femmes, en robes multicolores, avec des croix-rouges dans le dos; toutes taient saines et belles. Elles avaient les cheveux longs, le teint frais, on aurait pu croire qu'elles avaient t choisies avec soin. Une fille blonde, lance, trs belle avec de grands yeux noirs, s'approcha de nous. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 119 - - Dans quel Kommando travaillez-vous? - Effektenkammer. - C'est vous qui allez nous inscrire, alors. Au cas, bien entendu, o nous entrerons au camp... - O donc pourriez-vous aller? - Pas la peine de faire des phrases, nous sommes au courant. - De quoi? Qu'est-ce que tu racontes? - Des crmatoires. Oui, oui, nous avons vu de prs trop de morts.. Main- tenant, nous devons disparatre. Je t'en prie, dis-moi ce que tu sais au sujet de notre convoi... Il ne faut pas nous pargner, je trouve que tu dois me dire la vrit, c'est ton devoir! Imagine que tu sois ma place? Voudrais-tu qu'on te dise des mensonges? Nous navons pas peur de la vrit, mme si elle est terrible. Parle, je t'en supplie! - Elle me prit la main. - Je t'assure que je ne sais rien, crois-moi. Jamais encore un convoi arri- v au camp et envoy la Sauna n'a t gaz ensuite! On ne vous slec- tionnera pas, vous avez toutes une mine splendide. - Pourquoi alors nous avoir amenes ici? - Je n'en sais rien, je crois qu'ils sont tout simplement en train d'vacuer Madanek. - Hier, ds quels ont su que le front se rapprochait, ils ont sonn l'appel gnral. Les quinze mille Juifs ont t abattus la mitraillette, sauf nous, trois cents femmes. Nous avons assist cela. Et puis, nous avons dsha- bill les cadavres, nous avons tri les vtements avant de les mettre dans des sacs. C'est pour cela qu'ils nous avaient laisses en vie. Et maintenant, pourquoi veux-tu qu'ils nous pargnent, puisque nous avons t tmoins de ce crime? - Vous tes jeunes, bien portantes, s'ils voulaient vous liquider, ils l'au- raient dj fait. Ici aussi, beaucoup de tmoins de leurs crimes sont encore en vie. Vous pouvez leur tre utiles. Pour combien de temps, personne ne le sait. Nous vivons toutes sans aucune perspective d'avenir. Mais en at- tendant, nous vivons. - Ce qui me fait le plus mal, c'est que j'aurais pu m'enfuir - dit-elle len- tement, tristement... - Et tu ne l'as pas fait? - Nous avons voyag dans des wagons bestiaux. Nous avions toutes de l'or. Nous l'avions pris en prvision d'une vasion. Moi, je bavardais avec le Posten, pour dtourner son attention, pendant que mes camarades sau- taient du train. Je devais sauter la dernire. Neuf d'entre elles ont russi se sauver, moi je n'ai pas pu. Avant que je me dcide, le train est entr en gare et la surveillance a t renforce. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 120 - - Et les autres? - Je ne sais pas ce quelles sont devenues. J'ai entendu des coups de fu- sil. Mais a nous tait bien gal, nous pensions aller la mort. coute, promets-moi que si tu apprends quelque chose notre sujet, tu me le feras savoir, il faut qu'avant ma mort je tue l'un dentre eux. - Je te le promets! Nous rentrmes dans notre baraque. La Kapo nous fit une scne, dont que je n'tais jamais mon travail et que je me mlais de tout... Quelques heures aprs, les jeunes filles de Madanek, baignes et rases, taient conduites au camp. Elles avaient donc vit la mort... Je poussai un soupir de soulagement. Tania se pencha vers moi: - Elles vivront! Le lendemain matin, notre chef envoya la Luferin au camp pour y cher- cher les listes des mortes et ventuellement des libres. Je reus une lettre de ma mre. Des amis avaient ajout quelques mots; ils demandaient des nouvelles de Zosia... Ils me disaient qu'ils s'ennuyaient sans moi, que leurs penses ne me quittaient jamais, qu'ils avaient bon espoir. Je relus la lettre plusieurs fois... Pendant un court instant, il me semblait que j'tais la rai- son, avec les miens... Tout d'un coup j'entendis la voix de la Luferin: Les Juives de Madanek ont t brles cette nuit. C'est impossible, tu te trompes! Cette nuit, deux camions se sont arrts devant leur baraque. On les a entasses sur ces vhicules. Il parat qu'elles se sont rvoltes. Un SS a reu un coup sur la tte et se promne aujourd'hui avec un il band. Je revoyais la jeune fille d'hier, j'entendais ses paroles: J'aurais pu me sauver et je n'ai pas russi. Notre Kapo alla faire signer quelque chose au chef. D'un air naf, elle demanda ce qui tait arriv au convoi de Madanek, et si nous devions l'inscrire? - Nein, Maria, sie sind vergast. 3
- Comment? - Maria feignit de s'tonner. - Warum Herr Chef, sie waren doch so jung und hbsch? 4
- En effet. Mais elles avaient toutes aval de l'or. Aprs le gaz, l'or sort tout seul du cadavre. Tu comprends, Maria, il nous faut beaucoup d'or, pour faire la guerre... Sa rponse tait convaincante. De la mme voix froide, il demanda:
3 ) Non, Maria, elles ont t gazes. 4 ) Pourquoi donc, Monsieur le Commandant, elles taient si jeunes et belles ? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 121 - - Donne le courrier! Maria sortit d'une serviette la correspondance courante. - Lis, Maria, je pense que tu sauras rpondre toi-mme. Maria lut les lettres des familles des dtenues. Elles se ressemblaient toutes. Elles arrivaient d'Allemagne, et du Gou- vernement Gnral 5 . On demandait les effets des mortes, leurs cendres; on demandait aussi la cause de leur dcs. Au dbut, les cendres taient ren- voyes dans une urne, moyennant une petite redevance. Mais on arrta ces envois. On rpondait seulement que le ou la dtenu(e) taient morts d'une crise cardiaque ou d'une pneumonie (le diagnostic dpendait de l'imagina- tion de celui qui rpondait). Une dtenue nous raconta qu'elle employait un systme dcimal: dix d- cdes d'une crise cardiaque, dix de pneumonie, etc... Maria lut une lettre d'Allemagne: Au Commandant du camp d'Auschwitz. J'ai reu l'annonce de la mort de ma fille, Lotte Schultz. Je remercie les autorits de m'en avoir averti. je suis fier qu'elle soit morte au champ d'honneur. Je vous prie de m'envoyer sa montre, car c'est un souvenir de famille. Je suis toujours la disposition du Commandant du camp et de la Patrie. Avec le salut allemand, Heil Hi- tler - Franz Schultz. Le chef couta attentivement le passage concernant la mort au champ d'honneur. Nous nous pincions sous la table. Une autre lettre avait un con- tenu diffrent: Au Commandant du camp d'Auschwitz. Dites-moi exactement com- ment est morte ma fille, Danusia Winiewska. Quelles ont t ses der- nires paroles, qui s'est occup d'elle? Je sais que mon enfant tait bien portante. Je suis une mre qui vous demande: Qu'avez-vous fait d'elle? Elle avait vingt ans et je sais que, si elle tait reste la maison, elle ne serait pas morte cet ge. Maria sarrta, interrogeant le chef du regard ... - Continue lire la lettre de cette mre idiote - dit-il, en allumant une ci- garette. ... Elle tait ma seule consolation et le soutien de ma vieillesse. J'atten- dais son retour. Et maintenant, je n'ai plus personne attendre, vous pou- vez m'enfermer si vous voulez, mais ma fille avait raison lorsqu'elle disait que vous tes des sadiques ... - Continue lire ces btises - dit le chef, en s'installant confortablement.
- 122 - ... et des assassins comme il n'en a jamais exist depuis la cration du monde, et soyez persuads que Dieu vous chtiera pour la mort de mon enfant ... - Bon, lass Maria, genug 6 - donne-moi la lettre avec l'enveloppe. - Il va noter l'adresse - chuchota Nela. - Cette mre va payer cher ces pa- roles! Mais comment peut-on crire des lettres pareilles? Ne savent-ils pas ce que c'est qu'Auschwitz ? Ou bien ils demandent navement la cause de la mort et rclament les cendres, ou bien ils menacent, Ils devraient serrer les dents et se taire! - Ne dis pas cela, Nela! tu devrais comprendre, toi, que la douleur d'une mre peut la rendre folle... Maria lut encore la lettre d'un Allemand de Berlin, qui demandait l'envoi des cendres bien-aimes de sa femme. Nous retrouvmes la fiche et il s'avra que sa femme tait Juive. Le chef maudit cet idiot d'Allemand qui qualifiait de bien-aimes, les cendres d'une Juive. Il en eut finalement assez, referma derrire lui la porte de son bureau et tourna le bouton du poste de TSF. - Oberkommando der Wermacht gibt bekannt... Je collai mon oreille au mur, Ziutka cessa de taper la machine, un si- lence complet s'tablit... Tania alla sur la pointe des pieds dans les autres pices et dit: - Silence, le communiqu du front! Nos armes se sont replies d'aprs un plan tabli d'avance, en aban- donnant la ville de ... La porte s'ouvrit, c'tait Janda, la surveillante de notre Kommando. Janda tait laide, mais ses yeux avaient une expression intelligente. Bien qu'elle ft jeune, on sentait chez elle de la force de caractre. Elle ne battait jamais. Elle employait des moyens psychologiques pour nous imposer une tenue impeccable et la discipline du camp. Il y avait du charme dans sa dmarche, dans sa voix. Nous avions toutes un faible pour elle... Janda nous traitait comme des tres humains... Je savais que c'tait une nazie fana- tique et qu'elle admirait Hitler et son programme. Je ne comprenais pas comment cela tait conciliable avec son attitude humaine envers les dte- nues. Je dcidai donc de lui demander, un jour, ce quelle pensait des m- thodes de liquidation des Juifs. - Je suis sre qu'Hitler ignore tout de cela - me rpondit-elle. - Ils agis- sent ici de leur propre chef... Hitler ne tolrerait jamais cela!
- 123 - - J'avais envie de lui demander pourquoi elle ne mettait pas Hitler au courant! Janda se tenait sur le seuil de la porte et me fixait avec insistance: - Tu t'intresses la politique, prsent? As-tu oubli o tu te trouves? - Ce n'est pas la politique qui m'intresse, ce sont les nouvelles du front... Sur les formulaires de nos lettres, il est crit que nous pouvons rece- voir des journaux... - Je t'en prie, ne fais pas l'idiote! Que a ne se reproduise pas, je ne veux pas te menacer, mais je te mets en garde! Janda apparaissait toujours au moment o nous tions en train de bavar- der ou de faire la cuisine pendant les heures de travail. Elle ne dit rien, mais nous dvisageait longuement. Je faisais tout pour viter ces ren- contres, mais j'avais la guigne. Mes camarades me disaient: - Fais attention, elle te tient il! Connaissant les autres Aufseherinnen, nous tions contentes d'avoir Jan- da et nous nous demandions par quel miracle elle tait au camp. L'Oberka Drexler et les autres la dtestaient en raison de son attitude envers les dte- nues, de sa dignit et de sa supriorit. Mais elles ne pouvaient rien lui reprocher. Janda tait incorruptible, bien que les tentations ne manquent pas au Canada. Lorsqu'il m'arrivait de dire, dans un accs de fureur, qu'il fallait extermi- ner tous les nazis, il se trouverait toujours quelqu'un pour me demander: - Et que ferais-tu de Janda? - Moi personnellement, je ne lui ferais rien, mais en doit la punir cepen- dant, pour le seul fait qu'elle est ici. - Et toi, qu'en penses-tu, Tania? - Je la tuerais, avec le mme sentiment que j'prouverais en tuant ma sur, si elle avait trahi notre cause. - Mais Tania, elle ne trahit aucune cause! Pour elle, la trahison ce serait de partir d'ici - dit madame Ziuta, la dactylo, qui prenait rarement la parole. Tania se redressa: - Dans ce cas, elle doit prir, car elle s'est voue des ides sclrates. Elle est assez grande pour distinguer le bien du mal. - Et toi, es-tu sre de savoir faire cette distinction? demanda Nela, scep- tique. - Bien sr, et c'est la raison pour laquelle je me trouve ici. De telles discussions se prolongeaient souvent tard dans la nuit. Tania s'enflammait facilement et elle mettait fin la conversation par un hoche- ment de tte premptoire. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 124 - Le chef sortit de son bureau. - Maria, zwlf Zugnge 7 . - Sofort, Herr Cheff 8 ... Nela, Krystyna, Irka, Tania, au travail! Appelez Ada du vestiaire. Nous allons recevoir les arrivantes dans la salle de la Sauna. Prenez des tables, des crayons, des fiches! Irka, va chercher les sacs! Nous allmes la Sauna, escortes par Janda, qui tout le temps garda le silence. Les arrivantes se tenaient dans le coin de la grande salle o avait eu lieu la slection du convoi italien. Je leur expliquai que nous tions aussi des dtenues, que rien ne leur arriverait, qu'elles devaient simplement nous remettre leurs affaires en dpt, jusqu leur sortie du camp. La plupart taient des Erziehungshftlinge, en possession dune carte, avec un numro, manant de la section politique. Elles n'taient pas tatoues. Chacune demandait si on sortait vraiment du camp. - Mais naturellement, vous tes l pour six semaines, dans un but duca- tif. Vous travaillerez un peu et vous partirez ? - Oui, oui, j'ai: vu linscription sur la porte d'entre: Arbeit macht frei 9
- dit l'une d'elles en clatant de rire. Elle travaillait chez un paysan de la rgion de Breslau. - Pourquoi es-tu ici? - A cause du vieux. Il m'en voulait et m'a dnonce, en disant que je parlais mal du Grand Reich. Il s'est veng l'animal! Je pense ce que je pense, mais je n'ai rien dit. Je prfre crever ici plutt que de vivre avec ce vieux! - Qu'est-ce qu'il te voulait? - Qu'est-ce qu'il voulait... que je couche avec lui, bien sr. Quand il a compris qu'il n'y avait rien f aire, il m'a dnonce. - Et les autres, pourquoi sont-elles l? - Pour le mme motif, ils sont furieux, lorsque les Polonaises leur oppo- sent un refus. Je m'assis prs de la table. Irka rangeait les affaires dans les sacs. Une femme ge, bien habille, s'approcha. - Votre nom? - Krger Marta. - D'o tes-vous? - De Breslau. - Reichsdeutsche?
7 ) Douze arrivantes. 8 ) tout de suite, Monsieur le Chef. 9 ) Le travail, cest la libert ! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 125 - - Oui. - Avez-vous des papiers d'identit? Elle me tendit un sac avec des photos... Sur toutes il y avait un jeune of- ficier allemand, en uniforme. Au dos de l'une d'elles l'inscription: Meiner allerliebsten Mutti, Hans, Kijev, 1943 10 . - Pourquoi vous a-t-on arrte? - Je suis d'origine juive. - Et cet officier? - C'est mon fils. Il est au front. - Et votre mari? - Il est mort la guerre. Mon autre fils a t tu par une balle seize ans. Est-ce que je peux garder la photo? - C'est interdit. De toute faon, on vous la prendra. Vous irez vous bai- gner et vous habiller. - Dshabillez-vous - dit Irka trs poliment. Mais Madame Krger refusait de le faire, elle disait qu'elle tait propre et qu'elle ne voulait pas se dshabiller devant des hommes. En effet, ct, s'affairaient les hommes travaillant la Sauna. Je me rappelai notre arrive. Comme on nous avait battues, rudoyes! Tandis que nous, nous lui parlions gentiment, poliment, et elle compliquait notre tche. Et encore une femme dont le fils dtruisait nos villes! - C'est un ordre! ein Befehl! dshabillez-vous, immdiatement! Elle obit et Irka jeta ses affaires dans un sac, pendant que je notais: Ein Rock - Ein Bstenhalter ... Elle s'loigna, honteuse de sa nudit. La suivante, une Allemande galement, tait trs maquille, provo- quante. - Votre mtier? - Dirne 11 - rpondit-elle, trs fire d'elle. Il suffisait de la regarder pour tre fix. Elle ne voulait pas se dshabiller non plus. Irka s'impatientait: - Allons, vite, ce n'est pas nouveau pour toi, ne fais pas la sainte ni- touche! - Irka, laisse, rappelle-toi notre arrive. - Je t'assure que je faisais tout ce qu'on me disait, et j'tais heureuse quand par hasard on ne me battait pas. Qu'est-ce que a peut leur faire, qu'il y ait des hommes l-bas, quelle importance?
10 ) A ma mre chrie, Hans, Kiev, 1943. 11 ) Prostitue J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 126 - - Elles ne savent pas encore ce que c'est que le camp. - Alors, qu'elles l'apprennent le plus vite possible. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 127 - IV LA POUDRE BLANCHE Zosia m'appelait par la fentre. - Il faut que tu voies a, Krystyna! C'est abominable, mais il faut le gra- ver dans notre mmoire! Zosia tait trs excite. Elle m'entrana. En cours de route, nous rencon- trmes quelques camarades de notre Kommando qui regardaient, ples, immobiles, dans la direction du crmatoire le plus proche, situ derrire notre Block. Une petite chelle tait appuye contre une fentre, qui se trouvait mi- hauteur d'un tage du btiment de briques rouges. Un SS tait en haut de l'chelle. Son uniforme vert se dtachait nettement la lumire du jour qui s'atteignait. Il mit un masque gaz, enfila des gants et ouvrit la fentre. Il se hissa sur la pointe des pieds, regarda l'intrieur et, rapidement, il sortit de sa poche un sac en papier. Se tenant d'une main au rebord, il versa le contenu du sac, une poudre blanche, l'intrieur, et ferma violemment la fentre. Au mme - instant, s'leva un hurlement terrible, qui dura environ trois minutes, diminua et s'teignit compltement. Le SS sauta en bas de l'chelle, l'enleva et la jeta sur le gazon. Il se mit courir comme s'il fuyait et disparut derrire un mur. Janda sortit de la cantine des SS et regarda en silence. Nos regards hai- neux se croisrent. pendant une seconde, mais une seconde seulement. Un instant aprs, chacune de nous avait repris son travail et essayait de se con- vaincre qu'elle n'tait pas le jouet d'un cauchemars Le soir, nous apprmes dans notre Block (les gars de la Sauna nous le firent savoir) qu'il s'agissait d'un convoi de Juifs de diffrents pays, qui avait t envoy la chambre gaz, sans slection, sur ordre de Berlin. A l'entre de la chambre gaz, les Juifs avaient compris. Ils avaient attaqu les SS. Une Juive polonaise avait arrach le revolver de Schillinger, qui allait de garde ce jour-l et l'avait tu. Elle avait bless un autre SS. Les autorits du camp taient en effervescence. L'enterrement eut lieu deux jours plus tard. La victime tait l'un des pires bourreaux, connu surtout pour son activit au camp des hommes, o tout le monde le redoutait. Il se vantait toujours du nombre de gens qu'il avait tus personnellement. Taube se promenait, furieux, un pansement sur le visage. Le dimanche, jour de l'enterrement du SS, je jetai un coup il dans la baraque voisine. Wacek me suivit. J'avais peur, tout le monde tait nerv, ce jour-l. La moindre peccadille suffisait pour s'attirer les foudres. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 128 - - Wacek, sortez immdiatement, comment pouvez-vous tre aussi im- prudent! Wacek sortit de sa poche une bouteille. - Je ne suis pas imprudent, mais il faut que nous trinquions la mort de ce salaud et cet enterrement. S'il pouvait y en avoir tous les jours comme a! Buvons des milliers d'enterrements de ce genre! Buvons, Krystyna, leur mort!... il but au goulot et me passa la bouteille. J'avalai une grande gorge. La vodka tait forte, ma tte se mit tourner. - A leur mort, Wacek et que nous leur survivions!... - Il le faut absolument! Buvons encore notre amiti! Je bus et nous nous serrmes la main. - Baracken schliessen! 1 cria la Luferin. Nous reculmes. Wacek se sauva en courant. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Un jour, en rentrant du camp, la Luferin m'annona presque en pleu- rant: - coute, Krystyna, il est arriv une chose trs dsagrable pour toi, trs pnible! J'essayais de deviner, mais rien ne me venait l'esprit. - Dis vite, de quoi s'agit-il? - On a dcouvert ton pome. Lequel, comment? Le dpart au champ. Quelques mois auparavant, dans un accs de fureur, j'avais mis dans ce pome des phrases vengeresses. J'eus la chair de poule en pensant qu'elles taient entre leurs mains. La jeune fille me raconta que la Lagerlteste, Stenia, avait trouv mon pome par hasard, en faisant une perquisition. Elle l'avait remis aussitt aux autorits comptentes. L'Oberka cumait de rage. On avait traduit le pome et on avait rsolu de trouver son auteur. Je me souvins que la vic- time de la perquisition savait que c'tait moi. Connaissant les mthodes d'instruction Auschwitz, je me crus perdue. A partir de ce moment, j'at- tendais la visite de la Gestapo. Mes amies taient bouleverses. Elles es- sayaient de me consoler, mais je me rendis compte qu'elles n'avaient aucun espoir.
1 ) Fermeture des baraques. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 129 - Je vis mes camarades en train de discuter avec Nela; celle-ci voulait d- truire tous mes pomes, les autres tenaient les conserver tout prix, en les enterrant. Ce sera le seul souvenir de Krysia, disaient-elles. La blonde Edka, l'une des plus jeunes de notre Kommando, connaissait tous mes pomes par cur. Elle les avait appris pendant de longues veilles. Elle expliquait aux autres: - Vous pouvez les dtruire, je les connais par cur, il ne faut rien ris- quer. Wala m'envoya un petit mot. La situation tait grave. On interrogeait sans arrt celle qui s'tait fait prendre. On avait arrt aussi une autre dte- nue, une nomme Alina Obraczkiewicz qui venait de Pawiak. Je pouvais donc m'attendre la visite de la Gestapo. Je rentrai au Block, persuade que c'tait ma dernire nuit... Quelques instants aprs, on appela mon nom. Mes jambes tremblaient, je me tranai pniblement vers la porte. Je jetai un dernier regard mes camarades. Bientt, j'allais voir les sinistres visages de ceux de la Gestapo et les tortures commenceraient. Alinka, notre gentille Sztubowa, entra avec un gros paquet dans les bras. - Un colis pour toi, Krystyna. - C'est pour me donner le colis que tu m'as appele? - Oui, pourquoi es-tu si ple? Je pris le colis. Je reconnus l'criture de quelqu'un de trs cher, loign en ce moment de plusieurs milliers de lieues. Expditeur: Pudowski 2 . Je commenai chercher dans le carton et j'y trouvai une photo de ma mre. Ses bons yeux me regardaient tristement, comme s'ils voulaient dire: Il faut que tu vives pour moi! Nela, Basia, Joasia et Edka m'entourrent, elles regardaient la photo de ma mre, les larmes aux yeux.! Quelque chose se brisa en moi, j'clatai en sanglots. Nela caressait mes cheveux: Rien ne peut t'arriver, puisque juste en ce moment tu reois la photo de ta mre! Tu sais bien que les colis n'arrivent jamais cette heure-ci. Or, aujourd'hui, il n'y en a quun seul, le tien. C'est bon signe, Krystyna! Tu verras qu'un miracle se produira. Personne ne te dnoncera. Cette nuit-l, je ne me dshabillai pas. Je ne croyais pas aux miracles. Je n'arrivais pas dtourner mes yeux de la porte. Je serrais convulsive- ment la photo de ma mre. Je regrettais tellement de quitter la vie!
2 NDT : en polonais Pudo signifie carton donc le nom de famille Pudowski suggere du carton ou dans le carton. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 130 - Les heures passaient lentement. Je sursautais au moindre bruit. Non., ce n'tait que le vent de novembre qui agitait les branches camouflant le cr- matoire! Je dis adieu tout ce que j'avais aim. C'tait pour finir ainsi maintenant, si prs de la libration, que j'avais survcu au typhus, aux ap- pels interminables, la boue du camp! La nuit finissait... Derrire les barreaux, le jour se levait. On alluma la lampe du Block. Basia ouvrit avec difficult un il: Ils ne sont pas venus? Je ne pus m'empcher de sourire. Si, ils sont venus, mais ils n'ont pas voulu te rveiller. Ils m'ont emme- ne trs doucement et m'ont tue. Basia se mit crier dans le silence de la baraque: Krystyna est idiote, ils ne viendront pas! Aprs plusieurs journes de tension, je me remis esprer. Enfin, une missive de Wala: Alina Obraczkiewicz a dit que le pome avait t crit par ucja Harewicz, dcde en 1943. Elle ne se ddira pas. Tu as de la chance, Krystyna, fais un beau pome, je t'en prie. Elle ajouta encore: Je suis contente que l'Oberka et les autres aient appris ce que nous pensons d'eux. Les deux inculpes vont partir dans un convoi disciplinaire. Cela vaut peut-tre mieux pour elles, qui sait? _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le dimanche, nous terminmes notre travail midi. Puis nous rega- gnmes notre Block et nous nous couchmes. Dans le camp circulaient quelques livres trouvs dans les affaires des nouvelles arrivantes. Le troi- sime volume des Emancypantki de Prus, Historia zotej ciemki de Domaska, Ucieczka d'Aldanov et un vieux roman d'Alphonse Daudet. Nous connaissions tous ces livres par cur. A chaque nouveau convoi, nous esprions en trouver d'autres, mais nous constations avec tonnement que les gens n'apportaient pas de livres au camp. Parfois, quelqu'un, pris dans une rafle, avait un bouquin sur lui. Nous le lisions alors haute voix, ou bien, aprs avoir lu quelques pages, nous les arrachions et nous les pas- sions une camarade, qui attendait avec impatience. En change de pain - il nous en restait souvent - nous achetions des v- tements aux Juives du Canada. Le dimanche, nous enlevions nos tabliers et chacune s'amusait prsenter des modles. Au dbut, je me refusais por- ter ces vtements. Mais, comme les autres, j'arrivai la conclusion qu'il valait mieux les utiliser que d'en laisser profiter les hitlriens. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 131 - Ada, une petite brune, avait une voix magnifique. On lui demandait sans cesse de chanter. C'taient toujours les mmes airs: Le Rossignol chante et Ave Maria. Elle parodiait aussi les monologues de Kalinowna. Nous riions, en regardant Ada, vtue d'une chemise de nuit, serre la taille par une corde, jouant Cloptre. Les autres, dans la baraque, nous regardaient faire nos btises. Elles avaient raison de qualifier ainsi nos distractions, mais nous voulions justement noyer la ralit dans l'oubli. Comment tenir autrement? Des Ukrainiennes chantaient leurs chansons populaires, Tania, des chants sovitiques, une Juive franaise, des airs entranants. Nela, au milieu de la baraque, dansait la danse des brigands, rythme par nos applaudis- sements. - Comme a pourrait tre bien, dans le monde - soupira Basia, couche prs de moi - si les gens savaient s'unir comme nous ici. Auschwitz rap- proche les gens, voil une trouvaille! - Tu es devenue folle, Basia! - Mais je me plais vraiment ici et je rflchirai longtemps, le jour venu, avant de partir. Elle s'tirait paresseusement, comme une dame dans son boudoir, et pre- nait des mines appropries. Je levai le bras pour lui donner une tape, lors- que, dans la baraque, le silence se fit. L'Oberka tait la porte. J'aurais voulu me faire toute petite, disparatre, m'enfuir, mais je ne pus que tirer ma couverte pour cacher mon drap (il nous tait interdit d'en avoir). Une camarade fumait une cigarette, elle la dissimula, mais la fume la trahit. L'Oberka la gifla et releva en outre son numro. Elle devrait quitter notre Kommando, c'tait clair. L'Oberka passa en revue les lits, levant, de faon altire, son visage marmoren. J'enviais en ce moment celles du troisime tage, qui pou- vaient se cacher sous leurs couvertures. L'Oberka souleva une couverture l'aide d'une petite badine, qu'elle ma- niait avec grce... - Blocklteste! - appela-t-elle. La Blokowa, effraye, se mit au garde--vous devant l'Oberka. Je vois qu'on mne la belle vie chez toi! On riait lorsque je suis entre, on fumait! Croyez-vous que vous avez d'autres droits que le reste du camp? Sachez, die Damen von der Effektenkammer, que nous saurons faire rgner l'ordre ici! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 132 - - Oui - acquiesa la Blokowa, en employe zle. - Et toi, si tu tolres une telle conduite, tu iras au Bunker, verstanden? 3
- Jawohl, Frau Oberaufseherin! 4
L'Oberka sortit. La fumeuse prise en faute se jeta sur son lit et pleura dsesprment. Elle savait ce qui l'attendait. De nouveau des poux, des coups, des appels interminables, un lit dur, le froid! Basia reprit la position qu'elle avait prcdemment. - Alors, tu vois bien - dit-elle d'une faon languissante - n'avais-je pas raison de dire qu'on est admirablement bien ici? On ne s'ennuie jamais, il y a toujours de l'imprvu. Si j'tais la maison maintenant, au mois de juin, un dimanche soir, tante Aniela serait venue et aurait racont les aventures galantes de Tadzio, son fils. Il aurait fallu rester (il n'aurait pas t convenable de quitter la pice, car c'est l'unique sur de maman, la veuve d'un colonel). Basia bailla. - Comme je me serais ennuye! Tandis qu'ici, il y a une socit interna- tionale, des visites inattendues, des modles indits, des motions rares, beaucoup de noblesse, ct des plus grandes saloperies, ici c'est la lutte, ici c'est la vie! Je la regardai effraye. - Mais, Basia, ici il n'y a que la mort et la pourriture, tu divagues! - Pourtant, Krystyna, rflchis! Si tu avais la certitude de t'en tirer, re- gretterais-tu d'avoir vcu tout cela? Comprends-moi, tu auras vu ce que les autres gnrations n'ont jamais connu, tu as touch le fond mme... - Je pense, dis-je aprs rflexion, que je ne regretterais, pas cette priode. Je sais que l'exprience acquise Auschwitz est unique. Nulle part ailleurs, on ne voit si bien l'homme nu!
- 133 - v LES GRENOUILLES Le temps passait, fivreusement, d'un dimanche l'autre. En semaine, On ne savait jamais quel jour on tait, mais cela nous importait peu. Un coup de sifflet annonant la fin du travail midi, nous apprenait que c'tait dimanche. Le camp se remplissait. De partout arrivaient de nouveaux convois. Les crimes imputs taient divers: paroles dsobligeantes envers le rgime, im- pression de journaux clandestins, contrebande, origine douteuse, sabo- tage, absences au travail. Des rafles avaient eu lieu Breslau, .Hambourg, Berlin. Il y avait des Polonaises, des Russes, des Italiennes, des Franaises. Des politiques et des associales. On amenait des Reichsdeutsche, parce qu'elles aidaient des trangers, ou pour leurs liaisons avec des Polonais. On amenait aussi des mres qui s'taient couches sur les rails pour empcher le dpart de leurs fils au front. Des Juifs du ghetto arrivaient ples et dcharns, sans physionomie, sans individualit, sans expression et sans caractre. Des yeux fivreux et la peau sur les os. On les appelait des musulmans. On les regardait et on se demandait, avec angoisse, o trouver assez de pain et comment les aider? A la fin, il fallait se dtourner et se dire une btise quelconque pour retrou- ver son calme. De tous les coins du camp, on venait nous dire combien de gens mou- raient. On nous racontait qu'on les emmenait chaque jour travailler dans le camp, que, chaque jour, invariablement, au son du tambour, ils partaient travailler aux champs, que chaque jour, invariablement, des silhouettes nues, malades, demi-conscientes, enveloppes dans des couvertures, taient emmenes au Revier, que chaque jour, invariablement, des an- ciennes et des nouvelles dtenues se battaient pour un peu de soupe, se je- taient frocement sur des tonneaux de rutabagas, que chaque jour, tel ou tel Block restait genoux, cause de fichus mal nous, pour n'avoir pas suivi le rythme de la marche, pour rien, Cause de la mauvaise humeur de loberka ou d'un caprice de Taube. On nous racontait qu'on mourait au Revier, de faim, de maladies infectieuses... Je connaissais trop bien tout cela. Je l'coutais, comme si j'avais eu cent ans... J'tais, tour tour, en proie l'apathie, la rsignation, la rvolte, la haine et, en fin de compte, un sentiment d'impuissance dominait tous les autres. Le printemps, tourdissant, franchissait les barbels, se glissait le long des baraques, reverdissait les bouleaux et dorait le sarrasin. Et nous, nous J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 134 - regardions la petite maison blanche. Nous pensions que ses murs taient rougis du sang des innocents. Nous regardions l'azur du ciel, troubl et voil par la fume des os humains qui brlaient. Notre cur se serrait la seule pense que, quelque part au monde, il y avait Varsovie, la Vistule. Le soir, aprs le couvre-feu, les lumires une fois teintes, des murmures s'levaient. C'tait l'heure des souvenirs. Au cours des derniers mois, nos cheveux avaient repouss rapidement, sur notre corps, les cicatrices avaient pli. Nous prenions souvent des bains, le linge, nous nous le procurions au Canada, notre situation tait ex- trmement privilgie. Mais sur des milliers de femmes qui se trouvaient au camp, nous n'tions que soixante vivre ainsi. Zosia, l'air mystrieux, m'annona: - Une lettre pour toi! C'est d'Andrzej. J'allai aux cabinets. C'tait le seul endroit o l'on pouvait faire les choses dfendues. fumer une cigarette, lire une lettre d'amour, dire haute voix ce que nous pensions des autorits du camp. Andrzej parlait de ses soucis, de sa famille: C'est bizarre, j'ai beaucoup d'amis ici, mais je m'accroche une seule pense, c'est de me lier d'amiti avec toi. Je dois avoir besoin d'une amiti fminine. Je ne sais pas si vous, les femmes, vous sentez comme nous. Mais nous, une fois notre faim satis- faite, c'est la soif d'amour qui nous tourmente le plus. C'est bizarre, aprs la guerre, il y a peu de chance pour que nous nous rencontrions. Je ne crois pas m'en tirer, aprs tant d'annes. N'importe, attendre une lettre d'une femme, cela facilite la vie au camp. Tu ne peux pas imaginer ce qu'a repr- sent pour moi ton petit mot. J'essayais de te voir en train d'crire cette lettre, j'imaginais ce que tu ressentais en me l'envoyant. Je voyais un tre irrel. Pense donc, tu tais si laide et si amusante, dans les roseaux. Tu tais chauve, tu avais des poux et le soleil chauffait comme aujourd'hui, t'en sou- viens-tu? Malheureusement, je ne vais plus au bord de la Sola. Je reste dans une grande baraque sombre et je rve de la libert. Aujourd'hui, on a arrt celle qui s'est vade (une Luferin, parat-il). Elle est partie avec mon camarade. Ils sont enferms tous les deux au Bun- ker. Et moi qui les enviais tant ... Mala s'tait fait prendre! C'tait impossible... Je relus cette phrase plu- sieurs reprises. Tout avait donc t vain! Cette vasion si bien organise et notre joie! Car il ne s'agissait pas seulement de Mala. Tous les jours, des milliers de femmes comme elle, prissaient. Ce n'tait pas l'affaire de Mala, c'tait la ntre. Il n'y a donc pas moyen de fuir... La Gestapo tait toute puissante. -'Nous actions presque oubli Mala, tandis qu'eux, ils avaient continu Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 135 - chercher et ils avaient fini par trouver. Il fallait rester dans leurs griffes jusqu'au bout. Pauvre Mala, peine avait-elle got la libert que, dj, elle se trouvait dans un cachot noir, et, srement, on la battait. La nouvelle se rpandit immdiatement. L'atmosphre, au camp, tait lugubre. Chacune se sentait personnellement touche. Pendant plusieurs jours, les hommes nous envoyrent des nouvelles. Mala tait battue, inter- roge. On racontait que son ami prenait tout sur lui; il prtendait l'avoir incite fuir. Mala ne disait rien. Un jour, on nous annona - on tenait, parait-il, la nouvelle d'une source digne de foi - que personne n'avait t repris, que les autorits du camp avaient lanc cette fausse nouvelle pour dcourager les candidats ventuels l'vasion. Nous parlmes de cela pendant trs longtemps. J'crivis Andrzej d'essayer de connatre la vrit. D'ailleurs, le sujet "Mala - cachot" tait relgu au second plan par de nouveaux vnements plus impression- nants. - Regarde par la fentre - me dit un jour Nela. Que font-ils? Wagner tait dehors, devant la Sauna. Les hommes qui, d'habitude, s'en allaient l'appel termin, s'accroupissaient, cette fois-ci, sur l'ordre de Wa- gner, et sautaient au commandement d'un fouet. Wagner se comportait comme un dompteur de fauves. Il courait et faisait claquer sa cravache, pendant que les hommes, jeunes et vieux, tombaient, se relevaient et se couchaient, obissant aux ordres brefs. - Los! Auf! Schnell! Laufen! Los! Auf! Si, par malheur, l'un d'eux tait en retard d'une seconde, Wagner se pr- cipitait aussitt sur lui, et le frappait au visage tout en donnant un nouvel ordre aux autres. Tous se dmenaient sans rpit. Quelques hommes gs s'avancent. Ba- sia, dont le pre tait au camp, contemplait cet exercice avec haine. Je sa- vais qu'elle imaginait son pre dans des circonstances analogues. Les hommes taient extnus. Abrutis, hbts, ils coulaient les ordres en tchant, de toutes leur forces, d'viter les coups, Nela se bouchait les yeux, dsespre. - Je ne peux plus regarder cela, je ne le peux plus! C'est abominable! Au dbut, je ne distinguais pas les visages. J'essayais de voir si Wacek tait parmi eux. Mais ils se mouvaient tous une telle cadence qu'il tait impossible de reconnatre quelqu'un. Les uniformes rays se confondaient, comme dans un film tourn un rythme acclr. A un moment donn, ils se rapprochrent de nous; ils taient en nage, ils respiraient avec peine. Wacek n'tait pas parmi eux, il devait donc se tenir proximit attendant la fin pour secourir les malheureux. Aprs cet exercice, il aurait beaucoup J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 136 - faire. Effectivement, derrire une baraque, Wacek attendait, dans l'ombre avec sa petite trousse. D'un bond, je fus prs de lui. Wacek tait effray: - Va-t'en! Ils pourraient t'apercevoir! C'est de la folie de ta part! Veux- tu aussi faire la grenouille? - Pourquoi sautent-ils? - On a trouv, chez l'un d'eux, pendant une perquisition, dans le Block, une lettre d'amour, chez un autre de la vodka. A Auschwitz, chez les hommes, an a dcouvert un complot et 40 dtenus sont au Bunker. L'at- mosphre est intolrable, on doit les fusiller tous. Mais toi, va-t'en, il ne faut pas rester ici! Wacek tait hors de lui. Il regardait sans cesse derrire la baraque. Basia arriva avec son seau et fit signe que le chef approchait. Je russis me sauver. Basia revint et se mit grogner. On vient de raser la tte une Juive du Kommando, parce que parlait un homme travers les barbels, et aprs, on la renvoye au camp. Tu sais que c'est sa fin ! Valait-il la peine de tant souffrir, pour se faire prendre maintenant, pour une btise? Je ne pourrais jamais me pardonner cela, et je ne te le pardonnerais pas non plus. Je te dfends d'adresser la parole Wa- cek et tu n'criras plus Andrzej. Assez! Tu vois ce qui se passe. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Cette nuit, un convoi est parti du camp des hommes nous annona notre Sztubowa, un dimanche. Ce dimanche-l, c'tait notre tour d'crire une lettre. Quinze lignes, tou- jours la mme chose, mais dit en d'autres termes. Il arrivait que l'une em- prunte l'autre une phrase telle que: <,Le printemps voque en moi tant de souvenirs agrables, je crois qu'au printemps prochain, je serai avec vous. Ou bien: Je pense vous surtout avant de m'endormir. Je vois la maison devant moi et ma nostalgie est de plus en plus grande. Ce genre de phrase tait rvolutionnaire et nous nous demandions si la censure les laisserait passer. Car de quel droit nous ennuyons-nous? La suite de la lettre devait donc tre optimiste et remplie de bonnes nouvelles: Je vais bien; je reois des colis rgulirement et, la fin, une phrase effet: Je suis sre que Dieu ne m'abandonnera pas ... Tout ce pathos crit en allemand, sur des formulaires imprime, n'avait rien de personnel, de sincre. Chaque lettre ressemblait celle de la voi- sine. C'tait un signe de vie, rien de plus. Nous dcidmes, Basia et moi, de prparer des lettres clandestines. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 137 - Le semaine suivante, des libres devaient partir. Je prvins donc ma mre, dans la lettre officielle, que: Zosia (mon deuxime prnom) allait lui envoyer une longue lettre et que je serais heureuse de savoir ce qui se pas- sait chez elle ... Nos lettres termines, nous sortmes devant le Block. Un nouveau con- voi tait arriv. Irena saisit le seau et partit aux nouvelles. C'tait un groupe de partisans franais. Une dtenue courageuse et qui parlait franais, alla devant la baraque des hommes, o taient groups les nouveaux arrivants. Ils ignoraient absolument o ils se trouvaient. Ils n'avaient pas mang depuis deux jours. Ils taient mortellement fatigus. Ils suppliaient qu'on leur donne de l'eau. L'un d'eux, apprenant qu'il se trouvait Auschwitz, s'abandonna au dsespoir. Tout coup, un coup de feu, un cri. quelqu'un courut vers la Sauna. Quelques instants aprs, Bedarf arriva, tranant derrire lui le corps d'un homme. La tte ensanglante rebondissait sur les pierres. C'tait l'un des partisans qui avait perdu le contrle de ses nerfs et s'tait prcipit vers les barbels. Czesia qui, quelques instants plus tt, disait en plaisantant: Chic. alors, on nous amne des gars, s'affaissa, terriblement ple. J'allai chercher Wacek. On aspergea d'eau Czesia. Elle ouvrit les yeux avec peine et murmura: - Il tait srement encore vivant, il tait encore chaud... Personne ne lui rpondit. Czesia fixa ses grands veux sur chacune de nous, cherchant un rconfort. - Quelle histoire, est-ce le premier cadavre que tu vois! - grogna Irka. Pourquoi est-ce que tu as tourn de il? Czesia frona les sourcils et, avec effort, comme si - elle voulait chasser un cauchemar, elle dit: - Je ne peux pas voir tant de sang, il en tait compltement inond, il m'a rappel un de mes amis. Pense donc, un partisan mourir de cette faon! Et cet assassin qui le tranait... En entrant le matin la Schreibstube, j'aperus quelques dtenues en robes rayes. A ct d'elles, l'Aufseherin Gresse, appele die schne Ir- ma ! 1 , lance, blonde, yeux noirs, trs froids. De sa cravache, elle excitait un chien-loup, qui semait la panique parmi les dtenues. Cela amusait beaucoup la belle Irma. Ces femmes taient libres. Le jeu avec le chien devait tre la dernire distraction que leur procurait Irma. Je passai exprs ct d'elles. Elles portaient toutes le triangle noir. Je reconnus parmi elles
1 ) La belle Irma. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 138 - celle qui m'avait battue une fois, et pris ma ration de pain pendant le travail aux champs alors qu'elle tait mon Aufseherin. C'taient celles-l qu'on librait! Je passai rapidement prs d'elles et, furieuse, je fis irruption dans notre bureau. - Ce sont les pires qui s'en vont, les plus abjectes, celles qui nous ont tor- tures. Elles vont tre libres, elles vont se mler au peuple allemand et per- sonne ne les retrouvera. On ne peut rien leur dire, car Gresse est avec elles... - Tu voudrais peut-tre qu'on te relche toi? - me dit ironiquement Nela. - Ne t'nerve pas, a ne changera rien. Il vaut mieux que ce soit celles-l qui partent, ce sera toujours a de moins ici. Et l-bas - elle montra l'es- pace, au del des barbels - l-bas, tous se confondent, on ne distinguera jamais les bons des mauvais. Les filles librs, dj habilles en civil, entrrent au bureau pour y prendre leurs papiers. Elles semblaient bizarres avec leurs chapeaux et leurs souliers talons hauts. Elles avaient une autre faon de poser le pied, leurs gestes, leurs regards taient diffrents., Elles se prparaient la vie en libert. Basia se pencha vers moi: - Sais-tu que cette anne mme, elles vont prendre des bains de mer? - Tu divagues, l'Allemagne est bombarde sans arrt! Au contraire, elles vont regretter le camp, je t'assure qu'elles n'ont aucune envie de s'en aller d'ici! Elles sont loin de penser la mer! Derrire les barbels, les montagnes se dessinaient plus distinctement ce jour-l que d'ordinaire. Les libres franchirent la porte du camp, pour la dernire fois. L'une d'elles se retourna et nous cria: - Nous nous reverrons en libert!... Nela avait les larmes aux yeux. Elles contournrent le premier crmatoire et disparurent. Gresse les sui- vait, le chien sautillant ses ctes. La nuit, un bruit de voitures et des cris nous rveillrent, les cris bien connus, tragiques, les derniers cris! - Mon Dieu! - dit Basia en s'veillant. - Je rvais que je plongeais d'un tremplin trs haut. Qu'est-ce qui se passe? - Un convoi pour la chambre gaz, je suppose, mais je ne sais pas d'o il vient. Il n'y a pas eu d'arrive dans la journe. Ce doit tre du camp mme. - Transport S. B. - nous dit quelqu'un. - Qu'est-ce que a veut dire? - Sonderbehandlung. Ce sont les dtenues slectionnes au camp. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 139 - Le commandant choisit et Berlin approuve. En attendant, elles restent au Block 25. Nous avions dj oubli le Block 25. Nous avions l'impression qu'aprs notre transfert ici, toutes les atrocits avaient cess. Mais les slections existaient toujours. Comme le disait Basia, eux, ils ne se reposaient jamais. Aprs chaque convoi, nous pensions que ctait le dernier. L-bas, au Block 25, des femmes attendaient toujours la mort! Je ne pouvais pas m'endormir, j'coutais. Basia se bouchait les oreilles et, enfouie sous sa couverture, elle tchait de reprendre son rve et de conti- nuer plonger. Je m'approchai de la fentre? Czesia, Zosia, Joasia y taient en chemise de nuit. Elles se dtachaient, fantastiques, dans la clart de la lune. On entendait le ronflement des camions qui revenaient vides. Des zigzags de feu s'levaient. Parfois, des flammes jaillissaient vio- lemment, comme si elles taient attises de l'intrieur. Tout autour, un si- lence infini. Dans le ciel toil d'un bleu sombre, montait une flamme qui demandait vengeance. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Imagine-toi, Krystyna - m'crivait Andrzej - qu'hier, je suis sorti du camp, pendant deux heures. Il fallait rapporter des poutres. Quelle sensa- tion! J'tais fou de joie! J'ai voulu, pendant ces deux heures, avaler de grosses gorges de libert! Jamais, je n'aurais pens qu'une chaumire, un puits, une table, des sentiers dans les champs pouvaient avoir tant de charme! Tu ne le croirais pas, mais les arbres sont en fleurs et des femmes jeunes, saines, savantes, avec des fichus multicolores, passaient dans les champs et nous faisaient des signes amicaux... L'une d'elles m'a lanc un regard si charg de tristesse que je ne peux pas l'oublier. Elle me regardait comme si j'tais mort. Bien sr, elle avait raison... J'aspirais l'air matinal, frais, satur des odeurs printanires, je respirais l'odeur enivrante de la libert, qui m'apparaissait comme le don suprme... Ah! Krystyna, me promener un jour avec toi, dans les bls ou dans une fort!... Mais il a fallu rentrer ici, retrouver le camp, l'appel, la baraque. Et chez vous, je le sais, fument les chemines du crmatoire. Les quarante, dont tu as certainement entendu parler, doivent tre fusills cette nuit. Que pourrais-je te dire encore? Porte-toi bien Krystyna, la vie est belle. Je le sais prsent, mais quoi cela me servira-t-il? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 140 - On apportait les colis. Rien pour moi depuis trois jours. J'tais inquite. Cette fois-ci, c'est Zosia qui en reut un; nous n'avions plus rien manger, mais comme d'habitude, la situation se redressa au dernier moment. Le colis contenait presque seulement des ufs, et presque tous. taient casses, mais nous nous rjouissions tout de mme. Nous donnmes aux prposes aux colis des chemises pour le Revier. Wala devait les distribuer aux malades. Nous tions en train de dfaire nos colis lorsque notre chef entra. Il tait de bonne humeur. Il dclara que nous recevions de bonnes choses et que nous devrions lui en offrir! - Du poison! - murmura Irena entre ses dents. Aprs son dpart, je vis un attroupement autour de la dtenue qui avait apport les colis. Elle racontait quelque chose avec motion. - Elle est compltement mtamorphose, je l'ai vue moi-mme. Elle a des cheveux noirs, teints; elle pensait qu'ainsi on ne la reconnatrait pas. - Mais cela ne l'a pas sauve. Qu'est-ce qu'elle devient? Tu l'as vrai- ment vue de prs? Raconte! Elles parlaient de Mala. Je m'approchai. Le matin, 9 heures. on l'a amene au la Blockfhrerstube. Ils vou- laient la montrer tout le monde, pour qu'on sache bien qu'elle s'tait fait prendre. Ils voulaient la garder jusqu' l'appel et la pendre ensuite. Mais Mala s'est procur une lame de rasoir et s'est ouvert les veines. L'un des Blockfhrers s'est approch d'elle et a cri: - Was machst d, Mala? 2 . En rponse, elle l'a gifl de toutes ses forces en disant: - Ne me touche pas, chien! Alors l'Oberka s'est approche d'elle pour la narguer, elle disait que Mala avait voulu jouer un tour au Grand Reich allemand, mais que personne encore n'avait russi le faire. Mala s'affaiblissait. Le sang jaillissait de ses deux bras et l'Oberka con- tinuait la tourmenter. Tout d'un coup, Mala retrouva des forces, on ne sait comment, son visage s'claira d'un radieux sourire et elle s'cria si fort qu'on l'entendit mme la porte de la Blockfhrerstube: Je sais que je vais mourir, mais a ne fait rien. Ce qui importe, c'est que vous crverez tous, vos heures sont comptes! Tu vas crever, sale vipre, et des milliers de vipres comme toi. Personne ne vous aidera, rien ne pourra vous sauver! Ce furent ses dernires paroles. L'Oberka a piqu une crise de fureur. Les Blockfhrers taient bouleverss. Il parait mme que l'un d'eux avait les larmes aux yeux, celui qu'elle avait frapp. On dit qu'il l'aimait bien C'est
2 ) Que fais-tu, Mala? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 141 - lui qui a tir son revolver pour l'achever. Il a sorti aussi son corps de la salle. L'Oberka y est reste pour cuver sa rage prs d'une mare de sang. On a dpos Mala sur une voiture bras et on a appel quelques-unes de ses camarades de Block. Ses meilleures compagnes ont d tirer la voiture. Devant la petite maison verte o se trouve la Blockfiihrerstube et dont les fentres sont ornes de fleurs, se tenait l'Oberka, ple de fureur. Elle indi- quait le crmatoire et criait: - Conduisez-la vite l-bas, cette ordure!... Ses camarades ont d promener ainsi Mala dans tout le camp. Nous tions aux fentres et nous lui disions adieu. La voiture grinait et, dans la lumire d'une matine ensoleille, on voyait pour la dernire fois son beau visage et sa robe raye, inonde de sang. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 142 - VI LES GRECQUES Janda nous prvint qu'on attendait de nouveaux convois de Breslau. Breslau nous envoyait, chaque semaine, une quinzaine de femmes. Cette fois-ci, par erreur, probablement, les arrivantes furent diriges sur le Camp A o nous allmes les surveiller. Janda y vint avec nous, en compagnie de son adorateur, que nous appelions Brderlein (petit frre). C'tait l'un des SS les moins froces. Il avait chang sous l'influence de son amour pour Janda. Rcemment encore, il entrait dans les salles de douches pour nous frapper de sa cravache, ou bien il lanait des chiens sur nous, histoire de rigoler un peu. Jusqu'au jour o il s'tait mis plaisanter avec Janda. Il en tait tomb srieusement amoureux. Janda avait dcid de l'duquer, en employant des mthodes psychologiques, suivies la lettre par Brderlein. Un jour mme, il avait dit Sie 1 l'une de nous, ce qui prouvait une vri- table mtamorphose intrieure. Brderlein donnait le bras Janda. Nous formions trois rangs de cinq et nous marchions dans un chemin sans barbels, entre deux parties du camp. Nous rencontrmes des hommes, des musulmans affams qui nous regar- daient de leurs veux teints. Ils cassaient de gros cailloux avec de petits 'marteaux. D'autres, fatigus, s'appuyaient sur des pelles dans des fosss frachement creuss. Ils nous enviaient, nous qui tions proprement vtues et qui marchions d'un pas vif, comme si nous allions en excursion. En pas- sant prs de ces squelettes vivants, nous avions honte d'tre bien portantes et rassasies. - Chantez! .- proposa Janda. Nous continumes marcher en silence. Comment chanter en regardant ces malheureux? Janda ne pouvait pas sentir cela, bien entendu. Elle avait besoin d'un cadre agrable pour son amour et pour son bonheur. Celui qui l'entourait tait form par les crmatoires, les musulmans, les pierres, les fosss et quelques arbres... - Je chanterai, lorsque les hitlriens iront casser des cailloux! - grogna Nela - maintenant, elle n'a qu' chanter elle! Nous passmes prs de la Blockfhrerstube. De la maisonnette verte, aux fentres fleuries, sortit l'Aufseherin Hase, dteste de tout le monde. - Die Darnen von der Effektenkammer? Allons, on va voir ce que vous avez sur vous...
1 ) vous. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 143 - Elle s'approcha de chacune de nous et nous fouilla compltement. Elle finit par sortir triomphalement du soutien-gorge de la tranquille Ania, une paire de bas. Elle la gifla et hurla. - O as-tu pris ces bas? Pour qui? Pour faire du commerce? Tu n'as pas assez bouffer, tu veux les changer contre des patates? Was? Du dummes Arschloch! Ania se taisait. Sa joue portait la trace de la gifle. Janda, le dos tourn, jouait avec un chien, faisant semblant de ne rien voir. Hase inscrivit le numro d'Ania. Nous entrmes dans le camp. Quelqu'un de la Blockfhrerstube nous rattrapa. On nous ordonna de revenir sur nos pas et d'aider hisser sur un camion de vieilles femmes, assises devant les fentres fleuries. Je m'approchai de l'une d'elles et lui tendis la main. Elle se leva: - Fais bien attention, en me tenant, mon enfant, tu ne sais pas quel point je suis fatigue! De tels voyages, mon ge! Je laidai monter dans le camion. Elle rptait sans cesse, en souriant et en hochant la tte: - Quel voyage! quel drle de voyage! Elle doit tre folle - pensai-je - rien d'tonnant d'ailleurs! Mes camarades s'occupaient d'autres vieilles femmes et les aidaient monter dans le camion qui dmarra. - O vont-elles? - demanda Joasia Janda, sur un ton d'colire bien sage. Janda la regarda assez trouble... - Schnes Wett-er haben wir heute. Nicht wahr, Joasia 2 il faisait en effet trs beau. Pourquoi Janda ne rpondait-elle pas? Je compris tout d'un coup: j'avais, moi-mme, fait monter dans un camion des gens qui allaient au crmatoire. J'avais aid cette gentille petite vieille qui aurait pu tre ma grand-mre, de mes propres mains je l'avais installe dans la voiture de la mort! De toute faon, quelqu'un d'autre l'aurait fait. C'tait un ordre, nous ignorions de quoi il s'agissait. Oui - rpondait en moi une autre voix - les SS aussi obissant des ordres. Eux, au moins, peuvent se justifier en disant qu'ils exterminent leurs ennemis. Mais nous? Et moi? Il fallait refuser, au risque d'tre fusille! Ils arrivent faire tout ce qu'ils veulent, car personne n'ose les contredire. Ce n'est pas vrai que je ne savais pas... Eux aussi, ils disent qu'ils ne savent pas! Si j'avais rflchi ...
2 ) Le temps est beau, aujourd'hui, n'est-ce pas Joasia? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 144 - Cette ide ne me laissait pas en paix, je ne savais que penser. D'autre part, ne valait-il pas mieux, pour ces vieilles, mourir ainsi, plutt'que de souffrir au camp? C'est donc une action humanitaire - rpondait ironiquement en moi l'autre voix. - Eux aussi justifient leurs crimes par des buts humanitaires! - Mon Dieu.' - gmit Nela ct de moi - si quelqu'un m'aillait dit, un jour, que j'aiderais tuer des gens. Le camp avait son aspect habituel. Des visages gristres, macis, des demi-cadavres qui se tranaient pniblement, avec leurs sabots, la re- cherche d'os dans les ordures... Des Sztubowa et des Stubendienste por- taient des chaudrons pleins de soupe. Parfois, au milieu de la Lagerstrasse, un SS provoquait la panique avec sa cravache. Dans l'ensemble, pas grand monde, tous ceux qui pouvaient travailler taient aux champs. Dans l'air, l'odeur aigrelette du rutabaga. J'entendis nettement siffler un train: c'tait un nouveau convoi venant de Grce. Janda nous ordonna d'aller dans une baraque et de surveiller les nouvelles arrivantes. Jentrai dans une immense baraque vide et je compris pour la premire fois le vrai sens du mot Auschwitz. Je compris quel point j'etais endur- cie, puisque je pouvais pntrer dans cette baraque sans frissonner d'hor- reur. La terminologie du camp m'tait familire: Zugang, Lagerstrasse, Aufseherin, Blockfhrerstube... Je ne disais plus camarade, mais Hftling. Je ne demandais plus: comment t'appelles-tu? mais quel est ton matricule? Brusquement, j'eus peur, en pensant aux questions qu'al- laient me poser les Grecques, j'eus peur l'ide de voir ces femmes belles et saines, qui ne se doutaient de rien. Tout se passa comme je l'avais prvu: les Grecques, lances, avec des yeux noirs, et une peau mate, regardaient tout visage nouveau avec inqui- tude. Elles essayaient de nous faire comprendre quelque chose par gestes. L'une delles s'adressa moi en allemand: - O sont alls nos parents en camion? - En camion? - Je feignis l'tonnement. - Il y avait trois camions - raconta-t-elle excite. On nous a dit que ceux qui taient fatigus pouvaient partir en voiture. Les vieillards sont monts et ils ont disparu, et nous, on nous a amenes ici. Dis-moi o ils sont alls, tu dois bien le savoir! - Je pense qu'ils sont alls dans une autre localit, mais je n'en suis pas sre! - Nous ne les reverrons donc plus! - Je crois que non. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 145 - Les autres coutaient, le visage tendu. La femme leur traduisit notre conversation. Elles se mirent pleurer. On poussa violemment la porte et, dans la baraque entra un SS, trs beau, un vrai jeune premier, traits rguliers, visage agrable. Grand, mince, il sourit gentiment et cria: Ruhe! Qui est-ce? demandai-je une femme qui travaillait dans cette baraque. - Mengele. Tu ne connais pas ce bourreau du Block des cobayes? C'tait donc lui! Je n'arrivai pas tablir un lien entre sa personne et les horreurs qu'il avait commises. L'apparence peut donc tromper un tel point! Cet homme semblait cultiv, honnte, son visage inspirait la con- fiance, et c'tait lui qui faisait ces expriences monstrueuses? Je revoyais Alma Rose, l'une des nombreuses victimes de ce bourreau. Aprs quelques jours passs dans son Block, elle s'tait effondre bout de nerfs. Et combien d'autres avait-on greff des glandes, enlev la moelle pinire, inject des bactries de maladies infectieuses. Je regardais ce monstre au beau visage, qui ne voyait en nous que des cobayes, je l'obser- vais, je suivais attentivement chacun de ses gestes pour me pntrer de l'ide qu'un tel homme peut tre un monstre! - Dites-moi, s'il vous plat - il parlait d'une voix douce et polie, comme un professeur des tudiants. - Y-a-t-il parmi vous une personne qui s'ap- pelle Zenira? Pas de rponse. - Si quelqu'un connat l'allemand, je le prie de se prsenter. Une femme d'une beaut classique, trs brune, trs lgante, avec un chapeau blanc, sortit du rang. - Je connais l'allemand - dit-elle avec coquetterie, comme une femme consciente de sa beaut, qui s'adresse un bel homme. J'eus l'impression, pendant un court instant, qu'il allait se prsenter et qu'ils sortiraient de la baraque bras dessus bras dessous. - C'est macabre! - dit Basia. - Je me demande ce qui en rsultera! Pour- vu qu'il ne nous remarque pas! J'ai une de ces frousses! - Je l'tranglerais avec plaisir. Je le hais plus que Hustek. Hustek, au moins, porte sa bestialit sur sa gueule... Mengele demanda avec galanterie la femme grecque: - Aidez-moi, je vous prie, retrouver Lidia Zenira. Pourquoi avait-il besoin de cette Zenira? Il voulait la sauver, sans doute! J'avais entendu parler de tels cas. Il travaillait peut-tre avec quelqu'un de sa famille qui lui avait demand de le faire? Peut-tre que Mengele n'tait pas un monstre, puisqu'il tenait tant retrouver cette personne? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 146 - Une femme sortit du rang et dclara que Lidia Zenira, son amie, faisait bien partie du convoi, mais que, trs fatigue, elle tait partie en camion. - En camion? - Mengerle tait inquiet. - Schade! 3 murmura-t-il et il par- tit. - Que voulait-il? - Nous nous perdions en conjectures. Wala entra. - Ah! Wala, pourquoi m'as-tu empche de mourir? - lui dis-je. - A quoi bon m'avoir sauve, cela ne servira rien, tu le sais bien, il faut encore sup- porter tant de choses! - Ne dis pas a, Krystyna, la situation sur le front est excellente! Aie confiance! Ce monstre est venu ici? - Oui. Qu'est-ce qu'il voulait, Wala? - Il fait des expriences sur des jumeaux. Dans le convoi d'aujourd'hui devait arriver la jumelle de l'une de ses victimes. On a annonc l'arrive du convoi et maintenant, il cherche partout cette femme. - Il ne l'a pas trouve, elle est partie en camion! - Pauvre Mengele! - soupira ironiquement Wala. - Il est si difficile de trouver des jumelles! Mais esprons qu'il y en aura d'autres! On attend de nombreux convois de Hongrie. On doit brler environ un million de Juifs hongrois. Je ne t'envie pas Krystyna, de travailler Birkenau! Mais, a ne fait rien, tu dois tenir! Prviens les camarades. Ce sera l'enfer ici. Mais nous sommes assez endurcies pour supporter le pire! - Ils n'auront peut-tre pas le temps d'excuter leur plan, puisque tu dis que la situation sur le front est si bonne! Wala me regarda avec piti. - Nous n'entrons srement pas en ligne de compte dans les plans strat- giques. Que veux-tu, Auschwitz est un petit village, et il y a tant de camps! Les bobards concernant un dbarquement me font rire! Nous nous imagi- nons que nous sommes le nombril du monde ... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Nous retournmes Birkenau. D'un pas lent, fatigu, nous rentrmes dans notre enfer. Aprs le bain, nous avions encore une demi-heure avant la fermeture des portes de notre baraque. Outre les barbels qui entouraient Birkenau, d'autres, qui n'taient pas lectrifis, cernaient les crmatoires. D'autres encore sparaient les baraques des hommes de celles des femmes, pour
- 147 - rendre impossible toute rencontre. A la demande de notre chef, on avait mme mis des grillages nos fentres. Je me dirigeai vers les baraques du Canada, avec un seau, bien entendu. Le puits se trouvait sur l'emplacement du Canada. Par les portes ouvertes, on assistait au travail nocturne, l'intrieur des baraques. Des dtenues triaient et mettaient en paquets les affaires des gazs. Le convoi des femmes grecques, pensai-je, qu'est-ce qu'elles ont apport? En mme temps, je compris quel point j'tais devenue insensible! Dans les premires baraques, on talait robes, chemises, chandails, man- teaux, dans les autres les valises et les sacs dos. Plus loin, sous une sorte de hangar, des chaussures, des monceaux de chaussures, de femmes et d'en- fants, de toutes les pointures et de toutes les formes. De grandes bottes semelles de bois ou de cuir, de petites chaussures semelles de lige... Plus loin encore, des voitures d'enfant abandonnes, de la vaisselle casse ou intacte, des livres en diffrentes langues. Le long de la route par laquelle passaient les camions chargs de butin, tranaient des photos et des livres de prire, souvent des dollars en papier et d'autres monnaies. De la doublure des manteaux et des robes, on sortait souvent des dollars en or, des dia- mants, quon vendait pour une bouche de pain. Les photos et les livres de prire ouverts, accusaient... Je ne ramasserai pas ces photos, quoi bon? Pourquoi regarder les vi- sages qui brlent en ce moment? - me dis-je. Mais une Comit malsaine me poussa et je les ramassai. Un bb souriant. gai, arrosait des fleurs... Une tte blonde apparaissait derrire des lilas. Un homme g dans son laboratoire. La photo d'un jeune garon, avec une ddicace, crite en alle- mand. Meiner allerliebsten Sophie, in Erinnerung an die schnen Tage in Saloniki. Sommer 1942. Une femme cheval, la mme avec un violon, un couple en train de s'embrasser, des photos de famille, en maillot de bain, des photos prises au bal, au tennis, des photos d'enfants... Beaucoup d'en- fants! Entre les baraques, dans la Lagerstrasse, on pitinait les souvenirs d'une vie teinte. Le SS de garde passa avec sa lampe, pitinant les livres de prire, les v- tements. Il claira les baraques, les ruelles, vrifiant s'il n'y avait pas de dtenues. Il alla jusqu'au tas de chaussures et revint. J'tais prs du puits. Je pompais l'eau lentement, trs lentement. En face de moi, une petite lumire dans la baraque des hommes. Les barbels tin- celaient tout autour. - Krystyna! - j'entendis une voix masculine dans l'ombre. C'tait Wacek. Aprs une courte hsitation, je sautai dans l'espace sombre, entre les ba- raques. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 148 - - Je te demande pardon, de t'exposer ainsi, mais... tu dois comprendre. - Je comprends, la lune brille trop, n'est-ce pas? - Oui, et toutes ces toiles qui scintillent, alors que tout nous est dfen- du! C'est devenir fou! Il y aura de nouveaux convois. Veulent-ils brler le monde entier? C'est effrayant de regarder passivement les gens qu'on conduit la mort, sans qu'ils se doutent de rien. Des pas approchaient. Nous nous collmes contre le mur de la baraque, les bras tendus. La lumire de la lampe tait braque dans notre direction. Notre cur battait. La lumire passa derrire nous et disparut. - C'est Bedarf qui est de garde. Il faut que tu partes, mais attends qu'il s'loigne - murmura Wacek. Nous tions silencieux. - Comme ton cur bat, Krystyna! - C'est l'motion... - coute, il faut que je t'embrasse, crois-moi, il le faut, je n'en peux plus... - en disant cela, il m'attira vers lui avec une force extraordinaire. Pendant un instant, un court instant seulement, les toiles se mirent tourner au-dessus de moi, ma tte bourdonnait. - A qui le seau? - cria quelqu'un prs du puits. - A moi! Je courus et saisis le seau. Dans ma hte, je rpandis la moiti de l'eau. On ferma les portes derrire moi. Il tait grand temps de rentrer. Je me couchai immdiatement. Basia tait dj au lit, trs nerve. - O tais-tu? - Elle avait un rendez-vous - dit quelqu'un. - Avec qui? - J'embrassais un homme. - Non! - Basia tressaillit. - Tu divagues! Comment! O? - Mon Dieu! Basia, quelle importance! Dormons plutt! Demain. il y aura de nouveaux convois de Hongrie. Eux aussi s'embras- sent encore aujourd'hui... Et demain? Bonne nuit Basia! Je restai longtemps veille. Par les fentres grillages on apercevait un lambeau de ciel toil. Un ronflement rgulier et des soupirs profonds montaient des lits. La chemine fumait: des Juifs grecs taient en train de brler. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 149 - VII LES TZIGANES La mre du petit Tzigane avait le typhus. On ne voulait pas le laisser en- trer auprs d'elle. Impitoyable, la gardienne chassait le pauvre enfant, qui venait tous les jours. Il la suppliait, essayait de l'amadouer, pleurnichait, mais en vain. Le cinquime jour, il russit se faufiler derrire son dos, et entra sans tre vu dans la baraque... Guid par une sorte d'intuition, il re- trouva sa mre du premier coup parmi des centaines de malades. Mais elle tait morte. Le petit Tzigane frappa le mur de ses petits poings, puis il hurla longtemps, dchir par un dsespoir impuissant. On emporta le cadavre devant la baraque. Il suivit le corps et soutint la tte, pour qu'elle ne trane pas dans la boue. Il resta ainsi jour et nuit; autour de lui, les cadavres s'amoncelaient. On le chercha pendant l'appel, mais il ne rpondit pas. Le matin quand vint la voiture du crmatoire, on arracha le cadavre de la mre des mains du petit garon. A un certain moment, il y avait 20.000 Tziganes au camp. Un empla- cement entour de barbels leur tait assign. En deux ans, 14.000 d'entre eux prirent de mort naturelle (typhus, dysenterie et diverses pidmies). _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le 20 mai, dans la nuit, nous fmes rveilles par l'ultime cri, que nous connaissions si bien. Nous nous demandions qui on avait amen? On dis- tinguait des voix d'enfants: Maman, maman! Etaient-ce les convois hon- grois? Cela nous paraissait invraisemblable, car nous n'avions pas entendu arriver de trains. Au cours des dernires semaines, les Juives du camp, avaient travaill poser des rails, aboutissant devant les crmatoires. Quelque chose se prpa- rait... Dsormais, les trains amenant les convois s'arrtrent si prs qu'on en- tendait les voix des arrivants. Cette fois-ci, nous n'avions rien entendu... D'o venaient ces enfants, puisque, au camp, il n'y avait pas d'enfants juifs vivants? Le matin, nous apprmes qu'il y avait eu une slection au camp des Tzi- ganes, et que plusieurs milliers de personnes avaient t gazes. - On commence liquider tout le monde! - dit Basia.- S'ils gazent les Tziganes, quelle certitude avons-nous qu'ils ne viendront pas nous chercher la nuit prochaine? Les autorits les traitaient mieux que nous. On ne spa- J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 150 - rait pas les familles, ils taient tous ensemble, dans un Familienlagcr. On leur laissait leurs enfants... Et maintenant... - Nous n'en rchapperons pas - dit Ania. - Pourquoi justement nous? - dis-je, essayant de dissimuler mon nerve- ment. - Tout d'abord, parce que nous savons trop de choses... Ensuite, les arri- vantes ne viendront plus chez nous... On organise tout pour pouvoir brler au camp mme. Notre .rle va tre termin. - Et moi, je crois que tant qu'il restera une seule aryenne, dont les af- faires sont dposes chez nous, nous sommes utiles. - J'ai bien peur quels ne se soucient pas beaucoup de ces objets. Ils peu- vent les rquisitionner n'importe quel moment au profit du Reich. D'au- tant plus qu'il faudra vider les baraques. Personne ne pensait plus aux Tziganes gazs, nous tions toutes proc- cupes par le danger qui nous menaait... J'imaginais l'instant o ils vien- draient nous chercher; ce serait la nuit, nous nous lverions, on nous ferait sortir sous la menace des mitraillettes, on nous ferait monter sur des ca- mions et en route vers le crmatoire. Nous tions toutes en proie la psychose de la mort. J'essayai de tra- vailler, je sortis des fiches, je vrifiai le fichier, mais tout me paraissait d- nu de sens. Depuis un mois, ni colis ni lettre. Srement quelque chose tait arriv. Vivre dans cette incertitude continuelle, voir toujours de nou- veaux visages, un instant avant leur mort, entendre leurs effroyables cris, avant d'tre nous-mmes liquides de la mme manire... Et maintenant, alors que je ressemblais enfin un tre humain, mourir, me laisser conduire la chambre gaz. Je mourrais et, le lendemain peut-tre, une lettre arrive- rait pour moi... Le lendemain, le camp serait attaqu, ou tout autre miracle se produirait. - coute, Krystyna, s'ils viennent nous chercher, nous devrions nous d- fendre! - me dit Nela avec un air mystrieux. Que pouvons-nous faire? C'est maintenant qu'il faudrait agir, car, lors- qu'ils viendront, ce sera trop tard! - Si nous lancions une pierre sur Mohl, le chef du crmatoire, nous se- rions liquides sur place, et aprs, il s'avrerait qu'ils n'avaient pas du tout l'intention de nous tuer... tout au moins pas tout de suite!... - Ce qu'il y a d'horrible, c'est que les gens esprent jusqu'au bout... Mme nous, malgr notre exprience, nous n'osons pas regarder la ralit en face... Il faut agir tout de suite! - Mohl ne passe pas par ici au moment o tu le voudrais. Et il ne faut pas risquer sa vie pour le premier Posten venu! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 151 - Je dcidai de demander l'avis des hommes. Je sortis de la baraque et je priai un dtenu de m'envoyer Wacek Il apparut immdiatement. - Qu'y a-t-il? - Es-tu au courant, en ce qui concerne les Tziganes? On dit qu'on nous rserve le mme sort! - Comment? Qui dit cela? Qu'est-ce que tu racontes? - Tout le monde le dit. Toutes mes camarades. La Kapo est hors d'elle, le chef nous regarde d'une faon bizarre, a m'est gal d'ailleurs, mais je pressens quelque chose aussi... - Pour les Tziganes, il y a longtemps qu'on devait les exterminer, l'ordre tait arriv de Berlin. Ils n'avaient pas assez de nourriture pour eux. La guerre se prolonge, les camps se remplissent. On traite les Tziganes comme les Juifs. Avec nous ils ont encore quelques gards, car nous sommes de la mme race. Tu sais qu'on attend toujours une commission internationale et je peux t'assurer qu'ils ne nous toucheront pas. Ce qui m'tonne, c'est que tu t'abandonnes ces craintes. Cesse d'y penser, je t'en prie! - Mais on devrait peut-tre organiser quelque chose, une rvolte? Qu'ar- rivera-t-il s'ils viennent nous chercher la nuit? - Tais-toi! - Wacek rougit d'indignation. - Nous nous rvolterons au moment voulu. Maintenant, ce serait une btise, qui attirerait le malheur sur tous ceux qui ont une chance de survivre! Vous ne devez rien entre- prendre! N'oublie pas qu'ici rgne la loi de la responsabilit collective. Ne crains rien, ils ne viendront pas cette nuit... Et mme s'ils venaient, nous aurions le temps d'agir! - Et s'ils viennent chez vous? - Nous prendrons une dcision au dernier moment! Les rvoltes sont toujours spontanes. De toute faon, tu n'organiseras rien ici... Tu ne te procureras pas d'armes. Rentre au bureau et calme-toi. Quelqu'un venait. Je me sauvai... Au bureau, je rptai les paroles de Wacek... On ne me crut pas. Le soir nous allmes au bain... Chacune de nous pensait que c'tait notre dernier bain. - Oh! - gmit Czesia - le gaz! - Le gaz, le gaz! - Des cris retentirent de partout. Je sentis en effet une odeur suffocante... Quelque chose d'insaisissable me prenait la gorge, m'tourdissait, ma tte tournait. - Le gaz! - m'criai-je aussi, et, comme une folle, je m'lanai vers la sortie. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 152 - A notre grand tonnement, la porte s'ouvrit et nous courmes, nues, dans la salle voisine, quelques-unes s'lancrent dehors. Je me ressaisis. Prs de moi, Basia tremblait de peur et de froid... Des larmes coulaient le long de ses joues... larmes de soulagement, larmes de surprise... Nous nous regardions toutes, pleurant et riant la fois... Nela mit sa main sur son cur qui battait follement. - Qu'est-ce que c'tait? - demanda-t-elle. Personne ne le savait. - Peut-tre avons-nous imagin tout cela? L'une de nous a cri et les autres ont subi une suggestion collective. Moi-mme, je n'aurais pas jur que j'avais senti l'odeur du gaz. Il existe peut-tre des hallucinations de ce genre... Si l'une de nous avait rflchi, elle aurai,.- compris que l'ide d'envoyer du gaz dans la Sauna, o les trois fentres avaient des vitres, faciles briser, tait inconcevable. Le lendemain, on nous dit que, le jour prcdent, on avait ouvert la fe- ntre du deuxime crmatoire et qu'une forte odeur de gaz s'tait rpandue partout, pour un court instant. Cette nuit-l, nous prtmes l'oreille tous les bruits... Mais la nuit noire, profonde, gardait un mystrieux silence. Au loin, des chiens aboyaient. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 153 - TROISIME PARTIE DANS LE FEU
J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 154 - 20.000 PAR JOUR De notre poste d'observation, nous vmes d'abord une limousine noire qui venait en tte. Suivaient des camions, chargs de bois... Nous savions que dans la limousine se trouvait Kramer, le chef des crmatoires. Depuis plusieurs jours, on sentait, dans l'air, une certaine fivre... Quelque chose se prparait... Tous les SS se htaient, trs affaires... Chacun avait des fonctions bien dtermines. On creusait des fosss prs des cr- matoires, car ils n'avaient pas t construits de faon pouvoir dvorer tant de cadavres... On disait qu'on allait brler vifs les condamns. Un ordre tait arriv de Berlin: il fallait brler, en un mois et demi, 800.000 Juifs hongrois. Wala et d'autres camarades de la Politische Abteilung nous racontrent qu'aussitt l'ordre reu, une confrence diabolique avait eu lieu entre Hustek, Kramer, Mohl et d'autres. Conscients de la grandeur de cette tche, ils avaient labor un plan pour la mener bonne fin. Ils taient frmissants d'motion, enivrs par leurs propres responsabili- ts... Leurs yeux refltaient dj l'clat de l'or et des diamants des Juifs hon- grois. En attendant, ils se contentaient de chiffres. 20.000 par jour! Ils di- saient: 20.000 par jour, ce n'est pas une bagatelle! Ils se donnaient de grandes tapes dans le dos. Ils allaient faire du bon travail, rien dire! Tant d'or! Tant de nourriture! Tant de bon vin hongrois! Et des niveaux, et des robes, et des complets et des chaussures pour la patrie ruine! Il tait vrai- ment gnial, le Fhrer! L-bas, on afficherait qu'on enrlait les Juifs pour le travail. Ils se pr- senteraient d'eux-mmes, ces cochons de Juifs! _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Les voil! - s'cria Czesia. Au loin, sur la route, prs du quai o arrivaient les trains, on apercevait une foule dense. Il tait 11 heures du matin. Au camp, tout le monde tait sur le qui-vive... On amena encore .500 Juives du F. K. L. au Canada. Il allait y avoir tant de choses trier! Le Sonderkommando attendait, les SS attendaient le vin et les conserves. Et tout le Grand Reich attendait son butin! Pendant ce temps, les Juifs avanaient sans se douter de rien. A la croi- se des chemins, on les partagea en deux groupes. Les uns allrent droit la maisonnette blanche... Ils suivaient un joli chemin, en bordure du bois de Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 155 - bouleaux. D'autres avaient tourn droite et se rapprochaient de nous: rien que des enfants et des femmes. Des femmes en fichus, en manteaux, des paysannes de la campagne hongroise, des riches et des pauvres, des jeunes et des vieilles, des femmes comme on en rencontre partout dans le monde. Elles embrassaient leurs enfants... Des tout petits qui avaient fait le voyage sur les bras de leurs mres, de plus grands qui s'accrochaient leurs jupes, des adolescents qui regardaient autour d'eux avec mfiance. Ces gens passaient lentement, si lentement qu'on pouvait voir l'expres- sion de chaque visage: visages las, inquiets, mais ne trahissant aucun pres- sentiment. Ils craignaient seulement le manque de confort. Nous faisions semblant de travailler. Notre Kapo nous avait prvenues que le chef viendrait l'improviste pour observer notre comportement. Nous devions avoir la mme attitude que s'il ne se passait rien. tant assise prs de la fentre, je pus tout voir. Ces gens ne savaient rien, ni o ils se trouvaient, ni pourquoi on les avait amens l. Rien d'inquitant, autour d'eux, rien n'annonant la mort. Des gens travaillaient dans les baraques. De loin en loin, des inscriptions leur indiquaient qu'ils allaient la dsinfection. Il y avait des barbels parce que des gens taient enferms l. Ils en avaient entendu parler. - Que voulez-vous? C'tait la guerre! Le dfil tait interminable. Les femmes parlaient entre elles, chan- geaient leurs impressions. Certaines souriaient. La premire partie du cor- tge tait dj dans l'enceinte du crmatoire. En queue, des vieilles. Elles ne pouvaient pas marcher seules, et s'appuyaient sur les bras des plus jeunes. Les Posten impatients les poussaient avec leurs fusils. Loin, en arrire, une trs vieille femme. tendant les bras, elle s'appuyait de tout son poids sur le fusil qui soutenait son dos. Elle faisait de tout petits pas, levant pniblement les pieds. Elle levait vers le ciel ses yeux presque aveugles, comme pour dire: Mon Dieu, tu vois cela, et tu te tais? Le propritaire du fusil, un jeune Posten de dix-huit ans environ, pous- sait la vieille femme, furieux parce qu'elle s'appuyait ainsi. Ayant aperu des jeunes femmes aux fentres, son visage s'claira, il se redressa et enleva son fusil. Perdant ainsi son point d'appui, la vieille femme tomba la ren- verse, les bras en croix. Le Posten se gratta la tte pour nous amuser et fit le pitre. Sans rflchir plus longtemps, il attrapa la vieille femme par un bras et la trana vers le crmatoire. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 156 - Aprs une courte interruption, les hommes arrivrent. Ils semblaient plus nerveux. Des vieux, des jeunes. Nous avions l'impression qu'aucune slection n'avait eu lieu et que tout le monde allait la chambre gaz. Une heure aprs, du quatrime crmatoire, s'leva une colonne de fume, mince au dbut, puis formant des tourbillons de plus en plus pais. Le vent les rabattait vers nous, en un nuage noir et menaant, qui cachait le soleil et la clart du jour. Une obscurit effrayante enveloppait tout. L'odeur des corps brls tait suffocante. Nos ttes taient de plomb. Nous restions assises en silence, dans cette atmosphre lourde. Chacune de nous fermait les yeux et essayait de rassembler ses penses. - Ferme la fentre! - dit Nela. - Cette fume va nous achever! Bouleverse, chancelante, je fermai la fentre. Un silence complet rgna pendant quelques minutes. - Ouvre la fentre! - dit Tania. - C'est intolrable. La fume pntre de toute faon, nous allons touffer! J'ouvris la fentre. A cet instant, une clameur puissante, inhumaine, forme par des milliers de voix retentit, venant du ct de la maisonnette blanche. Elle dchira l'air satur de fume, dura une, deux, trois minutes. Nous coutions, folles de terreur. - C'est la fin du monde - dit Ziuta et elle se mit prier. - Ils crient dans les fosses - essaya de nous expliquer Nela. - Ils les br- lent vivants, c'est pourquoi ils crient de cette faon. Les cris se turent. Nous regardions dans cette direction, hagardes. Janda posa sur chacune de nous son regard profond et srieux, comme si elle vou- lait dire: Je sais ce que vous prouvez, mais c'est un ordre et vous devez vous taire! _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Des jours et des mois d'horreur s'coulrent. Pendant plusieurs se- maines, des convois hongrois entiers allrent au crmatoire, sans slection. Plus tard, on fit une slection sur le quai d'arrive. Les jeunes, rass et pouills, taient envoys l'ancien camp des Tziganes (B Il C) o ils taient entasss 500 par baraque. Jour et nuit, les vieillards et les enfants allaient au crmatoire. En 24 heures, il arrivait parfois 13 longs trains de marchandises. Pen- dant la slection, on jetait des wagons valises et colis. De tous les crma- toires, on emportait, en camions, les vtements des personnes gazes vers le Canada o 1.000 dtenues travaillaient sans arrt. Tout le long de la route conduisant de Birkenau au F. K. L. gisaient des troncs d'arbres. On aurait Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 157 - dit qu'ils voulaient brler l'Europe entire. Dans la rue du Canada, l'anima- tion tait extraordinaire. A chaque instant, un camion s'arrtait devant l'une des baraques. A peine dcharg, il repartait chercher une nouvelle cargai- son. Les employes du Canada entassaient, un rythme effrn, les vte- ments encore chauds, elles les triaient et en faisaient des tas, sous le con- trle de Vorarbeiterinnen. Les voitures emportaient les vtements tris vers les baraques dsignes. La nuit, la lumire d'normes projecteurs et des flammes sortant des chemines, au milieu des tourbillons de fume et de suie, on voyait les sil- houettes des femmes du Canada qui se mouvaient fivreusement au milieu du bruit des autos, des cris des chauffeurs, des Vorarbeiterinnen et des SS qui tiraient en l'air pour se donner d courage. Pendant des nuits entires, on entendait siffler et grincer les trains qui amenaient de nouvelles victimes. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Aprs un long silence, je reus enfin une lettre de chez moi. Ma chre enfant - crivait ma mre - c'est le troisime t sans toi. Tu nous manques tant! Comment vas-tu? - Comment j'allais! Si seulement on avait pu crire cette seule phrase: pouvez-vous imaginer comment se sent un homme en enfer? Les colis commencrent arriver plus rgulirement. Il y avait certai- nement eu embouteillage la poste, cause du trafic plus intense des trains. On pouvait d'ailleurs trs bien se passer de colis, cette poque. Le lard couvrait littralement les rues du camp. Il suffisait de sortir l'heure o le SS de garde tait absent, de pntrer dans la baraque 13, dite Fressenkam- mer et, avec l'aide des dtenus juifs qui y travaillaient. de remplir une valise de matires grasses, de sucre, de ptes et de farines. C'tait plus difficile de se procurer des conserves. Il fallait connatre quelqu'un. Les hommes s'en emparaient et les offraient leurs amies. A cette poque, nous n'avions plus faim, mais nous ne pensions gure manger. Au camp, rien n'avait chang. Toujours les mmes rations de pain, la mme margarine et les mmes rutabagas pour le djeuner. Le con- trle tait devenu trs svre et nous ne pouvions plus rien y faire passer, nous ne pouvions d'ailleurs allguer aucun prtexte pour y aller. Peu de nouvelles arrivantes ordinaires. Nous nous demandions o on envoyait celles qui remplissaient les prisons, O allaient les aryennes de Pawiak, ou des prisons de Cracovie et de Lww? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 158 - Un jour, on nous appela pour larrive d'un nouveau convoi. Malgr la Lagersperre, nous allmes au F. K. L. par le chemin que suivaient les con- damns mort. Au moment o nous franchmes la porte, un train sarrtait le long du quai. Nous tions accompagnes de notre chef, qui taquinait sa moustache. Nous marchions par cinq, au pas, pitinant les affaires aban- donnes, sacs de voyage, manteaux, mouchoirs, livres de prire, argent, photos, gants, papiers d'identit, journaux. Des mentaux de bois, rangs le long du chemin, annonaient de nou- veaux convois. Le Rumungskommando s'affairait. Des hommes, marqus d'une croix dans le dos, sortaient des wagons bestiaux les bagages aban- donns et les jetaient par terre, o ils rejoignaient les paquets et 'les voitures d'enfants qui s'y trouvaient dj. Au moment o nous passions prs de la maisonnette blanche, une slec- tion avait lieu sur le quai. On distinguait, dans la foule silencieuse, Hoes- sler et les autres SS. Les Juifs se divisaient en deux groupes, sur l'indication de Hoessler. On remarquait parfois le geste de dsespoir d'une fille qu'on loignait de sa mre. Hoessler sparait lui-mme les femmes qui ne voulaient pas se quit- ter. Une colonne compose de vieillards et d'enfants venait au-devant de nous. Soudain, je remarquai des Posten arms de mitraillettes, couchs dans les fosss. Nous entrmes dans le camp. Seules allaient et venaient les gardes du Revier, des seaux la main, et les Sztubowas portant des chaudrons de soupe. Nous rencontrmes une Lagerkapo, qui se promenait avec sa cra- vache, une Blokowa, une Aufseherin avec son chien. Le camp n'avait plus d'importance. Il croupissait, envelopp de odeur des rutabagas et des seaux ftides. Sur les planches de leurs cages lapins, les musulmanes, pleines de poux, hbtes, dans l'atmosphre lourde de dsespoir. Parfois, l'une d'elles, secoue d'un tressaillement nerveux, levait son visage maci et regardait autour d'elle avec des veux vagues et inquiets. Parfois une autre jurait: Quelle vie de chien, bon Dieu, quand cela finira-t-il? L'arrive de quelqu'un de l'Effektenkammer suscitait une grande anima- tion. On savait que nous avions la TSF proximit et que nous pouvions nous dplacer librement. - C'est vrai qu'ils ne sont pas loin? C'est vrai que les partisans ont fait un coup de main prs d'ici? Les hommes prparent-ils quelque chose? - Bien sr que c'est vrai! - rpondions-nous. - Nous n'en avons plus pour longtemps! Les gars sont prts. On peut s'attendre chaque instant quelque chose. Encore un peu de patience! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 159 - Nous arrivions parfois faire natre sur leurs lvres un sourire passager, et sur leurs visages extnus un clair d'espoir. Nous entrmes dans la salle de la Sauna. Quelques nouvelles s'y trou- vaient. L'une d'elles tait en haillons et, pour cette raison, attirait l'attention de tout le monde. Ses yeux bleus exprimaient la peur, la mfiance et le mpris. Son visage expressif et intelligent suscitait l'intrt. - Polonaise? - dis-je. La jeune fille sursauta en me regardant avec mfiance. - N'aie pas peur, je suis Polonaise, moi aussi, ici tu n'as plus rien craindre... Rien de pire ne peut t'arriver. Pourquoi es-tu l? Elle continuait se taire. - Tu es bte, rponds, je pourrais peut-tre t'aider? Tu ne sais pas parler? Elle secoua la tte. Je haussai les paules et m'approchai des autres. La rencontre avec cette jeune fille m'avait impressionne. Je pensais qu'elle avait d tre traque et qu'elle avait vcu quelque chose de tra- gique... Quelques instants plus tard, je l'avais oublie. Quelqu'un me toucha le bras. C'tait elle. - Personne ne peut plus m'aider, personne... Les gens sont mchants. Pourquoi m'ont-ils fait cela, qu'est-ce que a leur faisait que je vive, je n'avais fait de mal personne. J'allais mon travail. Quelqu'un a dit... Elle se tut brusquement. - Qu'a-t-il dt? Elle me dvisagea nouveau avec mfiance. - A quoi bon te raconter a, en quoi cela te regarde-t-il? Il y en a tant d'autres comme moi... - Tu te trompes, il n'y en a pas beaucoup comme toi. D'ailleurs, c'est moi qui t'ai parl la premire. - On a d'abord fusill mon pre, ma mre et mon frre Lww, en ma prsence. Je me suis sauve, je ne sais pas comment. Je suis monte dans un train. J'ai err, dans plusieurs villes. On m'a finalement embauche dans une usine, j'ai dit que j'avais perdu tous mes papiers. J'avais constamment peur... Je revoyais toujours cette horrible nuit. Je pleurais trs souvent. Les autres se sont doutes que j'tais Juive et m'ont dnonce. Je me demande pourquoi ils ne m'ont pas tue tout de suite. Pourquoi m'ont-ils envoye ici? Elle ne voulait pas se dshabiller. Elle se dbattait, se sauvait. Elle finit par enlever sa robe. Son corps tait couvert de bleus. On distinguait les traces noires des matraques de caoutchouc. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 160 - Deux Aufseherinnen passrent par la Sauna. Elles se mirent rire, en montrant la jeune fille qui tait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. J'avais peur que celle-ci se jette sur elles. - Ny fais pas attention - lui expliquai-je puisqu'ils ne t'ont pas tue l- bas, tche de vivre. Je lui donnai du pain. Elle refusait, elle balbutiait. - Trop tard, tu es bonne pour moi, mais il est trop tard. Je ne vivrai plus trs longtemps. A quoi bon? Pour qui? Je n'ai plus de famille, plus d'amis, plus de patrie! - Comment? Pourquoi dis-tu que tu n'as plus de patrie? Ta patrie c'est la Pologne. On aura besoin de gens comme toi! - Oh non! Il se trouvera toujours quelqu'un pour dire: De quel droit vit- elle, cette Juive? - Tu dis des btises, aprs cette guerre, a n'aura plus d'importance que tu sois Juive ou non. Tout le monde hait l'hitlrisme et ses thories racistes. - Ce n'est pas vrai, 90% des intellectuels disent: Le Juif restera un Juif! Je me rappelai une dtenue qui, la veille, en voyant passer le convoi de la mort disait: - coute, Krystyna, ces mthodes sont terribles, mais, en tout cas, la question juive, en Pologne, sera rsolue. Aussi paradoxal que a paraisse, nous le devrons Hitler. Cette mme dtenue avait les larmes aux yeux en voyant un enfant juif, et au pril de sa vie, elle donnait de l'eau une vieille femme juive. - coute - dis-je - c'est comme a aujourd'hui, mais pas demain. L'anti- smitisme est une question d'ducation. Dans la Pologne de demain, il y aura d'autres courants qui s'opposeront au nationalisme actuel. Les hommes ne sont pas mchants, mais ils sont sous l'influence d'une propagande men- songre. Aprs la guerre, cette propagande cessera. Tout je monde a souf- fert et Hitler est notre ennemi commun. - Si tu penses ainsi, tu es la seule entre mille... Moi, je ne me fie plus personne. D'ailleurs, quoi bon cette conversation, nul ne sortira d'ici! Quelques jours plus tard, jappris qu'elle s'tait jete sur les barbels. Sur le chemin du retour, en passant prs du crmatoire n 2, j'entendis l'ultime cri. Au pas, en rangs par cinq, ples, les lvres serres, nous marchions sur le chemin de la mort. Prs de nous, des gens slectionns sur le quai. Des hommes, ignorant tout du sort qui leur tait rserv, atten- daient leur tour en mangeant des ufs durs et du pain blanc. J'avais envie de leur crier: Comment pouvez-vous manger tranquille- ment? Dans un instant, vous allez prir dans de terribles souffrances! N'en- tendez-vous pas les cris, ne voyez-vous pas le feu, ne sentez-vous pas la Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 161 - chair brle? Mais eux, ils ne voyaient que les arbres, le soleil, le ciel sans nuages. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils devaient mourir. Ils ne com- prenaient pas que leur seul pch, c'tait d'tre Juifs. Les Posten, dans les fosss, avaient braqu leurs fusils. Un frmisse- ment parcourut le groupe d'hommes. Ils se regardaient, cherchant une ex- plication, mais en vain! L'un d'eux s'agenouilla et appuya sa tte contre un arbre: il priait. Prs du champ de sarrasin, nous prmes droite, nous dirigeant vers notre porte. Le convoi venant du quai marchait en droite ligne vers la mai- son blanche. Une fillette aux cheveux blonds se baissa pour cueillir une fleur. Cela nerva notre chef. Comment pouvait-on abmer les fleurs, comment pouvait-on pitiner le gazon quand il y avait un sentier! Sa haute culture ne lui permettait pas de tolrer cela. Il courut vers l'enfant de quatre ans peine et lui donna un coup de pied. La petite tomba et s'assit sur le gazon tonne. Elle ne pleurait pas. Elle serrait trs fort la tige de la fleur et regardait le SS. Sa mre la releva, la prit sur son bras et avana avec elle. Par-dessus son paule, la fillette ne quittait pas notre chef des yeux. - Le regard de cette enfant, c'est la condamnation du fascisme - dit Ta- nia, avec haine. - Quel monstre! donner un coup de pied un enfant qui va mourir dans quelques instants! Les autres se taisaient. Le chef marchait prs de nous satisfait de lui- mme, et se croyant digne du nom d'homme! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 162 - II LE CANADA L't tait trop beau, trop chaud. Il voquait tant de souvenirs, tant de nostalgie... Brusquement, on se rappelait une rivire, une baraque, une pro- menade au clair de lune. Au crpuscule, nous sortmes devant la baraque et nous nous installmes sur un banc. Une grande animation rgnait, dans la rue du Canada. En face de nous, les hommes, assis sur le seuil de leur baraque, jouaient de divers instruments. Le Hauptscharfhrer avait organis un orchestre qui se pro- duisait l tous les soirs. Dans la rue du Canada, des autos passaient chaque instant. Les dte- nues qui taient de service la nuit couraient de-ci, de-l, un fichu rouge sur la tte. Nous voyions passer des SS que nous connaissions bien: l'Aveugle, un SS avec un il de verre, connu pour sa frocit envers les Juifs, Wunsch, le boiteux, un hitlrien endurci, qui, pour son malheur, tait tomb amoureux d'une Juive, ce qui lui valait d'tre en butte aux moqueries de tous. Pendant ce temps, la pauvre Hindzia, l'objet de ses soupirs, tait fort embarrasse du sentiment qu'elle lui avait inspir. Il y avait aussi Wiener Schnitzel 1 , un Viennois dsesprment bte qui raccrochait toutes les filles l'insu du Hauptscharfhrer. Plus loin, Bedarf, Wymoczek et Wagner, qui allaient tre envoys au front. (C'tait pour cette raison que les hommes jouaient un air si gai, ce soir-l.) Enfin passa le grand Hauptscharfhrer, le seigneur de Birkenau, le chef du Canada. Prs de lui sautillait la Kapo du Canada, la Juive slovaque Mancey. Ils s'entretenaient amicalement en marchant... De nouvelles cargaisons d'objets arrivaient sans arrt, des flammes s'lanaient vers le ciel et les hommes, dont les uniformes rays se dta- chaient dans la pnombre, jouaient, la grande joie des SS, des airs d'autre- fois. - Komm zurck... (Reviens) - chantonnait Wiener Schnitzel, accompa- gnant l'orchestre - Ich wa-rte auf dich... (Je t'attends). Des baraques nous parvenaient la voix de la Kapo, qui hurlait. On en- tendait souvent le bruit d'une gifle, des pleurs. Une femme effraye courut entre les baraques. Et l'orchestre jouait: Dis-moi que tu m'aimes, mon me s'envole vers toi!
- 163 - Lagerruhe! On ferma la porte. Quelques Juives du Canada, qui travail- laient de jour, nous montraient des trsors, passs difficilement en fraude. Elles nous livraient nos commandes. Elles recevaient, en change, une pomme, un gteau, ou bien elles faisaient des cadeaux: Je ne veux pas leur donner a - disaient-elles. Suivit une revue de la mode. Les Juives hongroises taient arrives avec du beau linge. Chacune de nous avait une chemise de nuit en soie, descen- dant jusqu' terre. A cette poque, je ne lavais plus mon linge. Je le jetais ou bien j'envoyais au Revier des chemises de nuit portes une ou deux fois. Aprs la revue, on teignit la lumire. Le silence rgna dans la baraque. Je commenai bavarder avec Basia. Nous parlions de notre insensibilit, en prsence de tout ce qui nous entou- rait. De quelle argile tions-nous faites pour essayer des chemises de nuit, en prsence de telles atrocits. J'avais limpression que quelque chose tait dfinitivement mort en moi! Vers 11 heures, arriva Natacha (une Russe) qui travaillait la cuisine des SS. Elle tait d'une extraordinaire beaut! Mais elle ne se laissait pas accoster. Les SS plaisantaient souvent: - Eh bien! Natacha, o sont donc les tiens? Ils devraient tre ici depuis longtemps et on ne les voit toujours pas! Qu'en dis-tu, petite bolchevik? - La soupe est bonne aujourd'hui? - rpondait Natacha. Ils lui en voulaient. Ils savaient qu'elle les dtestait, qu'elle les mpri- sait, qu'elle tait fire de sa puissante patrie et de ses compatriotes qui taient en train de leur infliger une dfaite, eux les matres de l'univers. Natacha tait sre de la victoire de l'Union Sovitique. Tandis qu'eux, ils avaient beau se moquer d'elle, ils taient inquiets sur le sort du Troisime Reich. Je me rveillai lorsque Natacha entra dans le Block. Elle s'approcha, ses yeux noirs brillaient dans l'obscurit et ses cheveux blonds chatoyaient la lumire de la lune. Elle riait la pense du dner des SS. - Ne ris pas, et dis-nous ce qu'ils ont dit! - Oh! Je n'en peux plus, ces imbciles se sont saouls comme des co- chons. Figure-toi qu'ils se sont dj attribu des fonctions, pour le moment o les ntres viendront ici. Ils ont dit que Bedarf serait srement valet de chambre, car il savait trs bien cirer les bottes, et que notre chef, oh! je ne peux pas me retenir (elle se tordait de rire), ils ont dit qu'il y passerait, la premire slection, parce qu'il est trop maigre. Ensuite, ils ont cass des vitres, comme d'habitude. L'Aveugle a lanc une bouteille sur la lampe, mais c'est Wagner qui l'a reue. Ils prenaient cong de lui, car il doit partir J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 164 - pour le front. Il est mauvais comme la peste. Il m'a dit: Eh bien! Natacha, je m'en vais me battre contre les tiens. A votre sant! lui ai-je rpondu - et je me suis sauve car son regard ne prsageait rien de bon. - Tu t'exposes inutilement, Natacha. Pas de plaisanterie possible avec eux! Comment s'est termine la soire? - Ils ont fait venir Bolek avec son accordon Ils lui ont dit de jouer... Il joue encore. Eux, ils cassent tout. Il n'y a plus une seule assiette, il faudra que j'aille en chercher demain au Ca- nada. Chaque nuit c'est la mme chose. Natacha se coucha en riant. Dans le silence nocturne nous entendions des airs daccordon et le bruit des assiettes casses. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
- J'ai rv de la maison - dit Zosia, rveille par les cris de la Sztubowa: Aufstehen! - Qu'est-ce qui se passait chez toi? - Mon fils Stasio tait grand, j'entrais dans le jardin et il ne me recon- naissait pas. - Nous nous habillmes en hte. Tous les jours, l'une de nous racontait son rve, qui tait interprt. Les chaussures vues en rve, cela signifiait la maison, des cheveux longs - un voyage lointain, des dents - une maladie, etc... Aucune de nous ne doutait de la justesse de ces interprtations. - Lorsqu'on rve de la maison, qu'est-ce que a signifie? - demanda Zosia. - a veut dire qu'elle n'est pas loin - rpondit quelqu'un d'un ton premp- toire. - Mon lit est impeccable, aujourd'hui - dit Basia. - Mais toi! que Dieu te protge. Si lOberka le voit, tu es fichue! Nous sortmes devant la baraque. L'quipe de nuit du Canada rentrait dans son Block en chantant:
Toujours plus haut, plus haut, plus haut. Nous traons notre vol dans le ciel.
- C'est vrai - dit Basia en plaisantant - elles sont de plus en plus prs du ciel! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 165 - Celles de l'quipe de jour taient en rangs par cinq pour l'appel du matin. La Blokowa passa avec la Schreiberin, en comptant les rangs. Le soleil se leva par-del les barbels. La journe s'annonait encore belle. Nous franchmes la porte, et dpassant la baraque du Canada, nous tour- nmes gauche, nous dirigeant vers le bureau. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Une voiture postale arriva d'Auschwitz-ville. Un jeune homme (un d- tenu) en descendit et demanda: - Kommando Effektenkammer? Voulez vous appeler Krystyna ywulska, j'ai une lettre pour elle. - C'est moi-mme! - Vous?... - Il semblait tonn. - Je ne vous imaginais pas ainsi. Que dois-je dire Andrzej? - Dites-lui que je suis gurie depuis longtemps, que je n'ai plus la gale et que je ne crois plus qu'un jour nous puissions nous revoir. Et vous, o tra- vaillez-vous? - A la distribution des colis. Regardez cette voiture. Elle sert gazer les gens. En ce moment, on l'emploie la distribution des colis. C'est une simple caisse ferme, avec une petite fentre en haut. Sous la caisse, des tuyaux bizarres. Voici le mot d'Andrzej: Pauvre Krystyna, je sais tout ce qui se passe chez vous. L'odeur des cadavres brls arrive jusqu' nous! Mais tiens bon! Au front tout va bien. Mme d'aprs leurs propres communiqus, on peut voir qu'ils sont battus. L'offensive l'est se dveloppe. Il y a longtemps que je n'ai pas crit, je n'ai pas eu d'occasion. J'ai demand mon camarade de bien te regarder. En- voie-moi, s'il te plat, un de tes pomes. Nous n'avons rien lire. cris, les soires sont insupportables. L't, comme un fait exprs, est si beau! cris, car les seuls moments clairs pour moi sont ceux o je reois un mot de toi. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
- Voil le Sonderkommando! Ce jour-l, il y avait moins de convois de la mort. Toute la journe, les hommes du Sonderkommando passrent, transportant du bois. Ils taient mal rass, noirs de poussire et de suie, leur regard tait farouche. Ils avan- aient les yeux baisss, comme crass par un trop lourd fardeau. Ils tra- naient d'normes branches dont les feuilles balayaient la terre. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 166 - Nous pris l'habitude de considrer ceux du Sonderkomnando comme des monstres, car, autrement, comment auraient-ils pu faire un travail pareil? Je les regardais froidement, avec mpris, surtout l'un d'entre eux, dont le visage me paraissait fin et intelligent. Je ne comprenais pas qu'il puisse brler des cadavres humains. L'homme se redressa et me regarda, provocant: - Pourquoi me regardez-vous ainsi? C'est ma barbe ou ma coiffure qui ne vous plat pas? - C'est votre travail! - rpondis-je mchamment. Il s'approcha de moi et s'expliqua nerveusement, avec excitation, comme si sa vie dpendait de chacune de ses paroles. - Vous pensez peut-tre que je me suis propos pour ce travail? Nous faisons tout pour nous cacher pendant les appels o en nous dsigne. Mais moi, on ma trouv. Qu'est-ce que je pouvais faire? videmment, je pou- vais me jeter sur les barbels comme quelques-uns de mes camarades, mais moi, je veux survivre! Un miracle peut se produire! Aujourd'hui ou de- main, nous pouvons tre librs! Alors, je me vengerai, moi, le tmoin direct de leurs crimes. Il regarda autour de lui et continua: - Quant au travail lui-mme, si on ne devient pas fou le premier jour, on finit par s'y habituer. Croyez-vous que ceux qui travaillent dans les usines de munitions font un travail plus noble? Ou les filles qui trient les arrivages du Canada pour les expdier en Allemagne? Nous travaillons tous sous leurs ordres et pour eux! Croyez-moi, je ne veux pas vivre pour vivre, je n'ai plus personne, on a gaz toute ma famille, mais je voudrais vivre pour raconter tout cela et me venger! Je risquai timidement une question: - Pourquoi ne vous rvoltez-vous pas? Pourquoi ne ragissez-vous pas? - Et vous, pourquoi ne nous donnez-vous pas l'exemple? Est-ce seule- ment parce que vous travaillez dans un bureau? Combien tes-vous? Soixante? Et les milliers qui croupissent au camp, pourquoi ne se rvoltent- elles pas? Vous le savez bien qu'au moindre signe de rvolte, ils tueront tout le monde avec leurs mitraillettes! Lorsque vous commencerez orga- niser quelque chose, il se trouvera toujours une salope pour vous dnoncer pour un morceau de pain! Des mouchards, il v en a partout, autrement vous ne seriez pas ici! Vous croyez que ceux du Sonderkommando sont des monstres? Je vous assure qu'ils sont comme les autres, seulement beaucoup plus malheureux!... Il prit sa branche et, sans se retourner, rejoignit sa colonne. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 167 - J'tais bouleverse. Ceux du crmatoire taient-ils donc aussi capables de sentir et de penser? Les branches disparurent dans l'enceinte du quatrime crmatoire. Elles taient utilises pour le camouflage, on les entrelaait de faon trs serre dans les barbels qui entouraient les crmatoires. - Les autorits du camp sont stupides. Elles sauvegardent encore les ap- parences, comme si quelqu'un au camp avait des doutes - dit Nela furieuse. La porte s'ouvrit doucement et la tte de Danusia, la secrtaire apparut. - Le chef n'est pas l? Je n'y tenais plus, je suis venue vous annoncer une nouvelle mesure... Nous l'entourions, curieuses. Le visage de Danusia prit un air trs offi- ciel. - Vous allez vous faire du mauvais sang - sa voix devint grave et solen- nelle - mais je dois vous prvenir que vous ne pourrez plus crire ni Lww, ni Wilno, ni Biaystok, ni Brze! La nouvelle tait rellement merveilleuse. Nous portmes Danusia en triomphe. Tania nous regardait avec fiert. - Ce sont les ntres qui arrivent! Mes camarades! Ils vont nous librer! Je dcidai d'couter tout prix le communiqu de la Wehrmacht. Trois heures approchaient. Je regardai par une lente de la porte dans la pice rserve au chef. Il n'y tait pas, Janda non plus! Basia, Nela et Irka se chargrent de faire le guet. La Kapo tait sortie. Je tournai le bouton du poste. Mon cur battait follement, je dplaai lentement l'aiguille sur le cadran et soudain: - Ici Moscou! Voici nos dernires informations. Nos armes ont encer- cl les Allemands. Lww, la capitale de lUkraine Occidentale est libre. - Le chef, attention! Basia poussa la porte. J'teignis le poste. A peine rentre au bureau, j'entendis le bruit de la porte qui s'ouvrait. Je courus dans la baraque de Zosia. Je dsirai faire part de la nouvelle tout le monde. Je rencontrai Wacek et lui dis que j'avais cout le commu- niqu de Moscou. Il confirma la nouvelle, les hommes l'avaient entendue aussi. Un rayon d'espoir claira la lugubre baraque! La revue de la mode, le commerce et la distribution du dner se faisaient dans le Block d'habitation. C'tait la confusion habituelle qui suivait le retour du travail. Les Juives franaises, hongroises, slovaques et polonaises offraient leur butin. Elles ne pouvaient pas passer leur temps contempler les chemines embrases. Il fallait qu'elles mangent, qu'elles parlent, qu'elles endorment leur douleur. D'autres taient couches et se souve- naient de leur maison. de leur lointaine enfance, passe sans retour. Elles J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 168 - s'obstinaient rassembler les bribes de leurs souvenirs, souvenir de Varso- vie multicolore, brillante de non, au temps o on pouvait s'y promener librement, o le ghetto n'existait pas encore... Les Juives franaises chantaient une chanson parisienne qui faisait irrup- tion dans les coyas sombres et surpeuples, voquant un Paris libre et joyeux. Une Juive hongroise, couche dans le coin le plus obscur, serrait une photo chiffonne: la photo de sa mre. Elle l'embrassait en sanglotant. Elle ne voyait personne autour d'elle, elle n'entendait pas la chanson des Fran- aises. Sabina, une Juive polonaise, montrait Irena un pull en laine angora, bleu-vert. Irena l'enfila sur sa chemise de nuit. Sabina s'extasiait: - Il te va si bien! il faut que tu le prennes, ce serait dommage qu'ils en profitent! - Que veux-tu en change? Sabina se troubla. - Si un jour tu reois un colis, tu me donneras ce que tu voudras... Tu sais que nous, nous ne recevons pas de colis; et a doit tre si agrable d'avoir quelque chose de la maison! - D'accord, je n'oublierai pas. Irena dcida de dormir avec son pull-over, bien qu'il fasse chaud. Elle se prlassait comme une reine. Elle ferma les yeux. Sabina ne partit pas. Le pull-over tait un prtexte. Elle voulait venir ici pour parler un peu de Varsovie. Elle cherchait fuir les lamentations des Juives hongroises, le bavardage des Franaises. Elle regarda Irena. - Quelles nouvelles? - Lww est libr... Ils approchent. - Mon Dieu! Irena, crois-tu qu'on va nous gazer avant que les armes al- lies arrivent? - Les chances sont les mmes pour nous toutes - dit Irena avec convic- tion. - Je suis sre qu'ils n'auront pas le temps, qu'ils vont dcamper, affols. - Oh! pouvoir tenir jusque l - soupira Sabina. - De nouveaux convois! - la Kapo demi vtue fit irruption chez nous. - Vite! Il me faut dix femmes. - O sont-ils? - Au camp des Tziganes, habillez-vous! Un instant aprs, nous tions prtes. Nous n'avions pas vu depuis long- temps de nouveaux convois, surtout le soir. Mais Maria nous expliqua, chemin faisant, que nous devions les recevoir aussitt, car les femmes ne Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 169 - pouvaient pas rester la Sauna. Il fallait faire de la place pour les Juives hongroises Notre chef nous rejoignit prs du bureau. La nuit tait .noire. Pour aller au camp des Tziganes, comme au F.K.L.,,on suivait le chemin de la mort. Les ampoules, sur les barbels, clairaient les miradors, appels hiron- delles. Cette nuit-l, les crmatoires fonctionnaient plein. Toutes les chemi- nes vomissaient des flammes vers le ciel bleu sombre. Une fume cre montait des fosses. Elle se tordait, se balanait et tournoyait juste au-dessus de nos ttes. Les tincelles et la suie nous aveuglaient. A travers les barbe- ls du deuxime crmatoire, on distinguait les ombres des hommes du Son- derkommando, silhouettes fantastiques, se dtachant avec leurs fourches sur un fond de flammes. Ils dplaaient des cadavres qu'ils posaient sur des grilles. On versait un liquide spcial pour que les cadavres brlent mieux. Une odeur touffante de corps brls nous parvenait. Des camions pas- saient, laissant derrire eux une odeur de cadavres. Quelque part, du ct de la maisonnette blanche, des gmissements et des cris se confondaient en une plainte effrayante... Il nous semblait que, dans un instant, la terre allait s'ouvrir et nous en- gloutir dans cet enfer. - Attention, un cadavre! - cria Basia en serrant ma main. Jenjambai, comme parcourue par une dcharge lectrique, quelque chose de noir, d'norme... Un cadavre de femme, gonfl et en partie carbo- nis tomb d'un camion. Un peu plus loin, un bras. Les camions rpartissaient les cadavres. Le quatrime crmatoire devait tre archiplein, et le troisime avait sans doute annonc qu'on finissait de brler le chargement. Les camions amenaient donc une nouvelle cargaison. Basia me regardait, avec des veux fous. - J'ai tellement peur, Krystyna. Tout se confond dans ma tte. - Calme-toi, encore un petit instant et tu vas tout oublier! Je disais cela, mais j'tais moi-mme terrifie. Un train arriva, amenant une nouvelle cargaison. Des centaines de chiens aboyaient. Nous entrmes dans le camp des Tziganes. Brusquement, une voix puis- sante, semblant venir du ciel, dit en allemand: - coutez, vous tous, vous allez la mort, on va vous assassiner! Nous tions frappes de stupeur. Au mme moment, un coup de feu re- tentit prs de nous. Nous nous jetmes terre. Je compris qui avait cri! C'tait le Posten. Il tait rest l, solitaire, pendant plusieurs nuits et, de son mirador, il avait tout vu. Environn de J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 170 - fume, en proie l'horreur incessante de cette vision d'enfer, il avait perdu tout contrle sur lui-mme et il avait cri. Nous inscrivmes les nouvelles sur les listes du camp et nous rentrmes Birkenau. Il y avait de la lumire dans la chambre des SS. Ivres, ils cas- saient des assiettes au son de l'accordon. Wiener Schnitzel ouvrit la fe- ntre et la musique pntra dans les baraques endormies. Lui, il soupirait et disait, d'une voix avine: - Eine schne Nacht haben wir heute, nicht wahr? Schn ist das Leben ! 2
L'enfer continuait. On excutait la norme car l'Arme Rouge appro- chait de la Hongrie et il fallait brler tout le monde. Budapest tait encore intact. Treize trains arrivrent en 24 heures. Aprs la slection effectue un rythme tourdissant, 20.000 personnes furent envoyes au crmatoire. Les cortges de la mort passaient sans arrt, sur tous les chemins menant tous les crmatoires. D'abord, la puissante voiture de Kramer, puis l'ambulance de la Croix Rouge qui apportait des botes de Cyclon, puis le Sonderkom- mando transportant du bois, et enfin, les condamns... Ils suivaient leur propre enterrement... Derrire eux, une certaine distance, les heureux, dsigns pour vivre. Tout se passait extrmement vite, comme dans une grande usine moderne. Les vieillards et les enfants disparaissaient dans les crmatoires, d'o des camions chargs partaient continuellement vers le Canada. Les femmes qui on laissait la vie entraient la Sauna, lgantes, bronzes, charmantes, bien coiffes... Elles en sortaient, rases, en robes rayes, avec une croix dans le dos et pieds nus. Les vtements qu'elles quittaient taient chargs sur des voitures et les hommes de la Sauna les tranaient au Canada, o, sans cesse, on triait, on pliait, on rangeait. Lorsque les baraques taient pleines, des camions arrivaient et emportaient les innombrables richesses vers l'invincible Troisime Reich. C'tait un vol organis de faon fantastique pour mettre la main sur tout ce qui pouvait alimenter d'une manire quelconque l'norme machine de guerre. Vol d'or, de diamants, de vtements, de vaisselle, de chaussures, de fourrures, de valises... Vol du travail humain jusqu'au dernier soupir, vol cls dents, des cheveux, vol du corps humain... On faisait travailler gratui-
2 ) Quelle belle nuit, n'est-ce pas ? Que la vie est belle? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 171 - tement les survivants dans les usines de munitions, on les employait au dblaiement des ruines, la construction de routes et de vois ferres. On leur donnait manger une fois par jour, uniquement pour qu'ils ne crvent pas et pour qu'ils puissent encore tre utiliss. Des dtenues dont les parents avaient t brls devaient nettoyer, laver, repasser leurs effets et les livrer aux magasins allemands. Les meubles, les tapis, les tableaux taient vols sur place, dans tous les ghettos d'Europe. J'eus parfois l'occasion de parler des dtenus du Sonderkommando. Ils me racontrent comment a se passait. A la sortie de la chambre gaz, c'tait le coiffeur qui oprait le premier: il rasait les cheveux. Un spcialiste du Sonderkommando, un dentiste, inspectait toutes les bouches et arrachait les dents en or. Avec les cheveux, on faisait des cordages pour les bateaux et avec la graisse humaine, du savon... Rien ne devait se perdre. L'Alle- magne hitlrienne tait une grande nation, conome et bien administre... Au grand tonnement de tout le monde, des libres se prsentrent au vestiaire. Rien que des triangles noirs, bien entendu. Elles taient dans le couloir, et ne croyaient pas leur bonheur. Je remarquai une femme d'aspect assez sympathique; elle portait la lettre E (Erziehungshftling) - une Polonaise. Je dcidai d'agir. Profitant d'un moment d'accalmie, je lui demandai si elle accepterait de se charger d'une lettre contenant des renseignements sur le camp et des pomes. Je la pr- vins que si elle se faisait prendre, c'tait la mort... - Je l'emporterai - dit-elle d'un ton rsolu. - Je fais partie de la rsistance et je considre cela comme un ordre. - Comment est-ce possible qu'on vous libre? Elle sourit d'un air rus: Mais moi, je n'ai pas t arrte pour a... Je suis ici pour march noir. Je sais ce que je risque, mais il faut que quelqu'un le fasse. Je lui serrai la main. Aprs avoir reu mon mot, on devait m'envoyer, de la maison, trois ufs durs, ce serait la preuve qu'il leur tait bien parvenu. La lettre serait cousue dans une jarretelle. Il fallait la remettre personnelle- ment, le plus rapidement possible. J'avais l'impression qu'il tait d'une im- portance capitale d'envoyer, ce moment, des renseignements prcis sur le camp. Je pensais que personne ne sortirait de l. J'crivis en toute hte des d- tails sur de petites bandes de papier de soie. Je dis le nombre de personnes gazes, je racontai la construction des crmatoires. Le papier lut cousu dans une jarretelle par la petite Ada. Le soir, en passant devant la baraque des hommes, j'entendis une mu- sique assourdie et des voix d'hommes et de femmes. Je regardai par les J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 172 - lentes, entre les planches. Wurm, le chef de l'Effektenkammer des hommes. un SS poli, autrefois ouvreur dans l'un des plus grands cinmas de Vienne, regardait quelque chose avec plaisir, en marquant la mesure avec son pied. Je passai la fente suivante pour mieux voir. J'aperus d'abord une jambe de femme, et ensuite toute la danseuse. Elle portait des bottines rouges montantes, laces. Elle n'avait pas plus de 17 ans. Mince, bien faite, che- veux bruns et visage malicieux. Elle tait vtue d'un corsage trs fin et d'une jupe courte, trs ample, borde de fourrure, qu'elle soulevait avec beaucoup de grce et elle tapait des talons sur un rythme de csardas... Au fond de la pice, Rolf, un dtenu, un Reichsdeutscher, qui souriait Wurm, d'un air complice et satisfait. Par la fente suivante, je jetai un coup il l'intrieur. Auprs de la table tait assis Herbert, un dtenu italien et Bedarf, un SS. Ils bavardaient. Un Juif hongrois, triste et maigre, jouait de l'accordon. La danseuse virevol- tait, une main sur une hanche et, de l'autre, elle imitait les castagnettes. Des jeux dans les coulisses. Des SS et des dtenus d'lite. Ils taient lis par une magie, qui mme ici, gardait un sens profond, celle de l'or. Ils avaient en commun un secret diabolique. Les dtenus organisaient l'or avec l'accord tacite des SS qui ne les fouillaient jamais. En change, ils demandaient des danseuses prises dans les baraques juives et une discrtion absolue. Rolf tait d'origine juive. Tous le savaient. Mais il portait l'insigne de Reichsdeutsch, ils taient donc l'abri. Herbert avait pass 8 ans dans les prisons et les camps. Il savait donc nager. Si l'occasion se prsentait de boire ou de voler de l'or, il fallait en profiter. Avec de l'or, on peut acheter tout le monde, vivre tranquillement, et devenir un homme comme il faut. Une meche de cheveux blonds retomba sur le visage blas de Bedarf. Il suivait les gestes de la danseuse d'un regard trouble, ivre. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 173 - III ON TRANSPORTAIT DU BOIS Un jour, Piri, une jeune Juive hongroise du Canada, vit sa mre partir pour le crmatoire. Elle s'y attendait depuis longtemps. A chaque nouveau convoi, elle cou- rait dans la rue principale pour voir si sa mre n'en tait pas, ce qui lui valait de nombreuses gifles de la Kapo Mancey. Elle avait mme rencontr une fois le Hauptscharfhrer, qui lui avait dit de retourner son travail. Piri travaillait la nuit. Mais elle ne dormait jamais dans la journe, guettant l'arrive de sa mre... Tout le monde se demandait quand elle se reposait. Un jour, par hasard, elle descendit de son grabat et sortit devant sa ba- raque pour rincer sa gamelle. Soudain elle regarda et, en hurlant comme une folle: maman, maman! elle se mit courir dans la direction du con- voi... L'une de ses compagnes l'arrta: - Calme-toi, Piri, demande au Hauptscharfhrer, il va gracier ta mre! Si tu vas l-bas, tu y resteras avec elle! Piri se dbattait, ne quittant pas sa mre des yeux... Certains mots de sa camarade avaient d la frapper, car elle demanda comme folle: - Le Hauptscharfhrer? O? Que dis-tu? O est-il? Il faut faire vite! Quelques amies de Piri se mirent sa recherche... - O est le Hauptscharfhrer? Il faut sauver la mre de Piri! L'avez- vous vu? Il est pass par ici avec Mancey. Il venait en effet d'inspecter la baraque 13. Il avait un sourire de satis- faction, le travail marchait bien... Qui sait? Il deviendrait peut-tre com- mandant du camp? On allait srement apprcier un travail aussi impor- tant... Piri s'approcha de lui et expliqua quelque chose en hongrois, en faisant des gestes. Le Hauptscharfhrer essayait de comprendre... Enfin une des camarades de Piri, parlant l'allemand expliqua: - Ihre Mutter hat... 1
Il comprit. - Eh bien! ma chre? Je n'y peux rien! Je suis le chef du Canada, pas du crmatoire! La route tait dj dserte. Piri regardait dsespre. Elle laissa tomber ses bras, baissa la tte et retourna sur sa coya.
- 174 - Elle se taisait. Pendant une heure, deux heures, elle ne rpondit pas aux questions de ses camarades. Brusquement Elle se leva, regarda dans la direction du crmatoire. La chemine fumait. Piri leva les bras et s'affaissa avec un cri terrible. A partir de ce moment, elle vint souvent chez nous. Elle cherchait, par- mi les photos, celle de sa mre. Elle nous montrait ces photos, nous parlait avec des gestes enfantins et en mlant des mots allemands au hongrois. Au dbut, nous essayions de la consoler. Puis nous cessmes de faire attention elle... Elle refusait de manger. Elle ne parlait pas. A la fin, nous nous habitumes voir Piri malheureuse. Personne ne remarqua quel moment ni sous l'influence de quel souvenir, elle se mit danser des csardas. Elle avait un sourire bizarre. - C'est trs bien Qu'elle soit devenue compltement folle - dit quelqu'un - maintenant elle ne souffre plus. Ctait vrai. Piri ne souffrait plus. Elle se mit manger gloutonnement et danser toute la journe. La jeune fille charmante et fine tait devenue une dmente l'instinct animal. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Piri tait en train d'excuter une de ses danses, habille de jupes multico- lores, qu'elle stait procures au Canada. Entra une Juive hongroise, une doctoresse. Elle nous raconta qu'elle tait alle ce jour-l Auschwitz-ville pour un interrogatoire. On tait venu la chercher le matin, on avait vrifi son numro et on l'avait emmene. Elle pensait tre envoye la mort et ne comprenait pas pourquoi elle y allait seule. On l'avait introduite dans une pice et on lui avait pos un tas de questions, trs bizarres. Un SS lgant l'avait prie de s'asseoir, en lui disant vous. et en. lui demandant. com- ment s'tait pass son voyage. Elle le regardait, tonne, sre que cette comdie allait bientt se terminer par des coups. Mais on lui expliqua po- liment qu'on voulait obtenir d'elle des renseignements. Avait-elle t bat- tue? Avait-elle souffert de la faim? Se plaignait-elle de quelque chose? Elle se taisait, bouleverse. Ils lui donnrent un papier remplir: matricule, localit d'origine, adresse prcdente, signature. On l'avait remercie et ramene au camp. - Ils sont en train de se prparer un alibi - dit Ada. - Mais quoi bon un alibi? - Ils sont capables de produire, aprs la guerre, des documents prouvant qu'ils n'taient pour rien dans l'extermination par le gaz. Ils ont commenc Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 175 - leur carrire par la mise en scne du procs du Reichstag. Sur qui vont-ils rejeter les responsabilits, prsent? . Ce soir-l, nous ne pouvions pas nous endormir. Oseraient-ils nier, une fois la guerre perdue? Et s'ils arrivaient effacer les traces de leurs crimes? Mais comment feraient-ils? Mme s'ils liquidaient tout le monde au camp, la femme qui s'tait charge de ma lettre, survivrait. Elle tait dj libre... Tranquillise, je mendormis. Tout coup, quelque chose de dur tomba dans notre chambre, par l'une des fentres grillages. Nous nous assimes sur nos lits, rveilles par le bruit. Nela descendit de son perchoir et se pencha sur l'objet... Nous la regardions, anxieuses. - Un ours en peluche! - cria-t-elle. Elle s'approcha de nous, un grand ours la main. - Qui a pu le jeter, la nuit? En mme temps, une tyrolienne, chante par un homme se fit entendre: Olla rio, lo ... - Wiener Schnitzel! C'est lui! - Quel imbcile! - dit Nela furieuse. Nous rveiller pareille heure! Il doit tre saoul! Wiener Schnitzel et un autre SS s'approchrent de notre fentre. - Et bien, Mdels 2 , vous dormez? Vous aurez le temps de dormir, une fois mortes! Tant qu'on est en vie, il faut en profiter! - Nous voulons dormir, allez-vous en - dit Nela, courageusement, avec son accent allemand si drle. Elle saurait que si le Hauptscharfhrer ou un autre chef apprenait cette incartade, le coupable serait envoy au front. - Que vous tes sottes, fillettes - continua Wiener Schnitzel. - Aussi sottes que votre chef! Nous tions stupfaites. tait ivre au point de se permettre de dire du mal de notre chef, en notre prsence? - Comme votre chef qui ne connat rien l'amour. Comment pourrait-il s'y connatre? Suivit une srie de comparaisons sales. L'autre SS se mit rire sous cape... Certaines dtenues aussi. Ce monologue trivial d'un SS ivre, avec, comme fond, la fentre grillage, n'tait pas quelque chose d'ordinaire. - Vous tes quand mme des aryennes - continua Wiener Schnitzel, avec emphase - le mme sang coule dans nos veines, le sang des gens nobles,
- 176 - sachant aimer, nicht wahr? Qui donc peut m'empcher de vous aimer? Vous, c'est autre chose, que ces verfluchte Jdinnen, de l'autre ct! - Lance-lui une chaussure - murmura Basia. Il continua encore longtemps monologuer, appelant des femmes par leurs prnoms. A la fin, Nela descendit de sa coya et ferma la fentre. Cela l'nerva. Nous entendmes qu'il sortait son revolver. Nous nous cachmes sous nos couvertures, effrayes. Il tira, en effet, un coup de leu en lair. Son copain, moins ivre que lui, lentrana. Je ne peux plus dormir! - gmit Czesia. Nous allmes aux cabinets, situs derrire la baraque, prs du crma- toire. La chaude nuit de juillet dployait ses charmes, malgr l'odeur infecte des trous bants, malgr les deux chemines du crmatoire, qui crachaient du feu. Czesia, svelte et gracieuse, tait devant les cabinets, avec sa che- mise de nuit bleu ple, hrite d'une Hongroise brle. D'un pas dansant, elle se dirigea vers les barbels du crmatoire. Nous chantonnions une valse. Czesia salua avec grce et annona: - Dans un instant, vous allez voir une danse moderne, une danse affran- chie, la danse du dtenu qui crve, la danse des chemines qui brlent. Elle se mit virevolter. Tour tour, elle plongeait dans les lueurs des flammes ou dans la lumire de la lune. Ses gestes taient suppliants et me- naants, brusques et lents, doux et vengeurs. Elle exprimait la nostalgie, la rvolte, la dtresse, l'espoir et la mort. A la fin, dans une ronde rapide, elle se recroquevilla lamentablement et clata en sanglots. - Jamais, jamais plus, je ne pourrai danser! Mme si je sors d'ici un jour, j'entendrai toujours en dansant les gmissements de ceux qu'on a assassins, mme dans le plus merveilleux jardin, toujours et partout, je sentirai l'odeur des cadavres. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Les jours passaient, des jours embrass, enfums, torrides, des jours de tension nerveuse continuelle et d'attente. Des jours assombris par la fume, des nuits embrases par le feu, de courtes lueurs d'espoir, de courts instants d'motion. Un colis, une lettre, un sourire, une parole de rconfort. Un potin suscitant la piti ou l'anxit. On avait ras une jeune fille qui parlait un homme, on avait fouill et trouv de l'or. L'amoureux d'une dtenue tait parti brusquement dans un convoi. Natacha, qui travaillait la cuisine des SS, racontait: Ils savent qu'ils sont fichus; ils ne cessent de parler d'une Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 177 - arme nouvelle, qui doit les sauver au dernier moment. Quelqu'un s'tait bless aux barbels et tait au Revier; un SS tait tomb amoureux d'une Juive du Canada. Il venait la voir tous les jours et lui expliquait qu'il n'tait pas coupable. Un autre SS avait battu une Franaise, dans la mme ba- raque, une dtenue avait reu une bouteille de graisse d'oie. Dans la ba- raque 8, quelqu'un avait trouv un diamant d'une grande valeur, cousu dans un manteau et cherchait l'changer contre une pomme pour sa sur ma- lade, qui ne pouvait manger que des fruits. Pendant ce temps, la norme tait excute: 20.000 par jour. Mohl t- lphonait partout, fonait sur sa moto. distribuait la matire premire. Des camions emmenaient des cadavres moiti carboniss. Prs des cr- matoires, des files attendaient leur tour... L'ambulance de la Croix Rouge transportait le Cyclon. Au cours du travail, on apportait des amliorations. Auparavant, dans les vestiaires, les gens se dshabillaient et allaient soi- disant au bain ( la chambre gaz). Des milliers de chaussures, jetes la hte dans les voitures, se perdaient et on avait du mal reconstituer les paires. On ordonna donc aux gens d'attacher leurs chaussures avec les la- cets, pour qu'elles ne s'garent pas. Et les gens attachaient soigneusement leurs chaussures. Au vestiaire, on leur remettait un numro. Il arrivait que quelqu'un vienne en rclamer un autre, parce qu'il avait perdu le premier. Une fois le gaz lch, ils commenaient comprendre. Ils couraient alors comme des fous vers la sortie, mais au lieu d'une porte, ils trouvaient un mur blind. Celui qui se trouvait loin du grillage par o arrivait le gaz souf- frait plus longtemps. Normalement, l'agonie durait de cinq huit minutes. Les corps retirs de la chambre gaz, entremls et convulss, prouvaient que les souffrances devaient tre terribles: morceaux de chair mordue, yeux sortant des orbites, doigts casss... Parfois, certains convois pressentaient quelque chose et rsistaient avant d'entrer dans la chambre gaz. Il suffisait que quelqu'un crie, que quel- qu'un comprenne soudain, pour qu'aussitt cette psychose gagne la foule. Dans ce cas, on lchait des chiens spcialement dresss. Les chiens, en mordant, semaient la panique et arrivaient chasser le troupeau vers l'entre de la chambre gaz. Un jour, aprs l'ouverture de celle-ci, les hommes du Sonderkommando entendirent pleurer un bb. Bien qu'habitus aux scnes les plus atroces, ils frissonnrent d'pouvante. L'enfant avait survcu, car, pendant qu'on lchait le gaz, il ttait sa mre, et ainsi, le gaz n'avait pas pntr dans ses poumons. On appela Mohl qui, furieux, lana l'enfant vivant dans le feu. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
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Un autre jour, une Juive hongroise assez ge arriva avec un convoi. Son fils travaillait au Sonderkommando. Dans l'enceinte du crmatoire, la mre l'aperut. Elle s'lana vers lui, heureuse. Le fils, qui s'attendait de- puis longtemps la voir venir, plit. Elle lui demanda ce qu'elle allait de- venir. Il rpondit qu'elle allait se reposer.- - Mais d'o vient cette odeur bizarre? - Des chiffons brlent! - Et pourquoi sommes-nous ici? - Pour prendre un bain! Le fils donna sa mre une serviette et un morceau de savon et il entra avec elle. Ils disparurent tous deux dans la chambre gaz. Il y eut des milliers de cas macabres, de rencontres tragiques, de scnes bouleversantes. Il ne se passait pas de jour, sans qu'un tmoin nous rap- porte de semblables nouvelles. Tout tait possible au camp, sauf la libert. La libert s'loignait chaque jour davantage. Les bonnes nouvelles du front n'arrivaient plus nous drider. Toujours la mme pense: on ne sort pas de l'enfer. La phrase: lorsque je serai chez moi, provoquait des regards chargs de piti... On informa 300 hommes du Sonderkommando qu'ils allaient partir en convoi... C'tait donc la fin! Depuis longtemps, ils attendaient cet instant avec angoisse, mais ils ne se laisseraient par faire, non! Ils se rvolteraient, ds qu'ils arriveraient dans un autre camp, ou mme ici, la gare... Ils se concertrent. Ils envoy- rent de petits papiers dans le camp, pour annoncer quils partaient la nuit, mais qu'ils allaient se rvolter, et qu' aucun prix ils ne se laisseraient brler ni tuer! Cette nouvelle fit le tour des baraques. On leur dit d'aller Auschwitz, la Bekleidungskammer, pour changer de linge et de vtements. Ils passrent devant nos fentres en chantant. Finies enfin l'attente et l'incertitude. Finis les cauchemars et les souf- frances, dans la fournaise infernale. Ils savaient maintenant qu'ils devaient mourir et qu'ils pouvaient encore agir. Les SS ne les auraient pas... Eux, ils connaissaient trop bien les mthodes hitlriennes... Ils entrrent au vestiaire d'Auschwitz en plaisantant. La porte se ferma et on envoya le gaz dans la baraque... Les hitlriens eurent raison mme du Sonderkommando, si exprimen- t... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 179 - Religieusement, je dfis mon colis. Je regardais le moindre petit papier par transparence. Dans l'un, un uf. Je le montrai Basia, trs fire. - Tu vois, comme on sait bien emballer, chez moi! Basia regarda uf, sauta en l'air, m'embrassa et chuchota: - Un uf dur! Continue donc chercher! As-tu oubli? En effet je trouvai encore deux ufs durs. La lettre leur tait parvenue, ils savaient! - Krystyna, comprends-tu ce que cela signifie? - dit Basia, heureuse. - Cela veut dire que, mme si nous prissons toutes, 1 e mo n d e s a u r a ! _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
J'appris que le Kommando des menuisiers travaillait Birkenau. Des hommes d'Auschwitz! Je commenai crire Andrzej. Je lui dis que c'tait ma premire journe d'espoir au camp, car je savais que les miens taient au courants. J'crivais quelqu'un d'irrel, de lointain, la rencontre au bord de la Sola me paraissait invraisemblable. Tania entra dans notre bureau et me fit signe de sortir : - Qui est-ce? - demandai-je. - Un inconnu, il attend derrire la troisime baraque, vas-y, mais fais at- tention, ils sont furieux aujourdhui. Andrzej tait derrire la baraque. Il m'expliqua: - Vois-tu, un an s'est coul depuis notre rencontre, il fallait que je te voie. J'ai russi passer comme menuisier. C'est un grand risque, car on me connat bien, au camp. Mais j'ai quelque chose d'important te dire - Il hsita je n'aurai peut-tre plus l'occasion... je... Il se tut. Je compris. Il allait tenter de s'vader. - Es-tu sr de russir? Je me rendis compte que ma question tait stu- pide. - Je n'en sais rien, mais je n'en peux plus, aprs tant d'annes. Il me semble qu'ici c'est tout aussi dangereux... J'ai une occasion, j'en profiterai. Si je russis, je tcherai de voir les tiens, sinon... - Sinon? - Alors tu me vengeras, peut-tre auras-tu plus de chance que moi... - Et si tu m'emmenais avec toi? Je suis prte, je peux me procurer une robe et mes cheveux sont longs. - Hlas! c'est impossible. Je suis avec un copain, nous partons aujour- d'hui mme. Adieu Krystyna! Nous nous reverrons dans une Pologne libre ou jamais! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 180 - Il jeta un coup il autour de lui, sourit et se sauva vers la porte du camp, o il rejoignit le Kommando des menuisiers. Il se retourna encore une fois. Debout ct de la baraque, je regardai longtemps les uniformes rays... Le soir, aprs l'appel, retentit la sirne. Je serrai la main de Basia. Elle me regarda, tonne. - Qu'est-ce que tu as aujourd'hui, tant mieux s'ils s'vadent! Le lendemain, les menuisiers revinrent, mais sous bonne garde. Pour- tant, l'un d'eux russit faire passer un mot. On a rattrap Andrzej, mon ami, au dernier poste de garde. Prvenez Krystyna. L'autre copain a russi passer... Andrzej a reu cinq balles. Son corps sera brl aujourd'hui. Les trains sifflaient sur le quai. Je rentrai lentement dans ma baraque en dchirant le petit papier... Il n'y aurait donc plus jamais d'Andrzej.... Pas de rencontre dans une Pologne libre. Depuis quelques jours, il y avait une accalmie dans l'arrive des convois hongrois. Devant la baraque, quelques petites Tziganes se bagarraient avec le plus jeune dentre eux, l'envoyaient dans un foss, criant los, ab, avec des mines froces. La petite victime, noire de boue, essayait de leur chap- per, se dbattait, criait tue-tte. Nous tions au camp tzigane. Nous recevions de nouveaux arrivants, un petit groupe de Tziganes allemands... Je m'approchai des enfants. - Que faites-vous? - Nous jouons. - A quoi? - A brler les Juifs! Cette mme nuit, le 1 er aot 1944, on brla tous les Tziganes de la vovodie de Biaystok, les Tziganes allemands, les petits enfants qui jouaient brler les Juifs et les belles filles lances, au teint mat qui taient si joyeuses. tant donn que les Tziganes taient inscrits et avaient un Matricule, on ordonna de les porter comme morts, la date du le, aot. Cette mesure idiote provoqua l'indignation gnrale... Qui donc pourrait croire que 5.000 Tziganes taient dcds le mme soir de mort naturelle? On imagina un autre alibi, encore plus stupide. On prit au hasard 20 mdecins polonais et juifs qui travaillaient cette poque au camp tzigane et on leur dclara qu'ils taient coupables d'avoir propag une pidmie parmi les Tziganes. La maladie rappelait la peste... Nous avions en effet entendu parler de cette maladie bizarre. Les mdecins Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 181 - responsables de la propagation de ce flau qui risquait de s'tendre au reste du camp, furent envoys la Strafkompanie. Aprs cet intermde, nouvelle accalmie. De partout, des nouvelles: l'Arme Rouge approchait de Varsovie, occupait la Hongrie (ce qui nous expliquait l'absence de convois hongrois). Sur tous les visages, une ombre d'espoir et de joie. Quelques jours de pluie rafrachirent l'atmosphre sature de l'odeur de cadavre, puis, ce fut nouveau la chaleur... Sous la cuirasse d'abrutissement renaissait en nous la nostalgie de l'es- pace, des rivires, des douces pentes des montagnes... Aprs le calme, qui dura quelques jours, la pluie vivifiante, les bonnes nouvelles, on commen- ait croire au salut. C'tait peut-tre la fin des crmatoires. Nous es- sayions de nous persuader que si leur travail avait t interrompu au mo- ment o l'on avait atteint un tel rythme, c'tait, sans doute, parce qu'on n'avait plus personne brler... Des Hongroises, demi-nues, partaient en convois pour dblayer les ruines. Elles passaient par la Sauna de Birkenau pour le dernier pouillage. Elles mendiaient des chiffons pour cacher leur nudit. Elles regardaient nos fentres, les unes en pleurant, les autres d'un il d'envie. Elles grattaient leurs ttes rases. Leur beau linge, leur satin fleurs, leurs soieries quit- taient le Canada, par wagons entiers, pour aller rconforter les Gretchen attristes. Dans la chaleur touffante du mois d'aot, le bruit des camions chargs de bois se fit entendre. Derrire ces camions, le Sonderkommando, trans- portant aussi du bois. Nous allmes au camp des femmes. Le long de la route, des tas de bches soigneusement empiles... - On doit les prparer pour nous! - La mme ide nous vint toutes... L'avant-got de la mort nous revenait... Tout tait nouveau sombre, confus, tout perdait son sens. Le bois et la mort; la mort, cause du bois, le bois, donc la mort... Maryla, une Juive polonaise vint dans notre Block et, dans le lourd si- lence, elle nous lut un beau pome de Wygodzki : On apporte du bois, on apporte ... Je ne compris pas les mots. Ils taient la mlodie de mauvais augure de la mort qui approchait inluctablement. On avait brl la femme et la fille de Wygodzki. Il restait couch dans sa baraque et crivait des pomes... On apporte du bois, en apporte ... Maryla lut ces vers, qui confir- maient nos pressentiments, notre peur et notre dtresse impuissante. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 182 - - Cesse de lire! - cria Czesia, trs nerve. - Je vois bien qu'on apporte lu bois. Il est fou ce pote... Je me de mande s'il continuera crire dans la chambre gaz! - Mais Czesia !... - J'essayai de la calmer. - Oui, je sais, a te plat toi, me sur!... Mais moi, je ne veux pas couter cela, je veux vivre! Quand je serai libre, je lirai des posies, ici la prose est si effroyable! En libert, je lirai des romans d'amour, j'couterai de la belle musique! Ici je ne veux entendre ni l'accordon de Bolek, ni les tangos sentimentaux au pied des chemines, ni la posie qui parle du bois servant brler des gens. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 183 - IV VARSOVIE ARRIVE Nous nous couchions et nous nous levions dans une attente anxieuse. Nous ne pensions plus aux bains de mer, ni aux excursions en montagne. Mieux valait ne pas rver... Je reus un mot de Wacek: - Krystyna! Le 1 er aot, l'insurrection a clat Varsovie. A l'ouest, les allis avancent en Allemagne. L'Arme Rouge occupe la Hongrie. Mein Liebehen, was willst du noch mehr? Au mme moment, Basia arriva, trs ple. Elle s'cria: - Varsovie dbarque! Qu'est-ce que cela signifiait? Nous ne pouvions pas le croire. Quelle Varsovie? Les insurgs? Les civils? Pourquoi? Depuis longtemps, nous avions admis l'ide que nous tions des crimi- nelles. On nous avait amenes l la suite d'affaires suspectes... mais nous ne pensions pas qu'on puisse y voyer la population civile. impossible!... C'taient srement des Hongrois! Basia, dont la mre et la sur taient Varsovie, s inquitait, cherchait savoir... Je grondai Basia, qui rptait des nouvelles idiotes, incertaines. Il fallait avoir un peu de jugeote. On se battait Varsovie. Wacek me l'avait crit. Comment les Varsoviens peuvent-ils tre dj l? Nous pensions qu'on allait amener le monde entier... - Les voil - dit Nela, interrompent mon discours. Nous courmes devant la baraque. Les gens du convoi venaient dans notre direction. Nous attendions. D'abord des femmes avec des baluchons sur le dos. Oui. C'tait Varsovie. Inutile de le demander. Des regards effrays et un murmure. - O sommes-nous? - A Auschwitz. - Jsus! Marie! - cria l'une d'elles, en larmes. - C'est ici que mon fils est mort!... - C'est vraiment Auschwitz? dirent quelques-unes. - D'o tes-vous? demandions-nous. - De la Place Narutowicz, de la rue Grjecka - Et l'insurrection? - Vous ne savez donc pas que Varsovie n'existe plus? Qu'est-ce qu'elle racontait, cette idiote? Elle exagrait! En 1939, on di- sait la mme chose... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 184 - Les suivantes... Toutes donnaient les mmes nouvelles.. Plus de Varso- vie, un monceau de ruines, rien d'autre! Basia scrutait la foule, fixait chaque visage, la recherche des siens. - Je pressentais qu'il arriverait un malheur - chuchota-t-elle en observant les femmes qui passaient, - je me faisais du mauvais sang peur eux, qui se battaient, pendant que nous restions l, inactives. Maintenant les voil! Comment est-ce arriv! - Comment pouvons-nous le savoir? Nous sommes coupes du monde depuis deux ans... - Je sais une chose, dit Basia avec conviction. A peine a-t-on une lueur d'espoir, qu'on reoit aussitt un coup sur la tte. Aprs avoir tant rv de Varsovie, nous la voyons venir nous! Des gens bannis, puiss, perdus! On tait l soupirer, rver... Et la voil, la Place Narutowicz... Les voil nos mres et nos surs qui iront dans les baraques pleines de poux... Nous voulions Varsovie? La voil! - Mais Basia, peut-tre n'est-ce pas si terrible! Ce n'est qu'un quartier. Les autres continuent se battre. Ceux-ci ont peut-tre fui... Ensuite des hommes, rien que des hommes gs. Je cherchais mon pre, qui se trouvait cette poque Varsovie.. S'il tait l, il faudrait lui procu- rer un cache-nez immdiatement. Je savais que c'tait idiot, mais je pensais sans cesse au cache-nez... Quelle btise! C'tait le mois d'aot, il ne tien- drait mme pas un mois, quoi bon un cache-nez? J'aperus quelqu'un qui me rappelait mon pre, je m'approchai. Non! simple ressemblance, heureu- sement, mais ce n'tait que le dbut du convoi. - Va-t-on nous brler? - nous demanda un monsieur trs poli. Il avait d entendre parler d'Auschwitz. - Quelle ide! On ne brle que les juifs. Ce convoi comprenait 4.000 personnes, dont 1.500 femmes. On les conduisit dans les baraques du Canada. Elles s'y couchrent, regardant avec mfiance tout nouveau visage. Nous disposmes des tables dans la Sauna et nous commenmes re- cevoir Varsovie. Des femmes fatigues, hbtes, mfiantes, s'approchaient et dclinaient leur identit. Elles se succdaient sans arrt et la file tait longue au dehors. Le soir arriva, la nuit tomba. Nous avions le gosier sec, la langue pteuse, la tte douloureuse force de rpter toujours les mmes questions, d'couter les mmes plaintes: Quel malheur! Pourquoi souffrons-nous ainsi, qu'avons-nous fait? - Vous n'avez rien fait, vous tes Polonaises, a suffit, il faut expier ce crime! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 185 - Je tentai de reconstituer l'histoire du soulvements, d'aprs 'les soupirs et les plaintes... Le premier aot, aprs-midi, des sirnes. Personne n'tait au courant. Je dis mon fils: Descends la cave - mais il se moquait de moi. Maman, si je dois mourir, je mourrai partout. Mon mari est tomb aussi... ma fille est reste, elle est agent de liaison. Moi, je me trouvais Okcie, impossible de passer, ils sont venus et nous ont emmens travers la ville morte... Les maisons brlaient, des cadavres partout... Ah! vous ne pouvez pas savoir! - Nous savons bien ce que c'est que les cadavres. La suivante! - Votre nom, s'il vous plat! Madame - demandai-je connaissez-vous le 52 rue Narbutta? - Oui, toute la maison est en ruines. - Et le n 68 rue Filtrowa? Avez-vous remarqu quelque chose? Au deuxime tage habitait Madame Wojciechowska. - Pourquoi posez-vous toujours les mmes questions Vous ne comprenez pas que Varsovie n'existe plus? - Non, je ne comprend pas. - Et Leszno? - demandait Basia toutes celles qui passaient. - Tout Leszno brle. - Il vaut mieux ne plus poser de questions - dis-je Basia. - Laisse tom- ber, ne leur parle plus, suppose que c'est un convoi italien. On ne peut pas couter ce qu'elles racontent. - Vite, la suivante! Rpondez! s'il vous plat, vous pourrez ainsi vous coucher plus tt! Votre nom? - Moi, je ne suis pas presse, j'ai le temps dit une grosse bonne femme en haussant les paules. - Comment? En voil une faon de parler... Je suis une dtenue comme vous! - Justement, je n'en suis pas une, moi, - rpondit-elle, provocante. - Nous serons relches, car nous sommes innocentes, tandis que vous, vous tes coupables. Moi, on me librera, mon frre est un Volksdeutscher... Au diable, ce soulvement! Je fis signe Basia. Il fallait lui donner une leon. - Si vous avez un frre qui est Volksdeutscher, c'est tout diffrent, il fal- lait le dire tout de suite. La femme sourit de satisfaction. - Mon fianc aussi est Volksdeutscher, il est dans l'arme... - Si c'est ainsi, - je parlai avec une politesse affecte, - dshabille-toi vite. Enlve tout. Tu comprends le polonais? Tu prfres peut-tre que je te parle allemand? La femme s'nerva, cherchant de l'aide autour d'elle. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 186 - Je me levai solennellement, je serrai les dents et je dis: - Au nom du pouvoir allemand, je t'ordonne de te dshabiller immdia- tement! La femme se taisait. - D'o sortent-elles? - dit Basia tonne. Nela nous expliqua que plusieurs d'entre elles avaient hiss le drapeau blanc en signe de soumission. Elle nous montra l'appel allemand: Ultima- tum la population de Varsovie... 1. La population doit quitter la ville, en direction de l'ouest, des mouchoirs blancs la main. Une femme, voyant que nous lisions l'appel, nous expliqua: - Moi, je n'ai pas hiss de drapeau blanc, on m'a sortie de force de ma maison. Certaines pleuraient, d'autres invectivaient, les Allemands ou les insur- gs, on ne savait pas. Il y avait en elles un mlange dhrosme et de lche- t, de fatigue et de rsignation. Nous ne comprenions rien. Nous tions crases par l'ampleur de la tragdie. Aprs avoir remis leurs affaires, des civiles varsoviennes, nues, se grou- paient l'entre des douches... Je jetai sur les vieilles femmes un regard de dtenue exprimente. Elles vivraient peut-tre quelques semaines. Tout dpendait de la baraque qu'on leur assignerait, du temps que dureraient les appels. Les jeunes iront travailler. Une femme ge pleurait. Elle avait perdu son dentier. Comment pour- rait-elle manger, dsormais? Nous retournmes fond une quantit de sacs et, finalement, le dentier fut retrouv. Je le donnai la vieille femme. Quel service insignifiant, au milieu de cette tragdie... J'essayais, malgr tout, de me persuader que j'avais' fait quelque chose de louable, que j'avais contribu attnuer ce malheur de proportion cosmique! Plus de Varsovie, plus de famille, tous taient derrire les barbels... Tout se confondait de plus en plus et s'embrouillait... Varsovie passait devant nos yeux, comme dans un kalidoscope... Encore quelques sil- houettes amaigries, prs du mur, il fallait encore rpter les paroles ri- tuelles. Votre nom, votre prnom, dshabillez-vous ... Dans la lueur grise du jour naissant, les Varsoviennes attendaient l'appel du matin, en rangs, par cinq. Finies les bombes, les obus. Finies les barri- cades et la lutte. Maintenant la faim, les poux, le froid, et la nostalgie de la libert... Les mots de l'ultimatum la population de Varsovie semblaient une rail- lerie: Tous, hommes et femmes capables de travailler auront du travail et Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 187 - du pain, tous les malades, les vieillards, les femmes et les enfants, recevront gte et des soins mdicaux. - Pauvre Varsovie! - dit quelqu'un. - Ils vont s'habituer, comme nous! - lana une autre. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le convoi de Varsovie avait apport des livres. Les Varsoviens n'avaient pas voulu abandonner ce quoi ils tenaient le plus. Dans leur hte, ils avaient pris mme des livres. Nous repchmes des volumes, d'une valeur inestimable pour nous, au milieu des divers souvenirs enfouis dans les sacs... Nous considrions ces livres comme la proprit de tous. Et sans nous tre concertes auparavant, chacune de nous mettait de ct le volume qui lui tombait sous la main. - J'ai Zmory (Les Cauchemars) - dit Ziutka, l'une des plus sympa- thiques de notre Kommando - nous les lirons ce soir. Je la regardai avec tristesse. - Quand aurons-nous le temps de lire, si Varsovie commence seulement arriver... Nous travaillerons des nuits entires et nous couterons sans cesse Plus de Varsovie ... Nos parents vont arriver... - Ne rouspte pas. Tu sais bien que tout passe. Nous lirons encore des livres et nous rirons, mme si Varsovie brle. Tu sais bien qu'on peut ou- blier mme les choses les plus terribles... Varsovie avait aussi apport de l'argent. Le lendemain de l'arrive du convoi, nous repoussmes les tables dans toutes les salles de la baraque, nous nous installmes par terre et nous versmes des centaines de milliers de zlotys... Nous les classions, nous les comptions. De mauvaise humeur, Basia lana les billets en l'air .. ! - Des ordures! - dit-elle - des ordures, rien d'autre... Et avant, mon Dieu, qu'est-ce qu'on ne pouvait pas acheter pour un billet comme celui-l ! Comme il fallait peiner pour le gagner... A prsent, je dois encore les compter, toute la richesse de Varsovie bannie est l... Je la regardai effraye... Elle se leva brusquement et donna un coup de pied dans le tas de billets bien rangs... - Je ne les compterai pas, ils n'ont qu' le faire eux-mmes... En chancelant, elle passa au milieu des billets pars, ouvrit la porte et es- saya d'aspirer l'air frais. Nous courmes vers elle. Basia chancela et tomba dans mes bras. - Je n'en peux plus... Il n'y a plus de Varsovie, Krystyna, je n'en peux plus, sauve-moi ! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 188 - Nous la transportmes dans le Block... Les termes de lultimatum nous revenaient: La population polonaise sait que l'arme allemande lutte seu- lement contre le bolchevisme. Basia pleurait, elle frlait la crise de nerfs... elle murmurait des paroles entrecoupes: - La fin du monde, il n'y aura plus rien, Varsovie, des ruines, maman, la fin, la fin... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Il y avait un million et demi de zlotys. Il nous fallut plusieurs jours pour les compter. Notre chef tait visiblement content... Nous nous attaqumes ensuite aux bijoux remis par les Varsoviennes... Des broches, des bagues, des colliers, des chanes couvraient la table. Wanda qui les inscrivait dans un gros registre n'avait mme pas le temps de les regarder, mais parfois elle n'y tenait plus: - Quelle pierre magnifique, quel clat, quelle couleur! disait-elle. - Je me demande pourquoi je les inscris, elles ne les reverront jamais! Nous transportmes de lourdes caisses de bijoux dans la salle de dpt. Nous plaisantions Wanda qui tait si riche. Elle riait et disait qu'elle tait compltement abrutie, et que, la nuit, dans son sommeil, elle rptait en allemand: un collier, un bracelet, une montre, une bague... Notre Kommando, cette poque, se transformait en muse. J'allai dans la pice o taient dposs les papiers d'identit... Des photos, des albums, des lettres, des journaux intimes... Je pris la premire carte venue: Andrzejewska, 60 ans. Avec ses papiers, la photo d'un jeune homme lunettes, signe: Jerzy Andrzejewski... Ce nom me rappelait quelque chose... serait-ce l'auteur du livre: ad serca qui m'avait tant plu autrefois? Cette femme devait tre sa mre. Je m'approchai de Nela et lui montrai la photo. Elle comprit: - Il faut l'aider, c'est la mre de l'crivain, n'est-ce pas, Krystyna? Un instant aprs, on avait trouv un pull, des bas... - Je les lui porterai moi-mme - dit Nela. J'ouvris l'un de ces journaux, crit en caractres minuscules. Je dchif- frai difficilement les mots effacs, tracs au crayon: 20 aot 1916. Nous partons pour le front. Aujourd'hui, j'ai trouv nouveau des poux... Et dire qu'Antos avec son rgiment pourrait tre tout prs d'ici. J'ai l'impression que ma dernire heure est venue, on tire sur notre convoi. Maman, sois courageuse, dis Antos, s'il revient ... Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 189 - Le journal tait interrompu cet endroit, quelques pages blanches et plus loin la mme criture: J'cris beaucoup d'annes plus tard, 1944. Je soigne des blesss Mokotw... Toutes les maisons brlent, autour de moi, il fau- dra se sauver bientt ... et plus loin: On nous a emmens de force, nous partons dans une direction inconnue ...
Je regardai les photos de l'auteur du journal. Une amazone cheval, une jeune infirmire au milieu de soldats, un enfant, un beau jeune homme, et la ddicace. A ma bien-aime, pour toujours, Antos. O avais-je vu, rcemment, la mme chose? Je me rappelai avoir trouv dans la rue du camp la photo d'un Juif hon- grois, avec une ddicace analogue, mais en allemand... Pendant la guerre, Auschwitz, je me laissais attendrir par des photos. Quel non-sens, de s'attacher des souvenirs! _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Nous organismes une collecte de pain pour les Varsoviens. Nous leur donnmes notre dner, nous ne savions comment les aider pour leurs pre- mires expriences, les pires. Nous risquions gros, en nous promenant le soir, au milieu des hommes, avec des cruches de caf noir. Les jeunes gars de Varsovie avaient perdu ici beaucoup de leur bra- voure. Impuissants, ils regardaient les barbels... - Pas question de s'vader, avec ce courant haute tension dclara rso- lument un gamin. - N'essaie pas de franchir les barbels, car mme si tu y arrivais, le camp s'tend bien au-del, on te rattraperait. Pas moyen de fuir... Le gamin essuya furtivement une larme et dit sa mre qui tait prs de lui: - Ne t'en fais pas, Maman, mme ici, on peut vivre, tout ira bien, tu ver- ras, c'est nous qui allons bientt les entourer de barbels... Varsovie pouille s'en allait dans sa baraque... Nous emes tout juste le temps de compter leur argent, de comprendre l'horreur de la situation, et le convoi suivant arriva. De nouveau, nous cherchmes des parents, des connaissances dans la foule; nous nous promenions au milieu des gens couchs par terre et nous leur posions des questions. Avec le deuxime convoi arrivrent plus de journaux. Nous commenmes voir clair, comprendre la tragdie et la folie du soulvement. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 190 - Les gens de ce convoi taient plus excits, plus tristes; certains cepen- dant taient contents d'tre l. Ils pourraient enfin respirer, aprs la fusil- lade... Nous recommenmes les inscrire la nuit et compter l'argent, le jour... Les parents d'une de nos camarades arrivrent. Tous pleuraient, lors de cette rencontre. En fouillant dans les papiers d'identit, nous trouvmes la lettre d'un pre, qui suppliait les Allemands de lui rendre son enfant... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
La vie normale revint. Dans la journe, il y eut des dportes d'Italie, qui riaient sans raliser le moins du monde en quel lieu elles se trouvaient. On amena quelques partisanes yougoslaves. Elles taient dignes, coura- geuses, leur attitude nous en imposait. Elles savaient bien ce que c'tait qu'Auschwitz, et pourquoi on les y avait amen. Arrivrent aussi des femmes de la prison spciale de Mysowice, heu- reuses de ne pas avoir t condamnes mort. Elles taient encore sous l'impression des terribles interrogatoires, de la prison lugubre et de la mort de leurs camarades. Ples, puises, elle contrastaient avec les Italiennes bronzes et pleines de la joie de vivre... Un jour arriva, avec un convoi de Vienne, une Juive de. 70 ans environ. Au dernier moment, notre chef, Wurm, la fit sortir du rang de ceux qui taient dsigns pour la chambre gaz. Il introduisit la vieille femme ton- ne dans son bureau et lui dit de s'asseoir. Elle ne savait pas o allait la colonne quelle avait quitte, elle ne savait pas qu'elle avait vit la mort... - Je vous connais - lui dt Wurm vous tes social-dmocrate. - En effet, je suis depuis 40 ans au, parti. comment me connaissez-vous? - Par vos confrences. - Vous avez donc... Mais que faites-vous ici, sous cet uniforme? Wurm sourit, gn et se justifia: - En tant que Viennoise, vous devez savoir, que dans une famille autri- chienne sur deux, il y avait autant de partis reprsents que de membres de la famille. Un de mes frres tait social-dmocrate, un autre communiste et moi, national-socialiste. Ses compagnes brlaient, tandis que, dans le bureau, la vieille femme s'entretenait amicalement avec le SS. - En ce moment, il y a peu de familles o vous trouveriez encore des na- tionaux-socialistes convaincus. Je compatis avec vous qui tes aveugl par une idologie aussi troite... Mais puisque ce systme vous convient, Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 191 - puisque vous y collaborez mme activement, ce seront peut-tre les vne- ments et l'issue de la guerre qui vous convaincront... La vieille femme parlait calmement, avec un sourire aimable... - Vous continuez militer, votre ge? - dit Wurm avec indulgence. - Vienne a-t-elle beaucoup souffert? Il y a longtemps que je n'ai pas eu de permission. Elle parla du bombardement de Vienne et de la vie dans celle ville. Ils avaient des connaissances communes, ils avaient habit le mme quartier. Tout coup, Wurm sortit sans dire un mot. On nous ordonna de fournir des vtements la Juive. Un bouton manquait au manteau qu'elle reut. Elle demanda qu'on le lui recouse, car a faisait nglig... J'clatai d'un rire presque hystrique, Basia m'imita. La vieille femme ne comprenait pas pourquoi. tait-ce si drle de vouloir paratre soigne? Tania, furieuse, s'approcha d'elle: - Savez-vous quel aurait t votre sort, si vous n'aviez pas, par hasard, rencontr Wurm? Savez-vous o sont vos compagnes de voyage? - Je ne sais pas, je pense qu'elles sont alles au bain. Tania baissa la voix: - Avez-vous entendu parler des crmatoires et des chambres gaz? - Oui, mais je n'y crois pas. - Vous, une militante claire de la social-dmocratie, il faut que vous sachiez que c'est vrai - dit Tania furieuse. - Pourquoi avez-vous ri? Parce que vous rclamez un bouton, alors que vous devriez fuir d'ici, ds qu'on ouvrira la porte... Nous observions la femme ge qui nous paraissait exceptionnellement matresse d'elle-mme. Aprs rflexion, elle rpondit: - Il est possible que ce soit vrai, mais puisque je vis encore, je veux ce bouton et je ne trouve pas cela drle. Avec un geste solennel, Tania lui remit un norme bouton. - A la social- dmocratie autrichienne, de la part des communistes russes, en souvenir. A notre tonnement, un Posten vint chercher la femme et l'emmena hors du camp. Wurm lui tendit la main au passage et lui souhaita bonne chance. Basia me poussa du coude: - Est-ce que tu comprends quelque chose. Moi pas. O va-t-elle et pour- quoi? Est-ce parce qu'il la connaissait que son sang juif et sa race ont chan- g? . D'autres petits convois arrivrent d'Allemagne, en particulier des parti- sans franais, des petits gars de Dachau. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 192 - Un groupe mystrieux d'officiers suprieurs russes arriva galement. L'un d'eux, barbu avec un visage extrmement intelligent, attira notre atten- tion Ils passrent devant nos fentres, sans insignes, sans ceinturons, fiers et dignes. Ils savaient qu'eux, prisonniers de guerre, avaient t amens ici au mpris de toutes les lois internationales. Les femmes russes, inquites, suivaient du regard leurs compatriotes. O les emmenait-on? Qu'allait-on faire d'eux? Seraient-ils fusills? Natacha, Tania et les autres les suivirent en cachette, de loin. Prs de la Sauna, un moment d'anxit. Iraient-ils gauche ou droite? Mais ils entrrent la Sauna. Nous poussmes un soupir de soulagement. A la Sauna, il y eut un pisode unique dans les annales du camp. L'un des officiers ne permt pas qu'on lui rase la barbe. On appela un SS qui ordonna d'excuter l'ordre, sance tenante. - Tu ne le feras pas - dit l'officier russe. - Et comment oses-tu me tutoyer et me refuser les honneurs auxquels j'ai droit? Garde--vous, imbcile hi- tlrien, devant un gnral sovitique! Le SS interloqu salua et se sauva. Personne n'intervint. On laissa leurs cheveux et leurs barbes au gnral et ses compagnons. Nous connaissions bien le sort des milliers de prisonniers de guerre russes, affams et maltraits. Cet vnement mut le camp. - Le front se rapprochait, ils avaient peur disait la rumeur publique. Mais pourquoi avaient-ils entass tant de bois? Dans les baraques du Canada, le trafic continuait. Les richesses des Juifs hongrois taient immenses... Les Canadiennes classaient sans arrt, faisaient des tas et envoyaient en Allemagne des wagons bourrs de marchandises. Tous les jours, elles sortaient des trsors cousus savamment dans les vtements. On disait que certaines dtenues mettaient de ct de l'or, en vue d'une miraculeuse lib- ration. Pendant ce temps, Mancey et Erna continuaient battre. Les hommes devaient faire la grenouille pour des peccadilles... L'accordon de Bolek jouait le soir: Ich brauche keine Millionen. 1
Des Hongroises moiti nues, affames et dsespres continuaient ar- river et se prsentaient l'pouillage. Tous les jours, des femmes deve- naient folles. Aprs le travail, nous lmes des livres organises grce au convoi varso- vien. Lorsque les lumires s'teignirent, nous coutmes les bruits confus de la chaude nuit d'aot. Avec sa vulgarit habituelle, lAufseherin Hop-
1 ) je n'ai pas besoin de millions. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 193 - man, qui surveillait alors notre Block, rudoyait quelqu'un de sa voix en- roue, accompagne par les aboiements d'un chien. Par la fentre, dans le silence de la baraque, nous parvenaient les cris de la Kapo du Canada: Baracken schliessen! Schneller, du dumme Gans, du blde Kuh! ... 2
Une musique assourdie nous apprenait que messieurs les SS se livraient, dans les coulisses, des orgies avec les danseuses juives. Un immense soupir marque la fin d'une journe entre mille Auschwitz.
2 ) Fermez la baraquer plus vite, idiote, sale vache... ! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 194 - V LE GHETTO DE D Un jour, je reus un colis de ma sur. Elle se trouvait Vienne, avec ma mre. Dans le bord du carton, un petit mot tait dissimul. Ma sur me parlait de l'offensive l'ouest, de la libration qui approchait: Tiens encore un peu !... J'appris la lettre par cur et je courus la baraque de Zosia, pour y ren- contrer Wacek. Nous nous moquions alors du bois amass au camp. Cette fois-ci, ils n'auraient plus le temps... Wacek se frottait les mains au souvenir du dernier communiqu qu'il avait pu entendre. Crois-moi, ce bois nous servira brler leurs cadavres! Zosia, debout prs de la porte, cria: - coutez, une foule arrive du quai! La joyeuse ambiance s'vanouit. tait-ce de nouveau Varsovie? C'tait le ghetto de d Le cauchemar recommena. Des hommes squelettiques passaient. Aprs cinq ans de rclusion derrire les murs du ghetto, aprs cinq ans de famine et de travail extnuant, ils voyaient nouveau des arbres, sans se douter que c'tait leur dernire promenade. Dans le nuage de poussire qui montait au-dessus des branches, passrent encore une fois, les yeux baisss, les hommes farouches et hirsutes du Sonderkommando. Der- rire, on amenait du bois, encore du bois. Devant, l'ambulance de la Croix Rouge. Une heure aprs, des flammes jaillirent de la chemine du crma- toire. Un peu plus tard, une fume noire, cre, montait des fosses et des trous. L'odeur de cadavres brls se rpandait. On ne pouvait pas l'viter, elle pntrait partout... Je penchai ma tte lourde sur le journal d'une jeune Juive du ghetto de d. Ce journal tait encore tout chaud, comme disait Maryla, qui l'avait trouv. Les dernires phrases avaient t crites dans le wagon rou- lant vers Auschwitz. L'auteur du journal brlait dans le crmatoire voisin, au moment o je lisais ces lignes: Nous allons maintenant vers un pays inconnu. Comment sera-t-il? Quoiqu'il arrive, on sera mieux que l-bas, derrire les murs. Je maudis chaque souvenir de cet enfer. Je maudis tous ceux qui ont aid les assas- sins. Je maudis ma chambre exigu, sombre, ternellement froide. et hu- mide, ce mur qui nous sparait du reste du monde, notre abominable misre, le bruit rgulier de leurs bottes. au petit matin, la tuberculose et la terrible Kriminalpolizei!... Je maudis cet endroit sans verdure, o j'ai perdu mes Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 195 - plus belles annes, o sont morts tous mes proches, o j'ai donn toutes mes forces l'ennemi mortel contre un bon d'alimentation. J'cris dans un petit coin, la lumire d'un rayon de soleil qui filtre par une fente du wagon. Depuis deux jours, je n'ai ni mang, ni bu. Prs de moi, des cadavres. Mais a ne fait rien, le plus important, c'est que nous partions; aprs tant d'annes, nous sommes de nouveau dans un train, et nous apercevons, travers les fentes, les gerbes de bl dor... Une puissante voiture s'arrta devant la Sauna. Le beau docteur Men- gele et Kramer en descendirent. Basia et Nela allrent aux nouvelles. Quel tait le but de cette visite in- solite? J'abandonnai le journal et je feuilletai un autre cahier, de la mme per- sonne. Des pomes. Les vers les plus tristes que j'aie jamais lus, sur la vie des pestifrs, des vers sur la faim, sur les perscutions, sur les crimes et sur . la vanit. Des vers vengeurs. Je trouvai un merveilleux passage bnissant la lumire jaune d'une lanterne, derrire le mur du ghetto. Cette lumire, une lumire d'un autre monde, pntrait dans un coin sombre du taudis et permettait au pote d'crire. Le dernier pome avait t crit l'approche du dpart vers l'inconnu. C'tait le seul pome d'espoir. Le refrain qui se rptait me frappa. Il pre- nait, cet instant, un accent d'une ironie macabre:
Patata, Patata. Nous irons dans un beau pays!
Basia me dit: - Encore une slection, quelle horreur! Je sortis. Derrire la Sauna, les femmes du ghetto se dshabillaient. Le docteur Mengele, assist de Kramer et du Hauptscharfhrer dirigeait la slection. Un petit groupe de femmes, moins maigres, du ct de la vie, Mengele les fit sortir de la colonne qui passait. Toutes les autres, plusieurs centaines de femmes amaigries, n'taient pas en mesure de servir le Grand Reich. Elles marchaient la queue leu-leu demi-conscientes, honteuses de leur nudit. Une jeune fille dcharne passa prs de nous, nous la vmes trs bien. Elle regarda autour d'elle, comme une bte traque, sans voir personne, et cria: - Les gens! O sont les gens? Personne ne rpondit; elle continua crier: - Oh! Le monde entier est devenu fou! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 196 - Nous nous cachmes derrire la baraque. Brusquement, elle se mit courir vite, de plus en plus vite. Je me penchai et je vis qu'elle s'tait fray un chemin au milieu des femmes nues et qu'elle tait entre dans la chambre gaz...
Patata, Patata. Nous irons dans un beau pays!
Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 197 - QUATRIME PARTIE LE FRONT APPROCHE
J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 198 - I RAID ARIEN Tout, dans le ciel et sur la terre, montrait que le Troisime Reich se di- sloquait avec fracas, qu'il clatait et qu'il allait succomber devant la marche victorieuse des allis. Bien que les hommes du ghetto de d aillent encore la chambre gaz, bien que de gros camions chargs de cadavres vivants passent tous les jours, chaque voiture s'accrochait l'espoir que c'tait la dernire! Ils pouvaient se dpcher, ils n'arriveraient pas brler tout le monde. Ils taient encercls, encercls! Ce n'tait plus un bobard, ce n'tait ni la premire, ni la deuxime anne de la guerre, c'tait la derrire, srement la dernire! Mais ceux qui arrivaient ce moment, ceux qui entraient, ne ver- raient pas le dernier jour de cette guerre! Nous non plus, nous tomberions une heure avant la dlivrance, mais qu'est-ce que cela pouvait faire? Un bonheur indicible, une joie inexpri- mable nous envahissaient, la pense que le moment de la revanche tait arriv. Ils n'avaient aucune arme nouvelle. Mensonge, truc de propagande. La vrit, c'tait qu' l'ouest les allis occupaient la France et que les armes sovitiques avaient atteint la Vistule. Nous le savions par les lettres qui nous arrivaient frquemment, par les communiqus couts en cachette, par les journaux vols dans le bureau du chef. Le changement qui s'tait opr dans l'attitude de ces messieurs du peuple des seigneurs nous amenait tirer des conclusions. Ils passaient du sadisme le plus froce une clmence extrme. Les deux attitudes mon- traient leur lchet et leur vrai visage. Elles veillaient en nous le dgot et la satisfaction. Au dbut du mois de septembre, l'arrive de convois pour les chambres gaz cessa de faon suspecte. Nous attendmes quelques jours, rien, silence. Pas de trains la gare. D'un seul crmatoire sortait une faible flamme. La TSF se taisait. Les colis n'arrivaient plus. La seule animation tait due au dpart de camions chargs vers l'Allemagne. Nous prtions l'oreille, au milieu de ce silence. - Il faudrait organiser de bonnes chaussures - conseilla Nela. - J'irai au Canada, des chaussures solides, c'est une chose importante... Nous devrons peut-tre marcher longtemps! Un jour, midi, on entendit brusquement un ronflement d'avions et, aus- sitt, le bruit des sirnes. Sur tous les visages une expression de ravisse- Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 199 - ment... Du nord arrivait lentement une escadrille arienne, vrombissant sourdement et faisant vibrer l'air d'un joyeux espoir! - S'ils pouvaient seulement bombarder - disait Basia, en regardant le ciel. Irena suivait des yeux les avions. - Quelques bombes sur les barbels, et nous aurions un passage libre... Oh! une petite heure de confusion seulement, et les partisans proximit... Nela se moqua d'elle... Tout coup, boum, boum... Nous rentrmes dans la baraque... Messieurs les SS, les seigneurs de Birkenau, se ruaient vers la porte d'entre, o se trouvait leur abri. La situation tait sans doute grave, mais nous ne pouvions pas rsister au plaisir d'observer leur attitude... Bedarf, le monstre, courait le premier, plus ple que d'habitude. Seule Janda restait tranquillement prs de la baraque, les mains dans les poches. Des bombes tombrent tout prs... Notre baraque trembla. Nous prions Dieu que a dure le plus longtemps possible... Czesia rompit le silence, par une remarque enfantine: - J'avais tellement peur des bombes, avant! Le bombardement dura une demi-heure. Dans le Camp C, quelque chose brlait. Des baraques flambent - fit remarquer quelqu'un - le vent va peut-tre rabattre les flammes dans notre direction? Qu'est-ce que a nous donnera? - intervint quelqu'un de plus raisonnable. - On n'aura plus o coucher, il faudra dormir la belle toile, ils lcheront les chiens et tu te tiendras tranquille! Les avions s'loignaient. Bedarf et les autres SS sortirent de l'abri et re- prirent leurs airs de seigneurs. Ils essayaient de plaisanter, pour paratre courageux... L'aprs-midi, parce qu'ils taient sortis sains et saufs du bombardement, ils organisrent une bringue tout casser. Ils buvaient, comme les passa- gers d'un bateau en perdition. Ils cassaient tout, chantaient, hurlaient... Nous nous enfermmes, redoutant une visite importune... En effet, Wiener Schnitzel et l'Aveugle firent irruption. Nous faisions semblant de travailler. L'Aveugle cria: - Na was, dumme Schweine, lustig, nicht wahr? 1 Personne ne rpondit. Aveugle sortit son revolver et visa Irena, assise en face de lui. A ce moment, la porte s'ouvrit, et Wurm hurlant, ivre-mort fit son entre dans une voiture d'enfant, pousse par Hahn lui-mme.
1 ) Eh bien sacrs cochons, c'est gai, n'est-ce pas? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 200 - La porte de service s'ouvrit aussi et Janda parut . Elle jugea la situation. Le silence se fit. L'Aveugle rengaina son revolver. Wurm cessa de hurler. Hahn laissa la voiture et s'approcha de Janda en la dvorant des yeux. Elle lui ferma la porte au nez. Furieux, il entra dans la chambre par une autre porte. On entendit des cris, des bruits de verre cass et de coups. Nous restions assises, immobiles, comme visses sur nos chaises. Pour- vu que l'ide ne leur vienne pas que nous tions des femmes, pourvu qu'ils n'aient pas envie de s'amuser, avec nous... J'avais piti de Janda. Cette orgie se termina, par miracle, sans consquences fcheuses pour nous. Wurm s'endormit dans sa voiture, Wiener Schnitzel chantait tue- tte. Une heure aprs, Janda ouvrit la porte, ple comme un spectre, et nous ordonna de ramasser les dbris de la lampe et des vitres. Le lendemain, nous apprmes qu'on avait bombard les baraques sani- taires des SS; beaucoup de tus et de blesss, parmi ceux-ci. Les clats de bombes avaient bless aussi quelques dtenus. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Wala, de la section politique, que nous n'avions pas vue depuis quelques temps, vint nous annoncer, en secret, qu' partir de ce jour-l, on ne gazerait plus personne. L'ordre venait de Berlin, la nouvelle tait sre. Les hommes croyaient ces mesures en rapport avec l'occupation des territoires alle- mands. Les allis avaient, parat-il, menac les hitlriens d'employer les mmes mthodes leur gard... Nous ne le croyions pas, bien que Wala se toujours trs bien renseigne... Nous avions pens tant de fois que c'tait la fin et de nouveaux convois arrivaient sans cesse... Je demandai Wala des nouvelles de mes camarades. Elle savait tout. Elle me nomma celles qui taient mortes, celles qui travaillaient au dehors, celles qui travaillaient l'abri, celles qui taient malades... Je fis rapidement le bilan et je m'aperus que trs peu de femmes de mon convoi avaient sur- vcu... Wala apporta la premire liste de dportes qui devaient quitter Auschwitz pour Ravensbrck... Elle affirma que c'tait un commencement d'vacuation et que d'autres convois suivraient... Nous inscrivmes dans le fichier les noms des partantes, avec la lettre (berstellt). Jy retrouvai ceux de beaucoup de mes camarades et no- tamment de Stefa arrive avec moi de Pawiak. Nous remes d'autres listes de ce genre et toujours pas de convoi la gare. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 201 - Par les fentres, nous voyions des partisans franais qui rparaient le chemin de la mort, endommag par le passage de centaines de milliers de pieds... La brume de septembre mouillait leurs treillis. La faim et lapathie se lisaient dans leurs yeux. Il tait difficile de concevoir que ces gens avaient lutt, qu'ils avaient eu des armes. Transis, rsignes ils travaillaient. Nela voulait tout prix faire cadeau d'une paire de chaussettes un jeune Franais. Mais comment? Finalement, au moment o le Posten tour- nait le dos, elle fit signe l'un d'eux, ouvrit la fentre et lana du pain et des chaussettes. Le Posten se retourna et nous vmes qu'il avait remarqu le mange. Nela sauva la situation; avec un sourire dsarmant, elle lui cria: - Laisse donc, j'aurais pu tre ta mre, je n'ai rien fait de mal. Ces paroles firent leur effet. Le Posten feignit de n'avoir rien vu. Le Franais mangea le pain avec avidit et son regard dbordait de reconnais- sances.. Ses copains lenviaient et regardaient dans notre direction, silen- cieux et tristes... Mais nous n'avions plus de pain et nous craignions Posten. Nous bais- smes la tte et nous rprimes notre travail. Que faire d'autre? Des isoles arrivaient. On amena de la gare trois femmes enceintes. Je pris le seau, notre prtexte habituel, et j'allai chercher de l'eau la Sauna. Je m'approchai des femmes. C'taient des Juives hongroises. Elles taient dj venues l, autrefois. Elles avaient t pargnes, la slection, car leur grossesse n'tait pas encore apparente. On les avait en- voyes dblayer des ruines. L-bas on avait remarqu leur tat... et on les ramenait Auschwitz... Les Juives savaient pourquoi elles taient revenues. L'une d'elles, au vi- sage tranquille, pensif, dsigna le crmatoire: Je sais. C'est l-bas que ma mre est morte. Je vais y aller aussi. Cela vaut mieux d'ailleurs, pourvu que ce soit rapide... Je voulais tellement avoir un enfant - dit une autre, avec regret. Elle regarda autour d'elle avec impatience. - Quand donc viendront-ils nous chercher ? - Est-ce que a dure longtemps? - demanda la plus jeune, la moins calme. a va trs vite - dis-je, en me sauvant. A la porte de notre bureau, je fus accoste par une femme trangre, far- de outrance, montre au bras, talons hauts, jupe troite et, mon grand tonnement, elle portait un matricule.. - Kommando Effektenkammer? demanda-t-elle. - C'est ici. Qui es-tu? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 202 - - Ich bin ein Sonderhftling 2 rpondit-elle. - Comment? Tu es venue sans Posten? - Je veux parler la Kapo, ce n'est pas ton affaire! Nous entrmes au bureau. Tout le monde resta bouche be en la voyant. La fille parla mi-voix avec la Kapo Maria et sen alla, trs provocante. - Vous ne savez pas qui est cette personne? - dit Maria en riant. - Son- derhitling du bordel. Elle vient d'Auschwitz prendre ses bijoux. Elle est libre. Un instant aprs, le Posten amena une femme ge. - Encore des arrives. Quelle drle de journe! Les gens viennent au compte-gouttes - dit Maria. On amena quelqu'un dont le visage nous tait connu. C'tait la femme ge de Vienne. - Vous? Que faites-vous ici? O tiez-vous pendant tout ce temps? - A Auschwitz. En prison. Ils voulaient apprendre, en me battant, qui, dans notre parti, tait contre. Je n'ai rien dit, je n'ai dnonc personne. La brune Ada enleva la femme son manteau avec le bouton histo- rique... Quelques instants aprs, ses cheveux taient rass et elle portait une croix rouge sur le dos de sa robe trop courte et trop troite. Elle frissonnait de froid, sous la pluie. Wurm passa ct d'elle, lente- ment, emmitoufl dans sa plerine. La femme hsita un instant... enfin elle s'approcha, lui rappela qui elle tait et lui tendit la main. Mais Wurrn n'tait pas dans les mmes dispositions, la vieille Juive ne l'amusait plus. Il s'arrta, repartit aussitt. Le bras de la femme retomba et pendit le long de son corps, inerte... Ils habitaient le mme quartier - dit Tania avec ironie - et il se conduit si mal... n'est-ce pas, pauvre petite vieille. Un Viennois, une Viennoise, comme c'est triste! Tu pensais qu'il allait te renvoyer Vienne, mais cest en prison qu'il t'a envoye, pour que tu souffres encore un peu plus.. Il ne fallait pas regarder son visage agrable, mais la tte de mort sur sa cas- quette. Il ne la porte pas par hasard, aucun d'eux ne la porte par hasard... C'est leur vrai visage!
2 ) Je suis une dporte spciale. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 203 - II UN SOUFFLE DE LIBERT Ce jour Mmorable, Janda nous avait ordonn, Nela, Ada et moi- mme de nous procurer des seaux. Je courus au Canada et j'en trouvai. Janda sourit: Nous irons aux champignons. Nous poussmes des cris de joie. Janda s'habilla, siffla son chien et nous partmes. En sortant, nous tournmes droite, vers la maison blanche. La terre tait humide, le ciel d'un bleu ple. Un souffle d'air pur, limpide, nous en- veloppa. Notre dmarche tait lgre, libre... Nous caressions, chacun de nos pas, cette terre libre, sans barbels... Nous entrmes dans le bois... Per- sonne ne dit mot, pour ne pas profaner ce silence solennel. Janda nous permit de nous asseoir. Je m'assis sur un tronc d'arbre, la main sur mon cur, qui battait follement. Nela s'appuyait contre un arbre. Des larmes coulaient le long de ses joues. Je ne me rappelai plus comment c'tait autrefois. Mais je dsirais que le moment prsent ne se termine jamais... Je pris dans ma main une poigne de terre propre, qui n'avait t souille ni par le sang humain, ni par les cendres des corps brls. La terre tombait entre mes doigts. Janda me re- gardait. C'est mon ennemie - pensai-je tranquillement. - Il suffirait de m'emparer adroitement de son revolver et de la tuer avec son chien. Puis je marcherais droit devant moi, en suivant ce sentier au milieu du bois, ensuite travers champs, et aprs, qu'importe!... a vaudrait la peine, pour ce seul instant de libert. Comment revenir l-bas, prsent? J'eus sans doute un regard mchant, car Janda s'approcha de moi et posa sa main sur mon paule. - Na, Krysia, gehen wir weiter, nicht wahr? 1
J'tais triste. Je savais que je ne lui ferais aucun mal, je savais que je re- tournerais l-bas. Et tout coup, je regrettai d'tre sortie. Tout me semble- rait pire... Demain peut-tre, on nous emmnerait en rangs, par cinq, au crmatoire. Le charme de la libert, de dpart. Je n'osais plus regarder autour de moi. Je voulais rentrer au camp et oublier. Mais si je russissais recouvrer un jour ma libert, saurais-je regarder le plus beau paysage sans penser la fume, aux flammes sanglantes, au dernier cri de dsespoir des gens qu'on brlait? Jamais! Les gens vivraient normalement, mais moi, mes penses me ramneraient toujours
1 ) Alors Krystyna, en continue, n'est pas ? J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 204 - Auschwitz. Les autres iraient au bois, et moi, je serais toujours prs des fosses pleines de flammes, prs des chemines en leu. - a doit tre une infirmit - dis-je haute voix. Nela me regarda: - Quoi? - Nous sommes infirmes. Nela rflchit. Je vis qu'elle avait compris. Le soleil clairait gaiement le sous-bois. Nous cherchions des champi- gnons. Il n'y en avait pas beaucoup. Nela s'adressa timidement Janda: - Il n'y a pas de champignons, Frau Aufseherin. Pourrons-nous aller en chercher une autre fois? Janda regarda sa montre en silence, enfin, elle dit lentement, en ponc- tuant ses paroles: - Vous irez srement encore aux champignons! - Et vous? - Moi aussi... j'irai aux champignons - rpondit-elle d'une voix brise. - Maintenant rentrons... Le soleil tait trs haut. Je me rappelai ma premire sortie, il y avait un an. Comme tout avait chang! J'tais rassasie, mes cheveux avaient re- pouss, j'avais un tablier et des bas. Je ressemblais un tre humain. Il y avait un an, Zosia vivait encore, j'avais rencontr Andrzej. Une seule chose n'avait pas chang: l'ternelle, la terrible incertitude du lendemain! Nous rentrmes par le mme chemin. Nous faisions tout pour prolonger notre excursion, mais les barbels apparurent bientt! Me retourner et me sauver en courant vite, vite, ne pas rentrer. Cette pense me traverse lesprit. Le chien gambadait prs de moi, mes jambes franchissent automatique- ment la porte. On entendit le cri d'un homme dans la Sauna. Basia accou- rut notre rencontre:- - Un Juif reoit 25 coups. Alors, comment a s'est pass? Comme je vous enviais! Avez-vous des champignons? - La libert est trs agrable Basia, mais je suis contente d'tre rentre. - Avons-nous reu de nouvelles listes de convois? Ce jour-l, j'tais impatiente d'en finir avec le travail. Je regardai sans cesse la pendule, au-dessus de la table. J'avais hte d'tre au lit et de refaire en penses ma promenade en libert. 4 heures. Je rangeai les tiroirs conte- nant le fichier. Brusquement, Zosia, tremblante dmotion fit irruption dans notre bu- reau: - Le crmatoire no 3 brle! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 205 - Nous entendmes au mme moment des coups de feu. Nous courmes devant la baraque. Le crmatoire tait en flammes... Des SS, arms de mi- traillettes, accouraient de tous les cts vers le btiment en feu. Ils com- mencrent tirer dans la direction du crmatoire. Le feu s'tendait rapide- ment. Les hommes de l'Effektenkammer passrent en courant devant notre baraque. Wacek nous donna des renseignements sur l'incendie. - Le Sonderkommando s'est rvolt. On a voulu rduire leurs effectifs, parce qu'il n'arrivait plus de convois. Ils devaient partir aujourd'hui. Mais ils n'ont pas voulu prir comme les autres. Il est possible que ce soit le si- gnal d'une rvolte gnrale! Le feu gagnait dj le toit et sortait par la fentre de la chambre gaz. Les chemines seules restaient intactes. J'tais terriblement excite. Comme hypnotise, je regardais les chemines et j'attendais qu'elles s'croulent. Ce symbole tait si puissant qu'il clipsait tout le reste... Ce qui comptait, c'tait la lutte. Ce qui comptait, ctait qu' la veille de la dfaite totale des hitlriens le lieu de leurs crimes les plus sadiques, les plus abjects flambait dans le feu de la rvolte, de la haine et de la vengeance. Cet em- brasement ne signifiait plus la mort de millions de gens touffs dans le pige aux murs aveugles. Cet embrasement n'tait plus le signe de la sou- mission passive aux mthodes criminelles de l'ennemi. Cet embrasement, c'tait un secteur du front qui se rapprochait. Quel bonheur de voir les matres de notre vie et de notre mort, ceux qui avaient vit le front en se planquant ici, courir, effrays, avec leurs mitraillettes, autour du btiment en feu. Comme ils avaient peur, comme ils taient petits ct de cette poigne de hros, de cette poigne de Juifs qu'ils mprisaient. Alle Juden Zhlappell! (Tous les Juifs l'appel) criait, fou furieux, le seigneur de Birkenau, le Hauptscharfiihrer Hahn. - Alle verfluchten Juden Zhlappell! (Tous les maudits Juifs l'appel). Tous les Juifs de la Sauna et du Canada accoururent, ples, effrays sur la place o se faisait l'appel, devant la Sauna. Ils se mirent en rangs, par cinq, dans un silence lourd, anxieux. Hahn brandissait sa cravache. Il fallait surveiller ces maudits Juifs, ils taient encore capables d'inven- ter autre chose! Hahn se sentait mieux ici que l-bas, dans le champ de la fusillade. Des secours arrivrent du quai: des SS en moto et bicyclette. Ils taient peine descendus qu'on entendit un bruit de fusillade, vers le deu- xime crmatoire. Tout le monde se retourna. Les SS, arrivs la res- cousse, se remirent en selle et partirent dans cette direction. A cet instant, l'une des chemines s'effondra avec fracas. - a commence chauffer - murmura Basia. J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 206 - Wacek reparut. - a va de mieux en mieux, restons ensemble, on pourra peut-tre s'en- fuir... Des pompiers, recruts parmi les dtenus, arrivrent d'Auschwitz. Les flammes jaillissaient de tous les cts. La tragique btisse s'effondra comme un chteau de cartes. Les pompiers brandissaient les lances eau. La deuxime chemine commena vaciller et s'croula. Du troisime crmatoire nous parvenaient aussi des coups de feu. L'incendie du deuxime crmatoire s'teignit compltement. Les SS re- vinrent lentement du champ de bataille. Je me ressaisis. Les barbels taient intacts. Le soleil se couchait der- rire Birkenau. Au-dessus de nous, le calme azur du ciel... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Novembre. Une pluie fine, en harmonie avec notre rsignation. L'of- fensive clair ne nous avait rien donn. La fin de l'anne approchait et, sauf les convois d'vacus, aucun changement. Il n'arrivait mme plus d'isols. Les hommes vacus devaient passer. avant leur dpart, par la Sauna de Birkenau. Devant notre fentre, nouveau le film tragique de la douleur et de la misre. Les hommes qui s'en allaient, taient affreusement maigres et affams. Ils n'avaient eu, pour vivre, que la ration du camp, Pendant la distribution de soupe, des batailles acharnes avaient lieu. Lorsqu'un peu de rutabaga gel tombait terre, des dtenus s'tendaient et le lchaient. Basia remarqua: - Je ne l'aurais jamais cru si je ne l'avais pas vu de mes propres yeux. J'avais faim, moi-mme, il n'y a pas si longtemps et je ne peux dj plus imaginer qu'on puisse en arriver l. Nous organismes une collecte de pain. Nous ne pouvions pas le passer par la fentre, car une foule accourait aussitt, risquant d'attirer l'attention de notre chef. Nous devions manuvrer adroitement, nous concerter. Mais ce pain, minutieusement recueilli n'tait qu'une goutte d'eau dans la mer. Des musulmans, plis en deux, extnus, transis, tranaient leurs pieds nus chausss d'normes sabots. Quand les rserves de pain furent puises, nous nous occupmes des cache-nez, des gants et des chaussettes. Irena apporta courageusement du Canada un tas de cache-nez et arriva les distribuer, sans se faire remar- quer. Notre dactylo profitait de chaque instant libre pour tricoter des gants. Le monde tait humide, boueux, froid et lugubre. Les contours des mon- tagnes devenaient plus nets et plus proches... Les heures s'tiraient, de faon Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 207 - dsesprante. Faute de nouvelles marchandises, on ralentit le rythme de travail au Canada, avec l'accord tacite des SS. Ils agissaient ainsi dans leur propre intrt, pour ne pas partir au front, faute d'occupation au camp. Ils s'arrangrent donc pour faire traner le travail pendant de longues semaines. Un fait tait indiscutable: aucun convoi n'arrivait plus. Un jour, on commena dmolir le crmatoire n 4. Il nous tait difficile de concevoir que nous assistions un tel vne- ment... Les femmes employes la dmolition du crmatoire nous expli- qurent en dtail le plan de l'intrieur. Nous n'esprions plus en notre lib- ration. - Ils effacent les traces de leurs crimes, ils vont nous faire disparatre, nous aussi, qui en avons t les tmoins. Le monde ne saura jamais... Et mme si quelqu'un survit, personne ne voudra le croire, personne... Aprs un court conseil de famille, dans la baraque de Zosia, nous d- cidmes de rester l jusqu'au bout. Au camp, tout nous tait connu. Si un malheur devant nous arriver, il arriverait aussi bien ailleurs. Autant rester sur place! Je dcidai finalement de ne plus penser tout cela. Je me souvins des paroles des Juives hongroises avant leur mort: ad- vienne que pourra, pourvu que a aille vite! Pourquoi nous perdre en con- jectures! Nous avions rpt si souvent: Voir leur dfaite, rien de plus! Pourquoi voulions-nous vivre, maintenant? Nous tombmes dans une profonde mlancolie: Que ferait-on de nous? Comment nous liquiderait-on? Le savaient-ils ou attendaient-ils un ordre de Berlin? Tout le monde croyait qu'au dernier moment ils lanceraient une bombe sur le camp et diraient au monde que c'tait une bombe allie. Personne ne se donnerait la peine de vrifier si c'tait vrai. Nous nous demandions s'il ne valait pas mieux partir pour un autre camp. Notre vie serait vident beaucoup plus difficile, mais n'tait-ce pas le seul moyen de survivre? _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Des paquets contenant des objets ayant appartenu des dtenus morts, qui avaient t envoys aux familles, 'en Allemagne, commenaient reve- nir. Nous avions de la peine dissimuler notre joie, lorsque le camion pos- tal arrivait. Toutes les femmes se prcipitaient pour prendre les colis et lire le nom de la localit, occupe de toute vidence par les allis. Czesia demanda au chef avec une mine innocente: J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 208 - - Herr Chef, pourquoi reviennent-ils? - Embouteillage la gare. Czesia cligna de il notre intention... Notre Kapo vint nous prvenir qu'aprs le travail, nous devions nous runir devant notre chef. Nous nous rassemblmes dans le couloir, nous perdant en conjectures. Nous nous attendions au pire, la dissolution de notre Kommando, au d- part en convoi, la chambre gaz. Mme notre Kapo ne savait pas de quoi il s'agissait. Le chef arriva. Je sentais que Basia tremblait de peur ct de moi. Je croyais que c'tait la fin. Le chef commena solennellement: - Nous sommes obligs de constater que vous avez bien travaill. Je suis content de vous et c'est pourquoi... La main de Basia me serra convulsivement. La Kapo, ple comme du papier mch, coutait. Le chef sadressa elle: - Allons, Maria, choisis cinq brave Mdels. Une pense me traversa l'esprit: celles-ci seraient extermines les pre- mires. Maria, confuse, choisit, au hasard, cinq dportes qui sortirent du rang. A ce moment, le chef tira de sa poche une liasse de billets et commena les distribuer. - Le Grand Reich allemand a dcid de vous rcompenser pour votre travail. La tension se dissipa, j'avais envie de rire. Nous avions encore une fois la vie sauve. Nous pouvions mme acheter un peu de moutarde la cantine (c'tait tout ce qu'on pouvait s'y procurer). Comme ce brusque changement d'attitude nous amusait! Une rcompense pour notre bon travail! Aprs la distribution, nous remes un ordre, de nature convaincre les pessimistes les plus incurables, que la fin des nazis tait proche. Le chef ordonna de sortir, en deux jours, du fichier gnral les fiches des personnes dcdes ou transfres. Il fallait en dresser les listes et les taper la ma- chine car elles devaient tre envoyes Buchenwald. Quelques dactylos travaillrent toute la nuit pour que l'ordre soit excut. Dans notre bureau, habituellement vide cette heure-l, les machines ta- paient un rythme tourdissant les numros, depuis le premier convoi, les noms et les abrviations (v = verstorben = mort) ou ( = berstellt = transf- r). Devant moi, une statistique terrible... Chaque numro tait suivi de la lettre v. De 5 88.000, rien que des v, seulement, de loin en loin, une lettre . Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 209 - La nuit suivante, aprs un travail acharn, j'crivis les numros de mon convoi: n 55907 - morte, 55909 - morte. Je ne savais pas moi-mme par quel miracle mon numro 55908 devait tre saut! J'interrompis mon travail. Le Revier, le typhus, les furoncles, les mon- ceaux de cadavres devant les baraques... Je revoyais tout cela. Zosia tait morte et tant d'autres ! Un an s'tait coul... De la chambre de notre chef nous parvint la chanson:-
Es geht alles vorber, es geht aues vorbei, nach jedem Dezember kommt wieder ein Mai ...
Je sortis. Il neigeait. De gros flocons tourbillonnaient autour des ba- raques, recouvraient les fondations des crmatoires, se posaient sur les bar- bels, mouillaient mes cils... Les baraques sombres, bien alignes, s'assoupissaient sous leur linceul blanc. Je n'tais pas seule dans cette nuit majestueuse et ouate. Prs de moi et avec moi, tous les morts. Ils regardaient de leurs yeux fivreux la blancheur immacule de la neige et tendaient vers moi leurs bras sup- pliants... Celles de Pawiak et celles de la quarantaine: Ne nous oublie pas, ne nous oublie jamais et que les autres nous vengent... La libert approche... Ceux qui connatront le bonheur d'tre libres, qu'ils ne .. - Je n'oublierai jamais! - Je prononai ces paroles comme un serment. - Je ne pourrai pas oublier! Le Posten recroquevill dans sa gurite, tonn de me voir dehors la nuit, cria: - Que fais-tu l? - J'attends. - Qu'est-ce que tu attends? - La libert!... Comprends-tu? Au-dessus des barbels on entendit un rire. Je revins dans la baraque. Le chef m'appela. J'arrivai, dbordante de haine... - Avez-vous beaucoup faire? - demanda-t-il, tout en crivant une lettre. Je regardai par-dessus son bras: Meine allerliebste Eva... 2
La radio jouait des airs tziganes. Monsieur le chef crivait des lettres d'amour pendant que nous, nous crivions des lettres de mort. Il aimait une
- 210 - certaine Eva. Elle l'aimait srement aussi. Il avait l'air d'un tre humain, il semblait mme sympathique. J'avais une envie folle de lui lancer quelque chose la tte. - Na, was?- Il leva la tte. Je frissonnai - Na, was? Avez-vous encore beaucoup copier? - Non, pas beaucoup, Herr Chef! Il alluma une cigarette et regarda par la fentre: - Tiens, il neige! - Oui, il neige! Je continuai l'observer comme un tre trange. Il ragissait comme moi, devant la neige. Il se leva aussi et sortit de la baraque. Il se mit ct de Basia. Tous deux taient sous le charme de l'hiver. Le SS dit : - Qu'il fait beau! Quel calme! Basia coutait en silence. Je savais ce qu'elle pensait. Est-ce que, au moment o il tait chef du crmatoire, tout tait aussi beau et calme? - On ne dirait pas que c'est un camp - continua le SS, comme se parlant lui-mme. - Toutes les traces sont effaces. Je rentrai et m'assis devant ma machine. Il avait raison. Les traces taient effaces. Mme moi, je ne faisais rien d'autre que d'effacer les traces. Toutes les preuves seraient envoyes Buchenwald. L'arme de la libration ne trouverait que de la neige... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le 4 dcembre, nous souhaitmes sa fte Basia. Nous profitmes de cette occasion pour ne pas travailler.- Jexpliquai notre Kapo que nous avions peu dinstants agrables et qu'un jour comme celui-l devait tre ft. Cette conversation prouvait qu'un changement tait survenu au camp. La Kapo nous regarda, tonne de notre audace. Son regard semblait dire : Vous vous comportez comme dans un pensionnat, vous oubliez o vous tes. Irena vint nous annoncer tristement: - Les hommes partent tous aujourd'hui. - Comment tous? Les Polonais aussi? - Oui. On redoute des, meutes au camp, Les autorits du camp crai- gnent qu'ils soient organises Je savais bien que, dans notre cas, il importait peu que le dtenu battu et humili soit une femme ou un homme. Pourtant, je me rendis compte que notre regret et notre tristesse n'taient pas inspirs uniquement par la com- Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 211 - passion. Le seul fait de savoir les hommes ct de nous nous donnait du courage... - Nous restons seules - dit Irena, pleurant presque. Je sortis pour chercher Wacek. Les hommes de Birkenau s'affairaient. La fivre du dpart rgnait parmi eux. Nous partons aujourd'hui. Cette phrase avait un accent tragique. Cyprian, notre ami de l'Effektenkammer des hommes, me serra la main dans la rue, sans se occuper des SS qui pas- saient ct. - Adieu, Krystyna, nous nous rencontrerons d, devant le Grand H- tel. - Quand? - Dans un an, midi. J'y serai sans faute. Dans la baraque, Wacek disait au revoir Zosia. Je m'arrtai sur le seuil, il s'approcha de moi. Nous nous taisions. Il faisait sombre, dans la baraque. Des sacs gris pendaient au-dessus de nos ttes. Nous ne savions que dire. Enfin, Wacek sourit, gn: - Dans les moments solennels on se tait, n'est-ce pas? Je suis sr que ce n'est pas notre dernire rencontre. Nous ne pouvons pas faire de projets, dans cette situation. Mais nous avons vcu ici la priode la plus trange. Et cela restera inoubliable... - Oui. - Nous seuls saurons ressentir intensment la joie procure par la vie fa- miliale, par le silence, par le tic-tac d'une montre.. - Oui. - Je tcherai de m'en tirer, soutenu par cette ide. Je sais que tu t'en sou- viendras. - Oui. Tu rponds seulement oui. Dis-moi autre chose, comme adieu. - Porte-toi bien Wacek. Tout ce que tu as dit et tout ce que tu as fait ici a t beau. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Les hommes de tout le camp taient runis sur la place o se faisait l'ap- pel. Des silhouettes rayes, aux visages terreux. Ils tapaient des pieds pour essayer de se rchauffer. L'un d'eux se pencha. De sa bouche coulait du sang qui tachait la neige blouissante. Il essuyait sa bouche avec sa manche. Lucyna ouvrit la fentre rapidement et lui lana un mouchoir propre. Quelqu'un d'autre le prit. Lucyna lit des signes dsesprs pour J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 212 - faire comprendre que le mouchoir tait destin celui qui avait une hmor- ragie. Les dtenus commencrent se ranger par cinq. On ne savait mme pas si quelqu'un en avait donn l'ordre. Mais, au camp, on ne pouvait pas rester en troupeau. Des loques humaines, transies de froid, passrent devant nous. Ceux qui avaient russi s'habituer leur travail, leur grabat, ceux qui avaient un copain la cuisine, ceux qui avaient appris se dbrouiller pour avoir du rab et ceux qui avaient eu la chance de travailler l'abri, tous s'en allaient vers l'inconnu, vers un nouveau camp de concentration. Ici, ils savaient dj qui battait, qui tait viter, tandis que l-bas - avant d'tre au courant - ils avaient le temps d'tre tus. La seule chose qui soutenait le moral et qui dtendait un peu ces visages tourments, c'tait la pense que le front se rapprochait... Voil les ntres, ceux de Birkenau. Ils se distinguent des autres. Airs, vtements normaux: vtements civils, casquettes. Des visages connus. Souriants, ils nous disaient adieu de la main. La belle Genia pleurait, car son Bolek, le joueur d'accordon, s'en allait. - Boutonne ton manteau - cria-t-elle. Pawe timide, regarda amoureusement, pour la dernire fois, Ziuta qui tait ct de moi. Puis ce fut Wacek. Je vis, comme dans un brouillard, son pardessus bleu marine, ses lunettes et ses lvres serres. Je lui lanai un cache-col. - Mets-le, tu auras froid! Wacek attrapa le cache-col au vol, enleva sa casquette et me salua. - Si je ne rentrais pas, essaie de retrouver ma mre et dis-lui que je n'tais pas malheureux ici. La colonne s'branla irrvocablement, cette fois. Nela sanglotait. - Ne pleure pas, toi - me supplia-t-elle, moi, je ne peux pas me retenir, je pense que mon fils aurait pu se trouver parmi eux. Genia sortit devant la baraque. Jy allai aussi. Genia cria Bolek: - N'oublie pas mon adresse: Bydgoszcz! Je fis la mme recommandation Wacek - Souviens-toi: Lod! Wacek sourit: - Tiens bon! - cria-t-il. J'entendis, prs de moi, un rire moqueur. C'tait le Hauptscharfhrer, ivre comme d'habitude, qui riait gorge dploye. Les ntres disparurent. La colonne des dtenus s'tirait au loin. Au der- nier rang, un jeune garon, misrable, se retourna. Son visage s'claira d'un sourire radieux lorsqu'il cria: - Nous nous reverrons en libert! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
Le camp tait de plus en plus vide et calme. Nous terminions la liste des femmes du dernier convoi. Il en restait en ce moment, dans tout le camp, 10.000. Les autres taient parties pour Flossenburg, Bergen-Belsen, Ra- vensbrck, Buchenwald. Nous nous demandions si elles avaient gagn au change. Comme nous ne parlions pas, les doutes renaissaient. Une rumeur circulait nouveau: Celles qui sont restes seront extermines. On continuait dmolir les crmatoires. Un jour, de nouvelles dtenues arrivrent de Cztochowa Elles racontrent qu'on avait vacu la prison la hte. Personne n'y tait rest. Aprs elles, des dtenues de toutes les prisons des environs... Des Juives qui avaient travaill dans les usines d'ar- mement arrivrent aussi. Elles taient chaudement vtues, avaient bonne mine. Elles allrent au camp sans slection. Toutes taient jeunes et bien portantes. Elles occuprent les places de celles qui taient parties. Le camp se remplit nouveau. Les colis narrivaient plus. Les rations restaient les mmes. La famine revint. Les femmes mangeaient avidement leur pain avec de la margarine, ce pain dont on manquait de plus en plus. Quelqu'un se permit une plaisanterie macabre, l'adresse d'une Juive af- fame du Canada: - Un convoi pour la chambre gaz serait le bienvenu, n'est-ce pas? La dtenue tourna le dos, en se mordant les lvres ... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 214 - III NOTRE DERNIER NOL Nol approchait, le dernier Nol Auschwitz, nous en tions persuades. Nous avions mis de ct des pommes et des bonbons, reus dans des colis. La cuisine nous servit des pommes de terre et des choux. Nous avions pr- par des robes pour ce jour-l et nous disposmes des tables en fer cheval. Le chef permit que nous organisions une petite fte. A ce moment d'ail- leurs, on nous permettait tout. On nous amena un sapin. Bedarf qui s'tait mis nous adresser la parole en dehors du service et qui avait mme sourit, une fois - quelqu'un l'avait remarqu - ordonna un Juif qui passait, de d- charger le sapin. Le Juif murmura quelque chose et s'en alla. Quelques instants aprs, des cris se firent entendre. Je regardai par le trou de la serrure, dans la chambre du chef et je vis Bedarf qui rouait de coups le Juif en criant: Verfluchter Jude! (Maudit Juif). Le Juif tait genoux. Bedarf le frappait au visage. Le sang coulait du nez, des oreilles. L'homme battu gmissait, essayait de dire quelque chose, mais en vain. Bedarf lui donnait des coups de pieds, en proie une fureur croissante. Wurm et l'Aveugle assistaient cette scne. Wurm, plus ple que d'habitude, les mains dans les poches, parlait tranquillement, approu- vant du regard la conduite de Bedarf. A la fin, aprs le dernier coup de pied, Bedarf s'affala sur une chaise, puis. Le Juif se releva avec peine et s'en alla clopin-clopant. L'Aveugle cou- rut vers lui et, en riant, lui donna encore un coup de pied. Une dtenue raconta que le Juif avait refus, au dbut, d'apporter le sa- pin, car il devait se prsenter aussitt chez le Hauptscharfhrer. Bedarf lui ordonna d'y aller et de revenir. Zosia reut une lettre de chez elle, avec une photo de sa sur que n'avait pas vue depuis trois ans. Nous plames la photo sur la table du rveillon. Chacune de nous sortit la photo de ses proches. Je prsentai solennellement ma mre la mre de Basia... A partir de ce moment, tout devint irrel. Nous dcidmes de passer cette nuit chez nous, la maison. Zosia prit, tonne, la photo qui se trouvait prs d'elle: - Mon Dieu! - s'cria-t-elle - o avez-vous pris cette photo? Mais c'est ma sur! - Je savais qu'elle allait pleurer! - remarqua Basia impassible. Que ce rveillon tait diffrent de celui de l'anne prcdente! Comme j'tais tonne, alors, de voir les infirmires qui savaient faire abstraction de la mort. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 215 - J'observai mes camarades. Elles taient toutes jolies ce jour-l. Leurs yeux brillaient, elles avaient une allure trs distingue, s'exprimaient et se comportaient comme si elles avaient t en libert. Autour de nous, pour- tant, la faim, les poux et la dysenterie continuaient leurs ravages. Partout des coyas obscures et de malheureux musulmans grelottant de froid. J'essayai de ne pas y penser. Je regardai le sapin, il tait splendide. joli- ment dcor. La neige, une toile, des bougies. Nous tions les seules, dans le camp, avoir un tel sapin et une telle fte! Les souvenirs du Nol prcdent m'assaillaient. Je me rappelai comme je suppliais Elunia de m'apporter, pour me dsaltrer, un peu de neige. Elunia m'expliquait que la neige tait sale. Je continuais la supplier. Tu trouveras de la neige propre entre les cadavres! Nous teignmes la lumire et Irena rcita un trs beau pome. - Que font les ntres, en ce moment? - murmura Zosia. - Ils pensent nous - dit Basia rveuse. Aprs le dner, nous chantmes des cantiques de Nol. La nuit tombait. Par la fentre, on apercevait le Posten, transi de froid. Nela se leva, remplit une assiette de notre .soupe aux choux et la porta au Posten. Il la prit et dit: Danke schn 1 . Nela revint. Nous ne chantions plus. Nous la regardions, pensives. Trouble, elle s'expliqua: - C'est un pauvre type. Est-ce sa faute si, dans son pays, rgne le fas- cisme? Cest Nol aujourd'hui' Personne ne rpondit. La Kapo nous prsenta les vux de Janda. La fte tirait sa fin. Nous pouvions encore chanter un peu. Ziutka commena, nous reprmes en choeur:
Debout Pologne, bas les chanes!
Le chef, souriant, apparut la porte. Il tait un peu ivre. Nous nous te- nions par la main et chantions:
Aux armes, Polonais!
Il frona les sourcils. Un instant aprs, il se dtendit, il n'avait rien com- pris. Mme s'il avait devin le sens de notre chant, il prfrait faire sem- blant de ne pas comprendre. Nous nous dirigemes vers notre Block.
- 216 - La neige crissait sous nos pas et tincelait au clair de lune. La nuit tait calme. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Une voiture s'arrta devant la Sauna. Deux SS en sortirent une norme bote. J'essayais de voir ce que a pouvait tre, mais impossible. Nous tions inquites. Qu'allaient-ils faire, avec cet appareil mystrieux? Irka accourut essouffle, riant aux clats: - Ils ont apport un cinma! - Pour qui? - Pour nous! En effet, dans la salle de la Sauna, on projeta pour nous un film. Il mon- trait les mthodes astucieuses employes par les agents de l'U.R.S.S., dans les pays neutres, pour amener d'innocents hitlriens accomplir des tches nuisibles leur pays. Les malheureuses victimes, aux visages angliques, se dfendaient pour chapper aux griffes des agents communistes.. Les pauvres SS, prsents dans la salle, o ils avaient personnellement effectu des milliers de slections, et qui avaient tu des millions de prisonniers sovitiques innocents, comprenaient bien qu'il tait paradoxal et inutile de nous montrer un tel filin, au moment o nous attendions notre libration par l'Arme Rouge. Vers la fin, nous commenmes rire. D'un accord tacite, nous dci- dmes de considrer ce film comme humoristique. Lorsque quelqu'un tom- bait, sur l'cran, nous riions aux clats. On alluma la lumire. Le nouveau commandant du camp, Klausen, regarda la salle de ses yeux froids. Les rires cessrent... Nous sortmes du cinma. trs gaies. Quand va-t-on nous conduire au dancing? - dit Nela. Au dbut du mois de janvier, le soleil tait dj chaud. Les montagnes se dtachaient nettement sur le ciel clair. Le jour dcisif approchait. A Birkenau, tous les crmatoires avaient disparu. Un seul subsistait Auschwitz. Il tait facile de justifier sa prsence. il fallait bien brler les cadavres des gens morts d'une mort naturelle. Il semblait trange de marcher sur la terre lisse, couverte de neige. Le froid pinait, la neige crissait sous les. pas et on ne pouvait pas oublier qu'on pitinait les cendres de millions d'tres brls. On pitinait la jolie petite Italienne, au visage de madone, les enfants polonais, hongrois, fran- ais, hollandais et tziganes. Chaque pas, sur ce lambeau de terre, voquait Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 217 - la colonne de la mort, un sourire douloureux, des yeux agrandis par la peur, un geste suppliant, un dernier cri. L reposaient les cendres de mon amie la plus chre, Zosia. celles de Hanka, de Janka, de Nata et de tant d'autres. Le temps, tel une roue de torture, avait tourn et broy nos curs, es- tompant nos souvenirs... On marchait maintenant sur leurs cendres, sous un soleil clatant, sur les traces effaces du plus effroyable des crimes, on marchait comme si rien ne s'tait pass l. Le soleil clairait gaiement les champs blancs de neige et, moi-mme, j'avais des doutes: Cela avait-il vraiment exist? Et que diraient ceux qui viendraient l aprs nous? _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Le 5 janvier, nous coutmes le communiqu allemand. L'Etat Major de la Wehrmacht dit: L'offensive de l'arme sovitique, attendue par nous depuis longtemps, a commenc sur toute la longueur du front. Enfin! Ils avanaient, ils seraient l dans quelques jours, dans une se- maine, au plus! Dans huit jours, notre sort serait rgl! Ils ne rencontre- raient certainement plus d'obstacles. Enfin! Enfin! ils approchaient! Le chef envoya quelques femmes Auschwitz au camp des hommes. J'tais du nombre. au bureau politique, on devait nous donner de nouvelles listes de convois. Nous avions le cur lger, nous pensions l'offensive qui nous apporterait la libert! - Je crois - dit Ziuta, qui marchait ct de moi que celles qui ont pu te- nir jusqu' maintenant, s'en tireront. Je me demande ce que sera la libert, aprs tant d'annes... Ziuta s'interrompit, pensive. Je savais qu'elle songeait aux cinq annes de prison et de camp. Sa mre tait morte l. Ces cinq annes de souffrance avaient marqu son visage. Ses yeux taient tristes. Avec l'espoir de la libert naissait en elle la peur. Saurions-nous vivre normalement? Sau- rions-nous trouver une place dans la socit, sans maison, sans famille? Nous entrmes dans le camp des hommes. C'tait l'heure de l'appel du soir. Il nous fallut attendre. Nous sentions que ce n'tait pas un appel ordi- naire. La terreur rgnait dans les rangs. Tous taient figs dans un silence complet. Au milieu de la foule glace, sur une place vide, une potence et quatre femmes pendues: quatre Juives polonaises, qui travaillaient l'usine de munitions Union Werke, au camp; elles avaient reconnu avoir fourni de la poudre aux rvolts du Sonderkommando, pour faire sauter le crma- J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 218 - toire. On les pendit l'heure de l'appel, pour que tout le monde soit l et se souvienne de cet acte de justice. Elles avaient cri, avant de mourir: Vive la Pologne libre! Mort aux assassins! Nous rentrmes Birkenau, accables. Une atmosphre joyeuse y r- gnait. Basia vint notre rencontre, sautant de joie: - Devinez ce qu'ils ont invent? On va nous conduire au thtre! - De quoi parles-tu? Ziuta n'arrivait pas comprendre l'excitation de Basia. La potence se dressait devant nos yeux. - Je parle du thtre o nous irons dans un instant. La reprsentation aura lieu dans la salle de la Sauna. Les hommes et les femmes du Canada vont s'y produire. - Je rairai pas - dit Ziuta en me regardant. - Moi non plus, je ne pourrais pas aller au thtre aprs cette excution! Je me rendais compte, en le disant, que nous irions toutes les deux. A quoi bon rester dans une baraque vide et mditer sur la mort des quatre Juives? Dernirement, on brlait des milliers de gens et a ne nous avait pas empch de rire... _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Dans la salle de la Sauna, on avait mis des bancs et construit une scne avec des planches. La lumire s'teignit, le rideau se leva. La reprsentation commena. Sur la scne, un homme ivre, vtu de noir, une couronne mortuaire sur l'paule. En titubant, il racontait ses impressions sur un enterrement dont il revenait. Le monologue commenait ainsi. J'ai enterr un seul homme, un seul. Dans la salle archi-comble, le rire fusa. Comment ne pas rire? Une crmonie funbre pour un seul homme... les vtements de deuil, le corbil- lard, les couronnes, le cercueil, une oraison funbre et un monument fun- raire... L'acteur lui-mme se tordait de rire sur la scne... Tous 'ses proches avaient t brls... Lui-mme pouvait l'tre d'un moment l'autre. Les cendres des corps taient parpilles partout, et lui, il se lamentait sur l'en- terrement d'un seul homme. Comment ne pas rire? Les SS riaient aussi. Toute la salle tait secoue par un rire hystrique. Le numro suivant du programme tait une danse. La belle danseuse grecque, Olga, voluait au rythme oriental de la danse Tabou. Ses beaux yeux en amandes, nous observaient. Vtue d'un tutu vert, vaporeux, elle nous tenait sous le charme de ses mouvements pleins de grce. Quoique presque nue, quoique les SS prsents dans la salle la regardent avec convoi- tise, Olga tait vraiment taboue. Fire et inaccessible, par l'enchantement de sa danse, elle planait au-dessus des mesquineries et des crimes. J'arrivai Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 219 - oublier compltement o j'tais. Olga dansait un rythme de plus en plus vertigineux. Je me retournai et je vis le Hauptscharfhrer, ostensiblement ravi. Beaucoup d'autres numros passrent encore devant nos veux. Nous sor- tmes du thtre, mues. Olga revint avec nous au Block; elle pleurait. - Pourquoi pleures-tu Olga? - Ma seule amie est partie aujourd'hui en convoi. Je n'ai plus personne au monde... nulle part, personne... Et je danse!... - Ne pleure pas, Olga. Tu as dans merveilleusement. Nous ne l'oublierons jamais! N'aie pas de remords, toutes bientt nous serons libres. J'ai vu aujourd'hui quatre Juives pendues, et toi, tu vis. Ne pleure plus, tu vivras... tu retrouveras ton amie... Je parlais btons rompus, comme dans un dlire. Je ressentis brus- quement, avec une force inoue, le dsir de la libert. J'y croyais fermement ce moment et ma foi tait communicative. Olga m'embrassa et chuchota avec passion. - Vivre! Mon Dieu! Vivre!... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 220 - IV LA FIN D'AUSCHWITZ Le lendemain de la sance thtrale, on voulut prlever du sang, pour des transfusions, chez les Juives du Canada. Ludka, une Juive polonaise, refusa firement de donner son sang. - S'ils veulent mon sang, ils n'ont qu' me fusiller. Son attitude tonna beaucoup le mdecin allemands - Comment, tu ne veux pas donner Blut frs Vaterland? 1
- On ne connat pas les limites de leur sadisme, m'expliqua ensuite Lud- ka. - Moi, une Juive humilie, bafoue, moi qui suis, pour eux, moins qu'une ordure, moi, d'une race infrieure, offrir mon sang a un soldat de la race suprieure! Et il ose appeler a du sang pour la patrie! Il ose s'tonner que je refuse? Tous les jours, on apprenait qu'une nouvelle ville tait libre. Tous les jours de nouveaux ordres. Le commandant du camp fit un discours: il dit que l'Allemagne saignait, que la situation actuelle tait grave, mais qu'une nouvelle arme tait prte, que le Grand Reich renatrait, plus puissant en- core. Il dit aux Juifs qu'il tait content de leur travail. Ils recevraient une rcompense, et on remplacerait leur toile par un triangle rouge. Cette me- sure extraordinaire, qui devait effacer les diffrences de race, tait une rv- lation sensationnelle. Les SS ne faisaient plus attention aux couples qui se promenaient prs de la Sauna. Ils passaient ct d'eux, pensifs. A Birkenau, dtente com- plte. Les colis se faisaient rares. Enfin, on apprit que la poste d'Auschwitz ne les accepterait plus. Ce jour-l, je reus mon dernier colis, un norme pa- quet envoy par mon plus fidle ami. Il contenait des citrons... - Il est formidable ce Bolek. Il trouve toujours de bonnes choses en- voyer! - dit Basia, admirative. - Qu'il sera bon de manger un citron avant de mourir! Maintenant que l'issue tait imminente, nous ne nous demandions plus ce qu'ils feraient de nous. Nous tions arrives la conclusion qu'il tait impossible de deviner l'avenir. Le 17 janvier, nous apprmes que Cracovie tait prise... Personne n'es- saya de nous faire croire que c'tait un bobard. Nous percevions, au loin, des bruits d'explosion, attendus depuis si longtemps! Nela dclara:
1 ) Ton sang pour la patrie. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 221 - - Advienne que pourra; de toute faon c'est une chance qu'il se passe en- fin quelque chose. Je ne me dshabillerai pas cette nuit... Basia rpliqua, avec une parfaite srnit: - Si tu tiens absolument mourir en robe, c'est ton affaire! Moi, je me dshabille. La tenue dans laquelle je vais crever m'importe peu. - Assez de btises! - dit quelqu'un nerv. - La situation est vraiment grave. La discussion dura jusqu' minuit: fallait-il, ou non, se dshabiller,. Je dcidai de me dshabiller. Je pliai mes vtements de faon pouvoir les retrouver rapidement. Irena apprit qu'Auschwitz avait reu l'ordre d'vacuer pied... Personne ne voulait le croire... Btise, ils n'allaient pas conduire 60.000 personnes pied devant la ligne du front. Ou bien ils nous extermineraient, ou bien ils nous laisseraient l et ils se sauveraient seuls ... Je m'endormis enfin. Quelqu'un frappa la fentre. Je sursautai, le cur battant. Tout le monde s'assit. - Maria? Nous reconnmes la voix de Wurm. Maria courut la fentre. Nous coutions chaque mot. Wurm parlait lentement, en articulant bien. - Maria, viens au bureau avec 10 femmes. Il faut que nous nous prpa- rions peu peu... Pas besoin de nous le rpter deux fois. Nous fmes prtes aussitt. Nous tions plus de 10. Maria plaisanta: Vous vous prparez comme pour recevoir un convoi. A partir de ce moment, la fivre du dpart ne nous quitta plus. Nous commenmes emballer. dans des coffres, les affaires dposes par les dtenues. - Tout va se perdre - dit Wanda - aucune des propritaires ne pourra les rcuprer, on doit tout envoyer au camp de Gross-Rosen, o nous irons probablement nous-mmes. On nous ordonna d'aller chercher des valises vides au Canada. Nous partmes trois, en compagnie d'un soldat slovaque qui faisait tinter des cls. Son visage tait dfigur par la peur... Il se retournait constamment. Son inquitude nous amusait. Au Canada, on ne travaillait plus la nuit. Tout tait calme, doux, blanc... Nous errions en silence parmi les baraques, laissant des traces fraches sur la neige. Le Slovaque ouvrit la septime baraque du Canada peine de four- rures. - Mais, nous sommes venues chercher des valises! J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 222 - - Prenez des fourrures - dit-il. - a m'est gal prsent. Ils m'ont mis dans de beaux draps!- Je regardai son uniforme de SS et je demandai: - Qui ceux? - Les Allemands pardi! Je n'ai rien de commun avec eux. Ils m'ont pris de force et ils croient peut-tre que je me laisserai tuer. Je ne suis pas si bte! Je m'en irai. avec le convoi qui emportera l'or. On ne m'aura pas vivant! Que Wurm reste ici jusqu' la fin, ou le Hauptscharfhrer. Il est rus, celui-l, il a tout prpar pour foutre le camp et il pense me laisser l. Qui aurait pens que' tout irait si vite! Ces sacrs bolcheviks et cette dam- ne offensive! - Ils ne sont pas si prs, peut-tre - dit Ziuta cherchant continuer la conversation. - Ils ne sont pas prs d'ici? cria-t-il en colre. Ils sont l, sous notre nez... - Nous n'avons pas besoin de fourrures, mais nous voudrions des sacs dos. Savez-vous ce que nous allons devenir? - Ils ne le savent pas eux-mmes. N'importe comment je vous envie. Une joie indescriptible m'envahit. Ce gamin hitlrien m'enviait! Il pou- vait, pourtant, mme ce moment, me supprimer d'un seul geste! Maintenant, au dernier moment, il nous prenait comme confidentes. Il se rappelait qu'il tait Slovaque et il nous le disait, sachant que nous n'ose- rions pas le contredire, puisqu'il tait encore un matre! Je dis avec un grand srieux: - Qu'est-ce que vous risquez en restant ici? Personne ne vous fera de mal. Qu'avez-vous craindre? Ziuta me pina, craignant que je fasse des imprudences, mais elle-mme ajouta: - Naturellement, pourquoi? Le Slovaque resta stupfait. Il nous regarda amicalement, il tait prt croire qu'il n'avait jamais fait de mal personne. - videmment - balbutia-t-il - pourquoi? Toute la nuit, nous continumes emballer dans des coffres et des va- lises les fiches des dtenus vivants, leurs photos et leurs cartes d'identit. Nous liquidions notre section. A neuf heures du matin, des femmes allrent charger les coffres dans des wagons. Une demi-heure aprs, elles revinrent. Genia nous appela: Les premiers convois d'vacus ont quitt le camp pied. Nous les avons vus de nos propres yeux. C'tait donc arriv. Nous primes notre dernier djeuner dans la baraque de Zosia. Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 223 - La baraque tait pleine de sacs. On n'avait pas russi les mettre tous dans les wagons. Nous savions que rien n'arriverait plus destination. Nous coutions le communiqu toutes les demi-heures. Nous attendions l'ordre de route. Zosia avait fait cuire toutes les provisions mises de ct pour les mauvais jours. Nous mangions avec apptit. Je mis dans mon sac dos des choses indispensables. Aucune de nous ne pensait aller dans un autre camp de concentration. - Ou bien on nous librera, ou bien je me sauverai dcidai-je. - J'emporte le sac dos, tout hasard... Les autres taient d'accord avec moi. Je sentais en moi une nergie d- bordante. Tout coup, une explosion toute proche dchira l'air. - Les voil! La joie m'envahit. Hlas! Il n'y a pas de quoi se rjouir, on fait seulement sauter les crma- toires nous expliqua un Juif de la Sauna. Nous emballmes des vivres, au bruit d'autres dtonations... Que notre situation tait bonne, en comparaison de celle des autres dtenues du camp! Nous tions chaudement vtues, et chausses, tandis que les autres para- traient pieds nus, en tenue du camp! A trois heures et demie, nous partmes. Je quittai Birkenau, agite par des sentiments confus. Je savais que, quoi qu'il nous arrive, ce lieu maudit cesserait d'exister. Aucun convoi nirait plus au crmatoire. Finis la gre- nouille, les sances genoux, les coups, les gmissements des gens tortu- rs. Finis les appels interminables,. finies les luttes pour une cuillere de soupe ou pour un os. Plus de slections, plus de vols, plus d'odeurs de ca- davres, de sang, de sueur. Fini Auschwitz! Irena, pliant sous le poids de son sac dos, les joues rouges et les yeux brillants d'motion, regardait le champ nu o se trouvait autrefois le crma- toire: - Un jour viendra o, mme ici, l'herbe repoussera dit-elle. Nous franchmes la porte du camp, mues, graves, conscientes de l'im- portance du moment. Nous ne sentions pas le poids de nos sacs et personne de nous ne se demandait o menait le chemin que nous suivions. Nous marchions allgrement, au pas, nos jambes nous portaient droit devant nous, loin de Birkenau. Sans prter attention aux Posten, nous chantions notre marche du camp:
L'heure de la libert a sonn, Une joie dlirante nous transporte toutes, Tu as fini, telle une ombre, d'errer, J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 224 - Dans la Lagerstrasse de Birkenau.
Quitte tes sabots, jette ta robe de camp, Relve-la trs haut, ta tte rase, Tu vas rentrer chez sol, maintenant, Aux lvres, le chant de la libert!
Je me retournai et regardai, pour la dernire fois, ce tableau inoubliable. La silhouette de Wurm se dtachait entre les baraques. La Sauna, la place o se faisait l'appel, nos baraques, celles des hommes, le chemin qui menait au crmatoire, au fond, la fort, dans la fort - Birke- nau, avec des barbels tout autour. Au-dessus des barbels, les miradors, vides prsent... Nous chantions toujours...
Adieu, adieu Auschwitz effroyable, Birkenau de cauchemar, adieu. Dans tes baraques, un cri lamentable: Le vent, dsormais seul en ces lieux...
Des tas de papier brlaient au camp. Devant le bureau du Blockfhrer, les SS pitinaient les cendres et ajoutaient de nouveaux documents, des listes de morts, tout ce qui pouvait fournir des preuves de leurs crimes. On ne nous fouilla pas ce jour-l. Mieux valait enrichir, le prochain camp o nous serions dsinfectes et dpouilles de tout. Nous connaissions cela. Mais moi, on ne m'aurait pas. Je n'irais pas dans un autre camp de concen- tration. Je m'enfuirais ou j'y laisserais ma peau. De tous les cts, de nouveaux groupes d'vacus nous rejoignaient. Les colonnes s'tiraient l'infini. Nous dpassmes le F.K.L. A la porte, Hustek. Nos poings se serrrent. Nous traversmes la ville d'Auschwitz. Au tournant, aprs le pont, je regardai la colonne d'vacus. Des trains sifflaient la gare, nous marchions comme des somnambules. Nos sacs dos commenaient nous peser. On vacuait les familles des SS qui se trouvaient Auschwitz. On char- geait en hte des gosses, des valises, des dredons sur des voitures... Eux aussi! Cela nous rjouissait. Eux aussi partaient vers l'inconnu. Enfin, on marchait plus allgrement en les voyant! Au cinquime kilomtre je jetai mon sac dos. Basia se moqua de moi: - Tu es dj fatigue? Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 225 - - Mieux vaut maintenant qu'au vingtime kilomtre! D'ailleurs je vais m'enfuir! De chaque ct, un Posten avec un chien, d'normes chiens-loups, bien dresss, cartant toute ide de fuite. 60.000 hommes avaient quitt le camp. 35.000 d'entre eux travaillaient l'usine de munitions Buna-Werke. Aprs chaque groupe de 4.000 dtenus, des traneaux tirs par des chiens, et chargs de mitraillettes... Partout des chiens! Je demandai au Posten qui marchait ct de moi, s'il savait ou nous al- lions. Il me dit que nous avions 300 kilomtres faire. Le cur battant, je demandai quand la premire halte? - Je ne sais pas. Tard dans la nuit. - Et si on se sauve? - On vous tapera sur la tte coups de crosse. - A coups de crosse? - Pourquoi pas? Ce serait dommage d'utiliser des balles pour vous! Notre gat du dbut. s'tait vanouie. Nous tions nouveau dsesp- res. Nos jambes salourdissaient. La tte nous faisait mal. Encore 300 km. J'en avais fait sept peut-tre, et mes oreilles bourdonnaient dj, ma vue se brouillait. Des deux cts de la chausse, des champs, blancs de neige. Aucune trace de vie. Basia, Zosia et moi, nous nous accrochions les unes aux autres. Mais les rangs s'taient disloqus depuis longtemps! Nous mar- chions en dsordre, les Posten disaient sans cesse. Los! Aufgehen! Schnelle! Schweine! On entendit de plus en plus de soupirs. Il y avait toujours quelqu'un qui restait en arrire, se mlant aux autres. Des Polonaises, perdues parmi des Juives franaises n'arrivaient plus retrouver leur groupe. On entendit les premiers coups de feu... Les clochettes des traneaux du Vernichtungskom- mando faisaient entendre la mlodie de la mort qui nous suivait pas pas. Il faisait presque nuit. Chaque pas demandait un effort surhumain. Je levai les pieds avec un mal inou et, dans ma tte, rsonnaient les paroles du Pos- ten: 300 kilomtres, la premire halte tard dans la nuit. nous avions fait 9 km peine et il me semblait que je marchais ainsi depuis un an... 300 kilo- mtres. un coup de crosse sur la tte, 300 kilomtres et mme si j'atteignais le but, des appels... la faim... les poux... Je savais que je n'arriverais pas au but. Nous traversmes un village inconnu. Un couple marchait sur la route. Des civils. Elle et lui. Ils marchaient bras dessus bras dessous. Elle,' en J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 226 - manteau de fourrure, souriante... Si on pouvait se sauver et les suivre... Quelle btise! La croix sur le dos, le numro, pas de papiers! Il faisait compltement noir. Nous nous heurtmes aux premiers ca- davres. Il tait de plus en plus difficile de marcher. - coute - dit Nela. - Si tu survis, retrouve mon fils et dis-lui... - Je sais ce qu'il faut lui dire. Tu sais aussi ce que tu devras dire nia mre, ma sur, Bolek. Te souviens-tu de l'adresse? Nela la rpta. - Je crains que personne de nous ne puisse supporter cette marche! Je me taisais. Je n'avais plus la force de parler. Il me semblait que tout se disloquait en moi. Mes bras pendaient, lourds comme du plomb. Nous tions tortures par la soif. J'avais du mal respirer. Mon cur battait la chamade. Je ne comprenais plus ce qu'on disait autour de moi. J'entendis comme dans un brouillard, la voix de Basia. - Krystyna, je ne peux plus marcher, je ne peux plus... - Los!... aufrcken! - cria ct le Posten. Une femme reut un coup de crosse et tomba sur la neige. Je me tranai plus loin. Tout autour, des champs nus. Basia avait tout jet de son sac. La route entire tait couverte de chaussures, de chandails, de couvertures, de manteaux. Nous pitinions tout cela sans rflchir, rsi- gns. Rien navait plus d'importance... On ne pensait plus qu' faire encore un pas... quelques pas, un kilomtre. Pour toi, maman, car tu m'attends et tu souffres... A cet endroit, peut-tre, les partisans allaient surgir et nous dli- vrer... Tomber maintenant, la dernire tape, non, il ne le fallait pas. En- core un pas, encore un kilomtre. Tout coup, j'aperus une voiture de foin, renverse sur la chausse. Ma dcision fut aussitt prise. Un Posten venait de passer prs de moi. Je me retournai, le suivant tait dix pas derrire moi. - Allez! - je saisis la main de Zosia. - Vite... toi aussi! Ma voix tait im- prative. D'un mouvement rapide, je me penchai et me laissai tomber dans le foin. Zosia avait compris et avec son pied, elle lana du foin sur moi et repartit. J'prouvais un bien-tre indicible. - J'tais couche, je n'avais plus marcher. Je voulais mourir. Je savais que, dans un instant, je recevrais un coup de cr sur la tte. Mais cela ne faisait rien, je ne serais plus oblige de marcher. Un instant plus tard, je commenai rassembler mes esprits. Le Posten pass, il n'avait donc rien remarqu! Le chien n'avait rien senti. Mais tant de chiens allaient encore passer! Mon cur battait vite, de plus en plus vite! Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 227 - Je me reposai, mes muscles se dtendirent. Je sombrai dans un demi sommeil. Le dfil continuait... Il me semblait que j'tais l depuis une heure, quand j'entendis la voix de Basia au-dessus de moi: - Krystyna, on cherche par ici, je m'en vais. Je murmurai doucement: - Bonne chance, Basia ! On passait sans arrt. Les voix des femmes, les cris des Posten de plus en plus proches, les traneaux qui me frlaient... Ils passaient, je respirais. Je vivais donc! Arrivrent les hommes. J'entendis: - Ici, nous nous cacherons ici... Je dfaillis nouveau. Je me rendis compte que mieux valait ne pas couter, car, de toute faon, je mourrais. Mme si le chien ne me trouvait pas, quelqu'un voudrait se cacher ici, se ferait remarquer, on l'abattrait et moi avec... Mais personne ne se cachait. Ils continuaient. Encore des traneaux, des clochettes. Des femmes et des voix, des voix tragiques: Je suis malade, je n'en peux plus. Des expressions de souffrance dans toutes les langues et soudain: Los! weiter! tout prs de mon oreille. J'avais du foin dans le nez, dans les yeux. J'tais couche sur le dos, ma tte retombait en arrire. J'avais un got amer dans la bouche. Je perdais continuellement connais- sance. Une femme, s'assit sur le foin, sur moi.... Oh! - jentendis, un soupir... - Va-t-en d'ici! - dis-je. Elle sursauta, se leva aussitt. Un instant aprs elle avertit quelqu'un: - N'y va pas, c'est sale! Malgr toute l'horreur de la situation, je souris en pense la femme qui me sauvait la vie... - Los, weiter, du wolltest dich hier verstecken! (Allez, continue, tu vou- lais te cacher ici.) Ces paroles odieuses retentissaient prs de moi. - a y tait, maintenant, c'tait sr! Jentendis un coup, l'cho d'une ba- garre, un cri, mon Dieu! Ils passrent. Encore une fois, on ne m'avait pas trouve. Je ressentis brusquement le froid et l'incommodit de ma position. Je me demandai depuis combien de temps j'tais couche... Une minute, une heure, toute une nuit peut-tre... J'ai survcu Auschwitz Krystyna ywulska
- 228 - Un Posten s'assit sur ma tte. Je distinguai le bruit fait par le chien qui cherchait et son souffle, tout prs de mon visage. Je savais que j'tais per- due. Alors! Dans un instant! Le Posten, assis sur moi, jura. Il dit un autre. - Verfluelite Schweine, verfluchter Weg... (Maudits cochons, maudite route.) Ils parlrent pendant je ne sais combien de temps. Je perdis nouveau connaissance. Le Posten se leva, s'en alla. Je savais comment je mourrais, on me transpercerait avec une baonnette, Pourtant je vivais. Comment tait-ce possible? Mon corps tait compl- tement engourdi. Je ne sentais plus mes jambes. J'essayai de faire un mou- vement sans rsultat. Mon cur battait fort. Si j'avais pu l'arrter! mais mes bras taient carts, il ne fallait pas les remuer. On passait toujours. Quelqu'un s'affaissa ct de moi, fouilla le foin. Coup de feu. La femme qui avait voulu se cacher l rendit le dernier soupir. Je me demandai o tait passe la balle? Elle m'avait peut-tre frle sans que je la sente? Je retombai dans un demi-sommeil. Une pense naissait dans mon sub- conscient: On ne m'avait pas trouve depuis si longtemps. Une lueur d'es- poir... Peut-tre... Un moment de silence, il fallait que je sorte... J'allongeai mes doigts, je remuai un bras. Tout coup, j'entendis une voiture. Elle s'arrta prs de moi. On parlait allemand: Komm her!. Un bruit de seaux. Une main ramassa du foin. Ils allaient me dcouvrir. Mais c'taient peut-tre des soldats de la Wehrmacht. Ils ne me fusilleraient pas, ils n'taient pas res- ponsables de nous. Je me prparai et je rptai une phrase en allemand: Laissez-moi, vous n'tes pas responsables de nous, je vous en prie, laissez- moi! Le bruit se tut. La voiture partit... J'allai me lever. Une accalmie. Peut-tre un soldat se trouvait-il un pas de rnoi, mais tant pis! Je sortis la tte. J'mergeai brusquement et j'aperus deux civils sur la route. - Polonais? L'un d'eux fit un signe de croix en m'apercevant. - Ou... oui, bgaya-t-il. - Y a-t-il un village polonais par ici? Effray, il m'indiqua une direction: - L-bas. A trois kilomtres de la route. Je courus travers champs, en pataugeant dans la neige profonde. J'en tirais pniblement mes pieds, je trbuchais et j'entendais les bruits du con- Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 229 - voi suivant sur la chausse. Je courus comme une folle. Je m'loignais de la route, d'o me parvenaient le bruit confus de la foule, les coups de feux et le tintement des clochettes des traneaux. J'arrachai, le numro, sur mon manteau. Je me retournai. Je pouvais m'arrter. Ils ne me verraient pas. Je fis encore quelques pas en courant. Devant moi, un village endormi... Plus de barbels autour de moi. Une chaumire, une hale, un silence in- fini et le bruit des clochettes qui se perdaient au loin. Un drle de petit chien aboyait gaiement. Une joie immense, folle, me fit crier. Je suis libre! Je suis libre! Je vais vivre!
FIN
- 230 - Postface
Ma mre, Krystyna ywulska est dcd le 1 er aot 1994, Dsseldorf en Allemagne, o elle vivait depuis 1970.
De son vrai nom Zofia Landau, une juive ne d le 1 er septembre 1913. Aprs sa fuite du ghetto de Varsovie, elle utilisa des faux papiers au nom de Krystyna ywulska, ne aussi d mais le 28 mai 1918. Ses vrais papiers ont disparu. Cest en tant que rsistante non juive quelle se fit prendre par la Gestapo. Tous les vnements dcrits dans ce livre, lont t dans un double but : thrapeutique par tmoignage. tant convain- cue dtre la seule survivante, son sjour Auschwitz ntait pas fini tant que le livre n'a pas t publi : la 1 ere dition en Pologne est parue en 1946, et il-y-a eu 10 rditions (de 10.000 30.000 exemplaires chacune). Ce livre fut traduit. en anglais, Franais, Russe, Tchque Allemand ...(dans lordre de sortie). Totalement puis partout, y compris la Russie avec 600.000 exemplaires. En 1965 elle publia un 2 me livre LEau vide . Il retrace son passage dans le Ghetto de Varsovie, sa fuite du Ghetto, son activit dans la rsis- tance, son arrestation par la Gestapo et ... les premiers jours aprs Auschwitz. (Traduit en Franais, Italien, Allemand, Japonais). Entre ces deux livres sur la priode de la guerre, elle crivait des textes satiriques et des chansons. Pour vivre, il faut savoir rire et chanter. La rai- son pour laquelle elle recommena avec ce sujet on ne peut plus dplai- sant qui est la guerre a t la suivante: - lors d une rception mondaine quelquun raconta une anecdote de la priode de guerre, selon laquelle en traversant le pont au-dessus du ghetto il vit un mme, visiblement juif, qui voulait sauter du pont pour se suicider. Notre conteur danecdote se prcipita sur le gosse et lui sauva la vie. A cet instant apparut un gendarme allemand qui lui ordonna de jeter le gamin par dessus la balustrade, sinon, il les tuerait tous les deux. Il demanda lassemble ce quils auraient fait sa place. Ma mre interrompit tout le monde en les priant de ne pas rpondre ce genre de question. Personne nest en mesure de savoir quelle raction serait la sienne. Les gens courageux peuvent brusquement avoir peur, comme les trouillards se rvler des hros. Les faibles peuvent se montrer fort, et les forts avoir des moments de faiblesse. La question est tout simplement mal Krystyna ywulska J'ai survcu Auschwitz
- 231 - pose. Le vrai problme est le suivant : Comment faire pour que ltre hu- main ne se trouve jamais plus devant une alternative pareille. Nous pouvons percevoir un message important manant de la plupart des rescaps des camps dextermination : une forme spcifique doptimisme acquise par ceux qui sont en sursis. Chaque jour est un jour de plus gagn sur la condamnation mort des nazis. Limportant pour que cela ne se reproduise plus jamais est de crer un monde de tolrance, de bannir jamais tous les prjugs, toute tincelle de dbut de racisme. Lorsqu'en Allemagne, aprs avoir lu dans une cole des extraits des ses livres, une colire de 14 ans lui demanda : - Madame, vous devez nous har, nous les allemands ? - ma mre rpondit - te har toi ? Mais pourquoi aurais-tu mrit a ? Je dteste les nazis, mais je naccepte ni leurs ides de bermenchen, Herrenrasse 1 , ni le contraire. Il y a autant de caractres dif- frants chez les Allemands que ... dAllemands. Deux tres identiques nexistent pas, et si tous taient toujours de cet avis, alors jamais lholocauste de la deuxime guerre naurait pu se produire. Il est tout de mme aisment concevable, que certaines personnes, aprs avoir survcu la deuxime guerre, peuvent avoir une sorte daversion la langue, dans laquelle ils ont entendu Los, Raus, Schnell, Verfluchte Schweine etc. Quand on dit - je naime pas lallemand (comme langue), on se fait comprendre (je naime pas les Allemands (peuple). Et l on commence chercher des justi- fications (la majorit des ...). La premire (innocente) barrire sur la voix dune discrimination injustifie (au moins dans certains cas) est franchie. Le second pas devient plus facile. On risque de ne pas pouvoir sarrter avant les appels lextermination. Dans tous ses livres, ma mre prsente le mlange de bien et du mal dans chacun de ses personnages. Sans tenir compte de couleur de la peau, appartenance nationale ou religieuse. Cest ce genre de credo, dducation que ma mre nous donna. Elle quitta la Pologne pour nous rejoindre (mes frres Jacek et Maciek et moi). Maciek avait choisi la libert en 1966. Jacek et moi, partmes de Pologne en 1969 munis des papiers avec la mention stipulant que le pos- sesseur de ce document de voyage nest pas de nationalit polonaise . Nous nous sommes arrts en Sude. Ne voulant pas (en tant qucrivain) commencer apprendre une nouvelle langue, elle nous demanda de venir la rejoindre en Allemagne. Je me suis mari (en Allemagne) avec une Fran- aise, et jai la double nationalit. Je regrette de ne pas en avoir 200.
1 ) Surhommes, Race des seigneurs.
- 232 - Et je m'amuse beaucoup quand jentends des Polonais s'adresser moi (fanatique de la littrature, de la posie et de la cuisine polonaise)en me disant : Vous les Franais, vous tes comme-ci et comme-a, vous man- gez des grenouilles et des escargots. . Oui, je raffole de la nourriture franaise mais pas plus que tous ceux ... qui l'ont gote. Comment s'exprimer propos du racisme sans "ouvrir les portes ou- vertes". Comment dire d'une manire simple que la haine dclenche la haine, le racisme dclenche le racisme, mfiance dclenche la mfiance et pourtant il faut bien tre un peu mfant. Mais cette mfiance ne doit jamais aller jusqu'au raisonnement englobant les critres de race et de la haine.