Badiou On Rousseau
Badiou On Rousseau
Badiou On Rousseau
pourrait t appeler un acte qui quoique dans le temps exprime une intemporalit du temps
- Christine Gom : vous mettez le doigt dun caractre de Rousseau, qui est dtre anti-historiciste.
- Alain Badiou : exactement, ce nest pas du biais de lhistoire quon peut aborder les questions
fondamentales de la politique, cest le dbut clbre cartons tous les faits. Cest la mthode :
commenons par les carter. On ne saurait mieux dire lopposition de Jean-Jacques Rousseau
toute vision journalistique ou anecdotique de la politique : la politique, dans son fondement
essentiel, si on veut la penser, ce nest pas du ct des faits quon va trouver la rponse.
- Christine Gom : rappelons les termes du contrat
- Alain Badiou : la question du contrat est la question de cette vnementialit suspendue,
justement, intemporellement temporelle, si lon peut dire, par lequel un peuple va se rapporter luimme, de lui-mme lui-mme en totalit, en dclarant (selon une codification qui restera toujours
implicite mais qui est fondatrice), que en dfinitive chacun va se placer sous la loi de la volont
gnrale, et donc abdiquer entirement dans lespace politique sa propre volont, pour ne faire plus
que un ou une composante de la volont gnrale. Donc la volont gnrale est ce qui va surgir de
ce contrat par lequel le peuple se rapporte tout entier lui-mme pour se constituer comme
souverain. Alors que, videmment, dans ltat de nature, l or il ny a pas encore lhomme - mais
seulement lanimal humain - il n y a que des individus gouverns par des passions singulires qui
se rencontrent, saffrontent ou sisolent, sans que le corps politique soit constitu.
Le contrat cest un moment dquilibre, et en mme temps cest un moment de bascule radicale.
Rousseau tient que cet vnement fait passer la vie des hommes dun tat un autre qui en un
certain sens nont rien de commun, il y a ltat de nature, ltat civil, et entre les 2, il y a le contrat,
vnement singulier. Ce que je voudrais souligner, cest que cet vnement contient bien ce qui,
pour moi, est un signe ou stigmate de tout vnement vritable :
1 il est intransitif, ou incalculable, ie rien dans ltat de nature ne gnre ou ne permet de trouver
une causalit quelconque, il est un surgir, cest pour a quil nest pas exactement dans le temps ou
dans la chane du temps,
2 et dun autre ct cet vnement en quelque manire se contient lui-mme, il est son propre
lment ou sa propre composante, puisque il ne va y avoir de peuple que car il y a eu contrat, et en
mme temps le sujet du contrat est le peuple quon suppose rassembl dans la possibilit de passer
contrat avec lui-mme. On a souvent object ce caractre circulaire, ou tautologique du contrat, jy
vois autre chose : jy vois que dans toute vnementialit vritable on a cette structure, lvnement
est toujours en quelque manire lui-mme sa propre marque, lui-mme sa propre multiplicit, et
cest la seule manire de penser quil ne soit pas purement et simplement un effet de ce qui se
prcde.
- Christine Gom : Rousseau est un critique du progrs.
- Alain Badiou : voil un 2me point sur lequel Rousseau se bat et combat : cest le point du
progrs, aprs le contrat il ny a pas de progrs possible. Le but nest pas dtablir un certain
nombre de choses mais il est de faire en sorte que lvnement reste vnementiel
- Christine Gom :
- Alain Badiou : absolument, cest ce que jappellerais dans mon propre jargon la fidlit : il ny a
pas dautre rapport au contrat que de se maintenir dans llment politique que le contrat, que
lvnement a constitu, ie de rester sous le rgne de la volont gnrale. Rousseau nest pas
dailleurs dun optimisme essentiel l dessus. Puisque je le rappelais tout lheure il considre que
la monarchie franaise est un Etat dissous, Etat infidle la fondation vnementielle de la
politique, ce qui si on le prend en toute rigueur, cela signifie que ses yeux il ny a plus de politique
dans ces Etats. Il faut mettre en vidence ce point : les conditions pour quil y ait de la politique
sont aux yeux de Rousseau trs dfinies et trs rigoureuses. Il y a ses yeux de la politique, ie de la
lgitimit politique minimale si rellement on est sous le rgne de la volont gnrale, le rgne de la
volont gnrale autorise ventuellement des constitutions un peu diffrentes, il ne prescrit pas le
dtail des choses, puisque comme on sait il faut lintervention dun perso intermdiaire, somme
toute mystrieuse, qui est le lgislateur, pour mettre en forme, en forme excutive la contrainte
vnementielle du contrat. Il y a des possibilits diffrentes bien que il est clair que la constitution
dmocratique est la meilleure, il peut y avoir des dispositions dans lorganisation de la puissance
publique qui soient trs varies, mais cette varit doit exprimer en tout cas ce qui est donn dans
les termes du contrat ie que la souverainet populaire dans la dimension de la souverainet gnrale
Mais des Etats comme la monarchie franaise, y compris le constitutionnaliste anglais, ne
reprsentent en rien pour Rousseau des figures de cette fidlit et donc sont proprement parler des
Etats non politiques.
- Christine Gom : Jai sous les yeux le CS II, 2, que la souverainet est indivisible. pour la
mme raison que la souverainet est inalinable elle est indivisible : car la v est gnrale ou ne lest
pas, elle est celle du corps ou seulement dune partie, dans le 1er cas cest un acte de souverainet
et fait loi, dans le 2nd ce quune volont particulire ou un acte de magistrature cest un dcret tout
au plus .
- Alain Badiou : cette opposition de la loi et du dcret est une opposition qui est celle du gnral et
du particulier, qui est au fond la grande question de savoir si lespace politique renvoie la
souverainet populaire en son sens gnrique ou renvoie en ralit des intrts particuliers
camoufls, est une question dcisive pour Rousseau. Evidemment, il ny a politique au sens fort que
quand il y a des lois, mais ce nest pas nimporte quoi, un texte crit promulgu par un
gouvernement quelconque : une loi cest ce qui met en forme sur un point particulier, sur un point
dtermin la volont gnrale. On pourrait aussi bien dire que pour Rousseau, les Etats empiriques
sont des Etats sans loi, o il ny a que des dcrets, o - pour parler moderne - il ny a que de la
gestion gouvernementale par dcret, exprimant en ralit de faon inluctable selon Rousseau des
volonts particulire. Ce problme est mon avis dune grande actualit : la question de savoir si
nos Etat reprsentatifs actuels sont des Etats o il y a de la politique, o il y a autre chose que des
contraintes gestionnaires renvoyant elle-mme en dfinitive des intrts particuliers, est une
question politique moderne, et Rousseau la pose avec une grande clart, y compris avec un point
qui articule sa critique du systme anglais, fascinant les progressistes du 18me, et qui pour nos
contemporains est trs rude, qui est que la reprsentation, le mcanisme de la reprsentation, le
mcanisme qui consiste faire reposer le pouvoir de dcision dans une assemble de reprsentant
eux-mmes structurs par des partis annule pour lui structurellement lefficace de la volont
gnrale.
- Christine Gom : le but du Contrat Social cest la libert, cest la radicalit de la libert. Mais
lobjection dAlthusser, cest de dire que ce qui est difficile cest que lhomme est la fois objet et
sujet du contrat. Peut-il tre libre sil est la fois sujet et objet ? Comment rpondre ?
- Alain Badiou : cest videmment la question centrale, et lobjection dAlthusser est une objection
concernant en fait la catgorie de libert, une objection aussi de provenance marxiste dans la vision,
la vision cratrice, quen avait Althusser qui est quen dfinitive ses yeux les catgories dobjet et
de sujet sont elles-mmes des drive idologiques dun certain tat de la politique : elles ne
peuvent tre fondatrices car elles en sont des effets. Linterpellation en sujet exprime aux yeux de
Althusser le juridisme bourgeois. Cest une catgorie juridique, et donc a ne peut tre une
catgorie fondatrice. A larrire-plan, le rel de la politique est le rel des classes, qui interdit de se
une loi de lEtat, de la structure des choses, ce serait contradictoire, mais on peut en faire une csq
dun pur surgir, ie dun vnement incalculable.
- Christine Gom : je vous entrane sur un autre terrain, pour conclure, celui de lcriture politique
de Rousseau, il y a l quelque chose de contemporain qui est lart dcrire du politique. Dhabitude,
les traits politique dun ennui mortel - dhabitude. Ici il y a un clivage qui saute
- Alain Badiou : la question de la politique est profondment lie la question de la langue. On ne
le souligne jamais assez. La posie est lie la langue, on le sait. Mais la politique aussi.
Conception politique nouvelle langue nouvelle. Je voudrais dire en passant, puisque nous parlons du
style de Rousseau, le rapport de Rousseau la langue est absolument prodigieux : a va depuis cette
espce de style imprieux tranchant rigoureux des crits politiques proprement dits, avec ces
attaques admirables : lhomme est n libre, tout le monde est dans les fers, des choses de cet ordre,
o la maxime concentre la pense, chose dont videmment les dirigeants de la Rvolution franaise
se souviendront, a va jusquau contraire cette espce de style qui invente une fluidit inconnue,
dans les Rveries, o la langue est quasiment au bord de sa dissipation. Avoir tenu non seulement
un style reconnaissable mais dans une varit considrable est prodigieux, sans quivalent en
France. Sagissant de la langue politique, je crois quelle a 2 caractristique, car cest une langue de
fondation, une langue de principe :
1 cest une langue conomique, ie une langue qui est extrmement resserre sur lessentiel de ce
quelle a dire, elle est extraordinairement peu bavarde. On peut le dire autrement : ce nest
daucune faon une langue du commentaire, cest une langue de la dclaration et non du
commentaire. Rousseau est celui qui a montr quil ny a de politique vritable que de dclaration,
et non pas de politique de plainte ou de commentaire.
2 2me caractre, cest son extrme volont de cohrence aux principes, et a cest comme
lquivalent dans la langue de la pense politique elle-mme, de mme que la politique est fidlit
ses vnements fondateurs, de mme le texte politique doit montrer sa csq avec les principes quil
organise. Et la langue, dans sa fermet pressante, dans sa volont darracher le lecteur son opinion
bavarde implicite, cest une grande langue politique.
- Christine Gom : Rousseau est devant nous
- Alain Badiou : Absolument, je pense que lire Rousseau, mme pour le dplacer, le transposer, le
requalifier pour nos besoins essentiels fait de Rousseau notre contemporain.