Hitler
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Hitler
des Matires
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DU MME AUTEUR
Ddicace
Avant-propos
Introduction
ANNEXE
CHAPITRE 4 - La maturation
Conclusion
Remerciements
OUVRAGES CITS
TERMES ALLEMANDS
Index
Dans ce XXe sicle qui s'achve, bien des mystres ont t rsolus. Si
certains mfaits de Staline et de Mao conservent encore quelque obscurit, le
sens gnral de leur action ne fait plus gure de doute. Si quelques dcisions
des gouvernements dmocratiques ne sont pas encore pleinement claires par
des documents encore inaccessibles, l'essentiel de leur uvre est dsormais
connu et insr dans une chane de raisons qui leur donne sens et dimension.
Seul Hitler demeure ce jour ce diamant noir, rsistant l'analyse, ce monstre
insens qui comme la Mduse des temps anciens ne peut tre regard en face,
au risque de transformer en pierre l'imprudent spectateur. Or ce ne sont pas les
archives qui manquent, bien moins lacunaires, et depuis fort longtemps, que
celles du communisme avant 1989, ni non plus les tmoignages, car les
contemporains, l'instar d'Albert Speer, se sont avrs fort diserts, et l encore
assez tt. Non, ce qui a manqu, de toute vidence, c'est une passion de savoir
suffisamment forte pour dissiper les autres passions, violentes, qui se sont tout
de suite dchanes, en lieu et place d'une explication raisonne, et pour des
raisons le plus souvent fort estimables, en tout cas bien comprhensibles.
A l'Ouest, il fallait rparer, relever les ruines, et pour cela sparer le peuple
allemand de son histoire immdiate, quitte sparer d'abord son destin de
celui du nazisme et de son chef, rputs irrductibles au devenir allemand ;
l'Est, le travail de deuil n'tait pas moins important puisqu'il fallait remettre en
selle un marxisme qui avait doublement failli, sur les plans thorique et
pratique, prvoir et analyser d'abord, combattre ensuite, quand il le fallait
1932 et 1939 , ce mal radical. Le sacrifice des combattants et l'obstination
des militants serviront alors, un prix historiographique lev, rebtir une
sociologie du nazisme, sans portraits ni dates : l'historien britannique Ian
Kershaw rappelle juste titre qu'en quarante ans de labeur, les historiens
d'Allemagne de l'Est n'ont pas produit un seul ouvrage biographique consacr
Hitler, pour ne pas parler de ses paladins.
Franois Delpla, dans l'ouvrage pionnier qu'il nous livre, part de ce constat
qui n'a pas laiss de l'tonner au fur et mesure qu'il entrait de plus en plus
profondment dans l'paisse fort de l'historiographie de laseconde guerre
mondiale : il y a une obscure contention qui consiste, bien souvent,
contourner le personnage hitlrien, tant son action provoque gne et embarras.
S'agit-il de l'enfance et de la jeunesse, on adhrera des explications
psychiatriques successives et contradictoires, qui feront en tout cas du
personnage, parvenu au pouvoir, une sorte de marionnette actionne par des
chamans. S'agit-il de la prise du pouvoir, on constatera le triomphe d'une
explication toute occasionnaliste o le Fhrer sera proclam l encore le jouet
des circonstances, de l'isolement de ses adversaires conservateurs fin 1932,
l'limination de la gauche aprs l'incendie du Reichstag, la destruction des
oppositions internes aprs la nuit des Longs Couteaux de juin 1934. Quant la
guerre elle-mme, elle met progressivement en scne des masses humaines,
des comptences militaires, des processus conomiques et technologiques
d'une ampleur telle qu'on peut finir par y dissimuler la personnalit et la
volont des acteurs qui se trouvent pourtant l'uvre au cur du systme. Il
restera tout de mme la dcision de procder au gnocide juif intgral et
universel, dont la maturation au cours de l't et de l'automne de 1941
demeure bel et bien une dcision individuelle et personnelle d'Adolf Hitler,
qu'aucune gense culturaliste (l'antismitisme allemand thse de Goldhagen)
ni structuraliste (la ncessit d'une guerre d'extermination l'Est dont il sera le
modle) ne peut rduire. Et l'irrductibilit historiographique du gnocide est
bel et bien l'un des points de dpart de l'analyse que Delpla nous propose, en
rappelant d'emble sa dette intellectuelle envers l'historien genevois Philippe
Burrin, qui, le premier, est parvenu dater et expliquer peu prs clairement
la prise de dcision de la Solution finale, vers la fin de l't et le dbut de
l'automne de 1941, mesure que s'enraye la machine de guerre allemande
l'Est et que se prcise le rapprochement anglo-amricain avec la charte de
l'Atlantique l'Ouest.
Mais si cette dcision a bel et bien t prise par le seul Hitler, et camoufle
par ses propres soins, l'opinion allemande et mondiale, pour diffuser ensuite
titre de gnose vers les excutants, nous sommes alors en prsence d'un
processus de pense et d'action de tout autre ampleur que celle qu'on nous
prsentait. Pour dire les choses simplement, nous avons en face de nous, non
pas le pauvre bouffon brechtien, ou le monstre inexplicable sorti d'un film
d'pouvante weimarien qui apporterait une touche satanique, mais en
dfinitive irrationnelle, une histoire qui aurait pu se passer de lui, mais,
hlas, un grand stratge, calculateur, machiavlique, prcis et... trompeur, qui
poursuit depuis toujours un grand dessein, brutal, apocalyptique mais...
cohrent, en tout cas suffisamment congruent avec les aspirations de la socit
allemande de ce temps pour qu'il y trouve sans cesse complicits et bonnes
volonts qui l'aident dans ce projet.
Telle est la thse scandaleuse de Franois Delpla qui donnera fort faire
aux historiens qui ne pourront plus la contourner, qui aidera aussi,j'en suis
convaincu, les lecteurs et les chercheurs dans le difficile travail de
reconstruction historique de notre sicle : Hitler existe, il n'est pas un vide
ontologique, et il n'est pas inutile de considrer son existence, si on veut
retracer le dveloppement monstrueux mais logique de la rvolution nazie qu'a
connue l'Europe dans les douze ans qui vont du dclenchement de la crise de
1929 l'invasion de la Russie stalinienne de 1941, puis dans les quarante-deux
mois d'apocalypse o s'accomplissent le gnocide juif, la destruction de 20
millions de Sovitiques et l'effondrement dfinitif du projet imprial allemand
n du triomphe du systme bismarckien entre 1866 et 1871.
Mais l'vidence, une telle conclusion, satisfaisante sur le plan intellectuel,
aboutit de proche en proche une srie de remaniements de nos perceptions
communes de ce que fut le second conflit mondial, et nous oblige bouger
considrablement dans la conception de fond de son histoire. J'voquerai
essentiellement dans cette brve introduction deux questions essentielles, qui
ne sortiront pas indemnes de cette lecture, celle du rle de la personnalit dans
l'histoire et celle du rapport de Hitler et du destin allemand. La premire
atteint de plein fouet la vulgate marxiste et l'historiographie de gauche, la
seconde n'est pas moins svre avec les prjugs libraux et conservateurs
d'une certaine historiographie germano-amricaine de l'aprs-guerre. On ne
pourra plus dfendre ces deux thses sans autre prcaution.
Mais commenons par la premire, ne serait-ce que parce qu'elle est au
dpart du travail de chercheur de Franois Delpla. Il faut, en effet, comprendre
que l'historien a d'abord rencontr l'exceptionnelle personnalit de Churchill
avant de dcouvrir l'individualit non moins exceptionnelle de Hitler. Pourtant
tout avait bien commenc : form aux deux exigeantes mamelles du travail de
l'historien contemporain qu'taient le marxisme franais, mtin d'Ecole des
Annales, et l'tude rigoureuse des documents primaires, Franois Delpla avait
d'abord recherch dans les papiers indits du gnral Doumenc la trace de
l'effondrement politique et moral des classes dirigeantes franaises et
britanniques dans le dsastre de 1940, selon un schma de reconstruction
thique qui nous avait t transmis par la gnration de 1945, soucieuse de
tourner la page, et qu'a admirablement rsum notre grand matre Jean-
Baptiste Duroselle dans son ultime synthse de l'histoire diplomatique
franaise des annes 30, o la Dcadence conduit l'Abme.
Notre historien s'tait embarqu avec le Marx du 18 Brumaire pour
viatique, il touchera terre avec le Tolsto de la postface de Guerre et Paix,
celui du rle de la personnalit en histoire. Etonnant gnie que celui du plus
grand romancier europen du XIXe sicle : n'a-t-il pas fait exploser par les
moyens de l'art les certitudes patiemment accumules de son sicle positiviste
qui s'tait acharn conjurer par tous ses moyens intellectuels les deux
sismes qui lui avaient donn naissance, la Rvolution franaise et le
temprament exceptionnel de Napolon Bonaparte. Clausewitzavait dcrit
cette guerre totale, ce cheval au galop auquel plus aucun cavalier ne savait
mettre le mors, pour, prcisment, la canaliser, la rationaliser, la remettre aux
mains du Grand Politique qui saurait la subordonner nouveau aux exigences
ratiocinantes du sicle prcdent, la gographie des peuples, la rsistance
ou l'lasticit des systmes de production, l'quilibre plus ou moins stable
des conceptions diplomatiques. Bref, le XIXe sicle avait voulu exorciser la
chevauche napolonienne, et il y tait parvenu avec ce Bonaparte autolimit
et pessimiste que fut Bismarck qui, bien mieux que le ractionnaire
Metternich, sut un temps arrter le cours du temps vers un espace d'quilibre,
ainsi que le chantait le Wagner de Parsifal.
Eh bien, nous dit Tolsto un demi-sicle avant Octobre, Lnine et Trotski,
vous aurez encore des Bonaparte, et vous aurez encore des Rvolutions
franaises, en ce monde inquiet o la dmiurgie promthenne a t
proclame, et chemine en des ttes mancipes de la religion. Et tous ces arts
mcaniques hrits des Lumires que le XIXe sicle bourgeois sait mettre en
uvre art de la guerre, art du commerce, art de la diplomatie, arts appliqus
de la sociologie, de l'conomie politique et de l'anthropologie descriptive ne
seront rien quand se lvera nouveau ce grand vent en bourrasque de
l'Histoire, ce vent qui appelle les hommes et souvent les broie. C'est ce
Tolsto-l, critique du positivisme, qui nous permet seul de comprendre de
Gaulle et Churchill, et pas seulement Chamberlain, Daladier ou Ptain pour
lesquels des sociologies braudliennes peuvent suffire : on lira avec profit
l'volution d'une dynastie de fabricants de Birmingham, les Chamberlain, du
libre-changisme de Gladstone au protectionnisme imprial des accords
d'Ottawa, dans une bonne histoire conomique du dclin de l'industrie
britannique, et on en dduira juste titre la politique d'appeasement qui
conduisit Munich en 1938 par obsession de la prservation de l'espace
imprial ; on partira, avec Maurice Agulhon, de la rpublique au village de
1848, pour suivre travers les initiations rpublicaines, les ubreuses
reprsentations de Marianne, l'entropie croissante de la culture radicale-
socialiste, fille de l'affaire Dreyfus et veuve de Verdun, et on aura l'essentiel
de Daladier. On suivra Guy Pedroncini dans le ddale du pouvoir militaire
bureaucratique sans prcdent qui merge de la tuerie de 1914, on croisera ces
donnes avec une bonne sociologie comparative des organisations, et il ne
nous manquera pas grand-chose pour situer Ptain sur la carte politique de la
France de 1940 : le garant de toutes les hirarchies, au moment o leur faillite
simultane leur permet de rejoindre celle du systme militaire qui la prcde
de quinze ans la ligne Maginot.
Mais avec cette mthode, vous n'aurez pas Churchill, ni de Gaulle. Ceux-l
chappent cette science du XIXe sicle. Ils sont du XXe sicle.
Que dcouvre en effet Delpla, en tudiant trs minutieusement le drame de
1940 ? Que le ptainisme tait port par toute une classe politique ttanise et
presse de s'accommoder du nazisme allemand cette phnomnologieest le
moins nouveau de son travail. Mais aussi que ce ptainisme tait tout aussi
bien reprsent Londres qu' Paris au mme moment, et qu'enfin Hitler, loin
d'ignorer ces donnes, a jou assez magistralement des faiblesses de ses
adversaires, allant jusqu' retenir le bras de ses troupes d'lite mcanises
avant Dunkerque, pour faciliter l'mergence, Londres, d'un parti de la paix
, symtrique de celui qui merge au mme moment au sein mme du cabinet
Reynaud en route pour Bordeaux. Et qu'est-ce qui opre ici la diffrence, de
Paris et de Londres, qui n'est pas mince dans ce nouveau Tale of two cities ?
La volont d'un homme, Churchill (que Delpla ne peut s'empcher, ici ou l,
d'appeler Winston tant il s'enthousiasme de sa dcouverte), tout aussi
aristocratique que ses rivaux Halifax et Hoare, tout aussi attach l'Empire
que les Chamberlain (n'a-t-il pas trait, un jour, Gandhi de fakir nu ), tout
aussi libral que Lloyd George qui fut son collgue et associ en 1914, tout
aussi ractionnaire mme que certains de ses critiques anglais de droite, ds
lors qu'il ne s'agit que de Franco ou de Mussolini. Bref rien n'explique mieux
Churchill que Churchill lui-mme : des convictions fortes et personnelles, o
se mlent confiance dans l'Amrique, foi dans la dmocratie, intimit de cur
avec les Nelson et les Pitt du pass, et peut-tre plus que tout horreur
personnelle, concentre, artiste pour tout ce qu'incarne le nazisme, au point de
considrer juste titre ce combat-l comme celui mme de l'Humanit tout
entire. Cette intuition rare et prcieuse, on la retrouve chez un de Gaulle,
identifi un mince sentier de croissance trs franais qui part de Pguy et
de Lyautey, en combinant dreyfusisme, patriotisme et rpublicanisme de
raison. Encore fallait-il des hommes dsireux de faire vivre de telles
conjonctions rares et originales. On prtend encore frquemment que Hitler ne
pouvait pas gagner la guerre, face la runion des efforts des Etats-Unis et de
la Russie sovitique. Sans doute est-ce vrai partir de l'automne 1941 o
s'amorce la Solution finale en rponse la dfaite dsormais probable. Mais
cela et-il t vrai au mme degr si l'Allemagne avait pu se retourner contre
Staline, ds mars-avril 1941, avec une Angleterre ayant sign l'armistice et
Roosevelt sans alli europen qui lui donne le prtexte tangible une
intervention mondiale dont l'opinion amricaine ne voulait pas ? Et si
l'Amrique avait d se frayer un passage en Europe coup de bombes
atomiques vers 1946-47 tandis que le rgime sovitique triomphait seul, ou
presque, de l'oppression nazie sur tout le continent, la guerre froide et-elle t
celle que nous avons connue ?
Or il est certain que Churchill, et Churchill seul, qui pour cette raison
comprenait parfaitement de Gaulle, a pendant plusieurs mois dcisifs juin
1940 mai 1941 retenu de ses bras et de sa voix incomparable le parti de la
capitulation, celui de Munich, et en France de Montoire, lieu de naissance de
la collaboration entre Ptain et Hitler. Que ses minces mais tangibles succs
dans le ciel de Londres et les dserts d'Afrique, les coulisses de Belgrade et de
Bagdad, dans le maintien de l'ordre aux Indescontre Gandhi et Nehru, lui
auront permis d'entraner Roosevelt et l'Amrique vers la guerre, juste
temps.
De mme de Gaulle aura vit par son geste sublime la logique d'une guerre
civile qui, aprs avoir ravag l'Espagne en 1936, foudroiera l'Italie du Nord
pendant les deux hivers 1944 et 1945, avant que de ployer la Grce jusqu'en
1949 et aurait, si elle avait affect la France dans les mmes proportions, aprs
la Libration, entran l'Europe de l'Ouest dans un affrontement des classes
dont Staline et tir un tout autre parti lorsque les tendards de ses armes
flottaient dj sur Berlin. Mais ce qui vaut pour Churchill, pour de Gaulle,
pour Roosevelt, voire pour Hiro-Hito qui ne voulait pas de l'alliance
allemande et refusa, contre une partie de son arme, obstinment, d'attaquer
l'Union sovitique en 1941, ce qui sauva plus tard son trne que Staline ne
cherchait pas ds lors lui supprimer , ne vaut-il pas aussi pour Hitler ? Cette
nouvelle physique quantique de la dcision politique ne nous oblige-t-elle pas
considrer la part personnelle de dcision, de volont, de pense qui se
cache derrire le masque extatique du Fhrer ?
Que nous dit Delpla, fort de son exprience rudite de l'anne 1940, qu'il
tend dans ce livre puissamment original la carrire de Hitler tout entire ?
Que Hitler avait mri une stratgie personnelle, fruit de son exprience et de
sa culture, qu'il la poursuivait mthodiquement, rationnellement, parfois
mme patiemment. Qu'il changeait remarquablement peu de conceptions
fondamentales. Qu'il savait en revanche ruser avec ses ennemis, camoufler ses
intentions relles sous des flots de paroles, feindre la folie, le dsarroi ou
l'aboulie (peut-tre une ruse d'enfant battu, d'ancien faible qui retourne ses
moyens contre les puissants) pour mieux confondre adversaires et partenaires.
Mieux : contre l'ide d'un prophte nihiliste , rpandue ds 1936 par des
crits de Rauschning o la patte de la propagande communiste de Mnzenberg
n'tait peut-tre pas absente, Delpla nous dmontre sans ciller qu'il y eut un
lment constructif dans le projet hitlrien, qui ne se mesure pas la
destruction impitoyable de ceux qu'il tenait pour ses ennemis : elle explique
un peu mieux l'ampleur des concours dont il put disposer, tout au long de sa
carrire.
Bref, Delpla nous place devant une vision d'horreur vritable : celle d'un
Hitler qui pouvait gagner encore, comme il le fit tant de fois ; celle d'un Hitler
qui sut, tour tour, mettre dans son jeu Ludendorff, Hindenburg, von Papen,
les Krupp, Heidegger, Carl Schmitt et Ernst Jnger en Allemagne, Pilsudski,
Mussolini, Hiro-Hito, Franco, Staline, Ptain, Horthy, Rezah Shah,
Antonescu, et le tsar Boris de Bulgarie, les Dix Rois de l'Apocalypse dans le
monde. Pour le dire encore d'une autre manire, Delpla nous oblige revisiter
sans navet des pisodes encore obscurs comme l'incendie du Reichstag du
printemps 1933, la nuit des Longs Couteaux, la dcision d'envahir la Russie
ou la dclaration de guerre unilatrale aux Etats-Unis de dcembre 1941,
ultime tentative pourentraner le Japon dans l'offensive en Sibrie et soulager
Guderian devant Moscou, que mme un observateur aussi fin que le grand
Sebastian Haffner n'avait pas comprise, imputant au Fhrer un coup de folie
qui faisait l'affaire de Roosevelt, alors que Hitler savait bien que cette
dclaration de guerre amricaine l'Allemagne n'tait, aprs l'occupation de
l'Islande et la Charte de l'Atlantique, qu'une question de jours et qu'il avait
raison de hter l'invitable en essayant d'en retirer un profit Tokyo.
Bref, et allons jusqu'au bout de cette polmique qui va nous ouvrir le champ
d'une seconde : Delpla s'inscrit radicalement en faux contre la thse
malhonnte et venimeuse d'Hannah Arendt sur la prtendue banalit du mal
. Ceux qui traitent les Hitler et les Eichmann de ce monde en pauvres hres,
en clochards, assassins mais sans importance, ne cherchent qu' exonrer la
culture allemande d'avoir permis ce genre de talents trs particuliers, mais
incontestables, d'y avoir fait souche. Ce circulez, il n'y a rien voir o
Ptain devient un pauvre gteux, Mussolini un amuseur public, le grand Mufti
de Jrusalem, un touriste arabe gar Berlin, liqufie le mal comme s'il
n'tait rien. Sans tomber dans la mtaphysique oppose, qui s'appelle le
manichisme, celle o le dieu mauvais possde autant de ralit ontologique
que le Dieu crateur ne serait-il pas plus dcent envers les victimes, plus
exigeant envers la vrit, de reconnatre que tant d'hommes, de femmes et
d'enfants n'ont pas t engloutis dans une farce sinistre ? Il n'y a pas de
banalit du mal. Le mal est rare, complexe, impressionnant. Heureusement le
Bien, qui est aussi rare et complexe, est plus impressionnant encore. Mais
arriver ce point requiert que l'on dpasse une certaine surdit culturelle. On
ne peut faire droit la puissance civilisatrice du Bien telle qu'elle s'incarne
dans la Rsistance en Allemagne comme ailleurs que si l'on a
pralablement bien pris la mesure du Mal l'uvre dans cette histoire. La
thse de la banalit du mal entrane aussi comme une consquence ncessaire
la dvalorisation des hros au nom d'une morale de corps de garde qu'on a vue
l'uvre dans les tentatives de diffamation de Jean Moulin, Raymond Aubrac
ou Arthur London. Et c'est ici que la biographie de Delpla vient son heure
pour permettre de reconsidrer le problme allemand.
Il nous reste donc considrer cette historiographie du problme allemand
o, l aussi, notre historien permettra d'innover, de bouleverser, de subvertir.
Epluchant la masse de lgendes tratologiques sur l'impuissance suppose, la
dbilit mentale, les dlires de Hitler, Delpla fait justice de tout ce monceau
apologtique. Hitler n'tait pas un peintre en btiment, clochard et
mgalomane mais un tudiant architecte, pauvre et plutt cultiv, mme s'il
tait moyennement dou sur le plan plastique. Aprs Syberberg, il constate la
solidit de ses connaissances musicales qui en faisait un authentique
mlomane wagnrien, et de manire plus originale encore la cohrence de ses
vues philosophiques o Kant et Schopenhauer jouent un rle suprieur
Nietzsche et Spengler, clbrs par lui, juste titre, davantage pour leur sens
littraire que pour leur rigueur.Rassurez-vous, vous n'allez pas lire une version
en prose des Producteurs de Mel Brooks, o l'on vous vante l'humanit et la
largeur de vue du Fhrer, avant d'entonner le dsormais clbre Springtime
for Hitler and Germany, winter for Poland and France . Non, l encore, cette
rhabilitation de l'homme a pour seul but de nous remettre face face avec
la question centrale qu'un autre crivain de gnie, autrichien celui-l, Robert
Musil avait pose dans l'Homme sans qualits propos de ce clochard
viennois Moosbrugger, assassin de prostitues dans le parc du Prater, et que
tout Vienne, au printemps de 1914, trouvait fantastiquement potique. L
encore, la question est de savoir pourquoi un caporal-chef de modeste
extraction a pu ainsi matriser les mcanismes du pouvoir et la sduction
morale dans l'Allemagne de Weimar, qui n'tait pourtant pas une terre vierge
d'hommes.
C'est ici que, paradoxalement, la thse de la banalit de l'hitlrisme, de
l'ontologie vide de Hitler, nous dtourne assurment de la vrit allemande.
Car faute d'un Hitler de chair et d'os, citant Schopenhauer et fredonnant
Parsifal bon escient, nous avons aussi une Allemagne dsincarne, o seule
une anthropologie trop gnrale rgne un peu trop facilement : car, que
retient-on pour expliquer l'explosion du nazisme, dans la sociologie positive
encore largement en usage ? Le traumatisme de la premire guerre mondiale
et la constitution d'une masse mobilisable d'anciens combattants, nostalgiques
ingurissables de la guerre, le nationalisme exalt des annes 20, chauff
blanc par le paiement des rparations excessives, la violence locale de la crise
de 1929 et la paralysie des lites dmocratiques.
Tout est faux ou trop gnral dans ce cadre : pourquoi, dans ces conditions,
n'assiste-t-on pas aux mmes mouvements protestataires dans la France et
l'Angleterre voisines ? L'ducation devant Verdun , chre Arnold Zweig,
avait-elle bnfici aux seuls Allemands et introduit chez eux seuls cette
exaltation belliciste que l'on cherche vainement ailleurs ? Pourquoi, toutes
choses tant gales, l'Allemagne de 1923, meurtrie par l'occupation de la Ruhr
et l'hyperinflation, renvoie-t-elle de larges majorits parlementaires
dmocratiques et mme internationalistes (sociaux-dmocrates et
catholiques ultramontains) jusqu'en 1928, alors que l'Allemagne de 1931 o le
problme des rparations ne se pose virtuellement plus et o la politique
trangre a t modifie en profondeur par l'mergence du couple Briand-
Stresemann, prcurseur de notre aprs-guerre franco-allemand rconcili, va
se donner sans rticence au parti national-socialiste de Hitler ? Pourquoi,
enfin, la politique conomique inventive et intelligente du gouvernement von
Schleicher, qui bnficiait de l'appui des syndicats sociaux-dmocrates et de
celui, tacite, du parti communiste, via un accord secret avec Moscou, ne
provoque-t-elle aucun redressement, fin 1932, alors que le patatras
conomique sans appel du gouvernement travailliste britannique de Mac
Donald, la mme poque, n'entrane aucune remise en cause des institutions
parlementaires Londres? On ne peut commencer rpondre plusieurs de
ces questions qu'en changeant quelque peu de terrain : tout d'abord il n'y a pas
eu de tels ressentiments guerriers en Allemagne, ni de volont d'en dcoudre
avec l'Europe entire en 1931, pour la bonne raison que Hitler a bnfici d'un
vote d'ordre et de protestation, essentiellement intrieur et dirig tout la fois
contre la passivit des partis dmocratiques face la crise et contre la monte
effrayante pour beaucoup d'un parti communiste qui semblait en passe
d'emporter le barrage social-dmocrate. A ce moment-l, Hitler apparat
comme l'mule de Mussolini et, on le sait, en neuf ans de pouvoir, le dictateur
italien n'avait encore gure donn de lui l'image d'un trublion belliciste. Le
vote nazi est le vote d'une majorit encore pacifiste, comme le sont, pour les
mmes raisons, Franais et Britanniques. Ajoutons que le pacifisme allemand
demeura vivace, si l'on en croit les manifestations de joie l'annonce des
accords de Munich, ou encore aprs les victoires de 1940, l'oppos de
l'idologie profonde du Fhrer qui dplorait vivement en priv ces
panchements de ses compatriotes auxquels il rservait un tout autre destin,
plus proche du souci ontologique .
Quant l'chec de la politique manuvrire et lucide du gnral von
Schleicher, avec le socialiste Paul Levi et le libral Gustav Stresemann, l'un
des trois vrais grands hommes de Weimar, il est imputable aux conceptions
ractionnaires de l'entourage de Hindenburg et aux ides gopolitiques de la
droite catholique bavaroise inspires par Haushofer qui conduisaient toutes
deux tout la fois sortir du dialogue intrieur avec les syndicats sociaux-
dmocrates, et remettre en cause les accords de Rapallo entre la Reichswehr
et l'Arme rouge, au profit d'une alliance prne par le Vatican, avec la
Pologne de Pilsudski et l'Italie de Mussolini. Le gnie de Hitler fut
d'apparatre ce moment-l plus rassurant pour les forces dirigeantes de la
socit allemande et europenne que ne l'tait le brillant von Schleicher,
flanqu du chef de la gauche nazie Gregor Strasser.
Un an et demi plus tard, von Schleicher est assassin avec Gregor Strasser,
Rhm, les chefs de la SA et le principal politicien catholique oppos au
Concordat avec le Troisime Reich, tandis que Londres, Rome et Varsovie
sont ardemment courtises en politique trangre, par le duo Gring-Hess qui
rassure l'Europe conservatrice. Dans la mme priode, la politique
conomique d'inspiration keynsienne de Hjalmar Schacht, dj mise en
uvre avec profit par von Schleicher ds 1932, porte ses fruits et permet au
Troisime Reich de raliser le rve dj national-socialiste de la rpublique de
Weimar, la rconciliation des deux Allemagne de masse , nes l'une de
l'industrie, l'autre du front, la social-dmocratie et la Reichswehr. L'entente de
ces deux forces en 1923 avait protg le pays de la rvolution et abouti
l'lection du marchal Hindenburg la prsidence de la Rpublique par les
voix sociales-dmocrates. Elles prparaient ainsi la rvolution allemande de
1933, celle qui, sansgrande effusion de sang et aprs domestication des ttes
chaudes de la SA, donnait naissance un faux parti unique pour authentiques
petits-bourgeois, le NSDAP, qui supprimait les liberts publiques et la
prsence culturelle et conomique des Juifs pour mieux raliser l'Etat-
Providence, moraliser la jeunesse, obtenir le plein emploi et dtecter temps
les cancers du sein chez les mres allemandes, tout en dfendant la nature et
en interdisant la vivisection et autres cruauts envers les animaux.
Le nazisme a t voulu par les Allemands, de plus en plus nombreux
l'approuver ou le tolrer dans un mlange savant de mconnaissance de
certains de ses effets et de reconnaissance de ses buts lgitimes. Hitler a
parfaitement su jouer de ces dsirs allemands, mais a aussi, en politicien semi-
dmocratique qui n'eut jamais besoin des mesures d'intimidation
mussoliniennes de 1922, cherch les satisfaire.
Voil pourquoi la prise de pouvoir par Hitler n'est ni le succs d'un complot
militaro-patronal, ni le rsultat d'un traumatisme allemand plus insurmontable
que ne l'ont t les deuils et les chmeurs accumuls par tout l'Occident de
Seattle La Seyne, d'Adalen en Sude Collioure en Roussillon.
Si tel n'est pas le cas, il faut alors courageusement se poser la question de
l'adquation d'un homme bien dou au demeurant et d'un projet plus
cohrent qu'on ne l'a dit et d'une socit, l'Allemagne des annes 20. En
d'autres termes, pourquoi trouvait-on un Moosbrugger si potique ?
L'Allemagne des annes 20, Churchill l'a bien vu ds cette poque tout comme
le dernier Clemenceau, n'a nullement fait le deuil d'un projet de domination
dont la base est continentale. Mieux, les frivolits du Kaiser Guillaume II une
fois balayes par la tragique dfaite de 1918, la pense stratgique allemande
entame, dans la Reichswehr et alentour, une rgression vers Bismarck et les
classiques du XVIIIe sicle. Hitler, qui se mit ses ordres, au dbut de sa
carrire politique, c'est d'abord l'homme qui reprend les plans de guerre de
Ludendorff l o ce dernier fut contraint de les abandonner en 1918 : ne plus
inutilement provoquer l'Angleterre, allie naturelle des Grands Prussiens, de
Frdric II Blcher, par des politiques navales et coloniales inutiles. Il y
ajoute le retour l'alliance italienne qui rgna au temps de Bismarck et de
Crispi, par une authentique admiration pour Mussolini, et aussi pour faire tenir
tranquille un catholicisme allemand dont il est issu, toujours sensible aux
mandements d'un Vatican solidement alli au fascisme. Il cherche enfin,
contre Paris, reconstituer une Autriche-Hongrie, mais sans les Allemands
d'Autriche, fonde sur l'alliance des deux dictatures polonaise et hongroise,
ouverte aux sparatismes croate et slovaque, un jour peut-tre ukrainien que
l'on finira bien par dtacher de Moscou. Sur le plan intrieur, il entend
combattre sans relche les communistes allemands, mais ce qui est plus
original - et contraire aux vues de l'tat-major et de la haute diplomatie la
Russie sovitique elle-mme queWeimar courtise pour diffrer le spectre d'une
rvolution allemande et inquiter les puissances occidentales.
Cette simplification de la stratgie de reconstruction de la puissance
allemande sduira tout la fois l'intrieur et l'extrieur. Elle met fin
l'ambigut gauchisante de la diplomatie allemande. Elle conjure
dfinitivement toute possibilit de dbordement rvolutionnaire.
Mais au-del, Hitler ralise deux rves allemands avec une habilet
consomme : celui d'une dmiurgie semi-dmocratique ; celui d'une
rvolution conservatrice. Dmiurge semi-dmocrate, Hitler n'est-il pas ce
prince machiavlien, n au milieu du peuple, ainsi que Hlderlin dj
l'appelait de ses vux ? Et ce mlange d'iconoclastie populaire et de
promotion thermidorienne de boutiquiers fusilleurs, en faisant l'conomie
d'une rvolution terroriste sanglante, n'tait-ce pas le rve absolu de ces
parfaits contempteurs du libralisme qu'taient Nietzsche et Wagner, qui dj,
en artistes provocateurs, dnonaient ple-mle la morale d'esclaves des
socialistes et les mythologies juives mollientes du christianisme tabli ? La
dmiurgie semi-dmocratique, voil bien une construction de Hitler que la
culture allemande lui a bien volontiers transmise : les dessins d'architecture de
Speer ne sont-ils pas le tmoignage de ce dlire, pas seulement
architectonique, qu'exalte dj un Fritz Lang dans Metropolis, qu'exalte
Heidegger dans ses appels au tournant ontologique, la Kehre que le Fhrer
accomplit, sa manire certes, l encore simplificatrice mais efficace ?
La rvolution conservatrice est l'autre polarit de ce dsir de Hitler qui
sourd de l'Allemagne profonde : il s'agit ici du rve, qui fut dj celui de
Guillaume II, d'une rconciliation synthtique de Metternich le catholique
ractionnaire et de Bismarck, le protestant bonapartiste, dans un ordre
nouveau-chrtien-social chez le pasteur Adolf Stoecker, le mentor antismite
du Kaiser, national-socialiste chez Hitler, plus moderne et plus marqu par les
doctrines social-dmocrates parvenues de son temps maturit. Il s'agit pour
cela d'assurer la transcroissance de l'ordre ancien corporatiste-fodal dans
l'ordre nouveau proltaire-industriel en exaltant non plus le march mais le
plan, non plus la concurrence des entreprises mais la coopration des
partenaires sociaux, non plus l'innovation culturelle mais la transmission de la
tradition, non plus le conflit des deux Eglises allemandes mais leur
conjonction dans un nouvel ordre national (et europen). Cette vision d'un
nouveau Reich, qui dpasse les troitesses de l'ancien, trop prussien encore et
marqu par le libralisme hansatique-berlinois, Hitler ne l'a pas invente,
mais il a su s'en servir mieux que les philosophes catholiques proches de
Brning, tels que Guarini, qui l'exaltent dans les annes 20.
C'est ce message d'une nouvelle rvolution antirvolutionnaire, spiritualiste,
autoritaire et corporatiste, qui passe, grce lui, dans un parti nazi en qute de
doctrine, et que la gauche nationaliste des frres Strasseret sans doute
maintenu moins loin du socialisme traditionnel et des groupuscules
intellectuels nationaux-bolcheviques tourns vers Moscou.
Ajoutons cela que, pass la stupeur des premiers mois et de leurs
immenses batailles clausewitziennes, la guerre des tranches reprsenta
l'effondrement de la pense stratgique des tats-majors, et le triomphe des
officiers subalternes comme Jnger, des sous-officiers comme le fut
Mussolini, des caporaux mmes tel Hitler, qui par leur exemple, le choix de
leurs mots, la mise en scne de leurs vies, devinrent en quelques mois les
indispensables rouages de ce nouveau et morne culte aztque qui rclamait
chaque jour son contingent de sacrifices humains. Ce fut eux qui surent
courageusement et simplement convaincre les plbes enrgimentes de faire
quotidiennement le sacrifice de leurs vies, comme ils taient prts, eux-
mmes, le faire. Hitler n'tait ni un lche, ni un pleutre : il tait sorti de la
fournaise, demi fou sans doute, mais aussi exalt par les possibilits quasi
illimites que la guerre moderne apportait en fait de plasticit aux socits
industrielles. Et il n'avait de cesse, en rusant constamment, d'y prcipiter
nouveau une Allemagne, qu'en Allemand souffrant et transi de l'ancienne
Autriche-Hongrie, il voyait plus grande encore qu'elle n'tait rellement.
D'Autriche-Hongrie, il importait aussi un virus puissant et efficace,
l'antismitisme politique. Sans doute les Juifs du Reich, parqus dans les
professions librales et le journalisme, ne jouaient-ils pas encore Berlin le
rle politique essentiel qui avait t l'apanage des Juifs de Vienne et de
Budapest, mme aprs la chute de l'Empire qui leur ouvrit les portes de l'Etat
et de l'Universit. Mais il ne fallait pas les sous-estimer comme le faisaient,
par snobisme arrogant, les aristocrates prussiens qui s'imaginaient pouvoir tout
faire rentrer dans l'ordre avec deux coups de cravache : la rvolution russe
tait l pour manifester la puissance et le savoir-faire des Juifs, une fois qu'on
avait lev toutes les barrires lgales qui les contenaient. Et Berlin en 1918-
19, Munich mme l'anne suivante, Vienne tout au long de la dcennie,
pour ne pas parler des Instituts de recherche avec Einstein, ou Haber, ou
Hilbert, l'arrogance juive s'tait donn libre cours. Hitler a donc voulu une
grande action antismite comme prlude ncessaire l'tablissement d'un
empire continental fond sur une stricte hirarchie des races, ayant vu,
l'oppos, l'ironie dltre des journalistes juifs viennois miner l'autorit
naturelle des Allemands sur les Tchques ou les Hongrois. Sur ce point aussi,
il a recueilli le ressentiment et l'assentiment d'une culture allemande qui se
refusait obstinment faire sienne l'apport du judasme, lors mme qu'elle s'en
nourrissait chaque jour davantage sur les plans scientifique, technologique,
conomique et artistique. Ce refus assertorique d'une quelconque symbiose
germano-juive, ainsi que le rappelait Gershom Scholem, contraste violemment
avec les situations anglaise, franaise, italienne et mme russe. L non plus
Hitler n'a pas innov : il a seulement voulu jusqu'au bout, l o d'autres
comme le Kronprinz en 1911 qui crivaitdj son pre Guillaume II qu'il
et aim liquider tous les Juifs de son empire avec de la mort-aux-rats n'en
tait qu'aux songes d'aprs-boire.
Mais Hitler a pu se sentir mandat par toute une culture et une conception
du monde chasser les Juifs de tout pouvoir politique ou social, organiser
par l'curement l'migration de la plupart, refonder une modernit qui se
passerait enfin d'eux, exauant les souhaits explicites de Richard Wagner et de
l'historien Treitschke, de Schopenhauer et de Spengler parmi tant d'autres.
En un mot comme en cent, Hitler avait un programme et il l'avait dvelopp
par sa rflexion propre. Ce programme, il l'hritait d'un capital de conceptions
du monde qui avaient leurs racines profondes en Allemagne et le
consentement d'abord explicite et lectoral, puis populaire et charismatique,
de majorits qualifies. Passe au crible de ce soleil mphitique, l'histoire de
ce terrible pisode n'est pas embellie. Elle est seulement plus solide. Elle
permet de mieux comprendre ce qu'il faut faire aujourd'hui pour ne plus
jamais retomber si bas, ce qu'il aurait fallu prvoir l'poque pour enrayer
temps le mcanisme de l'Apocalypse : peut-tre, avant tout, savoir que le dsir
de se choisir un roi dans le sein du peuple (Hlderlin), d'exalter la guerre
contre la Loi (Jnger et Nietzsche avant lui), l'incarnation d'un Csar-Christ
contre le parlementarisme (Ernst Kantorowicz), de dfinir la politique comme
la lutte et la sparation de l'ami et de l'ennemi (Carl Schmitt) et la morale
comme l'acte hroque dcisif qui rompt avec la monotonie de la
proccupation ontique (Heidegger), que toute cette charge de dynamite
antijuive explicitement et antichrtienne implicitement ne pouvait
aboutir qu' une explosion rsolue de guerre et de pogroms jusqu' Stalingrad
et Auschwitz inclus.
De cela, Hitler fut le matre d'oeuvre et l'artisan conscient, non le
mannequin hallucin. Grces soient rendues Franois Delpla qui nous
restitue l'horreur de ce moment.
Introduction
La prsente biographie est ne d'un besoin. Elle fait suite divers travaux
sur les annes 30 et 40 qui ont fait comprendre l'auteur, petit petit, que le
personnage de Hitler tait plus complexe qu'il ne croyait. Il avait ajout foi,
comme beaucoup, la culture d'autodidacte glane dans des brochures , au
peintre rat ou en btiment , l'antismitisme fond sur la peur, voire la
conscience, que le grand-pre inconnu ft juif, ou sur l'appartenance cette
ethnie des examinateurs qui avaient cart un gamin prtentieux de l'cole des
beaux-arts de Vienne. Il avait cru longtemps, et enseign, que l'Allemagne
avait t gouverne pendant douze ans, et l'Europe asservie pendant quatre,
non seulement par un fou il le pense toujours, en un certain sens - mais par
un mdiocre, et il ne le pense plus du tout. L'dition, acheve en 1992, des
papiers du gnral Doumenc a d'abord montr que sa victoire de 1940 n'tait
due ni un heureux concours de circonstances, ni l'absence d'une opposition
rsolue, mais des manuvres fort bien conduites, dans le domaine politique
plus encore que sur le champ de bataille. Trois ouvrages s'ensuivirent,
Churchill et les Franais, Montoire et la Ruse nazie, incontests ce jour dans
leurs conclusions, qui vrifirent de mieux en mieux l'hypothse que Hitler
tait, en 1940, un stratge fort inventif. Restait tudier ses antcdents, pour
essayer de comprendre comment il avait pu dominer un pays de soixante
millions d'habitants et comment son gnie se combinait avec des traits moins
admirables.
En fait, l'image courante de Hitler ne se limite pas la sottise, la
brouillonnerie et la violence gratuite. Avec un moralisme aussi bien
intentionn que peu rigoureux, on voit en lui un dmon surgi de l'enfer ou
une incarnation du mal . Il est donc, inextricablement, bte et ange dchu,
idiot et Malin .
L'historien n'est pas un mtaphysicien. Il se moque du ciel et de l'enfer, au
moins titre professionnel, et borne son horizon l'humanit qui erre entre les
deux. Dans ce domaine, il y a beaucoup dire sur Hitler. Nombre de ses actes
rvlent un malfaiteur ordinaire, un bourreau banal, un parjure prvisible, un
tyran comme l'histoire en comporte des milliers. Nombre de ses succs
s'expliquent par des ruses, des complicits et deslchets qui plaisaient peut-
tre Satan, mais dont l'explication se passe aisment d'un au-del malfique.
Banals, quotidiens, son ambition, son absence de scrupules, ses haines, son
fanatisme. L'antismitisme mme s'enracine dans le terreau des mentalits
chrtiennes, mal guries de l'opposition des premiers chrtiens au
conservatisme sacerdotal juif, ainsi que Rome elle-mme commence le
reconnatre.
Cependant, comment ne pas voir que les explications fondes sur le jeu des
forces politiques, conomiques, sociales et idologiques sont dans ce cas
terriblement limites, et qu'on est en prsence d'une exception radicale ?
Rien ne le montre mieux qu'une comparaison avec son contemporain le plus
proche, Benito Mussolini. Voil bien un tyran humain. Dvor d'arrivisme,
clectique et flottant dans ses opinions, aimant les femmes et l'argent comme
un signe de russite, soucieux avant tout de parvenir puis de se maintenir au
pouvoir, il manipulait pour ce faire un certain nombre de ressorts, bien reprs
par lui et reprables par nous, de l'amour-propre italien.
Hitler, en regard, est un parangon de vertu. Sobre, incorruptible, il faisait
corps avec le peuple qu'il dominait. Il faut encore le dmontrer, et on le fera
ici : car bien peu, parmi ses adversaires, ont rsist la tentation d'en rajouter,
et de lui prter en plus de ses crimes rels des vices imaginaires.
Les historiens aussi sont des hommes. On est rigoureux, on n'utilise pendant
de longues pages que des documents dment soupess, et tout d'un coup on
s'oublie, on recopie sans examen tel prjug des brochures antifascistes, telle
affirmation gratuite des magistrats de Nuremberg, ou mme telle assertion
nazie, pourvu qu'elle permette de prsenter le personnage sous un jour peu
flatteur. Sans souci de la carrire qu'on ouvre aux ngationnistes de toute
espce, qui ne font pas de l'histoire mais prosprent sur les failles des travaux
d'autrui.
Il ne s'agit pas de nier le dlire du chef nazi mais prcisment de le cerner,
en montrant qu'il cohabite avec un sens aigu du rel, et en traant au plus prs
la frontire entre les deux.
En dlaissant le point de vue moralisateur, on apprhende mieux la nocivit
du nazisme, car on le saisit dans sa cohrence et dans sa continuit. La plupart
des biographies sont en fait des collages. L'auteur, dgot par son sujet,
essaie certes de le connatre, mais renonce le comprendre. Il ne trouve
aucune ressemblance entre le putsch de 1923 et la prise du pouvoir dix ans
plus tard, ne repre gure de constantes dans les rles respectifs des
lieutenants du Fhrer au fil des crises et traite part sans songer les articuler
des vnements simultans ou trs proches, comme le procs de l'incendie du
Reichstag et la sortie de la SDN l'automne de 1933, ou encore, en fvrier-
mars 1938, les brusques changements gouvernementaux et l'Anschluss. A cet
gard, le livre de JoachimFest, en 1973, a constitu une heureuse rupture1.
Pour la premire fois un auteur osait se confronter avec le personnage, le
regarder et le faire vivre. Il devait d'ailleurs beaucoup la frquentation d'une
personne qui avait connu de prs le Fhrer partir de 1933, son architecte
puis ministre Albert Speer, sorti en 1966 de la prison de Spandau l'issue
d'une peine de vingt ans prononce Nuremberg. Tout en tant revenu des
illusions nazies, cet homme mena, pendant sa captivit d'abord, puis au cours
des quinze annes qui lui restaient vivre, une mditation sur cette
exprience, non exempte d'autojustifications abusives, mais qui avait au moins
le mrite de ne pas nier la fascination qu'avait exerce sur lui le Fhrer, et de
la placer au centre du dbat. Il publia plusieurs livres et d'abord des mmoires,
en 1969, pour lesquels Fest avait servi de conseiller historique.
Si mon tour je prends la plume (on ne dit pas encore le clavier ), ce
n'est pas seulement parce que de nouveaux matriaux sont apparus depuis
1973, et d'abord de nouvelles confidences de Speer, que Gitta Sereny a
exposes rcemment dans un livre fondamental, mais non centr sur Hitler.
C'est aussi parce que Fest, comme tout pionnier, ne pouvait se dgager d'un
coup des scories de la priode antrieure. Tout en mettant au jour la cohrence
et la continuit des actes de son hros, il a de temps autre d'tonnants
repentirs, comme dans le paragraphe suivant, extrait du chapitre sur la prise du
pouvoir :
(...) Vue dans son ensemble, la tactique de Hitler, qui laissait toutes les
portes ouvertes, traduisait non seulement un calcul prcis et rigoureux,
mais aussi une forme de caractre ; elle correspondait son
temprament profondment indcis. Mais c'tait galement une
attitude extrmement audacieuse qui exigeait un sens lev de
l'quilibre, ce qui convenait son got du risque (...)2.
Si on est un calculateur rigoureux doubl d'un joueur audacieux, il reste peu
de place pour l'indcision... sinon celle du biographe.
Le prjug le plus trompeur est sans doute celui du peintre en btiment .
Hitler tait un vritable artiste, voil ce qu'il importe de comprendre. Il n'a
certes pas connu la russite professionnelle qu'il ambitionnait - celle
d'architecte, et non de peintre - cause d'une scolarit mdiocre et du fait que,
comme celles de beaucoup de ses contemporains, ses annes de formation ont
brusquement pris fin en aot 1914. Mais il a rorient vers l'action politique
des dons clatants de crateur. S'il avait exist dans sa Realschule un
conseiller d'orientation et si celui-ci l'avait convaincu de pousser ses tudes
secondaires jusqu' l'examen terminal, il ft sans doute devenu architecte et le
sicle et t diffrent. Il n'y a, en tout cas, aucune raison de penser que le
patriotisme allemand, faisant appel de la dfaite de 1918, se serait donn pour
cible une entit fourretoutappele le Juif. Dans ce rle, l'acteur Hitler tait
unique et irremplaable.
Autodidacte certes, mais dot d'un flair certain dans le choix de ses lectures,
il a compris beaucoup de choses et s'est tromp sur beaucoup de points.
S'apercevant de ses talents de manieur de foules et de l'efficacit d'un certain
nombre de slogans, il en a tir une confiance illimite dans ses croyances les
plus sottes et a refus, jusqu' la fin, d'en dmordre.
Le nazisme, c'est donc l'art mme, transpos comme jamais dans l'action
politique. Hitler est, de tous les chefs d'Etat de l'histoire, le plus grand
dmiurge. Il ne se contente pas d'user de ses capacits intellectuelles et
tactiques pour parvenir la tte d'une grande puissance et s'y maintenir. Il la
ptrit et en remodle les rgles. Puis il s'en prend aux autres pays et rcrit les
codes de leurs relations. C'est l'Europe entire qu'il sculpte et la plante dont il
entreprend de redfinir les quilibres.
L'affaire se termine mal. On pense Icare, qui s'tait trop approch du
soleil, ou mieux encore Phaton, foudroy pour avoir voulu s'galer Zeus.
Mais ici encore, on sous-estime l'homme... ou on surestime les dieux !
Ractionnaire et peu viable long terme, son systme fond sur la division de
l'humanit en races ingales et rivales a bien failli s'imposer pour un bon
moment sur un bon morceau du Vieux Continent. L'exploit de Churchill,
maintenant contre toute attente son pays dans la guerre, a donn l'URSS et
aux Etats-Unis le rpit indispensable pour se remettre de leur surprise devant
l'effondrement militaire de la France.
Sans aucune preuve on accuse Hitler de n'avoir pas su s'arrter , ou plus
faussement encore d'avoir voulu conqurir le monde. En se fiant aux seules
conversations rapportes par Hermann Rauschning, un amoureux du mais
pas lucide pour autant, on prte des intentions uniquement destructrices sa
rvolution du nihilisme . Des artistes comme Visconti ont donn crance ce
mythe de la violence pour la violence, exactement contraire l'enseignement
de Hitler et son esthtique. On fait ainsi de la nuit des Longs Couteaux
(30 juin 1934) un dchanement de fureur aveugle, alors que chacun des
meurtres a des effets soigneusement pess et, dans la perspective d'un
remodelage de la socit allemande, terriblement pertinents.
Nous n'avons pas affaire un dmon venu de l'enfer, mais bien un
crateur faustien qui, pour une fin qu'il croit juste, s'affranchit allgrement du
commandement qui fonde toutes les civilisations et que toutes transgressent,
mais avec mesure ou au moins avec mauvaise conscience : Tu ne tueras
point.
1 Hitler/Eine Biographie, Berlin, Propylen, 1973. On utilisera l'dition de poche, qui ne diffre de
l'originale que par une prface : Berlin, Ullstein, 1998. Tr. fr. en deux volumes, Hitler, Paris, Gallimard,
1973.
2 J. Fest, Hitler/Eine Biographie, Berlin, Ullstein, 1973, dition de poche 1998, p. 427.
CHAPITRE PREMIER
Cette mme dualit se retrouve lorsqu'il est question de l'intrt qu'il portait
aux individus :
Je ne puis clore ce chapitre sans citer une qualit du jeune Hitler qui
aujourd'hui paratra, j'en conviens, paradoxale. Hitler avait une nature
intuitive et pleine d'intrt pour autrui. Il prit en main ma destine
d'une manire touchante. Inutile de lui dire ce qui se passait en moi. Il
ressentait toutes mes motions comme s'il se ft agi de lui-mme. Que
de fois il m'a ainsi secouru dans des situations difficiles. Il savait
toujours ce dont j'avais besoin et ce qui me manquait. Tout occup
qu'il tait de sa propre personne, il s'occupait avec ardeur des gens qui
l'intressaient. C'est lui qui orienta ma vie vers la musique, en
dcidant mon pre me laisser faire des tudes au conservatoire. Tout
ce qui me concernait le touchait, et il y prenait part le plus
naturellement du monde. J'avais souvent l'impression qu'il vivait sa
propre vie ct de la mienne. (p. 38)
Kubizek a raison et tort la fois, lorsqu'il dit que la grande attention de
Hitler envers autrui peut sembler, dans les annes 50, paradoxale. Vu l'image
sinistre qu'on a alors du personnage dans tous les domaines, l'information
veille ncessairement la mfiance. Mais en disant j'en conviens , il a bien
l'air de donner raison aux sceptiques et, s'il dfend courageusement, contre
vents et mares, les souvenirs de son adolescence, il semble concder
qu'ensuite la vie a bien pu faire de Hitler un monstre indiffrent aux
sentiments de son entourage. Ce qu'il ne voit pas - parce qu'il n'est pas
historien et a suivi d'assez loin, depuis cinquante ans, la vie politique -, c'est
que Hitler a non seulement conserv, mais dvelopp sa capacit de vivre la
vie des autres , et qu'elle explique une bonne part de ses russites.
Vu les dimensions de ce livre, on se proccupera surtout, en prenant
connaissance des faits rapports par Kubizek, de reprer si Hitler a dj
quelque chose de nazi. La rponse est largement ngative. Il se prsente
comme un individu soign, pos, soucieux de se distinguer de la masse. Le
contraire d'un baroudeur et d'un querelleur, mme s'il peut s'emporter quand
on le contrarie. Il suit la vie politique, mais en spectateur, et non pas dans les
meetings, mais au parlement de Vienne. Il n'a pas la moindre inclination pour
la chose militaire, allant jusqu' critiquer les frres Wright, concepteurs d'un
des premiers avions, d'avoir mont dessus une arme feu pour exprimenter
les effets d'un tir arien ! Son langage diffre peu de celui d'un pacifiste de
RFA dans les annes 80 : A peine a-t-on fait une nouvelle dcouverte, disait-
il, qu'on la met au service de la guerre12. Il est rvlateur que, des nombreux
auteurs qui ont cit Kubizek, fort peu ont relev ce passage, et que quand on
l'a fait, c'tait pour le mettre en doute. Sans doute jurait-il trop avec les
prjugs ambiants.
Rcemment encore il a chapp la vigilance de Brigitte Hamann, auteur
d'une dpoussirante tude sur les jeunes annes du dictateur. Elle lui attribue
un amour de la guerre sans solution de continuit, depuis la cour de l'cole
jusqu' ses dbuts de chef politique, au moyen d'un argument peu
convaincant13. Dans Mein Kampf il dit avoir beaucoup jou la guerre avec
ses petits camarades. Vers 1900, les combats mettaient aux prises les
Anglais et les Boers , deux nations qui alors s'affrontaient en Afrique du
Sud, donnant le coup d'envoi d'un sicle agit. Tout le monde voulait tre boer
et le camp anglais avait des difficults de recrutement. Voil qui est d'un
maigre secours pour l'auteur d'une biographie individuelle. Lorsqu'ils n'taient
pas rprims par des adultes antimilitaristes, l'immense majorit des coliers
europens jouaient alors la guerre, et prfraient tre enrls dans un camp
correspondant leur pays ou servant les intrts supposs de celui-ci. Dans un
monde germanique frustr d'expansion coloniale, comment s'tonner que les
ennuis duconcurrent britannique aient soulev l'enthousiasme dans les cours
de rcration ? Brigitte Hamann rapproche ce souvenir d'enfance d'un loge
des Boers fait incidemment par Hitler dans un discours, le 13 avril 1923
Munich : il dit que les Boers taient mus par l'amour de la libert et les
Anglais par l' appt de l'argent et des diamants . Mais c'est pour donner
raison aux Anglais14 ! L'exemple sert dmontrer, dans une Allemagne o les
Franais viennent d'occuper la Ruhr, qu'une cause juste n'est rien sans la force
des armes. Voil une belle illustration de l'cart entre l'enfant idaliste et
l'adulte cynique, et du danger, pour la justesse historique, d'attribuer au culte
hitlrien de la guerre une trop grande prcocit.
Kubizek lui-mme n'est pas entirement fidle sa rsolution de ne tenir,
dans la rdaction de ses souvenirs, aucun compte de la carrire ultrieure de
son ami. Il pense que Hitler nourrissait dj secrtement, l'poque de leur
frquentation, une vocation de dictateur. Il le dduit en particulier du fait qu'il
ne gagnait pas sa vie et n'avait pas l'air de vouloir la gagner, mais cultivait
cependant de gigantesques projets architecturaux en paraissant sr de trouver
un jour le moyen de les raliser. C'est oublier ce que lui-mme nous a rvl,
quelques pages de l, sur le dsir d'Adolf d'offrir une situation stable
Stephanie, et les espoirs qu'il plaait cet effet dans une admission l'cole
des beaux-arts. Autre indice de l'ambition d'un rle politique majeur : la
reprsentation de Rienzi, opra de Wagner montrant un chef politique parti de
rien et s'appuyant sur les masses15, l'avait enthousiasm et il s'tait identifi
lui pendant la nuit suivante, entranant son compagnon dans une longue
promenade autour de Linz, puis le congdiant brusquement en disant qu'il
voulait tre seul.
Kubizek oublie, lorsqu'il lui prte une ambition politique secrte, que son
ami avait entre quinze et dix-neuf ans. L'ge o les rves se donnent libre
cours, sans tre ncessairement accompagns d'une ferme rsolution de les
raliser, ni d'une rflexion aboutie sur les moyens d'y parvenir.
Hitler s'installe durablement Vienne au dbut de 1908, aprs la mort de sa
mre. Pour un garon de dix-huit ans dvor d'ambitions artistiques, c'est la
fois un temps de formation et une preuve de vrit. A lui les chefs-d'uvre
picturaux, architecturaux et musicaux qu'un vieil empire, dirig par une
dynastie inamovible, a accumuls au long d'une histoire souvent brillante,
dans une capitale que la guerre n'a jamais dvaste. Mais il doit aussi chercher
s'y faire un nom.
Puisque c'est l, galement, qu'il commence suivre la vie politique, un lien
a pu se faire dans son esprit entre l'volution artistique et l'volution politique
de la capitale autrichienne. La notion de dcadence a tapplique aux deux.
C'est encore aujourd'hui un lieu commun, s'agissant du domaine politique.
Dure aux vaincus, l'histoire ne peut parler sans condescendance de cette
dynastie Habsbourg qui essayait de retarder l'inluctable clatement d'un
empire multinational, o dix millions d'Allemands s'puisaient dominer
vingt millions de Slaves, avec l'assistance, depuis 1867, de dix millions de
Magyars qu'on avait flatts par l'artificielle mtamorphose de l'empire
autrichien en une double monarchie austro-hongroise : on avait fdr
sous le sceptre de Franois-Joseph deux Etats baptiss, du nom d'un cours
d'eau jusque-l obscur, Cisleithanie et Transleithanie.
Pour caractriser la vie intellectuelle et artistique, l'ide d'une dcadence est
la fois moins commune et plus souvent nuance. C'est plutt l'image d'un
bouillonnement inventif qui l'emporte. La peinture, le thtre, la musique
s'ouvrent Vienne des voies nouvelles, symbolises par les noms de Klimt,
Schnitzler et Schnberg, cependant que Freud jette les bases de ses
dcouvertes.
Les noms d'artistes sont trangement rares dans Mein Kampf, tant donn la
vocation proclame de l'auteur. Si Richard Wagner est rvr, pas un peintre,
pas un compositeur et pas un architecte en activit n'illustrent le rcit de la
priode viennoise. Hitler se contente, lorsqu'il voque les annes d'aprs-
guerre, vcues par lui Munich, d'une condamnation trs gnrale de l'art
moderne, judo-bolchevique comme il se doit. Cependant, puisque d'aprs lui
il est apparu la fin du XIXe sicle, il aurait d impressionner
dfavorablement l'tudiant viennois et, s'il n'en a rien t, c'est sans doute qu'
Vienne il n'tait pas si dgot :
Dj la fin du sicle dernier commenait s'introduire dans notre art
un lment que l'on pouvait jusqu'alors considrer comme tout fait
tranger et inconnu. Sans doute y avait-il eu, dans des temps
antrieurs, maintes fautes de got, mais il s'agissait plutt, dans de tels
cas, de draillements artistiques auxquels la postrit a pu reconnatre
une certaine valeur historique, non de produits d'une dformation
n'ayant plus aucun caractre artistique et provenant plutt d'une
dpravation intellectuelle pousse jusqu'au manque total d'esprit. Par
ces manifestations commena apparatre dj, au point de vue
culturel, l'effondrement politique qui devint plus tard visible.
Le bolchevisme dans l'art est d'ailleurs la seule forme culturelle
vivante possible du bolchevisme et sa seule manifestation d'ordre
intellectuel.
Que celui qui trouve trange cette manire de voir examine seulement
l'art des Etats qui ont eu le bonheur d'tre bolcheviss et il pourra
contempler avec effroi, comme art officiellement reconnu, comme art
d'Etat, les extravagances de fous ou de dcadents que nous avons
appris connatre depuis la fin du sicle sous les concepts du cubisme
et du dadasme. (p. 257)
24 Cf. Alan Bullock, Hitler, Londres, Odhams, 1952, 2e d. 1962, tr. fr. Verviers, Marabout, 1963, t. 1,
p. 19, et Ian Kershaw, Hitler 1889-1936, op. cit., p. 48.
25 Certains ouvrages synthtiques parlent d' chec au concours sans plus de prcision.
26 La premire dition du Hitler de K. Heiden est parue Zurich, en deux tomes, en 1936, la
traduction franaise chez Grasset l'anne suivante, avec une prface date d'aot 1936. Cette dition est la
premire qui cite l'extrait concernant Hitler du procs-verbal de l'examen de 1907, dont Maser obtiendra
en 1969 une copie exacte. Cependant, comme le texte parle de l'anne scolaire 1907-1908 , Heiden en
dduit que Hitler a pass cette anne, Vienne, se prparer, et a chou au terme de celle-ci. Il situe
alors un second chec lors de la session d'automne de la mme anne : cette fois, au lieu d'tre reu
l'preuve impose puis recal lors de l'examen des travaux personnels, Hitler a t recal ds l'preuve
impose. Il porte, sur la liste des candidats, le n 24. Puis Heiden crit qu'il va veiller sa mre mourante et
il la fait mourir le 21 dcembre 1908 (au lieu de 1907 !). Il accuse donc Hitler d'avoir, dans Mein Kampf,
dissimul non le second chec, mais le premier. Seul Werner Maser semble avoir tent de dbrouiller cet
cheveau. Il a crit l'cole, et s'est vu rpondre, le 6 septembre 1969, que Hitler n'a pas t admis
concourir en 1908, ce qui recoupe l'information de Heiden mais est, curieusement, moins prcis (W.
Maser, Lgende..., op. cit., p. 77).
J'ai pour ma part obtenu par lettre, le 22 juillet 1999, les dtails suivants : les deux examens ont eu lieu
en octobre ; les bordereaux, conformes aux citations de Heiden, figurent dans le volume 20, portant sur
les annes 1905-1911, d'un registre qui est la seule trace conserve des examens.
27 Franz Jetzinger, Hitlers Jugend, Vienne, Europa-Verlag, 1956, ch. 5.
28 Anton Joachimsthaler, Korrektur einer Biographie, Munich, Herbig, 1989.
29 Cf. Ian Kershaw, Hitler 1889-1936, op. cit., p. 52. Konrad Heiden fait preuve envers la
malhonntet de Hanisch, au fil de ses divers ouvrages, d'une surprenante mansutude... ce qui ne rend
pas plus lgitime la liquidation probable du personnage par la Gestapo en 1938 (cf. W. Maser, op. cit., p.
81).
30 Cf. Anton Joachimsthaler, op. cit., p. 51.
31 Cf. W. Maser, Frhgeschichte des NSDAP, Francfort/Main, Athenum, 1965, p. 69.
32 W. Jochmann, op. cit., p. 246.
33 Geschichte des Nationalsozialismus, Berlin, Rowohlt, 1932, tr. fr. Paris, Stock, 1934, p. 13.
34 Cf. Anton Joachimsthaler, op. cit., p. 51-58. Le tmoignage est dat du 31 mai 1939.
35 Cf. W. Maser, Legende..., op. cit., p. 107.
36 In Werner Jochmann, op. cit., p. 115.
37 Cf. Mnchen und seine Bauten nach 1912, Munich, Bruckmann, 1984, p. 17 et 24.
38 Histoire..., op. cit., p. 13.
39 Bonne reproduction dans Hitler, Paris, Chronique, 1997, p. 15.
40 Cf. la chronologie de Maser sur son activit militaire, Lgende..., op. cit., p. 121-122.
41 Ibid., p. 127.
42 Bundesarchiv, NS, 26/4. Texte intgral dans W. Maser, Lgende..., op. cit., p. 115-120.
43 Sur les nuances et les volutions de sa position, cf. Jacques-Pierre Gougeon, La social-dmocratie
allemande, Paris, Aubier, 1996, p. 179-188.
44 Mein Kampf, Munich, Zentralverlag des NSDAP, 1940, p. 181.
45 Cf. Rudolph Binion, Hitler among the Germans, New York, Elsevier, 1976, tr. fr. Hitler et
l'Allemagne, Paris, Points Hors-ligne, 1994.
46 Mein Kampf, op. cit., p. 223-224.
47 Cit par R. Binion, op. cit., p. 255.
CHAPITRE 2
La gense de l'antismitisme
Nous abordons l'un des points les plus obscurs de la vie de Hitler, et l'un des
plus importants : la manire dont il est devenu antismite. Il est indispensable
de connatre le rcit trs circonstanci qu'il en fait dans Mein Kampf, et
impossible de s'en contenter.
Dans ce livre, il avoue plus d'une fois et suggre plus souvent encore la
sduction que la social-dmocratie a exerce sur lui. Elle ne cessa que le jour
o il eut fait la relation entre ce parti et l'action dltre du peuple juif. Il fut
ds lors en possession d'un systme la fois complet et simple, lui permettant,
tel Ulysse, de rsister aux sirnes et, mieux que lui, de soustraire les autres
hommes leur charme. Comme, quelques lignes de l (p. 71), il dclare que
l'homme se forme jusqu' trente ans et qu'on ne doit jamais confier des
fonctions de chef quelqu'un qui a chang d'avis sur des points essentiels
aprs cet ge, voil une cl intressante : si Hitler n'apparat pas sur la scne
politique avant le printemps de 1919, c'est qu'il s'agit de son trentime, et qu'il
tait jusqu' une date immdiatement antrieure pouss vers la gauche par
l'insensibilit sociale de la bourgeoisie, quoiqu'il nourrt de nombreux griefs
envers les partis socialistes, trop peu nationaux, et se gardt de toute adhsion.
Enfin, l'antismitisme vint donner une boussole sa vie, et l'orienter
dfinitivement vers un populisme d'extrme droite1.
Les pages o cette volution est conte ne brillent pas par la prcision
chronologique. C'est que l'auteur est, en cinq annes, devenu un leader
politique en vue, mme si lorsqu'il crit sa carrire marque le pas, puisqu'il est
en prison aprs son putsch manqu de novembre 1923. Il place dans le livre
qui prsente son combat une bonne part de ses espoirs de rsurrection
politique. La manire dont il raconte ses dbuts procde moins d'un souci
d'exactitude que du dsir de se prsenter comme un chef prdestin.
Il se dpeint comme un miracul qui, solitaire, force de travail intel-
lectuel,a dcouvert le mcanisme secret de la politique mondiale. Mais il
masque le caractre rcent de cette rvlation, qui nuirait sa crdibilit. Il
n'est donc pas tonnant que le plus grand clectisme rgne, chez les
biographes, sur la date de la conversion de Hitler aux ides fondamentales de
son systme. Certains le dcrivent jouissant, enfant, de la souffrance des
animaux, dans une prfiguration parfaite des misres qu'il ferait plus tard
endurer aux humains2. La plupart insistent sur les annes viennoises :
l'existence, dans cette capitale, de nombreux Juifs aux postes cls de la vie
intellectuelle et d'un antismitisme, par voie de consquence, assez commun
chez les jaloux, suffit ces auteurs pour dmontrer que, dans la pense de
Hitler, la composante antismite tait prsente en 1910, au plus tard. Mais
alors, que faire des phrases suivantes ?
Le ton de la presse antismite de Vienne me paraissait indigne des
traditions d'un grand pays civilis. J'tais obsd par le souvenir de
certains vnements remontant au Moyen Age et que je n'aurais pas
voulu voir se rpter. (p. 56)
La carrire de ces Protocoles est tonnante. Plus encore que les hcatombes
fascistes, staliniennes, coloniales ou intgristes, ils pourraient bien un jour
symboliser les tares du XXe sicle, car toutes ont partie lie avec eux. Il s'agit
d'une pice conviction fabrique contre les Juifs par des fonctionnaires d'un
des Etats les plus enclins leur nuire, la Russie tsariste. Comme pour mieux
montrer que la sottise n'a pas de patrie, ils sont ns en France, en pleine affaire
Dreyfus. Des policiers de l'Okhrana, attachs l'ambassade russe de Paris,
informrent leur gouvernement de la dcouverte de ce texte hautement
secret : un plan de conqute du monde adopt quelque temps plus tt Ble
par une mystrieuseassemble de notables juifs. Sa fausset ressort, en
particulier, du fait que de longs passages taient dj parus en 1864 dans une
brochure totalement trangre la question juive, Dialogue aux enfers entre
Machiavel et Montesquieu, publie Bruxelles par Maurice Joly : le penseur
politique italien jouait ici le rle de Napolon III, dvoilant cyniquement ses
mthodes de gouvernement. Loin d'tre le compte rendu d'une runion
rcente, les Protocoles taient un tissu de lieux communs.
Entre autres records, ils vont battre celui de l'cart entre le succs d'un texte
et les attentes de son auteur. Si les argousins avaient bcl la besogne, c'est
qu'elle tait purement conjoncturelle : il s'agissait de rpandre la cour de
Saint-Ptersbourg l'ide que le capitalisme tait partie intgrante d'un complot
tranger contre la Sainte Russie, pour miner la position du ministre Witte,
partisan de l'industrialisation. La chose fit long feu et le texte resta peu connu,
mme en Russie... jusqu' la rvolution d'Octobre, au lendemain de laquelle il
fut redcouvert et massivement utilis par la propagande des Blancs, pour
prsenter la rvolution comme le simple produit d'une subversion
tlcommande.
Si Hitler, en 1924, prouve le besoin de dmontrer l'authenticit des
Protocoles, c'est que dj l'poque leur fausset ne fait plus de doute. Les
classes dominantes, la recherche de flches contre le bolchevisme, ont
d'abord t peu regardantes : le Times de Londres prsente les Protocoles, en
mai 1920, comme une hypothse de travail et, aux Etats-Unis, Henry Ford
en fait ses choux gras. Le constructeur automobile publie mme un livre qui
les dmarque. Cependant, la vrit se fait jour assez vite et la parent du texte
avec le Dialogue aux enfers est rvle. Le Times fait machine arrire le 18
aot 192127.
Mais le libelle va poursuivre imperturbablement sa carrire. Le vu de
Hitler d'en faire un livre de chevet sera bien entendu exauc partout o il
en aura les moyens. Bien vite aussi il pntrera le monde arabe et sous-tendra,
jusqu' nos jours, une bonne part de la propagande antisioniste. Dans le dbat
sur l'URSS elle-mme, il reprendra du service aprs la chute du Troisime
Reich, soit pour rendre crdible le dsir de conqute universelle prt la
seconde superpuissance, jusqu' la veille de son effondrement, par une
littrature d'extrme droite trouvant cho parfois fort loin de ses bastions, soit
pour lgitimer le combat des communistes sovitiques contre un complot
capitaliste dont le sionisme serait l'un des visages. Bref, en ce sicle, partout
o la propagande caricature une tendance politique en lui prtant des vises de
domination mondiale, les Protocoles ne sont pas loin.
Il en va de mme pour les objectifs de conqute plantaire qu'on a prts
Hitler : les rares preuves documentaires avances sont des phrasesprononces
par lui de temps autre, telles que cette lutte est mondiale . Or il s'agit
d'chos des Protocoles : puisque le complot est plantaire, il faudra bien que
la victoire contre lui le soit. Ce qui ne veut nullement dire qu'elle consistera
dans l'extension du Reich aux limites du monde.
Il est possible d'entrevoir l'poque et le vecteur de la contamination de
Hitler. Le 12 septembre 191928 soit quelques jours avant le rapport sur la
question juive Hitler assiste, sur l'ordre de ses suprieurs, une runion
d'une organisation minuscule, le parti des travailleurs allemands , fond
quelques mois plus tt par l'ouvrier Anton Drexler. On connat surtout cette
affaire par Mein Kampf aussi bien n'a-t-elle pas une importance dmesure,
puisque ce n'est pas son parti qui a fait Hitler mais bien, constamment,
l'inverse. Parmi les reproches lgers qui lui sont faits figure celui d'avoir
vinc Drexler et de s'tre arrog tout le mrite de la cration d'une
organisation promise un si grand avenir. Ce qui est sr, c'est qu'avant de
compter Hitler parmi ses quelques membres, le DAP (initiales allemandes
pour Deutsche Arbeiter Partei) n'tait qu'un club de discussion et que c'est
grce aux talents oratoires de ce nouvel adhrent qu'il trouve en 1920 une
audience de masse. Il faut relever galement que son diffrend avec Drexler,
relgu en juillet 1921 au rang de prsident d'honneur, tient moins au dsir
drisoire de rgner sur quelques milliers de personnes qu' la conviction
croissante qu'il avait une mission nationale remplir et que celle-ci tait
incompatible avec un partage d'autorit la direction de son parti. Enfin et
surtout, Drexler est un idologue fru de dbats, alors que Hitler, ds le dbut
de son action publique, prend en grippe les bavards et montre le souci de
donner constamment le pas l'action.
Une page de Mein Kampf intrigue : celle o il dit que l'adhsion au parti fut
pour lui l'occasion d'un grand dbat de conscience. S'il voulait agir
collectivement, il fallait bien commencer quelque part et, si cette organisation
se rvlait inefficace, il serait toujours temps d'en changer ou d'en crer une
autre. Mais c'est probablement le fait mme d'agir collectivement qui pose
problme au rveur qui, depuis sa sortie de l'cole en 1905, assumait une
marginalit volontaire, tempre seulement par la conscience d'appartenir au
peuple allemand et la fraternit d'armes de 1914-18. Il va bien falloir
soudain qu'il se mle au vulgaire et se mette, au moins pour un temps, sur le
mme plan que lui, en consentant n'tre qu'un numro.
C'est le 16 octobre 1919 que le DAP commence faire parler de lui : une
runion annonce dans la presse, la Hofbruhaus, attire 70 personnes. C'est
l, d'aprs son livre, que l'orateur Hitler prit conscience qu'il savait parler .
Voil encore un sujet d'tonnement : il avait dj fait maints discours, depuis
le temps o Kubizek tait son auditeur unique,et ce n'est probablement pas par
crit qu'il endoctrinait les soldats confis depuis des mois sa pdagogie. Ce
qu'il veut dire, sans doute, c'est que pour la premire fois il prouvait son
loquence sur un public non tri, sur le peuple, libre de siffler ou de quitter la
salle. Moment, certes, de vrit.
A raison d'une confrence toutes les deux semaines environ, le public
augmente peu peu, irrgulirement. Fin dcembre, Hitler rdige avec
Drexler un programme en vingt-cinq points, qui deviendra clbre car plus
tard, pour couper court aux palabres idologiques, Hitler le dcrtera
intangible29. Sur la question juive, on en reste, comme dans le rapport de
septembre, la privation des droits civiques et l'expulsion ici limite aux
Juifs entrs dans le pays aprs le 2 aot 1914. Pas une allusion n'est faite, dans
les articles traitant de politique extrieure, la juiverie mondiale qui,
quelque temps plus tard, sera omniprsente dans les noncs nazis sur ce sujet.
Relevons encore que, sur le plan conomique, le programme se propose de
briser l'esclavage du prt intrt . Cette curieuse rminiscence de saint
Thomas d'Aquin est due l'influence de Gottfried Feder, un professeur dont
les leons, entendues par Hitler avec enthousiasme lors de son cycle de cours
de l't 1919, furent une composante fondamentale du nazisme originel30.
Le programme est prsent en public le 24 fvrier, lors d'une runion assez
nombreuse : la grande salle de la Hofbruhaus (d'une capacit de 2 000
personnes) est peu prs pleine. Une semaine plus tard, le DAP devient le
NSDAP, par adjonction du mot national-socialiste . L'expression tait dans
l'air de ce temps o les vieilles aristocraties taient en perte de vitesse : une
plthore d'idologues s'efforaient de rconcilier les couches populaires avec
la patrie, la fois pour les enrler sous la bannire de la revanche et pour faire
pice la contagion du bolchevisme russe. Pour Hitler, l'un des grands
avantages de cette tiquette tait qu'elle permettait d'exclure les Juifs, en tant
qu'trangers la nation. Il existait dj deux partis nationaux-socialistes, l'un
en Autriche, l'autre dans les Sudtes. Ils avaient pour emblme la croix
gamme, et celle-ci est adopte par le parti de Drexler. Il faudra cependant
attendre l't pour qu'elle s'impose comme l'emblme central, la fois sur les
drapeaux et sur les brassards.
A cette poque, les deux hommes les plus proches de Hitler sont le
capitaine Rhm, un officier d'tat-major de la Reichswehr en Bavire qu'on
prsentera plus loin, et l'crivain Dietrich Eckart, un antismite truculent.
Hitler reconnatra hautement sa dette envers lui dans Mein Kampf. Il semble
qu'Eckart l'ait pris en main et longuement duqu. Alfred Rosenberg, arriv
Munich la fin de 1918 aprs avoir vcu sesvingt-cinq premires annes en
Russie, s'tait rapidement li avec lui. Le portrait qu'il en donne dans ses
mmoires reste prcieux car l'histoire ne s'est gure intresse Eckart.
Aprs avoir racont ses dbuts famliques et signal qu'il avait t
correspondant de presse au festival de Bayreuth, puis avait t tir d'affaire
financirement par le succs de sa traduction de Peer Gynt, il ajoute :
Eckart tait entr dans la vie publique comme pote. Form par
Goethe et Schopenhauer, son esprit n'embrassait pas avec certitude
tous les problmes, mais pntrait en revanche avec une acuit
d'autant plus grande les tches internes et dfinies. Il avait longtemps
observ l'volution qui s'tait opre au cours de la premire guerre
mondiale et avant tout le crdit usuraire qui rongeait la vie et
qu'aucune puissance n'avait pu vaincre ou endiguer. Puis le monde des
partis qui, force de discours, se sparaient toujours davantage au lieu
de se rassembler, tandis que le destin devenait de plus en plus lourd31.
(...)
Eckart avait alors fond la revue Auf gut deutsch, qui se proposait de
regrouper, en dehors des partis, les hommes aux sentiments honntes ,
comme le disait son premier ditorial. C'est ainsi qu'il tait entr sur le tard en
politique, avec des proccupations rejoignant celles de Hitler : souci de la
patrie allemande, haine conjointe de la lutte des classes et des profiteurs de
guerre, antismitisme. Rosenberg nous apprend encore qu'Eckart et lui firent
avec enthousiasme la connaissance de Feder et de ses ides : Eckart en fit un
tract tous les travailleurs , ds le dbut de 1919, avant l'assassinat
d'Eisner (le 21 fvrier). Ainsi, Hitler s'tait vu prcder de quelques mois dans
un rle d'agitateur munichois disputant les masses aux marxistes, par le biais
d'une thorie conomique aguicheuse. Ce n'est qu'aprs avoir adhr au DAP,
donc sans doute la fin de 1919, qu'il commena rendre, toujours d'aprs
Rosenberg, des visites Eckart. Ce dernier, quelque peu inconstant dans son
ardeur militante, fut sans doute soulag de passer le tmoin cet ascte
illumin... mais une dclaration qu'on lui met souvent dans la bouche et qu'il
aurait faite peu avant sa mort (survenue en dcembre 1923) n'est pas
srieusement atteste : Hitler dansera, mais c'est moi qui ai crit la
musique32.
C'est avec lui, et avec l'assentiment de Rhm comme des chefs militaires
bavarois, que Hitler gagne Berlin par avion en mars 1920, pour tenter de
participer au putsch dit de Kapp , en fait une tentative de coup d'Etat
dirige par le gnral von Lttwitz, qui choue devant la rsistance du
gouvernement rpublicain, soutenu par les travailleurs qui font une grve
gnrale. De ce voyage manqu date la premire rencontre entre Hitler et le
gnral Ludendorff, qui de 1916 la fin de la guerre avait t le vrai patron de
l'arme allemande, en lieu et place du chefnominal, Hindenburg, et qui dans la
paix est devenu un activiste d'extrme droite, fascin par les Protocoles.
Le journal munichois le plus proche des convictions de Hitler tait alors un
hebdomadaire nationaliste et antismite, le Vlkischer Beobachter, lanc en
1918 par la socit de Thul sous le nom de Mnchener Beobachter. Tout en
commentant les activits du DAP, il donnait la parole d'autres tendances, et
notamment des groupes d'migrs de l'empire tsariste, souvent originaires
des pays baltes. Ceux-ci dnonaient sans relche la rvolution russe, en lui
prtant une direction juive. Rosenberg tait l'un d'eux. C'est dans une revue de
Russes blancs, faiblement diffuse, qu'tait justement parue, en dcembre
1919, la premire traduction allemande des Protocoles. Le Beobachter publia
l'une des suivantes, le 25 fvrier, sans doute sous l'influence de Rosenberg33.
Il fallut probablement encore, dans l'esprit de Hitler, quelques mois de
fermentation. Enfin, le 13 aot 1920, il fit, dans une Hofbruhaus
archicomble, une confrence intitule Pourquoi nous sommes contre les
Juifs , o pour la premire fois il les accusait de conspiration internationale.
A prsent, la coupe des reproches est pleine et, chaque fois qu'il abordera la
question, les mmes seront invariablement reproduits.
Ce discours marque l'arrive maturit d'une grande partie de l'idologie
nazie. En mme temps, il recle des maladresses et des caricatures qui seront
rapidement limines et ne trouveront plus place dans Mein Kampf. Son tude
dtaille s'impose donc, comme celle d'un jalon essentiel dans le parcours de
Hitler et de son mouvement. En temps ordinaire, les documents un peu longs
sont reports en fin d'ouvrage, mais celui-ci, malgr ses maladresses et peut-
tre aussi cause d'elles, mrite d'tre prsent plus tt. On le trouvera donc
en annexe de ce chapitre, aprs le rsum assorti de commentaires qui
prsent va le clore. Le lecteur press pourra donc le sauter mais on se permet
de le lui dconseiller. La mention, dans de frquentes parenthses, des
ractions du public, nous aide nous reprsenter l'atmosphre des premiers
meetings nazis. Mieux qu'une docte analyse, ce document nous montre,
encore prs de sa source, le torrent qui va submerger une partie du monde.
Avec un peu de persvrance, cette lecture la fois irritante et
impressionnante, affligeante et dsopilante, mais rarement ennuyeuse,
permettra d'embrasser d'un regard le panorama de ce livre.
Le premier paragraphe est le plus incohrent, celui o les phrases
s'enchanent le moins bien. Le phnomne n'a rien d'exceptionnel : de
nombreux contemporains ont dit que Hitler avait besoin d'un petit moment de
rodage, avant de trouver son rythme en s'appuyant sur les ractions de la salle.
Le propos se dveloppe ensuite en six grandes parties :
la caractrisation de la race aryenne et de la race juive par leur attitude
diamtralement oppose face au travail ;
l'aptitude de la seule race aryenne fonder des civilisations, en raison de
son talent exclusif de crer des Etats ;
l'inaptitude foncire des Juifs la civilisation, leur incurable parasitisme
et le danger qu'ils ont fait peser travers toute l'histoire sur les peuples qui les
accueillaient ;
leur nocivit particulire dans le domaine du capitalisme, o ils ne sont
qu'usuriers rapaces alors que les bons capitalistes uvrent dans le sens de
l'intrt des travailleurs ;
leur travail de sape contre la sant intellectuelle, physique, esthtique,
sexuelle et religieuse des peuples ;
la ncessit d'un parti politique pour engager la rsistance et rgnrer
l'Allemagne.
Ensuite, d'une manire fort inattendue pour qui pense que le nazisme
fonctionne dj de manire totalitaire34 , se droule un petit dbat, o
prennent la parole, aprs Drexler, un communiste et un socialiste. Puis Hitler,
en une conclusion inspire, sans la moindre allusion aux propos de Drexler,
met en pices les arguments des orateurs de gauche... et dissout le
rassemblement sans leur redonner la parole.
Eberhardt Jckel a tabli ce texte partir d'un brouillon dactylographi,
d'articles de journaux et de rapports de police ce sont eux qui nous
renseignent sur les ractions de la foule. Il faut croire que les autorits, au
moins bavaroises, s'intressent de prs au phnomne Hitler, moins d'un an
aprs ses premires manifestations publiques. La premire question que pose
ce discours est donc celle-ci : comment peut-on, alors qu'il a t repr si tt,
ne pas avoir pris Hitler plus au srieux? La rponse est double : d'une part, il
tait difficile de concevoir que ses raisonnements l'emporte-pice pourraient,
en un peu plus de dix ans, devenir les principes de gouvernement d'un grand
pays. Hitler est apparu comme un magicien de la parole et l'ide qu'en sus il
avait un cerveau n'a gure visit celui de ses adversaires. D'autre part, en
Bavire comme en Allemagne, les forces de droite, disputant le pouvoir la
social-dmocratie, ont ds ce moment cru devoir utiliser ce genre de
dmagogue, sans craindre qu'il puisse chapper leur contrle. En
l'occurrence, la Bavire est alors gouverne antidmocratiquement par Gustav
von Kahr, qui aprofit du putsch de Kapp pour vincer un gouvernement
dominante socialiste. Le chef de la police s'appelle Phner et c'est, d'ores et
dj, un nazi convaincu dont l'adjoint, Frick, sera plus tard le ministre de
l'Intrieur du Troisime Reich35. Si, l'inverse de ces deux subordonns, Kahr
ne donne pas et ne donnera jamais dans l'idologie nazie, il est le premier
d'une longue liste de politiciens, en Allemagne et dans le monde, qui voient
dans ce mouvement un puissant et maniable blier contre la gauche.
Bref, si, nos yeux rtrospectifs, l'orateur de 1920, avec ses rfrences
Wagner et sa culture tendue sinon infaillible, apparat comme un pur-sang de
la politique et non comme l' agitateur de brasserie encore trop souvent
dcrit, il ne faudrait pas croire que tous les contemporains s'y soient mpris.
Beaucoup l'ont senti et sont devenus ses disciples. D'autres ont cherch
l'utiliser. A ceux-ci les videntes faiblesses de son idologie et de ses
raisonnements fournissaient un alibi de choix : on pouvait sans scrupule se
faire un marchepied des masses rassembles et dtournes du marxisme par
cet original, qui avait l'toffe d'un tribun plus que d'un homme politique. Lui-
mme ne se dit-il pas, cette priode, le tambour (Trommler) de la
rvolution allemande 36 ? Ds ce moment, la dynamique du nazisme est
enclenche : c'est l'improbabilit mme de son succs qui en est le meilleur
adjuvant et, plus que la sduction de ses slogans primaires, c'est le caractre
branlant de son meccano idologique qui, la volont et l'intelligence du chef
aidant, va en faire l'une des forces les plus attractives du sicle.
On ne sait ce qui est le plus frappant, de l'incohrence entre nombre
d'affirmations et la ralit, ou de leur cohrence entre elles, lors mme qu'elles
se rattachent des domaines fort disparates. Ainsi, l'antismite Hitler a fondu
comme l'aigle sur la distinction faite par Gottfried Feder (aprs bien des
idologues du XIXe sicle) entre le capital productif, ami des travailleurs, et le
capital usuraire, leur implacable ennemi. L'ascendant du marxisme la fin du
XIXe sicle reposait pour une bonne part sur la dfaite des thories de cette
sorte, auxquelles Marx opposait l'extraction de la plus-value par tout
capitaliste sur toute journe de travail. Mais Hitler, d'emble, fait tout autre
chose que Feder, dont la notorit n'aurait pas franchi sans lui un petit cercle
munichois : il identifie sans ambages le capital usuraire et le capital juif. Par l
dj il trace le chemin qui lui permettra de se concilier les poids lourds du
capitalisme aryen (et les nombreux patrons juifs qui feront passer l'intrt
de classe avant le souci de leur communaut), comme Thyssen, Schacht et
plus tard Krupp lui-mme. Mme si son discours est, en apparence, encore
bien ouvririste.
C'est en effet un point trs frappant : d'un bout l'autre il n'est questionque
des travailleurs , sans en exclure, il est vrai, les intellectuels, mais en
donnant une priorit constante au travail manuel de mme que la principale
accusation porte contre les Juifs, c'est d'en tre incapables et de reculer
devant tout effort productif. L'ouvririsme culmine lorsqu'il est dit que le salut
viendra des usines et non de Bonbonnires .
Ce ton, qui sera bientt tempr et dj dans Mein Kampf, s'explique sans
doute par la proximit temporelle et gographique des bouleversements
rvolutionnaires de l'aprs-guerre. Il ne faut donc pas s'y tromper : en faisant
les yeux doux au proltariat, c'est la bourgeoisie que Hitler, indirectement,
les fait. Il offre ses services, tout en les accablant d'un certain mpris, ces
nantis qui tremblent et ne voient d'autre remde que la rpression pour sauver
leurs proprits. Il leur propose de calmer l'ardeur ouvrire moindres frais,
par quelques miettes sociales il n'est question ici que de l'assurance-
vieillesse, un des points du programme de janvier. Hitler se dit volontiers
socialiste37, sans prouver le besoin de coiffer chaque fois le sulfureux
vocable du rassurant national- une habitude qu'il perdra vite et dont rien
ne subsistera dans son gros livre. Mais le lieu mme de la runion invite ne
pas prendre trop au srieux ce socialisme-l. Hitler a beau dire qu'il veut aller
d'abord vers les usines, il s'en tient prudemment loign et, ds ce moment,
laisse les ouvriers venir lui plus qu'il ne va les dbaucher. Voil qui explique
que les organisations socialistes et communistes seront peine cornes par la
monte du nazisme : non que celui-ci soit un mouvement bourgeois ou,
comme on le dit encore communment, petit-bourgeois. Mais sa composante
ouvrire, ds le dbut importante, comprend surtout les ouvriers inorganiss et
votant volontiers droite les hommes d'ordre, assoiffs d'intgration sociale
et peu soucieux de s'associer avec leurs frres de misre.
Pour quilibrer cette citation-fleuve, on se permettra de rapporter une
anecdote lapidaire, releve en 1968 par Ernst Deuerlein et peu reprise par les
spcialistes. Elle figure dans un livre de mmoires paru en 1966 mais n'en est
pas moins intressante et crdible, car elle voque bien les sentiments que
pouvait susciter Hitler chez ceux qu'il ne sduisait pas. Le politicien s'tant
impos un jour comme accompagnateur, dans la rue, d'un artiste qui le
mprisait en raison de sa rputation de mouchard, et l'ayant accabl d'un
monologue sur la fonction de l'artiste allemand , l'autre s'tait dbarrass de
lui en rpliquant brusquement : Si je comprends bien, on t'a chi dans le
cerveau et on a oubli de tirer la chasse! Dcontenanc, Hitler s'tait loign
sans mot dire38.
1 La thorie des trente ans a t remarque pour la premire fois par Max Domarus, dans les pages
introductives de sa monumentale dition des discours de Hitler. Il mentionne sa reprise et son
dveloppement dans un discours du 10 novembre 1938 (Hitler/Reden und Proklamationen, Munich,
Sddeutscher Verlag, t. 1, 1962, p. 23-24).
2 A partir d'un lment unique : une confidence faite sa secrtaire Christa Schrder sur le plaisir qu'il
avait pris tuer des rats avec une carabine, g d'environ dix ans, dans le cimetire de Leonding (Douze
ans auprs d'Hitler, Paris, Julliard, 1949, p. 56, repris dans C. Schrder, Er war mein Chef, Munich,
Joachimsthaler, 1985, p. 64). Pour des broderies autour de cet pisode, cf. Ronald Hayman, Hitler &
Geli, Londres, Bloomsbury, 1997, tr. fr. Paris, Plon, 1998, ch. 1, Le garon qui tuait les rats .
3 Cf. E. Jckel, Hitler/Smtliche Aufzeichnungen 1905-1924, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anhalt,
1980, p. 88-90. Sur les circonstances de la rdaction de ce texte, cf. A. Joachimsthaler, op. cit., p. 243-
249.
4 C'est son ancien partisan Otto Strasser qui l'affirme, en prtendant qu'il a agi par couardise. Mais il l'a
dit pour la premire fois en 1952, Werner Maser (Legende Mythos Wirklichkeit, Munich, Bechtle
Verlag, 1971, tr. fr. Paris, Plon, 1973, p. 142). Or ce mme Strasser n'a rencontr Hitler qu'en dcembre
1920, suivant son livre Hitler et moi (Paris, Grasset, mars 1940). D'autre part, on ne voit pas pourquoi,
dans ce livre trs hostile, publi en France pendant la drle de guerre, il n'aurait pas dj utilis cette
anecdote du brassard s'il en avait eu vent d'autant plus qu'elle aurait illustr la collusion naturelle
entre nazisme et bolchevisme dont semblait tmoigner, aux yeux de beaucoup, le pacte qui les liait
l'poque. Voil qui montre, avec une quasi-certitude, qu'il l'a forge ou recueillie plus tard, un moment
o on pouvait dire peu prs n'importe quoi sur Hitler.
5 Cf. A. Joachimsthaler, op. cit., p. 235-40.
6 Karl-Alexander von Mller, Mars und Venus/Erinnerungen 1914-1919, Stuttgart, Kilpper, 1954, p.
338-339.
7 Rappelons quelques clauses du trait qui vont jouer un certain rle dans ce rcit : l'arme allemande
est rduite 100 000 hommes recruts pour des engagements de longue dure, donc le service militaire
est interdit; elle ne doit pas s'approcher moins de 50 kilomtres du Rhin, sur sa rive droite (clause dite
de dmilitarisation de la Rhnanie ) ; l'Allemagne ne doit ni fabriquer ni possder de chars ou d'avions
de combat; sa marine doit tre adapte une simple mission de garde ctire ; des rgions voisines de
peuplement allemand sont spares du Reich avec interdiction explicite de se runir lui : l'Autriche, les
Sudtes, Dantzig et son corridor ; la Sarre est dtache pour au moins quinze ans, au titre des
rparations ; un certain nombre de rgions occidentales sont militairement occupes par les Allis.
8 Ces concidences ont t mises en lumire par Joachim Fest, op. cit., tl, p. 87.
9 Detlev Rose, Die Thule-Gesellschaft, Tbingen, Grabert, 1994. Cf. Reginald Phelps, "Before Hitler
came" : Thule Society and Germanen Orden , Journal of Modern Mistory, 35 (1963), p. 245-261.
10 Cf. Ian Kershaw, Hitler, op. cit., t. 1, p. 113.
11 Cf. infra, p. 75.
12 Op. cit., p. 335.
13 Memoiren, Munich, Knaus, 1987, tr. fr. Mmoires, Paris, Grasset, 1997, p. 239.
14 L'diteur, Wemer Jochmann, complte un sich rest en l'air par le mot ergab .
15 Adolf Hitler, Monologe im Fhrer-Hauptquartier, Hambourg, Knaus, 1980, p. 411.
16 Cf. infra, ch. 13, p. 353-354.
17 Op. cit., p. 46.
18 Cf. Edouard Sans, Schopenhauer, Paris, PUF, 1990, p. 78.
19 Cf. par exemple un propos de table du 21 octobre 1941 : W. Jochmann, op. cit., p. 96.
20 A. Schopenhauer, Le fondement de la morale, III, 6, traduction Burdeau, prsentation d'Alain
Roger, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 198.
21 Parerga et Paralipomena (1851), cit par Alain Roger, ibid., p. 247.
22 Cf. le choix du premier pour clturer la journe historique du 21 mars 1933 (cf. infra, ch. 7) et la
dsignation du second comme le chef-d'uvre de son auteur dans un propos de table du 21 octobre
1941 : W. Jochmann, op. cit., p. 108.
23 Hitler, op. cit., p. 88-89. Parmi les biographes postrieurs Fest, seule Marlis Steinert suit cette
piste : op. cit., p. 31-34. Signalons aussi les remarques pionnires et mconnues de Lionel Richard sur la
prsentation de la politique hitlrienne comme une uvre d'art inspire de Wagner dans la propagande
mme des nazis : cf. Le nazisme et la culture, Paris, Maspero, 1978.
24 Hitler l'aurait dit Hermann Rauschning vers 1934 (Hitler m'a dit, tr. fr. Paris, Coopration, 1939,
p. 255) et Speer l'a confirm par lettre Joachim Fest le 13 septembre 1969 (Fest, op. cit., p. 1086, n. 71).
25 Du moins avant la deuxime guerre mondiale, puisque la correspondance de Wagner avec Louis II
est parue entre 1936 et 1939 (cf. Richard Wagner, Smtliche Briefe, Leipzig, Deutscher Verlag fr Musik,
tl, 1967, p. 10).
26 Lettre du 19 septembre 1881, cite par Eric Eugne, Les ides politiques de Richard Wagner, Paris,
Publications universitaires, 1978, p. 283. Cet ouvrage prsente une analyse nuance de l'antismitisme
wagnrien, dont je me suis beaucoup inspir mais il contient en revanche des aperus peu novateurs sur
la relation Hitler-Wagner (cf. infra, ch. 15). Pour les rapports Wagner-Schopenhauer, cf. E. Sans, Richard
Wagner et la pense schopenhaurienne, Paris, Klincksieck, 1969.
27 Sur tout ceci, cf. Pierre-Andr Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, t. 1, Paris, Berg, 1992.
Par ailleurs, curieusement, la premire mention connue des Protocoles dans un discours de Hitler date du
19 aot 1921. Il flicite le Times, alors qu'il vient de faire machine arrire la veille (mais Hitler peut ne
pas le savoir), d'avoir clair les choses de plus prs en publiant un document encore plus explicite
(Jckel, Smtliche Aufzeichnungen, op. cit., p. 458).
28 La date est seulement probable : cf. Detlev Rose, op. cit., p. 235, n. 328.
29 Le 22 mai 1926 (cf. infra).
30 Cf. Mein Kampf, op. cit., p. 207-216. D'aprs Mein Kampf, Feder vint faire une confrence devant
une vingtaine de membres du DAP le 3 octobre (point confirm par Hitler dans un compte rendu au
capitaine Mayr retrouv par Jckel et Kuhn, op. cit., p. 90, document 62).
31 Serge Lang et Emst von Schenk, Testament nazi/Mmoires d'Alfred Rosenberg, tr. fr. Paris, Trois
Collines, 1948, p. 48.
32 Cit sans rfrence par Andr Brissaud, Hitler et l'Ordre noir, op. cit., p. 62.
33 L'un des plus fins observateurs de Hitler et du nazisme, Sal Friedlnder, a repr le rle de
Rosenberg dans la transmission des Protocoles : C'est trs probablement, crit-il, grce eux
[Rosenberg et Scheubner-Richter] que Hitler prit connaissance des Protocoles des Sages de Sion et en
vint considrer le bolchevisme comme l'incarnation la plus dangereuse du pril juif (L'antismitisme
nazi, Paris, Seuil, 1971, p. 131). C'est frler la vrit sans la pntrer. L'auteur ne voit pas que ce n'est pas
seulement la haine du bolchevisme et l'attribution de sa paternit aux Juifs, mais l'ide d'un complot juif
mondial qui surgit dans la vision hitlrienne du monde par le biais du faux forg par les sbires du tsar.
Mme dmarche chez Ian Kershaw, Hitler 1889-1936, Londres, Penguin, 1998, p. 153. (Scheubner-
Richter, un aventurier d'origine lettone, a jou, aprs son arrive Munich au lendemain de l'chec du
putsch de Kapp, un rle important dans le parti nazi, avant de mourir lors du putsch de 1923.)
34 Ils ont pu, il est vrai, tre induits en erreur par Mein Kampf, o Hitler prtend que ds le mois
d'octobre 1919 les rouges ne venaient dans ses meetings que pour les perturber, et qu'il les faisait
rosser par son service d'ordre (p. 357).
35 Phner tant dcd dans un accident de voiture en 1925.
36 Devenue un lieu commun dans les livres d'histoire propos des annes 1920-23, l'expression ne
semble pas tre apparue publiquement dans la bouche de Hitler avant le procs des putschistes, le 24
mars 1924. Elle figure cependant dans un compte rendu de sa conversation de 1922 avec Moeller van den
Bruck (cf. Ian Kershaw, op. cit., p. 167, et infra, p. 128).
37 Ce qui rend douteuse l'assertion sans preuve, mais souvent reprise, de Konrad Heiden suivant
laquelle l'adjonction de national-socialiste au nom du Parti ouvrier allemand se serait faite contre son
avis (cf. Histoire du national-socialisme, op. cit., tr. fr., Paris, Stock, 1934, p. 27-28).
38 Mmoires d'Oskar Maria Graf (Gelchter von aussen aus meinem Leben 1918-1933, Munich, 1966,
p. 114 sq., cit par E. Deuerlein, Der Aufstieg des NSDAP in Augenzeugenberichten, Dsseldorf, Rauch,
1968, rd. Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1974, p. 102-103).
ANNEXE
L'enfance du mouvement
(1920-1923)
La maturation
(1924-1930)
Les annes 1919-24 font figure de laboratoire. Des expriences sont tentes,
la leon en est tire lors du studieux emprisonnement. A partir de 1925, on
passe l'application. C'est la priode o le parti nazi a peu d'lecteurs, mais
beaucoup de militants. C'est qu'un charme opre sur ceux qui connaissent son
leader, lequel a encore relativement peu de moyens de se faire connatre.
D'autre part, le parti garde une image de trublion extrmiste, secouant la
timidit antimarxiste de la droite traditionnelle par l'action directe de ses
milices lesquelles ont encore du mal tenir le haut du pav. Sur le plan
gouvernemental, l'lection de Hindenburg la prsidence, acquise de justesse
en 1925, dope les espoirs d'une restauration monarchique. Enfin, la prosprit
conomique loigne la revendication d'un changement violent.
Mais il ne faut pas s'y mprendre : le parti qui se consolide alors est un
redoutable instrument de conqute du pouvoir. Pour l'excellente raison qu'il
flatte les aspirations des masses tout en lanant des clins d'il complices aux
lites.
Avant d'aborder la rdaction de Mein Kampf, il importe de tirer au clair les
relations entre l'hitlrisme et le principal courant qui, cette poque, propose
une critique de droite de la rpublique de Weimar, celui dit de la rvolution
conservatrice .
L'expression recouvre une somme de paradoxes. C'est aprs la seconde
guerre mondiale que surgit ce concept, cens rendre compte des ides
d'extrme droite profres en Allemagne aprs la fin de la premire,
l'exclusion du racisme biologique , hitlrien ou non. Il s'agit d'une
rvolution sans chefs, sans vnements sinon des livres et des revues, sans
limites prcises de temps, de lieu ou d'acteurs. Le concept est si vague qu'il a
pu resservir, dans un tout autre contexte, pour dsigner un vnement mieux
circonscrit mais bien des gards oppos, la raction contre l'Etat-Providence
impulse par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les annes 80. Dans
ce dernier cas il s'agit de renouer avec lesides librales du XIXe sicle. En
Allemagne il s'agissait de les pourfendre, aprs un dsastre national imput,
par une grande partie de l'opinion, l'influence nfaste d'une civilisation
occidentale qui aurait priv le pays de son gnie propre.
La Rvolution conservatrice allemande est avant tout une thse, celle que
lui consacra, tout en la baptisant, un historien suisse, Armin Mohler, en 1949.
Son hros principal est Moeller van den Bruck, qui met fin ses jours en
1925. C'tait certes un penseur clbre en son temps, mais on peut douter qu'il
aurait la mme place rtrospective si son matre ouvrage de 1923 ne s'tait
appel... Le Troisime Reich. Les deux autres grandes figures sont plus
fameuses encore, notamment en raison d'une carrire plus longue, qui s'est
poursuivie aprs 1945 : il s'agit de Carl Schmitt et d'Ernst Jnger.
O donc Mohler a-t-il pris l'expression ? Chez un pote, Hofmannsthal, qui
l'emploie en 1927. A l'poque, les intellectuels plus tard regroups sous
l'tiquette de la rvolution conservatrice se dsignaient tout bonnement
comme des rvolutionnaires et rpugnaient pour la plupart se dire
conservateurs, utilisant de prfrence l'adjectif nationale lorsqu'ils
voulaient distinguer la rvolution qu'ils appelaient de leurs vux de ses
concurrentes de gauche.
Paradoxes des paradoxes : la rflexion allemande actuelle sur ce
phnomne reste assez confuse et aprs l'Helvte cit c'est un Franais, Louis
Dupeux, qui a fait faire la recherche, dans les annes 70-80, de remarquables
progrs, permettant aujourd'hui de distinguer beaucoup plus clairement la
rvolution conservatrice (concept que Dupeux ne prise gure et n'emploie
qu'en raison de son succs) de ce qui l'a prcde (le romantisme politique et
le pessimisme culturel ) et du nazisme qui l'a trangle aprs s'en tre, on
va le voir, partiellement nourri.
Au commencement taient les Lumires. Phnomne franais d'abord,
europen ensuite et allemand, sous le nom d'Aufklrung. Il s'agissait, contre
la socit fodale encore puissante au XVIIIe sicle et les Eglises chrtiennes
qui s'obstinaient la dfendre, d'affirmer la valeur de la raison. Puis vint la
Rvolution franaise, qui frappa brutalement l'Allemagne, par le truchement
des armes napoloniennes. Elle suscita dans l'Europe entire des adhsions
enthousiastes et des oppositions viscrales. Ds 1789 l'Anglais Burke donna le
ton la littrature contre-rvolutionnaire. Il reprochait surtout aux Franais
d'avoir proclam les droits de l'homme, qui faisaient clater la socit en une
poussire d'individus, au dtriment des communauts naturelles . Dans les
annes 1820, le romantisme politique, dont la terre d'lection tait
l'Allemagne, se mit exalter les forts et les hros, par opposition aux masses
abruties, tout en voulant rinsrer celles-ci dans des corporations
humanisantes et en faisant de l'amour le matre mot des rapports sociaux,
comme des relations entre les peuples. Mais le sicle de l'industrialisation fut
cruel pour ces rveries. Les villes tentaculaires , mesure qu'elles
dvoraient leurpriphrie villageoise ou forestire, semblaient tuer les elfes et
les chevaliers. Le romantisme vira au passisme et au pessimisme. Wagner
lui-mme semblait plus rcapituler un hrosme surann qu'annoncer les
temps futurs. Nietzsche et son surhomme se targuaient de leur non-
contemporanit et semblaient n'avoir rien dire en politique.
Tout change en aot 1914. De mme qu'en France des intellectuels raffins
trouvent soudain aux Allemands toutes sortes de tares physiques et mentales,
de mme en Allemagne l'intelligence s'enrle sous la bannire dite des ides
de 1914 , dont le principal reprsentant est Thomas Mann. Il synthtise les
leons qu'il tire de la guerre dans un essai paru la fin de celle-ci,
Considrations d'un apolitique, o il professe que l'Allemagne doit rejeter
l'influence dltre de ses voisines occidentales et vivre selon ses valeurs
propres, fondes sur l'irrationnel, la mystique... et le pessimisme. Cependant,
l'ide mme que la guerre peut rsoudre quelque chose prpare un terrible
renversement, qui va marquer l'aprs-guerre : la conception de l'Allemagne
comme un peuple jeune qui, contrairement aux puissances fatigues du
voisinage, a un grand avenir devant lui.
Le pessimisme marque encore la pense d'un rudit clbre, souvent
mlang avec les tenants de la rvolution conservatrice tort, nous dit
Dupeux , Oswald Spengler, un Munichois qui connat Hitler et ne l'aime
gure. Il publie en 1918 et 1922 les deux tomes de son Dclin de l'Occident.
Non seulement il nie qu'il puisse exister un progrs, mais il voit dans chaque
culture une entit vivante, voue sans remde la dcadence aprs sa
floraison . La culture occidentale, dans laquelle il intgre l'Allemagne, lui
parat fort avance dans le dprissement. Cependant, il annonce pour l'avenir
proche l'avnement du csarisme , c'est--dire le surgissement de chefs qui
sauront asservir les masses, et il pense que l'Allemagne a un grand rle jouer
dans cette nouvelle phase de l'inluctable dgnrescence. Elle sera la Rome
de cet ge dcadent et ses Csars liquideront l'affreuse civilisation urbaine :
Le csarisme crot sur le sol de la dmocratie mais ses racines descendent
jusqu'aux fondements mmes du sang et de la tradition1. On en arrive ainsi
prner l'action pour l'action, en dehors de tout critre moral. Il est ais de
subodorer ce qu'un Hitler a pu moissonner dans ce genre de prose.
Spengler cependant n'est qu'un passeur, certes trs important, entre le
pessimisme (celui de Nietzsche principalement) et la notion ravageusement
optimiste des peuples jeunes , que vont mettre l'ordre du jour Moeller et
quelques autres. Faisant une sorte de synthse entre les ides de 1914 et
les appels de Spengler la destruction de la civilisation urbaine, ils vont
penser l'Allemagne en opposition avec l'Occident dmocratique, et assigner
son peuple la mission de fonder une nouvelle civilisation, l'instar des Italiens
dirigs par Mussolini... beaucoup d'entre euxtant galement fascins par la
Russie de Lnine - ceux qui privilgient cette rfrence se qualifient de
nationaux-bolcheviques .
Moeller van den Bruck est, parmi les rvolutionnaires conservateurs
dcrits par Armin Mohler, l'un des rares qui ne rpugnent pas se dire
conservateurs. Il converge avec les nazis sur bien des points : les masses
doivent entrer en action, tout en obissant un Fhrer, pour rgnrer
l'Allemagne ; celle-ci doit se dtourner d'un Occident o l'Angleterre ne prne
la libert qu'autant qu'elle lui profite, tandis qu'en France, o elle est
davantage prise au srieux, elle ne sert que les vanits individuelles. Moeller a
aussi des pages vengeresses contre la franc-maonnerie, dont Hitler fait, on l'a
vu, l'un des vecteurs de l'influence dltre juive. Mais Moeller, justement, ne
la judase pas, n'y voyant qu'un jsuitisme laque . Il ne prne donc pas une
rgnration sur la base de la race, mais seulement de la nation, et ses masses
doivent servir de force d'appoint, puisque le Fhrer devra tre obligatoirement
originaire des couches suprieures. Moeller est un patricien qui hait la foule. Il
reproche la dmocratie de n'tre, comme le capitalisme, que le rgne du
chiffre . Finalement, il rclame pour l'Allemagne une place largie, sans plus,
dans le concert des nations, par la domination de l'Europe centrale : un destin
sage, mi-chemin du capitalisme et du bolchevisme, avec des proltaires bien
encadrs dans des corporations. On ne trouve chez lui aucune exaltation de la
force et de la guerre.
Il n'est pas indiffrent de savoir qu'il a rencontr Hitler, une fois, et que la
rencontre s'est mal passe : Ce type n'y comprendra jamais rien fut le
jugement qu'il porta devant Rudolf Pechel, un journaliste qui avait assist la
rencontre, au printemps de 19222.
Les fines analyses de Dupeux et de son cole dbouchent cependant sur une
distinction un peu artificielle. Tout le mal, selon elles, vient d'un autre courant
d'extrme droite, qui contrairement la rvolution conservatrice a pris
conscience de lui-mme et s'est donn un nom, le courant vlkisch . Il
regroupe des nationalistes convaincus de la supriorit des Allemands, dont la
race serait prserver et bonifier. Ils ont subi l'influence de Darwin, ou
plutt de certains de ses pigones, qui ont tendu l'espce humaine la thorie
du zoologue anglais, fondant l'volution des espces animales sur la lutte
pour la vie et la slection naturelle . Ce darwinisme social a influenc
au dbut du sicle un courant n vers 1880 et dj baptis vlkisch , mais,
au dpart, infiniment plus pacifique. Il s'agissait de romantiques attards qui,
ragissant la modernit en lecteurs de Rousseau, btissaient loin des villes
des communauts et des coles. Le naturisme et les pdagogies anti-
autoritaires faisaient l leurs premiers pas. Certains membres de ces groupes
restent non violents et citoyens du monde mais d'autres, l'approche de la
guerre, se convertissent un hyginisme raciste, adepte de toutes
lesexclusions, y compris par les mthodes les plus barbares, et dbouchant sur
l'exaltation du sang et du sol. Deux penseurs en chambre les inspirent, Paul
Btticher dit de Lagarde (1827-1891), et Houston Stewart Chamberlain, dj
prsent. Tous deux sont de farouches antismites et Lagarde est l'inventeur
des formules qui vont faire mouche sous le Troisime Reich, concernant la
toxicit et l'infection juives.
Il y aurait donc une extrme droite saine, celle de la rvolution
conservatrice , dont le prophte serait Nietzsche avec son aristocratisme
cosmopolite , engendrant un fascisme essentiellement interne, peu ou pas
agressif envers les pays trangers, et une autre malsaine, raciste, grosse de
toutes les folies et de toutes les aventures, et qui seule aurait engendr
l'hitlrisme.
La trajectoire mme de Nietzsche, telle qu'elle est lumineusement retrace
dans ce livre par Yves Guneau, s'inscrit en faux contre ce schma. A partir de
son dgot de la dmocratie, qui dj lui avait fait diviser le monde en matres
et esclaves, les premiers pouvant tout se permettre par-del le bien et le mal
au nom d'une conception esthtique de l'existence, le philosophe avait fait
bon accueil au darwinisme social et certains passages de ses dernires uvres
taient ouvertement racistes. Il ne s'agissait certes pas d'une idologie
nationaliste et meurtrire, puisqu'elle ne privilgiait aucune ethnie existante,
mais parlait d'une race construire partir des meilleurs sangs , y compris
le sang juif , vant comme l'un des plus remarquables3. Cependant, isoler
ce dernier trait pour en faire la preuve d'une incompatibilit fondamentale
avec le nazisme, comme le fait Guneau, semble lger. Nietzsche ayant
interrompu son travail peu aprs ces premires considrations racistes, le 3
janvier 1889 - trois mois avant la naissance de Hitler... -, pour sombrer dans la
folie, et tant mort en 1900, l'ge de cinquante-six ans, sans avoir repris la
plume, nul ne devrait se hasarder supputer comment il aurait pu ragir vers
1920, non encore octognaire, la rvolution russe et la diffusion
conscutive des Protocoles. Mais surtout, il avait ouvert des brches, par o
d'autres pouvaient s'engouffrer. Ainsi il est peu dmonstratif, comme le fait
encore Yves Guneau, de relever que dans Mein Kampf son nom ne figure pas,
pour en infrer une grande distance entre les deux auteurs. Il y a trs peu de
noms de penseurs dans Mein Kampf, et il est plus que probable que Hitler,
grand lecteur, avait lu Nietzsche, crivain trs diffus dans le monde
germanique la veille de la premire guerre4. Il ne faut pas non plus sous-
estimer son influence indirecte, puisque tous les penseurs de la rvolution
conservatrice en taient nourris et aussi trs probablement, comme Dupeux
et Guneauoublient de le remarquer, une bonne part des vlkisch . Qu'elle
rsulte d'une influence directe, d'une contamination indirecte ou d'une
concidence, la parent d'un grand nombre de pages de Nietzsche avec un
grand nombre de pages de Mein Kampf est flagrante et Hitler a t pour le
moins encourag par ce glorieux exemple dans son rejet de tout frein moral.
Ce qui ne permet pas plus de faire porter Nietzsche le poids des crimes nazis
qu' Jsus de Nazareth celui de l'Inquisition. Il est certes probable que s'il
venait aujourd'hui faire un bilan du sicle, Nietzsche serait plus flatt d'avoir
inspir un Churchill, un de Gaulle ou mme son grand admirateur Mussolini,
que Hitler. Mais nierait-il pour autant avoir influenc celui-ci ? Ce serait une
lchet peu digne d'un penseur qui ne bornait pas la libert d'expression de
l'aristocrate en fonction du risque d'tre mal compris du vulgaire. Il faudrait
cesser une bonne fois de protger les rputations jusqu'au ngationnisme, et de
nous prsenter un Hitler n de gnration spontane, ou tout au plus engendr
par la ligne des marginaux, des maudits et des loufoques qui court de
Gobineau Le Bon5 en passant par Lagarde, Chamberlain et Vacher de
Lapouge6.
Soyons donc fidles l'idal de libert qui a, malgr tout, t lgu par le
XXe sicle au suivant : Hitler a beaucoup puis dans la foisonnante critique de
la modernit, dont l'Allemagne tait l'picentre et Nietzsche le prophte le plus
radical, et il porte, de l'usage qu'il en a fait, la responsabilit entire.
Et puis, quel mal y a-t-il supposer que Hitler est un enfant de Nietzsche ?
Creuser cette piste, au contraire, c'est enrichir notre connaissance de l'un et de
l'autre. Le silence de Hitler son sujet, loin d'tre une preuve d'indiffrence,
cache peut-tre au contraire un intrt des plus vifs. Mais il nous faut prsent
laisser cette question qui sera reprise au dernier chapitre.
Pendant tout le XIXe sicle, l'Allemagne proteste contre le progrs. Cette
protestation ne produit ni n'empche rien. Elle semble au contraire souligner la
majest d'une inexorable transformation. Si elle crie plus fort que l'Angleterre
ou la France, c'est tout bonnement que l'Allemagne se transforme plus vite.
Loin d'tre uniment malsain, le phnomne pourrait aussi bien tre considr
comme salubre. Que seraient des couches moyennes qui se laisseraient
proltariser sans une plainte ? Quelle explosion ne serait pas redouter d'une
rage longtemps contenue ? L'Allemagne wilhelminienne, loin d'tre une
attarde de la dmocratie, ne pourrait-elle tre considre cet gard comme
le phare du sicle commenant, comme un pays ouvert, o le dbat politique
dbouche en toute libert sur un consensus, la droite et la gauche contenant
leursextrmes sans leur fermer la bouche, et les diffrentes couches sociales
trouvant des satisfactions qui compensent leurs frustrations ? Les nobles
gardent le dcorum imprial et un quasi-monopole sur les commandements
militaires, la grande bourgeoisie se lance imptueusement sur les traces de sa
concurrente anglaise, les petits-bourgeois dclasss se reclassent dans l'lan de
la croissance conomique et culturelle, les ouvriers prfrent la proie du
rformisme l'ombre du grand soir.
La guerre mondiale drange, on l'a vu, tout cela. Elle est au principe de la
transformation de la personnalit de Hitler et de son destin. Mais l encore,
point de fatalit. Le chaos de l'immdiat aprs-guerre - conditionn par
l'agression versaillaise, grosse d'une rage impuissante que la proximit
sovitique colore d'une touche d'angoisse - est, tout bien pes, assez matris
voire, quelques paroxysmes prs, bon enfant. La subversion donne
infiniment plus dans le dfoulement, verbal ou artistique, que dans le
massacre, et les combats de rue, pass le printemps 1919, font plus de bleus
que de morts. Une authentique stabilisation, entre 1924 et 1930, suivra cette
re trouble. Elle a certes mis en branle les potentialits de Hitler, mais
n'aurait pas men vers un dchanement de l'hybris si cette personnalit n'avait
justement t propre faire surgir l'improbable.
En 1924, Hitler subit une vritable mtamorphose. Obsd par l'ide d'une
revanche contre la France, tout heureux de trouver dans le rle des Juifs la
fois l'explication de la dfaite et le moyen, en les attaquant, de la contester, il
s'tait lanc en 1919 dans un combat assez peu subtil, base d'agressivit
verbale et physique, cherchant fbrilement, de Kapp Ludendorff, un nom qui
rallit les forces nationalistes, pour mener une revanche considre comme
urgente et imminente. Le matin du 9 novembre, il n'a peut-tre plus d'autre
ambition que d'tre un martyr qui, ayant prfr une mort glorieuse une vie
d'esclave, inspirera plus tard des mules. Sa survie mme le stimule. Si les
balles l'ont pargn, c'est que sa mission tait un peu plus large. En se
laissant arrter, il expose une deuxime fois son corps : la Reichswehr qu'il a
dfie, et le gouvernement des criminels , auraient bien des raisons, et tous
les prtextes lgaux, pour le faire excuter aprs un procs rapide. S'ils ne le
font pas et si le procs, tenu loisir, lui fournit une extraordinaire tribune, il ne
peut qu'en conclure que ces gens sont des lches et des inconsquents. D'o la
phrase cite plus haut : Il est peut-tre bon qu'une priode s'coule.
L'affirmation suivante, qu'il faudra peut-tre des sicles avant qu'on lui rende
justice, n'est peut-tre pas aussi sincre. N'est-il pas dj en train d'essayer
d'endormir la mfiance ?
Non moins clairant est le bilan qu'il tire onze ans plus tard, la
Brgerbrukeller. Le discours commmoratif du 8 novembre est devenu l'un
des grands rites nazis et en 1935, aprs trois annes de pouvoir, le Fhrer met
en perspective le rle du putsch manqu dans une phrase lourde de sens :
Le destin a voulu notre bien. Il n'a pas permis le succs d'une action
qui, si elle avait russi, aurait ncessairement fini par sombrer en
raison de l'immaturit du mouvement et de ses bases
organisationnelles et spirituelles insuffisantes. Nous le savons
aujourd'hui. Nous agissions alors avec courage et virilit. Mais la
Providence a agi avec sagesse.
Un peu plus loin, il prend des distances encore plus nettes. Si le parlement
d'avant 1914 tait mal plac pour le critiquer, l'empereur tait critiquable,
essentiellement parce qu'il refusait de vivre avec son temps. C'est bien le
dictateur moderne, appuy sur les masses, qui s'annonce ici :
Je suis trs reconnaissant au destin de m'avoir fait tudier cette
question pendant que j'tais encore Vienne, car il est probable qu'en
Allemagne la mme poque je l'aurais tranche trop aisment. Si
j'avais senti tout le ridicule de cette institution que l'on nomme
parlement Berlin d'abord, je serais sans doute tomb dans l'excs
inverse et me serais rang, pour des raisons excellentes en apparence,
du ct de ceux qui ne voyaient le salut du peuple et du Reich que
dans un renforcement de la puissance et de l'ide impriales, et qui
ainsi restaient trangers leur poque et aux hommes. (p. 85)
Gregor Strasser et Josef Goebbels sont les deux noms nouveaux qui
apparaissent en ces annes dans la direction du parti nazi. Commune au
dpart, leur position vis--vis de Hitler va diverger et conditionner leurs
destins respectifs.
Strasser est un pharmacien de Landshut, en Basse-Bavire. Issu d'un milieu
catholique petit-bourgeois, il a, ds 1920, rejoint le parti nazi en y faisant
entrer sa section d'anciens combattants. Etant le premier faire rayonner le
parti hors de Munich, il est en quelque sorte, pour la rgion de Landshut, son
premier Gauleiter (chef de rgion). A la tte d'une section de SA recrute sur
place, il a particip aux actions nazies Munich en 1923, que ce soit le 1er mai
ou les 8 et 9 novembre.
S'il faut en croire son frre Otto, de cinq ans son cadet et moins longtemps
nazi que lui, Hitler le considrait assez pour djeuner chez lui un dimanche
d'octobre 1920 en compagnie de Ludendorff, et dut dj ce jour-l supporter
quelques divergences de vues. Tandis qu'il se rpandait en tirades antismites
(qui paratront vraisemblables aux lecteurs de son grand discours d'aot
prcdent), Gregor pour sa part insistait (mais moins qu'Otto) sur la
composante socialiste du mouvement et niait que son nationalisme vist
une politique de revanche et de conqute. Le socialisme-national devait au
contraire devenir l'me d'une nouvelle Allemagne et d'une nouvelle
Europe17 .
Au printemps de 1925, Hitler charge Strasser de diriger le parti en
Allemagne du Nord , avec de larges pouvoirs de dcision. Un cadeau royal
en apparence et, toujours en apparence, trs dangereux pour le donateur. Le
territoire de Strasser couvre la Prusse et les rgions les plus peuples
d'Allemagne, l'autorit directe de Hitler ne s'exerant que sur la Bavire et
quelques Lnder environnants. S'il russissait dans sa tche, l'apothicaire
pourrait se rendre matre du parti lors d'un congrs. C'est bien ainsi, d'ailleurs,
qu'il l'entend. Avec son frre, il fonde une revue thorique, puis une maison
d'dition et il labore, comme s'il n'y avait pas celui de 1920, un programme,
visant l'harmonie dans tous les domaines18 . Pour les aider diffuser leurs
ides, ils engagent un journaliste qui vgtait dans la Ruhr au service d'un
parlementaire du parti raciste, Joseph Goebbels : il se rvle vite un brillant
orateur, doubl d'un grand technicien de la propagande.
Strasser runit le 24 janvier 1925 Hanovre ses chefs rgionaux19. La
direction du parti n'est reprsente que par Gottfried Feder, et le nom de Hitler
est copieusement chahut, seul Robert Ley, Gauleiter de Cologne, prenant sa
dfense. Une question passionne alors l'opinion, celle de l'indemnisation des
princes dpossds de leurs biens en 1918. Elle vient d'tre vote par le
Reichstag et les partis de gauche tentent d'organiser un rfrendum pour s'y
opposer. Strasser ce jour-l les rejoint, en dpit du fait que Hitler a dnonc la
manuvre de la gauche comme une escroquerie de la juiverie . Pour faire
bonne mesure, l'assemble entrine une proposition de Strasser, d'aprs
laquelle le parti renonce viser le pouvoir par les voies lgales et adopte une
politique de catastrophe . Goebbels, qui tient un journal, y note alors sans
dplaisir : Il n'y a plus personne pour croire en Munich20.
En rplique, Hitler convoque un congrs national dans le Sud, Bamberg,
pour le 14 fvrier. Il crase les contradicteurs21 sous son loquence et sa
gnrosit. Strasser recule piteusement sur toute la ligne, bien content de
garder ses journaux et sa maison d'dition. Plus tard, Goebbels se vantera
d'avoir compris la grandeur de Hitler et de s'tre ralli lui ds ce jour-l ; ses
adversaires ne le lui feront pas dire deux fois et le surnommeront le tratre du
Bamberg22 . Devant une telle unanimit, les historiens ont tendance suivre,
jusqu' ce que l'un d'eux vrifie l'information. C'est William Shirer qui, le
premier, lut de prs le journal de Goebbels et constata que son virage vers
Hitler avait pris plusieurs semaines. Au dbut il reste partisan de Strasser et se
montre dgot de l'humiliation que Hitler a inflige cet homme bon et
honnte . C'est une soire la Brgerbrukeller, le 8 avril, qui semble avoir
produit l'effet dcisif. Hitler a invit personnellement Goebbels y discourir
avant lui, par une lettre reue le 29 mars. C'est seulement partir de cette date
que les critiques contre le chef du parti cessent dans son journal. Il dcrit avec
des accents mus la soire du 8, et tous les gards que Hitler a pour lui
malgr l'incident de Bamberg . Le 13 enfin, aprs un nouveau discours de
Hitler, il crit tout simplement : Je l'aime.
Le 22 mai, sur la lance de ces victoires et de ces dbauchages, Hitler runit
Munich une assemble gnrale pour adopter de nouveaux statuts, sans
doute uniques dans l'histoire mondiale des associations : le chef est certes lu,
mais seulement par les adhrents de Munich, aprs quoi il dispose d'un
pouvoir absolu de nomination des Gauleiters. C'estalors que le programme de
1920 est dclar intangible . Enfin, pour arbitrer les conflits, on cre une
toute-puissante commission de discipline, l' Uschla , o s'illustrera
notamment l'un des premiers juristes rallis Hitler, l'avocat Hans Frank. De
ce jour date la fin de la lutte des fractions l'intrieur du NSDAP, mme si des
soubresauts agitent encore sa milice (cf. infra, p. 155).
Fort de ces nouvelles armes, Hitler passe l'offensive. Ainsi, en octobre,
Goebbels emmnage Berlin, un titre de Gauleiter en poche. Dans cette
capitale domine par la gauche, le parti n'a gure pu encore s'implanter, et les
SA encore moins. Cette mission de haute confiance est, bien videmment, une
pierre dans le jardin de Strasser.
Le renforcement de son contrle sur l'organisation, en cette anne 1926,
permet galement Hitler de prparer concrtement la prise du pouvoir, en
instaurant une sorte de cabinet fantme : l'appareil central, dans des locaux
munichois qui vont s'agrandir plusieurs fois, se dote de sections correspondant
aux diffrents ministres, et elles laborent des projets dans tous les domaines.
Joachim Fest a raison d'insister23 sur ce travail souvent ignor ou raill, qui
fait du parti nazi une organisation mieux prpare et plus convaincante que
tout autre parti totalitaire pour rclamer le pouvoir . Dans le mme ordre
d'ides, Hitler met profit l'interdiction qui lui est faite de parler en public, et
brave une nouvelle fois le reproche de ngliger la direction de son parti, en
passant une bonne partie de l'anne 1926 Berchtesgaden pour crire le
second tome de Mein Kampf, qui complte le premier essentiellement dans
deux domaines : la conception de l'Etat et le programme de politique
extrieure.
Mais la performance principale du chef de parti Hitler en 1926 est de
conserver le socialiste Strasser, ainsi que son remuant cadet, non
seulement dans l'organisation, mais dans les fonctions qu'ils exeraient avant
la crise. Gregor continue thoriquement de rgner sur les nazis d'Allemagne
du Nord et d'apparatre comme un des principaux dirigeants du parti, ce qui
permet Hitler de capitaliser le fruit de son travail et de bnficier, dans
certains milieux, de la popularit que lui valent les aspects anticapitalistes du
programme nazi, dfendus par cet aptre passionn et volontiers violent. Il
rode ainsi une de ses techniques favorites : la manipulation des dirigeants
nazis, avec ou sans leur complicit, pour prsenter simultanment des images
opposes et sduire des clientles diverses. Le 2 janvier 192824, il laissera
mme Strasser devenir le numro deux du parti en le chargeant de
l'organisation , tout en le privant de pouvoir rel. Il n'aura plus qu'
orchestrer une rupture progressive, conclue par le meurtre de Strasser lors de
la nuit des Longs Couteaux(juin 1934), pour rassurer les industriels, avant
comme aprs la prise du pouvoir.
La nuit des Longs Couteaux prendra prtexte d'une rvolte qui aurait couv
chez les SA. Le procd consistant laisser prosprer des dissidences, quitte
passer pour un mauvais chef, un dilettante , se remarque notamment dans
la manire dont Hitler reconstitue cette organisation.
C'est le 4 juillet 1926, Weimar, qu'est fte la rsurrection de la SA. Rhm
s'est alors loign de Hitler25, et le nouveau chef s'appelle Franz Pfeffer von
Salomon. De ce jour date aussi l'adoption du salut nazi, imit de l'Italie
mussolinienne, ainsi que la fondation de la Jeunesse hitlrienne26. Quant aux
SS (Schutzstaffeln - chelons de protection), c'est une garde personnelle du
Fhrer fonde au dbut de 1925, partir d'un embryon d'avant le putsch qui
s'appelait le Stosstrupp Hitler et portait dj des signes distinctifs noirs,
ainsi qu'un couvre-chef tte de mort. Ils forment une branche de la SA et
leurs premiers chefs ne feront pas de grandes carrires. Ce n'est que le 6
janvier 1929 que le jeune Heinrich Himmler (il est n en 1900), un ancien
collaborateur de Strasser, en devient l'inamovible chef.
La ligue paramilitaire, reconstitue part du Kampfbund, est
soigneusement distingue de l'arme : Hitler affirme ce jour-l et rptera
plusieurs reprises qu'elle ne forme pas une arme clandestine, contrairement
ce que pensent beaucoup de ses membres, heureux de ruser avec le trait de
Versailles27. Le chef a une raison vidente d'agir ainsi : il ne veut aider en rien
les criminels de novembre , selon lui toujours au pouvoir, et surtout pas
avoir l'air de lutter contre le trait. De tout progrs national leur chute est, dit-
il, le pralable.
Mais une raison plus cache est sans doute dj l'uvre : Hitler a redfini
ses rapports avec l'arme. Avant le putsch, il la concevait comme un
instrument indispensable dans la conqute du pouvoir. A prsent, il n'a besoin
que de sa neutralit. Tout en souhaitant publiquement qu'elle ne reste pas
neutre dans le conflit entre nationalistes et marxistes (ainsi en mars 1929), il
aspire ce qu'elle redevienne un corps technique, totalement apolitique, c'est-
-dire soumis au pouvoir, y compris et surtout quand ce pouvoir sera le sien.
Voil qui implique que les SA soient rduits un rle politique, celui de
disputer le pav aux Rouges et de protger les runions. On le voit mme,
interrog comme tmoin lors d'un procs fait quelques SA, prtendre que le
sigle ne signifie plus Sturmabteilungen (divisions d'assaut), mais
Schutzabteilungen (divisions de protection28 : ce curieux tlescopage avec les
SS (Schutzstaffeln - chelons de protection) est rest inaperu des historiens,
qui ont t tropsensibles la violence anti-tatique dploye par les SA, et
leur apparent conflit de 1934 avec les gnraux, pour saisir quel point Hitler
leur tenait la bride courte. Il est vrai aussi que le Fhrer n'a point bataill pour
imposer ce changement de nom : lui-mme, pourvu qu'il et les troupes bien
en main, n'tait pas mcontent que d'autres les croient menaantes, et filent
doux devant la menace. Dans ce rle aussi il manipule Gregor Strasser, qui est
le chef, non seulement du parti en Allemagne du Nord, mais, aprs les
lections de mai 1928, du groupe national-socialiste au Reichstag : ce titre il
dclare en mars 1929 qu'il faudra instaurer une haute cour pour juger les chefs
de la Reichswehr, et les condamner la pendaison. Ce langage, tout autant que
ses diatribes anticapitalistes, se retournera tragiquement contre lui, et son
sang, lors de la nuit galement fatale certains chefs SA, scellera un nouveau
pacte entre les nazis et l'arme.
Il est ais de comprendre que ce jeu vise aussi sduire le patronat, qui
les SA offrent leurs services pour disputer le pav aux milices communistes, et
qui seul peut les rtribuer, mais qui n'a certainement pas envie que les
dsordres deviennent incontrlables.
L'tude des annes antrieures au putsch nous a montr que Hitler n'avait
jamais t un vritable ennemi du capitalisme. Mme les ides de Feder,
faisant passer une frontire morale entre le capital industriel, utile, et le capital
financier, parasitaire, avaient vite t dnatures, par l'assimilation du capital
financier la juiverie , ds le grand discours antismite d'aot 1920 : tout
patron non juif pouvait se sentir rassur, d'autant plus que, dans ce mme
discours, les transformations sociales envisages se limitaient une rforme
agraire et l'instauration d'une assurance-vieillesse.
L aussi, cependant, le candidat chancelier joue des divergences entre ses
lieutenants. Feder et Strasser sont tenus en laisse comme des dogues
dangereux, qu'on menace de lcher, mais la politique relle du parti, exprime
notamment par son leader, ainsi que par Gring quand il rentre d'exil en 1927,
est nettement plus conciliante. En 1926 et 1927, Hitler fait de grands appels
du pied au patronat29. Il en attend surtout, court terme, des effets financiers,
qui tardent venir. Parmi les magnats de la Ruhr, seul le vieil Emil Kirdorf est
un nazi prcoce, dont les subsides sont attests depuis 192730. Fritz Thyssen,
dont les subventions allaient, avant le putsch, Ludendorff31, sera la seconde
grosse prise, mais pas avant 1929. La sduction du patronat est, pour ce
mouvement l'originetrs populaire, un travail de longue haleine, qui
cependant est poursuivi sans relche et portera ses fruits dans les heures
dcisives prcdant la prise du pouvoir.
C'est en 1928 que Hitler installe pour la premire fois ses pnates
Berchtestgaden, o il avait pris ds le dbut des annes 20 l'habitude de venir
se reposer ou mditer, logeant alors l'htel. Il commence par louer une
maison dans le hameau d'Obersalzberg, nich au-dessus de la ville sur les
pentes de la montagne du mme nom, puis il l'achte, la baptise Berghof,
l'agrandit et fait construire deux annexes, dont le clbre nid d'aigle
seule partie encore debout , un pavillon isol sur un sommet, auquel on
accde par un ascenseur. Ce sera, jusqu' la fin, sa rsidence prfre, y
compris pour le travail32.
Voil une de ces habitudes hitlriennes qu'on tourne facilement en mauvaise
part : cette vasion frquente loin des bureaux munichois du parti puis, partir
de 1933, de la chancellerie berlinoise, serait une preuve, la fois, de
misanthropie, de paresse et de lchet. Hitler aurait mieux aim ordonner de
loin ses crimes que d'y prter la main.
Le procs est lger. Hitler n'a certes pas peur de mettre la main la pte.
Ses tournes en avion, soit lectorales, soit destines nouer des machinations
comme celle de la nuit des Longs Couteaux, tmoignent qu'il sait apparatre
point nomm, et ne dlgue gure ce qui lui semble capital. Plus encore,
lorsque la situation exigera, partir de 1941, sa prsence aux armes, il fera le
sacrifice de ses chres montagnes33, n'y faisant plus que des apparitions
assez brves, en gnral pour recevoir des dirigeants trangers, et c'est son
poste, la chancellerie de Berlin, qu'il assumera les consquences finales de
sa politique, alors que les Allis pensaient bien le cueillir en Bavire.
Une autre donne est prendre en compte, et non la moindre. L'Allemagne
est un pays aux deux tiers protestant et Hitler en a conscience. En y exerant
le pouvoir, depuis Berlin et depuis la Prusse, il donnera des gages permanents
la communaut la plus nombreuse. Il importe de les quilibrer, pour ne pas
marginaliser les catholiques, par un rappel constant de ses propres origines, et
sa prdilection immobilire pour la Bavire y pourvoira. C'est ainsi que, le 5
fvrier 1933, une semaine aprs la prise du pouvoir, il annonce dans un
communiqu de presse qu'il conserve son logement de Munich, une ville
laquelle il est personnellement trs attach 34 . Les montagnes de
Berchtesgaden auront, entre autres vertus, celle de le placer au-dessus des
mles religieuses de l'histoire allemande.
Mais il y a mieux et plus. En se promenant dans la rgion, en lisantdivers
crits sur elle, en consultant des cartes grande et petite chelle, on va de
surprise en surprise.
Avant la prise du pouvoir, les visiteurs qui n'taient pas logs au Berghof
descendaient volontiers l'htel Zum Trken , situ juste au-dessus.
Rachet pour hberger la garde rapproche du chancelier, le btiment
retrouvera sa fonction htelire aprs la guerre, et deviendra un lieu d'tape
pris des Amricains. Aujourd'hui encore, la plupart de ses chambres ont la
mme vue et la mme orientation plein nord que la fameuse baie vitre
gante du salon du Fhrer. Deux choses frappent le regard : une grande
montagne crnele et, sa droite, une troue au fond de laquelle on aperoit
une grande ville. Il s'agit de Salzbourg. On est en Allemagne, et pourtant
l'Autriche est au nord. Sur la carte, l'actuel parc naturel de Berchtesgaden
dessine une sorte d'ergot, comme s'il avait pour fonction d'arrimer l'Autriche
l'Allemagne. Salzbourg, la patrie de Mozart - le musicien sans doute le plus
pris du matre des lieux, aprs Wagner -, est sur le mme mridien que la
maison, mais aussi Braunau, sa ville natale ! Et galement, peu prs, Berlin.
Quant la montagne crnele, appele l'Untersberg, elle passe pour abriter le
tombeau de Charlemagne35.
Le choix de ce site rsulterait, dit-on, de causes fortuites : la famille
Bechstein, l'une des premires de la bonne socit munichoise o Hitler ait t
introduit, avait dans la contre un chalet, et y recevait Dietrich Eckart. C'est
tout au plus une explication de la manire dont Hitler a eu connaissance de
l'endroit, mais non de l'attachement qu'il lui a port - sinon que le souvenir
d'Eckart et de ses leons pouvait effectivement jouer un rle non ngligeable
dans l'accouchement, en ces lieux, des projets d'un conqurant.
L'ide de parvenir lgalement au pouvoir reoit un dsaveu cinglant le 20
mai 1928, lors des lections lgislatives. Le parti nazi obtient 2,6 % des voix
et douze dputs. Cette mme anne, les ventes de Mein Kampf tombent de 5
607 3 015 exemplaires. Il y a de quoi dsesprer, pour un parti qui prtend
la fois renverser cette rpublique en voie de consolidation, et le faire par la
voie lectorale. Il est bien possible, d'ailleurs, que Hitler ait dsespr : on le
voit nouveau dire que la victoire de l'ide demandera peut-tre vingt,
peut-tre cent ans36. Nous sommes ici dans une rgion peu propice la
certitude historique. Voulait-il consolider sa propre foi et celle de ses partisans
en l'utilit, ft-elle posthume, de leur combat, afin de traverser une mauvaise
passe qu'il esprait phmre, ou tait-il rellement dcourag par la russite
des politiciens de Weimar, par cet amalgame entre Hindenburg et Stresemann
qui entretenait la fois, chez les lecteurs de droite, l'espoir de voir restaurer
les princes ouau moins les vieilles valeurs, et des aspirations nationalistes
revues la baisse ? Ce qui est certain, c'est qu'il s'abandonnait la Providence,
sans dlaisser pour autant son sempiternel volontarisme : qu'une occasion se
prsentt, et il serait toujours prt la saisir. En attendant, il n'y a pas d'autre
leon tirer, devant les masses, de la droute lectorale, que de dire qu'on
mprise le Reichstag et qu'on n'a que faire d'un fort groupe parlementaire : de
ces lections on attendait seulement l'immunit et les voyages gratuits pour
quelques dirigeants. C'est ce qu'crit Goebbels dans son journal berlinois Der
Angriff, en concluant : Attendez donc que la pice commence37.
Car il restait une chance, au tournant de laquelle Hitler guettait le
gouvernement. L'accord transitoire sur les rparations sign en 1925 sous le
nom de plan Dawes venait expiration en 1930. L'anne 1929 devait donc
tre consacre la mise au point d'un arrangement dfinitif. En juillet, il fallut
rendre public le rsultat des tractations de Stresemann, dont le clbre plan
Young n'tait, on l'ignore souvent, qu'un volet. Ce financier amricain,
prsentant le 7 juin Paris les travaux d'un comit qu'il avait dirig, proposait
de rduire la dette globale et d'taler son rglement jusqu'en 1988 (avec des
annuits infrieures d'environ 20 %, dans un premier temps, celles du plan
prcdent). Mais si ses propositions taient agres en juillet par le ministre
allemand, c'tait en change d'une vacuation anticipe des rgions rhnanes
par les Allis. Il prsentait donc un bilan quilibr, qui n'avait rien d'une
trahison flagrante de l'intrt national. Cependant, le simple fait que le
gouvernement agre, une fois de plus, la thse de la responsabilit allemande
dans le dclenchement de la guerre mondiale remettait immdiatement Hitler
en selle.
Ici, un phnomne, qui s'est dj produit en 1923, le favorise : la faiblesse
des nazis, qui semblent assomms par les lections de 1928 comme nagure
par le fiasco du 1er mai, lve les scrupules d'autres forces de droite, presses
de rcuprer les actifs de ce concurrent en faillite. Le rle de Kahr va tre ici
tenu par un homme de soixante-trois ans, cousu d'or et dvor d'ambition.
La prise du pouvoir
Le chancelier Brning, membre du parti du Centre, est lui-mme au centre
d'une bataille d'historiens. Pendant un temps, aprs la guerre, l'opinion
dominante a vu en lui un brave homme un peu limit, qui essayait
courageusement et maladroitement de sauver la dmocratie, en affrontant la
crise conomique et en tenant en lisire les partis extrmistes. Cependant, une
certaine tradition marxiste, attache prsenter le nazisme comme la pointe
extrme d'une stratgie patronale de mise au pas de la classe ouvrire,
s'attachait dgager des continuits entre Brning et Hitler. Les socialistes de
RFA, frapps d'ostracisme dans les annes 50 par un chancelier dmocrate-
chrtien qui avait t l'un des rivaux de Brning la tte du Centre, Konrad
Adenauer, jadis maire de Cologne et prsident du Landsrat prussien,
confortaient la premire tendance en exaltant le souvenir d'un Brning
accommodant avec la social-dmocratie.
Une raction s'est dessine dans les annes 70 la faveur de recherches plus
approfondies, claires par la publication des mmoires de Brning1. Il est
aujourd'hui volontiers considr comme celui qui a ouvert la bote de Pandore,
en amorant une volution vers un rgime autoritaire qui ne s'arrta que
lorsque le plus autoritaire eut vinc tous les autres. Et il l'aurait fait
consciemment : il n'aurait eu de cesse d'trangler la Rpublique la faveur de
la crise. C'est la thse de Detlev Peukert, dont le livre sur Weimar est
actuellement l'un des plus cits2. Cette dvalorisation de Brning a peut-tre
un rapport avec le nouveau dfi que posait la gauche allemande, dans les
annes 80-90, l'inamovibilit du chancelier Kohl, lequel pratiquait face la
crise de son temps une politique montariste qui n'tait pas sans rappeler celle
du chancelier de 1930.
On a longtemps admis que le Reichstag tait devenu ingouvernable ds
le dbut des annes 30, du fait de la monte des extrmes . Cen'est vrai qu'
partir du 31 juillet 1932, lorsque le total des siges nazis et communistes
dpasse 50 %3. Une majorit rpublicaine , comprenant le Centre et ce qui
est sa gauche jusqu'aux communistes exclus, est possible aussi bien dans la
chambre lue le 20 mai 1928 que dans celle du 14 septembre 1930. Reste
savoir qui n'en veut pas, du Centre ou des sociaux-dmocrates. Avant d'y
venir, il faut prciser que, faute de majorit, tous les chanceliers jusqu' Hitler
inclus seront amens gouverner par dcrets-lois, avec la bndiction du
prsident, en dtournant l'article 48 de la constitution qui, analogue l'article
16 de la constitution franaise actuelle, n'aurait d servir qu'en cas de pril
national :
Le prsident peut, si la scurit publique et l'ordre sont
considrablement troubls ou menacs, prendre les mesures
ncessaires pour les rtablir. A cette fin, il peut suspendre dans leur
totalit ou en partie des droits fondamentaux (...).
C'est ainsi qu'on entre dans la priode dite des cabinets prsidentiels ,
succdant celle des cabinets parlementaires . Toutefois, les dcrets-lois
(ou ordonnances) que le prsident peut autoriser le chancelier utiliser en
vertu de cet article doivent tre soumis ultrieurement au Reichstag, ce qui
rend assez inconfortable la position du chancelier : s'il ne veut pas avoir de
mauvaises surprises du ct du parlement, il doit jouir en permanence de la
confiance prsidentielle, pour pouvoir menacer de dissolution un Reichstag
rcalcitrant. En effet, la constitution donne au prsident le droit de dissoudre
absolument quand il lui plat.
Il y aura donc deux catgories bien distinctes de cabinets prsidentiels,
suivant que le chef dispose ou non d'avance de l'accord prsidentiel en vue
d'une dissolution, si le parlement lui fait des difficults. Dans le cas contraire,
Hindenburg et son entourage se rservent le droit d'examiner et d'arbitrer les
conflits.
Brning semble ne rien avoir redouter du marchal-prsident. En tant
qu'ancien officier, il lui voue un respect auquel le vieil homme est sensible. Et
puis Hindenburg a montr, entre 1925 et 1930, qu'il tait peu enclin se mler
du jeu politique. Il laissait gouverner le chancelier, ft-il socialiste. Alors,
pourquoi pas un monarchiste ? Car Brning avait, tout comme Hindenburg, la
nostalgie des Hohenzollern.
Mis bout bout, ces lments font peser de lourdes prsomptions sur sa
mmoire : ce pitre dmocrate aurait t le premier vouloir profiter de la
crise pour liquider une constitution qu'il aurait continment dteste depuis la
dfaite, et rtablir la monarchie. Le reproche se cristallise sur la dissolution du
Reichstag, dcide le 18 juillet, en une priode o les nazis, rduits,
rappelons-le, 12 dans l'assemble sortante, avaient le venten poupe lors des
lections locales. Mais il lui aurait import, avant tout, de faire pencher le
pendule vers la droite, quel que ft en elle le poids des nazis.
Il faut tout de mme se souvenir que Brning tait au pouvoir depuis mars.
Pour un chancelier press de dissoudre le Reichstag afin d'augmenter
l'influence de la droite autoritaire, le dlai est un peu long. En fait, plus qu'un
souci de transformer les institutions, on observe pendant ces trois mois et
demi de pouvoir, qui mnent l'impasse et la dissolution, une tentative de
faire passer des mesures conomiques draconiennes, que le cabinet estime
seules aptes faire reculer la crise. C'est le langage de l'austrit, des
sacrifices partags ... c'est--dire reposant essentiellement sur les salaires et
les budgets sociaux. Certes, les socialistes et les communistes ne peuvent y
souscrire, mais leurs deux partis ne forment pas une majorit, mme ngative.
Le dbat est dans la droite, et dans cette nue d'lus groupusculaires
qu'engendre le scrutin porportionnel intgral alors en vigueur. Au terme d'une
grande campagne d'explication, le vote dcisif sur les mesures conomiques
n'est perdant que de sept voix.
Il est clair que Brning a choisi de gouverner droite, en dfiant la social-
dmocratie et les syndicats. Y voir un complot contre la dmocratie revient
dlivrer un brevet de dictature ses mules rcents, comme Ronald Reagan et
Margaret Thatcher. Ce qui est sr, c'est qu'il ne mesure pas sa juste valeur le
danger nazi, mais peu de gens alors lui en font grief. Plutt qu'une tentative
opportuniste pour renverser les institutions, on constate dans cette Allemagne
de 1930 une continuation des jeux politiciens, au bord du volcan.
Les nazis sont monts d'un coup de 12 dputs 107, et de 2 18 % des
voix. Leur progression est acquise principalement dans les campagnes, qu'a
enflammes la propagande de Darr. Quant aux victimes de cette progression,
elles se situent presque exclusivement droite : le Zentrum lui-mme est
pargn et on constate un glissement des ractionnaires vers les nazis. Brning
va alors se rvler, non pas comme un conspirateur rvant d'trangler la
constitution, mais comme un opportuniste qui suit le corps lectoral.
La politique extrieure allemande la fin de la rpublique de Weimar fait
encore l'objet d'une controverse anime. Il est sr qu'elle est devenue plus
agressive quelques annes avant Hitler. Certains situent la coupure
l'apparition du cabinet Brning, d'autres encore plus tt, lors de la mort de
Stresemann. On a remarqu en effet que son successeur Julius Curtius,
membre comme lui du parti populiste DVP, tait en train d'voluer vers la
droite, vers le DNVP de Hugenberg, tandis que Stresemann serapprochait
insensiblement de la social-dmocratie4. Outre Curtius, on invoque l'action de
Bernhardt von Blow, neveu du chancelier de Guillaume II, qui devient
secrtaire d'Etat aux Affaires trangres en juin 1930 et le restera sous Hitler.
Tout cela est intressant. Et juste, sauf un petit mot. Au lieu de avant
Hitler , il conviendrait de dire avant le Troisime Reich . Car cet
inflchissement se produit dj avec Hitler : il se dessine lors de la lutte contre
le plan Young et s'affirme aprs les lections de 1930. Jusqu'ici, l'agressivit
en politique extrieure ne faisait gure, lectoralement, recette. Soudain un
dmagogue trouve le moyen de s'en faire un cheval de bataille et des
politiciens qui s'accommodaient de la dmocratie et de la SDN explorent des
pistes nouvelles, pour essayer de conserver leur lectorat.
Ce n'est certes pas le charme seul de Hitler qui produit ces changements,
c'est aussi la crise, la dsunion de la gauche, l'incapacit des gouvernements
direction socialiste, nationaux ou rgionaux, face la misre, et la surenchre
impuissante des communistes. Mais il faut mettre enfin sa juste place
l'aptitude de Hitler tirer parti de tout, pour aggraver l'incapacit de ses
adversaires et pour les amener, en dsespoir de cause, tenter de le copier
dans certains domaines. Pour achever de s'en convaincre, il n'est que
d'observer l'effet de sa progression lectorale de 1930.
C'est alors qu'on voit apparatre, dans le projet de Brning, un volet
important de politique extrieure, manifestement destin couper l'herbe sous
le pied des nazis, et peut-tre reprsenter le salaire de leur assagissement,
s'ils acceptaient l'ensemble du programme gouvernemental et les postes
ministriels qu'alors on leur offrirait. Le chancelier entend obtenir l'annulation
des rparations et engager l'Allemagne dans une ngociation sur le
dsarmement, o elle obtiendrait une galit des droits avec la France.
Ainsi, au lieu de chercher purement et simplement des solutions la crise, le
trop subtil homme du Centre s'en fait un cheval de bataille pour obtenir, enfin,
la rvision du trait de Versailles.
Dj, pendant la campagne lectorale, il avait tt de la gesticulation
nationaliste pour tenter de contenir la pousse nazie. Un passage de ses
mmoires l'avoue sans trop de dtours. Le 11 aot 1930, six jours aprs un
grand succs oratoire de Hitler Francfort, le ministre Treviranus (un
dissident du parti de Hugenberg) avait maladroitement tent de le suivre sur
son terrain :
(...) Treviranus pronona un discours relatif aux frontires de l'Est qui,
la vrit, ne suscita gure d'enthousiasme droite, mais engendra en
revanche une tension d'autant plus vive en France et en Angleterre. Il
y eut un dmenti mitig la radio, une annulation du dmenti, enfin
une dclaration apaisante de Curtius, contre lequel la fureur des nazis
se dchana dans de telles proportions qu'puis moralement et
physiquement par la campagne lectorale, il tomba en syncope
Baden-Baden. Tous ces vnements me contraignirent faire au cours
d'une runion Trves une dclaration destine l'opinion trangre,
qui n'tait gure apte accrotre les chances des partis
gouvernementaux auprs des lecteurs de droite5.
Ce jeu de massacre, o trbuche Treviranus, o tombe Curtius, o titube le
chancelier en personne, va crotre et embellir aprs les lections. Le 1er
octobre, Brning publie un programme de gouvernement, et entame son
sujet des ngociations avec toutes les forces politiques, l'exception des
communistes. Le programme public est consacr surtout la politique
conomique et financire, et les questions internationales sont abordes plus
discrtement, lors des ngociations. Ainsi, le 6 octobre, Brning dvoile
Hitler, venu en compagnie de Frick et de Gregor Strasser, son plan consistant
branler en dix-huit mois deux ans toute la structure du trait de
Versailles , par la fin des rparations et la reconnaissance de l'galit des
droits. Quant au lecteur de ses mmoires, il ne sait quand il l'a conu, et en
prend connaissance en mme temps que Hitler !
Entre autres bnfices, celui-ci en tire une honorabilit qui rend moins
invraisemblable sa venue au pouvoir. Il va faire fructifier cet avantage, sans
pour autant s'y enfermer.
Le pouvoir sera pris lgalement. Ensuite... : ainsi peut se rsumer la
position nazie, dfinie par Hitler et rpercute par tous les canaux de sa
propagande, au lendemain de la spectaculaire perce lectorale. Elle est
affirme notamment lors d'un procs, fin septembre, Leipzig. On juge trois
jeunes officiers qui, malgr l'interdiction expresse du ministre de la
Reichswehr, le gnral Groener, ont fait de la propagande nazie dans l'arme.
Hans Frank les dfend et cite comme tmoin Hitler, qui dclare la barre le 25
septembre, en soulignant lui-mme qu'il le fait sous la foi du serment :
Encore deux ou trois lections gnrales et le mouvement national-
socialiste aura la majorit au Reichstag ; il pourra alors prparer la
rvolution nationale-socialiste. (...) Je pose en fait que nous
remporterons la victoire politique. A ce moment-l, nous combattrons
contre les traits par tous les moyens, y compris ceux qui, aux yeux du
monde, apparaissent comme illgaux. (...) La constitution ne prescrit
que le terrain sur lequel doit se livrer le combat, mais non pas le but.
Nous nous introduirons dans le corps lgislatif de faon y donner
notre parti une influence prpondrante. Une fois en possession des
pouvoirs constitutionnels, nous coulerons l'Etat dans le moule que
nous considrons comme le bon6.
C'est le langage tenu au sommet du parti, propos du sommet de l'Etat.
Dans les villages et les quartiers, le ftichisme de la lgalit est moins fervent
et les SA ne ddaignent pas les violences : il faut bien entretenir le moral des
impatients. Dans un autre registre, au Reichstag, les 107 dputs nazis ont un
comportement peu protocolaire et organisent des chahuts. Ds la premire
sance, en signe de protestation contre l'interdiction de la chemise brune par le
gouvernement prussien, ils se changent l'intrieur de l'enceinte et sigent en
uniforme de SA. Puis ils prennent l'habitude de quitter l'hmicycle ds qu'un
marxiste prend la parole7.
Cependant, point trop n'en faut, et l'incident qui se produit le 14 octobre est
sans doute l'un des plus rvlateurs de la politique nazie du moment et de la
faon dont Hitler dose ses menaces pour amener ses adversaires
composition. Ce jour-l, le groupe nazi dpose un projet de loi prvoyant un
plafonnement drastique des taux d'intrt, une expropriation sans indemnit
des Juifs orientaux et des magnats de la banque et de la Bourse , ainsi
que la nationalisation des grandes banques. Ce texte semble largement inspir
par les ides de Gottfried Feder, qui est alors dput. Mais Hitler fait aussitt
retirer le projet, qui est repris par les communistes : alors il oblige les dputs
nazis voter contre8. Il semble exclu qu'un pareil texte n'ait pas t approuv,
au moins, par Gring : toute cette affaire sent la manipulation pdagogique.
Hitler a voulu donner un avertissement aux forces de droite non nazies en
montrant la fois quelle foudre il pourrait dchaner si on le contrariait et avec
quelle autorit, inversement, il pouvait matriser cette foudre.
Son discours lgaliste est propre sduire, entre autres, Hugenberg. Aprs
deux ans de prsidence du DNVP solds par la perte de la moiti de ses voix
et de ses siges, le magnat de la presse est nouveau tent par une alliance.
Sans doute se berce-t-il de l'espoir que le succs nazi, obtenu pour une bonne
part ses dpens, est trop brutal pour tre durable et qu'il vaut mieux, en
attendant que les lecteurs lui reviennent, ne pas trop s'loigner d'eux. Mais
Hitler, lorsqu'on le sollicite de la sorte, est homme se faire prier.
Les premiers contacts ont lieu, ce qu'on sait, en juillet 1931. Hitler
rencontre non seulement Hugenberg, mais Seldte et Dsterberg, les chefs du
Stahlhelm, une milice d'anciens combattants alors troitement lie au DNVP.
Dans la mme priode, il a des entretiens avec les dirigeants de l'Etat, civils et
militaires. Il rencontre Groener et son adjoint au ministre de la Reichswehr,
le gnral von Schleicher. Il voit aussi Brning et, pour finir, Hindenburg en
personne, le 10 octobre. Il est accompagn de Gring, qu'il a fait revenir de
Sude alors que sa femme Karin y est mourante. Hitler soliloque environ une
heure, pour expliquer que son parti ne cherche pas des portefeuilles
ministriels mais se met au service del'Allemagne . C'est cette occasion
que l'entourage du chef de l'Etat laisse filtrer le jugement fameux, par lequel
Hindenburg prdit que le caporal bohmien sera peut-tre ministre des
Postes, mais certainement pas chancelier. Cependant, on peut remarquer qu'un
prsident ne s'abaisse pas en gnral slectionner lui-mme les prposs la
circulation du courrier. Ces conciliabules avec Hitler dans les palais nationaux
ont donc un autre objectif, rvl par Groener dans une lettre du 1er
novembre : il s'agit de le lier doublement et triplement au poteau de la
lgalit9 .
Ce qu'on appelle le front de Harzburg est une dmonstration
parfaitement phmre, runissant le 11 octobre 1931, dans cette ville d'eaux
du Harz, le NSDAP avec ses SA, le DNVP flanqu du Stahlhelm, et d'autres
partis, groupes et personnages orients droite, pour rclamer une politique
plus nergique contre la gauche, l'annulation dfinitive des rparations et la
dmission de Brning. L'apparition de Hitler et de son parti est ostensiblement
marginale. La malveillance, l'poque et depuis, parle d'un chec ,
Hugenberg ayant polaris les acclamations et le Stahlhelm prsent des
cohortes plus nombreuses que la SA. C'est donc l'un de ces nombreux checs
qui jalonnent l'ascension de notre homme.
En fait, cette poque, la vie politique allemande s'organise en fonction
d'une chance, celle du mandat de Hindenburg, lu pour sept ans le 26 avril
1925. Mais avant d'indiquer comment Hitler entreprend d'en tirer le meilleur
parti, il faut relater un pisode saillant de sa vie prive.
Le 18 septembre 1931, le suicide l'ge de vingt-trois ans de sa nice
Angela Maria Raubal, dite Geli, qu'il hbergeait, attire brusquement l'attention
sur cette vie prive, qu'il dtestait montrer. La presse de gauche voque
l'hypothse d'un assassinat et insinue qu'il fut prcd de relations
incestueuses. Les biographes ne sont pas en reste. L'un se laisse aller crire,
sans aucun appui documentaire, que Hitler passait ses nuits avec Geli10.
D'autres, plus imaginatifs, parlent d'une relation sadomasochiste (o Hitler
aurait t la victime consentante), avec une assurance inversement
proportionnelle la solidit des sources. La gligraphie est une branche
prolifique et quelque peu vermoulue de l'hitlrologie.
Considre avec sang-froid, la documentation fait plutt penser un
sentiment paternel et un amour sublim. L'tude rcente d'Anna Maria
Sigmund le confirme et permet de renouveler sensiblement la question.
Tout d'abord, la prhistoire. A partir du prjug que Hitler a boud, aprs la
guerre, sa patrie autrichienne et sa famille, on situe gnralement le dbut de
ses relations avec Geli lors de son installation Berchtesgaden, en 1928,
puisque c'est alors qu'il se serait souvenu de l'existence de sa demi-sur
Angela, pour lui demander de tenir son mnage. Or A. M.Sigmund nous
apprend, en s'appuyant tout simplement sur les archives de la prison,
qu'Angela, accompagne de ses enfants Leo et Geli, lui a rendu visite
Landsberg, le 17 juillet 192411. Ensuite, grce aux mmoires d'un condisciple
de Geli devenu un homme politique autrichien, le chrtien-social Alfred
Maleta, parus il y a une vingtaine d'annes l'insu des gligraphes, elle fait
quelques dcouvertes intressantes. Les deux jeunes gens se rendaient
ensemble au lyce et le garon, dj passionn de politique, essayait d'engager
la discussion sur ce sujet, en tirant parti de la clbrit naissante de l'oncle de
sa camarade, mais en vain : Il tait pour elle seulement le cher oncle et par
hasard un homme politique12. Cependant, elle accepta de s'entremettre
lorsque leur professeur d'histoire, ancien dput pangermaniste et partisan de
l'Anschluss, ne trouva rien de plus distrayant ni de plus pdagogique que
d'organiser pour les laurats du baccalaurat de 1927 une excursion d'une
semaine Munich, comportant des rencontres avec les dirigeants nazis.
Maleta relate un th pris avec un Hitler en chemise brune qui passa d'abord en
revue la classe impeccablement aligne en regardant chaque lve dans les
yeux, puis, la fin du sjour, une rencontre plus intime entre lui-mme, Geli et
Hitler. Ainsi, la venue de la nouvelle bachelire Munich ds l'automne
suivant, pour s'inscrire en facult de mdecine, devait probablement plus sa
frquentation directe de l'oncle Adolf qu'aux talents mnagers de sa mre13.
Il ne semble pas qu'elle ait t une tudiante trs assidue. Tmoin le seul
texte de sa main qui subsiste, une lettre du 24 dcembre 1927, qui a refait
surface en 199314. Elle est adresse Emil Maurice, l'un des plus anciens
compagnons de Hitler et, cette date, son chauffeur attitr. La jeune fille fait
tat de son amour pour le destinataire, du projet de mariage qu'ils ont form et
du fait qu' Oncle Adolf lui ordonne d'attendre deux ans. D'ici l, crit-elle,
ils pourront s'aimer la sauvette (zwei voile Jahre, in denen wir uns nur hie
und da kssen drfen) et toujours sous la protection (Obhut) de l'oncle Adolf.
Cependant, ce dbut protestataire fait vite place une attitude plus dfrente.
Elle dit sagement son fianc qu'il doit travailler pour leur assurer une
position indpendante , puis passe (la lettre aurait-elle t crite en deux
temps, spars par une conversation avec Hitler ?) un vritable loge de son
oncle, terriblement gentil , qui s'est engag leur permettre de se voir
souvent et mme souvent seuls : il est vraiment en or ! (ja goldig.) Elle
lui donne galement raison de la pousser poursuivre ses tudes . Mais il
exige, crit-elle, que son lien avec Maurice reste secret. Pour finir, elleattribue
Ilse Hess, la femme de Rudolf, le rle du bon gnie qui a plaid sa cause et
celle de son amour.
Voil bien l'indice que les sentiments de Hitler son endroit taient de type
paternel, sans tre exempts d'un dsir satisfait par procuration. Un tel
dispositif voque la manire dont le chef nazi contrle l'un par l'autre, la
mme poque, un Goebbels et un Strasser. Cependant, le jeu va durer
beaucoup moins de deux ans. Ce qu'on sait l-dessus de plus sr vient du
tmoignage de Maurice recueilli dans les annes 60 par Nerin Gun,
malheureusement de manire rapide et imprcise (il est vrai que son livre
portait non sur Geli, mais sur Eva Braun) :
(...) Hitler et lui taient rellement insparables, et ils formaient avec
Geli un trio de roman d'aventures populaire, ce qui fut l'origine d'un
quiproquo la fois comique et significatif. Car Hitler, toute sa vie,
resta un incorrigible marieur (...) Il s'tait mis en tte de persuader
Maurice de prendre femme. Je viendrai dner chez vous chaque soir,
disait-il, ds que tu seras mari.
Je suivis son conseil, poursuit Maurice, et dcidai de me fiancer
avec Geli. J'tais follement amoureux d'elle, comme tout le monde
d'ailleurs, et elle accepta joyeusement mon offre.
Et Maurice annona la nouvelle son patron. Stupfaction : ce fut un
vrai cataclysme. Hitler, hors de lui, accabla Maurice de reproches et le
renvoya sur-le-champ15. (...)
Il est difficile de dater le dpart de Maurice de ses fonctions de chauffeur,
sur les modalits duquel des bruits divers circulent, et son remplacement par
Julius Schreck. C'est sans doute le journal de Goebbels qui fournit la meilleure
approximation. Ayant lui-mme connu - et apprci - Geli lors d'un voyage
Munich en mars 1928, le Gauleiter de Berlin note le 19 octobre qu'un de ses
collgues
raconte des choses absurdes sur le chef (Chef.) Lui, sa nice Geli et
Maurice. La tragdie qu'est la femme. Faut-il donc dsesprer ?
Pourquoi devons-nous tous souffrir tellement par la femme ? Je crois
fermement Hitler. Je comprends tout. Le vrai, et ce qui ne l'est pas.
On peut penser que les bavardages ici relats suivent de prs le
dnouement, et que la cohabitation, auprs de Geli, du chauffeur et de l'oncle
a dur, en gros, de dcembre 1927 octobre 192816.
Tous les tmoignages la prsentent comme une fille simple, gaie, peu
inhibe et aimant plaire. Et la plupart lui prtent une beaut hors du commun.
Ron Rosenbaum a trouv, l-dessus, un indice intressant. Alors que sur les
photos elle apparat comme une brune un peu pteuse et assez quelconque (et
non une blonde, comme on l'crit souvent), le journaliste amricain a dnich
une sienne cousine ge d'une quarantaine d'annesqui, tout en ayant avec elle
une parfaite ressemblance photographique, avait dans le regard une
irrsistible lueur d'espiglerie que le nitrate tait impuissant capter17.
Aprs le renvoi de Maurice (ou peut-tre mme avant), Hitler avait pris
l'habitude de s'afficher avec Geli. L encore, peu de prcisions
chronologiques, mais plutt un tableau diffus. Lors d'une rception de Nol
organise par les tudiants nazis en 1928, leur chef Baldur von Schirach est
tout surpris de voir arriver Hitler avec Geli. Il est trs dtendu et c'est peine
s'il se souvient de son rle de Fhrer : il prend trs brivement la parole. Mais
il quitte la sance 11 heures du soir, avec sa protge qui, d'aprs les
mmoires de Schirach, serait volontiers reste plus longtemps 18 .
Geli est la seule femme avec laquelle Hitler se soit montr en public. Mais
il ne la prsentait jamais que comme sa nice - ainsi, dans l'occasion raconte
par Schirach. Cela laissait une place pour des soupirants. Prcisment, en cette
mme anne 1928, Geli avait manifest l'intention d'pouser quelqu'un dont
nous ignorons l'identit et le lieu de rsidence. Nous connaissons
essentiellement de lui un fragment de lettre, rvl par Christa Schrder19 :
l'oncle Adolf ordonne, cette fois, une attente d'un an, par l'intermdiaire de sa
demi-sur sur laquelle il exerce une influence en exploitant sa faiblesse
- mais l'auteur de la lettre, plus mfiant que bien des hommes politiques,
n'est pas sr qu'il tienne parole. Voil qui confirme qu'il s'arrogeait un rle de
pre. C'tait autant de temps gagn, non seulement, comme aurait pu le faire
un vrai pre, pour garder la jeune fille prs de lui avant de se rsigner
l'inluctable, mais aussi pour retarder le moment d'une dcision sur son propre
statut.
L'ide de l'pouser lui-mme a pu, en effet, natre et grandir pendant ces
diverses fianailles. Et rien ne prouve que l'intresse y ait t hostile. Il est
mme assez probable que Geli n'aurait pas demand mieux. La manire dont
elle s'affichait avec lui en est un indice et le tmoignage, recueilli aprs la
guerre, de son professeur de chant20, une preuve.
Toujours est-il qu'aprs avoir log dans des chambres d'tudiante elle n'a
pas l'air de se faire beaucoup prier lorsque Hitler, qui quitte lui-mme la pice
unique qu'il occupait depuis 1920, emmnage dans un grand appartement de la
Prinzregentenplatz, au dbut de septembre 1929 et l'invite le partager21.
Leur cohabitation dure donc environ deux ans. C'est beaucoup, pour nouer
un drame. Cependant, une csure, au beau milieu, peut expliquer qu'il ait fallu
tout ce temps : celle des lections de 1930.
Reprenons : voil une jeune fille marier, qui semble ne nourrir aucune
autre ambition, par exemple professionnelle, puisque ses tudes de mdecine
sont de moins en moins attestes et que ses professeurs de chant la trouvent
peu travailleuse. Elle semble avoir attendu sa majorit avec impatience, pour
pouvoir s'manciper de son oncle. Or ce jour est arriv le 4 juin 1929 et, si elle
se met effectivement en mnage quelques semaines plus tard, c'est avec ce
mme oncle. Celui-ci tait un homme politique brillant, mais marginal.
Jusqu'en septembre 1930, Adolf devait apparatre Geli comme un original
sduisant, un artiste drle et un peu perdu qu'elle pouvait, par son amour,
stabiliser et aider russir dans quelque carrire. Elle pouvait tirer orgueil d'en
avoir, dj, fait un autre homme, aux petits soins pour une femme et n'hsitant
pas se produire avec elle : elle le tranait mme dans les boutiques, dira-t-il
Christa Schrder, pour d'interminables essayages. Il est donc possible que le
coup de tonnerre du scrutin de septembre l'ait foudroye plus que quiconque :
la mission proclame cessait d'tre un fantasme et la nice tait aux
premires loges pour voir l'oncle se prendre de plus en plus au srieux. La
dception devait tre cruelle, et d'autant plus perturbante que chacun
entretenait aussi, vraisemblablement, des relations de son ct. Le mystrieux
soupirant de Geli semble avoir encore exist, moins qu'il ne s'agisse d'un
autre ; quant Hitler, il n'tait pas en reste.
On a beaucoup parl d'une lettre enflamme d'Eva Braun, retrouve
dchire prs du cadavre de Geli. La chose est bien mal atteste et la faible
place d'Eva, alors, vidente. Plus srieusement, une Geli amoureuse, ou se
demandant si elle l'tait, pouvait prendre ombrage d'une relation de Hitler
tardivement rvle et toujours peu connue, car elle prte moins aux broderies
que les histoires de Geli et d'Eva. Il s'agit de Maria Reiter, dite Mimi ,
connue par Hitler seize ans Berchtesgaden, en 1925. Signale un
journaliste par Paula, la sur de Hitler, comme la seule femme qu'il ait sans
doute jamais aime , elle fut confesse par les magazines en 1959. De son
rcit, authentifi par quelques lettres, il ressort qu'il a fait avec elle des
promenades ponctues d'une progression trs lente du contact physique et de
dclarations suivant lesquelles il voulait l'pouser mais ne se sentait pas prt
, eu gard surtout, semble-t-il, sa mission politique. Soudain il se met
l'viter et elle fait une tentative de suicide par pendaison, en 1928. Puis elle
pouse un htelier de la rgion, divorce au bout de deux ans et fait signe
Hitler, en 1931, sans autre prcision, ce qui est fcheux pour notre enqute sur
la mort de Geli. Il la reoit chez lui et c'est alors que, suivant une formule
inspire par la pudeur qui avait encore cours la fin des annes 50, elle laisse
la chose arriver . Elle en est plus heureuse que jamais.Cependant, ce
qu'il lui propose, d'tre une matresse de l'ombre, et entretenue, ne lui agre
pas. Elle veut le mariage et trouve la force de partir. Une dernire nuit aura
lieu en 1934. Chacun reste sur ses positions et le ton monte. Hitler n'a
dcidment pas le temps de s'occuper d'une pouse 22 . Si ce rcit, unique
de la part d'une de ses amantes, confirme la normalit qu'avait constate
Kubizek, et infirme les malveillances de Hanfstaengl et de beaucoup d'autres,
il montre aussi un combat intrieur qui n'est sans doute pas sans analogie avec
celui qui s'est livr dans son esprit, en partie dans les mmes annes, au sujet
de Geli. Hitler tait littralement dvor par le sentiment de sa mission.
Alors, Hitler assassin de Geli ? Gardons-nous de l'exclure a priori. Puisqu'il
place sa mission au-dessus de tout, que les sentiments qu'il porte sa nice
ont tendance l'en dtourner et que l'homicide est, dans l'accomplissement de
ladite mission, un expdient banal, il serait plausible qu'elle soit, au sens fort
du terme, sacrifie. Il y aurait au moins un pendant littraire, enfant par un
pote qui rpercute les passions du premier demi-sicle, Nikos Kazantzaki,
surtout clbre pour son Zorba. A peine moins connu en son temps fut Le
Captan Michalis, paru en 1953 mais commenc beaucoup plus tt23. Le
personnage qui donne son titre au roman, chef imaginaire d'une insurrection
crtoise contre les Turcs, est envot par une amante sublime et prend
quelques heures, avant une attaque, pour aller la poignarder
consciencieusement, comme il ferait d'une sentinelle ottomane. Le geste
pourrait invoquer, pour sa dfense, toute la diabolisation de la femme
accumule depuis la Gense. Chez Hitler, il serait en harmonie avec l'esprit de
sacrifice qui le pousse satisfaire, finalement, une sexualit exigeante avec la
fille sans doute passionne, mais peu passionnante, qu'est Eva Braun. L'amour
est, et doit rester, accessoire, et il a trop entrevu, avec Geli, quel point il
pouvait parasiter ses penses, pour ne pas en carter dfinitivement, et peut-
tre expditivement, la tentation.
Mais la mission pse aussi sur l'autre plateau, et de manire semble-t-il
plus lourde. La Bavire est alors loin d'tre une chasse garde nazie. Le
ministre-prsident Held est toujours au pouvoir, et sera l'un de ceux que les SS
devront pousser le plus vigoureusement vers la sortie, en mars 1933. Mme si
son ministre de la Justice, Grtner, fait partie des gens de droite qui se
rsignent placer leurs espoirs dans les nazis, les policiers et les magistrats
sont loin de marcher au pas de l'oie. Le Mnchener Post est l, qui passe son
temps traiter les nazis de criminels de droit commun et ne laisserait pas
facilement chapper sa proie si quelque affaire de sang claboussait le chef en
personne. Otto Strasser galement, si tout n'est pas invent dans les pages
pleines de bile qu'il consacre l'affaire. Il prtend avoir fait lui aussi la cour
Geli en 1928 et avoirrecueilli ses confidences24. Bref, le sentiment de sa
responsabilit historique devait pousser Hitler la discrtion et la prudence
plutt qu' un dnouement sanglant.
Le drame nanmoins se produit. La jeune femme est trouve par les
domestiques dans sa chambre, face contre terre, un pistolet appartenant
Hitler non loin d'elle, un samedi matin. L'oncle a quitt l'appartement la veille
dans l'aprs-midi, pour une longue tourne dans le nord. La nouvelle le
rattrape sur la route, prs de Nuremberg. C'est Hess, prvenu par les
domestiques, qui avertit la police. Un communiqu bientt adress la presse
attribue le dcs un suicide.
La controverse qui s'engage tourne essentiellement autour d'un projet
qu'avait Geli de se rendre Vienne. C'est, dans un ocan d'incertitudes, l'un
des rocs auxquels on peut s'accrocher. Hitler lui-mme en parle dans un
communiqu de presse, pour dmentir les bruits suivant lesquels il lui avait
interdit ce voyage. Le texte mrite une citation intgrale, car il permet
d'liminer un certain nombre d'hypothses :
1 Il est faux de dire que j'ai eu de violentes disputes ou une
violente querelle avec ma nice Angelika Raubal, le 18 septembre
ou prcdemment.
2 Il est faux de dire que j'tais fermement oppos au voyage de ma
nice Vienne. La vrit est que je n'ai jamais t hostile au sjour
Vienne que ma nice avait projet.
3 Il est faux de dire que ma nice voulait se fiancer Vienne ou que je
m'opposais aux fianailles de ma nice. La vrit est que ma nice,
torture d'angoisse par la question de savoir si elle avait le talent
ncessaire pour se produire en public, voulait aller Vienne afin
d'obtenir un nouvel avis sur sa voix, manant d'un spcialiste qualifi.
4 Il est faux de dire que j'ai quitt mon appartement le 18 septembre
1931 aprs une violente querelle . La vrit est qu'il n'y eut ni
querelle, sous quelque forme que ce soit, ni agitation d'aucune sorte
lorsque j'ai quitt mon appartement ce jour-l25.
Hitler a l'air sr de son fait lorsqu'il dment toute dispute avec Geli. En la
matire, on n'est jamais l'abri d'un tmoin et, lorsqu'on est souponn ou
souponnable d'assassinat, la moindre dclaration reconnue fausse est une
catastrophe. De mme, si Geli allait voir un amoureux Vienne, il tait bien
risqu de le dmentir ainsi. Cependant, nous avons la preuve d'un mensonge
par omission, sur l'aval donn ce voyage, car lors de son interrogatoire,
quelques heures aprs la dcouverte du corps, Hitler avait dclar qu' son
avis sa sur Angela devait accompagner Geli Vienne et que,
comme elle ne le souhaitait pas, il s'tait dclar hostile son projet.
Peut-tre avait-elle t ennuye, mais elle n'avait pas manifest de
contrarit particulire, et elle l'avait quitt plutt calmement le
vendredi aprs-midi, lorsqu'il tait parti. Aprs avoir particip un jour
une sance de spiritisme, elle lui avait dclar qu'elle ne mourrait
certainement pas de mort naturelle. Elle pouvait facilement avoir pris
le pistolet car elle savait o taient ranges ses affaires. Sa mort
l'affectait profondment, car elle tait le seul membre de sa famille qui
lui tait proche, et voil qu'une telle chose lui arrivait26.
44 En conclusion d'un appel pour la nouvelle anne publi dans le Vlkischer Beobachter du 1er
janvier : Camarades ! Nous voulons traverser cette anne en combattants pour la quitter en vainqueurs.
45 H. Rauschning, Hitler m'a dit, Paris, Livre de poche, 1979, p. 65-68. Pour une discussion sur la
validit de cette source, cf. Detlev Rose, op. cit.
46 Ian Kershaw, Hitler : A Profile in Power, Londres, 1991, tr. fr. Hitler/Essai sur le charisme en
politique, Paris, Gallimard, 1995. Henry Ashby Tumer Jr, Hitler janvier 1933, Addison-Wesley, Reading,
Massachusetts, 1996 tr. fr. Paris, Calmann-Lvy, 1997.
47 Dans sa toute rcente biographie dont seul le tome 1 est paru ce jour, Ian Kershaw est videmment
plus prolixe sur les querelles de personnes, mais il ritre son affirmation essentielle : l'arrive au pouvoir
des nazis rsulte des miscalculations des conservateurs (Hitler, op. cit., t. 1, p. 424).
48 Rdite en 1991 avec d'autres textes et une prsentation d'Alain de Benoist, Puiseaux, Pards, p.
219-255.
49 Op. cit., p. 250.
50 Ibid., p. 254.
CHAPITRE 6
Les pages les plus convaincantes de Calic et consorts sont sans doute celles
o ils font tat des raisons symboliques et esthtiques qu'avaient les nazis de
mettre eux-mmes le feu au Reichstag.
Brler ce hideux vestige d'une poque rvolue et d'une idologie abhorre
est l'vidence une chose qui tient cur au Fhrer, un acte qu'il n'aurait
laiss personne le soin de dcider sa place. Ce serait son plus beau chef-
d'uvre, sa plus grande mise en scne. Elle ne peuttre perue par ceux qui
voient en lui une brute brouillonne et lui dnient tout sens artistique. Quant
aux auteurs qui, comme Joseph Peter Stern ou Peter Reichel, ont commenc
s'affranchir de ces prjugs, ils sont de ceux qui passent l'pisode sous silence,
prfrant asseoir leur dmonstration sur des terrains moins frquents.
Cependant, pour illustrer leurs dcouvertes, ils n'auraient pu rver d'un
exemple plus pertinent (cf. infra, ch. 15).
Prsag par une kyrielle de propos pjoratifs de Hitler sur le btiment, qui
ne plaisait pas plus l'architecte qu'au politicien10, l'incendie occupe une
fonction prcise dans la mainmise des nazis sur le pouvoir. Il claire le ciel, au
centre de Berlin, quatre semaines exactement aprs que les torches des SA ont
salu l'accession de Hitler la chancellerie.
On se souvient qu'en septembre 1930, un autre procs s'tait tenu Leipzig,
juste aprs le premier triomphe lectoral des nazis. Trois jeunes officiers,
accuss de propagande nazie dans l'arme, avaient t dfendus par Hitler en
personne. Cit comme tmoin, il avait pour la premire fois dtaill sa thorie
de la prise lgale du pouvoir. Ses formules mritent d'tre rappeles et
mdites, la lumire, si l'on ose dire, de l'incendie :
(...) Nous nous introduirons dans le corps lgislatif de faon y
donner notre parti une influence prpondrante. Une fois en
possession des pouvoirs constitutionnels, nous coulerons l'Etat dans le
moule que nous considrons comme le bon11.
Ceux qui tiennent van der Lubbe pour un isol ne sont pas seulement tenus
de dmontrer que la chose tait techniquement possible, mais aussi que Hitler
avait choisi d'autres mthodes, pour couler l'Etat dans son moule, que le
choc opratoire d'un attentat contre le Reichstag attribu aux Rouges et ils
ne s'y risquent jamais. Les chefs nazis attendaient-ils loyalement le rsultat
des lections ? En cas d'absence de majorit absolue, envisageaient-ils de
rendre dmocratiquement leur tablier ? Il suffit de formuler ces hypothses
pour les discrditer. Les nazis avaient un besoin urgent d'largir leur assise, en
ce moment intermdiaire o ils taient dj en possession de leviers
importants, mais non de la totalit du pouvoir.
Alors, voyons de plus prs la chronologie.
Le 30 janvier, 25 000 SA dfilent sur la Wilhelmstrasse, passant
successivement sous la fentre de Hindenburg, fig dans sa dignit, et de
Hitler, qui ne cesse de se pencher pour saluer. Le 31, le fait saillant est l'chec
des ngociations avec le parti du Centre. L'accord entre le prsident et le
chancelier stipulait en effet que le gouvernement devrait s'appuyersur une
majorit, c'est--dire qu'il ne gouvernerait pas coups de dcrets avec l'accord
du prsident, comme on le faisait depuis Brning. Hitler tait certes autoris
dissoudre, mais seulement si le parti immdiatement gauche de la coalition,
le Centre catholique, refusait les portefeuilles qu'il s'tait engag lui
proposer. Or le chanoine Kaas, chef de ce parti, refuse l'entretien qu'il lui
demande et se contente d'envoyer un mmorandum posant, une participation
gouvernementale, dix conditions qui tendent rendre impossible une dictature
nazie, mais aussi une restauration monarchique, laquelle aspiraient beaucoup
des ministres non nazis. Hitler n'a plus qu' rpondre, avec leur accord, qu'il
vaut mieux ne pas poursuivre des ngociations amorces sous d'aussi mauvais
auspices, afin de ne pas aigrir des relations qu'il souhaite bonnes. C'est ainsi
que, le 1er fvrier, il obtient de Hindenburg la signature du dcret de
dissolution. Et pour bien souligner qu'il n'est pas fch avec le Centre, il
s'offre le luxe, dans la proclamation au peuple allemand qui explique les
raisons de la dissolution, de faire tat de ses convictions chrtiennes .
Mais dj les nazis se servent du plus important des instruments que, dans
le compromis du 30 janvier, ils ont obtenus. Au ministre de l'Intrieur de
Prusse, Gring nomme sans perdre une heure des commissaires honoraires
tels que le chef SS Daluege, et ses conseillers personnels Hall et Sommerfeldt.
L'avocat de Hitler, Luetgebrune, devient conseiller juridique et un nouveau
directeur de la police est nomm, Grauert, un nazi de la premire heure. A son
tour il pratique, Berlin et ailleurs, une svre puration des fonctionnaires
qui ont eu des indulgences pour la gauche, sans que les sympathisants des
autres partis de droite soient pour autant l'abri. Cependant, les dirigeants de
ces partis sont amadous par des sincures dcoratives, ainsi Pfundtner, un
proche de Hugenberg, nomm secrtaire d'Etat auprs de Gring.
Le 3 fvrier voit Hitler rencontrer les chefs militaires, pour les rassurer et
les prendre en main tout la fois. Il leur annonce de grandes tches, telle la
conqute d'un Lebensraum oriental aux contours non prciss, et les dissuade
de se mler de politique.
Le 4, excipant de la campagne lectorale et prtendant vouloir agir contre
ceux qui pourraient la troubler, on fait signer Hindenburg un dcret pour la
protection du peuple allemand , qui impose la dclaration 48 heures
l'avance des runions politiques et permet de les interdire si on estime qu'elles
pourraient amener des troubles. La police peut mme les interrompre, si des
personnalits publiques sont injuries ! Pour le mme pch, les journaux
peuvent tre saisis. Paralllement, les SA font rgner leur propre discipline,
allant jusqu' empcher de nombreuses runions du Centre. Ds lors, Papen et
Hugenberg protestent auprs de Hindenburg, suscitant le 22 un communiqu
de Hitler, qui attribue les violences des agents provocateurs de gauche et
prtend que son ennemi n'est pas le Centre, mais le marxisme. Une manire de
justifier et de couvrir les attaques des policiers et des soudards contre les
runions socialistes et communistes... et de mettreen vidence la complicit,
cet gard, de partis qui protestent non pas au nom des liberts, mais de leurs
intrts.
Mais dj Gring a fait un pas de plus : le 17 fvrier, il donne ses
fonctionnaires l'autorisation de faire usage de leurs armes en dehors de toute
lgitime dfense, notamment pour protger les membres des milices de droite
SA, SS et Stalhelm contre toute apparence d'attitude hostile . Puis,
carrment, le 22, il lgalise la coopration entre ces milices et les policiers
dans la rpression des troubles communistes . Leurs membres devront
seulement ajouter leurs uniformes un brassard blanc estampill. L'une des
premires visites de ces escouades mixtes est, le 24, pour le sige berlinois du
parti communiste, le Karl Liebknecht Haus , vacu par la direction du
parti depuis plusieurs semaines. Le butin se borne des documents, dont
Gring dclarera, le 28, qu'ils rvlaient des projets d'attentats contre des
dirigeants nationaux-socialistes et des btiments publics. Mais alors... Il tait
au courant trois jours l'avance du risque couru par le Reichstag et n'a pas pris
la moindre disposition pour le protger, alors qu'il devait le faire un double
titre, comme prsident de l'assemble et comme ministre de l'Intrieur ! Cela
suffit tablir qu'il est, sinon coupable, du moins responsable de l'incendie, si
on s'en tient ses dclarations. Bien entendu, elles sont mensongres, et la
saisie de plans subversifs dans les locaux dsaffects d'un parti est une
affabulation vidente. Il s'ensuit que les politiciens expriments de la droite
classique qui y ajoutent foi sont soit invraisemblablement nafs, soit complices
de la fraude. Pour ne pas tre trop svre envers leurs capacits crbrales et
celles des gens qui les ont lus ou nomms, on conclura qu'ils sont complices.
Pas ncessairement par noirceur d'me : ils sont pris dans un tourbillon.
S'tant fait rosser depuis le dbut de la campagne lectorale peut-tre pas
autant que les marxistes mais ils en avaient moins l'habitude , ils pensent
probablement que les nazis ont enfin choisi de frapper gauche, et que ce
n'est pas le moment de dcourager d'aussi bonnes dispositions. Aprs tout,
coupables ou non de ce forfait prcis, les communistes n'ont que ce qu'ils
mritent.
Reste qu'en ayant, la faveur de sa visite au Karl Liebknecht Haus,
commenc instruire le dossier de cette subversion trois jours avant
l'incendie, et en l'abattant comme un atout matre quelques heures aprs, le
ministre de l'Intrieur prussien ne laisse gure de place au hasard. La
convergence de ses manuvres avec l'action d'un isol serait une preuve quasi
scientifique de la validit de la tlpathie.
Quelques heures avant le sinistre, un ditorial parisien rsume bien
l'volution de la situation allemande, au cours des quatre premires semaines
du gouvernement Hitler :
L'ide tait qu'il suffisait d'appeler M. Hitler partager les
responsabilits du pouvoir et de l'encadrer solidement de
conservateurs (...). Or tout porte penser que le Fhrer n'est pas
dispos se rsigner ce rle, qu'il entend agir en matre de l'heure et
obliger ses associs conservateurs et nationalistes se plier ses
volonts. Ce sont ses hommes de confiance qui occupent les postes
administratifs les plus importants ; ce sont eux qui disposent de la
police. Le chancelier tient seul toute la scne, usant et abusant de tous
les moyens de l'Etat pour la propagande de son parti, touffant
systmatiquement la voix de ses adversaires12.
Il va sans dire qu'en face les jugements allaient aussi bon train, sur les
militaires ractionnaires incapables de comprendre le peuple. Mais les
travaux de Jean Philippon ont aussi montr la diversit des situations. Dans
des rgions entires, les relations restrent excellentes. Ce qui dj contraste
avec l'ide reue d'un conflit invitable. En revanche, lorsque le 1er dcembre
il fait entrer Rhm au gouvernement, Hitler contribue attiser la rivalit : cette
nouvelle entorse l'accord de janvier sur la fixit de la composition du
ministre ne saurait plaire aux conservateurs.
C'est en fvrier que se fait jour une crise, assez confuse. Rhm essaie, d'une
part de faire intgrer une partie de ses officiers dans l'arme, d'autre part
d'obtenir une nouvelle dfinition du rle des SA, qui prendraient en charge le
recrutement et l'instruction militaires. Dans cette discussion interfrent les
ngociations internationales sur le dsarmement , o l'Allemagne
revendique, soit la rduction 100 000 hommes des forces franaises, soit
l'autorisation de porter son arme de 100 000 300 000 hommes. La France
s'inquite alors de ce que deviendrait la SA, qu'elle souponne d'tre une
arme camoufle. Du coup, la milice allemande craint de disparatre,
cependant que les militaires redoutent un compromis qui lui ferait la part
belle, au dtriment de l'arme. Un climat de rivalit, assez passionnel et
irrationnel, s'instaure donc. Le 27 fvrier cependant, une convention est
adopte, qui renforce l'autorit de l'arme, entirement matresse, en
particulier, de son recrutement : elle peut utiliser la SA comme un rservoir,
aussi bien d'hommes de troupe que d'officiers, suivant ses besoins et ses
critres.
C'est cette convention dont Rhm va tre souponn de saboter
l'application. En fait, les archives montrent qu'elle fut mise en uvre sans
amcroche dans la plupart des rgions, et suscita dans quelques-unes des
conflits mineurs. Ce qui donna aux contemporains, comme certains
historiens, l'impression d'un conflit grave, c'est l'attitude du seul Rhm, qui
multipliait les petites phrases contre la caste ractionnaire des officiers,
non sans rencontrer amicalement plusieurs reprises le chef de l'arme de
terre, le gnral von Fritsch. Ds le 28 fvrier, au lendemain de l'adoption de
la convention, il se dchana en prsence de quelques adjoints. Sa colre
n'pargna pas Hitler, qui l'avait trahi au profit des ractionnaires, et il
articula : Nous accomplirons notre tche, avec ou sans lui. L'un de ses
adjoints, Lutze, estima de son devoir d'en faire part l'intress, qui le reut
en tte tte Berchtesgaden et trancha : Laissons mrir l'affaire.
Elle mrit si bien que le conflit devint public en juin. Jusque-l, le bruit
s'enflait lentement d'une seconde rvolution , contre les bourgeois pargns
par la premire, dont les SA seraient le fer de lance et la caste des officiers le
point de mire. Pour nous en tenir ce qui est rendu public sur le moment, la
crise commence, le 4, par un long entretien entre Hitler et Rhm. Il s'ensuit, le
7, une confirmation de la mise en vacances de toute la SA du 1er au 31
juillet, dj annonce en avril. Le 15 juin, Hitler rencontre pour la premire
fois Mussolini, Venise. Le 17, le vice-chancelier von Papen, jusque-l bien
discret, fait l'universit de Marburg une tonitruante rentre politique, en
rclamant qu'on rduise au silence les fanatiques . Le 21, Goebbels s'en
prend violemment aux conservateurs, cependant que des obsques solennelles,
prsides par Hitler, sont faites Karin Gring, dcde en Sude trois ans
plus tt. Le23, Hitler se rend Neudeck chez Hindenburg, o se trouve
galement le gnral von Blomberg. Le 24, Hess, dans une allocution
radiodiffuse, menace ceux qui jouent faire la rvolution alors que Hitler
en est le stratge . Le 26, Gring, parlant Hambourg, exclut tout retour
la monarchie et tonne contre les conservateurs, en annonant : Quiconque
s'oppose nous devra le payer de sa vie !
Voici maintenant le dnouement, tel que le relatent les communiqus
officiels : le 30 juin, Hitler, inform que les SA entrent en rbellion, se rend en
avion Munich, o il dgrade et arrte en personne deux dignitaires SA, puis
il se rend, la tte d'un cortge automobile de SS et de policiers, Wiessee,
dans un htel o Rhm et plusieurs chefs SA sont descendus en vue de tenir
une runion le lendemain. Dans ce groupe, l'atmosphre est la conspiration,
mais aussi au divertissement, puisque la mme version officielle suggre
qu'on a trouv bon nombre de ces personnes adonnes des accouplements
contre nature pour lesquels Rhm avait un penchant notoire. Les
pensionnaires SA de l'htel sont alors mis en tat d'arrestation et beaucoup
seront, dans les heures suivantes, excuts. Rhm lui-mme sera abattu dans
sa cellule aprs avoir refus de se suicider.
Le mme jour, d'autres arrestations et d'autres assassinats ont lieu dans
diverses villes. A Berlin, les victimes les plus notoires se nomment Schleicher,
Strasser (Gregor) et Edgar Jung : ce dernier tait un collaborateur de Papen et
passait pour l'auteur du discours du 17 juin. Le chef de cabinet du vice-
chancelier, Bose, est galement abattu, lors de l'assaut de ses bureaux, ainsi
qu'un ancien adjoint de Schleicher, le gnral von Bredow. A Munich, les
sicaires tranchent les jours de Kahr, de Ballerstedt et du pre Bernhardt
Stempfle, qui avait collabor Mein Kampf. Au nombre des victimes clbres
on trouve enfin le journaliste antinazi Fritz Gerlich.
Ds le surlendemain, Hindenburg publie un communiqu flicitant le
chancelier pour son action dtermine et sa vaillante intervention
personnelle, qui ont permis d'touffer la trahison dans l'uf et de sauver le
peuple allemand d'un grand danger4 . Le jour suivant, c'est Blomberg qui, au
cours d'une runion du cabinet, exprime ses flicitations, aprs quoi il publie
un ordre du jour enjoignant l'arme d'tablir de cordiales relations avec les
nouvelles troupes SA . Le 13 juillet enfin, Hitler explique son action devant
le Reichstag :
Si l'on me reproche de n'avoir pas fait appel aux tribunaux rguliers,
tout ce que je peux rpondre alors c'est ceci : en cet instant j'tais
responsable du destin du peuple allemand et je suis devenu par l le
juge suprme du peuple allemand.
La nuit des Longs Couteaux est d'abord une occasion de parfaire la mise au
pas du pays. Les forces qui ont coopr pendant un an et demi l'radication
de la gauche sont prsent dans la ligne de mire. Ainsi l'arme : on peut dire
que jusque-l elle avait conserv, avec son honorabilit, les prrogatives qui
en faisaient contre vents et mares, depuis 1916, un Etat dans l'Etat. En
s'abstenant de ragir au meurtre de Schleicher et d'un de ses adjoints, elle met
le doigt dans un engrenage criminel. Pire : elle ne s'en rend pas compte et
nourrit plutt un sentiment de triomphe, devant le meurtre expditif des chefs
SA.
Le corps des juges n'abdique pas moins sa dignit que celui des officiers, en
tolrant que le pouvoir excutif s'arroge une fonction punitive sans appel : une
loi du 3 juillet lgalise en effet les mesures prises pour la dfense de l'Etat
au cours des trois jours prcdents, et les plaintes seront systmatiquement
classes. Quant la droite politique, frappe en la personne de Jung et d'autres
proches collaborateurs de Papen, comme en celle de Schleicher, elle se couche
plus encore, lorsque Papen commence la fin de juillet une carrire
d'ambassadeur qui lui fait obligation de justifier la politique hitlrienne,
d'abord Vienne, o les nazis autrichiens viennent d'assassiner son
coreligionnaire et ami, le chancelier Dollfuss (cf. infra, p. 233), puis, aprs
l'Anschluss et quasiment jusqu' la fin du rgime, Ankara, o il russira
empcher l'entre en guerre de la Turquie aux cts des Allis5.
On aura enfin remarqu que certains meurtres s'expliquent par des rancunes
personnelles. Hitler a la mmoire longue, et veut qu'on le sache. Kahr paye
pour le putsch manqu, Ballerstedt pour l'chauffoure de 1921 : ceux qui ont
envoy Hitler en prison subissent, eux, la peine de mort. En Gerlich sont
frapps la fois un ami de Kahr et un journaliste munichois qui a enqut sur
les mthodes nazies, voire sur la vie prive du Fhrer6. Et Stempfle, qui alors
tait de son ct ? On a dit qu'il avait vu de trop prs l'inculture, notamment
grammaticale, de Hitler, ou encore qu'il en savait trop sur ses relations avec
Geli. Faute de certitudes, nous pouvons en tout cas remarquer que sa mort est
un avertissement pour tous ceux qui ont jadis connu le Fhrer et pourraient
tre tents de publier des confidences sur sa vie personnelle. On dit que
Hindenburg, au plus bas, appela plusieurs fois Hitler Votre Majest lors de
leur dernire entrevue. Cela a d l'amuser mais non, au regard du sentiment de
crainte respectueuse qu'il avait entendu susciter le 30 juin, lui paratre
illogique.
Si la qualit des victimes est, l'usage de diffrents secteurs de la socit
allemande, une dmonstration de l'autorit du dictateur et de sa rsolution,
leur nombre fait encore aujourd'hui l'objet d'une frquente exagration. La
presse trangre les chiffrait volontiers par centaines,voire par milliers. En
1957 encore, Munich o se tenait le procs des assassins survivants, le
tribunal retint l'ordre de grandeur de plus d'un millier 7 . Hitler lui-mme,
dans son discours, en avoue 77. Force est de reconnatre qu'en cette
occurrence, certes rare, il est infiniment plus prs de la vrit que ses
dnonciateurs. Les travaux srieux aboutissent au chiffre de 908.
L'pisode fournit donc l'occasion de redresser une ide reue, sur le
caractre meurtrier de la dictature nazie, indment compare sur ce point au
stalinisme... alors que celui-ci est incomparablement plus sanguinaire, du
moins en temps de paix. Hitler vise ici trois catgories quantitativement
importantes : les SA, les conservateurs et les ennemis personnels. En pareil
cas, Staline et fait une hcatombe, pendant plusieurs mois. Or la rpression
nazie, fort limite en nombre, l'est aussi dans le temps. Le 1er juillet, un
communiqu de la chancellerie, en mme temps qu'il annonce l'impunit pour
les meurtres du jour et de la veille, prcise que la rpression cessera minuit
et ne sera pas reprise. En fait, les dernires excutions auront lieu le 2 dans la
soire9.
Mme si on considre en sus les premires semaines du rgime, marques
par des violences sporadiquement meurtrires (ainsi l'assassinat de l'assassin
du nazi berlinois Horst Wessel10, on constate que les meurtres nazis, avant la
guerre, visent moins des groupes que des personnalits symboliques. Sans
doute en partie pour des raisons raciales : le prcieux sang allemand doit tre
conomis, ses porteurs mis au pas plutt qu'extermins. Mais certainement
aussi en raison de la virtuosit du chef, de son autorit sur le corps des SS qui,
partir de ce moment, prend en charge les basses besognes, et de l'aptitude de
celui-ci excuter une mission des plus prcises sans bavure ou presque (on
relve quelques erreurs dues des homonymies).
En effet, cette nuit-l, Hitler coupe une branche morte, ou plutt, en
jardinier avis, il roriente le dveloppement de la plante nazie, faisant de la
SA un rameau secondaire au profit d'une nouvelle branche matresse. C'est
quatre semaines plus tard, le 26 juillet, que la SS se spare compltement de la
SA, laquelle elle tait encore thoriquement subordonne, et que son chef
Himmler reoit le titre de Reichsfhrer . Les gnraux se sont donc fait
gruger. Le monopole des armes a beau tre confirm l'arme par le
discours du 13 juillet, jamais elle n'osera s'insurger contre la prolifration de
l'engeance qui, avec sa bndiction, a ouvert le feu le 30 juin, et qui bientt,
contrairement la SA, viendra chasser sur ses terres, en formant des rgiments
et des divisions de Waffen-SS . Voil qui fera de Himmler le quatrime
commandant d'arme de la Wehrmacht, aux cts du gnral von Fritsch et de
ses successeurspour l'arme de terre, des amiraux Raeder puis Dnitz pour la
marine et, pour l'arme de l'air, de Gring.
On voit l comme un pige bien huil qui se referme. Alors, quel crdit
accorder aux thories qui veulent que tout, en ces sanglantes journes, n'ait t
que raction panique et improvisation ? La majorit des historiens pense en
effet qu'il y avait rellement un risque de deuxime rvolution , que Hitler
a hsit et qu'il a fini par se rsigner choisir les militaires contre les SA.
L-dessus, l'analyse de Philippon est sans appel : sur le terrain les relations
taient globalement correctes et, si les diffrences d'ducation taient sources
d'incidents, ils n'ont jamais dbouch sur une opposition globale entre l'arme
et les SA.
En revanche, il y avait bel et bien des gens qui travaillaient en crer
l'impression. Et notamment Rhm, qu'on est surpris de voir ainsi souffler,
partir de fvrier surtout, sur des braises insignifiantes, alors qu'en vieux routier
des batailles politiques il devrait bien se rendre compte qu'il n'a aucun moyen
de dfier Hitler.
Il est temps, prsent, de ne plus raisonner uniquement sur ce qui tait
connu l'poque, et de regarder un peu le dessous des cartes, tel que le
rvlent divers documents. Pour commencer, revenons-en cette confidence
de Lutze au Fhrer, au lendemain d'une sortie de Rhm contre lui, et la
rplique de Hitler dcidant de laisser mrir . Ce dialogue nous est connu
par le journal du dirigeant SA11. Rauschning, sans donner de date, conte un
djeuner arros o Rhm a fait des confidences analogues12. Etant donn les
relations troites que le chef des nazis de Dantzig avait l'poque avec le
Fhrer, il ne serait pas surprenant qu'il lui ait rapport la chose, bien que,
devenu farouche antinazi, il lude dans son livre ce point dlicat. Cependant,
il est secondaire. La narration de Lutze est la plus intressante, surtout par le
mot d'ordre du Fhrer : laisser mrir . Cette rplique a bien l'air de
signifier, d'une part que l'information sur l'tat d'esprit de Rhm ne le surprend
pas, d'autre part que, loin d'aller contre ses plans, la mauvaise humeur du chef
SA les sert merveille.
Nous manquons curieusement de bonnes tudes sur Rhm. Aucun
dignitaire nazi n'a inspir aussi peu les chercheurs srieux, et sur ce terrain
vague ont pouss bien des mauvaises herbes. La plupart des auteurs font tat
de sa vieille camaraderie avec le Fhrer, alors que leur cohabitation a t
souvent conflictuelle. Trois choses sont certaines : 1) Hitler connaissait bien
son Rhm ; 2) celui-ci brillait plus par son allant et ses capacits
organisatrices que par sa subtilit manuvrire ; 3) chaque poque, on
relve dans son comportement vis--vis de Hitler une tendance
l'insubordination. C'est un baroudeur born, mais il croit sans doute qu'il peut
influencer le Fhrer et que celui-ci a besoin de ses avis.
Rien n'tait plus ais pour Hitler que de se prsenter lui comme
unrvolutionnaire bout de souffle, apeur par les diktats de la Reichswehr,
afin de lui insuffler le dsir d'une seconde rvolution . Le fait que cet tat
d'esprit du chef d'tat-major ne se soit pas traduit, sur le terrain, par des
frictions srieuses avec l'arme tient la pusillanimit de Rhm lui-mme
dont la carrire montre plus de vellits de rbellion, contre l'ordre tabli ou la
direction nazie, que de Rubicon rsolument franchis. Manipul par Hitler, il
finit sa vie comme un soudard en dclin, un gestionnaire qui tue l'ennui dans
l'alcool, un rat et un rleur, tranant de surcrot le boulet d'une homosexualit
plus sa place dans le relatif laxisme de Weimar que dans un Etat autoritaire
prnant la famille et la fcondit.
Si la lutte des SA contre l'arme n'est qu'un trompe-l'il, l'inverse est moins
sr. Les chefs militaires ont pu craindre, dans une certaine mesure, cette
deuxime rvolution dont on parlait de plus en plus, de la part d'un
mouvement nazi qu'ils connaissaient et comprenaient mal. Ils ont surtout jug
bon de saisir cette occasion, servie sur un plateau par Hitler, de remporter une
victoire et de s'assurer dans l'Etat nouveau ce rle d'arbitres politiques qu'ils
avaient si bien prserv sous Weimar, de Seeckt Schleicher. Hitler a russi
leur faire lcher la proie pour l'ombre, servi par le dclin physique de
Hindenburg : l'ancien gnralissime devenant peu peu une ombre, le Fhrer
leur a fait croire que l'crasement de la SA leur permettait de considrer de
nouveau l'Etat comme une proie. Cette analyse tourne le dos au prjug qui
veut que Blomberg, et surtout Reichenau, aient t nazis ou au moins fascins
par le nazisme. Le premier est un Junker de la plus belle eau, et le second, s'il
n'est pas proprtaire terrien, n'en est sans doute que plus attach aux prjugs
de caste : son monocle est notoire ! Admirant certes la manire dont Hitler se
fait obir des masses, ils ont pens pouvoir l'utiliser pour instaurer un ordre
ractionnaire. Ils sous-estiment la souplesse qui permettra au Fhrer
d'chapper constamment leurs filets, et sa science du maniement des
hommes qui, en lui donnant une pleine intelligence de leurs querelles, lui
fournira le moyen de changer les titulaires des principaux commandements
chaque fois qu'il aura besoin d'affirmer son autorit.
Ce qu'ils n'ont pas du tout vu venir, c'est le dveloppement de la SS, cet
ordre noir qui prend le pas sur la milice brune tout en tant contrl de plus
prs par le Fhrer. C'est d'abord que Himmler ne ressemble pas Rhm :
Hitler ne lui doit rien et l'a tir du nant. Il vient, comme Goebbels, de
l'entourage de Strasser et a t dbauch par le Fhrer, avec une ostensible
gnrosit, lors de la premire disgrce du pharmacien, en 1926. Fils
d'instituteur, c'est un homme du srail nazi, sans pass militaire. C'est aussi un
raciste prcoce, faon Rosenberg, mais avec une nuance : si le Balte est avant
tout antismite et anticommuniste, Himmler se passionne pour la thorie des
races. Il fera de la SS, entre bien d'autreschoses, un laboratoire o on mesure
la dimension des crnes et la courbure des nez.
Reste une question, que quelques auteurs ont souleve : pourquoi Hitler
attend-il le 13 juillet pour justifier les massacres dans un grand discours
devant le Reichstag ? On dit qu'il aurait connu un moment de flottement, voire
de prostration. Son agenda n'en porte gure trace :
Le 30 juin, sitt rentr de Wiessee Munich, il fait la Maison Brune une
allocution devant des militants, puis dicte force communiqus sur les
vnements. Cependant, Berlin, sitt aprs avoir mis en branle la rpression
avec Himmler, Gring tient une confrence de presse, o il s'accuse lui-mme
d'avoir tendu sa mission , qui consistait seulement rprimer la SA, pour
frapper les conservateurs13.
Le 1er juillet, Hitler donne la chancellerie une garden-party trs
dtendue.
Le 3 et le 4, il est Neudeck un sjour sur lequel nous sommes peu
renseigns.
Le 6, il reoit un ambassadeur et donne une interview au New York
Herald.
Le 6 ou le 7, d'aprs Papen14, il envoie ce dernier Lammers, secrtaire
de la chancellerie, pour le convaincre d'accepter le poste d'ambassadeur au
Vatican.
Le 8 et le 10, des discours de Hess appelant les anciens combattants du
monde la paix, puis de Goebbels dnonant les commentaires de la presse
trangre sur l'crasement de la rvolte de Rhm montrent que le rgime
n'est ni dsempar ni inactif, et il y a fort parier que Hitler suit ces affaires
de prs. C'est comme un crescendo qui culmine avec son propre discours-
fleuve du 13.
Cependant, une anomalie apparat : l'cart entre les premires informations,
notamment celles donnes par Gring le 30 dans sa confrence de presse, et la
version finale.
Le paladin , lorsqu'il annonce aux journalistes abasourdis la tuerie en
cours avec un froid cynisme, commet une trange inexactitude : il dit que
Rhm n'est plus au nombre des vivants , alors qu'il ne sera supprim que le
lendemain soir. Surtout, il ddouane Hitler du meurtre des personnalits
conservatrices qu'il aurait, de son propre chef, ordonn. A une question sur
Papen, il rpond ddaigneusement que son sort a peu d'intrt. Quant Hitler,
s'il avait dcid de s'en prendre Rhm, c'est surtout en raison de ses murs,
qui non seulement taient dgotantes mais le rendaient peu sr dans ses
fonctions, car il tait devenu l'otage de ses mignons 15 .
Nous voyons ici le pouvoir nazi dans ses uvres. Il met profit unecrise
apparente, fomente par lui-mme, entre l'arme et la SA, pour frapper dans
une autre direction. Les milieux conservateurs sont, idologiquement et
politiquement, les allis naturels de la Reichswehr dans cette affaire. En les
incluant dans la rpression, on donne un got de cendre au triomphe des
officiers et on le limite son aspect corporatif. Mais en mme temps on risque
certains remous dans la classe dirigeante, qui aurait applaudi de bon cur une
simple liquidation des chefs SA. Alors on envoie Gring en claireur. Si les
remous sont trop forts, on pourrait aller jusqu' le dsavouer et le changer de
poste. Mais, comme souvent lorsque Hitler manuvre, la menace suffit. Le
fait que Gring prenne le pch sur lui protge efficacement son chef, sans
mme qu'il soit besoin de le dsavouer. Les conservateurs sont drouts,
notamment par le fait que Gring, le plus mondain des chefs nazis, passait
pour leur alli, du moins jusqu'au discours de Hambourg.
Quant la chronologie des excutions, elle n'est pas moins loquente : les
premires, celles de Munich, frappent des chefs SA locaux, accuss d'avoir
organis une manifestation. Rhm, simplement incarcr, pourrait la rigueur
s'en tirer avec un blme, ou une peine de prison. Il pourrait mme reprendre
du service... si l'arme s'avisait de prendre fait et cause pour les politiciens
conservateurs assassins le 30. Il importe, du moins, qu'elle le craigne. La
dcision d'abattre Rhm est donc prise le 1er en dbut d'aprs-midi, lorsqu'il
s'avre que les chefs militaires ne protestent mme pas contre les exactions de
ce Gring qu'on leur a prsent comme relativement isol, et passent par
profits et pertes les excutions, entre autres, de Jung et de Schleicher. Mais l
nous ne savons pas tout. N'auraient-ils pas ngoci la fin des tueries ? Il restait
encore un otage de poids : Papen, sur le sort duquel Gring avait refus toute
information, tait alors isol dans sa villa par les SS16. Peut-tre a-t-on offert
son salut aux gnraux, en change de leur absolution pour le reste ?
Le retardement au 13 juillet du discours est donc une mesure de prudence,
dicte par l'extrme audace de ce qui a prcd. Tout bien considr, ce dlai
n'est pas long et il a t bien employ. Il s'agit de calmer les vibrations d'un
systme qu'on a fort sollicit, et d'obtenir que le prsident, l'arme, la justice,
les grands groupes d'influence et les familles des victimes se rsignent au fait
accompli. Hitler peut alors affirmer son triomphe. Profitant la fois du fait
que Hindenburg est vivant et qu'il sombre dans l'inconscience, il se place dans
la meilleure position pour lui succder.
Par ces mises mort, il montre aux Allemands qui est leur matre. Mais la
manuvre est aussi usage externe. Certains antinazis, parmi les plus rsolus,
tombent dans le panneau, en estimant que l'heure des nazis est passe et que le
pauvre Hitler a d se rsigner la mort dans l'me, pour gagner quelque sursis,
sacrifier sa force de frappe rvolutionnaire auprofit des lites
traditionnelles17. La rumeur de terribles luttes internes au Reich jette aussi un
cran de fume sur la prparation de sa premire grande entreprise extrieure,
la tentative d'Anschluss qui aboutit l'assassinat du chancelier Dollfuss par
des nazis autrichiens, le 25 juillet. L'Italie ne cache pas son mcontentement et
Mussolini masse ostensiblement des divisions sur le Brenner. Hitler dsavoue
prestement l'assassinat. S'agit-il d'une fausse manuvre ? D'un coup de
boutoir destin tester les ractions ? D'un chec voulu et apparent, consistant
tuer le plus dangereux des antinazis autrichiens pour faire mditer les
autres ?
C'est en tout cas l'occasion de faire reprendre immdiatement du service
Papen, qui au lendemain de la nuit des Longs Couteaux s'est dcid
confirmer sa dmission du gouvernement, qu'il avait dj prsente le 17 juin
lorsque Goebbels s'tait oppos la diffusion de son discours de Marburg.
Hitler avait enfin consenti l'annonce publique de cette dmission, le 17
juillet. Il le convoque Bayreuth le lendemain du crime de Vienne, le flatte en
lui disant qu'il s'agit d'un second Sarajevo18 dont lui seul peut attnuer les
consquences, et finit par obtenir son acceptation, en souscrivant un certain
nombre de conditions. Hitler accepte notamment la rupture officielle des
contacts entre nazis allemands et autrichiens : ainsi Papen sauve l'honneur,
croyant n'accepter qu'une mission temporaire , le temps de rparer une
gaffe .
Le 3 aot 1934, William Shirer est en route pour Berlin, o il s'apprte
prendre ses fonctions de correspondant de plusieurs journaux amricains, qui
en feront jusqu'en 1941 l'un des observateurs les plus aviss du nazisme. Il
note avec sagacit dans son journal, en ce lendemain du dcs de
Hindenburg :
Hitler a fait ce que personne n'attendait. Il s'est promu la fois
prsident et chancelier. S'il y avait quelques doutes sur la fidlit de
l'arme, ils ont t balays avant que le corps du vieux marchal ne
soit refroidi. Hitler a fait prter l'arme un serment d'obissance
inconditionnel sa propre personne. Cet homme est vraiment plein de
ressources19.
Justement. Il est trop malin pour se contenter d'accaparer tous les pouvoirs
la force des baonnettes. Ayant dfinitivement enterr la dmocratie, il lui rend
un hommage posthume en se faisant oindre par le peuple, en un plbiscite
soigneusement prpar, le 19 aot. Le dluge de la propagande dbute par les
obsques solennelles du marchal sur le champ de bataille de Tannenberg, qui
lui avait valu ses plus beaux lauriers, et se termine, la veille du vote, par un
message radiodiffus d'Oskar von Hindenburg, assurant que son pre voulait
que le peuple allemand suivt Hitler.Entre-temps, une interview accorde
Ward Price, clbre journaliste britannique, a permis au Fhrer de poser au
dmocrate.
Ce fut nanmoins le plbiscite le moins russi : sur 44 millions d'lecteurs
inscrits, il y eut 2 millions d'abstentions et 4 millions de votes ngatifs, surtout
dans les quartiers votant prcdemment pour le Centre et la gauche. On a dit
que ces irrductibles avaient chagrin Hitler20. Ne lui ont-ils pas surtout fourni
l'occasion, dans son message du lendemain, de jouer les pres gnreux et
patients en disant qu'il n'aurait de cesse d'obtenir que le dernier Allemand
porte dans son cur le symbole du Reich comme sa profession de foi ?
Il y avait traditionnellement Nuremberg, en aot ou en septembre, un
jour du parti21 . Il avait effectivement un caractre strictement partisan, y
compris en 1933, mme si, depuis 1926, il durait plus d'un jour. Les nouveaux
rgiments de SA venaient consacrer leurs drapeaux en les frottant contre le
drapeau du sang qui tait en tte lors du tragique dfil du 9 novembre 1923.
L'dition de 1934 voit pour la premire fois la mtamorphose de cette liturgie
en une exaltation mystique de la nation, regroupe autour de son Fhrer. Sa
prparation semble avoir accapar les soins de Hitler dans les semaines
suivant le plbiscite. Deux artistes, alors reus par lui, concoururent au succs,
Albert Speer et Leni Riefenstahl. L'un eut l'ide de mobiliser des projecteurs
de DCA pour faire des cathdrales de lumire , l'autre fut appele les
filmer.
Leni Riefenstahl, qui est toujours parmi nous, a crit sur le tard de longs
mmoires autojustificatifs et, par la dsinvolture avec laquelle elle traite de
son compagnonnage avec les nazis, quelque peu horripilants. Il n'en va pas de
mme de Speer qui, ds la chute du Reich, n'a eu de cesse de comprendre une
fascination qui dsormais lui faisait honte, en noircissant des pages et, ds que
sa sortie de prison le permit, en publiant des livres, jusqu' sa mort. Il est l'un
des meilleurs tmoins de Hitler, non seulement parce que c'est l'un des rares
qu'il ait levs au rang d'ami, mais en raison de sa finesse d'observation et du
difficile combat qu'il a men avec lui-mme, au cours du procs de
Nuremberg puis de sa captivit, pour cerner l'homme et les rapports qu'il avait
eus avec lui. Pour l'historien, plus que ses mmoires, c'est son Journal de
Spandau qui est intressant, et surtout les premires pages o, selon sa propre
expression, il dfoule un malaise qu'il avait souvent ressenti sans pouvoir
en tirer de consquences.
En 1995 cependant, il nous a adress une grande lumire posthume, par le
truchement d'une interlocutrice frquente pendant ses quatre dernires
annes, Gitta Sereny, une historienne et journaliste anglaise
d'originehongroise. Spcialiste du gnocide des Juifs, celle-ci, qui Speer
avait crit pour la fliciter d'un de ses livres, gagna sa confiance sans pour
autant le mnager et put accder l'ample documentation de l'ancien ministre.
Interrogeant galement son entourage familial et politique, elle en tira un gros
livre qui, prs de cinq ans aprs sa parution, n'a pas encore caus dans la
vision commune du Troisime Reich les bouleversements qu'il aurait d et qui
va, prsent, nous accompagner jusqu'au bout. Non seulement il claire
magnifiquement son objet, la fascination exerce par Hitler sur un homme
intelligent, capable et courageux, mais, centr sur quelques personnes, il
appelle des prolongements concernant le fonctionnement du systme. Car
l'auteur n'aperoit pas toujours la sophistication des manuvres grce
auxquelles Hitler dominait ses collaborateurs.
Parmi les objectifs du congrs de 1934 figurait en bonne place le souci
d'clipser le souvenir de Rhm en dmontrant que, priv de ses services, le
parti n'en tait que plus puissant. Le Gauleiter Wagner fit passer le message en
lisant l'ouverture de la sance du 5 septembre, la premire que le Fhrer
honorait de son apparition, une proclamation suivant laquelle
(...) les incertitudes du XIXe sicle ont fini par cesser. En Allemagne,
au cours du prochain millnaire, il n'y aura pas de rvolution22.
La phrase tait appele une certaine clbrit, moins du fait des nazis que
de leurs adversaires qui, ds que le rgime eut du plomb dans l'aile,
commencrent se gausser de la prdiction suivant laquelle il devait durer
mille ans .
La dmonstration est complte, le 9, lorsque Hitler fait un discours devant
50 000 SA. Il manie la carotte et le bton, avant de conclure qu'ils ne sont
pour rien dans le complot de Rhm... et de se faire acclamer. La voie est
libre pour la fte de l'Arme qui, le lendemain, voit la premire grande
dmonstration militaire de l'Allemagne d'aprs-guerre. Hitler invite ensuite les
gnraux sa table et leur tient un discours flatteur. Il reconnat la mdiocrit
intellectuelle de bien des cadres du parti et la justifie par le fait que la
bourgeoisie a boud son mouvement23.
On peut considrer que ce premier congrs grand spectacle ponctue la
mainmise de Hitler sur l'Allemagne. Il tient les rnes d'une main ferme, dans
tous les domaines, grce un subtil dosage de sduction et de brutalit. A
prsent, il s'agit d'avancer des pions en politique extrieure.
1 Cf. Karl-Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1969, tr. fr.
Toulouse, Privat, 1986, p. 279-285.
2 Cf. Jean Philippon, La nuit des Longs Couteaux, Paris, Colin, 1992, p. 13 17.
3 Ibid., p. 28.
4 Cf. William Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich, New York, Simon & Schuster, 1960, tr. fr.
Le Troisime Reich, Paris, Stock, 1961, t. 1, p. 247.
5 Seule la rupture des relations diplomatiques turco-allemandes sous la pression des Etats-Unis et de
l'Angleterre, en aot 1944, mettra fin la carrire de Papen.
6 Cf. Ron Rosenbaum, op. cit., ch. 9 et supra, p. 98, une mise en cause de Gerlich par Hitler.
7 Cf. W. Shirer, op. cit., t. 1, p. 245.
8 Jean Philippon, op. cit., p. 355.
9 Ibid., p. 353.
10 Cf. J. Fest, op. cit., p. 574.
11 Cf. J. Philippon, op. cit., p. 418.
12 Hitler m'a dit, Paris, Coopration, 1939, p. 176-177.
13 Jean Philippon, op. cit., p. 333.
14 Mmoires, op. cit., p. 237.
15 Jean Philippon, op. cit., p. 333.
16 Cf. Franz von Papen, Mmoires, op. cit., p. 234.
17 Cf. par exemple Eugne Dzlpy, Le vrai combat d'Hitler, Paris, Vogel, 1936.
18 Mmoires, op. cit., p. 246.
19 W. Shirer, A Berlin, New York, 1941, tr. fr. Paris, Hachette, 1946, 3 aot 1934.
20 Ainsi J. Fest, op. cit., p. 680.
21 Un premier Reichsparteitag avait eu lieu Munich le 28 janvier 1923, un second Weimar les 3
et 4 juillet 1926. A partir de 1927 la manifestation se tient Nuremberg, mais n'est pas annuelle avant
1933.
22 Cit par John Toland, Hitler, op. cit., p. 350.
23 Cf. ibid., p. 351, d'aprs les notes du gnral von Weichs.
CHAPITRE 9
Ayant donc, au dbut de l'anne, jou le jeu du droit, Hitler jette le masque
en mars, par petites touches calcules. Un importante visite, celle du ministre
britannique des Affaires trangres John Simon, devait dbuter le 5. Hitler la
fait reporter, sous le prtexte d'un rhume , qui ne convainc pas grand
monde3. En invoquant une raison de sant, Hitler s'interdit de dire que quelque
chose, dans l'attitude anglaise, l'a froiss. Cependant, l'annulation du rendez-
vous avec les Anglais apparat sur le moment comme une manifestation de
mcontentement devant la publication, le 4 mars, par le gouvernement
britannique, d'un livre blanc sur le rarmement allemand 4 .
Puis la direction nazie relve le dfi de ce livre blanc : le 10, interrog
dans le Daily Mail par Ward Price, Gring rvle l'existence d'une arme de
l'air allemande chose interdite par le trait de Versailles. Simon est alors
interrog aux Communes sur ses intentions, et rpond qu'il compte toujours se
rendre en Allemagne, lorsque M. Hitler sera guri de son rhume .
Cependant qu'au parlement franais, la prolongation du service militaire de un
deux ans est mise aux voix par le gnral Maurin, ministre de la Guerre, en
tirant argument de l'annonce allemande concernant la Luftwaffe. Hitler en
profite son tour pour annoncer, le samedi 16 mars, par le truchement d'une
confrence de presse de Goebbels, le rtablissement du service militaire.
Devant ce saut qualitatif dans la violation du trait, la France ne ragit
d'abord que par une protestation auprs de la SDN, et Simon vient Berlin
comme si de rien n'tait, sans qu'on sache ce qu'il est advenu du coryza
dictatorial, le 25 mars. Le Britannique (qu'assiste un de ses futurs successeurs,
Anthony Eden, en qualit de ministre dlgu la SDN) dclare au dbut des
entretiens que l'Angleterre, qui n'a que des sentiments pacifiques envers
l'Allemagne, s'inquite cependant, en raison du retrait allemand de la SDN, de
l'agitation en Autriche et de certaines dclarations unilatrales . Cette
manire pudique d'aborder la questiondu service militaire comporte une claire
ouverture : mettez les formes, ngociez davantage avant de dcider, et
l'Angleterre sera comprhensive.
Simon en vient ainsi au projet d'un Locarno de l'Est , qui tait l'poque
au centre de bien des conversations. En effet, depuis qu'en 1925 le trait suisse
avait paru stabiliser la situation en Europe de l'Ouest, l'Allemagne
reconnaissant sans y tre cette fois contrainte les principales dispositions
frontalires arrtes Versailles, y compris sa propre dmilitarisation dans la
rgion du Rhin, l'ide cheminait d'un trait symtrique, portant reconnaissance
mutuelle de leurs frontires par tous les Etats de l'Est, URSS comprise.
L'Angleterre n'tait pas trs chaude, alors que la France, engage par des
alliances auprs de nombreux Etats d'Europe orientale, avait davantage intrt
bloquer toute progression allemande leurs dpens : dans la priode rcente
c'tait surtout Barthou qui avait tent d'obtenir un Locarno de l'Est . En
reprenant l'ide, Simon vise un double objectif : donner la France une
satisfaction pour compenser la remilitarisation allemande, et fixer un cadre
aux ambitions de Hitler. Lequel djoue le pige en passant pour la premire
fois un disque qui s'avrera inusable : il voudrait bien un accord, mais dans
l'immdiat le comportement d'un pays qui opprime sa minorit allemande s'y
oppose. Il aurait pu choisir Dantzig ou les Sudtes, puisque la Pologne et la
Tchcoslovaquie devraient tre partie prenante dans un ventuel Locarno de
l'Est . Mais c'et t l'encontre de son pacte avec Varsovie, et il n'avait pas
encore les moyens de dfier Prague. Il choisit la plus petite minorit, dont il
rglera finalement le sort en mars 1939 : celle de Klapeda, un port lituanien
anciennement hansatique, cr et toujours anim par des marchands
allemands, qui l'appelaient Memel. Comme par hasard, des partisans du retour
du territoire l'Allemagne (qui l'avait possd sans discontinuer au cours des
deux derniers sicles et jusqu'en 1919) taient ce moment jugs en Lituanie :
sitt que Simon mit sur le tapis le projet de pacte, incluant entre autres ce petit
pays, Hitler rappela le fait avec colre. Puis, le lendemain, il exhiba
thtralement, en pleine discussion sur la limitation des armements, un
tlgramme annonant la condamnation de ces patriotes des peines de
prison. Entre-temps il avait jou sur un autre registre : l'existence d'une Russie
sovitique, avec laquelle jamais l'Allemagne ne signerait un accord ,
constituait d'aprs lui un autre obstacle un Locarno oriental. Quant la
limitation des armements, il s'offre le luxe de raffirmer son exigence de
parit tout en faisant en faveur de son visiteur une apprciable exception :
sur le plan naval, l'Allemagne ne rclame pas la parit, si ce n'est avec la
France et l'Italie, et en consquence fait l'Angleterre la proposition d'un
accord bilatral limitant le tonnage de la flotte allemande 35 % de celui de
l'Angleterre.
Quel mois de mars ! Jouant au chat et la souris avec la puissance dont
l'appui lui importe le plus, l'Angleterre, Hitler russit la flatter sans faire de
paralysantes concessions et en mettant au contraire profitses bonnes
dispositions pour pousser ses pions le plus vite possible en matire de
rarmement.
Admirons un instant le chef-d'uvre du rhume . Hitler s'est avis, on ne
sait trop quand, que la visite du chef de la diplomatie britannique serait plus
rentable si elle succdait l'annonce du service militaire, au lieu de la
prcder : le simple maintien du voyage vaudrait absolution. Mais cette
annonce avait elle-mme besoin du prtexte de la dcision franaise sur les
deux ans une mesure prvisible puisqu'il ne s'agissait pas d'une rplique la
rvlation de la Luftwaffe, mais d'une rforme commande par la baisse de la
natalit franaise (les appels de 1935 forment la premire classe amoindrie
par le dficit des naissances d la Grande Guerre) et servant simplement
maintenir les effectifs militaires antrieurs (le projet de loi est dpos dbut
mars). Le procs lituanien a pu aussi jouer un rle dans la rvision du
calendrier de la visite anglaise et dans la fixation de la nouvelle date. Mais la
lgret du prtexte invoqu, et le peu d'efforts faits pour lui donner
consistance, sont aussi une manire de dmontrer combien l'Angleterre est
dsireuse d'un rapprochement, et d'en jouer pour garder les mains libres.
Le fait le plus important est videmment la conscription. Hitler a annonc la
cration de 36 divisions. Il faut aussi remarquer un changement de
terminologie : la loi adopte le 16 mars porte sur la reconstruction de la
Wehrmacht . C'en est donc fini de la Reichswehr, institue par les lois du 6
mars 1919 et du 23 mars 1921. Dans ce domaine galement, le Troisime
Reich renoue spectaculairement avec le Deuxime, fermant la parenthse de
Weimar et bafouant un peu plus le trait de Versailles. Le changement se
matrialise le 21 mai par la nomination de Blomberg comme commandant
en chef de la Wehrmacht , en sus de son titre de ministre.
Vers la guerre
Hitler, en mars 1936, n'a pas encore gagn la partie, pour la bonne raison
qu'il porte encore, et pour un bon moment, sa dfroque de pacifiste : son
immense popularit repose sur l'illusion qu'il a donne de vouloir et de
pouvoir atteindre ses objectifs sans guerre. Ce qui ferait de lui un Bismarck
attard ou un Kohl avant la lettre, se contentant d'assurer la souverainet de
l'Allemagne dans ses frontires Kleindeutsch1 et de dvelopper son
influence sur le terrain conomique. Pour largir l'espace , il faudra bien se
battre, et il en est le premier conscient. Il lui reste faire admettre aux
Allemands l'inluctabilit d'un affrontement arm. La pilule sera d'autant
mieux tolre qu'il russira rejeter sur d'autres la responsabilit d'une
dgradation du climat international.
Pendant deux ans, il n'avance plus et ne demande plus rien. Il se contente,
d'une part, de mettre profit les avances prcdentes, d'autre part de rsister
aux demandes pressantes de ceux, en particulier britanniques, qui veulent le
corseter dans de nouveaux pactes. Il ne leur fait pas, pour autant, mauvais
accueil. Car il jouit, le plus longtemps possible, d'une quivoque : depuis sa
prise du pouvoir, il a exclusivement contest les clauses militaires du trait de
Versailles, en ne rclamant pour l'arme allemande rien d'autre que l'galit
des droits. En ce qui concerne les clauses territoriales, il a multipli les
propos et les gestes apaisants, tant sur l'Autriche que sur les Sudtes et sur le
corridor de Dantzig. En remilitarisant la Rhnanie, il a atteint officiellement
tous ses objectifs. Ne l'a-t-il pas affirm le mois prcdent au journaliste
franais Bertrand de Jouvenel qui lui demandait pourquoi, s'il n'avait plus
aucun grief envers la France, il faisait rditer Mein Kampf sans rectification ?
Sa rponse est d'un cynisme quasiment potique et, en tout cas, prophtique :
Ma rectification, je l'cris sur le grand livre de l'histoire2 !
Les autres puissances peuvent donc tre tentes de croire l'Allemagne
satisfaite, et il importe de les ancrer dans cette croyance pour, lemoment
venu, lever le masque en trois temps, en rclamant l'Autriche, puis les
Sudtes, puis Dantzig.
Mais pour mieux faire passer ce changement, il faut aussi le prparer, en
temprant les manifestations de pacifisme. C'est pourquoi le poing frappeur
n'est jamais loin de la main tendue. Au milieu des discours les plus irniques
se glissent de petites phrases contre le communisme qui laissent entendre que
l'accord qu'on fait semblant de dsirer, avec les puissances d'Europe de
l'Ouest, exclura toujours la Russie et qu'avec elle, au moins, une explication
militaire n'est pas exclure. Les esquisses de pourparlers avec les dmocraties
sont elles-mmes l'occasion de brusques coups de colre, chaque fois qu'il
plat au gouvernement du Reich de juger blessante une demande franaise
ou anglaise de garanties.
Cette manire de voir n'est pas encore unanimement admise. On prfre
souvent attribuer les oscillations apparentes de la politique extrieure nazie
des jeux de forces conomiques ou sociales, ou encore l'influence de tel ou
tel clan3. Il y aurait ainsi, dans les annes prcdant la guerre, un clan
Ribbentrop, poussant un affrontement avec l'Angleterre en mnageant la
Russie, et un clan Gring, d'orientation inverse. Pour montrer qu'il s'agit d'une
mise en scne, il faut maintenant revenir sur les rapports entre Hitler et Gring
et les voir sous un nouvel angle, celui de l'conomie. Hitler a obtenu de
grands succs dans la lutte contre le chmage, mais en isolant son pays dans
l'autarcie et en crant artificiellement des emplois par la prparation de la
guerre : c'est cette vision classique qu'il nous faut prsent valuer.
Les choix conomiques de l'Allemagne sous le nazisme sont
successivement inspirs par Schacht et par Gring. Le premier domine la
scne jusqu'au printemps de 1936, puis son toile plit pendant deux ans et
s'teint le 4 fvrier 1938 (date o il quitte officiellement le ministre de
l'Economie ; il reste cependant prsident de la Reichsbank jusqu'en janvier
1939 et ministre sans portefeuille jusqu'en janvier 1943). Entre-temps, Gring
a pris sa place, mais non ses fonctions. Il n'est ni ministre de l'Economie
(poste occup depuis le 4 fvrier 1938 par Walter Funk), ni prsident de la
Reichsbank (poste rcupr par le mme lors du dpart de Schacht), mais
titulaire de deux fonctions cres sur mesure : commissaire au plan de
quatre ans et propritaire d'un Konzern Hermann Gring .
De 1933 1936 les orientations conomiques du rgime obissent des
principes dj observs dans d'autres domaines : il s'agit la fois de rassurer
les milieux conservateurs et de les compromettre, en engageant le pays d'une
manire peu rversible dans la conqute d'un espace vital djudas . Le
chmage avait atteint son znith en 1932 et commenc sa courbe descendante
avant la prise du pouvoir : sagement Hitler laissefaire, et les conservateurs en
charge des ministres conomiques mettent en application des projets de
relance de l'emploi labors sous Schleicher et Papen. En mme temps, par la
destruction brutale des structures syndicales, ouvrires mais aussi patronales,
et l'intgration de leurs vestiges dans un Front du Travail confi au fidle
Robert Ley, le rgime se donne ds mai 1933 un puissant levier d'intervention.
Si le grand patronat, tout la joie de voir disparatre la contestation ouvrire,
pche par navet et investit sans trop se poser de questions, il n'en va pas tout
fait de mme de Hjalmar Schacht, qui est alors impliqu plus directement et,
tant admis que c'est une faute, plus coupablement que Krupp ou Thyssen,
dans la mise en place d'une conomie oriente vers la guerre.
Ayant retrouv en mars 1933 ses fonctions de directeur de la Reichsbank
abandonnes en 1930, il y ajoute le 30 juillet 1934 le ministre de l'Economie,
en remplacement de Schmitt, ple successeur de Hugenberg. Cette
nomination, souvent clipse dans les livres par l'agonie de Hindenburg, est
une des mille preuves de la dextrit avec laquelle Hitler exploitait les
situations, en agissant simultanment dans les domaines les plus divers.
Comme nous l'a montr son voyage de 1933 aux Etats-Unis, la politique de
Schacht consiste d'abord empcher les mouvements de capitaux entre
l'Allemagne et l'tranger, bloquant ainsi les investissements importants faits
dans le pays avant la crise de 1929, sans les nationaliser toutefois : l'tranger
continue avoir intrt la prosprit de l'Allemagne, et la libralisation des
mouvements peut devenir un objet de ngociation. Cependant, c'est aussi
Schacht qui roriente la fois l'appareil productif et le commerce extrieur, en
dveloppant les produits de remplacement (les fameux ersatz ) et en
essayant d'quilibrer la balance commerciale avec chaque pays : en d'autres
termes, les matires premires sont achetes autant que possible dans les pays
qui peuvent, en change, absorber les produits allemands. Voil qui habitue le
pays se passer de ce qui lui manque et pallie la carence qui compromettait
plus que toute autre sa marge de manuvre en politique trangre, celle des
devises. Enfin, des mesures financires varies favorisent les industries
d'armement, tout en dcourageant celles qui sont de peu d'intrt cet gard,
comme le textile. Il n'est gure tonnant que Schacht ait accept, le 21 mai
1935, de changer virtuellement le titre de son ministre pour un autre, plus
explicite : il deviendrait ministre plnipotentiaire pour l'conomie de guerre
, si celle-ci clatait4.
Sa disgrce s'amorce, avons-nous dit, ds 1936. Un peu avant la sienneplit
l'toile de Darr : les rcoltes de 1934 et 1935 ont t mauvaises, et
l'approvisionnement alimentaire du Reich commence poser de gros
problmes financiers, dont on rend responsable le spcialiste nazi de
l'agriculture, qui avait lui aussi succd Hugenberg5. Voici donc le Fhrer en
position d'arbitre, sur la question des devises. Schacht propose de temprer
l'conomie de guerre et de favoriser les exportations. Il trouve, bien entendu,
l'oreille de certains patrons, particulirement ceux du textile, au pain sec
depuis trois ans... mais il se fche avec les gnraux car, par voie de
consquence, il conseille de ralentir le rarmement. Voil Gring, l'automne
1935, charg par Hitler d'un arbitrage entre Schacht et Darr, aprs quoi on
voit intervenir Blomberg, qui conseille au Fhrer de confier Gring un
arbitrage permanent sur les questions de devises. Schacht, qui trouve Gring
plus accessible au raisonnement conomique que des bureaucrates nazis
comme Darr, en vient lui-mme prner cette solution et c'est avec une
touchante unanimit qu'est accueillie, le 4 avril 1936, la nomination de
l'ancien matre d'uvre du putsch de 1923 comme plnipotentiaire pour
l'approvisionnement du Reich en devises et matires premires 6 .
Dans la dernire semaine d'aot, Hitler rdige Berchtesgaden un
Denkschrift qui va tre diffus peu d'exemplaires, pour la bonne raison qu'il
annonce carrment le dclenchement d'une guerre quatre ans plus tard, et que
le langage officiel est alors tout autre. A part Gring, Blomberg en fut peut-
tre le seul destinataire. Mais beaucoup d'lments de ce mmorandum vont
tomber dans le domaine public ds le congrs de Nuremberg, le 14
septembre : dans son discours de clture, le Fhrer annonce un plan de
quatre ans pour assurer la libert conomique de l'Allemagne , et en confie la
direction Gring.
Celui-ci runit aussitt les industriels, pour dcider avec eux de leurs
fabrications au cours des quatre annes venir. Le secteur de la mtallurgie
ayant refus de s'engager sur les chiffres souhaits, en raison notamment de la
faible teneur des minerais de fer allemands, Gring va crer tout bonnement,
en juin 1937, son propre trust, les Hermann Gring Werke, comportant des
mines et des aciries.
Il ajoute ainsi une corde un arc dj bien pourvu. Il se rvle dcidment,
du moins l'historien, comme un premier ministre occulte, en charge
seulement des dossiers vitaux, ou plutt d'un seul dossier aux multiples
facettes, celui de l'accomplissement de la mission donne par la Providence
son matre. Il a dj la haute main, officiellement ou non, sur la Prusse,
l'Intrieur, la diplomatie et un bon morceau de la Dfense nationale, sans
parler de la prsidence du Reichstag, qui lui offre un certain rle dans les
questions de propagande. Voil qu'il prend en chargel'conomie, ds lors qu'il
s'agit de la mettre au service d'une entre en guerre rapide.
En regard, Ribbentrop est plutt ple, et l'on devrait d'autant moins ajouter
foi l'ide d'une lutte entre les deux hommes qu'ils ont donn au procs de
Nuremberg un spectacle conforme leur rpartition des rles pendant le
Troisime Reich. L'ancien ngociant, tout en montrant pour le Fhrer une
admiration intacte, justifia petitement sa conduite par le devoir d'obissance,
tandis que Gring endossait son rle de successeur avec un brio et un courage
dignes d'une meilleure cause. Sa performance est comparable jusqu' un
certain point celle de Dimitrov, clipsant ses avocats et ridiculisant le
tribunal, ceci prs qu'il ne disposait pas, en dehors de l'enceinte, du soutien
de millions de manifestants. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il tait
honnte et se refusait les ressources du mensonge, tant par dformation que
par omission. Ainsi le seul point commun de son systme de dfense avec
celui du ministre des Affaires trangres est qu'il nie, contre l'vidence, toute
connaissance du gnocide des Juifs. De mme il se dclare tranger
l'incendie du Reichstag, en plaidant qu'il n'a plus rien perdre et que s'il avait
commis cet acte il le dirait. La liste de ceux qui sont tents de le croire sur ce
point serait longue. Mais, contrairement ce qu'il affirme, le mobile d'un
mensonge est transparent : l'image qu'il cherche donner est celle d'un Reich
honorablement nationaliste et c'est le Gring mondain, proche des milieux
conservateurs, qu'il campe devant la postrit.
A ct d'un tel prdateur, la faible envergure de Ribbentrop ressort tout
autant du petit nombre des affaires qui lui sont confies entre 1933 et 1937
que des circonstances de son accession la tte de la Wilhelmstrasse, le 4
fvrier 1938. Il est d'abord confin dans la gestion des rapports avec
l'Angleterre, o il fait de longs sjours, avant comme aprs sa nomination
d'ambassadeur survenue le 30 octobre 1936. Mme par la suite, sous prtexte
de faire ses adieux, il tarde occuper son fauteuil ministriel et, lors de
l'Anschluss (12 mars 1938), il est Londres (qu'il quitte le 14), son
prdcesseur Neurath assurant son intrim, tandis que Gring dirige sur le
plan diplomatique et militaire l'investissement de l'Autriche.
Si le succs couronne dans l'immense majorit des cas les manuvres
combines de Gring et de Hitler, il peut leur arriver d'chouer. Ainsi, en
fvrier 1937, lorsqu'une petite leon administre Hanfstaengl dbouche sur
un rsultat non souhait. Toujours chef du bureau de la presse trangre du
parti, il est prsent en froid avec les dirigeants nazis, qui n'osent sans doute
pas se dbarrasser expditivement de lui par peur de complications
internationales. Alors il est convoqu brusquement Berlin, et se voit charg
par un aide de camp de Hitler d'une mission secrte en Espagne, qu'on lui
expliquera dans l'avion qui doit l'emporter. Il est reu un instant par Gring,
qui lui donne comme accompagnateur son plus proche collaborateur, le
colonel Bodenschatz. Dans l'avion,on lui explique qu'on va le parachuter dans
les lignes rpublicaines gage de capture et d'excution probables.
Cependant, lors d'une escale en territoire allemand, il russit s'enfuir, et
passer en Suisse. Il semble que ses accompagnateurs se soient amuss d'abord
le terroriser, puis le laisser fuir, et qu'ils aient sous-estim sa capacit de
leur chapper. Le but de Gring ne parat pas avoir t son exil, puisqu'il lui
envoya force missaires pour tenter de le faire revenir7.
Dans l't de 1936, les Jeux olympiques de Berlin offrent un rsum du jeu
de la direction nazie. Les thmes de la paix, de la fraternit, du sport comme
exutoire des tensions internationales sont abondamment dvelopps. Mais la
presse et le rgime mettent en relief de la manire la plus cocardire les
performances, largement suprieures aux attentes, des athltes allemands,
l'excellence de l'organisation, la peu dmocratique symbiose du Fhrer et de
son peuple, et les compliments quasi serviles des diplomates trangers. Ceux-
ci, en ne boudant pas leur plaisir, signent un chque en blanc ce Reich qui,
aprs avoir pitin Versailles et Locarno, n'a encore limit sa future expansion
par aucun engagement.
Dans le mme temps, l'agression du gnral Franco contre la Rpublique
espagnole offre une magnifique diversion. La guerre civile qui, partir du 18
juillet 1936, ravage l'une des grandes puissances des sicles antrieurs,
accapare l'attention du monde et permet Hitler de masquer ses vritables
objectifs.
Sans faire la leon nos ans, il importe de critiquer, comme peu adquats
au rel, les concepts de fascisme et d'antifascisme dont ils usaient volontiers
l'poque, notamment en France. Ils n'ont gure pris conscience du cadeau
qu'ils faisaient ainsi Hitler. Ils lui servaient, sur un plateau, l'alliance de
Mussolini puis celle de Franco et, plus gravement encore, poussaient vers lui
les dictateurs au petit pied d'Europe orientale, comme les Polonais Pilsudski,
puis Beck. Au sein de cet ensemble, ils isolaient dangereusement la
dmocratie tchcoslovaque. Sans sduire pour autant la dmocratie
amricaine, dj plus attentive ses intrts qu' l'idologie, quand les deux
entraient en concurrence.
Dans le putsch contre la Rpublique espagnole, la gauche franaise voyait
l'effet d'un complot pour cerner son pays avec des fascismes sur ses trois
principales frontires, en relation avec ceux qui, au-dedans, luttaient contre le
Front populaire par des moyens occultes, tels les conspirateurs dits de la
Cagoule. A droite, les partisans clairsems d'une aide la Rpublique
espagnole agitaient plutt les souvenirs de l'empire de Charles Quint. Entre les
deux, Lon Blum, dchir entre son cur de socialiste et sa raison d'homme
d'Etat, cherchait avant tout ne pas se dissocier de l'Angleterre... dont
l'establishment vomissait les rpublicains tout uniment traits de rouges ,
commencer par Churchill, qui nerectifie la position qu'au dbut de 1938... un
moment o les communistes ont pris dans le Frente popular une place
beaucoup plus grande qu'en 1936. Le beau gchis !
La droite franaise tait certains gards plus avise que la gauche : elle
dnonait le danger allemand et concentrait sa mfiance sur Hitler, car elle
trouvait plus d'une vertu Franco et Mussolini. Mais ses dirigeants ne
faisaient preuve d'aucune largeur de vues, part peut-tre Georges Mandel.
D'autres esprits proccups par le danger allemand, comme Louis Marin ou
Paul Reynaud, faisaient leurs petits Brning, lorsqu'ils estimaient prioritaire le
rtablissement des rgles librales mises mal par les victoires revendicatives
de juin. A partir de 1936, l'idologie (haine du Front populaire droite,
pacifisme gauche) parasite de plus en plus la prise en compte de l'intrt
national. En Angleterre, Churchill, abstraction faite du cas espagnol, montre
bien isolment un chemin inverse.
Mais l encore, il faut se garder de considrer Hitler comme un simple
spectateur opportuniste. De ces processus il tait aussi un agent. En minant
l'intelligentsia franaise par des sbires comme Abetz et en envoyant
Ribbentrop mondaniser Londres, sans doute, mais surtout en calculant ses
propres effets. Le pacifisme serait rest marginal si Hitler n'avait su rendre
crdible son prtendu dsir de paix. La preuve ? Il fut insignifiant en 1939,
lors du dclenchement de la guerre. Parce que le chef allemand avait jet le
masque.
Si on veut saisir le jeu hitlrien en Espagne, c'est d'abord un dtour par
Vienne qui s'impose.
La question autrichienne avait connu une volution peu remarque, le 11
juillet 1936. L'accord sign ce jour-l entre l'Allemagne et l'Autriche marquait
un net rapprochement. C'tait plus, on s'en doute, un ralliement du petit pays
aux thses du grand que l'inverse : on peut y voir l'un des multiples effets, sur
les petits Etats europens, de la passivit des grands devant le coup de force
rhnan. En change d'une renonciation l'Anschluss que rien ne garantissait
en dehors de la signature hitlrienne, l'Autriche s'engageait se comporter, en
politique extrieure, comme un Etat germanique . Surtout, l'accord
comportait des clauses secrtes, retrouves aprs la guerre, suivant lesquelles
l'Autriche amnistierait ses prisonniers politiques et confierait son
opposition nationale des postes de responsabilit politique 8. Le trait
avait t ngoci par Papen, et Hitler s'tait offert le luxe de le morigner au
tlphone, juste aprs la signature, pour l'avoir amen faire des
concessions exagres . Ce dernier fait n'est connu que par les mmoires de
Papen, dont la plume tremble encore d'indignation devant la volte-face du
Fhrer, qui avait bien entendu suivi de prs l'affaire et donn son accord
chaque virgule. Mais Papen proteste comme un fonctionnaire consciencieux,
comme un ambassadeur accus d'initiatives personnelles alors qu'il
s'eststrictement conform aux instructions. Lorsqu'il rdige ses mmoires vers
1950, il n'a pas encore compris qu'il n'tait qu'un pion, dans un jeu aux rgles
pourtant simples, mme si les figures taient souvent compliques : Hitler
tait un Janus qui parlait de paix en prparant la guerre et ne signait des
accords que pour les violer un jour, ce qui explique fort bien qu'il ait en priv,
pour prparer le terrain, blm la modration de ses ngociateurs. Loin
d'en prendre conscience, Papen pense encore que le dictateur avait peut-tre
lui-mme, au dernier moment, t retourn par des lments extrmistes9 .
Et comme, quelques jours plus tard, le chancelier lui avait prsent ses
excuses, avant de s'afficher avec lui au festival de Bayreuth, voil que Papen
interprte cette nouvelle volte-face comme un heureux effet de sa politique et
de celle des anciens membres des partis modrs qui approuvaient
chaleureusement le trait. Bref, Hitler, au fate de sa puissance, pouvait encore
faire faire ses commissions par d'anciens membres qui croyaient par l
redonner vie aux cadavres de leurs organisations.
En signant cet accord il fait l'Italie un signe d'amiti d'une duplicit
flagrante, du moins aprs coup. On se souvient que Mussolini s'tait rig en
dfenseur de l'indpendance autrichienne, de manire assez agressive envers
l'Allemagne, aprs l'assassinat de Dollfuss. La guerre d'Ethiopie avait
rapproch les points de vue et Hitler tait press de se faire rtribuer le soutien
que seule, parmi les grandes puissances, l'Allemagne avait apport cette
conqute. L'accord du 11 juillet permet Mussolini d'amorcer, sur la question
autrichienne, une courbe rentrante, sans perdre la face et sans mcontenter le
Vatican, qui cherche conserver l'Autriche comme un bastion catholique et
que le fascisme italien a besoin de mnager. Ce qui semble se profiler, c'est un
Anschluss progressif et respectueux du particularisme autrichien, en matire
religieuse notamment. Ds lors, la coopration du fascisme et du nazisme
s'affiche de plus en plus. La guerre d'Espagne est son premier banc d'essai.
Autant il est certain que Franco, prparant une rbellion contre le
gouvernement de Frente popular, avait demand et obtenu le soutien de
Mussolini, autant l'implication de l'Allemagne parat, d'aprs les lments
connus, avoir commenc aprs le coup d'Etat et son relatif chec, qui ne
laissait aux insurgs que le Maroc espagnol et quelques rgions de la
pninsule, parmi les plus rurales. Il parat acquis que le Fhrer ne dcida d'une
aide matrielle que le 25 juillet 1936, date de l'irruption d'un officier
franquiste, accompagn de deux agents allemands en poste au Maroc, au
festival de Bayreuth10. L'aide, aussi secrte que possible, fut essentiellement
arienne et, donc, coordonne par Gring. Elle sauva peut-tre Franco d'un
dsastre immdiat, en lui permettant de faire passer des troupes travers le
dtroit de Gibraltar, mais fut toujours trs infrieureen quantit l'aide
italienne, faite de rgiments entiers htivement dguiss en volontaires .
Si l'Espagne n'eut pas s'en fliciter, le principal dsastre, pour l'Europe, ne
fut pas la laborieuse victoire de Franco, mais bien ce qu'on nomma ds cette
poque la farce de la non-intervention . Car ce processus permit Hitler,
pour la premire fois, de prendre rang dans une ngociation europenne et d'y
jauger ses principaux partenaires.
L'Angleterre avait russi refiler le mauvais rle la France. Lon Blum
ayant eu pour premier rflexe d'honorer les commandes d'armement, dment
payes et sur le point d'tre livres, du gouvernement lgal, on lui fit
comprendre Londres, o il se rendait pour d'autres affaires le 23 juillet, que
l'Angleterre verrait cette intervention d'un mauvais il. La mort dans l'me
il y renona, aprs un dramatique conseil des ministres tenu Paris le 9 aot.
Mais ds le 1er aot, il s'tait ddouan par la proposition, faite tous les
gouvernements concerns, d'un accord de non-intervention . Il fut sign en
aot, notamment par l'URSS et l'Allemagne, l'Italie ayant subordonn son
acceptation la mise en place d'un strict contrle international. Ce fut
justement l'objet de la runion, Londres, d'une commission internationale
de la non-intervention , qui tint force sances partir du 9 septembre 1936.
Ni l'Allemagne ni l'Italie n'ayant, en fait, diminu leur concours Franco,
l'URSS reprit sa libert et ses livraisons de chars sauvrent le camp
rpublicain l'automne... ce qui n'tait pas pour dplaire Hitler, dont rien ne
dmontre qu'il ait jamais souhait une victoire rapide de Franco.
En attendant, il avait arrim Mussolini sa cause, d'une manire qui devait
s'avrer dfinitive. Un voyage Berlin puis Berchtesgaden de son gendre
Ciano, nouveau ministre italien des Affaires trangres, du 22 au 25 octobre,
scella le rapprochement et l'honneur de lui donner un nom revint Mussolini
qui, le 1er novembre, parla dans un discours de l'axe Rome-Berlin .
L'heure tait l'anticommunisme. Depuis un an, l'Allemagne ngociait un
accord avec le Japon, qui justifiait volontiers ses agressions en Chine par la
menace communiste dans ce pays et la prsence de l'URSS ses portes. Les
pourparlers, dont Hitler avait inform Ciano, aboutirent le 25 novembre la
signature d'un pacte anti-Komintern , ouvert tous les pays qui dsiraient y
adhrer.
L encore, ce Hitler qu'on nous donne souvent pour un rustre montre une
finesse que les auteurs de ce jugement seraient en droit d'envier. Il se soucie
de Rome comme d'une guigne, et de Tokyo gure plus. Son tir est indirect, et
vise Londres. L'Angleterre a beaucoup perdre en Afrique et en Asie si Berlin
se met soutenir les revendications italiennes ou japonaises. Il importe d'en
agiter la menace, sans pour autant fermer la porte. C'est pourquoi on fait
profession, comme le gouvernement tory, de har avant tout le communisme,
en Espagne comme en Chine, avec l'espoir d'tre autoris le combattre en
URSS. Et on invite Londres complter un quadrilatre qui comprend dj
Berlin, Rome et Tokyo. C'est ce qu'on dit ou suggre en 1936 et 1937 de
distingus visiteurs tels lord Londonderry et Arnold Toynbee (fvrier 1936),
Lloyd George (septembre 1936), le duc de Windsor (octobre 1937), et enfin
lord Edward Halifax, un homme cl du drame qui va clater, qui rend visite
Hitler et Gring Berlin les 19 et 20 novembre 1937. Mais ce moment, les
duettistes nazis viennent d'allumer une mche.
On peut admirer ici les rivalits que le trio de tte du Troisime Reich
attise, et qui lui permettent, la fois, de masquer son talent et de ne pas trop se
salir les mains. C'est ainsi que Raeder, aprs vingt annes dontdix propices
la rflexion, pense toujours, en bon grad traditionnel, pis que pendre des
organes nazis, mais ne peut concevoir que Hitler en ait t le matre absolu.
Ni que l'humiliation de Fritsch et, travers lui, du corps militaire, avait un tout
autre intrt politique qu'une mise l'cart pour raison de sant.
Gring sert ici, une fois de plus, de paratonnerre son chef. De son
ambition il y avait tout craindre et il pouvait trs bien avoir servi de tmoin
Blomberg tout en connaissant le pass de sa femme. Hitler non, c'est
inconcevable, il a forcment t manuvr. Tout au plus Raeder conoit-il des
doutes sur son honntet dans la phrase suivante : le Fhrer a bien d
pressentir que son camarade l'avait manipul, et il se devait de rhabiliter
beaucoup plus nettement le corps des officiers. Le rcit de l'amiral n'a hlas
rien d'invraisemblable : il est reprsentatif de ces couches dirigeantes qui,
voyant leur pouvoir se rduire comme peau de chagrin, se font une raison et
n'osent entrer en dissidence.
Himmler a-t-il sciemment, ds le dpart, introduit une prostitue dans la vie
de Blomberg en calculant ce qui allait s'ensuivre et en plein accord avec
Hitler, ou ont-ils dcouvert cette aubaine aprs le mariage ? La solution est
sans doute mi-chemin. Si on admet avec Janssen et Tobias (qui ne sont pas
pleinement affirmatifs) que la premire rencontre des amants maudits a eu lieu
vers le dbut de dcembre au cours d'une promenade pdestre du gnral
momentanment priv de cheval, et non dans quelque lieu mal fam, il devient
difficile de concevoir que les SS aient tout maniganc. En revanche, cette
version leur laisse, jusqu'au mariage, un grand mois pour constater la liaison et
agir en consquence. Mais il est difficile de suivre les auteurs lorsqu'ils
estiment que le point de dpart du scandale fut la dcouverte fortuite aprs le
12 janvier, par un obscur criminologue, d'une ressemblance troublante de la
nouvelle Frau von Blomberg avec une crature intgralement photographie
en 1932. Prisonniers de leurs documents, ils ngligent de les clairer par une
rflexion sur ceux qui les ont crits. Or l'espionnage moral des dignitaires,
surtout non nazis, du rgime, fait partie intgrante du travail de la Gestapo.
Quant au Fhrer, si remont, ds Mein Kampf, contre la presse juive
scandale, mais rsolu mettre en pratique les mthodes de l'adversaire pour
lui damer le pion, ce n'est pas dans les rangs de l'arme mais dans ceux de la
police qu'il et tout d'abord pratiqu une svre puration, si on l'avait laiss
tre le tmoin d'une telle union sans une enqute minutieuse sur les
antcdents de la future.
On observera d'ailleurs que cette version prte aux dirigeants nazis
infiniment plus de talent que l'hypothse inverse : quelle performance, si
Himmler a appris l'infortune de Blomberg vers le 20 janvier (dlai minimum
pour que le criminologue retrouve les photos et que ses
constatationsremontent la filire hirarchique20, improvis alors son rseau de
bavards des deux sexes et suscit dans l'instant, avec la coopration consciente
ou non de Hitler et de Gring, un cheveau de chausse-trappes dans le haut
commandement ! En tout cas, Jodl nous montre Hitler l'uvre,
personnellement, en un moment cl : le 26 janvier, c'est bien lui qui se donne
le temps de manuvrer, en ordonnant que la disgrce de Blomberg ne soit pas
bruite avant la fin du mois. Ajoutons que cette anne est la seule o on ne
commmore pas, le 30 janvier, la prise du pouvoir, et que cette carence
inexplique ne peut qu'alimenter les rumeurs d'une crise gravissime au
sommet de l'Etat.
La manuvre nazie consiste essentiellement rpandre des bruits et
laisser faire les alarmes, les rancunes et les ambitions. N'est-il pas
remarquable de voir un chef de la marine fournir son ministre de la Dfense
l'arme du suicide car il prend au srieux le dshonneur fabriqu par les
nazis ? Il est vrai que Blomberg est isol, du fait qu'il est longtemps pass
pour le cheval de Troie du NSDAP dans le corps militaire. Tmoin la rponse
faite par un officier Hans Frank : Ce n'est pas notre Feldmarschall, c'est le
vtre ! Le rejet massif dont fait l'objet la nomination envisage de
Reichenau la direction de l'arme de terre procde de cet tat d'esprit. C'est
sans doute une trace laisse par la nuit des Longs Couteaux : l'arme a accept
de cautionner le crime mais elle en veut sourdement ceux qui l'y ont
pousse ; elle leur reproche, au moins, leur passivit devant les meurtres des
gnraux von Schleicher et von Bredow. D'autant plus que la contrepartie n'est
pas venue : de cette nuit, la masse des officiers attendaient des lendemains
plus favorables leurs prrogatives. Les vexations que les nazis ont imposes
depuis l'arme, comme le dveloppement de la SS, et l'humiliation mme
que reprsente cette crise de 1938, sont imputes crime aux gnraux
promus en 1933, et donnent au pouvoir les coudes franches pour discrditer
une fois de plus l'institution militaire en la frappant la tte. Bref, on trouve
ici un parfait spcimen de l'art nazi de la division : devant cette agression trs
grave pour lui, pour le pays et pour la plante, le corps militaire allemand est
incapable de faire front.
Il finit par le faire, mais contretemps : l'accusation porte contre Fritsch
est vigoureusement conteste par l'intress. Il obtient de comparatre devant
un tribunal d'honneur : on en revient aux bonnes traditions qui veulent que
l'arme lave son linge sale en famille. En l'occurrence, le jury est prsid... par
Gring, en vertu de son nouveaugrade : il a pour assesseurs Brauchitsch et
Raeder21. Il se fait un plaisir de reconnatre que le dossier tait en fait celui
d'un homonyme imparfait, le commandant von Frisch, et de rhabiliter le
plaignant... un mois et demi plus tard, sans pour autant qu'on lui restitue son
commandement22.
Le livre de Janssen et Tobias est une charge contre les gnraux, et en
particulier contre Fritsch. Il rpercute une information surgie vers 1980 dans
les revues spcialises : la confirmation de l'authenticit d'une lettre bien
compromettante du gnral, cite Nuremberg mais mise en doute par les
avocats car il s'agissait d'une copie dactylographie. Il crivait une amie le
11 dcembre 1938 qu'il y avait trois combats mener, contre les
travailleurs, contre l'Eglise catholique ou plus exactement l'ultramontanisme
et contre les Juifs, ajoutant : le combat contre les Juifs est le plus difficile.
Esprons que tout le monde est au clair sur la ncessit de ce combat23.
Mais les dveloppements des auteurs, prenant pour cible leurs nombreux
devanciers qui ont fait des nazis les seuls mchants de la fable, sont eux-
mmes aveugles une ralit que pourtant ils mettent en scne : des esprits
ce point rceptifs l'idologie du Troisime Reich sont, pour les manuvres
de ses dirigeants, des instruments on ne peut plus maniables.
On aura remarqu aussi le malin plaisir que prend la clique nazie mettre
en doute la moralit du corps des officiers, au point de prendre dsormais, sur
l'honorabilit des candidats aux postes de direction, d'humiliantes garanties.
L'enqute sur la vie prive de Brauchitsch est une vexation inoue, qui laisse
penser qu'on n'a pas choisi l'homme au hasard. Il est en effet en instance de
divorce et de remariage, le seul obstacle tant le refus de sa femme. Jodl note
que Gring lui a demand d'envoyer son fils pour convaincre l'pouse de
consentir, et que celle-ci a fini par crire une lettre trs digne . En laissant
Gring se mler aussi grossirement de sa vie de famille, Brauchitsch se rend
vulnrable de nouveaux coups, au moins jusqu' son remariage finalement
clbr l'automne24 ; il est, d'autre part, mal plac pour dfendre ses
collgues attaqus dans leur vie prive.
Une autre consquence de cette crise, gnralement inaperue, n'est pas
sans importance. Le colonel Hossbach, jusque-l chef de la maison militaire
du Fhrer, qui avait pris les fameuses notes du 5 novembre prcdent, est lui
aussi remplac, par le commandant Schmundt. Ce dernier va se voir confier
par Hitler des missions de haute responsabilit, par exemple au moment de
l'arrt devant Dunkerque. Mais il n'crira pas de mmoires ni, que l'on sache,
de journal, et quittera la scne aussi discrtement qu'il y est entr, tant l'une
des quatre victimes de l'attentat du20 juillet 1944 : on n'en parlera gure, la
grande nouvelle tant que le Fhrer en a rchapp. Les mmoires de Keitel
nous apprennent de quelle trange manire il est recrut. Hossbach a t
renvoy pour indiscrtion : ayant reu en confidence l'information sur l'action
entreprise contre Fritsch il la lui avait aussitt apprise. Hitler avait d se
rsoudre, le 26 janvier, recevoir l'intress et le confronter avec l'indicateur
qui l'accusait.
L-dessus, Hitler explosa avec indignation contre Hossbach. Bien que
celui-ci ft son aide de camp personnel, il avait eu le toupet d'avertir
Fritsch de ce qu'on lui reprochait et de le mettre en garde. Hossbach
avait ainsi trahi sa confiance. Il ne voulait plus le voir et me chargeait
de lui trouver sur-le-champ un remplaant. Comme dj, quelques
mois auparavant, Blomberg m'avait charg de dcouvrir un
commandant brevet susceptible de remplacer Hossbach au pied lev
le cas chant, j'avais, aprs y avoir mrement rflchi, jet mon
dvolu sur le major Schmundt, que je connaissais (...). Je le proposai
donc Hitler qui l'accepta les yeux ferms, et il prit son service les
jours suivants sans aucune enqute ni stage pralable25. .(...)
Cet extrait de mmoires, qu'il n'y a gure de raisons de mettre en doute,
peut tre complt par un texte d'archives. Il s'agit d'une note de Schmundt
la suite d'une conversation avec Hitler. Non date, elle fait rfrence un
prochain voyage du Fhrer en Italie, sans aucun doute celui qu'il effectue du 3
au 9 mai 1938. Deux hypothses sont proposes : soit Mussolini considre
son uvre comme acheve ; dans ce cas, Tchcoslovaquie pour plus tard
et retour les mains vides . Soit il a encore des ambitions en Afrique et il a
besoin de l'Allemagne : Retour avec la Tchcoslovaquie en poche26.
Ainsi Schmundt, recrut fin janvier, est dj, dans les premiers jours de mai,
le confident de penses de la plus haute importance, dissimules Keitel. Ce
que le chef de l'OKW sait des projets contre la Tchcoslovaquie date du 20
avril : le Fhrer, dont l'anniversaire vient d'tre clbr par une parade
militaire Berlin, lui confie son intention de s'attaquer tt ou tard la
Tchcoslovaquie et le charge d'laborer des plans. Au moment de rdiger ses
mmoires, quelques semaines avant son excution, Keitel n'a toujours pas
compris l'importance, cet gard, du voyage en Italie. Il est vrai qu'on a mis
au centre des dbats de Nuremberg un autre document Schmundt , du 22
avril27, dont Keitel assure (p. 77) qu'il n'avait pas eu connaissance, et qui
contenait les directives stratgiques du Fhrer pour une occupation de la
Tchcoslovaquie.
Cette nomination est donc fort instructive sur la manire dont Hitler jongle
avec ses collaborateurs. En paraissant accepter sans la moindreprcaution,
comme son conseiller militaire le plus immdiat, le candidat propos par
Keitel, il flatte infiniment son nouveau chef de l'OKW . Cependant, Keitel
avait dj propos cette candidature Blomberg, des mois auparavant, et il
ignore tout de l'usage que son suprieur avait fait du renseignement. Il ne se
demande mme pas pourquoi il lui avait demand une candidature, en vue
d'un remplacement brusque de Hossbach. Il est bien probable que c'tait, dj,
la requte du principal intress, c'est--dire Hitler. Et non moins plausible
que Blomberg lui ait transmis la proposition de Keitel : l' acceptation
immdiate pourrait bien tre, en fait, le fruit de plusieurs mois de mise
l'preuve de l'imptrant, soit en faisant observer par des agents nazis son
comportement, notamment politique, soit en prenant un contact direct avec
lui.
Le rglement de l'affaire Fritsch va connatre une progression savamment
dose. Le jugement d'acquittement du tribunal prsid par Gring est rendu le
18 mars. Reste la rhabilitation. D'aprs Raeder, c'est Fritsch lui-mme qui
refuse l'ide de reprendre ses fonctions, et interdit son ami amiral
d'intervenir dans ce sens28. Finalement, le 13 juin, Hitler, discourant devant
les gnraux sur l'arodrome de Barth, leur explique qu'il a commis une
tragique erreur mais ne peut la rparer en rtablissant Fritsch dans ses
fonctions, car il ne peut ni lui demander de lui faire nouveau confiance, ni se
djuger devant la nation. Finalement, Fritsch est nomm en surnombre le 15
juillet l'tat-major d'un rgiment et dcdera son poste pendant la
campagne de Pologne.
Il y a bien eu, l'occasion de tous ces pisodes, des vellits de rvolte, de
dmission, voire de coup d'Etat29. Mais ces sursauts tardifs de la conscience
taient touffs comme flammches par le nouveau rythme que le Fhrer
imprimait aux vnements.
Ds le 12 fvrier, le dictateur met profit le peu de mfiance des grandes
puissances son gard, induit par sa passivit apparente depuis l'affaire de
Rhnanie et renforc par la crise rcente la tte de son arme.
Tout naturellement, c'est par le rappel de Papen, annonc le soir du 4
fvrier, que s'ouvre la nouvelle et ultime phase des rapports germano-
autrichiens. L'Amricain Shirer stigmatise la servilit de cet aristocrate par
une formule digne de Beaumarchais : il n'tait pas homme se formaliser
d'un camouflet, pourvu qu'il vnt d'en haut . C'est ainsi qu'il rend son
matre, s'agissant de l'Autriche, un ultime service. Il se prcipite ds le 5
fvrier Berchtesgaden - par curiosit , dit-il pour sa dfense et
convainc Hitler de recevoir Schuschnigg, le successeur de Dollfuss, pour
une explication, avant de recourir d'autres mthodes .Le chancelier
autrichien tait lui-mme demandeur, depuis dcembre, et n'avait pas reu de
rponse : on retrouvera ce processus dans la gense de l'entrevue de Montoire
entre Hitler et Ptain. L'ambassadeur dchu accepte d'organiser la rencontre et
de piloter le visiteur, qui arrive le 12 fvrier, aprs avoir demand et obtenu
l'assurance que le trait de 1936 (cf. supra, p. 257) ne serait pas remis en
cause.
Schuschnigg, dans l'application de cet accord, n'avait pas fait de zle : il
avait bien proclam aussitt une amnistie, mais tard donner aux nazis
autrichiens des postes de responsabilit politique ; un premier pas
cependant avait t la constitution, en janvier 1937, d'un comit des Sept ,
compos de reprsentants des partis d'opposition et charg d'tudier la
participation de celle-ci la haute administration. Au cours des travaux, une
personnalit mergea, l'avocat Seyss-Inquart, qui n'tait pas membre du parti
nazi mais partisan de son entre au gouvernement. Schuschnigg finit par en
faire un secrtaire d'Etat, la bruyante insatisfaction des nazis autrichiens qui
exigeaient qu'on nommt un des leurs. Cependant, leur chef, Leopold, avait
tellement us de la violence physique et verbale que Hitler lui-mme, sur une
requte de Papen, le consigna en Allemagne juste avant le dernier acte, en
janvier 193830. La voie tait libre pour Seyss-Inquart.
Comme souvent, Hitler, ce 12 fvrier, prend l'adversaire de vitesse.
Schuschnigg croyait avoir encore quelque marge de manuvre. Or son hte,
aprs une heure de monologues menaants en tte tte, lui fait remettre par
Ribbentrop, qui trenne ses fonctions de ministre, un accord de deux pages,
signer le jour mme, dont la clause principale est l'attribution Seyss-Inquart
du ministre de l'Intrieur. Le reste est affaire de menaces habilement mises en
scne. Au djeuner, pendant lequel Hitler anime une conversation dtendue,
apparaissent trois uniformes, ceux de Keitel, de Reichenau et du gnral
d'aviation Sperrle. Puis, pendant que Schuschnigg et son ministre des Affaires
trangres Guido Schmidt se concertent, ils entendent Hitler appeler Keitel en
hurlant ; le gnral racontera plus tard qu'il arriva, s'enquit du motif de la
convocation et s'entendit rpondre : Rien, je voulais simplement vous voir
ici.
On dit souvent que Schuschnigg a fini, sous l'action des menaces et de la
fatigue, par signer le texte allemand. C'est inexact. Le temps qui spare la
remise du projet de la signature, vers 11 heures du soir, est consacr des
discussions dont le texte sort sensiblement modifi. Une fois de plus, Papen
arrondit les angles et se sent trs utile. Ce qui ne bouge pas, c'est la
nomination de Seyss-Inquart, en dpit de l'argument, ressass par le chancelier
d'Autriche, qu'il ne peut signer une telle clause sans en rfrer au prsident
Miklas, qui seul nomme les ministres. Mais ici les usages diplomatiques
plaident pour Hitler ; puisque les traits n'entrent en vigueur que lorsqu'ils ont
t ratifis par quelque procdure, une fois lesngociateurs rentrs dans leur
pays, rien ne s'oppose ce qu'un chancelier, s'il est d'accord, signe, aprs quoi
son prsident ratifiera ou non. Sous la menace d'une intervention militaire
immdiate, Schuschnigg finit par se rsigner. Le 15, il signifie Berlin la
ratification du trait et, le 18, l'application de ses clauses concernant les
changements politiques et administratifs prvus.
On s'achemine donc vers une runion prochaine, mais non immdiate, des
deux pays, le temps que Seyss-Inquart consolide sa position, quand une
dernire initiative de Schuschnigg prcipite le dnouement et provoque la
premire intervention de la Wehrmacht hors de ses frontires : le 9 mars, il
annonce pour le dimanche 13 l'organisation d'un plbiscite sur l'indpendance
de l'Autriche. Hitler rpond par un ultimatum, via Seyss-Inquart : celui-ci
exige l'ajournement du plbiscite. Schuschnigg cde, dans l'aprs-midi du 10,
mais l'Allemagne pousse son avantage : Gring passe plusieurs coups de fil -
vingt-sept au total, d'aprs un document produit Nuremberg31 diverses
personnalits viennoises, et surtout Seyss-Inquart. Celui-ci dmissionne,
entranant la chute du gouvernement, puis revendique la chancellerie, que
Miklas lui refuse. A ce moment, il demande par un tlgramme, que Gring a
sollicit, l'intervention de l'Allemagne, et Hitler donne Brauchitsch l'ordre
d'envahir le pays au matin du 12 mars.
Aprs la visite de Schuschnigg Berchtesgaden, la France avait tent de
ragir : son ministre Delbos avait propos aux Anglais d'avertir en commun
Berlin d'une opposition rsolue des deux pays tout acte de force .
Mais avant d'avoir fait connatre sa rponse, Eden dmissionna, tant en
dsaccord avec Chamberlain, tant sur l'ventualit d'un pacte avec l'Italie que
sur la tide rponse que le premier ministre venait de faire une offre de bons
offices de Roosevelt. Son successeur ne fut autre que Halifax, l'un des
principaux tenants de la politique d'appeasement, dont les premiers actes ne
dmentirent pas la rputation : le 25 fvrier, il fit savoir Delbos qu'il ne
convenait pas de menacer l'Allemagne par de simples paroles ; la
conclusion n'tait pas qu'il fallait le faire par des actes, mais qu'il ne fallait pas
le faire du tout, afin de ne pas crer chez Schuschnigg l'espoir d'un secours
militaire de la France et de la Grande-Bretagne, qui ne saurait se produire 32 .
Le dernier acte de Schuschnigg, contre l'avis du prsident Miklas, est un
discours la radio dans lequel il annonce l'entre des troupes allemandes et
donne l'ordre de ne pas s'y opposer, pour ne pas verser le sang . En
consquence, l'agression se transforme vite en un dfil militaire acclam par
une foule enthousiaste - non qu'il n'y ait pas d'opposition, mais elle laisse le
terrain aux Autrichiens favorables l'Anschluss et ceux qui, partags entre
leur patriotisme allemand et leur foi catholique,au nom de laquelle
Schuschnigg avait tent de mobiliser la rsistance, prennent le parti de se
rjouir devant l'inexorable. Sur les talons des troupes arrive le
Sicherheitsdienst, qui va prestement traquer les Juifs et les gens de gauche -
Himmler tant pour sa part arriv Vienne discrtement dans la nuit du 11 au
1233. Ds lors, rien ne s'oppose ce que Hitler lui-mme prenne la tte de ce
triomphe improvis, et il se fait acclamer Linz ds l'aprs-midi du 12. Il ne
viendra Vienne que le 13 au soir.
Les archives prouvent que l'action n'avait pas t prvue : Manstein passe
cinq heures laborer les plans, le 11 ; il les achve 18 heures34, et, d'aprs
le journal de Jodl, les ordres sont transmis 18 h 30. Autre indice : Hitler ne
s'tait pas assur de l'attitude de Mussolini et il lui envoie en toute hte, dans
l'aprs-midi du 10, le prince Philippe de Hesse, porteur d'une lettre invoquant
l'anarchie cense rgner en Autriche et prtant ce pays des intentions
agressives, pour garantir en conclusion que les intrts italiens n'ont rien
craindre. Il est donc vraisemblable que l'Anschluss est une surprise pour ses
propres auteurs et que la liesse de la foule autrichienne dcide Hitler une
annexion immdiate, au lieu d'une fusion graduelle. En tmoigne le fait que
Wilhelm Stuckart, secrtaire d'Etat au ministre de l'Intrieur, envoy
Vienne par son ministre Frick pour rdiger un dcret d'attribution de la
chancellerie autrichienne Hitler, se voit convoquer par celui-ci Linz dans
l'aprs-midi du 12, et commander d'urgence un projet d'Anschluss complet35.
Aussitt est fix, pour le 10 avril, un plbiscite en Allemagne et en Autriche,
doubl d'un renouvellement du Reichstag : l'un et l'autre seront les derniers.
On ne saurait mettre en doute l'motion qui a envahi l'ancien tudiant
pauvre, revenu en triomphateur dans le pays de son enfance. A Linz,
notamment, on l'a vu pleurer abondamment - ce qui n'tait pas une ressource
ordinaire de sa panoplie de comdien. Pendant la campagne lectorale, il
rpondra l'accusation d'avoir pris l'Autriche de force en voquant, l encore
avec une motion non feinte, le flot d'amour qui l'a accueilli36. En mme
temps, le SD et la Gestapo prennent en main la population avec beaucoup
moins de patience et de doigt que nagure en Allemagne. Autres temps,
autres murs ? Certes on est plus prs de la guerre, et la Gleichschaltung est
plus urgente. Mais on peut aussi voir l un exemple de la duplicit
sentimentale de Hitler : il aime se sentir en communion avec la foule mais ne
se laisse pas griser et s'assure, par des moyens coercitifs, que tout le monde
marche au pas.
Enfin, le fait que Gring ait pris nergiquement les choses en main, partir
de l'annonce par Schuschnigg d'un plbiscite, a nourri l'ide quel'action du
rcent Feldmarschall aurait forc le Fhrer sortir de son indcision .
Pourquoi pas ? Il ne faudrait en tout cas pas le marteler comme une certitude
alors que ce n'est qu'une hypothse, bien dlicate prouver. On retiendra que
de toute manire, quel que soit celui qui secoue les autres, le trio majeur du
Reich, matre en oprations planifies, ne se rvle gure moins efficace dans
l'improvisation.
Si l'Anschluss a mis une chose en lumire, c'est bien la passivit
occidentale. On insiste souvent sur le fait que l'Angleterre tait en week-end,
et la France sans gouvernement, car celui de Chautemps avait dmissionn le
10 mars. Ces circonstances ont plutt contribu masquer, lgrement, la
passivit, qu'elles ne l'ont cause. A Paris et surtout Londres on tait assez
prt tenir, comme Hitler, l'Anschluss pour une affaire intrieure allemande.
A part l'Italie, les deux pays dont la raction inquite les dirigeants nazis
sont l'Angleterre et la Tchcoslovaquie. Justement, Gring, qui donne une
grande soire le 11 mars et honore ses invits de sa prsence entre deux coups
de tlphone Seyss-Inquart, entreprend successivement Henderson et
Mastny, les ambassadeurs anglais et tchque. Il leur dit que l'entre de troupes
allemandes en Autriche est une affaire de famille37 . Henderson ne fait
aucune difficult pour le croire. Quant au prsident tchcoslovaque Benes, il
fait dire par Mastny, un peu plus tard, que son pays ne mobilise pas .
C'tait sans doute un tort. Le brusque effondrement du bastion autrichien
dcouvre en effet, de la manire la plus dangereuse, le territoire
tchcoslovaque, jusque-l bien l'abri des convoitises allemandes derrire ses
fortifications des Sudtes, ultramodernes et inspires de la ligne Maginot
franaise. Justement, cette rgion est majoritairement peuple d'Allemands et
c'est l'une des entorses du trait de Versailles au principe des nationalits ,
que de l'avoir, pour des raisons stratgiques, attribue la Tchcoslovaquie.
Depuis quelques annes, un mouvement pro-allemand s'y dveloppe, dirig
par Konrad Henlein. Il n'est pas spcifiquement nazi et n'apparat pas li
Berlin. Ses revendications sont volutives : par moments il semble viser
surtout une autonomie culturelle des germanophones l'intrieur de la
Rpublique tchcoslovaque. Hitler adore piloter ce genre d'engin, en maniant
le frein ou l'acclrateur suivant les besoins de sa politique.
Ces besoins vont avant tout tre dfinis par les ractions de la France et de
l'Angleterre. La premire a sign avec la Tchcoslovaquie, au lendemain de la
guerre, un trait d'alliance qui l'oblige la secourir en cas de contestation
arme de ses frontires par l'Allemagne. L'Angleterre, qui s'est toujours
garde de signer de tels textes, n'en est pas moins partie prenante de cette
crise, en vertu de l'attention qu'elle porte traditionnelle-ment l'quilibre
europen : ce parti pris la pousse, depuis 1933, rechercher une intgration
acceptable de l'Allemagne nazie dans le concert des puissances - ce qui la
conduit d'abord et avant tout empcher la France de ragir de manire
goste aux violations du trait de Versailles, et donc se mettre elle-mme
en avant dans toute ngociation europenne sur ce sujet. Une politique vivifie
alors par deux changements rcents la tte du gouvernement. Chamberlain et
Halifax, deux chantres de l'appeasement jusque-l confins dans des
ministres o ils n'avaient gure traiter de la question allemande, ont accd
l'un au poste de premier ministre en mai 1937, l'autre au Foreign Office en
fvrier 1938.
Ni l'un ni l'autre ne sont des mous, de confus rveurs ou des tratres
stipendis par l'Allemagne. Tous deux s'emploient enfermer Hitler dans de
nouveaux devoirs, en change de concessions limites au plus juste.
Cherchant avant tout savoir ce qu'il veut, ils privilgient le contact avec lui,
soit directement, soit par une chane d'intermdiaires la plus courte possible.
L'ambassadeur Henderson, tout acquis leurs ides, et Gring, qui le voit
souvent, sont les truchements privilgis.
C'est le 24 avril que Hitler jette le masque, en inspirant Henlein un
catalogue de revendications peu acceptable par le gouvernement
tchcoslovaque, mais non encore scessionniste. Il est question notamment,
dans le discours que le chef sudte prononce ce jour-l Karlsbad, de
dlimiter un territoire allemand des Sudtes et de n'y admettre aucun
fonctionnaire d'une autre ethnie, ce qui serait peu compatible avec la
souverainet de l'Etat tchcoslovaque. C'est suffisant pour provoquer la
cacophonie : Paris et surtout Londres poussent Benes aux concessions et
celui-ci veut bien en faire, mais se heurte au maximalisme de Henlein et, en
attendant, est bien oblig de faire agir sa police contre des manifestants
sudtes de plus en plus insolents.
Le 20 mai se produit un incident caractristique. Devant des bruits
insistants de mouvements de troupes allemandes vers ses frontires, le
gouvernement tchcoslovaque rappelle une classe de rservistes. La France et
l'Angleterre, qui n'ont pas t consultes, ragissent diffremment. Franois-
Poncet et son ministre Georges Bonnet appellent les Tchques la prudence,
mais Neville Henderson fait plusieurs dmarches dans le mme sens... auprs
de Ribbentrop. Cependant, l'Allemagne dment catgoriquement avoir fait
mouvoir des troupes, ce qui s'avre exact. Mais la presse occidentale parle
d'un recul de Hitler , ce qui le met en rage, et il ne s'en cache gure,
accusant l'Occident d'avoir voulu humilier l'Allemagne . Il exploite
l'incident, pass l'histoire sous le nom de crise de mai , vis--vis de ses
gnraux.
Le plan vert d'invasion de la Tchcoslovaquie, labor quelques
semaines plus tt, la suite d'un entretien Hitler-Keitel, excluait une action
militaire, sinon par surprise, la suite d'un incident (par exemple,
l'assassinat du ministre d'Allemagne au cours d'une manifestation anti-
allemande38 . Voil encore un chantillon de l'humour nazi : le texte ne veut
pas dire, comme on le croit parfois, que Hitler annonce Keitel le projet d'un
attentat, organis par l'Allemagne contre l'un de ses fonctionnaires.
Simplement il cre un doute : peut-tre s'agit-il seulement de l'ventualit d'un
meurtre commis par des Tchques excits ? Le message vise donc, et atteint
sans doute, un triple objectif : inquiter et compromettre Keitel, et travers lui
l'arme, en laissant planer l'ide d'une machiavlique provocation nazie,
contre laquelle ni Keitel ni personne n'ose se rcrier ; les rassurer ensuite,
puisque l'incident n'a pas lieu ; enfin, prparer les esprits une agression. Une
tape nouvelle est franchie aprs la crise de mai. Le 30 de ce mois, une
directive signe du Fhrer, commandant suprme de la Wehrmacht, dbute
ainsi : J'ai pris la dcision irrvocable d'craser la Tchcoslovaquie par une
action militaire dans un proche avenir39.
J'ai volontairement insist sur ces mois qui vont de novembre 1937 mai
1938, pour passer plus vite sur les suivants, en renvoyant aux histoires
gnrales, car le lancement d'une fuse vers son orbite est la partie la plus
dlicate de son vol, et la plus intressante. Si on lit les documents sans recul,
on en retire l'impression d'un Fhrer qui ttonne, s'nerve et saisit de manire
brouillonne les occasions d'avancer ses pions que lui offre la lthargie de
gouvernements occidentaux nafs, incapables de voir le mal. C'est tout le
contraire qui apparat si on cherche les lignes de force du processus. Elles sont
terriblement nettes. Hitler, en ferme timonier, mne vers un but unique un
grand nombre de chevaux rtifs :
- par la discussion du 5 novembre, il dvoile brutalement son intention
d'entreprendre une guerre son arme et sa diplomatie, tout en dulcorant
ses projets pour les rendre acceptables ;
- ces deux grands corps ainsi conditionns et enrls sont dcapits par
surprise - une action qui concerne autant la politique intrieure que les
domaines diplomatique et militaire, puisqu'elle liquide le compromis de 1933
en consommant la marginalisation de la droite traditionnelle ;
les vellits de rvolte qui s'ensuivent sont canalises par des faux-
semblants : survie artificielle de Neurath pendant quelques semaines la tte
de la diplomatie, recrutement d'un conseiller militaire dvou corps et me
Hitler en faisant croire Keitel que c'est lui qui l'a choisi, feuilleton
rebondissements de l'affaire Fritsch, prolongation des fonctions de Beck sur
un sige jectable... ;
le premier pas hors des frontires est fait par surprise - et peut-tre, pour
une fois, surprend-il les nazis eux-mmes - mais le risque est attnu par le
fait qu'il s'agit d'une vieille terre allemande. Son Anschluss semble accept
d'avance par les puissances, en dpit d'un sursaut de dernire minute, de la
France principalement : elle encourage Schuschnigg proposer son plbiscite,
contraire aux accords avec Hitler et fournissant celui-ci un prtexte
providentiel pour son intervention ;
- la revendication suivante, vis--vis de la Tchcoslovaquie, est prpare par
une escalade des instructions donnes l'arme, prenant appui sur des
prtextes au moins en partie provoqus (ainsi la rumeur des mouvements de
troupes qui est l'origine de la crise de mai pourrait bien rsulter de fuites
allemandes mensongres) ;
les ractions des pays trangers, petits et grands, sont suivies de prs et
prestement exploites, qu'il s'agisse de leur passivit ou, au contraire, de leurs
vellits de rsistance, qui fournissent au dictateur autant d'occasions de
resserrer les rangs contre l' hostilit laquelle le Reich est en butte ;
- plus que jamais le timonier a deux aides principaux, Gring, qui s'affirme
comme le vritable ministre des Affaires trangres, du moins pour les
questions dlicates, et Himmler, grand matre de la mise au pas intrieure, y
compris dans les nouvelles conqutes.
Sur cette lance, le dveloppement de la crise germano-tchcoslovaque suit
un cours inexorable. Elle offre l'occasion de renforcer le contrle nazi sur
l'arme, par la dmission de Beck, en dsaccord de plus en plus ouvert avec
les projets d'agression, le 18 aot, et son remplacement immdiat par le terne
Halder ; une mobilisation allemande d'abord feutre puis de plus en plus
ouverte, partir d'un dcret de Gring sur la conscription civile, le 22 juin40 ;
une pression constante de Hitler sur Henlein, jusqu' lui faire rompre ses
ngociations avec les Tchques, le 7 septembre, avant de le placer, sur le
territoire allemand, la tte d'une lgion de volontaires sudtes41 ; diverses
tentatives anglaises de rsoudre la crise l'amiable en ignorant la France,
notamment par les entretiens Chamberlain-Hitler de Berchtesgaden le 14
septembre et de Godesberg les 22 et 23 ; deux convocations du prsident du
conseil franais, Daladier, Londres pour recueillir les diktats allemands de la
bouche des Anglais (les 18 et 25 septembre) ; et surtout, une extraordinaire
progression des exigences hitlriennes.
Alors que jusque-l il ne demandait qu'un rglement du diffrend
l'intrieur des frontires tchcoslovaques, il utilise la tribune du congrs de
Nuremberg - le dernier -, le 12 septembre, pour menacer carrment ce pays
d'une guerre, en rappelant longuement la crise de mai et en disant qu' on a eu
bien tort de prtendre qu'alors il avait recul (voil qui conforte mon
hypothse qu'il avait maniganc cette crise - mais il peut aussi l'avoir
seulement exploite). Le 14, devant Chamberlain, il dvoile sa volont
d'annexer les Sudtes. Comme celui-ci, Godesberg, lui apporte l'acceptation
franco-britannique, assortie de la proposition d'un plbiscite, il exige alors
l'annexion immdiate, avant le 1er octobre (soitdix jours plus tard), avec
interdiction faite aux Tchques d'emporter le moindre matriel civil ou
militaire, et l'organisation d'un plbiscite aprs coup.
C'est ce pas dans l'escalade qui dtermine ce qu'on appellera la crise de
Munich . Des deux cts de la Manche on estime que cette fois c'en est trop
et on prend diverses mesures de mobilisation. Hitler marque alors le sommet
du crescendo par un grand discours au palais des sports de Berlin, le 26. Aprs
s'tre rassis, il entend Goebbels prononcer une phrase qui n'a rien d'original,
puisqu'elle est dans Mein Kampf comme dans maints discours antrieurs, et
qu'elle rsume elle seule le nazisme : Nous sommes srs d'une chose :
novembre 1918 ne se renouvellera pas ! D'aprs Shirer, qui fait de
l'vnement un reportage radiophonique, Hitler regarde alors son ministre
comme si toute la soire il avait cherch en vain ces mots et reprend la
parole pour hurler un simple Ja 42 ! .
Puis c'est la dcrue. De curieux vnements ont lieu Berlin le 27 : on fait
dfiler une division motorise l'heure de la sortie des bureaux, et personne
ne l'acclame. Puis, du balcon de la chancellerie, Hitler la passe en revue, et
d'aprs Shirer il n'y a pas 200 spectateurs. Le Fhrer fait tout en grand, mme
les contre-dmonstrations ! Bon public, le journaliste amricain (suivi de nos
jours par Fest et maints autres) voit dans ce manque d'enthousiasme une
frappante dmonstration contre la guerre . Soit, mais qui dmontre ? Une fois
de plus, on considre Hitler comme un dictateur d'oprette qui se prend les
pieds dans le tapis. Et on voit ici la cause de ce qui se passe le lendemain : la
plante angoisse apprend avec stupfaction que Hitler, Chamberlain et
Daladier ont accept la proposition de Mussolini d'une confrence, convoque
Munich pour le jour suivant.
Cette fois mieux inspir, Shirer en rsume d'avance, dans son journal, la
teneur : Hitler obtiendra les Sudtes sans la guerre, avec quelques jours de
retard seulement43 . De fait, dans la Maison Brune, saint des saints de la
Mecque nazie, Chamberlain et Daladier font preuve devant les deux dictateurs
d'un respect quasi religieux et n'esquissent pas le moindre geste pour dfendre
les intrts tchques, dont les reprsentants, Mastny et le ministre des Affaires
trangres Jan Masaryk, font antichambre dans la pice voisine. Tout au plus
obtiennent-ils que l'invasion, effectivement commence le 1er, s'tale jusqu'au
10. Le seul gain dont ils puissent se prvaloir auprs de leurs opinions
publiques, qui seront peu regardantes, est l'affirmation maintes fois rpte par
Hitler qu'il s'agit de sa dernire revendication en Europe . Chamberlain
surtout s'en dlecte, et chacun connat le film de sa descente d'avion, o il
brandit devant la foule enthousiaste un modeste papier paraph par le
chancelieret lui-mme, portant engagement que les deux pays se concertent en
cas de crise, et faisant tat de leur dsir de ne jamais se faire la guerre l'
avenir .
Si les gouvernants anglais et franais ont rengain, sans se faire prier, leurs
vellits belliqueuses, Hitler n'aurait-il pas, pour sa part, galement recul, par
rapport une volont bien arrte de faire la guerre, devant la relative fermet
manifeste par Paris et Londres au lendemain de Godesberg - ainsi que devant
le peu d'enthousiasme guerrier de son peuple, ou encore de ses officiers ?
Beaucoup le pensent. Ils s'appuient essentiellement sur des dclarations
postrieures de l'intress. Un an plus tard, recevant ses gnraux pour leur
dire son intention irrvocable d'en dcoudre avec la Pologne, il leur exposera
sa crainte que l'adversaire ne cde sans combat, en faisant rfrence Munich.
En 1945 encore, dans des crits testamentaires, il regrettera de n'tre pas entr
en guerre en 1938, cause de la complaisance imprvue de Chamberlain.
Voil qui sonne bien peu hitlrien. Ajouter foi ces propos, c'est oublier le
style de notre homme, fait d'audace et de prudence tout la fois. La rfrence
Munich, en 1939, peut se lire non comme un regret de n'avoir pas fait la
guerre, mais comme un avertissement que cette fois, elle aura lieu. Elle
suggre que la crise dnoue dans la capitale bavaroise tait, en fait, une
rptition gnrale. Hitler s'en est, en tout cas, servi pour tester deux grandes
inconnues : l'attitude des militaires et des diplomates allemands devant
l'imminence d'une guerre, et le srieux des prparatifs occidentaux en gnral,
britanniques en particulier.
Des gnraux et des diplomates allemands ont nou des contacts avec leurs
homologues anglais, et prpar un putsch. On ne pose jamais la question du
degr d'information de Hitler cet gard, alors que son cynisme de
conspirateur, face l'amateurisme de fonctionnaires levs dans le devoir, qui
avaient tout ou presque apprendre de l'illgalit, donne penser que la
Gestapo cernait, au moins en gros, ce qui se tramait. En tout cas, le 26
septembre, au plus fort de la crise, rien ne bouge, et Hitler peut s'en frotter les
mains. Des conspirateurs srieux n'auraient-ils pas, ce soir-l, cern le palais
des sports et pris au pige les 15 000 bonzes qui acclamaient leur Fhrer ? De
mme, les signes de prparatifs militaires, chez l'ennemi potentiel, ne sont
gure clatants. Une France et une Angleterre prtendant voler au secours de
la Tchcoslovaquie prpareraient, voire entreprendraient, une occupation de la
Belgique - chose parfaitement autorise, s'il s'agit de chtier un agresseur, par
le pacte de la SDN ; d'autre part, elles ngocieraient avec l'URSS, ainsi
qu'avec la Pologne et la Roumanie, pour permettre une arrive de l'Arme
rouge sur le territoire tchcoslovaque - que Benes appelle de ses vux. Au
lieu de cela, on laisse la Belgique annoncer sa neutralit, et la Pologne
retrousser ses babines, avant de participer la cure contre l'Etat
tchcoslovaque. De tous ces processus Hitler est un spectateur vivement
intress, et leursenseignements ne sont pas de trop pour l'aider parfaire sa
campagne diplomatique et militaire de 1939.
La Tchcoslovaquie ampute avait t garantie , Munich, par la France
et l'Angleterre, l'Allemagne et l'Italie se dclarant dans l'intention de le faire,
mais seulement quand les revendications, son gard, de la Pologne et de la
Hongrie auraient trouv une solution. C'est chose faite, pour la Pologne, le 2
octobre : elle s'empare, aprs un ultimatum, de Teschen ; la Hongrie est moins
expditive - il est vrai qu'elle demande plus : un morceau de 12 000 km2. Elle
s'en remet l'Allemagne qui par un premier arbitrage de Vienne , le 2
novembre (il y en aura un autre en 1940), lui accorde satisfaction. Cependant,
Prague, o Benes a dmissionn, remplac par Hacha, se voit oblig
d'accorder une large autonomie la Slovaquie et la Ruthnie44. Il n'est plus
question, ce moment, de garantie allemande ou italienne.
Il est vrai que le climat international ne tarde pas se dgrader. Ds le 9
octobre, prenant prtexte du dbat des Communes qui a vu une forte minorit
s'opposer la ratification des accords de Munich, Hitler prononce un discours
violemment anti-anglais. On assiste alors, pendant quelques semaines, un
curieux chass-crois : Londres se rapproche de Rome et Berlin, de Paris.
Cela en dpit mme d'un grave incident survenu le 7 novembre dans la
capitale franaise : un jeune Juif, Herschel Grynspan, assassine pour venger
des membres de sa famille un conseiller d'ambassade allemand. Hitler dcide
de se venger son tour et brusquement, dans la nuit du 9 au 10 novembre, des
synagogues sont incendies sur tout le territoire du Reich, des commerces sont
saccags, de nombreux Juifs sont blesss et plus encore arrts, qui prennent
le chemin de la dportation. Pour payer les dgts , la communaut juive
est punie de surcrot d'une forte amende. Cette nuit de Cristal - allusion
aux vitrines brises - est prsente comme une vengeance spontane du
peuple allemand en fait elle est bien entendu anime par des SA et des SS
en civil. Cette premire ruption de violence antismite sur l'ensemble du
territoire allemand cre une impression dsastreuse Londres, et surtout
Washington. La manuvre de Hitler, consistant s'effacer pour laisser le
premier rle Goebbels, ne trompe pas, pour une fois, les contemporains et
n'abuse que certains des ntres. Mais Paris, tout ses espoirs de
rapprochement, passe plus vite l'ponge que les capitales anglo-saxonnes et,
poursuivant une ngociation engage par Franois-Poncet quelque temps
auparavant (c'tait sa dernire action : fin octobre, il a quitt Berlin pour
Rome), reoit Ribbentrop en grande pompe le 6 dcembre, pour signer avec
lui un accord proche de celui que Chamberlain avait ramen de Munich.
L'intangibilit de la frontire franco-alle-mandeest raffirme. On fait grand
bruit de l'absence aux rceptions des ministres franais d'origine juive, Mandel
et Zay.
Entre-temps, la Chambre italienne, un discours du ministre des Affaires
trangres Ciano a t interrompu le 30 novembre, au moment o il tait
question des justes aspirations de l'Italie , par des manifestants rclamant
Nice, la Savoie et la Corse, ce qui n'empche pas la direction anglaise
d'honorer une invitation Rome, o Chamberlain et Halifax se rendent tous
deux, le 11 janvier.
L encore, Hitler empoche des bnfices : il dmobilise la France, et a bien
l'air d'obtenir d'elle les fameuses mains libres l'est , puisqu'elle se
contente d'un texte sur les frontires de l'ouest. C'est l'poque o crot dans
l'Hexagone l'ide du repli imprial , suivant laquelle le pays n'est plus assez
fort pour faire la police en Europe et doit, en s'arrangeant au mieux avec
l'Allemagne, se consacrer ses colonies... et, pour commencer, les dfendre
contre une Italie soudain menaante, que l'Angleterre n'a pas l'air de
dcourager.
Hitler pousse alors, d'une manire qu'on trouve encore souvent
inconsidre, son avantage contre la Tchcoslovaquie. Il provoque, dans la
premire quinzaine de mars, son clatement, en encourageant les menes
sparatistes du premier ministre slovaque, Mgr Tiso. Hacha lui ayant refus un
drapeau et une arme distincts, il proclame l'indpendance le 14. Sur ce,
Hacha se rend Berlin pour tenter d'y plaider sa cause et Hitler, aprs l'avoir
fait attendre pour le recevoir au milieu de la nuit, brise sa rsistance en
quelques heures et lui soutire un trait plaant le pays tchque sous la
protection du Reich... aprs quoi il fait en automobile une course de vitesse
pour arriver le premier Prague et parader au balcon du Hradschin.
Interrog le jour mme aux Communes, Charnberlain joue la prudence : la
Tchcoslovaquie s'tant disloque d'elle-mme , il n'y a pas lieu de faire
jouer la garantie prvue Munich. C'est le surlendemain, ayant pris la mesure
des vnements et des ractions de l'opinion anglaise, qu'il opre une volte-
face et, dans son clbre discours de Birmingham, annonce que la patience de
l'Angleterre est bout. Au cours des semaines suivantes, il va, avec une
certaine frnsie, donner un contenu juridique son changement d'attitude, en
accordant la garantie anglaise de petits pays qui paraissent menacs par
l'Allemagne : la Pologne, la Roumanie et la Grce.
Hitler a-t-il chang de cap ? A-t-il commis une erreur ? A-t-il t victime
d'un soudain retour de sa vraie nature, agressive, aprs des annes o il s'tait
contraint parler de paix ? Rien de tout cela ne se vrifie si on considre le
point o en tait l'application de son programme. Il avait forg un instrument
militaire pour de grandes conqutes, s'en tait assur le contrle en domptant
des vellits de rbellion, avait fait de grands pas vers une alliance avec l'Italie
et presque liquid le trait de Versailles. Il importait prsent que la dernire
malfaon, la plus grossire, celle ducorridor de Dantzig, ft corrige par la
guerre. Aprs Munich, en effet, il aurait pu de cent faons obtenir Dantzig par
un accord amiable, soit en s'entendant avec les Polonais - qui aprs leur acte
de piraterie de Teschen n'avaient plus grand-chose lui refuser -, soit en
renouvelant le scnario qui avait si bien march pour les Sudtes, et en
obtenant que les grandes puissances fassent pression sur la Pologne pour lui
faire lcher prise. Il aurait suffi, pour cela, de ne pas occuper Prague,
d'attendre un peu pour violer les accords de Munich. Mais cette violation a
prcisment pour fonction de clore l're des pactes (du moins avec l'Occident).
Obtenir Dantzig par la guerre, c'est le moyen de se lancer, au moment choisi,
dans la conqute de l'espace vital.
Certes, il est en chec sur un point : le brusque pitinement d'un accord que
Chamberlain considrait comme son chef-d'uvre n'est pas la faon la plus
directe de s'assurer l'alliance anglaise, pense centrale de Mein Kampf. Vu le
talent qu'il a dploy jusque-l, notamment dans l'anticipation des ractions
des autres, on peut tre sr que Hitler avait prvu le durcissement anglais.
Peut-tre mme le redoutait-il plus net, et se rjouit-il de le voir aussi
platonique. Car enfin, il faut se souvenir que l'Angleterre n'a pratiquement pas
d'arme de terre, lui permettant, par exemple, de contester une mainmise
allemande sur les Balkans. Elle va certes dcider la conscription en mai : un
service d'un an, pour une classe, sans le moindre rattrapage de l'instruction
perdue par ses anes. A ce rythme, les conscrits allemands, enrls depuis
1935, ont le temps de faire le tour de la plante avant de se heurter une
opposition anglaise digne de ce nom. Certes, pour reprendre une formule
chre Winston Churchill, heureusement il y a l'arme franaise . Mais
celle-ci, le programme hitlrien prvoit prcisment de l'affronter : il y a peut-
tre un risque la dfier, il n'y a pas d'illogisme.
Ce qui oblige Hitler changer son programme - trs lgrement, comme on
va le voir - c'est la tournure de ses rapports avec l'Angleterre. Chamberlain a
entrepris de canaliser les ambitions allemandes dans des pactes, pour lesquels
il tait prt payer - surtout aux dpens des autres un prix lev. Mais il
n'entendait pas aller au-del, et dtestait par-dessus tout la faon qu'avait
Hitler de se dire satisfait pour resurgir un peu plus tard avec de nouvelles
exigences. Si Halifax s'tait trouv sa place, peut-tre le compromis
plantaire propos dans le livre-programme de Hitler aurait-il pu se conclure.
Chamberlain, outr, va pendant un long moment (jusqu' la fin de mai 1940,
cf. infra) souhaiter ardemment la chute du Fhrer - mais non ncessairement
du nazisme - et cela rend provisoirement impossible un accord anglo-
allemand... tout en ouvrant de nouveaux champs de manuvre l'inventif chef
germanique.
De mars septembre se droule une preuve de force aux pripties
touffues, mais aux lignes claires. Les principaux partenaires sont lesgrandes
puissances europennes et la Pologne. A l'arrire-plan se signalent
sporadiquement les Etats-Unis et le Japon.
Le but de Hitler est des plus nets : il veut sa guerre. Contre la seule
Pologne ? L est le point discut. La majorit des observateurs penche, encore
aujourd'hui, pour la thorie du bluff . Hitler, au fond, n'aurait voulu que le
corridor et, tout au plus, un morceau supplmentaire de Pologne. Il aurait, par
son arrogance et sa manie de fixer des dates-limites (ici, le 1er septembre),
gch ses chances d'empocher son butin avec la bndiction des Britanniques.
S'il s'tait montr souple, la France aurait bien t oblige, une fois de plus, de
s'aligner, et la guerre serait reste locale. C'est, on l'a vu, la thse expose
encore dernirement avec d'autres prmisses - une dictature de Schleicher -,
par un spcialiste amricain. Hitler aurait vu tort un bluff dans la fermet
britannique, dont les symptmes taient pourtant clairs : aprs la garantie en
mars et la conscription en mai, Chamberlain en tait venu un trait d'alliance
en bonne et due forme avec la Pologne, le 25 aot.
Le mot bluff circule ds cette poque, mais on l'applique plutt
l'attitude allemande, en France comme en Angleterre. C'est l'poque o les
diplomates franais sont potes, moins que ce ne soit l'inverse. Outre Saint-
John Perse et Giraudoux, la Carrire compte Paul Claudel, qui crit le 19 aot
dans le Figaro : Croquemitaine se dgonflera. On pense couramment,
Paris et Londres, que l'Allemagne a besoin qu'on lui montre un peu le bton,
et que cela suffira. C'est qu'on fait grand cas de la rumeur d'une chute du
moral outre-Rhin. Les victoires sans guerre avaient chloroform le peuple
allemand, la fermet occidentale est en train de le rveiller et il va balayer
prestement son Fhrer, s'il s'obstine. C'est pourquoi une autre formule
journalistique de l'poque, Mourir pour Dantzig ? , qui constitue le titre
d'un ditorial pacifiste de Marcel Dat, non point la veille de la guerre mais
le 6 mai, ne fait pas recette. L'ancien combattant Daladier, dans sa fermet
apparente, entrane la masse du peuple qui l'a acclam aprs Munich, et
jusqu'aux politiciens de droite qui, depuis l'meute brouillonnement rprime
du 6 fvrier 1934, ne l'appelaient plus que le fusilleur . On lui donne carte
blanche pour clamer qu'il va fusiller une bonne fois le militarisme allemand,
s'il insiste.
Hitler aurait quelque justification penser que les dmocraties bluffent.
Car si elles multiplient les gestes, elles vitent, tout au long de ces six mois de
crise, celui qui pourrait protger efficacement la Pologne, savoir une entente
avec la Russie sovitique.
Le sujet est dlicat et, encore aujourd'hui, explosif... alors que le rgime
sovitique est mort depuis dix ans et que la Russie elle-mme bat de l'aile. Un
fait demeure : les camps sibriens, ouverts par le tsar, n'empchaient aucune
alliance ; rouverts par Lnine, et dmesurment agrandis par Staline, ils
rendent le pays peu frquentable, quitte faire la part belle d'autres adeptes
des barbels. C'est tellement peu conformeau froid ralisme qui a prsid
jusque-l, toujours et partout, aux relations internationales, qu'il doit y avoir,
derrire le prtexte, une puissante raison.
Elle n'est pas rechercher, d'abord, dans l'anticommunisme des
bourgeoisies anglaise, franaise ou amricaine. Contrairement la propagande
communiste, assez grossire, d'alors, l'existence d'une patrie du socialisme
ne les obsdait pas, ou plus. Elles avaient trembl un peu au dbut des
dcennies 20 et 30, lorsque les squelles de la guerre puis la crise conomique
pouvaient sembler mettre l'ordre du jour une rvolution de grande ampleur.
Mme ici, il faut relativiser : n'avons-nous pas vu de grands secteurs des
classes dominantes allemandes, dont le gnral von Seeckt offrait un parfait
chantillon, s'allier avec le diable en 1922 alors mme qu'il tait leur porte,
pour les besoins de leurs rivalits avec des puissances capitalistes ? Et si le
patronat franais, traumatis par l'occupation d'une partie de ses usines en juin
1936, avait plus tard que ses pareils redout le grand soir, il s'tait sauv sans
guerre ni coup d'Etat, en liquidant le Front populaire avec la coopration de
Daladier et de son ministre des Finances, Paul Reynaud. Chacun sait d'autre
part que ce n'est pas la France qui menait le jeu. L'affaire espagnole elle-mme
prenait, pour les possdants, un tour des plus rassurants, avec la victoire de
Franco, en mars 1939. Quant Staline, loin de tout expansionnisme, il est
occup panser les plaies qu'il a lui-mme faites son arme lors de la purge
de 1937, fatale la moiti des gnraux. Au total si l'anticommunisme devient
alors un facteur dcisif de la formation des camps, c'est qu'il est mani par un
chef expert dans l'art d'accommoder les restes.
On a assez reproch aux proltaires en lutte, et ce n'est pas fini, de vouloir
le beurre et l'argent du beurre . Alors remarquons que les crivains
anticommunistes ne font pas autre chose, lorsqu'ils veulent la fois expliquer
le pacte germano-sovitique par le cynisme des deux dictateurs, indiffrents
quand cela les arrange leur propre idologie, et par les convergences ou
la parent profonde des deux systmes. En vrit, ce qui dtermine en
dernier ressort la conduite de Staline, comme celle de Chamberlain, de
Daladier ou de Roosevelt, c'est une ample et durable sous-estimation des
capacits intellectuelles du matre de l'Allemagne. Il n'y a qu' examiner le
vocabulaire de tous ces messieurs. Lorsqu'ils se dcident dnoncer le danger
nazi, ils mettent en avant des notions telles que folie ou barbarie , qui
rendent mal compte de l'excellence stratgique des coups qu'on est en train de
leur porter. Le plus remarquable succs de Hitler, le plus fcond et le plus
permanent, est d'avoir, par sa brutalit mme, par son incendie du Reichstag et
son parti unique, ses nuits des Longs Couteaux et de Cristal, ses SS et ses
camps, son antismitisme et ses bchers de livres, enracin l'ide de sa propre
stupidit.
A cela se conjugue la faiblesse de l'Allemagne, tantt fallacieusement
suggre, tantt bien relle. Peu importe ! Les autres puissances sont, dans les
deux cas, rassures ; elles pensent qu'il faut faire quelque chose,mais aussi
qu'il n'y a pas d'urgence. Espions manipuls et distingus conomistes croisent
leurs rapports pour dpeindre un pays au bord de la famine et de la
banqueroute45. Et cela fait faire beaucoup de fautes, non seulement en 1939,
mais quasiment jusqu' la fin de la guerre. Il n'est ni faux ni indiffrent que la
puissance allemande soit extrmement vulnrable ; mais les facteurs matriels
sont une chose, l'aptitude de celui qui les met en uvre une autre, et toute
analyse srieuse d'une situation doit absolument tenir compte des deux.
L'immense majorit des justes analyses qu'on produit sur les carences de
l'Allemagne nazie ne sont pas srieuses : elles sautent la conclusion aprs
l'expos des chiffres sans s'interroger sur les capacits du chef, traites comme
un facteur ngligeable.
Il faut enfin considrer les effets de sens contraire, ceux qui conduisent
d'autres observateurs, ou parfois les mmes, des illusions qui surestiment la
puissance allemande. C'est particulirement vrai dans le domaine de
l'armement. Les chars et les avions sont, par les services de renseignements
des futurs allis, multiplis au moins par deux, ce qui aggravera
considrablement, pour ne prendre qu'un exemple, l'effet de rsignation qui
conduira la France l'armistice de 1940. Un effet dans lequel entre une forte
composante idologique. Or la propagande allemande n'y est pas non plus
trangre : puisque c'est, dit-on, le Front populaire qui a dsarm la France,
son crasement par une Allemagne o les ouvriers font joyeusement des
semaines de soixante heures (sic) est dans l'ordre des choses. Peu avant
Munich, le gnral Vuillemin, commandant en chef de l'aviation franaise,
avait t longuement reu en Allemagne, du 17 au 21 aot 1938. Trs
impressionn par ce qu'il avait vu et plus encore par les boniments de Gring,
il avait rendu, lors de la consultation des gnraux par Daladier sur la capacit
du pays entreprendre une guerre, un avis catgoriquement ngatif. Il le
maintient en aot 1939... et Daladier rsout le problme en ne le consultant
pas.
En rsum, au moment o il vise l'un de ses objectifs les plus difficiles,
consistant limiter la guerre un seul front, Hitler a russi imposer de lui-
mme et de son pays une image trouble. Ils seraient la fois dangereux et
inoffensifs. Le rsultat, comme toujours depuis 1930, c'est que ses futures
victimes sont intrigues et circonspectes, mais nullement presses d'agir...
alors qu'il prpare des coups fulgurants.
Il commence ds janvier 1939 une opration de charme en direction des
Sovitiques en serrant, lors de la rception du corps diplomatique, la main de
l'ambassadeur Merekalov avec une chaleur inaccoutume. Alors s'engagent de
discrtes ngociations commerciales, au cours desquelles les partenaires se
sondent mutuellement sur la possibilit d'aller plus loin , c'est--dire
d'engager des pourparlers politiques.
La partie sovitique montre cependant moins d'empressement
quel'allemande, surtout partir de la garantie anglaise la Pologne : ds le 18
mars, au lendemain du discours de Chamberlain Birmingham, Litvinov
propose une grande ngociation entre tous les pays qui ont intrt endiguer
la puissance allemande. Dans le camp anglais, la balle va tre
prcautionneusement saisie. Des ngociations s'ouvrent en avril Moscou,
mais l'Angleterre et la France y sont seulement reprsentes par leurs
ambassadeurs ordinaires, ce qui n'est pas faire montre d'une grande hte
conclure : la complexit des questions, qui concernent bien d'autres Etats,
devrait inciter envoyer sinon des ministres, du moins des cadres suprieurs
de ministre... ce que les Anglais font pendant quelques jours, en juin, avec
William Strang. L'existence de ngociations parallles entre l'URSS et
l'Allemagne n'a rien alors d'un secret d'Etat. Devant les rumeurs qui vont bon
train, l'URSS prcise plusieurs reprises (et, partir de juin, d'une manire
inexacte46 qu'aucune ngociation politique n'est en cours : on ne prjuge pas
de ce qui pourrait advenir. En d'autres termes, la prfrence est donne
l'Occident, avec qui la ngociation est notoirement politique, mais Staline
n'est pas mcontent de suggrer qu'en cas d'chec il pourrait se tourner d'un
autre ct. Il l'a d'ailleurs laiss entendre dans un grand discours, le 10 mars :
l'URSS n'est pas prte tirer les marrons du feu pour d'autres puissances.
Il donne le 3 mai un clair signe d'impatience : Litvinov, un diplomate de
carrire d'origine juive, peu li aux autres dirigeants sovitiques, est
brusquement remplac par Molotov, un vieux bolchevik slave, proche de
Staline et peu au fait du style diplomatique. Le signal ne passe pas inaperu et
les journaux du monde s'interrogent gravement sur les changements qu'il
prsage. Aucun, rpond Molotov dans son premier discours, et les choses
retombent dans leur train-train. Cependant, elles voluent. L'Angleterre, qui
jusque-l refusait toute ide d'un accord tripartite avec la France et la
Russie, se rsout le 24 mai en accepter le principe, sans justifier ce
revirement. Les documents, analyss par J.-B. Duroselle, suggrent que deux
facteurs ont jou : d'une part la crainte que la nomination de Molotov ne
prsage une entente germano-sovitique, d'autre part le resserrement de l'axe
Rome-Berlin par la signature du fameux pacte d'acier , le 20 mai47. La
ngociation ne change pas de vitesse pour autant : on dirait que Chamberlain
et Halifax comptent sur la simple crainte de ce pacte pour faire reculer Hitler,
et sont moins presss que jamais de le signer.
La situation semble voluer en juillet. Molotov russit le 8, aprs maintes
difficults, faire reconnatre par la France et l'Angleterre le concept d'
agression indirecte . Si l'URSS n'est pas attaque, mais qu'un de ses voisins,
par exemple l'Estonie, s'allie avec l'Allemagne etpermet celle-ci d'installer
des troupes sur les frontires de l'URSS, celle-ci aura le droit de s'estimer
agresse et de ragir militairement, avec le soutien des autres puissances. Mais
ce principe n'est alors reconnu que dans le cas des Etats baltes - et encore :
l'Angleterre, qui admet le principe, ergotera jusqu'au bout sur la dfinition de
l'agression indirecte. On voit que ces ngociations sont pour l'URSS un
parcours du combattant : elle essaie de neutraliser les pays qui se sont
dtachs de l'empire tsariste au moment de la rvolution, aux encouragements
des puissances versaillaises qui voyaient l un cordon sanitaire entre le
bolchevisme et l'Allemagne ; prsent que le cordon risque d'tre utilis par
l'Allemagne pour trangler la Russie, celle-ci monnaye assez logiquement son
concours une guerre en demandant qu'on interdise aux Etats du cordon de se
tourner contre elle. Mais une fois que l'Angleterre et la France ont cd sur les
Etats baltes, il reste la Finlande, la Roumanie (qui a pris en 1918 la Bessarabie
aux Russes), et surtout la Pologne.
Celle-ci, depuis la mort de Pilsudski, est une dictature sans chef nominal.
L'homme fort est le ministre des Affaires trangres, le colonel Beck. Aprs le
coup rhnan, il s'est beaucoup rapproch de l'Allemagne, qui l'a flatt de
diverses esprances et lui a donn, pour l'avoir laisse sans mot dire avaler les
Sudtes, le pourboire de Teschen. Quant l'URSS, qui reste lie la France
par le trait de 1935, elle n'a cess de souhaiter l'assortir d'une convention
militaire, qui d'aprs elle devait reconnatre aux troupes sovitiques, en accord
avec la Pologne, la facult de passer par son territoire pour aller chtier un
agresseur.
En consquence, ce mme 8 juillet o il marque un point sur les Etats
baltes, Molotov embraye implicitement sur la question polonaise en
demandant, contre tous les usages, que l'accord politique soit prcd par
l'laboration d'une convention militaire. Il s'ensuit que des officiers
reprsentant les forces armes de France et d'Angleterre devraient venir
discuter Moscou avec le marchal Vorochilov. Paris accepte aussitt et
Londres le 24, tout en prcisant qu'il lui faut dix jours pour constituer sa
dlgation.
Nous voici arrivs aux dcouvertes prsentes dans certains ouvrages
antrieurs, auxquels on ne peut que renvoyer aprs de brefs rsums. On croit
encore souvent que Daladier a dit au gnral Doumenc, chef de la mission
militaire franaise : Ramenez un accord tout prix. Or la formule a t
dplace de la bouche de Bonnet dans celle de Daladier48, et cette erreur n'est
pas sans consquence : l'cart va en effet croissant entre la politique du
prsident du conseil et celle de son ministre des Affaires trangres. Mais c'est
Daladier qui dcide - l'viction de Bonnet du Quai d'Orsay aprs deux
semaines de guerre, le 13 septembre, leconfirmera. Tout ce qu'il dit, lui,
Doumenc, c'est que l'attitude des Sovitiques est ambigu et que sa mission
consiste la tirer au clair . Ajoutons que toute la correspondance de
Doumenc est envoye Daladier, ministre de la Guerre, et que Bonnet est
tenu l'cart de cette ngociation.
Bonnet n'est ni plus sovitophile, ni plus antinazi que Daladier. Il est au
contraire, on l'a vu, plus munichois. Le pacifisme et la doctrine du repli
imprial inspirent sa conduite. Si en 1939 il manifeste plus de fermet envers
Hitler qu'en 1938, c'est seulement en raison de l'volution des Britanniques, et
pour essayer de leur damer le pion : cette fois on risque srieusement une
guerre, et Bonnet n'en veut pas. Il conoit l'accord avec les Sovitiques, non
comme une machine broyer Hitler (c'est pourquoi il a longtemps combattu
l'ide d'un accord militaire trop prcis, et ne s'y rallie le 8 juillet que parce
qu'il sent les Sovitiques au bord de la rupture), mais comme une force de
dissuasion , suivant l'expression forge un peu plus tard.
La seule instruction qui compte, donc, c'est celle de Daladier : tirer l'affaire
au clair, autrement dit obliger les Sovitiques choisir leur camp. Le succs
sera incontestable ! Il ajoute : On me rebat les oreilles avec cet accord qui ne
marche pas. Beaucoup y prtent une extrme importance , ce qui veut bien
dire que ce n'est pas son cas. Comme tous les dirigeants franais depuis l't
de 1935, Daladier pouse troitement, en temps de crise, l'optique anglaise. Il
n'est donc pas press de signer. Il a d'ailleurs fait preuve, depuis son retour au
ministre en juin 1936, d'un got trs modr pour l'alliance sovitique,
pleinement d'accord en cela avec le gnral Gamelin, dont le prdcesseur et
successeur Weygand, plus droite dans ses opinions, avait paradoxalement
moins d'oeillres politiques sur ce chapitre.
Le droulement de la ngociation est la mesure de ces instructions
filandreuses, en dpit des efforts de Doumenc. Car ce gnral peu connu fait
flche de tout bois pour ramener un accord, essayant de secouer les Anglais et
les Polonais, bref, s'avrant un auxiliaire zl de Vorochilov. Ce n'est pas qu'il
admire, bien au contraire, les ralisations sovitiques qu'il entrevoit lors de ses
promenades ou soit le moins du monde tent par la philosophie marxiste. Il
n'apparat pas non plus sur la mme longueur d'onde que Bonnet. Car loin
d'tre contamin par le pacifisme, cet ancien capitaine de 1914, pionnier
mondial de l'adaptation de l'automobile la guerre, et rciproquement, ne
supporte pas de se voir voler la victoire par Hitler et espre bien, en exerant
un commandement lev que Gamelin lui a promis, mettre un terme aux
succs de ce parvenu. Pour cela, il est prt payer cher le concours sovitique.
Divers indices donnent penser que, s'il outrepasse les instructions de
Daladier et plus encore de Gamelin, il agit en harmonie avec Weygand et avec
le second de Gamelin, le gnral Georges.
Ds le dbut des discussions moscovites, Vorochilov pose la questiondu
passage de ses troupes travers la Pologne. Les dlgations occidentales,
l'instigation de la britannique, lui suggrent, conformment aux instructions de
Chamberlain, de s'adresser lui-mme aux Polonais. La rplique sovitique
fuse, aprs une interruption de sance au cours de laquelle Staline a t
probablement consult : la France tant allie avec la Pologne et l'Angleterre
l'ayant garantie, c'est elles, puisqu'elles demandent une assistance sovitique
contre une ventuelle agression allemande, de dcider en accord avec les
Polonais du droit de passage des troupes sovitiques.
Cela se passe le 14 aot, et dj la ngociation a tourn court. Pour la
ramorcer, Doumenc va bombarder Daladier de tlgrammes affirmant la
lgitimit de la demande sovitique, lui demander d'insister pour obtenir
l'accord du gouvernement polonais et, finalement, dlguer lui-mme
Varsovie un membre de sa mission, Beaufre. Rien n'aboutira, du fait certes de
la mauvaise volont polonaise et anglaise, mais aussi de celle de Daladier. Ici
aussi il faut rendre Csar : la lgende qui veut que Daladier se soit battu pour
obtenir un accord vient d'une part de la phrase qui lui est indment prte lors
de ses instructions Doumenc, d'autre part de la projection de l'ardeur du
gnral sur son ministre et chef de gouvernement, alors que ce dernier n'a
cess de le freiner, de lui mentir et de mpriser ses avis.
Pour finir, c'est aux Franais qu'il va mentir, dans une occasion solennelle,
sept ans plus tard. Il venait, en 1946, d'tre rlu dput quand le parti
communiste, devenu puissant en France entre la Libration et la guerre froide,
demanda son invalidation pour indignit nationale, en raison notamment du
rle qu'il avait jou dans l'chec de cette ngociation de Moscou. Il se dfendit
devant l'Assemble nationale, le 18 juillet, en disant que c'taient les
Sovitiques qui avaient rompu la ngociation, pour pouvoir signer leur pacte
avec Hitler. Ils auraient pour ce faire pos Daladier une condition dont ils
savaient qu'elle demandait du temps. J'ai retrouv dans ses archives un
tlgramme de Lon Nol, ambassadeur de France Varsovie, annot de sa
main. Il crit :
Ds qu'Hitler a tout accept, Staline conclut brutalement les
pourparlers. - Vorochilov a excut une consigne alors qu'il savait
qu'il nous fallait du temps pour amener Beck composition.
La formule se retrouve textuellement dans le discours de 1946 et il semble
que Daladier ait fait cette mention marginale, l'encre bleue, en relisant ses
archives pour prparer cette allocution. Il le semble d'autant plus que la mme
encre est utilise, dans un document voisin, non plus pour commenter mais...
pour corriger. Il s'agit d'une note prparatoire une entrevue avec
l'ambassadeur polonais en France, Lukasiewicz, crite en noir et date du 23
aot. Daladier a l'air de vouloir effectivement faire une grosse colre : il
rappelle la Pologne tout ce que la France a faitpour elle, et l'alerte sur la
grave responsabilit prise par la Pologne en refusant le concours militaire de
la Russie . Or une main a barr le 3 et l'a remplac par un 1, ce qui antidate
de deux jours l'entretien ; elle a d'autre part ajout, au catalogue de ce qu'on
allait dire Lukasiewicz, une ligne : Rviser alliance. Tout cela se
retrouve dans le discours de 1946. Or l'entrevue s'est bien passe le 23, et
Daladier n'a aucun moment menac la Pologne de lui retirer son alliance.
La correction est accusatrice : en 1946, Daladier a honte d'avoir fait
pression sur les Polonais seulement le 23, et il prouve le besoin, non
seulement d'antidater cette pression, mais d'en accentuer la fermet.
Pourquoi antidater au 21 ? Parce que c'est ce soir-l qu'est annonce, par la
radio allemande, la venue de Ribbentrop Moscou deux jours plus tard, en
vue de la signature d'un pacte germano-sovitique de non-agression.
Daladier, en 1946, spcule sur l'ignorance et, effectivement, ses accusateurs
ne relveront pas les liberts qu'il prend avec les faits. Ni que, de toute
manire, le 21 c'tait dj bien tard, puisque l'achoppement des ngociations
sur la question polonaise datait du 14. Tenu le 15, un tel langage aurait-il
empch le pacte germano-sovitique et prcipit Hitler du Capitole la roche
Tarpienne ?
On peut penser en tout cas qu'il lui aurait singulirement compliqu la
tche. Car les ngociations germano-sovitiques sont, depuis le lendemain de
la guerre, bien connues grce la saisie des archives allemandes et au recueil
Nazi-Soviet Relations que le dpartement d'Etat s'est fait un plaisir de
confectionner partir d'elles ds le dbut de la guerre froide. C'est du 26
juillet qu'on peut dater la fin des pourparlers seulement conomiques et le
dbut des discussions politiques. Elles ne sont pas aises. L'Allemagne tend
d'emble un gros appt : un diplomate allemand, dnant Berlin avec deux
collgues sovitiques, leur fait miroiter la garantie par l'Allemagne d'un
dveloppement que rien ne saurait troubler49.
Cependant, le 11 aot, Hitler tente un effort suprme, en mme temps qu'il
prpare l'avenir. Recevant dans le nid d'aigle Carl Burckhardt, haut-
commissaire de la SDN Dantzig, il lui dlivre un message dont la porte
dpasse quelque peu le destin du port hansatique :
Tout ce que j'entreprends est dirig contre la Russie, et si l'Occident
est trop bte et trop aveugle pour le comprendre, je serai forc de
m'entendre avec les Russes, de battre l'Occident, et ensuite, aprs
l'avoir vaincu, de me tourner contre l'Union Sovitique avec toutes
mes forces rassembles. J'ai besoin de l'Ukraine, pour que l'on ne
puisse plus jamais, comme dans la dernire guerre, nous prendre par
la faim50.
Pudiquement, le diplomate indique dans ses mmoires qu'il n'a pas insr ce
passage dans le rapport que ses fonctions l'obligeaient faire au comit des
Trois (compos des ministres des Affaires trangres d'Angleterre, de
France et de Sude), en raison de son caractte irrel , mais qu'il en a parl
quelques jours plus tard , seul seul, avec Halifax. Quoi qu'il en soit, Hitler
a bien l'air d'avoir escompt une rponse puisque c'est le 14 que Ribbentrop
propose Molotov, par l'intermdiaire de l'ambassadeur Schulenburg, une
dlimitation des sphres d'intrt respectives entre la Baltique et la mer Noire
, et offre de se rendre Moscou. On voit que l'Allemagne est presse. Il y a
thoriquement deux possibilits d'expliquer la relative froideur sovitique :
soit un jeu destin faire monter les enchres, soit une hsitation relle et un
espoir srieux que l'exigence claire de Vorochilov, faisant plier Londres et
Varsovie, aboutisse in extremis un accord avec les Occidentaux. On se doute
des prsupposs politiciens qui, aujourd'hui encore, conditionnent souvent la
rponse. Mais le simple bon sens permet d'autres constatations. Les progrs
allemands en Europe centrale font planer sur l'URSS, depuis un an et demi,
une menace mortelle. Un conqurant qui a annonc sa volont de la dtruire
s'est mis en marche, et rien ne lui rsiste. Quand bien mme elle aspirerait
une entente au nom d'un vague cousinage idologique, d'une commune
propension la terreur ou d'une dtestation partage des bourgeoisies
occidentales, est-il concevable de venir la rencontre de l'agresseur avec des
fleurs, s'il y a une autre possibilit ? Est-il rassurant de voir que lui-mme
vient avec des cadeaux, alors que personne au monde n'a l'intention de vous
porter secours si tout coup il en tire des poignards, et alors qu'il vient, en
trois occasions - l'Anschluss, les Sudtes et Prague -, de dvorer des proies
belles dents peu aprs avoir protest de son manque d'apptit ?
Des anticommunistes intelligents accorderaient que Staline avait pour
l'alliance occidentale une nette prfrence, et concentreraient la critique sur
ses raisons : ce n'est pas qu'il prfrait la dmocratie au nazisme, mais parce
qu'il n'avait pas d'autre choix, l'amabilit nazie tant trop rcente et d'un aloi
trop douteux. S'il n'a pas saisi la main des dmocrates , c'est qu'elle n'tait
pas offerte. Il s'est alors raccroch ce qu'il a pu, pour viter la noyade. Trs
provisoirement.
Il est temps prsent de revenir en Allemagne.
Pour les dtails des ruses de Hitler et de Gring lors de la crise qui met fin
l'entre-deux-guerres, on peut se fier au beau livre de Jean Vanwelkenhuyzen
sur L'agonie de la paix51. L'observation minutieuse de son comportement dans
la semaine suivant le pacte germano-sovitique prouve que le Fhrer a rsolu
d'envahir la Pologne. Si, par exemple, il suspend un ordre d'attaque donn
pour le 26 aot, c'est videmment uneraction au trait anglo-polonais de la
veille (et peut-tre accessoirement l'annonce du forfait italien, survenue le
mme jour), mais ce n'est pas pour autant une reculade ou la marque d'une
hsitation. C'est qu'il n'a pas trop de cinq jours, jusqu'au butoir inexorable du
1er septembre qu'il a fix au printemps, et qu'il respectera, pour adapter son
attitude et sa propagande cette initiative britannique insolite. A prsent il ne
fait plus aucun doute, aux yeux du monde, que l'Angleterre ne bluffe pas et
que, si Hitler entre en Pologne, elle lui dclarera la guerre. C'est dessein
qu'elle a cr un contraste avec son attitude louvoyante de l'anne prcdente,
ou encore de 1914. Chamberlain a reconnu, le 22 aot, dans une lettre Hitler,
qu' la veille de la Grande Guerre les silences du gouvernement de Londres
ont pu encourager les boutefeux, et s'est dclar rsolu faire en sorte qu'
cette occasion il ne se produise pas un aussi tragique malentendu52 . Le
plus jamais de 1914 d'outre-Manche fait un cho assourdi et drisoire au
plus jamais de 1918 d'outre-Rhin.
Mais l'excellent historien belge pousse trop loin, aprs beaucoup d'autres, la
symtrie. Si on espre jusqu'au bout, et mme au-del, Londres comme
Paris, que Croquemitaine bluffe et se dgonflera, la rciproque est loin d'tre
vraie. Le penser c'est estimer, une fois de plus, que Hitler progresse d'erreur en
erreur.
Sa manuvre des derniers jours vise deux cibles principales : les Anglais et
ses gnraux. Ceux-ci ont en effet grande envie d'en dcoudre avec ceux-l,
surtout depuis le pacte germano-sovitique, qui a sans doute fait plus, pour la
popularit du Fhrer auprs de son arme, que tous ses autres succs. Enfin
l'hsitation est leve, l'esprit de Rapallo et de Seeckt retrouv et les tentations
anticommunistes surmontes au profit de l'intrt national : la guerre n'aura
lieu que sur un front. Raison de plus pour ne pas l'engager la lgre. Ce n'est
pas en une semaine qu'on roriente l'arme d'une grande puissance. Il faut des
plans : il est difficile de contraindre un officier d'tat-major allemand penser
autrement. Le triomphe hitlrien ne rend pas plus que les prcdents ces
officiers nazis, au contraire : ils comprennent moins que jamais la fbrilit du
commandant suprme. C'est que, s'ils rvent d'une revanche sur l'Angleterre,
et accessoirement sur la France, ils en mesurent la difficult.
Pour les dcider marcher, il faut un chiffon rouge et les dirigeants
polonais en offrent un excellent. Lorsque, le 22 aot, Hitler reoit ses
principaux gnraux et amiraux Berchtesgaden, il leur fait une vritable
allocution, avec sa fougue et son talent habituels, mais avec une franchise
plutt au-dessus de la moyenne. Il a l'intention de profiter immdiatement du
pacte (dont il est sr d'obtenir le lendemain la signature) pour craser la
Pologne et la partager avec l'URSS. Sur l'ventualit d'une raction militaire
franco-anglaise, il est loin d'tre tout uniment rassurant, et recourt aux poncifs
nazis : elle n'est pas nulle, et il faudra alors fairepreuve d'une volont de fer
, moyennant quoi les hommes qualitativement suprieurs qu'aligne
l'Allemagne triompheront. Quant la Pologne, elle sera mise dans son tort par
un flot de propagande dont peu importe qu' il soit ou non plausible , puis
aprs son crasement elle ne sera pas l'objet d'une rectification de frontire,
mais d'un anantissement des forces vives .
C'est donc une formation nazie acclre, tout fait indite sous cette
forme, cent lieues par exemple du langage du protocole Hossbach
pourtant mis en plus petit comit, que subissent les grads allemands. Hitler
fait l'talage de sa cruaut, de son cynisme, de sa duplicit, et mme du docile
instrument, soustrait au contrle de la Wehrmacht, qu'est pour lui la SS,
lorsqu'il laisse entendre qu'il a, pour provoquer des incidents de frontire, des
moyens obliques que sa propre direction militaire n'a pas connatre. Enfin, il
prsente comme inluctable l'entre en guerre contre la Pologne, de mme
qu'il tale sa forfanterie, lorsqu'il indique que sa seule crainte, c'est qu'au
dernier moment un de ces sales cochons lui offre encore un plan de
mdiation53 .
Aprs avoir ainsi souffl le froid, il est bon de marquer une pause, ne serait-
ce que parce que la fivre monte nouveau, bien videmment, chez les
officiers. Se dbarrasser du fou maintenant que son trange talent a produit
l'aubaine du pacte germano-sovitique, l'abri duquel des choses srieuses
pourraient s'baucher, la tentation est forte. Hitler a donc intrt, pendant les
derniers jours, faire preuve d'un esprit de haute responsabilit, en prenant au
srieux la menace d'une intervention anglaise et en paraissant tout faire pour la
conjurer, cependant qu'il manipule les Polonais pour empcher une
conciliation. D'o le report de l'attaque du 26 au 1er... l encore, en soufflant le
chaud et le froid : l'ordre porte qu'en cas de mauvais temps l'attaque aura lieu
au plus tard le 2 et que si elle n'a pas lieu ce jour-l, elle sera annule. Une
incertitude propre dsorienter les militaires, qui n'ont plus qu' faire leur
mtier en esprant vaguement un miracle. Pendant ce temps, la diplomatie
nazie, o Gring joue une fois de plus le premier rle, dvoile lentement
l'anglaise et la polonaise un plan de rglement de la question du corridor que
Henderson trouve, lorsque enfin, le 31, il peut en voir le texte, extremely
liberal. En effet, il propose l'organisation loisir d'un plbiscite puis, quel que
soit son rsultat, des mesures portuaires et autoroutires permettant
l'Allemagne un accs la Prusse orientale et la Pologne un accs la mer, en
toute souverainet. Mais le 30 est parti un ultimatum, enjoignant la Pologne
d'envoyer dans les 48 heures Berlin un plnipotentiaire charg de
recueillir et de signer ces conditions, alors qu'elle ne les connat mme pas de
source allemande. L'offre est calcule pour cabrer l'orgueil de la Pologne, et
les prcdents de Schuschnigg et de Hacha ont de quoi veiller sa mflance :
une fois de plus, Hitler joue de sa propre cruaut.Varsovie ragit
adquatement : beaucoup de silence, pas de plnipotentiaire, des
manifestations chauvines dans tout le pays et particulirement dans le
corridor, non sans y molester quelques Allemands, et pour finir, l'aprs-midi
du 31, une dmarche de l'ambassadeur Lipski qui s'enquiert des conditions et
finit par les recevoir de Ribbentrop aprs avoir longtemps fait antichambre.
Hitler peut clamer que la dmarche ne rpond pas ce qu'il avait demand et
que la Pologne veut la guerre. L'incident de Gleiwitz, mont par Himmler et
excut par l'un de ses principaux hommes de main, Alfred Naujocks,
consistant faire attaquer par de faux soldats polonais un metteur allemand
de radio, dans la soire du 31, joue finalement un rle mineur. L'ordre
d'attaquer la Pologne 4 h 45 est excut par la Wehrmacht sans l'ombre d'une
hsitation.
Il s'ensuit, non une dclaration de guerre franco-britannique, mais deux
jours de confuses palabres o beaucoup de gens s'enferrent en essayant de
sauver la face.
Mussolini avait t pris de court par Hitler. Les conversations prcdant la
signature du pacte d'acier n'envisageaient une guerre gnrale, tout comme
le protocole Hossbach, qu'en 1942 au plus tt. En consquence, lorsque le 25
aot la guerre lui parut peu vitable, le Duce amora son retrait sur l'Aventin,
en prsentant l'Allemagne une liste prohibitive de revendications matrielles.
Devant la rponse ngative de Berlin, il proclama sa non-belligrance :
formule contourne et indite, pour indiquer que l'alliance demeurait, mais ne
se traduisait pas pour l'instant par une entre en guerre. Mais l'Italien mesurait
tout le premier la rputation de lchet et d'opportunisme sans principe que ce
choix risquait de confrer son rgime pris de dfils martiaux. Il va donc
faire, sans grande illusion car il connat son Hitler, quelques efforts pour
sauver la paix.
Le 31, Ciano propose une confrence, et rcidive le lendemain, en dpit de
l'entre allemande en Pologne. Bonnet saute sur l'occasion, entranant
Daladier. On observe un processus voisin en Angleterre, o Chamberlain tient
bon le 1er et parat cder aux sirnes halifaxiennes le 2, avant de se reprendre
le 3. C'est que Hitler, sans fermer la porte l'ide d'une confrence, a refus la
condition pralable britannique, d'un retrait complet de ses troupes. Ds lors
Chamberlain s'impatiente et, sans attendre les Franais, prsente sa demande
de retrait sous la forme d'un ultimatum, expirant le 3 11 heures : sans perdre
une minute il dclare alors, radiophoniquement, la guerre. Daladier suit en
tranant les pieds, 17 heures.
L'crasement de la France
Hitler russit haut la main sa premire entreprise militaire. La Pologne se
rvle un excellent faire-valoir : grce son courage, elle rsiste assez pour
que le vainqueur apparaisse mritant, mais des carences matrielles et
politiques l'empchent de causer de graves dommages son potentiel
militaire. Elle ne russit qu' l'affter en vue d'autres aventures.
L'insuffisance politique se manifeste surtout dans les jours prcdant
l'attaque de revers de l'URSS, dclenche le 17 septembre. Rien n'est fait pour
y parer, alors que tout aurait d pousser la prvoir, commencer par
l'anticommunisme des dirigeants de Varsovie. Eux qui s'taient abstenus
depuis plusieurs annes de rechercher une entente avec l'URSS pour faire
pice aux apptits allemands, au motif qu'elle voulait s'emparer d'une partie de
leur pays, voil qu' la veille de se matrialiser leur crainte apparemment les
abandonne, et qu'ils ne mettent en garde ni le peuple, ni l'arme.
Les dclarations du gnral Anders sont loquentes cet gard : ce grad de
haut niveau tait persuad que Varsovie avait nou avec Moscou une entente
secrte, permettant aux armes polonaises, en cas de besoin, de se replier sur
le territoire sovitique, et il dirigeait de ce ct la retraite de ses troupes - dans
le cas contraire, un repli vers la Hongrie ou la Roumanie tait galement
possible, et c'est en Roumanie que se rfugie le gouvernement1. L'entre en
Pologne de l'URSS est tardive, du moins aux yeux des Allemands qui la
rclamaient avec une insistance croissante, probablement parce que Staline
voulait apparatre le moins possible comme un agresseur et faire porter
Hitler la responsabilit de l'crasement du pays. Pourtant, tant donn la
confiance polonaise en la neutralit de l'URSS, sa brusque hostilit fut le
facteur le plus net, dans la troisime semaine, d'un effondrement ds lors
acclr.
Pendant ce temps, les Allis restaient l'arme au pied. Ils compromettaient
l'acquis d'une entre en guerre bien accepte et d'une mobilisation russie.
D'o le surgissement spontan, dans les masses civiles et militaires o le
souvenir de 1914 reste vif, de l'expression : drlede guerre - que Roland
Dorgels a, parmi les gens de presse, utilise le premier. Les historiens l'ont
reprise, moyennant une ambigut : parfois elle dsigne la passivit du front
de l'ouest depuis le dbut, et englobe le mois de septembre ; mais plus souvent
elle dsigne la priode, plus passive encore sur le front franco-allemand, qui
s'tend de la fin de la campagne de Pologne (28 septembre) l'offensive
allemande du 10 mai 1940.
A cette passivit, une raison principale : Paris comme Londres on espre
que l'clatement mme de la guerre cre Hitler de grandes difficults
politiques. Dans ces conditions, il est tentant d'attendre, au moins quelques
jours, avant d'entrer dans le vif du sujet. Si par exemple les gnraux
allemands, mcontents que le conflit avec la Pologne dgnre en guerre
europenne, relanaient leurs plans de putsch, quelle maladresse ce serait,
quel soutien apport au dictateur, de dclencher des hostilits srieuses, qui
retourneraient vers les frontires l'agressivit de ces messieurs ! Voil
comment, en toute bonne conscience, on laisse passer une occasion : mme les
auteurs les moins ports sur l'histoire-fiction dtaillent les coups mortels qu'on
pouvait assner l'Allemagne pendant tout le mois de septembre, alors qu'elle
n'avait que 21 divisions mdiocres dans une ligne Siegfried pleine de trous, et
pas la moindre aviation pour protger la Ruhr. A l'inverse, pendant toute la
priode, abstraction faite d'une offensive symbolique en Sarre dbut
septembre, et mme lorsque les armes allies et allemandes sont enfin aux
prises en Norvge au mois d'avril, les troupes franaises limitrophes du Reich
auront l'interdiction formelle de tirer sur l'ennemi. Drle de conflit
dcidment !
Cependant, la lchet est plutt rare dans le commandement alli, et la
sclrose intellectuelle n'explique pas tout. Des calculs interviennent, que
l'histoire ne va pas confirmer mais qui ne sont pas dpourvus pour autant de
rationalit, et qui seuls permettent de comprendre.
Si une tude fait cruellement dfaut l'histoire du XXe sicle, c'est bien
celle des fantasmes et des manuvres de la drle de guerre. Il faudrait un gros
livre pour recenser les tentatives de paix et de mdiation, les persistantes
rumeurs d'un putsch anti-hitlrien, les paris sur un effondrement conomique
allemand et les plans de combat esquisss malgr tout, dans des azimuts
parfois exotiques. Il faudrait surtout ordonner cette matire, trier l'important,
dgager la chronologie des tentatives les plus srieuses et des illusions les plus
fatales. En l'tat actuel de la recherche, seules deux choses sont bien tablies :
1) Beaucoup de gens, dans tous les pays belligrants et dans beaucoup
d'Etats neutres, travaillent arrter la guerre.
2) Le principal obstacle contre lequel se brisent ces efforts est l'opinitret
de Hitler la poursuivre.
C'est ce dernier point qu'on va ici dvelopper, tout en renvoyant pour le
dtail des ouvrages antrieurs, principalement la Ruse nazie.
Plus de Pologne et encore la guerre ? : un chapitre de Churchill et les
Franais avait reu ce titre en 1993. Il affirmait que Hitler, lorsqu'il signait le
28 septembre une dclaration commune avec Staline, proclamant la fin de
l'Etat polonais et, par voie de consquence, des raisons de la guerre, souhaitait
vritablement une paix immdiate afin de se retourner prochainement contre
l'URSS. A preuve, les menes de Gring, notamment lorsque, fin septembre, il
faisait dire au capitaine franais Stehlin, attach militaire Copenhague et
venu clandestinement (sic) Hambourg, que la campagne de Pologne tait la
premire phase d'un plan qui (...) nous conduit dans la direction oppose
celle qui mne votre pays . La conversation du 26 septembre entre Hitler,
Gring et Dahlerus, semblait, malgr les propos trs durs de Hitler contre
l'Angleterre, viser plus impressionner l'ennemi qu' le froisser, et tmoigner
elle aussi de l'espoir d'une paix prochaine.
Quelques annes de travail supplmentaire ont rendu l'auteur plus sensible
deux ralits : la divergence franco-britannique sur la continuation de la
guerre et la complexit de la manuvre hitlrienne. D'o un affinement - il
l'espre, en tout cas - de l'hypothse initiale.
La pauvre France et son pauvre prsident du conseil sont visiblement prts
saisir la perche. Comme lors de l'entre en guerre, la France est moins
belliciste que l'Angleterre en ce dbut d'octobre o, pour couronner une
semaine de manuvres occultes, Hitler fait officiellement une offre de paix
devant le Reichstag, le 6. Aprs la dclaration germano-sovitique du 28
septembre, Daladier louvoie plusieurs jours sans aucun commentaire agressif
et ne se dcide repousser fermement toute ide de paix que le 3 octobre,
aprs une conversation avec Chamberlain : une fois de plus il ne reste qu'
s'aligner. Hitler le sait bien et, s'il fait tenir Daladier (par l'intermdiaire de
Stehlin) un langage plus conciliant qu' Halifax (par l'intermdiaire de
Dahlerus), c'est pour diviser les deux dmocraties, dans l'espoir (qui sera
combl par Ptain) que la France finisse par rpudier la gouvernante . En
fait, donc, ce qui compte pour lire dans le jeu de Hitler, c'est le message qu'il
adresse aux Anglais, et il est intressant de le relire de prs :
Aujourd'hui, une haine terrible s'empare graduellement du peuple
allemand contre l'Angleterre. Les Anglais sont assez sots pour lancer
maintenant des tracts qui rvlent leur totale ignorance de la mentalit
des Allemands. Notamment lorsqu'ils s'attaquent la personne du
Fhrer pour qui le peuple allemand n'prouve que de la gratitude. Il en
rsulte dans ce pays un tat d'esprit qui rend plus difficile tout accord
avec l'Angleterre.
Hitler s'en prend ici, en dpit des apparences, non pas l'Angleterre, mais
Chamberlain. C'est lui, et non Halifax, qui, faisant une fixation personnelle sur
le Fhrer, inspire les tracts incrimins. Le sens du message est donc : pas de
paix pour l'instant, si vous ne vous dbarrassez pas de Chamberlain. Et comme
sa position est encore solide, cela veutbien dire : pas de paix pour l'instant,
mais qui sait, plus tard, aprs d'autres pripties... Hitler se donne donc du
champ, tout en prparant l'issue finale, une paix signe avec un gouvernement
Halifax.
Un lment le confirme : la position de Hitler sur la question qui alors
domine bien des conversations, celle de la restauration d'une Pologne
indpendante. Beaucoup de conservateurs, dans le monde, sont alors prts
pardonner ses pchs l'Allemagne, pour peu qu'elle reconstitue un Etat
polonais, mme trs amoindri. Ainsi, l'ambassadeur italien Guariglia
tlgraphie Ciano au dbut d'octobre qu'en France la majorit du
gouvernement est prte signer la paix cette condition. Il fait peu de doute
que les Italiens ont aussitt partag la nouvelle avec les Allemands, puisque
c'tait pour eux un moyen de mettre fin leur inconfortable non-belligrance
. Mussolini lui-mme, en dcembre, va crire Hitler une longue missive
l'adjurant de renoncer son flirt avec l'URSS et de reconstituer un Etat
polonais. Quant aux Britanniques halifaxiens, ils font savoir leur manire,
oblique, qu'ils attendent de l'Allemagne un geste d'apaisement : le prouve un
mystrieux document des archives de Paul Reynaud, faisant tat du voyage
d'un de ses proches - sans doute Dominique Leca - Londres, du 26 au 29
septembre. Il y a rencontr des personnalits britanniques (des proches de
Halifax sans doute, et peut-tre aussi Lloyd George) qui ont souhait que
Reynaud et Ptain prennent la tte d'un comit qui rclamerait l'Angleterre la
paix !
Hitler, ces sirnes, fait obstinment la sourde oreille. Il ne fera jamais le
moindre pas dans le sens demand. Parce qu'une reconstitution, mme trs
partielle, de la Pologne, est contraire au programme d'abaissement des
Slaves ? Sans doute, mais il y a une raison plus immdiate : ne pas cder l-
dessus, alors que cela lui vaudrait un nouveau triomphe, c'est montrer qu'il
veut plus, et plus vite. En l'occurrence, qu'il a dj dcid son offensive
l'ouest, pour liminer du dbat la force militaire franaise et prendre alors plus
largement et plus confortablement son espace .
Cette hypothse est, de loin, celle avec laquelle les faits et documents
connus cadrent le mieux. Une fois de plus, le Fhrer mise sur
l'anticommunisme. Faire une offre de paix en proclamant que la Pologne a
cess d'exister et que cela, ce sont les deux grandes puissances de la rgion
qui le garantissent , n'est pas fait pour faciliter la tche des Halifax, des
Daladier et de tous ceux qui cherchent une sortie honorable. Toujours prts
se mettre au garde--vous devant Hitler au nom de l'anticommunisme, ils ne
peuvent prcisment pas le faire devant la paire Hitler-Staline. Le leur
demander c'est dclencher un rflexe de rage impuissante. Il y a de quoi les
rendre non pas vraiment bellicistes, chamberlainiens tout au plus : ils en
viennent penser que tout serait aplani avec un autre chef allemand
s'appelt-il Gring.
Le Feldmarschall est-il all jusqu' dire qu'il pouvait, si les Allis l'aidaient
par la modration de leurs demandes, renverser le Fhrer pour signer une paix
mutuellement avantageuse ? Aucun document pour l'instantne l'atteste. Mais
les messages relays par Dahlerus ne sont connus que trs partiellement, et
surtout grce la saisie des archives allemandes, lesquelles n'instruisent que
des manuvres que Hitler daignait faire prendre en note et dont il n'avait pas
fait effacer les traces l'approche de la dbcle. Cependant, il y a beaucoup
dduire de l'ide mme, encore si florissante, d'une tendance anglophile ,
anime par Gring, dans le gouvernement allemand. Cette ide a pris son
essor l'occasion de la dposition de Dahlerus Nuremberg. C'est Gring qui
l'avait fait citer, pour se dfendre du grief d'avoir voulu la guerre : il fut donc
interrog sur ses seules navettes de l't 1939. Si elles sont beaucoup moins
intressantes et importantes, on va le voir, que celles de l'automne et du
printemps suivants, elles ont nanmoins, aprs la crise de Munich o Gring,
dj, avait jou au pacifiste anglophile, enracin l'ide qu'il tait redevenu,
malgr la fin lumineuse du Reichstag et la sombre nuit des Longs Couteaux, le
nazi le plus prsentable. En consquence, et-il, dans ses conciliabules avec
les missaires sudois et franais, affirm une loyaut sans faille envers le
Fhrer, les forces pacifistes allies pouvaient tre fortement tentes de miser
sur lui et de spculer sur son accession la direction du Reich. Mais puisque
sa loyaut, comme le prouve toute cette tude, tait vraiment sans faille, il n'y
a l rien d'autre qu'une manuvre de plus du Fhrer pour gagner du temps et
prparer des actions foudroyantes en entretenant de fallacieux espoirs.
Tout aurait pu chouer par la grce d'un ouvrier bniste de trente-cinq ans,
Johann-Georg Elser. Ayant dcid de tuer le Fhrer en ne comptant que sur
lui-mme et ses talents en menuiserie, mtallurgie et horlogerie, il russit
dissimuler dans un pilier de la Brgerbrukeller, tout prs de l'endroit o
Hitler prononce tous les ans son discours du 8 novembre, une bombe de forte
puissance, qui tue huit personnes... vingt minutes aprs le dpart,
exceptionnellement prcoce, du cortge dictatorial. Electeur communiste
jusqu'en 1933, mais soucieux de revendications matrielles plus que de
rvolution politique, ce solitaire, mconnu jusqu'aux annes 70, a fascin
depuis plus d'un auteur antinazi. Parfois pour des raisons discutables. On se
plat voir en lui le justicier surgi du peuple, symtrique de l'aventurier
sanguinaire qu'a produit le mme peuple - Hitler tant issu comme lui-mme
du bas de l'chelle sociale dans les confins austro-bavarois2. On considre
moins son tre rel que son essence, en insistant sur son insignifiance et sur le
vide de son existence, soudain transfigure et comme rachete par le projet
tyrannicide3, Plusjuste est le ton de Joseph Peter Stern, qui dans son essai sur
Hitler lui consacre quelques pages magistrales, les premires faire connatre
son aventure sans dformation au public franais quand le livre fut traduit, en
1985. Loin de toute esthtisation de l'homme quelconque et de toute
idalisation du peuple, il se place sur le terrain de la loi morale : tout homme,
mme allemand, devait s'opposer comme il le pouvait Hitler... et ses
possibilits n'taient pas sans limite, mme celles d'Elser. La Gestapo en effet
semble l'avoir fait plier, lors de ses interrogatoires, en lui faisant regretter son
geste, au nom des victimes. N'importe : il avait accept tous les risques, y
compris celui d'tre le jouet de manipulateurs plus forts que lui.
Le procs-verbal de ces interrogatoires, effectus Berlin du 19 au 23
novembre, est notre source principale sur sa personnalit et sur la prparation
de l'attentat. Car la police lui pose des questions tatillonnes sur l'ensemble de
ses penses, de ses actes et de ses relations, dans l'espoir vident de dcouvrir
une logique de groupe, aidant prvenir la rdition d'un aussi fcheux
pisode. Elle en est pour ses frais. Elser, qui nomme beaucoup de gens,
affirme qu'il n'a mis personne au courant de son projet et cela doit tre vrai,
puisque la Gestapo ne semble pas avoir obtenu de ses familiers la moindre
indication contraire. Ce qui nous permet d'imaginer la scne pittoresque o
Himmler a d se rsoudre avouer au Fhrer que les Allemands qui avaient
envie de le tuer pouvaient trs bien s'entourer d'un secret total, djouant tous
les quadrillages et tous les mouchardages. La porte du geste d'Elser est donc
double, et contradictoire. Il a aid Hitler survivre, en le poussant redoubler
de prcautions et en renforant sa croyance en une protection divine. Mais il a
aussi contribu, plus peut-tre que tout autre, le couper du peuple. Non
seulement il n'y aura plus, aprs cet attentat, de bains de foule et de grands
discours en public, sinon devant des notables soigneusement filtrs et fichs,
mais Hitler, qui savait lire, a d prendre comme un coup de poing en pleine
face les motivations d'Elser.
Sa conscience syndicale tait certes heurte par la constatation, d'ailleurs
peu exacte, d'une baisse des revenus ouvriers sous le Troisime Reich. Pas de
quoi tuer un homme, surtout si prcisment on analyse les choses dans une
optique syndicale. Plus srieusement, Elser rprouvait les atteintes portes par
le rgime aux liberts individuelles, familiales et religieuses. Mais surtout, ce
qui l'avait dcid agir, c'taient les accords de Munich. On dit que ce
triomphe diplomatique avait laiss au Fhrer un got amer, en raison des
acclamations qui montraient quel point le peuple allemand en gnral, et
bavarois en particulier, tait peu press de se battre. Mais il y avait pire que ce
lche soulagement : le fait qu'un homme de ce peuple ne se soit pas laiss
griser, qu'il ait compris ds la crise des Sudtes que Hitler avait dclench un
processus d'agressions rptition ( j'tais convaincu que l'Allemagne ne s'en
tiendrait pas aux accords de Munich, qu'elle continuerait d'imposer ses
exigences certainspays ), senti qu'il tait la source du mal avec deux, pas
un de plus, de ses conseillers (Gring et Goebbels) et plac ses espoirs, non
dans un meurtre individuel, mais dans un attentat qui avait des chances de
rduire en bouillie la direction nazie tout entire. Autant est artificiel un
parallle entre Elser le bon et Hitler le mauvais, deux fils du peuple ayant
choisi des voies morales opposes, autant il est intressant de se demander si
Hitler, qui reparlera souvent de l'pisode, n'a pas t profondment branl par
l'analyse de cet Aryen lmentaire, impermable ses ruses et hautement
perspicace sur la dangerosit de ses lieutenants, et s'il n'a pas t dstabilis
par sa bombe, distance, autrement que par celle qui devait clater devant ses
pieds, le 20 juillet 1944, apporte par des militaires aristocrates qui l'avaient
aveuglment suivi dans le succs et tentaient sur le tard de se dsolidariser des
checs.
Cette cuisante dception, qu'on peut dduire des dpositions d'Elser, de
l'intrt que Hitler lui vouait et de ses attentes l'gard du peuple allemand,
est corrobore par le comportement du poseur de bombe en captivit. Car il
n'a pas t condamn mort, mais incarcr sans jugement dans divers lieux
o Hitler conservait des prisonniers de marque, avant d'tre assassin
discrtement la veille de la dfaite. Deux de ses camarades d'infortune, le
pasteur Bonhoeffer et l'agent anglais Best, ont donn des tmoignages
concordants sur la manire dont il expliquait son acte. Intern comme
communiste au camp de Dachau en 1939, il aurait accept une proposition de
la Gestapo, d'organiser un attentat paraissant viser le Fhrer. Ce rcit tardif
tait en contradiction totale avec les aveux immdiats, et avec tout ce qu'ont
pu dire ses proches, qui confirmait ceux-ci. Aucun internement ne pouvait
trouver place dans son emploi du temps minutieusement reconstitu, et la
Gestapo n'avait jamais inquit les simples lecteurs communistes, vaguement
frotts de syndicalisme. Il est clair qu'Elser s'tait prt, pour prolonger son
existence, une mise en scne qui ne devait pas lui paratre bien nuisible, le
privant seulement de la gloire de son acte solitaire, laquelle il n'attachait sans
doute pas une grande importance. Ce qui est moins limpide, ce sont les
motivations de la Gestapo. On ne saura peut-tre jamais quel procs elle
prparait et quel rle elle voulait qu'Elser y jout. Il est vident, cependant,
qu'elle faisait tout pour discrditer la thse d'un assassin solitaire, y compris en
lui mnageant des rencontres avec des interlocuteurs crdules. C'est que cette
thorie tait, pour l'homme qui avait fond toute sa carrire sur le mythe du
complot juif mondial, politiquement inacceptable, et sans doute aussi
personnellement. Arriver faire dire un Bonhoeffer, par un Elser, qu'il tait
une recrue de la Gestapo, voil bien l'un des actes nazis les plus odieux, et l'un
de ceux qui montrent sous le jour le plus cru l'impasse dans laquelle
s'enfonait ce rgime. Avec la touche de comique involontaire qui
accompagne souvent le cynisme : pour salir l'acte le plus noble et le plus droit,
la Gestapo en vient se peindre elle-mme en organisatriced'attentats truqus,
au risque d'attirer l'attention sur ceux qu'elle cherche dissimuler, comme
l'incendie du Reichstag4 !
La chronologie des intentions allemandes pendant la drle de guerre a t
souvent raconte. On sait que Hitler a, ds la victoire sur la Pologne, inform
ses gnraux qu'il voulait au plus vite attaquer le front de l'ouest, que
l'annonce ne les a pas enchants et que l'automne a t, comme l'anne
prcdente, la saison des projets de coup d'Etat. La journe dcisive est cet
gard le 5 novembre : l'attaque tant fixe au 12, Brauchitsch et son tat-major
viennent solennellement expliquer Hitler qu'elle est impossible tant du point
de vue matriel que moral mais, lorsque le chef de l'OKH argue, pour faire
bon poids, de mutineries survenues pendant la campagne de Pologne, le
Fhrer tient sa parade. Il exige des dtails, notamment sur les condamnations
mort, avec un malin plaisir que le lecteur doit deviner, car les comptes rendus
font plutt tat d'une fureur sans borne et d'un dbordement d'animosit contre
le corps militaire tout entier. Les menaces de coup d'Etat s'effondrent
paralllement au commandant en chef qui, charg de faire entendre raison au
Fhrer, n'a pu trouver de rplique et a repris le chemin de Zossen ananti ,
suivant tous les tmoignages. Pis, Halder, qui avait accept de prendre la tte
de la rbellion, s'affole au lendemain de l'attentat d'Elser, survenu trois jours
plus tard, et brle ses papiers que la Gestapo ne songeait nullement
perquisitionner, ayant vite compris que l'artificier bavarois n'avait aucun lien
avec l'arme.
C'est alors que la mtorologie entre en scne. L'attaque va tre repousse
vingt-neuf fois, pour des raisons atmosphriques. Trop d'auteurs, encore
aujourd'hui, s'en contentent, alors que la dmarche historique voudrait qu'on
jauge, cas par cas, s'il s'agit de raisons ou de prtextes. Disons, pour rsumer,
que la mto a le dos trs, trs large. Ce qui apparat, c'est que, lorsque
l'attaque est vraiment dclenche, le 10 mai, toutes les conditions sont runies
pour un triomphe rapide... y compris un temps presque uniformment beau
jusqu' la fin de juin, et que, hormis le ciel, certaines de ces conditions sont
toutes rcentes.
La plus dcisive concerne le plan de campagne. Halder, somm d'en faire
un, s'tait excut de mauvaise grce en octobre et le rsultat, une ple copie
du plan Schlieffen de la guerre prcdente, refltait plus la mauvaise volont
que le manque d'imagination. Ce que voyant, Erich von Manstein, devenu le
chef d'tat-major du groupe d'armes A sous la direction de Gerd von
Rundstedt, se mit bombarder le quartier gnral de notes impatientes,
exigeant une stratgie fonde sur la surprise et, plutt qu'une manuvre
classique d'enveloppement par la Belgique, uneperce travers les Ardennes,
pour couper en deux le dispositif adverse. On fait grand cas d'un djeuner qui
vit, la mi-fvrier, la rencontre de Hitler et de Manstein : il serait l'origine
de la refonte des plans suivant les vues du gnral, acquise le 24. Ce n'est pas
trop tt pour une attaque dclenche le 10 mai, d'autant plus qu'elle tait
programme pour le 13 avril et que les complications imprvues de la
campagne de Norvge semblent expliquer un report, cette fois ultime, au mois
de mai.
Dans la Ruse, j'ai soupes les matriaux runis depuis les annes 50, sur la
gense de ce plan, par divers auteurs (Koeltz et Jacobsen principalement), et
conclu que la collusion entre Hitler et Manstein pourrait avoir t fort
antrieure. La version traditionnelle est, en tout cas, des plus invraisemblables,
et les recherches effectues pour la prsente biographie ne l'ont pas
rhabilite. Hitler a fait du chemin depuis sa rencontre avec Seeckt et il est
devenu, au plus tard en 1932 (poque o il dtache Blomberg de Schleicher),
expert dans le maniement des officiers suprieurs allemands. En fvrier 1938
il a mis en place avec Keitel, Jodl et Schmundt un matre trio, aux rles bien
dfinis, qui lui permet de s'informer sur l'tat d'esprit des militaires et de
l'orienter par petites touches. Et on voudrait qu'il ait ignor pendant trois mois
un conflit, sur les choix stratgiques essentiels, entre un Halder et un
Manstein ? Le livre montre d'ailleurs le bout de l'oreille lorsqu'on nous dit
qu'une conversation entre Schmundt et Manstein, fin janvier, fut l'origine du
fameux djeuner. Il est tout de mme des auteurs pour supposer que Schmundt
n'avait donn Hitler aucun dtail et qu'il a entirement dcouvert les ides de
Manstein la mi-fvrier...
S'il est difficile de reconstituer toutes les tapes, il est du moins certain que
l'expression plan Manstein doit cder la place celle de plan Hitler ,
pour la forte raison que les ides du gnral n'ont t que partiellement
appliques, et qu'elles ont servi Hitler de fuse porteuse pour les siennes.
On donne souvent l'offensive allemande de Sedan Dunkerque le nom de
Sichelschnitt (coup de faucille). L'histoire de cette appellation est instructive.
Au dpart, on trouve une comparaison de Churchill dans un de ses discours les
plus clbres, celui du 4 juin 1940, rendant compte de l'embarquement de
Dunkerque. Il y dcrit les armes allemandes coupant de leurs arrires les
armes allies comme une faux tranchante (like a sharp scythe). On
retrouve l'expression en Allemagne une quinzaine d'annes plus tard avec
deux glissements rvlateurs : la faux est devenue faucille (Sichel), et l'outil
est cens avoir t consciemment forg par l'assaillant qui aurait lui-mme
prpar, d'aprs un livre de Jacobsen datant de 1957, un Sichelschnitt-Plan
(les guillemets sont de l'auteur). La vrit est tout autre, du moins dans les
textes : le plan Manstein, que Halder traduit en ordres partir du 24 fvrier,
n'est prcis que jusqu' Sedan, et ne vise pas l'encerclement de l'ennemi dans
la rgion de Dunkerque, mais son anantissement dans des batailles de
rencontre.Tout ce qu'il indique, du point de vue de la direction, est qu'aprs la
perce ardennaise on prendra le chemin de la Basse-Somme. Or celle-ci se
trouve une centaine de kilomtres au sud de Dunkerque. Si donc l'image de
la faux, qui suggre un ample mouvement de coupe, est peu prs fidle aux
intentions crites de l'ennemi, celle de la faucille, voquant un travail prcis
et, par sa forme, une ide d'encerclement, reprsente certes une juste
mtaphore de ce qui s'est pass, mais, par rapport aux plans, une dformation
notable.
Pour montrer que Manstein tait mcontent de l'application de ses ides, il
n'est que de le lire. Il ne voulait pas envoyer sur la Somme, et encore moins
aux abords de Dunkerque, la totalit des troupes de la perce, mais les diviser
en deux, une partie fonant directement vers le cur de la France. Il reproche
Halder d'avoir, par une prudence maladive, maintenu trop de troupes au
nord : alors que l'ennemi tait dpass par les vnements, on l'a btement
laiss se rtablir sur la Somme en donnant l'ordre strict de ne pas franchir ce
fleuve (si ce n'est par quelques ttes de pont).
Mais ce que Manstein ne voit pas ou ne veut pas voir, quinze ans plus tard,
c'est que Halder lui-mme a t trs mcontent d'tre bloqu sur la Somme ! Il
a donc bien fallu que quelqu'un prenne cette dcision. Il reste deux candidats :
le chef du Hgr5 A, Rundstedt, et Hitler lui-mme. La logique hirarchique
comme les textes d'poque ne permettent gure d'hsitation : Rundstedt est
serr de prs, au cours de la bataille, par Keitel, qui va souvent le voir avec un
petit avion, en dbut de journe, dans son QG de Charleville, et retourne faire
son rapport au Fhrer, install Rodert, dans l'Eifel. Par ailleurs, Hitler a mis
profit la drle de guerre pour resserrer ses contacts avec le Hgr A. Il a
rencontr personnellement plusieurs reprises Rundstedt, ainsi que le chef du
principal groupement blind, Guderian, et celui de l'infanterie qui s'installe le
long de la Somme avec mission de ne pas pousser son avantage, le gnral
Busch. On retrouvera toutes ces personnes prs de lui, jusque trs tard dans la
guerre et on ne les verra, en revanche, mles aucun complot.
Il ne s'agit pas d'un grossier noyautage. Ces gnraux que Hitler place des
endroits stratgiques, pour pouvoir donner des ordres par-dessus la tte de
Brauchitsch et de Halder, ne sont pas, l'exception peut-tre de Busch, des
nazis passionns. Ils n'ont pas une claire conscience du rle qu'on leur fait
jouer, et encore moins du fait qu'il a t crit longtemps l'avance (si on ose
dire, car aucun document n'en fait tat : il est possible que Hitler n'ait jamais
crit ses plans secrets, ou les ait systmatiquement dtruits aprs usage).
D'autre part, des trompe-l'il sont installs, ou laisss en place, un peu
partout : ainsi le deuxime commandant, en importance, du Hgr A, le chef de
la IVe arme qui regroupe tous les blinds, s'appelle Kluge et se suicidera
aprs le putsch de juillet 1944,dont il tait de longue main un des principaux
matres d'oeuvre. Notons encore que Hitler russit se dbarrasser
discrtement du seul officier qui aurait pu contrarier ses manigances, savoir
Manstein, le pre putatif du plan. Il est mut par Halder la veille mme du
triomphe de son projet... par promotion, comme toujours en ces cas-l :
devenu gnral de corps d'arme, il doit effectuer un temps de commandement
et ne peut plus tre chef d'tat-major. Son remplaant, Sodenstern, n'a pas le
brio d'un Rundstedt, d'un Guderian ou d'un Busch : c'est un terne excutant,
qui a pour lui d'avoir ctoy Keitel dans des fonctions antrieures.
Avant de conter l'aboutissement de ce plan Manstein sournoisement
dtourn, il faut dire un mot de la campagne de Norvge. Ce premier
croisement de fer entre l'Allemagne et d'autres grandes puissances, depuis
1918, est men directement par Hitler, d'une manire trop voyante pour que
quiconque le conteste. Lors de la guerre russo-finlandaise (30 novembre-12
mars), les Allis ont caress des plans d'aide la Finlande, comme pour
achever de justifier l'expression drle de guerre : on ne combattait pas
l'ennemi et on en cherchait un autre... qui paraissait beaucoup plus naturel
une partie des forces politiques de Londres et de Paris. Churchill lui-mme
avait donn de la voix dans ce sens, mais pour d'impures raisons : il spculait
que pour intervenir en Finlande on serait oblig de prendre pied en Norvge et
en Sude, ce qui tait un moyen de faire basculer toute la Scandinavie dans le
camp alli. Hitler l'avait vu tout aussi bien, s'tait fait recommander par Keitel
un gnral, Falkenhorst, l'avait convoqu en fvrier et lui avait demand de
monter une expdition vers le Danemark et la Norvge. Tout fut trait avec
Gring et Raeder pour l'aviation et la marine, mais sans la moindre
consultation de Brauchitsch en ce qui concerne les troupes terrestres : c'tait la
premire opration de l'OKW, l'cart de l'OKH.
L'attaque eut lieu par surprise et, malgr la minceur des effectifs engags,
fut assez sanglante de part et d'autre. Risquant sa maigre flotte alors que
Guillaume II avait gard au port ses puissantes escadres, Hitler en perd la
moiti. Mais il est pass : ses troupes dbarquent dans toutes les rgions
norvgiennes le 10 avril, et une contre-offensive de la Navy pique au vif,
apportant des contingents franco-britanniques, se solde par de piteux
rembarquements, sauf Narvik, un port inaccessible aux avions allemands,
devant lequel on met le sige. C'est que, plus au sud, les Stukas, ces
bombardiers en piqu apparus dans la campagne de Pologne, ont fait
merveille, contre les troupes et aussi contre les navires. L'exploit stratgique
se double d'un coup de matre politique : il dstabilise, outre Chamberlain, son
ministre de la Marine Churchill, au profit de Halifax, cependant qu'en France
Reynaud, qui vient de remplacer Daladier en clamant que c'tait pour faire la
guerre plus nergiquement, se retrouve les quatre fers en l'air.
On lit partout, y compris dans mes ouvrages antrieurs6, que Hitler a
montr au cours de cette campagne une grande fragilit nerveuse, entrant en
transe la moindre mauvaise nouvelle, et calm grand-peine par les officiers
de l'OKW. Or cette belle unanimit doit tout un document unique, le journal
de Jodl, et prsent j'ose franchir un pas : Hitler manipule son entourage
militaire en gnral, et Jodl en particulier. Le tmoin est des plus suspects, non
en raison de sa malhonntet, mais de sa navet.
Hitler aurait en particulier t trs contrari de la russite du dbarquement
franco-britannique Narvik, qui menaait ses propres troupes dbarques
quelques jours plus tt en nombre beaucoup plus restreint sous le
commandement du gnral Dietl. Aprs une belle rsistance, elles devaient
finir par vacuer la place le 28 mai devant un assaut command par le gnral
franais Bthouart : le Fhrer aurait pass son temps se ronger les sangs
pour Dietl et proposer pour lui venir en aide les solutions les plus
fantaisistes. A maintes reprises il avait prtendu qu'on ne pouvait pas se
permettre un chec .
Et s'il avait simul ces paniques, pour favoriser la russite de l'opration
suivante ? C'est difficile prouver, et peut-tre jamais. Ce qui en revanche
est certain c'est que, pour justifier des dcisions militairement aberrantes
pendant la campagne de France, il utilisera plusieurs fois l'argument qu'on
ne peut se permettre un chec .
Parmi les remarques rcemment faites et qu'on tarde vulgariser figure
l'intoxication par laquelle Hitler a dtourn les regards de sa perce de Sedan.
Il s'agissait d'attirer en Belgique et mme si possible en Hollande l'aile
marchante de l'adversaire, en faisant croire qu'on ne visait qu' conqurir ce
qui ne s'appelait pas encore le Benelux. Ainsi Hitler capitalisait le bnfice de
sa mauvaise rputation et de celle de son pays. Il n'tait qu'un charognard
fondant sur de petits Etats sans dfense, Autriche, Tchcoslovaquie, Pologne,
Danemark, Norvge... C'tait tout ce que pouvait se permettre un pays
conomiquement faible. Mais gare : cela le renforait. Ainsi, entre mille autres
aveugles de par le monde, les dirigeants militaires franais, runis en avril,
voyaient dans l'entre ventuelle des Allemands en Belgique et/ou en
Hollande une tentative quelque peu dsespre de desserrer le blocus . A
partir de telles prmisses, on jugeait la fois vital et facile de les arrter dans
les plaines flamandes. Si on laissait faire encore une fois, Hitler allait peut-tre
prendre une avance irrsistible, en achevant de faire sa pelote avec de petits
neutres terroriss n'ayant plus aucune confiance dans les dmocraties, de la
Sude l'Iran en passant par la Suisse et la Grce. Alors que le comportement
de la Belgique, pour ne citer qu'elle, et amplement justifi qu'on l'aban-
donntprovisoirement son sort pour la dlivrer un peu plus tard... ce qui
d'ailleurs finit par arriver.
Il n'est pas trs intressant de rappeler ce sujet des perles de Gamelin ou
de Darlan. Celles de Churchill et de De Gaulle sont plus instructives, et leur
gloire ne souffrira pas trop qu'on sache qu'il leur est arriv d'errer, car
l'dification des hommes d'aujourd'hui gagne plus mesurer comment ces
deux vainqueurs de Hitler sont devenus eux-mmes qu' croire leur
antinazisme sorti tout casqu de leur berceau. Tous deux rclament cor et
cri l'entre en Belgique, partir de janvier. C'est l'poque o de Gaulle
commet un acte sans prcdent et jusqu'ici sans imitateur connu, parmi ceux
qui devaient un jour diriger leur pays : ce subalterne bombarde ses quatre-
vingts compatriotes civils et militaires les plus haut placs d'un long
mmorandum, suivant lequel l'Etat et l'arme sont mens en dpit du bon sens.
Il y prne l'offensive en termes gographiquement vagues, mais il est plus
prcis, par exemple, le 24 mars quand, dans l'entourage de Reynaud, nouveau
prsident du conseil, il conseille de la prendre en Belgique7. Churchill, lui, est
ministre, et c'est s qualits qu'il prend une semblable position, tant en janvier
qu'en avril, lorsque court le bruit d'une offensive allemande. Ce n'est pas pour
s'opposer, ni l'un ni l'autre, quand cette offensive finit par se produire le 10
mai, ladite entre, aussitt dcide par les gouvernements et les tats-majors,
en fonction de plans arrts depuis longtemps.
C'est l'occasion de mditer sur l'opposition allemande. Son bilan, pendant la
drle de guerre, n'est gure reluisant. Elle entretient les Allis dans l'ide de la
faiblesse du rgime, voire de son implosion imminente. Elle se porte
candidate au pouvoir dans le cadre d'une paix blanche et commence mme
mgoter sur les morceaux de Pologne et de Tchcoslovaquie qu'elle entend
conserver ! Surtout, peut-tre, elle organise des fuites sur l'imminence d'une
action allemande en Belgique en ne parlant jamais d'une perce Sedan.
Intoxication matrise d'un bout l'autre par la Gestapo ? Ou simplement fuite
calcule sur l'attaque contre la Belgique, l'intention de militaires ou de
diplomates qu'on sait en contact avec l'Occident (par l'intermdiaire,
notamment, du Vatican), en veillant jalousement au secret de la perce
ardennaise ? Les carnets de Hassell orientent vers la seconde hypothse8.
Sur l'effondrement militaire de la France en 1940, bien des auteurs ont pris
pour argent comptant les bobards de l'poque, suscits par la panique et la
malveillance, franaise ou trangre, xnophobe ou partisane. Pourne prendre
qu'un exemple, on peut suivre de livre en livre le dveloppement d'une
invraisemblable lgende, suivant laquelle le chteau du Muguet, refuge de
l'tat-major franais Briare pendant quelques jours de juin, n'tait reli au
monde que par un tlphone non automatique, hors d'usage aux heures des
repas pour permettre la tlphoniste de se restaurer. Tout part du journal du
ministre Baudouin, publi en 1948 : le 11 juin, il maugre contre la dispersion
des services gouvernementaux entre diffrents chteaux, avec des tlphones
non automatiques. Des liaisons tlphoniques directes nous sont promises ,
ajoute-t-il. L'anne suivante, dans les mmoires de Churchill, le tir se prcise
contre le GQG de Briare : Le chteau ne possdait qu'un seul tlphone dans
le cabinet de toilette. Or, en reconstituant son emploi du temps d'aprs les
nombreux tmoignages disponibles, on ne voit pas quand son dferlement
verbal aurait eu souffrir de l'absence de ce truchement : il aura puis ce
sujet, dans Baudouin, un trait pittoresque, combin peut-tre au souvenir d'un
poste tlphonique dans une salle d'eau. Mais le bouquet reste venir : en
1969, dans son gros ouvrage sur la dfaite franaise, William Shirer crit
propos de l'ensemble des demeures abritant des services civils ou militaires,
sans autre rfrence que le journal de Baudouin, qu' aucune n'avait plus d'un
tlphone et que personne n'avait eu l'ide de faire poser quelques lignes
supplmentaires, ou d'essayer de modifier les habitudes de l'employe de
village qui prenait deux heures pour djeuner et quittait son service 18
heures9 .
En 1990, le cinquantenaire a vu, enfin, l'historiographie franaise s'emparer
du sujet et entreprendre une estimation plus rigoureuse de ce qui avait dfailli.
En janvier 1992, l'apparition des papiers Doumenc a fait progresser les
connaissances sur la campagne de 1940, plus encore que sur la gense du
pacte germano-sovitique. On a pu reprocher leur auteur un optimisme
excessif. Il tait en effet, son poste de major gnral qui en faisait le
subordonn immdiat de Gamelin puis de Weygand, le seul du haut
commandement qui gardt jusqu'au bout son moral et son ardeur, au point
d'tre tenu l'cart des conciliabules de ses pairs au sujet de l'armistice.
Cependant, s'il est optimiste pour le futur, il ne travestit pas les faits et son
Journal du GQG est une source de premier ordre sur ce que la direction de
l'arme franaise a su et a tent pendant cette malheureuse campagne. On y
apprend notamment, et de Gaulle l'avait dj reconnu sans barguigner, que,
sous la direction de Doumenc, les services fonctionnaient parfaitement et que,
sauf dgts rcemment causs par la bataille, les liaisons taient fort correctes.
Le tlphone unique de Shirer est le type mme du prjug que colporte un
tranger prvenu. Tout au plus Doumenc, racontant l'arrive Briare, note que
les transmissions, bien que prpares depuis plusieurs semaines, laissent
dsi-rer10 , ce qui signifie sans doute que les units bouscules par l'avance
ennemie sont parfois difficiles joindre, mais certainement pas qu'on doit
passer par une paisible postire rurale !
Le moral de la troupe, et celui des officiers, doit tre semblablement
revaloris, dans ses hauts comme dans ses bas. Il a t souvent excellent, et n'a
jamais sombr autant qu'on l'a dit11. L'adage malheur aux vaincus s'est
conjugu ici avec l'anti-hitlrisme primaire et avec le ftichisme d'un livre de
Marc Bloch, L'trange dfaite, qui est loin d'tre son meilleur (il est posthume
et rien n'indique qu'il l'aurait publi en l'tat) et qu'on n'a pas non plus trs
bien lu.
C'est une France en forme, bien arme, sre de son droit, que Hitler
pulvrise en quelques semaines. Et si Gamelin est, contrairement l'inusable
Doumenc, un hros fatigu de la guerre prcdente, ses erreurs ne lui sont pas
totalement imputables. Tout autant qu' son excessive confiance dans ses
positions et ses plans, elles tiennent l'excellence de la surprise hitlrienne,
ainsi qu' la stratgie de Daladier et de Reynaud, fruit elle-mme d'un
enfermement politique du pays, depuis cinq ans, dans l'tau des volonts
britanniques. Si la stratgie n'est pas plus offensive, ce n'est pas d'abord parce
que l'arme a peur d'aller de l'avant, mais parce que le gouvernement ne le lui
demande pas. De ce point de vue, Gamelin droge une vieille tradition qui
voulait, pour le meilleur et pour le pire, que le haut commandement parle net
au gouvernement de la Rpublique, pour ce qui relevait de la scurit du pays.
Depuis 1936, il a nou avec Daladier une relation malsaine, se chargeant de
fournir des justifications militaires la politique de l'excutif. Nous l'avons vu
saboter l'alliance russe, en confortant d'arguties stratgiques les motivations
politiciennes de Daladier, l'inverse des efforts de son prdcesseur Weygand
comme de ses subordonns Georges et Doumenc. Le jeu est le mme pendant
la drle de guerre, Gamelin fournissant docilement au gouvernement les plans
demands d'aide la Finlande ou d'action dans le Caucase, tout en torpillant,
dans les conseils de guerre interallis (dits conseils suprmes ), les efforts
de Churchill pour passer un stade plus offensif. Il y a aussi des choix
parfaitement communs aux politiques et aux militaires, dicts par un mme
patriotisme courte vue, ainsi dans l'valuation des effectifs britanniques
souhaitables sur le continent.
Dieu sait si, au dbut de l'Occupation, les dirigeants franais civils et
militaires reprocheront aux Anglais la minceur de leur corps expditionnaire :
dix divisions sur le front au 10 mai 1940, contre 90 franaises. Or les papiers
Doumenc m'ont permis de dater ce reproche : il n'apparat pas avant juin,
lorsque les premires semaines de dbcle mettent en lumire le risque
beaucoup plus grand encouru par la France, par rapport sa voisine, et que
l'embarquement de Dunkerque est catalogu comme une dsertion.
Auparavant, dans les conseils suprmes comme dans les discussions internes
l'arme franaise (ce n'est donc pas une suggestion du pouvoir), jamais la
question n'tait venue. Le gnral Georges lui-mme, qui changeait d'aigres
notes avec Gamelin sur l'insuffisante garniture de son front nord-ouest , ne
semble pas avoir song rsoudre le problme par une acclration du
recrutement britannique. Laquelle s'tait produite pendant la premire guerre
mondiale, sitt aprs l'alerte de la Marne. Les raisons de la diffrence sont
videntes : le gouvernement et les chefs militaires franais ont un tel
sentiment de scurit, du moins sur les frontires de l'Hexagone, qu'ils
esprent bien, si Hitler commet la folie d'attaquer, une victoire trs
majoritairement franaise alors qu'en 1918 elle ne l'avait t qu' moiti,
avec les consquences que l'on sait sur le trait de paix.
Un livre sur Hitler se doit, enfin, de dire un mot de la trop fameuse
cinquime colonne . L'invention est franquiste : ce sont les ractionnaires
espagnols, dirigeant quatre colonnes armes sur Madrid dans l'automne de
1936, qui se targuaient que la ville leur serait livre par une cinquime ,
celle des Madrilnes hostiles la Rpublique. Le fait que Franco n'ait pris
Madrid que trois ans plus tard et aprs la totalit des autres cits ibres n'a pas
dcourag les perroquets. La cinquime colonne et ses variantes comme le
complot international rendent trop de services pour faire l'objet d'un regard
tant soit peu attentif. Que ce soit propos de l'Allemagne de 1918, vue par
Hitler, ou de la France de 1940, vue par bien des gens.
Le Fhrer est donc accus d'avoir entretenu dans les pays qu'il comptait
envahir, pendant des annes, une avant-garde occulte, destine lui faciliter
l'invasion. Entendons-nous bien : il ne s'agit ici ni de l'espionnage classique,
dont personne ne dit qu'il tait plus important d'un ct du Rhin que de l'autre,
ni de la vnalit de la presse, videmment suprieure dans les dmocraties, ce
qui est la ranon de sa libert. Il s'agit d'espions d'un type nouveau, assez
prcisment au courant des plans allemands pour en prparer efficacement
l'excution. Formuler l'ide, c'est en montrer l'absurdit. C'est un pur avatar du
mythe d'une Allemagne tout entire solidaire de son Fhrer, au point qu'il
pouvait exposer ses intentions les plus secrtes des milliers d'individus en se
reposant sur leur discrtion, mme en cas d'arrestation. Car sinon, que faire
des protestations pacifistes sous le masque desquelles il a effectu toutes ses
avances jusqu' Munich ? La dcouverte, en septembre 1938, du moindre
garde-barrire hollandais charg d'accueillir une invasion allemande pouvait
tout faire capoter. Ainsi donc la logique suffit, et il devrait tre inutile de
prciser que, sur les milliers de tonnes d'archives la disposition des
chercheurs, pas une n'a pu tre invoque pour tablir l'existence d'une
cinquime colonne . Sauf tendre indfmiment le concept, jusqu' tel
militant d'extrme droite qui poussait plus vite que d'autres citoyensson pays
l'armistice ou la capitulation. Or il faut savoir de quoi on parle : il y a
cinquime colonne s'il y a entente pralable, pour un geste prcis, de ces
personnes avec des agents allemands. De ce cas non plus, on n'a pas trouv
d'exemples avrs. On comprend bien pourquoi : Hitler agit en entranant, en
magntisant, en flattant, en rassurant, en droutant, en dsesprant, plus
encore les trangers que les Allemands. En Allemagne, il peut avoir recours
des mthodes policires obliques. Dans les pays qu'il ne contrle pas encore, il
dpense autrement ses moyens d'action.
J'ai cont ailleurs le curieux contraste entre la marche triomphale des
armes allemandes vers l'ouest, une fois dtruit, le 14 mai, le verrou de la
Meuse, et les querelles permanentes de ceux qui les commandaient. La grande
raison en est cette interdiction de pousser au sud de la Somme, que Halder
tente la fois de faire rapporter et de tourner, jusqu'au 17, en se heurtant
l'intransigeance et la vigilance de Hitler, second en particulier par Keitel et
par Busch. Je ne peux montrer ici toutes les finesses de son action, par
exemple lorsqu'il fait semblant d'arbitrer un conflit entre Guderian et son
suprieur Kleist sur la vitesse des blinds, alors que c'est leur direction qui lui
importe. Car, contrairement la thorie qui dit que plus approchait la victoire,
moins il y croyait, il est clair qu'il voit dj au-del. Comme le laisse entendre
Jodl un officier venu lui demander des comptes sur l'ordre d'arrt : La
guerre est gagne, il s'agit maintenant de la terminer12.
Il n'improvise pas, bien entendu, des dmarches de paix au lendemain de
Sedan, lorsqu'il a militairement l'Europe ses pieds. Il n'tait peut-tre pas sr
de percer Sedan mais il avait pos sur cette case prometteuse la totalit de sa
mise.
A preuve, ce que Gring dit Dahlerus, le 6 mai : Quand l'arme
allemande aura atteint Calais , il conviendra que les Allis ( les Franais ,
dit la documentation, de source franaise, mais il est hors de doute que la
proposition concerne aussi les Britanniques) fassent la paix rapidement - les
conditions seraient alors gnreuses , et ne pourraient que s'aggraver en cas
de retard. Le 15, c'est un autre diplomate sudois, officiel celui-l, le consul
Raoul Nordling, en poste Paris, que Gring fait des dclarations similaires,
en prcisant que la perce faite la veille Sedan amnera les troupes
allemandes prendre Calais et Dunkerque avant la fin du mois, et en l'invitant
voir Reynaud au plus vite pour lui dire qu'en cas de demande immdiate
d'armistice les conditions allemandes seront raisonnables .
Le calcul de Hitler apparat ici en pleine lumire : son offensive vers l'ouest,
loin de dmentir son programme, l'excute la lettre. Il s'agit bien de mettre
hors de combat l'arme franaise et de s'assurer la bien-veillancebritannique,
en vue d'entreprises orientales pour lesquelles il aurait dsormais les mains
libres, que le trait le prcise ou non, puisque son existence mme consacrerait
la droute de ceux qui avaient prtendu les lui lier.
Ce qui se passe pendant ce temps du ct sovitique n'a rien que de
rassurant pour lui. Les clauses secrtes du pacte ont t appliques par Staline
avec une grande prudence. Aprs avoir pris, et sovitis au pas de course, sa
part de Pologne, il a occup militairement les pays baltes sans toucher leur
population civile ni leurs gouvernements bourgeois , et aprs l'avoir
vaincue il s'est gard d'occuper la Finlande, se contentant d'avantages
frontaliers. Enfin, alors que la Bessarabie lui est attribue dans cet occulte
partage, l'URSS ne l'a mme pas encore revendique auprs de son possesseur,
la Roumanie. Cette relative modration est probablement destine mnager
les pays occidentaux, au cas o ils sortiraient vainqueurs de leur confrontation
avec l'Allemagne. On pourrait alors vacuer sans trop de honte les territoires
occups ( l'exception de l'Est polonais, considr comme revenant de droit
la Russie, ainsi que le reconnaissait le ministre anglais Curzon en 1919), en
arguant qu'ils ne l'avaient t que par prcaution, dans l'ventualit d'une
attaque allemande. Au lieu de cela, une victoire clair de l'Allemagne l'ouest
expose dangereusement une Russie fragile, que ses gains, rsultant d'une
entente mafieuse avec Hitler, ont fche avec le monde entier sans pour autant
assurer sa scurit. Ainsi dans les Etats baltes, dont les populations, ayant
chapp de justesse la sovitisation, risquent d'ouvrir en grand les portes aux
Allemands. Et que dire de la Finlande, ivre de revanche et qu'on peut croire
prte, comme le vrifiera l'avenir proche, attaquer l'URSS conjointement
avec l'Allemagne ? Bref, l'effondrement occidental de ce mois de mai
dcouvre dangereusement une URSS qui, n'ayant dispos que de quelques
mois pour s'adapter de nouvelles limites, elles-mmes provisoires, n'a plus
aucun systme cohrent de dfense. S'il l'attaquait, en dpit du temps
ncessaire au dplacement de ses armes, Hitler pourrait encore lui porter en
1940 des coups svres, dont aucun alli ne viendrait la protger. Tant et si
bien qu'il n'est pas sr qu'il ait besoin d'attaquer : en proposant Staline une
rdition du trait de Brest-Litovsk (mars 1918), qui accordait l'Ukraine
l'Allemagne, il ne recevrait pas ncessairement un mauvais accueil. Il pourrait
mme lui sauver la mise, tout en achevant de le compromettre, s'il lui laissait
en pourboire tel ou tel des gains du protocole secret, quitte le reprendre un
peu plus tard.
Dunkerque est donc un grave chec. Non pas en raison du rembarquement
britannique, militairement peu dcisif, mais de ce qu'il signifie : le rejet de
l'offre allemande d'une paix gnreuse . Ce qui est grave, surtout, c'est la
cause de ce rejet : l'mergence, enfin, d'une rsistance au nazisme, rageuse,
dtermine, fonde sur une parfaite comprhension des ressorts de
l'hitlrisme, appuye sur un pays de haute tradition imprialiste et mene par
un homme qui possde beaucoup des qualits deHitler, et peut au besoin
rivaliser dans l'absence de scrupules, sans avoir les plus handicapants de ses
dfauts.
Il faut dire la dcharge de ceux qui ont pli devant le nazisme, notamment
en 1940, qu'on ne pouvait gure prvoir que l'action d'un politicien bien connu
et quelque peu dconsidr mettrait fin ce flau, en polarisant une
constellation de forces suprieure celle que Hitler avait constitue au
printemps de cette anne-l.
Churchill avait, avant d'accder soixante-quatre ans au poste de premier
ministre, occup tous les emplois importants du cabinet britannique, except
les Affaires trangres. Mais, en dsaccord avec son parti conservateur sur la
question de l'Inde, il s'y tait marginalis vers 1930 et, bien que rlu de
justesse dput en 1935, semblait en prretraite la veille de la deuxime
guerre mondiale. Son talent, ses russites, son entrain lui valaient une solide
popularit mais quelques retentissants checs comme les Dardanelles en 1915
ou la rvaluation de la livre dix ans plus tard, quelques propos extrmes
notamment contre la rvolution russe donnaient penser qu'il lui manquait,
pour faire une grande carrire, la pondration indispensable. Comme son pre
Randolph, lui-mme politicien, avait donn des signes de dsquilibre et
manqu sa chance d'tre premier ministre, serait-il mort en 1939 que son
pitaphe et t brve : Tel pre, tel fils13.
Il s'tait cependant, trs tt, intress Hitler. Et rciproquement : ils
avaient failli se rencontrer Munich, en 1932. Consign dans ses mmoires en
1948, le fait a t confirm et prcis dix ans plus tard dans ceux du principal
tmoin, Hanfstaengl. Celui-ci connaissait bien le fils de Churchill, lui aussi
prnomm Randolph, qui lui annona un jour d'avril 1932, juste avant ou juste
aprs le deuxime tour de l'lection prsidentielle14, que ses parents venaient
d'arriver Munich. Randolph souhaitait une rencontre entre la clbrit
montante de la politique allemande et la gloire dclinante des Communes,
avec l'accord de son pre, semble indiquer le rcit. Invit dner, Hanfstaengl
promit de faire son possible pour amener Hitler.
Les deux versions diffrent. Selon Churchill, un rendez-vous avait t pris
que Hitler n'honora pas, probablement en raison d'un propos qu'il avait tenu
lors d'une premire soire passe avec Hanfstaengl. Suivant l'Allemand, tout
se serait pass en un seul soir : Hitler, tent de venir, se serait drob sous
prtexte qu'il avait du travail et que Churchill tait un francophile enrag
mais Hanfstaengl, devenu entre-temps antinazi, estime qu'il avait surtout peur
d'affronter son gal en politique . Il aurait tourn autour de l'htel, mal ras,
sans se dcider entrer.
Voici ce qui, d'aprs Churchill, aurait fait fuir Hitler : ayant entrepris
Hanfstaengl sur l'antismitisme nazi, qu'il ne comprenait pas, il aurait lanc :
Comment peut-on tre tenu responsable de sa naissance ? Hanfstaengl,
confirmant que Churchill l'a attaqu sur le chapitre de l'antismitisme de
Hitler , dit qu'il a essay de plaider et que Churchill a tranch, provoquant
l'hilarit de sa famille devant l'ignorance du vocabulaire turfiste que
manifestait l'Allemand : Dites de ma part votre patron que l'antismitisme
est peut-tre un bon partant, mais que c'est un mauvais cheval de fond15 !
Les deux rcits sont sans doute inexacts. Churchill enjolive, Hanfstaengl
noircit. Chacun, de surcrot, minore son intrt pour Hitler. Churchill ne nous
convainc pas lorsqu'il dit qu'auparavant il connaissait mal sa doctrine et sa
carrire . Il serait par hasard all l'essentiel ? Il se serait trouv en
Allemagne en 1932, et n'aurait rien lu sur le challenger de Hindenburg ?
Hanfstaengl n'est pas plus convaincant lorsqu'il sous-entend qu'il a dfendu
mollement la ligne antismite. Raison de plus pour remarquer le point o se
recoupent les deux tmoignages : en 1932, Churchill n'est pas encore antinazi,
il est mme tent d'ouvrir un large crdit Hitler, comme il le fait depuis des
annes vis--vis de Mussolini, mais il achoppe sur l'antismitisme. Non point
politiquement. Il dit textuellement, et c'est lui qui se cite : Je comprends
parfaitement qu'on (...) leur rsiste [aux Juifs] s'ils essaient d'accaparer le
pouvoir dans un domaine quelconque. Ce n'est donc pas la vieille antienne
contre le Juif envahissant qui le rebute, mais le fait de prter ce pch
quelqu'un ds le berceau, au nom de sa race. Or l est prcisment la marque
distinctive de l'antismitisme nazi, celle qui conduit au massacre de masse.
Voil une anecdote lourde de sens, presque un tournant du XXe sicle.
Churchill, que dsolent les guerres europennes, qui cherche dsesprment
une solution, pas trop gauche, l'antagonisme anglo-franco-allemand et qui
a flair en Hitler un grand politique, va esprer encore, pendant quelques
annes, qu'il dpouille son racisme biologique, comme une dfroque qui lui
aurait simplement permis de piper des voix, et qu'il entre dans la voie de la
conciliation internationale. Fait unique, il va constamment associer les deux
problmes, et faire de l'un l'talon de l'autre. Il n'est donc pas aussi loign de
l'appeasement qu'on pourrait le croire. Des concessions sur l'armement,
l'Autriche ou les Sudtes n'ont rien pour le rvulser. La diffrence, c'est qu'il
scrute en permanence Hitler, en cherchant le comprendre, et qu'il finit par se
convaincre, peut-tre en 1937, que cet gal en patriotisme et en talent
politique gche son destin de grand Allemand, restaurateur de la dignit de
son pays, au profit d'une inepte entreprise de remodelage racial.
Le moment dcisif survient sans doute le 21 mai 1937. Ayant fait unarticle
mi-srieux, mi-ironique, dans lequel il s'en prenait Ribbentrop, alors
ambassadeur Londres, tout en souhaitant que ses prises de position
expriment le dsir de prosprit intrieure de l'Allemagne et non
l'aspiration des conqutes, il se voit tout d'un coup invit, probablement avec
l'accord de Hitler sinon son instigation, rencontrer le diplomate, lui qui
n'est alors qu'un dput de base. Et l, brusquement, l'Allemagne jette le
masque, comme rarement avant 1940 : Ribbentrop explique Churchill que
son pays ne veut pas de colonies, mais seulement un Lebensraum form de la
Pologne, de la Bilorussie et de l'Ukraine. On connat l'pisode par les seuls
mmoires de Churchill, mais il indique qu'il a aussitt dpos au Foreign
Office un compte rendu de la conversation. On ignore ce qu'en a fait le
ministre, qui l'poque tait Eden et ne souffle mot de l'affaire dans ses
propres mmoires16. En tout cas, Churchill avait fait tat publiquement de
cette rencontre l'poque, sans s'tendre sur son contenu et sans que
Ribbentrop dmente. Le contenu prsent dans ses mmoires est des plus
vraisemblables.
La scne se passe juste avant le couronnement de George VI et
Chamberlain s'apprte succder Baldwin. Il n'est pas exclu que Hitler
veuille peser sur les changements gouvernementaux qui s'annoncent. Aux
ministres Ribbentrop fait connatre la politique, officiellement pacifique, du
Reich. A un outsider comme Churchill, Hitler fait passer un message diffrent,
d'une part pour qu'il le transmette et que les milieux dirigeants britanniques
sachent que l'offre de Mein Kampf tient toujours, d'autre part parce que, si on
arrivait convaincre un Churchill, on pourrait esprer faire basculer toute
l'Angleterre dans l'acceptation du programme hitlrien.
En 1936, Churchill semble encore attendre beaucoup de la SDN. En 1938,
il achve une volution qui le place la pointe de l'antifascisme, en prenant
parti contre Franco. Dans cette volution, la conversation avec Ribbentrop a
sans doute beaucoup compt. Elle a suscit plus qu'une maturation de la
comprhension : elle a investi Churchill comme le champion dfi par Hitler,
en mme temps qu'elle lui a fourni la recette avec laquelle il allait, finalement,
remporter la bataille. Puisque Hitler tait dcidment raciste et, par voie de
consquence, orient vers l'est, la Grande-Bretagne pouvait le braver mme
sans grands moyens, car il n'avait que faire de l'envahir.
On connat ses apostrophes contre Chamberlain au moment de Munich. On
les connat mme trop. Elles sont l'arbre qui cache la fort du grand respect
qu'il a manifest la plupart du temps, pour des raisons tactiques, son
prdcesseur. Aprs Prague, notamment, il le soutient dans ses vellits anti-
hitlriennes, et fait tout pour enfoncer des coins entre lui et Halifax. C'est ainsi
qu'il arrive se faire recruter, prs de trente ans aprsune premire exprience,
comme ministre de la Marine, le 3 septembre 1939. De ce poste, il met tout en
uvre pour faire dgnrer la drle de guerre en un rel affrontement, mais il
est tenu en laisse par les barons de l'appeasement, qui part lui peuplent le
cabinet de guerre.
L'affaire de Norvge, on l'a vu, manque de lui tre fatale, puisque la dfaite
anglaise est navale avant tout. On reparle des Dardanelles, et aucun journaliste
anglais n'crit ce que de Gaulle, sans doute renseign lors d'un passage au
cabinet de Paul Reynaud, confie dans une lettre du 8 mai (c'est la premire
mention de ce nom dans un texte du futur chef des Franais libres) : Les
vieux messieurs de Londres (tel Chamberlain) ont empch Churchill de
risquer. On l'avait en effet contraint de renoncer une attaque sur
Trondheim17.
Si, lorsque le fiasco norvgien fait tomber Chamberlain lors d'une crise qui
s'tire du 7 au 10 mai, Churchill, au lieu de sombrer, se retrouve au
commandement, il le doit non pas, comme il le prtendra lui-mme pour des
raisons de propagande, au salubre rflexe d'une nation qui se ressaisit, mais
une habilet politicienne qu'on ne lui connaissait gure et que, sans doute, la
gravit de l'heure et la conscience de sa responsabilit aident se manifester.
Chamberlain n'a pas, comme on l'imprime encore un peu partout, rsign
noblement ses fonctions pour laisser place un plus capable. Il a reu les
critiques comme une immense injustice et s'est accroch au pouvoir tant qu'il
a pu puis, se rsignant quitter le premier fauteuil, a exig le second, celui de
Lord prsident du conseil , et s'est arrang pour que son successeur ne soit
pas le favori de tous les pronostics, Halifax. Il avait en effet refus de quitter
la prsidence du parti conservateur, et le ministre des Affaires trangres, dans
ces conditions, ne voulait pas devenir premier ministre car, tant lord, il
n'aurait pu dfendre sa politique aux Communes, sur lesquelles son
prdcesseur aurait continu rgner. Churchill s'tait donc impos, entre les
deux leaders rivaux du parti, comme un tiers utile, leur permettant d'attendre
chacun son heure et il les avait rassurs tous deux... notamment en tant
toujours seul de son espce au cabinet de guerre ! Ses amis proches d'alors,
Eden, Cooper, Amery, entraient en effet au gouvernement, mais en position
seconde puisque, depuis une rforme de Lloyd George en 1916, les ministres
ne tenaient plus conseil en temps de guerre, seul un petit nombre d'entre eux
formant un cabinet de guerre , pour favoriser le secret et l'efficacit. Outre
Halifax, Chamberlain et Churchill, le nouveau cabinet comptait les
travaillistes Attlee et Greenwood. On croit souvent que cela rendait les deux
appeasers minoritaires mais c'est une illusion. D'une part, les travaillistes
n'taient pas si dcids qu'on le pense rgler militairement, tout prix, le
compte du nazisme (il suffit pour s'en convaincre de se souvenir que, s'ils
avaient provoqu la crise en refusant d'entrer dans un gouvernement
Chamberlain, ils s'taientdclars prts servir sous Halifax), d'autre part, le
rapport des forces instaur par les lections de 1935, dsastreuses pour eux,
demeurait. Dans une telle structure, s'il voulait dcider quelque chose,
Churchill devait non seulement convaincre ces deux personnes mais aussi, au
moins, Chamberlain.
Le 10 mai, il a donc obtenu la direction du gouvernement, mais non le
pouvoir. Dira-t-on qu'il a au moins le pouvoir sur l'arme, en prenant en
charge un ministre de la Dfense cr pour lui ? Nenni ! Car le comit des
chefs d'tat-major a de solides traditions d'autonomie, et Winston ne
commencera d'asseoir son autorit que lorsqu'il participera la nomination
des gnraux. En attendant, Ironside, un proche de Halifax, reste la tte de
l'arme de terre, et dudit comit.
Ce que Churchill a, en dfinitive, obtenu de plus substantiel, c'est un micro.
Il avait dj, pendant la drle de guerre, us et mme abus de la BBC, en
abordant, dans des discours assez frquents, des sujets de politique gnrale,
fort loigns des attributions de l'Amiraut. Mais cela tenait la faveur,
toujours rvocable, de Chamberlain. A prsent, non seulement il peut bon
droit parler de tout mais il a pu placer Duff Cooper au ministre de
l'Information. Ds le 13 mai, les auditeurs entendent la diffrence. Au lieu du
lnifiant pathos chamberlainien, ils se voient annoncer du sang, de la peine,
des larmes et de la sueur . Souvent chamboul dans les citations, l'ordre des
mots a pourtant une certaine importance. A deux reprises, un mot exprimant
l'effort succde un mot exprimant le deuil. Il n'y a pas l seulement un
homme d'Etat proclamant que le temps des promesses est fini. Il y a un matre
du langage, un prosateur qui a longuement travaill le rythme de la phrase, un
crateur d'motions d'un autre aloi, mais aussi artistiquement tudies, que
celles qu'a souleves, depuis le dbut de son parcours, un homme qui se croit
au dbut d'une alle triomphale, lorsqu' la mme heure il crve les dfenses
de Sedan.
On voit que le chef de guerre n'a pas clips le politicien. Sitt carte
l'hypothse d'une victoire immdiate, par effondrement du rgime, il voque
ses conditions de paix, comme si dj il cherchait la sortie.
Le plan Barbarossa prvoyait la prise totale de la Russie d'Europe avant
l'hiver. Devant la lenteur de l'avance, il faut y renoncer ds le mois d'aot et,
ds lors, faire des choix. C'est l'occasion d'une premire crise entre Hitler et
certains de ses gnraux, notamment Guderian. Soutenu par Brauchitsch et
Halder, ce dernier souhaite un ralentissement des oprations sur les ailes en
regroupant les moyens blinds au centre, pour une avance rapide vers
Moscou. Hitler, tout au contraire, penche en favem des ailes. Il veut prendre
Leningrad et Kiev. Il l'emporte lors d'une runion dcisive, le 23 aot, et le
mois de septembre semble lui donner raison. En Ukraine, notamment, 800 000
soldats se trouvent cerns d'un coup, le 16 septembre, et les survivants
capitulent le 23, donnant plus de prisonniers qu'on n'en avait captur depuis le
dbut de la campagne.Cette masse fait rtrospectivement froid dans le dos de
ceux qui voulaient foncer sur Moscou, et le prestige militaire de Hitler atteint
son znith.
Plus que jamais, ses considrations gographiques refltent les oscillations
de son moral :
Il faudra que nous prenions soin d'empcher que se reconstitue jamais
une puissance militaire de ce ct-ci de l'Oural. Car nos voisins de
l'Ouest seraient toujours les allis de nos voisins de l'Est. C'est ainsi
que les Franais ont fait jadis cause commune avec les Turcs et que
maintenant les Anglais agissent de mme avec les Soviets. Quand je
parle de ce ct-ci de l'Oural, j'entends une ligne situe 200 ou 300
kilomtres l'est de l'Oural. (27 juillet)
Il n'est pas admissible que la vie des peuples du continent dpende de
l'Angleterre. L'Ukraine, puis le bassin de la Volga, seront un jour les
greniers de l'Europe. (nuit du 19 au 20 aot)
L'opration actuellement en cours, un encerclement dont la tangente
mesure prs de 1 000 kilomtres, a t considre par beaucoup
comme irralisable. J'ai d mettre toute mon autorit dans la balance
pour l'imposer. Je note en passant qu'une grande partie de nos succs
ont pour origine des erreurs que nous aurions eu l'audace de
commettre. (17 septembre)
Il est absurde de considrer que la frontire entre les deux mondes que
sont l'Europe et l'Asie soit marque par une chane de montagnes peu
leve et la longue chane des monts Oural n'est que cela. On
pourrait tout aussi bien dcrter que cette frontire est marque par un
des grands fleuves russes. Non, gographiquement, l'Asie pntre en
Europe sans solution de continuit.
La vraie frontire sera celle qui sparera le monde germanique du
monde slave. C'est notre devoir de la placer l o nous dsirons qu'elle
soit. (23 septembre)
Le 27 juillet, devant la consolidation de l'alliance anglo-sovitique,
soutenue de plus en plus rsolument par les Etats-Unis13, Hitler entend se
battre et imposer sa solution la plus extrme. Un mois plus tard, en raison de
la visite de Hopkins Moscou et surtout de la premire rencontre Churchill-
Roosevelt dbouchant sur la Charte de l'Atlantique (14 aot) il a d en rabattre
et se rabattre : sur l'Ukraine. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras .
Quant Leningrad, c'est plutt un gage : le gnral von Leeb reoit l'ordre de
cerner la ville, et l'interdiction d'y pntrer, sous prtexte de ne pas puiser ses
forces dans le combat de rues 14 . La hte mise, en revanche, occuper
l'Ukraine, et la mise en uvre, pour ce faire, du dernier grand plan stratgique
impos par le Fhrer, prouvent la fois l'enttement avec lequel il applique
Mein Kampf et son dsir d'une paix rapide. Une dernire citation peut en
tmoigner :
Le fleuve de l'avenir, c'est le Danube. Nous le relierons au Dniepr et
au Don par la mer Noire. Le ptrole et les crales couleront vers
nous.
On ne construira jamais trop grand le canal du Danube au Main.
Que s'y ajoute le canal du Danube l'Oder, et nous aurons ainsi un
circuit conomique aux proportions inoues.
L'Europe prendra de l'importance par elle-mme. L'Europe, et non
plus l'Amrique, deviendra le pays des possibilits illimites. Les
Amricains sont intelligents, ils comprendront l'intrt de participer
cette uvre. (12 octobre)
Une telle coordination dans l'art de taire l'indicible ne peut avoir qu'un
auteur et point n'est besoin de s'interroger longuement sur son identit. Seul
celui dont l'autorit tait reconnue de tous et invoque tout propos pouvait,
par sa manire de cloisonner l'information, d'ordonner le secret, de manier
l'insinuation et le demi-aveu, mener suivant un plan d'ensemble tous ces
initis partiels. Ainsi, parmi les confidences obtenues de Speer par Gitta
Sereny en sus de ses mmoires opportunment amnsiques, l'une est de nature
trancher les questions, non seulement de l'initiative de l'Endlsung, mais de
sa finalit. La scne se passe au printemps ou l't 1943 - donc aprs le
tournant, tudi ci-aprs, de Stalingrad, une poque o la dfaite se prcise
sans tre encore certaine. Une confrence avec les militaires vient de se
terminer, et on a ouvert les fentres. Keitel, Jodl, Warlimont et Below sont
encore prsents :
Hitler s'avana jusqu' la fentre tandis que nous restions derrire
lui, dit Speer. Je me rappelle - je ne sais pourquoi - que la pice tait
trs silencieuse. Et il dclara soudain, devant cette fentre, nous
tournant le dos : "Messieurs, les ponts sont brls derrire nous." Il le
dit trs calmement, presque indiffrent, sans emphase ni
grandiloquence. Je sentis un frisson glac me parcourir l'chine ; je
me souviens trs clairement d'avoir eu un terrible pressentiment,
l'impression soudaine de quelque chose d'effroyable... Je pense
aujourd'hui, continua Speer aprs quelques instants, qu'il voulait
parler de ce qui avait t fait aux Juifs37.
Que le gnocide rsulte d'une dfaite entrevue, soit. Mais loin d'exprimer
une rsignation cette triste issue, il procde d'un effort pour y parer. Si on
veut dater cette confidence, ce sont les lendemains de la bataille de Koursk
(juillet 1943) qui conviennent le mieux. C'tait l'offensive de la dernire
chance en territoire sovitique, et avant elle Hitler s'interdisait coup sr ce
genre de propos dsabus. A prsent, il n'a plus opposer aux Russes qu'une
stratgie globalement dfensive, et il importe que ses officiers, ainsi que
Speer, n'en tirent pas des consquences politiques. L'information sur le
gnocide commence par ce petit groupe, et va s'panouir dans le discours de
Posen, sans doute postrieur d'assez peu. Il s'agit de rendre complices des
cercles de plus en plus larges, afin de maintenir en place jusqu'au bout les
dirigeants nazis et leurs objectifs raciaux.
L'objet de cet entretien est une mission confie par Todt Speer, ainsi
d'ailleurs, curieusement, qu' Giesler : les deux architectes sont envoys dans
les territoires sovitiques occups, afin d'tudier les problmes de transport et
de faire des propositions pour les rsoudre. Voil pourquoi Speer se trouve
point nomm, le 7 fvrier, au quartier gnral du Fhrer : il est venu rendre
compte d'un sjour en Ukraine, dans un secteur o l'Arme rouge tait
l'offensive. On sait par ailleurs que la rgion avait t, depuis un semestre, l'un
des premiers bancs d'essai du gnocide. Tout se passe comme si, avant de le
nommer, on s'assurait de la fidlit de Speer en l'clairant sur les ralits, de
tous ordres, de la guerre l'est.
Relevons enfin que Speer devait, le 8 fvrier, profiter de l'avion de son
ministre, mais qu'il avait t reu de manire imprvue par le Fhrer minuit,
et avait fait savoir Todt qu'il prfrait se reposer quelques heures, quitte
prendre le train.
Ce qui tendrait enfin rendre Hitler suspect, ce sont les obsques, un rien
trop solennelles. Cette hrosation au milieu d'une guerre qui est loin d'tre
gagne et au son du Crpuscule des dieux manque de naturel, comme l'attitude
de ce Fhrer surmen qui s'offre la nuit prcdente une longue veille auprs
du catafalque, avec un visage mu. Des liturgies beaucoup plus sobres
accompagneront les dpouilles des compagnons jusqu'au bout fidles, comme
Heydrich ou Schmundt. Quant la dernire phrase du discours, elle est d'une
ambigut la limite de l'aveu : Je considre sa mort comme une
contribution du mouvement national-socialiste au combat de notre peuple
pour sa libert6.
Qu'il ait ou non guid la main de la Providence, une chose est sre : Hitler
resserre encore son autorit, en remplaant, dans un domaine vital, un nazi
dsabus par un fringant arriviste dont il connat la fois le talent, la docilit
et la navet. Car Speer ne souponne rien des louches manuvres qui
pourraient avoir prsid sa promotion - ou peut-tre s'interdit-il le moindre
soupon et prfre-t-il se griser de sa puissance en l'attribuant son seul
mrite. Il va donc se comporter comme une marionnette inconsciente. Pour
galvaniser les capitalistes et leurs ingnieurs, quoi de plus efficace qu'un nazi
peu idologue et fru de technique, persuad d'avoir dam le pion Gring et
de lutter pied pied contre l'influence de Bormann ?
Que Hitler soit ou non coupable, il le laisse presque entendre un an plus
tard Goebbels, qui note dans son journal le 5 fvrier 1943, aprs avoir reu
le couple Speer dner :
Lui et moi nous entendons extrmement bien ; il est l'un des rares
ragir favorablement mes ides et pourra donc m'aider les raliser.
Et quelles choses stupfiantes n'a-t-il pas ralises en si peu de
temps ! Si dur que cela soit admettre, on doit tre d'accord avec le
Fhrer quand il dit que, d'une certaine manire, le remplacement de
Todt par Speer a t trs bnfique. En dernire analyse, Todt avait
trop l'esprit soldat, ternellement au garde--vous devant les gnraux,
ce qui n'est videmment pas le cas de Speer, civil dans l'me.
Ainsi, Hitler, lorsqu'au dbut de 1942 il rorganise son pouvoir, ne donne
pas l'impression d'un dclin personnel, et encore moins politique. Il n'inspire
certes plus des manuvres stratgiques d'envergure et, de ce point de vue,
l'anne va tre peu convaincante. Mais la manuvre consistant placer Speer
sur orbite n'est-elle pas, compte tenu des dfis et des moyens de l'heure, un
quivalent des exploits militaires antrieurs ? Mme en laissant dans le doute
la froide rsolution qui aurait pu prsider l'effacement de Todt, le simple fait
d'avoir tenu en rserve la carte Speer rdite les tours de magie politique des
annes 30, en faisant croire que les nazis se livrent pieds et poings lis la
bourgeoisie, alors que c'est l'inverse qui se produit.
Speer est en effet un ennemi dclar de Bormann, qui dirige le parti. Dans
ses efforts de rationalisation industrielle il va se heurter souvent aux
Gauleiters, et avoir l'impression que Bormann est, auprs de Hitler, leur
reprsentant plus ou moins cout. Il va, contre lui, rechercher l'alliance de
Goebbels et ses mmoires ont mis en lumire un prtendu bras de fer entre le
trio Bormann-Lammers-Keitel, d'un ct, et de l'autre la paire Speer-
Goebbels, aide de Funk et de Ley, qui cherchait et obtenait par intermittence
l'appui de Gring. Les conjurs visaient un redoublement de l'effort de
guerre passant, notamment, par une cure d'austrit. Les Gauleiters devraient
renoncer leur train de vie, et les masses accepter des sacrifices, consistant
notamment en une baisse du niveau de consommation et en une extension du
travail fminin.
En laissant les deux groupes s'user l'un contre l'autre, en utilisant Gring
pour calmer le jeu au moment o il tourne au pugilat (notamment quand le
Reichsmarschall retourne sa veste et fait de grands loges du parti lors d'une
runion dont les contestataires attendaient beaucoup, le 12 avril 19437, Hitler
non seulement apparat comme un tireur de ficelles au talent intact, mais
rvle une ligne politique prcise et immuable. Elle consiste :
1) garder les militaires sous un contrle troit, pris en tenaille entre Keitel
qu'ils dtestent et identifient de plus en plus Bormann, et Speer qu'ils
adorent parce qu'il leur donne les moyens du combat, et parce qu'ils
mconnaissent quel point il reste dpendant du Fhrer ;
2) mnager les masses allemandes tout en les compromettant.
Il est notoire que le rationnement de la population autochtone du
Reich,pendant la deuxime guerre, fut moins svre que pendant la premire.
Une premire explication rside dans le traumatisme de 1918 : puisque alors
le pays avait eu souffrir, du moins aux yeux d'un Hitler, la fois de la rvolte
des gnraux contre Guillaume II et de celle des travailleurs recrus de
privations, il devait lui paratre vital d'liminer ce dernier facteur. Hitler
soigne sa classe ouvrire pour qu'elle reste avec lui jusqu'au bout, en ayant
apparemment plus se plaindre des bombardements trangers que de la
politique du rgime. Mais l'explication raciale est sans doute plus dcisive, et
dessine bien l'abme qui spare les deux guerres. Les femmes maintenues au
foyer, en dpit des besoins de la production, sont disponibles pour lever la
race suprieure. Leur travail, et celui que ne font pas les ouvriers, peu accabls
d'heures supplmentaires, incombe aux Untermenschen et aux vaincus. Par un
raffinement dont nous ne connaissons pas assez prcisment la gense pour
savoir s'il est d Hitler en personne, mais qui est bien dans sa manire, c'est
un Gauleiter, Fritz Sauckel8, que va tre confi le recrutement de la main-
d'uvre trangre et sa dportation vers les usines du Reich, en dessaisissant
partiellement Speer qui souhaitait enrler les travailleurs au plus prs de leur
lieu d'habitation, que ce ft dans le Reich ou les pays occups.
Au lendemain de Pearl Harbor, si Hitler n'a eu d'autre ressource que de
dclarer la guerre aux Etats-Unis, il ne l'a pas faite pour autant, sinon dans
l'Atlantique. Il ne pouvait gure, dira-t-on, les atteindre ailleurs ? Il pouvait au
moins jouer de la subversion en Amrique latine. Il n'aurait gure eu de
difficult mobiliser l-bas des ttes brles d'extrme droite pour menacer
les intrts nord-amricains. Il s'en est bien gard, de mme qu'en privilgiant
l'adversaire sovitique il cantonne ses meilleures troupes sur un thtre o
elles ne menacent gure les approvisionnements ou le commerce des Etats-
Unis. En les attaquant seulement dans l'Atlantique il les invite se
dsintresser de l'issue de la guerre europenne, moyennant quoi ils pourront
dployer leur imprialisme sur le reste du globe.
Il savait bien qu'il devait expliquer son peuple quel sens conservait la
continuation de la guerre, face une coalition, sur le papier, beaucoup plus
puissante. L'unique espoir que les sacrifices puissent encore servir quelque
chose rsidait dans la fragilit de cette coalition. D'o, pendant prs d'un an, la
rumeur insistante d'un nouveau pacte germano-sovitique, que Ribbentrop, le
spcialiste, aurait remis en chantier9. Staline lui-mme n'en tait pas
mcontent et faisait peu d'efforts pour dmentir, car c'tait un moyen de
pression pour obtenir, de la part de ses allis, une aide plus consistante pour
l'immdiat, voire des promesses d'agrandissementterritorial pour l'aprs-
guerre. Quant Mussolini, il pressait Hitler, en novembre, de proposer des
pourparlers Staline10.
Cependant, une premire clarification se produit au dbut de l't, quand se
dessinent les offensives nazies de l'anne. Non seulement elles prennent la
direction de l'est, mais elles le font de manire spectaculaire puisque, vitant
les rgions les plus industrielles et les plus peuples d'URSS, elles prennent
pour cible le Caucase, ce qui permet des avances de plusieurs centaines de
kilomtres en quelques semaines. Une manire d'impressionner le public
mondial par une dmonstration certes de puissance, mais surtout, pour
reprendre le mot favori de Hitler, de volont. Refaire encore une perce de
500 1 000 kilomtres dans cette Russie qui a montr l'anne prcdente sa
force et sa tnacit, c'est bien brler ses vaisseaux et affirmer la face du
monde qu'on entend jouer toute sa mise sur cette case.
Hitler pouvait coup sr prvoir certaines consquences : Staline, aux
abois, allait rclamer le second front ses allis, avec une insistance
redouble, et ceux-ci seraient la fois heureux et obligs de venir disputer
l'Allemagne, sans grand risque, quelqu'une de ses zones d'influence. On
pourrait alors montrer comment le gouvernement nazi concevait la hirarchie
des prils et des objectifs.
Une curieuse dviation se produit entre les mois de juin-juillet, o le
Caucase semblait la direction principale, et ceux d'aot-septembre, qui voient
le gros des forces se porter sur Stalingrad11, compromettant une offensive
caucasienne trs bien partie. La Wehrmacht tente de prendre la ville et, maison
par maison, n'en conquiert que les cinq siximes, le reste, adoss la Volga,
tant aux mains d'une arme sovitique acharne dfendre son sol. Les
assaillants sont commands par le gnral Paulus - qui sera fait marchal par
Hitler la veille de sa capitulation, ce qui n'autorise pas les chroniqueurs lui
donner du von, comme quelques-uns le font. L encore il faut sans doute lire
un respect, par des voies dtournes, du programme : viser le Caucase, c'tait
menacer l'URSS dans son approvisionnement ptrolier, mais aussi envoyer
des signaux aux autres puissances, notamment au Japon, car l'Allemagne se
rapprochait de l'Inde et avait l'air d'inviter les Nippons faire de mme. Mais
au fond tout cela n'avait rien d'hitlrien. C'tait s'installer dans une guerre
longue, et pas spcialement antisovitique. D'o cette correction qui ramne
l'explication principale au cur de l'URSS. Hitler sait qu'il joue son va-tout et
il ne veut pas le jouer n'importe o, contre n'importe qui. Il cherche encore
gagner la guerre mais se doute qu'il a de fortes chances de la perdre et, en
livrant Stalingrad la bataille dcisive, la fois il met en scne sa dfaite sur
le thtre choisi par lui, et il se raccroche l'espoirque cette fidlit sa
croisade peut lui valoir de nouvelles sympathies, propres renverser le cours
des choses.
L'ide d'une guerre totale , avant de fournir Goebbels, le 18 fvrier
suivant, le thme de son discours le plus clbre, est en germe dans certaines
dcisions et certains discours de l'automne. C'est la fin de septembre que
s'achve la purge sans prcdent, et sans suite jusqu' l'attentat du 20 juillet
1944, qui frappe les officiers suprieurs en cette anne 1942. Aprs
Brauchitsch, Rundstedt et Guderian, limogs dans l'hiver pour leur dsaccord
avec l' ordre d'immobilisation devant Moscou, c'est Halder qui cde la
place, fin septembre, Zeitzler, un jeune homme de quarante-sept ans dont le
principal mrite semble tre de n'avoir, depuis son poste de chef d'tat-major
sur le front de l'ouest, jamais critiqu les ordres reus et fait preuve, au
contraire, d'un optimisme sans faille. Hitler, qui a remplac Brauchitsch au
commandement de l'arme de terre, prend mme un moment la tte d'un
groupe d'armes, celui qui investit le Caucase, quand List fait valoir son
dsaccord avec la rorientation du dispositif au profit de l'assaut vers
Stalingrad, le 9 septembre. Jodl, qui a pris la dfense de List, subit alors une
demi-disgrce de plusieurs mois.
Il ne faudrait pas croire que la contre-offensive simultane des armes
sovitiques, le 19 novembre, au nord et au sud de Stalingrad, ait t pour les
Allemands une surprise totale. L'OKH avait repr depuis longtemps les
troupes qui s'accumulaient derrire la Volga, alert le commandant en chef sur
leur probable objectif d'assiger les assigeants et propos une retraite12. Le
discours que Hitler prononce, comme chaque anne, Munich, pour
commmorer le putsch du 8 novembre, montre bien ce qu'il a en tte quand il
s'obstine tenir la place. On ne sait si les Amricains ont fix leur
dbarquement nord-africain en tenant compte de cet anniversaire, ni si le
discours a t remani en fonction de cet vnement. Toujours est-il qu'il
expose sans fard la gravit de la situation, comme pour mieux appeler la
mobilisation suprme :
Il ne sera plus fait d'offre de paix de notre ct. (...) Un seul principe :
vaincre, vaincre, vaincre encore.
En moi vous avez (...) un adversaire qui ne songe mme pas au mot
capituler ! Il a toujours t dans mes habitudes, mme quand j'tais
petit garon - cette poque c'tait peut-tre un dfaut, mais en fait,
c'est plutt une vertu - de vouloir avoir le dernier mot. Et tous nos
ennemis peuvent tre convaincus que si l'Allemagne d'autrefois a
dpos les armes midi moins le quart, c'est un principe chez moi de
ne jamais m'arrter qu'aprs midi cinq.
L'tat d'esprit du Fhrer au moment de Stalingrad est, enfin, clair par un
document souvent nglig, le compte rendu stnographique du grand rapport
du 12 dcembre 1942. Les dlibrations du QG alle-mandont en effet t
notes partir de l'affaire List. Le gnral, morign par Hitler, s'tant rclam
de directives dictes par celui-ci et Jodl lui ayant donn raison, le dictateur a
dcid de faire stnographier, dsormais, les dlibrations, pour la grande joie
de l'historien, malheureusement intermittente car seulement certaines pages
ont survcu au feu par lequel on a tent de faire disparatre cette pice la
veille de la dfaite. Le stnogramme du 12 dcembre est le seul qui,
antrieurement la capitulation de Paulus, parle de la bataille. Il montre un
Hitler sans illusion, parlant presque ironiquement du manque de moyens du
ct allemand et de la solidit de l'ennemi. Mais il ritre son refus d'vacuer
la place et le justifie pesamment. Ses arguments se ramnent une ide
principale: si on quitte Stalingrad, on ne pourra plus y revenir. Il est
longuement question ensuite de l'Afrique du Nord. Tandis que la faiblesse des
moyens de secours envoys Rommel, menac de toutes parts (cf. infra, p.
390), est passe sous silence, Hitler se rpand en sentences gnrales sur
l'usure nerveuse qui ne peut manquer de se produire chez un chef maintenu
longtemps en premire ligne, pour en conclure que si l'Afrika Korps recule,
c'est qu'il n'est plus aussi bien command. La discussion s'achve par des
informations sur les bombardements britanniques, qui permettent au Fhrer,
la stupfaction probable de ses interlocuteurs soudain muets, de dire qu'en la
matire toute censure est stupide et qu'il faut informer compltement les
populations des dgts : L aussi, dit-il juste avant la clture de la sance, le
principe est qu'il faut duquer tout le monde connatre la vrit la plus
brutale. Car la vrit la plus brutale, si laide qu'elle soit, est plus facile
supporter qu'un mensonge enjoliv qui ne correspond rien de rel13.
Ainsi, le Fhrer profite des circonstances pour franchir un stade dans la
nazification des esprits en affirmant plus brutalement que jamais, par la parole
et par les actes, le caractre inexpiable de sa querelle avec l'URSS. Mais en
mme temps il reste lui-mme et s'avance masqu, couvrant ses choix aux
raisons fondamentalement raciales de laborieuses justifications politiques ou
techniques, y compris dans les runions les plus secrtes.
Une fois encore, l'historien doit prendre ses responsabilits dans le demi-
brouillard qui entoure, sans doute pour l'ternit, les motivations intimes du
Fhrer. Soit il fait la grve du diagnostic, se dclare incomptent et se
contente de constater que le Fhrer est tantt un fin stratge, tantt un
lourdaud impnitent sans qu'aucune loi claire ces alternances, soit il
s'aperoit que tous les indices vont dans le mme sens, fait confiance ce fil
d'Ariane, se dcide suivre la piste et, en finale, dcouvre que le mme
homme, avec les mmes qualits et les mmes dfauts, poursuit
inlassablement le mme objectif dans les jours fastes etdans les revers, celui
d'largir la place du Reich sur le globe aux dpens de l'URSS, avec l'accord
bienveillant ou forc des autres puissances, notamment anglo-saxonnes.
Le plus admirable, c'est qu'au mme moment un acte de Roosevelt, qui
n'avait rien d'imprvisible, vient donner son nouveau dispositif une
providentielle lgitimit.
A l'issue de ses conversations de Casablanca avec Churchill, le 24 janvier
1943, le prsident annonce que les Allis continueront la lutte jusqu' la
reddition inconditionnelle des trois puissances de l'Axe. La formule,
dtache de son contexte, servira plus tard d'arme au parti rpublicain, qui
reprochera au prsident dmocrate d'avoir par cette annonce favoris Staline.
En effet, elle contrariait les efforts des Allemands antinazis qui, la faveur de
Stalingrad, remettaient sur le mtier leurs sempiternels plans de coup d'Etat.
Comment justifier une telle action de sabotage aux yeux de l'opinion
allemande, sinon par l'espoir d'abrger la guerre et de couper court la
menace sovitique sur l'Europe centrale, en proposant un compromis aux
Allis de l'Ouest ? L'exigence d'une capitulation sans conditions ,
maintenant dans l'ombre la plus opaque le sort futur de l'Allemagne et ne lui
laissant aucun droit d'option sur la sauce laquelle elle allait tre mange, non
plus que sur les convives, servait en revanche merveille la politique
hitlrienne de mobilisation dans une guerre totale .
Les critiques ne tiennent gure compte de la prhistoire de la formule. Ds
la Charte de l'Atlantique (aot 1941), les Etats-Unis disaient vouloir
concourir, aux cts de l'Angleterre, la destruction finale de la tyrannie
nazie . La dclaration du 24 janvier ne fait qu'apporter une prcision
technique, conforme une politique expose depuis longtemps. Mais la
droute allemande Stalingrad mettait en question cette politique, et il
importait de la raffirmer d'une faon qui coupt court toute ambigut.
Faute de quoi des forces immenses, dans les deux grandes dmocraties
librales en guerre contre le nazisme, allaient coup sr se lever et rclamer,
devant une menace sovitique grandissante, un adoucissement du sort de
l'Allemagne. Bientt, si on laissait faire, l'appeasement renatrait de ses
cendres encore chaudes, ainsi que sa vieille marotte, la recherche d'un
compromis avec les Allemands raisonnables , sans exclure les nazis
modrs . Il devenait urgent, pour le chef de la plus grande puissance de la
coalition, d'indiquer le cap, et d'assimiler implicitement une trahison toute
proposition de demi-mesure. L'intrt subsidiaire, mais prsent moins
pressant, tant d'arrimer dfinitivement l'URSS la coalition, ce qui permettait
en outre de l'intgrer un processus de discussion et de poser des bornes son
expansion, dsormais admise.
Au total, on est donc fond voir dans la bataille de Stalingrad le tournant
de la guerre , condition d'y intgrer l'annonce faite Casablanca.
L'exigence anglo-amricaine d'une capitulation sans conditions,fruit du
premier triomphe des armes sovitiques, consolide, pour la dure de la guerre,
la Grande Alliance... et le rgime hitlrien.
Les mesures prises par Hitler en lieu et place de l'vacuation rclame ne
sont pas du pur thtre. Gring, consult par tlphone, a donn son accord
pour organiser le pont arien avec moins d'enthousiasme, semble-t-il, que lors
des batailles de Dunkerque ou d'Angleterre14. Mauvaise humeur... ou souci,
partag par Hitler, de ne pas faire preuve de trop d'incomptence et de laisser
entendre que la dfaite menace ? La Luftwaffe va en tout cas mener une vraie
bataille, et se faire vaincre tout autant que l'arme de terre, en ne parvenant
acheminer, en moyenne, qu'une centaine de tonnes sur les 500 requises.
D'autre part, Hitler jette dans la bataille celui qui passe, l'poque et depuis,
pour son meilleur stratge, Erich von Manstein. Prcdemment affect dans le
secteur de Leningrad, il reoit le commandement d'une nouvelle arme,
destine briser l'encerclement.
Elle y choue en dcembre, et janvier voit l'horrible agonie de la 6e arme.
Aprs l'chec des contre-attaques destines le dgager, Paulus demande
vainement l'autorisation de capituler pour sauver la vie de ses hommes (ainsi
que les Sovitiques le lui proposent le 8 janvier en promettant un traitement
convenable des prisonniers), et Hitler obstinment refuse, augmentant dans
l'esprit de beaucoup sa rputation d'insensibilit, que ce soit la douleur
d'autrui ou aux ralits dplaisantes.
Cette opinion ne tient aucun compte des problmes qui se posaient alors au
commandement allemand. Des troupes engages beaucoup plus loin, jusque
dans le Caucase, taient en cours de repli et Manstein, nullement dsuvr
aprs l'chec de son offensive, faisait le ncessaire pour permettre leur retraite
et pour raccommoder le front. Ce qui ne pouvait se faire qu'avec l'accord du
Fhrer et dment l'absurde rputation qu'on lui fait, souvent en extrapolant le
seul exemple de Stalingrad, d'avoir systmatiquement empch, par manque
de ralisme, des replis devenus militairement indispensables. Nous avons vu
plus haut que le refus d'une retraite dans la rgion de Moscou, l'hiver
prcdent, contre l'avis de la plupart des gnraux, lui avait vit
provisoirement le sort de Napolon, et que les spcialistes lui ont
ultrieurement donn raison. Le mme raisonnement doit tre appliqu la
rsistance de Stalingrad en janvier, qui fixe d'importantes troupes sovitiques.
Libres de leurs mouvements un mois plus tt, elles auraient indubitablement
fait sur d'autres parties du front des dgts qui auraient abrg la guerre15.
L'injustice du reproche fait ici Hitler est d'autant plus flagrante qu'on fait
gnralement un mrite Churchill d'avoir prolong la rsistance sans espoir
des dfenseurs de Calais en mai 1940 pour favoriser l'embarquement de
Dunkerque.La seule obstination critiquable est celle d'octobre, quand
arrivaient les rapports alarmants sur les concentrations sovitiques. Il est clair
que Hitler a ds ce moment, sinon sacrifi, du moins gravement expos Paulus
et ses 220 000 hommes, en dpit des rgles de l'art militaire. Mais nous savons
depuis un certain temps qu'il n'isole jamais les considrations militaires du
tableau d'ensemble qu'il a dans l'esprit.
Quand on tudie la seconde guerre mondiale, il est dangereux de considrer
chaque bataille en elle-mme, sans mesurer l'influence des autres thtres. En
l'occurrence, il est particulirement trompeur d'tudier Stalingrad sans
examiner ce qui se passe au mme moment en Afrique du Nord. Pendant que
sur le front de l'est la Wehrmacht pitine et que les prils s'accumulent,
Montgomery attaque Rommel El Alamein le 8 octobre. Contraint une
rapide retraite, le renard du dsert se voit tout coup menac sur ses
arrires par le dbarquement anglo-amricain du 8 novembre sur les ctes
algriennes et marocaines, et l'Afrika Korps est menac d'anantissement.
Certes Hitler ragit vite, envahissant la zone sud franaise et la Tunisie, mais
avec des forces restreintes. Et le pont arien, nullement discret, organis vers
Stalingrad partir du 24 entrane une rduction de l'activit de la Luftwaffe en
Mditerrane, au moment o elle serait le plus ncessaire - du moins si on
tenait la balance gale entre l'est et l'ouest. Car, en raison des carences
croissantes de la marine italienne, la voie arienne est aussi le principal
vecteur du ravitaillement de l'Afrika Korps. Son calvaire, achev en mai 1943
par la capture de 250 000 soldats dont la moiti sont allemands, fait pendant
celui de la 6e arme et l'ensemble constitue une dmonstration pdagogique,
assez peu coteuse en hommes par rapport aux millions qu'arme le Reich, de
la bonne volont anticommuniste de l'Allemagne et de l'illogisme des
gouvernements capitalistes occidentaux, aveugles leur vritable intrt qui
serait de laisser une certaine carrire aux ambitions orientales du Reich.
Ainsi, sans lui prter une prescience ni une prmditation totales, il est
possible de concevoir que Hitler, la mi-novembre, lorsque la dcision d'un
repli de l'arme expose dans Stalingrad devenait urgente, ne s'y est pas
oppos par faiblesse de caractre, sous-estimation du danger ou souci de
gloriole, mais qu'il est simplement rest fidle son programme, et ses
mthodes favorites. Tirant parti des difficults causes au mme instant par la
prise en tenaille de l'Afrika Korps, il aurait opt, en repliant celui-ci sans pour
autant lui donner les moyens de se sauver, et en maintenant l'avance
tmraire de ses troupes de l'est, pour un double sacrifice, destin mobiliser
son peuple, prioritairement, contre le pril sovitique, et convaincre la
plante, aprs avoir cultiv une certaine quivoque, qu'il faisait dfinitivement
ce choix-l.
La dfaite de Stalingrad est la seule de cette guerre, et l'une des rares de
l'histoire militaire, qui ne soit pas nie ou estompe par la propagande du pays
qui la subit. Goebbels la met en scne, au contraire, du moinspendant les
derniers jours. Gring, qui prononce le rituel discours du 30 janvier, compare
avec grandiloquence les derniers dfenseurs encore debout a ceux des
Thermopyles. Ds la fin de 1942 les faire-part de deuil envahissent les
journaux16. Hitler aurait-il donc cherch une dfaite mobilisatrice, propre
resserrer son autorit en faisant mesurer au peuple allemand ce que dsormais
il risquait ? Sans doute en profite-t-il, au passage, pour engranger ce bnfice,
mais le moral du peuple n'tait pas, auparavant, tomb si bas qu'il et t
urgent de sacrifier 200 000 hommes pour stimuler l'ardeur des autres. Et puis,
encore une fois, il faut rappeler que pour Hitler la nazification du peuple
allemand n'est pas une fin en soi et ne fait que concourir une mission ,
celle d'augmenter l'espace vital . Comme la bataille de Stalingrad, la
mobilisation allemande dans une guerre totale est essentiellement usage
externe. Si elle veut encore, sinon gagner la guerre, du moins s'en tirer son
avantage, l'Allemagne doit dsormais se poser en avant-garde de la
civilisation contre le bolchevisme. Il s'agit de mettre Roosevelt dans son tort et
de provoquer chez les anticommunistes du monde entier un rflexe de
mauvaise conscience, au spectacle des misres qu'on inflige cette Allemagne
qui sacrifie si noblement sa jeunesse contre le pril commun, en mme temps
que la bataille et son issue en dvoilent la redoutable ampleur.
Hitler fait lire la radio, le 27 fvrier, un message aux Allemands non
quivoque : s'il dnonce toujours les prtentions des Anglo-Saxons dominer
l'Europe, il s'abstient des charges habituelles contre les ploutocraties
occidentales et accable le seul bolchevisme. Voil qui ressemble une offre
d'alliance, faite un ennemi contre un adversaire menaant pour tous deux. La
presse embote le pas, en Allemagne comme dans les pays occups, avec une
coordination o il ne serait pas difficile de reconnatre la main de Berlin, si
elle n'tait pas prise sur le fait dans certains documents qui ont survcu,
comme celui-ci qui circulait en Norvge :
Faire porter tous les ditoriaux et commentaires sur le danger
communiste, cesser toute attaque excessive contre la Grande-
Bretagne, souligner les revers allemands (c'est moi qui souligne) et le
caractre grave de la situation. Eviter de parler de la certitude d'une
victoire allemande. Rappeler les paroles de Gring selon lesquelles un
accord est toujours possible avec des gentlemen mais pas avec les
bolcheviks17.
Si, dans sa phase ascendante, Hitler est trop souvent trait en nabot
intellectuel servi par les circonstances, c'est videmment sous l'influence de la
catastrophe finale. Alors dans le rcit de cette catastrophe on se gne encore
moins. L'homme qui se maintient jusqu'au bout la tte d'une arme et d'un
pays en droute ne saurait tre un individu courageux,responsable et cohrent.
C'est ncessairement un mage rfugi dans ses rves, que son entourage n'ose
plus informer des mauvaises nouvelles par peur de ses colres, et un tre
dlabr, physiquement et intellectuellement. Sur son dclin, l'Allemagne nazie
est un vaisseau fantme drivant vers un inluctable naufrage, sans que
personne bord ne matrise plus rien. Le gouvernement est un ramassis de
Pnlopes qui se crpent le chignon, chacune dtruisant la nuit ce que les
autres ont fait le jour, car chacune a sa petite recette pour amliorer le prsent
ou prserver l'avenir. Les rares actions efficaces ne sauraient tre le fait du
chef mais seulement de ses lieutenants, et de prfrence des plus
sympathiques, ceux qui ont su se crer une image prsentable aprs la guerre,
comme Speer ou Guderian18.
Certes, Hitler entretenait l'espoir de la victoire dans ses discours. Mais quel
chef d'un pays en guerre a jamais fait autre chose ? Il esprait en ses armes
nouvelles, fuses et avions raction19 ? Sans doute, de mme qu'il spculait
sur une rupture entre les Allis de l'Ouest et de l'Est. Mais ni dans un domaine
ni dans l'autre on ne le voit jamais prendre ses dsirs pour des ralits. Ses
dcisions, comme celles consistant interdire - beaucoup moins souvent qu'on
ne le dit - des retraites imposes par la situation militaire, ne s'expliquent donc
pas par de folles illusions, mais plutt par l'nergie du dsespoir. Sa chance, il
la joue jusqu'au bout. Loin d'tre uniquement dfensive, sa stratgie militaire
vise constamment reprendre l'initiative et sa diplomatie essaie
inlassablement d'enfoncer des coins entre l'Est et l'Ouest.
G. Sereny ne date pas ces propos. Ils ont t tenus au plus tt en 1978, date
de sa premire rencontre avec Speer. Il est remarquable qu' cette date tardive
un homme qui connaissait tant de choses sur le Troisime Reich, avait tant
mdit sur lui et tait, dans la fort des approximations ambiantes, l'un de ses
chroniqueurs les plus prcis, pt encore croire que Gring cachait des choses
Hitler, et que celui-ci tait coup du rel au point d'ignorer que ses ordres
n'taient pas obis. Bref, s'aveugler ce point sur sa condition de pantin et ne
pas prendre conscience que s'il avait pu saboter la politique officielle du
Fhrer, c'tait avant tout parce que ce dernier voulait qu'elle ne ft qu'officielle
et se traduist le moins possible dans les faits.
Bien connue dans son droulement, et dans sa prparation par des
manuvres d'intoxication, du ct alli, la bataille de Normandie est moins
aise cerner du ct des dfenseurs. Leur combativit est en effet parasite,
de bout en bout, par l'esprit de rvolte qui couve chez les officiers allemands
du front occidental, et les entrane voir dans l'envahisseur un alli potentiel
autant, sinon plus, qu'un ennemi.
Une norme surestimation des moyens adverses est la base des erreurs
allemandes dans la conduite de cette bataille. On prte au gnralEisenhower
un effectif de 80 divisions, alors qu'il n'en a que la moiti. Ce calcul incite les
services de renseignements de la Wehrmacht prendre au srieux les leurres
et croire que le dbarquement visera le Pas-de-Calais, puis, au cours de
l'excution, que le dbarquement de Normandie en cache un autre, imminent,
plus au nord. Mais dans la gense de cette surestimation d'effectifs, il n'est pas
ais de dmler ce qui relve de l'efficacit des leurres, et ce qui tient au souci
de certains conspirateurs de dmontrer que la bataille est perdue d'avance37.
Le mouvement de rsistance est anim, depuis 1938, par l'ancien
bourgmestre de Leipzig et ancien commissaire du Reich aux prix, Carl
Goerdeler. Si certains de ses membres ont pris quelques contacts du ct
sovitique, l'ensemble penche nettement pour une offre de services aux
Anglo-Amricains, afin de contenir la pousse russe en Europe, une fois
liquid le pouvoir de Hitler. Curieuse rsistance, qui partage le principal
objectif, au moins pour le court terme, de son gouvernement.
Progressivement, l'ide se rpand, au cours de l'anne 1943, que le meilleur
moyen d'vincer Hitler est de le tuer. Le colonel von Stauffenberg se charge de
l'excution et fait plusieurs tentatives, mais Hitler est de plus en plus mfiant,
se montre de moins en moins, annule de plus en plus de crmonies.
En mai, un progrs important a lieu, mais il se paye d'une rgression
partielle : Rommel, charg de mettre en dfense le front de l'ouest et de lutter
contre un ventuel dbarquement, est gagn la conjuration par son chef
d'tat-major, le gnral Speidel. Mais il ne veut pas entendre parler
d'assassinat. Il entend rencontrer le Fhrer, aprs l'avoir attir dans la zone de
son commandement, avoir avec lui une conversation franche, et le mettre en
tat d'arrestation s'il persiste vouloir se maintenir au pouvoir. Le souci de
garder une force mobile dans cette ventualit a, selon certains historiens, jou
un rle dans la parcimonie avec laquelle il manuvre ses rserves blindes
pour faire face au dbarquement38.
Sur un plan strictement militaire, c'est encore Hitler qui a le plus de flair : il
dclare le 6 avril que le battage fait autour d'un projet de dbarquement dans
le Pas-de-Calais lui semble tre du thtre39 . Il dit le 27 mai un
ambassadeur que le dbarquement aura lieu en Normandie ou en Bretagne .
Mais lui-mme n'exclut pas un dbarquement ultrieur dans le Pas-de-Calais.
La russite initiale de l'opration commence le 6 juin tient un tel
ensemble de facteurs qu'il est difficile de dcider lesquels ont t dcisifs,
entre la surprise sur le lieu et le jour, les tats d'me dans le camp allemand et
la supriorit matrielle. Mais pour l'essentiel, cette dernire sembleavoir t
peu rsistible. Si la Wehrmacht a sans doute gard trop de chars au nord de la
Seine, ceux qu'on a envoys vers le front ont souvent t paralyss par
l'artillerie de marine, efficace jusqu' vingt kilomtres l'intrieur des terres.
D'autre part, les concentrations ont t fortement entraves par la matrise
allie du ciel, quasiment absolue. Les Allemands ont trs efficacement,
pendant presque deux mois, confin la tte de pont. Il n'tait sans doute pas en
leur pouvoir de l'empcher de se former.
L'vnement donne le coup de fouet dcisif la conjuration. Mais, comme
on pouvait s'y attendre, une superbe occasion est manque par Rommel : le 17
juin Hitler s'entretient avec lui Margival, prs de Sois-sons... et le met dans
sa poche. Il apparat tonnamment confiant, et branle Rommel, qui laisse
passer d'autant plus volontiers l'occasion d'agir qu'une visite du Fhrer est
prvue pour le lendemain son QG de La Roche-Guyon. Mais le dictateur
reprend directement et sans explication la route de Berchtesgaden. Il est
possible que la conversation avec Rommel l'ait amen flairer le pige, et
mme qu'il n'ait annonc sa visite du lendemain que pour s'en extraire.
Un hasard va dbloquer les choses, la nomination de Stauffenberg, le 1er
juillet, l'tat-major du gnral Fromm, chef de l'arme de l'Intrieur : il peut
ainsi, la fois, prparer la prise en main du pays par les conjurs, et fixer le
jour de l'attentat, grce la possibilit qu'il a de participer aux confrences de
situation, Rastenburg. Il peut y dposer une bombe et quitter la salle sous un
prtexte quelconque avant son explosion. Ainsi est fait, le 20 juillet deux
occasions survenues les jours prcdents n'ayant pas t mises profit,
semble-t-il parce qu'on attendait que Gring et Himmler fussent prsents40.
L'engin est dans une serviette de cuir, aux pieds du Fhrer. Quelqu'un le
dplace, et le met derrire un pied de table. L'explosion tue quatre officiers,
dont Schmundt, mais Hitler, Keitel et Jodl sont quasiment indemnes et le
Fhrer ne change rien son agenda, qui prvoyait quelques heures plus tard
une rencontre avec Mussolini.
Stauffenberg, qui a assist de loin l'explosion, est persuad que le Fhrer
est mort. Il se rend en avion Berlin, et dirige l'occupation des points
stratgiques, ainsi que l'envoi de messages toutes les autorits civiles et
militaires, quand Goebbels retourne la situation. Il reoit le commandant
Remer, l'un des officiers qui, sans tre dans la conspiration, sont en train de
prendre le contrle de Berlin par obissance aux ordres de leurs suprieurs, et
le met en contact tlphonique avec le Fhrer. Le putsch tombe ds lors
comme un chteau de cartes et Stauffenberg est promptement fusill.
La conjuration s'tait suffisamment dcouverte pour que des listes
depersonnalits promues de nouvelles fonctions aient commenc circu-1er;
d'autres sont trouves dans un coffre au sige, enfin perquisitionn, de l'OKH :
voil qui permet une Gestapo jusqu'ici bien peu efficace dans la rpression
des conspirations un coup de filet presque exhaustif, qui sera suivi pendant
des mois de procs et d'excutions. Le dictateur et son rgime, passs au bord
du gouffre, s'en trouvent affermis, dans leur pouvoir sinon dans leurs chances
de survie.
Gravement bless lors du mitraillage arien de sa voiture le 17 juillet,
Rommel est rapidement mis en cause. Hitler lui envoie deux messagers qui, le
14 octobre, lui donnent choisir entre le procs accompagn de mauvais
traitements contre sa famille et le poison assorti de funrailles nationales.
Il opte pour la deuxime solution, ce qui permet d'attribuer le dcs aux suites
de ses blessures et de lui faire des obsques grandioses, au cours desquelles
Rundstedt professe que son cur appartenait au Fhrer . La vrit
n'apparatra qu'aprs la guerre. L'pisode, pour sordide qu'il soit, n'en montre
pas moins que le rgime, aprs le 20 juillet, ne sombre pas comme on le lit
parfois dans la terreur pure et simple, mais qu'il sait encore tromper les foules
et faire taire ceux qui se sont dtachs de lui, en jouant sur leur vanit, leur
patriotisme ou leurs attachements familiaux.
A ce sujet, il faut encore redresser une erreur des plus instructives. On lit
frquemment qu'un certain nombre de comploteurs du 20 juillet , aprs
avoir t jugs par un tribunal que prsidait Roland Freisler, le secrtaire
d'Etat la Justice, ont t excuts le 8 aot de manire particulirement
cruelle, pendus des crocs de boucher . On ajoute parfois qu'ils avaient le
torse nu et que les soubresauts de l'agonie faisaient tomber leurs derniers
vtements. Hitler aurait commandit non seulement ce crmonial, mais son
immortalisation par un film, dont il se serait frquemment repu. Recherchant
les traces de cette histoire qui cadrait de moins en moins avec l'ide que je me
faisais du personnage, je suis tomb sur la plus grave carence de rfrences de
tous les bruits sur la vie de Hitler. Parmi les ouvrages de base concernant le
Troisime Reich ou son chef, une minorit traite l'affaire par le silence et
quelques-uns par le doute, mais sans s'interroger sur l'origine du bobard et
sans en tirer de leons. Le reste, largement majoritaire, le relaie sans invoquer
le moindre tmoignage d'une personne qui aurait vu le film en question : au
mieux, ces ouvrages se citent entre eux. Beaucoup se rfrent Wheeler-
Bennett, qui doute que les condamns aient t pendus directement au croc de
boucher, mais ajoute foi l'existence du film, et sa projection le soir mme
devant Hitler. Au passage, une faute de plus est impute au rgime : d'avoir
soigneusement dtruit les bobines. Hitler et Goebbels donnrentdes ordres
formels pour que toutes les copies du film soient dtruites et ne risquent pas
de tomber aux mains des Allis41.
Le 16 dcembre 1944, l'arme allemande surprend encore le monde, et sur
le mme thtre qu'en 1940, celui des Ardennes. Elle prend brusquement une
attitude offensive qu'on n'attendait plus, aprs un an et demi de recul : le
dernier mouvement offensif important, et malheureux, avait t tent Koursk
au printemps 1943. Sur un front de 120 kilomtres, la Wehrmacht progresse
en quelques jours de manire fulgurante, investit Bastogne et semble menacer
Anvers, devenu pour les Allis un nud vital de communications. Puis la
supriorit matrielle reprend ses droits et les assaillants sont hachs menu,
dans les derniers jours de l'anne, par des nues de bombardiers.
L encore, les interprtations malveillantes ne manquent pas. Quelques-uns
souponnent Hitler d'avoir vis une nouvelle entente avec Staline, en lui
laissant entendre qu'il voulait dsormais privilgier l'ennemi de l'ouest. La
plupart des critiques fustigent une fois de plus sa mgalomanie et son
irralisme. Pourtant, ses intentions sont connues, par l'expos qu'il en fit aux
gnraux concerns, runis les 11 et 12 dcembre son quartier gnral, et
elles n'ont rien d'utopique. Si le texte, pniblement et incompltement
reconstitu partir des fragments sauvs du feu, n'est accessible que depuis
1962, en revanche les mmoires de l'un des prsents, Skorzeny, en ont livr
ds 1950 un rsum qui, sur les passages recoupables, apparat fidle.
Si Hitler redit, devant cette trentaine d'officiers, son refus dfinitif d'une
capitulation et sa certitude de la victoire, c'est sans dissimuler la gravit de la
situation ni faire des promesses mirobolantes de livraisons d'armes, classiques
ou nouvelles. Il taye essentiellement sa foi en la victoire sur l'espoir de voir
clater la coalition adverse. Il s'agit en l'occurrence de refroidir brutalement
l'enthousiasme guerrier des peuples anglais et amricain, drogus par
l'euphorie des victoires, et de leur faire mesurer les sacrifices que va encore
demander l'assaut contre l'Allemagne, en talant la rsolution et les capacits
de sursaut de celle-ci.
Le Fhrer rcidive le 28 dcembre. Au lendemain de l'chec dans les
Ardennes, il ordonne une nouvelle offensive en Alsace, et fait un discours aux
chefs des trois corps d'arme engags. Un texte complmentaire duprcdent.
Il tire sans forfanterie un bilan de l'offensive passe, disant qu'elle n'a pas
atteint tous ses objectifs mais qu'elle a au moins provoqu une dtente sur
l'ensemble du front , ce qui est exact, les Amricains ayant d dcommander,
en particulier, une offensive en Sarre, fixe au 18 dcembre. On sait aussi
qu'Eisenhower avait dcid d'vacuer une grande partie de l'Alsace, dont
Strasbourg, et que ce fut l'une plus graves preuves de force entre de Gaulle et
ses puissants allis : il avait mme annonc que si Eisenhower maintenait ses
ordres il lui retirerait le commandement des troupes franaises, qui
dfendraient seules l'Alsace, et lui interdirait mme l'usage des ports de
l'Hexagone42. N'est-ce pas une belle russite de Hitler et une illustration de
son ide que l'offensive des Ardennes avait provoqu une dtente ?
A prsent, dit-il, il faut pousser l'avantage au plus vite : en profitant du fait
que l'ennemi a desserr son dispositif en Alsace, on doit pouvoir lui dtruire
entre trois et cinq divisions. Il faut se dpcher, en raison de la faiblesse
allemande dans le ciel, de profiter d'une priode o le temps entrave l'action
de l'aviation ennemie ; une autre raison de se hter est que l'ennemi, ayant
reu les fuses V1 et V2 (que Hitler dnomme ici nos bombes volantes ),
est certainement en train de les copier et pourrait tre bientt en mesure de
presque dtruire la Ruhr . Au total, on peut esprer apurer la situation .
Il y a bien ici un peu de mthode Cou. Hitler n'est certainement pas de
bonne foi quand il avance que la situation n'tait pas meilleure la veille de
l'offensive de 1940 . Dans son optimisme, suprieur celui qu'il affichait lors
de la runion prcdente, entre sans doute une part de dissimulation. Il s'agit
de tirer tous les fruits de l'offensive des Ardennes, chaud, de peur que la
situation ne se dgrade nouveau trs vite. Si cette interprtation est exacte,
loin de se faire des illusions sur la porte militaire du coup assn dans les
Ardennes, il s'en sert pour des fins politiques. Il entend justifier et consolider
sa politique de rsistance jusqu'au bout , notamment sur le front de l'ouest.
Et il cherche placer sous les meilleurs auspices le round final de ses rapports
avec l'arme.
Il faut en effet mesurer ce que reprsente, ce stade, le fait de runir des
officiers dans le QG du Fhrer o, six mois plus tt, l'un d'eux avait pos une
bombe. Aux militaires amricains qui s'efforaient de reconstituer le texte,
certains d'entre eux ont racont les mesures de scurit prises : on leur avait
t leurs revolvers et fait faire des dtours travers la campagne, et au cours
mme de la runion ils n'osaient mme pas sortir un mouchoir de leur poche,
de peur que les SS qui les surveillaient n'y vissent l'amorce d'un geste
meurtrier.
Avant de conter les derniers pisodes du drame, il faut dire un mot du corps
de son hros principal. La dchance physique de Hitler a faitl'objet de
gloses infinies. Pour certains, il tait la proie d'une maladie grave on cite le
plus souvent celle de Parkinson. Pour d'autres, il tait littralement
empoisonn par son mdecin favori, le docteur Morell, que ses confrres
tenaient pour un charlatan et qui lui aurait prescrit des produits dangereux,
pris en quantits excessives. L'historien ignare dans le domaine mdical
s'enquiert : il doit bien y avoir quelque part une synthse critique des dossiers
et des tmoignages, la lumire des connaissances mdicales actuelles. Eh
bien non. Le sujet a t en vogue jusque dans les annes 60, et depuis, le
silence rgne43. Alors l'historien reprend ses droits et constate qu'aprs avoir
cherch fbrilement une explication organique du comportement de Hitler, on
y a peu peu renonc. La matire, pourtant, est riche : la plupart des mdecins
qui ont examin le dictateur ont tmoign, ainsi que beaucoup de ses
familiers, et il existe aussi des documents en grand nombre, au premier rang
desquels il faut placer les carnets de Morell, saisis par les Amricains et
publis par David Irving44. Son rgime alimentaire est galement assez bien
connu45.
Il en ressort que, comme dans les autres domaines, on a projet toutes sortes
de tares, de vices et de traits ngatifs sur un individu peru comme
monstrueux. Hitler se nourrissait, se soignait et se reposait comme il
conqurait le pouvoir et comme il menait les armes : en dpit du bon sens.
On va jusqu' dire qu'il ne dormait pas, alors que, d'une part, pour ce qui est
du sommeil nocturne (ou plutt matinal, entre la fin de la nuit et midi),
personne n'tait l pour en tmoigner et que, d'autre part, il faisait volontiers
l'aprs-midi un petit somme en public.
A part une jaunisse qui l'aurait tenu au lit une ou deux semaines au dbut de
l'automne 194446, il ne semble pas que, pendant toute la dure de son
gouvernement, Hitler ait jamais t alit. Si maladie il y avait, elle n'tait
gure handicapante. Le fameux tremblement du bras peut fort bien avoir t
psychosomatique. Ce qu'ont surtout relev mdecins et tmoins, c'est un
vieillissement rapide : cheveux grisonnants, dos vot, dmarche tranante... Il
est certain que Hitler sortait de moins en moins et rduisait sans cesse son
activit physique, qui n'avait jamais t intense depuis son entre en politique.
On a compar sa condition celle d'un prisonnier : il sortait de ses bunkers
une fois par jour, pour aller et venir avec sa chienne dans un espace restreint.
Il apparat qu'il portait sur ses paules le poids des difficults qui s'abattaient
sur son pays et sur son uvre. Il l'avoue presque aux officiers runis le 28
dcembre, mais en les avertissant de ne pas escompter, pour autant, une
capitulation :
(...) L'ide de capitulation m'a toujours t inconnue tout au long de
mon existence, et je suis un des hommes qui se sont levs en partant
de rien. Pour moi, par consquent, la situation dans laquelle nous nous
trouvons aujourd'hui n'est pas nouvelle. La situation a t autrefois
pour moi toute diffrente, bien pire. Je ne dis cela que pour vous faire
mesurer pourquoi je poursuis aujourd'hui mon dessein avec un tel
fanatisme et pourquoi rien ne peut me faire flchir. Je pourrais tre
bourrel de soucis tant qu'on voudra, et mme tre branl dans ma
sant par les soucis, que cela ne changerait absolument rien ma
dcision de combattre jusqu' ce que, la fin des fins, la balance
penche tout de mme de notre ct47.
Tout bien pes, il faut risquer une conclusion qui tonnera peut-tre : si le
corps de Hitler traduit ses preuves, il ne le trahit pas, et reste jusqu'au bout,
pour son cerveau et son art de la manuvre, un support convenable.
18 Ce dernier, limog dans l'hiver 1941-42, devient inspecteur des units blindes le 1er mars 1943 et
succde Zeitzler, au lendemain du 20 juillet 1944, au poste de chef d'tat-major de l'arme de terre,
avant d'en tre cart pour dsaccord avec le Fhrer le 28 mars 1945.
19 Signalons, sans pouvoir ici la discuter, la thse du retardement volontaire de la recherche nuclaire
par Werner Heisenberg, trompant Hitler cet gard : cf. Thomas Powers, Le mystre Heisenberg, tr. fr.,
Paris, Albin Michel, 1993.
20 Cit par Andr Brissaud, Mussolini, Paris, Perrin, 1983, t. 2, p. 363.
21 Cf. Dino Alfieri, Deux dictateurs face face, Genve, Cheval Ail, 1948, p. 325.
22 Cf. supra, p. 326.
23 Cf. supra, p. 200. D'aprs Alfieri (op. cit., p. 352) Mussolini avait souhait que la visite ne ft pas
lie l'anniversaire et elle tait prvue le 27.
24 C'est le surnom du QG oriental de Hitler, prs de Rastenburg.
25 Cf. Silvio Bertoldi, I Tedeschi in Italia, Milan, Rizzoli, 1994, p. 53-54.
26 Cf., pour le dnigrement fielleux, Grard Chauvy, Aubrac Lyon 1943, Paris, Albin Michel, 1997,
pour le dnigrement sophistiqu la table ronde publie par le quotidien Libration le 9 juillet 1977 et,
pour l'tude historique, tant de l'vasion de 1943 que de la rumeur de 1997, F. Delpla, Aubrac, les faits et
la calomnie, Pantin, Le Temps des Cerises, 1997.
27 Heinrich Himmler, Geheimreden 1933 bis 1945 und andere Ansprachen, Francfort/Main,
Propylen, 1974, tr. fr. Discours secrets, Paris, Gallimard, 1978.
28 Ibid., p. 140-215.
29 Le pre de Daniel, qui dfraya la chronique par un livre sur le gnocide au milieu des annes 1990
(cf. infra, ch. 15).
30 Le discours de Himmler, bien que prsent dans la documentation du procs de Nuremberg, n'avait
alors attir l'attention de personne, du moins d'aprs G. Sereny (op. cit., p. 405-406). Vraiment? Ne serait-
ce pas plutt qu'il aurait alourdi l'extrme la tche du tribunal et oblig les occupants une puration
bien plus svre que celle qu'ils envisageaient? C'est l, en tout cas, l'une des deux plus passionnantes
nigmes de Nuremberg, l'autre tant la faon dont Gring a pu se procurer le poison qui lui permit de se
soustraire au bourreau.
31 Albert Speer : Kontroversen um ein deutschen Phnomen, Munich, Bernard und Graefe,1978. De
surcrot, E. Goldhagen ne brillait pas par la rigueur : il avait insr une phrase accablante, prenant Speer
tmoin comme s'il tait prsent, dans le discours de Himmler, alors que c'tait un commentaire de son
cru. Devant le reproche tlphonique que lui en faisait Gitta Sereny, plusieurs annes aprs la parution de
l'article, il avait affirm que c'tait une erreur de l'diteur qu'il n'avait jamais pu faire corriger , et
plaid de surcrot qu'on pouvait dduire logiquement la phrase ajoute du reste du discours ! (op. cit., p.
400).
32 Il avait visit le camp de Mauthausen le 30 mars 1943. Il y resta trois quarts d'heure et ne vit qu'une
vitrine destine tromper les visiteurs sur la condition des prisonniers, d'aprs sa secrtaire
Annemarie Kempf interroge par Gitta Sereny (op. cit., p. 390).
33 L'hpital, l'insu de Speer, appartenait la SS, et Gebhardt y effectuait des expriences sur les
humains (cf. G. Sereny, op. cit., p. 418).
34 Ibid., p. 428.
35 Il s'agit du bras droit de Gring, portant les titres de secrtaire d'Etat au ministre de l'Air et
d'inspecteur gnral de la Luftwaffe. Cit comme tmoin par le dfenseur de Gring, il subit
Nuremberg, le 23 fvrier 1946, un pnible contre-interrogatoire de quatre heures (cf. Telford Taylor, The
Anatomy of the Nuremberg Trials, New York, Knopf, 1992, tr. fr. Procureur Nuremberg, Paris, Seuil,
1995, p. 339-40).
36 G. Sereny, op. cit., p. 475.
37 Cf. Philippe Masson, op. cit., p. 371.
38 Cf. les dclarations du gnral Speidel cites par P. Masson, op. cit., p. 374.
39 Ibid., p. 370.
40 Cf. Gerhard Ritter, Carl Goerdeler und die deutsche Widerstandbewegung, Stuttgart, Deutsche
Verlagsanstalt, 1954, tr. fr. Echec au dictateur, Paris, Plon, 1956, p. 288.
41 Op. cit., p. 560. Deux familiers de Hitler, Speer et Below, ont dit avoir vu Rastenburg des photos
des excutions, en niant que Hitler y et pris quelque intrt Speer, il est vrai, quelque peu pouss par
Gitta Sereny. Dans son livre, il dit avoir vu vers le 18 aot sur une grande table de cartes dans le bunker
de Hitler une pile de photos dont la premire reprsentait le cadavre pendu du gnral von Witzleben,
puis avoir, le soir mme, dclin l'invitation assister la projection d'un film... mais avoir quand mme
observ les personnes qui s'y rendaient, puisqu'il signale qu'il n'y avait parmi elles que des SS et des
civils, mais aucun officier de l'arme (op. cit., p. 554). Il ne dit pas que Hitler s'y soit rendu. Cependant,
deux ans aprs la parution du livre, il avait aliment la lgende en disant John Toland, dans une
interview publie par Playboy, que Hitler aimait ce film et se le faisait passer et repasser . II s'en
justifia devant G. Sereny en parlant d'une erreur de traduction (op. cit., p. 460). Son rival Giesler,
dans ses mmoires (Ein anderer Hitler, Leoni, Druffel, 1977, p. 318-329), lui reproche longuement cette
interview.
42 Cf. Philippe Masson, op. cit., p. 441.
43 A l'exception d'un ouvrage superficiel et malveillant : Ernst Gnther Schenk, Patient Hitler,
Dsseldorf, Drose, 1989.
44 David Irving, Hitler, the Medical Diaries, Londres, Sigdnick & Jackson, 1983, tr. fr. Hitler/Les
carnets intimes du Dr Morell, Paris, Acropole, 1984.
45 Cf. W. Maser, Legende... op. cit., ch. 8.
46 Cf. D. Irving, op. cit., p. 210-225.
47 Hitler parle ses gnraux, op. cit., p. 301.
48 Texte reproduit dans H.R. Trevor-Roper, Hitlers Weisungen fr die Kriegsfhrung 1939-1945,
Francfort/Main, Bernard & Graefe, 1962, tr. fr. Hitler/Directives de guerre, Paris, Arthaud, 1965, p. 235.
49 Publi avec une prface de Trevor-Roper et un commentaire de Franois-Poncet (Paris, Fayard).
50 Guderian, Erinnerungen eines Soldaten, 1951, tr. fr. Mmoires d'un soldat, Paris, Plon, 1954, p.
406-408.
51 Cf. Philippe Masson, op. cit., p. 454-460.
52 Op. cit., p. 500.
53 L'agonie de l'Allemagne, Paris, Fayard, 1952, p. 306.
54 Op. cit., p. 500.
55 Op. cit., p. 539.
56 Albert Speer, Au cur du IIIe Reich, Francfort/Main, Propylen, 1969, tr. fr. Paris, Fayard, 1972, p.
668.
57 Ibid., p. 673.
58 Hitler and Staline-Paralll Lives, Londres 1991, tr. fr. Paris, Albin Michel et Robert Laffont, 1994,
t. 2, p. 352.
59 Une crmonie mdiatise, dont il reste des films et des photos (cf. Florian Beierl, Geschichte des
Kehlsteins, op. cit., p. 126).
60 Cf. W. Shirer, op. cit, t. 2, p. 638.
61 Cf. le tmoignage de Traudl Junge dans Pierre Galante et Eugne Silanoff, Les derniers tmoins du
Bunker, Paris, Filippacchi, 1989, p. 171.
62 Cf. E. Calic, Himmler et son empire, Paris, Stock, 1965, p. 604.
63 Cf. G. Sereny, op. cit., p. 200.
64 The Hitler of History, New York, Knopf, 1997, tr. all. Hitler, Munich, Luchterhand, 1997, p. 224.
Quelques aperus, sur les tractations de paix des derniers mois de guerre, dans Charles Bloch, op. cit., p.
500-502.
65 Rsum et bibliographie dans Michael Marrus, The Holocaust in History, Toronto, Lester, 1987, tr.
fr. L'Holocauste dans l'histoire, Paris, Flammarion, 1994, p. 253-263.
66 Qui avait succd Roosevelt, mort brusquement le 12 avril.
67 A ce propos, la propagande avait voqu grands cris la mort de la tsarine Elisabeth, qui en 1762
avait tir Frdric II d'un mauvais pas, son successeur se retirant aussitt de la guerre de Sept Ans. Rien
n'indique que Hitler ait cru lui-mme une intervention de la Providence en sa faveur, mais coup sr il
a scrut avec attention les premiers actes de Truman et guett les symptmes d'un refroidissement entre
l'URSS et les Etats-Unis.
68 Cf. Allen Dulles, The secret Surrender, New York, Harper, 1966, tr. fr. Paris, Calmann-Lvy, 1967,
notamment p. 213-239, et Rudolf Rahn, Ruheloses Leben, Dsseldorf, Diederichs, 1949, tr. fr. Paris,
France-Empire, 1980, p. 351-361.
69 Goebbels et Magda se tuent le 1er mai, aprs avoir administr des piqres mortelles leurs six
enfants. Rien ne dit que le Fhrer ait donn pralablement son accord et le testament indique mme le
contraire : Goebbels aurait d, comme Bormann, tenter de franchir les lignes sovitiques pour rejoindre
Dnitz. Son suicide, proche par l'heure et le lieu de celui du matre aim, procde, comme celui d'Eva, de
la volont d'clipser ses rivaux.
CHAPITRE 15
Il est courant de dire, avec une indulgence apitoye, que d'autres avant soi
ont dmonis ou diabolis Hitler. Mais, comme si le dmon existait ou
au moins ses embches, il n'est pas simple d'chapper ce pige. Car la
dmonisation peut tre simple, vidente, assume, ou bien subtile,
sophistique, voile, et dans ce cas elle est souvent inconsciente.
Puisque la dmonisation, pas plus que son doublet, la diabolisation, sans
doute plus courant en franais, n'est encore au dictionnaire, il n'est peut-tre
pas mauvais de la dfinir. Ou d'essayer. Car le terme est aussi vague et
tributaire des critres de chacun que le mal dont il est la projection sur une
personne, un groupe ou une action. Par-dessus le march, la religion fait valoir
ses droits. Le mot se rfre un gnie surnaturel en action dans l'humain.
Mtaphore ? Sans doute chez certains auteurs, mais pas chez tous. Au
lendemain de la guerre, Friedrich Meinecke et Gerhardt Ritter, deux historiens
gs que les rgimes antrieurs au Troisime Reich avaient combls
d'honneurs acadmiques, ont dress chacun leur bilan de l're hitlrienne. Si le
premier y voit une exacerbation de certaines tendances de l'histoire allemande,
le second, l'inverse, l'en exclut. Mais tous deux dcrivent Hitler, sans la
moindre distance mtaphorique, comme un dmon surgi de l'enfer2.
Je dfinirai donc la dmonisation comme le fait de prsenter un individu
ou un groupe comme vou au mal, qu'on le regarde comme l'missaire d'une
puissance infernale ou qu'on pense que lui-mme se voit ainsi, ou encore sans
aucune rfrence mtaphysique. Il faut aussi faire la part de la dmonisation
partielle : le terme peut s'appliquer une partie seulement de l'action des
personnes ou des groupes. Ainsi Henry Rousso, dans sa prface de la
traduction des articles de Mommsen, l'approuve de lutter, propos de
l'incendie du Reichstag et de son attribution aux nazis, contre les
mythologies (...) inutilement diabolisantes3 . Cette citation nous invite
nous demander s'il existe une diabolisationutile, et pourquoi beaucoup
persvrent, dans cette croyance, quasi diaboliquement.
On a pu suivre, dans le cours de la biographie, la gense de la dmonisation
de Hitler, puisqu'elle est quasiment originelle : elle le suit comme son ombre
ds qu'il devient un personnage public. Reconnaissons une fois pour toutes
qu'il l'a bien cherch, en tant immoral et haineux. Mais ce n'est pas une
excuse pour aligner des contrevrits, surtout quand on pratique la discipline
historique, dont l'tablissement des faits par une mthode rigoureuse se veut
l'alpha sinon l'omga.
Qu'on me permette de commencer par un mot sur la gense du prsent livre.
C'est une uvre collective, en ce sens qu'elle a t soumise, ds ses premiers
brouillons, la critique d'un grand nombre de personnes, de nationalits et de
spcialits diverses. Leurs ractions sont elles-mmes une mine de
renseignements sur les formes et l'ampleur de la dmonisation comme sur
ses limites et sur la possibilit d'en finir avec elle.
Le fait mme de s'intresser Hitler suscite frquemment, suivant les
sentiments qu'on vous porte, moquerie, inquitude ou prise de distances. On
s'tonne : que peut-il y avoir encore dcouvrir ? Or l'ide qu'on en sait assez
sur Hitler est elle-mme originelle, et hantait dj les ditoriaux munichois en
1920. La presse antinazie, de droite et de gauche, entendait certes chasser le
dmon par la lumire, mais se souciait peu de la qualit de celle-ci. Du
moment qu'on disait du mal du mal, cela suffisait. D'o l'irruption rapide du
grand-pre juif, de la paresse incurable et des drangements sexuels.
Dcembre 1998. Dans un haut lieu de la recherche universitaire, je cause
avec un lettr subtil, au sujet des pages ci-jointes sur les rapports entre
Nietzsche et Hitler, que cette conversation, au demeurant amicale, ne m'a pas
incit retoucher. Il m'interrompt sans cesse, non seulement dans mes
raisonnements, mais dans mes citations des propos de Hitler sur tel ou tel
philosophe, lors mme qu'il ne les connaissait pas. Cela, dit-il, n'a aucun
intrt, car il ne pouvait rien y comprendre. C'est comme si nous discutions
de l'influence de Rembrandt sur ses toiles. J'objecte en vain que,
prcisment, elles taient alimentaires et qu'il ne les prenait pas au srieux. On
me rpond pgre , charlatanisme , dmagogie , brasserie ,
brochures , maladie mentale . Chacun de ces lments est vrai. C'est
l'ensemble qui pche, par un tri systmatique du pire. On sent ici comme un
corporatisme dsespr. Le monde intellectuel n'a rien voir avec cet avorton.
Il y a entre eux une srie de chicanes et de filtres, reprsente ici par la
brochure, qui forment une barrire tanche. En la personne de cet
interlocuteur, la rpublique des lettres prfre renoncer sa vocation
d'institutrice plutt que d'assumer un cancre.
Que Hitler ait t taraud par des complexes d'infriorit n'est pas niable
d'un trait de plume. Mais que ceux-ci se soient nourris du remords obsdant de
n'avoir pas, l'ge de trente-trois ans, dont trois d'exprience politique, tent
de conqurir le gouvernement d'un grand pays, ou d'y avoir chou l'anne
suivante, voil qui ne convainc gure. Quant aux indcisions de 1930 et de
1932 (conscutives, si on comprend bien, aux deux grandes pousses
lectorales), elles font partie de ces fautes qui ont fait progresser Hitler de
marche en marche vers son triomphe, et provoqu l'exil du signataire. On
peut, et on doit sans doute, tre plus cruel encore : le propos n'est-il pas au
fond l'expression involontaire d'un remords de Konrad Heiden, qui n'avait pas
envisag une seconde que l'agitateur debrasserie sur lequel il exerait sa verve
pt grer avec sang-froid de pareils raz-de-mare lectoraux ?
Un autre exil, Franz Neumann, a jou un rle considrable dans
l'historiographie du nazisme. Il n'est pas journaliste mais avocat, et fait partie
de la clbre Ecole de Francfort . Il fait paratre au Canada en 1942 un
ouvrage au titre singulier, Bhmoth, qui constitue l'une des premires
analyses socio-politiques du Troisime Reich. Le titre, fourni par un monstre
biblique, permet de comparer l'Allemagne nazie un gros ectoplasme sans
direction vritable, qui crvera de ses propres contradictions.
On ne saurait mieux rsumer l'ouvrage et son propos central que ne l'a fait
Theodor Adorno en 1967 :
(...) il montre que l'Etat national-socialiste, totalement unitaire selon
sa propagande, tait en ralit pluraliste, en un sens funeste du terme.
La volont politique s'y formait travers la concurrence sauvage des
lobbies sociaux les plus puissants. Le premier, peut-tre, Neumann a
rvl que le mot d'ordre d'intgration, l'une des pices matresses de
l'idologie fasciste selon Pareto, masque son contraire, savoir une
dsintgration de la socit en groupes divergents, rassembls d'une
manire extrieure et abstraite par la dictature, sans tre capables de
raliser eux-mmes un accord dans la vie sociale ; ces groupes
risquent de faire voler en clats un Etat dont en mme temps ils ne
cessent de chanter les louanges. On doit Neumann la dcouverte que
ce qui se vantait de mettre un terme la destruction et de construire
, selon la phrase habituelle, tait lui-mme au plus haut point
destructif, non seulement l'gard de tout ce qui est humain
destruction qui s'est rpercute dans les affaires trangres mais de
manire immanente, au sein mme du systme ; il a dcouvert que le
fascisme dsintgre ce qu'il prtend sauver8.
On ne saurait mieux dire que Neumann tait un thoricien du fascisme
expos, en tant que tel, ne pas atteindre l'essence du nazisme, ni le noyau de
sa dangerosit.
Nous pouvons le vrifier travers un passage de la deuxime dition,
publie en 1944 (p. 514). Neumann, qui a compris qu'on tait en train
d'exterminer les Juifs, attribue ce massacre une fonction triple : favoriser
l'mergence du totalitarisme par l'extinction de la tradition librale,
exprimenter des mthodes de terreur diriges contre tous et compromettre la
population pour l'empcher de dserter le camp nazi. C'est assez bien vu, et
tout le monde n'a pas la mme lucidit. Mais elle reste bien partielle. La place
de l'idologie au cur du systme et des obsessions de son chef est mme, ici,
quasiment nie.
Si Heiden et Neumann n'ont pas t des chefs d'cole, ils ont eu chacun une
postrit abondante qu'on peut regrouper sous deux tiquettes :
l'intentionnalisme pour Heiden, le fonctionnalisme pour Neumann. Mais avant
de les prsenter, il faut dire un mot d'un inclassable qui a influenc tout le
monde, Hermann Rauschning.
Le prsident nazi du snat de Dantzig, dont nous avons vu qu'il
avaitlonguement rencontr Hitler, s'est dgot assez vite du rgime et a
profit de ce que sa ville n'tait pas encore intgre au Reich pour s'exiler en
1936. C'est un politicien fru de thorie, qui applique des catgories
empruntes Weber, Sorel, Malaparte ou Pareto. Si Golo Mann, dans la
prface d'une rdition de 1964, dit que sa Rvolution du nihilisme atteint
parfois les sommets de l'criture politique , c'est sans doute une indulgence
ne de la proximit. Le lecteur non prvenu se demande plutt trs vite :
Mais comment va-t-il faire pour tenir 380 pages ? et doute d'y parvenir lui-
mme, tant l'auteur ressasse une ide unique, prsente ds le titre : le nazisme
est la fois rvolutionnaire et destructeur. Il omet tout simplement
l'attachement de Hitler l'Allemagne. Il ne s'intresse pas non plus beaucoup
sa personne, au point qu'on saisit mal pourquoi, deux ans plus tard, il crira
tout un livre pour relater leurs conversations. Sans cesse, lorsqu'il indique qui
dirige le rgime, Rauschning oscille entre Hitler et une mystrieuse lite .
Il entonne le requiem d'une bourgeoisie entirement dpossde et pousse
vers la sortie par une classe nouvelle fort mal dfinie. Mais celle-ci n'ira pas
loin, car son pouvoir n'est fond que sur une destruction mthodique des
traditions et des valeurs.
Pas plus que Hitler n'est un vrai nationaliste, il n'est d'aprs ce livre un
raciste consquent. Rauschning pose la mme question que Churchill en 19329
et y rpond diffremment : pour lui, l'antismitisme n'a rien d'une conviction
profonde et n'est qu'une technique de manipulation des masses10 (p. 130-131).
Ainsi, selon lui, le nazisme n'est qu'une entreprise de domination. Sa thse
est un retournement pur et simple de la phrase de Hitler sur la victoire des
Juifs qui verrait la fin de la vie sur terre, ceci prs que l'original est plus
concis. Rauschning combat le nazisme avec ses armes. Son influence sur
toutes les coles et ses rditions persistantes sont un bon baromtre des
limites de la recherche.
Intentionnalisme et fonctionnalisme
Le dbat sur le Troisime Reich qui a cours depuis sa chute dans la partie
occidentale de l'Allemagne n'a pas contribu autant qu'on aurait pu l'esprer
clairer la personnalit de son chef. Pour deux raisons.Progressivement on en
est venu disputer moins sur Hitler que sur les interprtations des uns et des
autres, et les positions de Broszat, Bracher, Hillgruber ou Nolte sont devenues
plus familires, sauf quelques rudits, que celles du Fhrer. A tel point que
depuis une vingtaine d'annes les biographies se sont rarfies11, ainsi que les
tudes sur tel moment de la carrire de Hitler ou tel aspect de son action, au
profit d'ouvrages, d'ailleurs utiles et souvent suggestifs, qui se donnent pour
mission de baliser le maquis des thses en prsence et des publications qui les
exposent12.
La seconde raison tient au dbat lui-mme : le courant trs influent, dont
Martin Broszat a t la figure de proue depuis le dbut des annes 60 jusqu'
sa mort survenue en 1989, courant dit structuraliste ou fonctionnaliste ,
se donnait prcisment pour tche de rviser la baisse l'influence de Hitler
sur sa propre politique en revalorisant celle des diffrentes forces de la socit
allemande. Les adversaires de ce courant, baptiss programmologues ou
intentionnalistes , donnaient une place centrale au dictateur et ses
intentions, dchiffres comme un programme mais, pour des raisons
complexes sur lesquelles on reviendra, ils subissaient l'attraction de leurs
adversaires et en venaient mme, quelques exceptions prs dont Eberhardt
Jckel est la plus saillante, ngliger les textes hitlriens ou les lire au
premier degr, pour s'adonner des spculations hasardeuses.
Les fonctionnalistes se prsentent comme les premiers adversaires de la
dmonisation. Ils sont plutt de gauche, au sens ouest-allemand du terme. Peu
tendres pour la droite weimarienne en gnral et pour Brning en particulier,
ils sont pleins d'espoirs rtrospectifs en la social-dmocratie, tout en trouvant
son attitude dcevante, notamment en juillet 1932, lors de la destitution du
gouvernement prussien. Sur le plan thorique, ils se rclament d'une vision
largie de l'histoire politique, faisant toute sa place l'conomie, la socit et
la culture, comme en France au mme moment l'cole des Annales en offre
un modle reconnu, ou encore l'histoire dite des relations internationales
par laquelle Pierre Renouvin entend renouveler la vieille histoire diplomatique
en faisant une place de choix aux forces profondes . Leur terme ftiche est
celui de processus . Par une sorte d'a priori thorique, ils se condamnent
crire une histoire au jour le jour, qui chappe tous ses acteurs. Du coup,
lorsque Hitler applique un mot d'ordre qu'il a lui-mme dict dix ou quinze
ans plus tt, il ne pouvait s'agir, en cette lointaine poque, que d'une
mtaphore sans consquence.
Certes leurs recherches nous donnent des matriaux, car pour tudier
l'action d'un chef politique on n'a jamais trop d'lments sur le
comportementde ses administrs. Mais sur l'articulation des deux, ils
accumulent les supputations bancales et parfois mme les perles dans
lesquelles un Hans Mommsen, moins prudent que Broszat, est prcocement
pass matre , faute de consentir voir dans les initiatives du chef une
logique longue porte.
C'est en 1971 que Mommsen, qui avait lanc l'ide sur un mode plus
restrictif cinq ans auparavant, commet son affirmation la plus clbre, suivant
laquelle Hitler tait un homme se drobant aux dcisions, souvent hsitant,
uniquement soucieux de prserver son prestige et son autorit personnelle,
fortement influenc par son entourage du moment, bref, un dictateur faible13
. La formule a t abondamment commente. Curieusement, elle est
introuvable dans le recueil d'articles de 1991 dont la traduction franaise, en
1997, a fait mieux connatre l'uvre de Mommsen au-del du Rhin. Mais tous
les textes, y compris les plus rcents14, en restent imprgns.
Il est cependant un point sur lequel l'apport thorique des fonctionnalistes
est srieux, la critique du concept de totalitarisme , volontiers appliqu
l'Allemagne nazie dans les annes 50, sous l'influence, en particulier, de
Hannah Arendt. Ils font observer qu'il y manque un parti totalitaire, le NSDAP
tant une structure vanescente, active au gr du Fhrer, qui avait ruin
dfinitivement, aprs dcembre 1932, les efforts d'organisation de Gregor
Strasser15. L'Etat restait donc en place, et n'tait pas une annexe du parti
unique. Le souligner tait faire uvre utile, car beaucoup d'tudes antrieures
accrditaient l'ide, fort loigne de la ralit, d'un encadrement troit de la
population. Toutefois, cette diffrence avec le stalinisme est mise non au
crdit des nazis, mais leur passif. Non point que Broszat ou Mommsen
voient dans l'URSS un modle imiter, mais parce qu'ils considrent les nazis
comme des totalitaires rats, trop occups par leurs rivalits, trop paresseux et
pas assez comptents pour encadrer un Etat. L'ide que leurs apparentes
carences en la matire aient pu rsulter, chez Hitler au moins, d'un calcul et
d'un art d'imposer son point de vue sur l'essentiel en laissant d'autres une
illusion de libert dans la gestion de l'accessoire, et en les compromettant par
l mme, n'effleure pas cette cole historique16.
Quant aux intentionnalistes, ils ne vont eux-mmes, en gnral, pas assez
loin dans cette voie. Alors que c'et t leur vocation naturelle ils n'ont produit
aucune biographie de Hitler et bien peu de travaux d'ensemble sur sa
politique, si on excepte le gnocide juif. Contre les structuralistes ils
thorisent le rle minent de l'individu dans l'histoire eteffectivement, non
seulement Hitler en est un cas-limite, mais il a suscit travers le monde une
personnalisation du pouvoir et l'panouissement d'une pliade d'hommes
d'Etat qui sans lui auraient fait des carrires plus ternes, voire pas de carrire
du tout, comme Churchill, de Gaulle, Roosevelt, Tito ou Franco17. Mais dans
les travaux pratiques les programmologues sont, plus encore que les
structuralistes, des adeptes du temps court : ainsi Hillgruber intitule La
stratgie de Hitler un livre qui certes fait le lien entre ses crits de jeunesse et
son action, mais celle-ci n'est tudie que sur un an !
Les programmologues sont particulirement enclins la dmonisation. Pour
eux tout rsulte d'une volont mauvaise. Loin de moi l'ide que c'est faux et
qu'elle est bonne. Mais ce jugement moral paralyse la lucidit et abrge le
moment o on observe le phnomne pour en prendre la mesure. Un peu
comme si un physicien tudiant en 1939 la structure de l'atome se laissait
inhiber par la perspective des destructions massives, au point de renoncer
comprendre.
Seul peut-tre Trevor-Roper18 ose voir en face le talent de Hitler... mais il
crit peu, donnant des cls qu'il ne se dcide pas utiliser. Du coup, les
fonctionnalistes peuvent dployer leur rudition sur les connexions
secondaires.
Ce n'est pas sans raison que les controverses sur le nazisme en gnral, et la
guerre qu'il a dclenche en particulier, touchent souvent la question de
l'accs aux archives. Contrairement ce qu'on dit souvent, il est encore, dans
tous les pays, non seulement jalonn d'incommodits mais clairement
incomplet19. Cela place l'historien du temps prsent , c'est--dire du dernier
sicle, devant un redoutable dilemme. Par profession, il entend se distinguer
du journaliste et privilgier le document d'poque . Mais ce faisant, il rend
les armes aux censeurs et cautionne leur tri de ce qui est communicable. Il
risque donc de pcher plus gravement contre la science que l'essayiste non
diplm, mais nanmoins rigoureux, qui cherche son chemin au travers des
bruits, des tmoignages oraux et bien entendu, lui aussi, des textes. L est sans
doute l'explication principale, la fois de la vogue du fonctionnalisme, et de
ses limites heuristiques. Faute de tout savoir sur les manuvres des grands, on
peut du moins atteindre les ractions des petits. On en vient dire que ceci est
plus important que cela, et se trouver trs dmocrate. Le vcu des masses
n'est-il pas plus digne d'attention que les calculs des puissants ?C'est oublier le
sens mme du mot savoir , qui ne consiste pas privilgier des objets
sympathiques, mais embrasser la totalit d'un phnomne.
L'une et l'autre tendance ont montr, dans la comprhension de Hitler, des
blocages comparables. Leur point commun est une sommaire mtaphysique
du mal . Les intentionnalistes, mme les plus srieux je pense Eberhardt
Jckel , concentrent le mal sur un petit groupe de personnes. Les
fonctionnalistes, mme s'ils s'en dfendent, mettent en cause l'Allemagne
entire et lorsqu'ils rendent hommage ses rsistants, c'est comme une
exception confirmant la rgle. Il a fallu attendre les annes 80 pour que des
non-historiens, spcialiss dans l'art ou la littrature, comme Joseph Peter
Stern ou Peter Reichel, ouvrent des voies nouvelles en insistant sur l'insidieuse
sduction du nazisme. Mais ils n'en tudiaient les effets qu'en Allemagne.
Restait en saisir la porte mondiale.
Les origines
La cuisine de Jetzinger
Si l'antinazisme des annes 20 est l'origine d'une bonne part des erreurs
sur Hitler, l'aprs-guerre n'a pas t en reste. Tmoin l'Autrichien Hans
Jetzinger, qui s'est acharn au-del de tout bon sens contre le livre de Kubizek.
Dans son ouvrage sur la jeunesse de Hitler publi en 195622, il monte en
pingle les carts les plus minimes entre la mmoire de l'auteur et la ralit
atteste par d'autres sources, allant jusqu' se servir de contradictions entre le
livre et les dclarations que son auteur lui avait faites en confiance, lors des
nombreux entretiens qu'il lui avait accords. Je renverrai mon dernier
ouvrage le lecteur curieux des ravages que peut produire auprs d'un public
crdule le discrdit jet sur les tmoignages des acteurs au moyen de
documents slectionns23. Aprs avoir frapp d'estoc et de taille, le preux se
fait apothicaire, et value 90 % les contes que contient le livre.
Dans ce genre de critique, l'astuce de la prsentation pallie souvent la
faiblesse du raisonnement. Par exemple, la mmoire de Kubizek est plus
incertaine sur la priode de Linz que sur celle de Vienne, et on comprend
pourquoi : les deux jeunes gens se rencontrent l'opra vers la Toussaint
1904, d'aprs le mmorialiste, et ils commencent discuter des spectacles,
tout en ne sachant rien l'un de l'autre et en n'en voulant rien savoir. Dans ces
conditions, il ne serait pas tonnant que Kubizek ait ignor, avant que
Jetzinger ne l'en instruise, le sjour de Hitler Steyr ( environ une heure de
train de Linz), jusqu'en juin 1905, date de son dmnagement Linz. Hitler
pouvait venir en train l'opra et rien n'autorise Jetzinger crire, comme il le
fait, que la rencontre n'a pu avoir lieu avant l'hiver 1905-1906 (p. 137). En
revanche, pour la priode viennoise, o les deux garons logeaient dans la
mme chambre, Jetzingerne trouve rien redire de ce type, mais qu' cela ne
tienne : il a mis durablement le lecteur sous l'impression que Kubizek brodait.
On peut juger de sa mauvaise foi dans l'extrait suivant :
(...) Kubizek crit : Si un jour je n'tais pas au rendez-vous fix, il
venait me chercher aussitt l'atelier. Ce n'tait possible qu' partir
de juin 1905, puisque le dimanche Kubizek n'tait pas l'atelier, et
qu'en semaine Adolf ne pouvait tre qu' Steyr, mme si on admet
qu'il venait le dimanche Linz, ce qui, tant donn la discipline
scolaire d'alors, n'aurait pu arriver que rarement. (p. 140)
Puisque Kubizek ne date pas ces visites l'atelier, elles ont pu survenir
partir de juin 1905 sans que la relation ait ncessairement dbut ce
moment-l. Quant la discipline scolaire d'alors , pour rarfier (mais non
supprimer) les occasions de rencontre entre les deux jeunes gens, elle
supposerait que Hitler ait t interne ; or il logeait en ville, et pouvait donc
parfaitement venir l'opra un jour de semaine.
Une rencontre des deux garons ds novembre 1904 est d'autant plus
vraisemblable que pendant un temps indtermin, d'aprs le livre, ils n'ont fait
que causer des spectacles en s'abstenant de se prsenter plus avant. Il est
possible qu'ils aient attendu pour le faire une priode de vacances scolaires.
Dans son souci obsessionnel de prouver que la relation Hitler-Kubizek a dur
deux ans et non quatre, c'est Jetzinger qui, avec la bonne conscience des
fanatiques, torture les faits et les textes.
Cet adepte de l'hypercriticisme ne cache pas ses motivations : puisque
Hitler tait un monstre, tout ce qui tend l'humaniser doit tre combattu avec
la dernire nergie. Il prsente fallacieusement le livre de Kubizek comme une
tentative de rhabilitation . L'un de ses axiomes, dont il fait un titre de
chapitre, est que Hitler a men une vie sans amour . Il ne faut donc pas
qu'il ait aim Kubizek, ni non plus Stephanie. Or c'est Jetzinger qui dans les
annes 50, grce aux indications de Kubizek, a retrouv cette personne, et fini
par lui faire reconnatre, aprs une priode o elle niait totalement avoir eu un
soupirant de cette sorte, qu'elle avait jadis reu une lettre crite dans un style
dsordonn o un jeune homme promettait de la demander en mariage
quand il serait un peintre reconnu. Mais, loin de s'avouer battu et de saluer la
convergence entre le souvenir de Sancho et celui de Dulcine, Jetzinger tire
parti du fait que Stephanie n'avait, d'aprs elle, pas pris conscience, avant cette
lettre, de l'existence de son soupirant, pour nier les quelques signes d'intrt
que, d'aprs Kubizek, elle lui avait montrs. Il choisit la parole de Stephanie
contre celle de Kubizek, d'autant moins logiquement qu'il vient de montrer
qu'elle avait du mal reconnatre la vrit.
Il exploite aussi un bref contact entre l'ancien ami du Fhrer et la Gestapo.
Elle l'avait interrog en 1939, et alors il n'avait pas t capable d'crire
plus de quelques feuillets. De l dire qu'il a invent, entre 1939 et 1953, tout
le reste, il y a un foss que l'auteur enjambe allgrement.Il n'a dcidment
jamais rencontr de gens pudiques, ni de personnes moins loquaces lorsqu'un
policier les interroge que lorsqu'elles s'expriment spontanment.
Le rsultat ne s'est pas fait attendre : ceux qui crivent aprs 1956 tiennent
bien entendu compte de Kubizek, car il est difficile d'ignorer un tmoin aussi
bien plac quand on traite d'une priode aussi obscure, mais ils le font de
manire peu rigoureuse, en privilgiant les traits ngatifs ou en corrigeant ses
informations par des sources beaucoup moins directes. C'est ainsi que Maser
suit les brises de Jetzinger en faisant grief Kubizek de ses relations avec la
Gestapo. Il va mme plus loin, en affirmant qu'il y a eu une vritable
collaboration, et une altration des souvenirs du tmoin par les soucis
propagandistes du rgime. Mais ses preuves se retournent contre lui. Il cite un
rapport de 1938, d'aprs lequel on s'aperoit, en coutant Kubizek, que toute
la grandeur du Fhrer, pour nous inconcevable, existait dj dans sa jeunesse24
. Cet enthousiasme prouve que le rgime a caress l'ide d'utiliser ce tmoin,
mais non qu'il ait accept, pour lui plaire, de confirmer des choses qui ne
cadraient pas avec ses souvenirs. Bien au contraire : si ces contacts n'ont
dbouch sur aucune publication, c'est qu'il n'a pas d apparatre trs
mallable. L gt peut-tre la raison de la brivet de sa dposition de 1939,
qui chagrine tant Jetzinger25.
Comme de juste, les points sur lesquels on croit le plus volontiers Kubizek
sont les plus contestables : la date laquelle Hitler est devenu antismite26, ou
encore la prcocit de sa vocation politique.
La vocation politique
En 1933 l'ami d'adolescence prouve le besoin d'envoyer au nouveau
chancelier ses vux de russite et celui-ci rpond six mois plus tard, en
prtendant qu'il a reu des millions de lettres et qu'on vient seulement de
lui remettre celle-l. Ce n'est pas trs flatteur pour son secrtariat ! La
mdiocrit mme de l'excuse qui semble avoir chapp au destinataire
semble indiquer qu'au contraire on a pris la missive trs au srieux et confi
quelque espion une enqute, pour savoir si l'ami ne risquait pas de faire de ce
statut un usage dplaisant. Sans doute rassur par des rapportsmontrant que le
musicien 27 ne faisait pas de politique et restait discret sur leurs anciennes
relations, Hitler avait rpondu chaleureusement, en voquant le bon temps et
en invitant Kubizek venir le voir.
C'est par lui que nous connaissons la scne de l't 1939, qui voit l'ami
rencontr au promenoir de Linz raconter devant Winifred Wagner,
l'invitation de Hitler, la nuit qui avait suivi la dcouverte de Rienzi. Il narre
l'pisode en ayant l'air de penser que Hitler avait dj, vers l'ge de 17 ans, la
prescience d'un destin national.
Il est permis de ne pas tre aussi naf que le brave virtuose. Que Hitler ait,
cette nuit-l, rv d'tre un tribun du peuple le titre qu'avait port Rienzi
, ne veut pas dire qu'il en ait poursuivi avec continuit le dessein. Ce qui est
sr, c'est qu'au mois d'aot 1939, la veille de se lancer dans la guerre, le
matre de l'Allemagne a prouv le besoin de retremper sa rsolution, et de
l'enraciner dans des souvenirs propres renforcer sa croyance en sa mission
, le tout sous le haut patronage de Wagner.
Ce qui est en cause ici, c'est la fameuse cristallisation des ides de
Hitler. On a tendance l'antidater. Le record a mme t abaiss rcemment,
par l'Australien Kim Cornish, dans un essai au demeurant stimulant,
Wittgenstein contre Hitler. Partant du fait, dcouvert depuis une dizaine
d'annes, que le philosophe et le dictateur avaient us en mme temps,
pendant l'anne scolaire 1903-1904, leur fond de culotte sur les bancs de la
Realschule de Linz28, il leur prte tous deux une prcocit suprieure celle
de Rimbaud pour faire de Hitler, 14 ans, un disciple dviationniste de
Wittgenstein. Au passage, comme le futur logicien tait de famille juive
convertie, voil une nouvelle illustration de la thse de Rosenbaum sur la
manie frquente de placer un Juif l'origine du massacre de son peuple.
Indpendamment de cette motivation, les raisons qui poussent antidater la
conversion de Hitler ses ides fondamentales sont transparentes. Plus elle
tait prcoce et plus on va pouvoir l'attribuer des influences vulgaires et mal
assimiles la littrature antismite des kiosques de Vienne, voire de Linz,
ayant ici une place de choix. De l dire qu'elles taient innes, donc
infernales, la distance est courte, et elle est franchie subrepticement par un bon
nombre d'auteurs, qui ne situent mme pas cette conversion. Ainsi, entre cent
exemples, l'un des essayistes les plus estims, Sebastian Haffner, tout en
notant un changement dans la personnalit de Hitler l'automne de 1919, le
trouve plus apparent que rel , et crit qu'aprs comme avant il n'tait qu'un
rat (Versager), certes de grand style29 . Ceux qui voient le principal
basculement de sa personnalit aprs la premire guerre mondiale ont t
longtemps minoritaires.Mais quelques-uns, mon avis, poussent trop loin en
l'attribuant aux traumatismes que constiturent, en avril 1919, les cruauts de
la dictature rouge Munich30 ou mme, en septembre 1931, le suicide de
Geli.
Maser, en lecteur consquent de Mein Kampf, est au dbut des annes 60
l'un des premiers qui situent ce basculement en novembre 1918, mais il
l'explique, sans plus de prcisions, par le choc de la dfaite et de la rvolution
rpublicaine concomitante. C'est l rendre compte de l'individuel par le
collectif et renoncer savoir pourquoi les mmes conditions, subies par des
millions d'hommes, n'ont produit que chez celui-l un certain nombre d'effets.
La seule narration prcise et convaincante de sa conversion a t, comme
on l'a dit plus haut, faite en 1976 par Rudolph Binion. Sa dcouverte de la
cure hypnotique du docteur Forster Pasewalk reste bien mconnue.
Cependant, il a contribu lui-mme l'occulter.
Dans son livre, il en tire des dductions bien hasardeuses sur ce qui se
produit alors dans la tte de Hitler. Sans doute le sermon de l'hypnotiseur
rencontre-t-il chez lui un terrain. Mais il est peu rigoureux de rcuprer des
lments biographiques dont on vient de dmontrer qu'ils n'avaient en rien
confr au jeune homme une personnalit destructrice, comme la mort de la
mre malgr les douloureux traitements d'un Juif, pour dire qu'alors, comme
d'un coup de baguette magique, ils connaissent une reviviscence et
viennent susciter en lui une haine meurtrire. Il attribue donc au Juif Bloch,
aprs beaucoup, le rle de dclencheur du massacre des siens, illustrant lui
aussi la rgle dgage plus tard par Rosenbaum.
Ce dernier, qui est journaliste et dont une bonne part du livre est faite
d'entretiens avec des spcialistes du nazisme, a rencontr Binion, mais leur
conversation n'est gure clairante. Ils ont parl uniquement de ce qui mon
avis est accessoire, le docteur Bloch et son traitement. Il est vrai qu'aux Etats-
Unis le dbat s'est focalis l-dessus, sous l'influence d'un nomm John Kafka,
mdecin et fils adoptif de Bloch, tous deux tant apparents l'crivain ! Le
pieux hritier harcle Binion en clamant que Bloch n'tait ni un
exprimentateur sadique, ni le responsable de l' Holocauste . Il ressort de
l'entretien que Binion lui-mme se dfend sur ce terrain et a laiss
marginaliser sa dcouverte indiscutable, celle des circonstances mdicales de
la vision de Pasewalk.
Esotrisme ?
Le grand repoussoir
Dans les annes 60, deux historiens ont sorti les ides de Hitler en matire
de politique extrieure de l'ombre, voire de la ngation, o on les tenait la
suite des pamphlets d'Hermann Rauschning : l'Anglais Hugh Trevor-Roper et
l'Allemand Eberhardt Jckel. Le premier en montre la cohrence, et insiste sur
l'intelligence avec laquelle elles ont t mises en uvre. Le second s'attache
en dcrire la gense et les variantes. Son disciple Axel Kuhn a complt
l'ouvrage en 1970, par des prcisions surle stade ultime de leur mise au point,
lors de la rdaction de Mein Kampf. Tous deux ont ensuite uni leurs efforts
pour publier, en 1980, un gros livre rassemblant tous les crits connus de
Hitler avant Mein Kampf : dmarche exemplaire de pionniers qui font
bnficier l'ensemble de la communaut scientifique des documents qui ont
fond leurs trouvailles.
Analysant le premier tome de Mein Kampf, celui que Hitler a crit en prison
avec l'assistance de Rudolf Hess, Kuhn a constat que l'ide d'une alliance
avec l'Angleterre contre la Russie tait nouvelle. On l'aurait vainement
cherche dans les discours des annes 1920-23, comme dans ceux que Hitler
avait tenus lors de son procs.
Kuhn remarque qu'en prison il avait dcouvert la gopolitique , une
discipline fonde, et enseigne Munich cette poque, par Karl Haushofer,
qui comptait Rudolf Hess parmi ses auditeurs. Auparavant, la fin du XIXe
sicle, le gographe allemand Ratzel avait cr la gographie politique ,
laquelle Haushofer devait beaucoup. C'est Ratzel que Hitler emprunte le
concept d' espace vital , et Haushofer s'est vant d'avoir lui-mme apport
son livre Gographie politique (1897) la prison52.
Cependant, Kuhn ne considre pas que l'apport de la gopolitique ait t
dcisif dans le choix, par Hitler, d'une expansion vers l'est plutt que d'une
revanche sur les puissances atlantiques. Pour lui, il y a eu une simple
maturation de la pense, un aboutissement logique des tendances qui, depuis
des annes, faisaient de Hitler un admirateur de l'empire britannique et un
contempteur de la rvolution russe.
Mais, comme dans le cas de Nietzsche, ce raisonnement se fonde trop sur
les diffrences objectives entre les auteurs, et ne prend pas suffisamment en
compte la manire dont Hitler s'emparait des travaux d'autrui. Et comme dans
le cas de Schmitt, de Heidegger et de cent autres, le point de vue moral
parasite la connaissance. Certes Schmitt, Heidegger et Haushofer ne sont pas
aussi mchants que Hitler, et s'il n'avait pas exist ils n'auraient pas dclench
sa place la deuxime guerre mondiale, ni extermin les Juifs d'Europe. Ils
n'en jouaient pas moins avec le feu et, tour tour, l'alimentaient. En
l'occurrence, Haushofer a fourni des concepts, s'est lament plusieurs fois en
priv de leur dtournement, a enseign et publi en Allemagne pendant tout le
Troisime Reich, est sorti libre de ses interrogatoires Nuremberg, surtout
grce l'assassinat par les nazis de son fils Albrecht, lui aussi gopoliticien,
la suite du complot du 20 juillet 1944, et a fini par se suicider avec son
pouse, demi-juive, en 1946. Trajectoire exemplaire d'un intellectuel manipul
qui peut-tre, plus que d'autres, a pris conscience aprs la guerre de son apport
au nazisme et ne l'a pas support. C'est cet instrument qui nous intresse ici.
Qu'y a-t-il donc dans cette Gographie politique de 1897, dont il tenait
lester la culture du Fhrer ? Essentiellement une contribution aux dbats de
l'poque. En cette fin de sicle, les milieux dirigeants allemands, assoiffs
d'expansion maritime et coloniale, se demandaient par quel bout prendre la
question. Ratzel prnait un imprialisme cohrent, attentif l'utilit
conomique et stratgique des territoires qu'on allait essayer d'acqurir, et
soucieux de mettre cette utilit en balance avec les jalousies et les rivalits
qu'on allait s'attirer. Ainsi conseillait-il de renoncer occuper des positions
dans le Pacifique, tant pour mnager les Etats-Unis que pour s'attirer les
bonnes grces de la Chine et du Japon : on a, d'une formule heureuse, qualifi
le ratzlisme de tiers-mondisme de droite53 . N'oublions pas que
l'Allemagne est en Europe : cette antienne de son livre n'a pas d chapper
Hitler. Il a cependant gravement dform la pense du matre qui, distinguant
les imprialismes maritimes et terriens , disait qu'au xxe sicle toute
puissance mondiale devrait runir les deux aspects. Hitler tire de cette lecture
l'ide caricaturale d'une Allemagne qui dsintressera les autres puissances,
avant tout l'Angleterre et les Etats-Unis, en n'ayant aucune ambition sur mer,
pour se faire en Europe un espace qui en termes de gographie politique
n'a rien de vital : il procde d'une renonciation l'expansion capitaliste
moderne, fonde sur la production de masse vendue au loin, qui est au cur
de la rflexion ratzlienne. Une carence compense, dans Mein Kampf, par la
conqute brutale d'espaces d'un seul tenant, prsums sous-exploits et, aussi
bien en quantit qu'en qualit, sous-peupls.
Haushofer n'aurait pas d se faire d'illusions : il tait bien plac pour
mesurer d'emble le dtournement opr par Hitler et la manire dont son
esprit torturait les concepts pour lgitimer par de prestigieux parrainages des
projets d'une cruaut inoue. Ses plaidoyers de 1945 invoquent l'injustice de
Versailles : la science aurait bien t oblige, entre les deux guerres, de ne
pas tre neutre , devant les injustices commises envers l'Allemagne et les
efforts faits pour y remdier. Sans doute aussi peut-on supposer, en
considrant son activit universitaire sous le Troisime Reich, qu'il esprait
grce ses connaissances et son aura inflchir les choix du rgime : ainsi
fera-t-il de grands loges gopolitiques du pacte germano-sovitique de
1939 et on ne peut certes pas l'accuser d'avoir couvert de son autorit
scientifique l'attaque contre l'URSS54. Ce qui n'enlve rien sa responsabilit
principale, d'avoir en admirant publiquement Hitler contribu le mettre sur
orbite et lui faire acqurir un pouvoir sans limites, dont le projet n'tait point
dissimul dans Mein Kampf et qui lui donnait quelque libert de ne pas suivre
jusqu'au bout les avis des professeurs.
Ernst Nolte est un hritier consquent de cette droite allemande quidans les
annes de Weimar et au-del, pour des raisons patriotiques et anticommunistes
mles, ne croyait pas devoir rejeter les nazis dans les tnbres extrieures. Il
donna le signal de la fameuse querelle des historiens en 1986 par un article
dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, intitul Un pass qui ne veut pas
passer . Il voudrait que les Allemands relvent la tte et cessent de battre leur
coulpe au sujet du nazisme. Il le trouve certes hassable mais comprhensible
(verstehbar55. Car la rvolution russe et son Goulag ne justifient pas, mais
expliquent Auschwitz. Les Sovitiques avaient commis un crime asiatique ,
et les nazis se seraient considrs comme les victimes potentielles ou relles
d'un semblable crime. En somme, ce serait la position gographique de
l'Allemagne, toute proche des horreurs est-europennes, qui serait la cause du
nazisme.
Les rponses Nolte ont t nombreuses et diverses56. Les matriaux ici
dgags permettent de lui donner tort, largement. La rvolution russe
n'empche pas les Allemands de dormir. Ils sentent au contraire assez vite
qu'elle les place en position d'arbitres dans toute l'Europe orientale, poussant
les Hongrois, les Baltes et bien d'autres rechercher leur protection,
cependant que les Sovitiques eux-mmes, ds Rapallo (1922), se montrent
conciliants. Hitler, pour sa part, ne tourne que progressivement son attention
vers le bolchevisme et le considre d'abord comme un affaiblissement : c'est
un symbole parmi cent autres de la nocivit juive. Aucun de ses propos ne
suggre qu'il ait vu dans l'URSS, entre 1917 et 1923, une menace. Le discours
antismite d'aot 1920 en offre un bon exemple. Les Juifs au pouvoir en
Russie ont dtruit l'Etat et, s'ils entreprennent de le restaurer, c'est en recourant
d'anciens officiers du tsar : il est difficile de lire ici le moindre affolement
devant une menace asiatique . Et mme, par la suite, lorsqu'il dclare
craindre ce pays, rien ne prouve que Hitler soit sincre. En 1924, lors de
l'laboration dfinitive de ses plans de conqute, le bolchevisme devient
surtout un prtexte d'agression et d'annexion, combin avec un nouveau venu,
le racisme antislave.
L'incendie du Reichstag
La fable de la lgalit
L'tude des actes de Hitler entre 1939 et 1945 montre que la logique, certes
bien spciale, qu'il a imprime aux vnements depuis sa prise du pouvoir ne
cesse de s'appliquer. Il convient donc l encore de redresser quelques ides
reues.
Les fonctionnalistes perdent ici toute acuit, voire tout souci, d'analyse. Du
moins sur le rle de Hitler. Eux qui ne voient dj dans les annes antrieures
qu'anarchie et polycratie , et pensent que le rgime entre en guerre
quasiment reculons, pour des raisons de politique intrieure91 , ils
diagnostiquent ensuite un dchanement progressif d'ambitions personnelles et
de passions idologiques. Mommsen le rsume ainsi avec, ds la premire
ligne, une abrupte contradiction :
A mesure qu'ils perdaient tout sens des ralits et pressentaient la
catastrophe militaire qui allait mettre fin au Troisime Reich, Hitler et
ses lieutenants les plus proches en revinrent de plus en plus leurs
objectifs initiaux les plus utopiques et les plus fanatiques et cessrent
de prendre en considration leurs allis, les pays neutres et les
possibles reprsailles des adversaires. (...) Plus le prsent
s'assombrissait dans un grand Reich germanique en dcomposition, et
plus Hitler et ses proches s'enivraient d'esprances radicales
prtendument brises par des compromis fallacieux, et plus ils
rvaient au moment chimrique o ce combat vital, au terme encore
imprvisible, s'achverait par le triomphe de l'Allemagne et par une
conscration pure du national-socialisme92.
On ne saurait rver meilleure illustration du fait que ce courant, qui se veut
laque et dmystificateur, atteint lui-mme l'occasion des sommets de
dmonisation : il prend pour un bateau ivre, en proie une escalade de cruaut
gratuite, un btiment qui certes prend l'eau, mais reste fermement tenu par
l'quipage. Cependant, pour montrer qu'on ne nourrit aucune animosit contre
lui, on va maintenant mettre en valeur la manire lumineuse dont, dans un
autre passage du mme article, Mommsen explique le maintien, jusqu'au bout,
d'une structure centralise :
Les responsabilits tant systmatiquement escamotes, personne
n'tant mme - l'exception peut-tre de Martin Bormann,
minence grise du systme nazi dans sa phase de dcomposition - de
conserver un regard global, et toute la pense politique tant obsde
par un ftichisme technocratique du dtail, les protestations et les
rsistances contre des dcisions politiques et militaires errones ne
s'exprimrent qu'exceptionnellement. Plus important encore, dans un
tel climat, les protestations contre les violences et les crimes ne
trouvrent aucun cho, supposer qu'elles aient pu s'exprimer.
L'accoutumance progressive la violation systmatique du droit
suscita une rsignation morne et une indiffrence frivole, bien avant
que le rgime n'ait mis en marche sa politique d'extermination de la
population juive d'Europe, des Slaves et des ressortissants d'autres
minorits dites infrieures, et qu'il ne l'ait porte une perfection
cynique aprs le dbut de la campagne de Russie. (p. 85-86)
L'ambition finale qu'aurait eue Hitler de dominer le monde est une des
questions qu'on traite avec le plus de dsinvolture. On devrait pourtant lui
accorder une attention prioritaire, si on la prend au srieux. L'immense
majorit des auteurs qui abordent le sujet pensent, ou n'excluent pas, que
Hitler nourrissait de tels rves. Une petite minorit essaye de le dmontrer.
Personne n'y parvient, et pour cause.
L'lment de preuve le plus loquent se trouve dans l'avant-dernier
paragraphe de Mein Kampf :
Un Etat qui, une poque de contamination des races, veille
jalousement la conservation des meilleurs lments de la sienne, doit
devenir un jour le matre de la terre.
Voil qui est clair, en effet, mais devrait susciter la mfiance, au moins des
fonctionnalistes. Eh quoi, ici, par exception, Hitler dfinirait un programme,
au lieu d'ructer une mtaphore ?
Eh bien prcisment, c'en est une. Comme le suggre le paragraphe suivant,
et ultime :
Que nos partisans ne l'oublient jamais, si, en un jour d'inquitude, ils
en viennent mettre en regard les chances de succs et la grandeur
des sacrifices que le parti exige d'eux.
Nous sommes en 1926, au dbut de la reconstruction du mouvement aprs
le sisme de 1923. Le prophte, sorti de prison avec une idologie affermie,
sait o il va, mais il a encore un petit nombre de disciples. Il ne cote rien de
leur donner le moral par l'affirmation d'un objectif grandiose. On peut aussi se
demander si cette phrase ne vise pas galement viter qu'un jour les nazis ne
se reposent sur les rsultats acquis, et permettre au chef de dcider, comme
bon lui semble, de nouvelles tapes dans la domination et l'agression. Ce serait
donc, la fois, un coup de clairon et un procd pour garder les mains libres.
En tout tat de cause, l'affirmation tranche avec le reste du livre et avec les
autres phrases programmatiques de Hitler, en ce sens qu'elle n'est
absolument pas suivie d'effet, et qu'elle s'oppose, sur le plan logique, tout cet
ensemble.
Le reste du programme consiste prcisment dsintresser l'Angleterre et
les Etats-Unis en rpudiant toute ide de domination mondiale, et d'abord en
renonant une flotte de guerre capable de dfier les leurs.
Les autres propos du Fhrer qui vont dans le sens d'un plan de conqute
universel, lorsqu'ils sont publics ou rapports par des tmoins dignes de
confiance, sont beaucoup moins nets. Ils sont, d'autre part, toujours
explicables par une conjoncture prcise. Ils surgissent en pleine guerre. Ils ont
alors une double fonction. A l'intrieur, on veut donner le moral ceux qui
souhaitent une expansion vers l'ouest, par exemple la marine, en lui faisant
croire qu'elle n'est pas une arme sacrifie et qu'elle a un grand avenir. Mais
surtout, vis--vis des Anglo-Saxons, il est vital de brandir des menaces. Hitler
est sans doute le premier conscient que, s'il claironnait trop sa rsolution de
chercher l'espace vital uniquement l'est, il terait aux puissances atlantiques
des motifs de conclure la paix, du moins tant que l'URSS poursuit la lutte.
Elles auraient en effet moins perdre dans le maintien de l'tat de guerre que
dans l'accroissement d'un Reich matre de l'Ukraine. Hitler est donc condamn
un jeu subtil : il doit menacer les Anglo-Saxons d'un retournement de son
agressivit contre eux - c'est aussi la fonction des fuites sur les projets de
paixspare germano-sovitique, notamment au premier semestre de 1942. Du
bombardement de l'Angleterre la perce des Ardennes en passant par la
guerre sous-marine et les coups de boutoir de l'Afrika Korps, Hitler doit
susciter, par une agressivit habilement dose, un dsir de paix.
Ce dosage mme dmontre la cohrence et la continuit d'un objectif de
politique extrieure limit l'agrandissement du territoire vers l'est. C'est bien
un nouveau partage, et non un accaparement du gteau, qui se profile.
Si maintenant nous considrons l'historiographie, nous trouvons jusque vers
1960 une domination mondiale : celle de la croyance au rve hitlrien de
celle-ci. Puis elle commence tre battue en brche, par des gens comme
Trevor-Roper ou Jckel, mais de manire peu pugnace, en insistant plus sur le
Lebensraum oriental que sur son oubli par les auteurs prcdents, et en ne
disant pas clairement que cette ambition est exclusive de celle d'une
domination mondiale. Nous avons vu qu'au contraire certains
programmologues, comme Hillgruber, rsolvent la contradiction en prtendant
que la conqute mondiale tait la suite logique de l'accroissement oriental et
en assurant, malgr l'absence de preuve, que tel tait bien le programme .
L'immense majorit des spcialistes restent en retrait de ces audaces, mais
l'ambition nazie d'un rgne plantaire devient une espce d'Arlsienne, qu'on
voque en passant sans l'affirmer ni la nier. Ainsi le livre de l'universitaire
californien Norman Rich Les buts de guerre de Hitler, dont le titre semble
prsager une dissertation sur le sujet, l'carte d'une pichenette : La conqute
de la Russie devait tre le premier pas. Ce qui serait demand ensuite par les
Allemands devait tre laiss aux gnrations suivantes93. Il est difficile
d'tre plus ambigu. Or il s'agit d'un ouvrage de grande qualit, dmontrant par
le menu que Hitler a privilgi l'expansion orientale. Son incapacit conclure
fermement qu'il faisait l aux Anglo-Saxons une offre tentante, apte
stabiliser pour un bon moment le jeu des puissances dans un nouvel quilibre
fond sur l'abaissement de la France et le dpcement de l'URSS, ne laisse pas
d'intriguer.
Cet agnosticisme, laissant la part belle aux audacieux qui affirment sans
preuve, est trangement parent de celui qu'on applique une question
infiniment plus troite : le contenu du pantalon dictatorial.
Que Hitler ait t anormal sur le plan physique est un fantasme que
beaucoup de ses adversaires se sont empresss de prendre pour uneralit94.
C'est sans doute pourquoi Kubizek prcise, au sortir d'interrogatoires o on
avait probablement cherch lui faire admettre l'inverse, que Hitler tait
absolument normal sur le plan physique et sexuel . Non seulement il n'a pas
t cru mais une thorie qui prive Hitler d'un testicule, et fait de cette absence
une explication majeure de son comportement, a pris son essor en 1968
lorsque les autorits sovitiques ont enfin admis avoir dispos de son cadavre,
en laissant publier un livre de l'historien Lew Besymenski. Il reproduisait un
rapport d'autopsie, suivant lequel on avait en vain cherch la glande
reproductrice gauche95. Un historien allemand a cru pouvoir vacuer la
question par l'ironie : Notre comprhension du national-socialisme dpend-
elle vraiment de la rponse la question de savoir si Hitler n'avait qu'un seul
testicule ? (...) Qui sait, le Fhrer en avait peut-tre trois, et les choses ne lui
taient pas facilites pour autant96 Mais puisque de telles thories ont trouv
preneur, il n'est pas inutile de scruter leur base objective.
Si soucieux que soit l'historien d'carter les passions qui rendent certaines
sources systmatiquement suspectes, ainsi en Occident les sources
sovitiques, il doit reconnatre qu'ici la mfiance est particulirement de mise.
D'une part, la littrature inspire par Moscou ne rpugnait pas charger les
dirigeants nazis de tares imaginaires : la morphinomanie de Gring en est un
bon exemple, dtaill plus haut. D'autre part, le document que publie
Besymenski ne comporte pas la conclusion catgorique qu'il en tire alors que,
sous tous les cieux, les mdecins lgistes se doivent de mentionner dans un
rapport d'autopsie les signes particuliers pouvant clairer les enqutes de
leurs commanditaires : en d'autres termes, le document est sollicit.
La description du cadavre incompltement brl indique fort logiquement
que les parties dures surtout sont conserves, et les parties molles
souvent absentes. Or on peut supposer qu'elles taient d'autant plus voues
disparatre que rien de dur ne les protgeait, ce qui est le cas par
excellence de la rgion gnitale masculine - beaucoup de ses porteurs vous le
diront. Puisqu'on n'a cherch qu'une glande, il faut croire que l'autre rpondait
l'appel : elle serait donc capable elle seule, si on s'en rfre l'injure
populaire, de tmoigner non seulement que le Fhrer en avait, mais que la
consistance de l'objet excluait tout manque de virilit.
On lit dans la traduction franaise ralise partir d'un original allemand,
seul diffus en Occident :
(...) Le membre viril est carbonis. Dans le scrotum, roussi mais
prserv, on n'a trouv que le testicule de droite. L'autre n'a pas t
dcouvert dans le canal inguinal.
Il n'en est plus question jusqu' la conclusion, o on trouve ce petit
paragraphe :
c) Le testicule gauche n'a t trouv ni dans le scrotum, ni dans le
cordon sminal l'intrieur du canal inguinal, ni dans le petit bassin97.
Voil qui est parfaitement agnostique : le rapport ne conclut pas la
monorchidie (une malformation qui prive intgralement le sujet d'un testicule)
et exclut absolument une cryptorchidie (le fait, relativement frquent et
aisment curable, qu'un testicule ne soit pas descendu au cours de la petite
enfance). Mais cela jure avec la logique : si le scrotum est simplement roussi,
la glande absente ne peut avoir disparu la faveur de l'incinration. Il y aurait
matire conclure catgoriquement : une malformation congnitale aurait
priv le Fhrer d'un testicule.
La cl se trouve dans la version allemande :
(...) Das Geschlechtsglied ist angekohlt. Im Hodensack, der angekohlt,
aber erhalten ist, wurde nur der rechte Hoden gefunden. Im
Leistenkanal konnte der linke Hoden nicht gefunden werden.
Ainsi, par une curieuse exception une rgle de base de l'art du traducteur,
le mme mot, employ dans le mme contexte, est traduit diffremment :
carbonis devient roussi . En remontant de la version franaise la
version allemande, on passe d'une brlure superficielle une combustion
avance. Dans cet amas de carbone, il ne devait pas tre vident de distinguer
la peau et de conclure si elle tait ou non intgralement prsente, sans une
dchirure qui aurait pu permettre l'objet des recherches de se fondre dans la
glbe du jardin de la chancellerie berlinoise. La dformation du mot erhalten
est moindre, mais va dans le mme sens : il est trange qu'il soit traduit par
prserv , ce qui suggre que le scrotum serait intact (un mot qu'on trouve
d'ailleurs dans maints commentaires franais qui citent le passage, la place
de ce prserv ). Le mot allemand veut dire seulement conserv , ce qui
signifie que l'objet est prsent, mais qu'on ne se prononce pas sur ses manques
ou ses altrations. Erhalten est d'ailleurs frquemment accompagn d'un
gut ou d'un schlecht , pour prciser ce point.
Au reu d'un tel texte, les autorits sovitiques ont pu soit juger laquestion
inintressante, ce qui est peu probable, soit demander un examen minutieux de
cette enveloppe gnitale en piteux tat, auquel cas un rapport complmentaire
existe, que Besymenski dissimule - ou qu'on lui a dissimul : dans les deux
hypothses on peut penser qu'il ne contenait toujours pas un diagnostic ferme
de monorchidie. Cependant le narrateur conclut, lui, de manire catgorique et
bien sotte la fois. Il fait appel, une fois de plus, une autorit mdicale : le
professeur Krajewski, membre de l'quipe qui avait examin le cadavre. Mais
on peut remarquer que c'est lui, l'historien, qui parle de la monorchidie comme
d'un fait acquis, alors que l'homme de l'art ne fait ici que rpondre d'une faon
gnrale une question saugrenue :
Je lui parlai aussi d'une particularit remarque lors de la dissection du
corps de Hitler : l'absence d'un testicule. En mdecine, ce dfaut
s'appelle monorchisme . Cette anomalie est assez frquente et, en
rgle gnrale, vient de naissance. Les hommes qui en sont affects
peuvent mener une vie sexuelle normale. Ne provenait-elle pas d'une
maladie ? demandai-je. Himmler aurait dclar son mdecin,
Kersten, que Hitler aurait eu la syphilis dans sa jeunesse. D'aprs le
professeur Krajewski, il n'existe aucun rapport entre le monorchisme
et la syphilis98.
Certains zlateurs de ce que Bullock, dans un entretien avec Rosenbaum,
appelle avec une drision non exempte d'un certain trouble l'histoire de la
couille unique , croient consolider leur position en faisant remarquer que le
soldat Hitler n'ayant pas subi pendant la premire guerre de blessure gnitale,
l'absence devait tre originelle99. Il faudrait savoir : ou bien l'tat de
conservation du cadavre permettait de l'affirmer, ou bien il ne le permettait
pas, et on est en droit de rechercher l'explication du manque non seulement
dans la premire guerre mais dans la seconde, c'est--dire, tout simplement,
dans l'incinration.
Ajoutons qu'outre Kubizek, la totalit des mdecins100 qui ont tmoign ont
omis toute mention sur ce point ou confirm la normalit des organes
sexuels101.
Thoriquement, le doute est permis. Car aprs tout une telle infirmit n'est
pas dcelable la simple vue du corps dnud, mais seulement lors d'un
rapport sexuel ou d'un examen mdical spcifique. Ds lors, toutes les
conjectures sont possibles sur le retentissement psychologique d'une
ventuelle malformation, y compris l'hypothse qu'un mdecin intelligent ait
pu rassurer son dtenteur en lui disant qu'elle n'avait aucune incidence sur sa
virilit.
Mais en l'occurrence, le doute est, simplement, celui qu'on peut prouver
l'gard de tout et de tous. Comment savoir sans me dplacer si les pieds
invisibles de la table sur laquelle j'cris sont, comme ceux qui sont visibles, au
nombre de deux, et non d'un ou de trois ? Selon toute vraisemblance ils sont
deux. Comme les parties du Fhrer.
Ce qui est palpable, en revanche, c'est la naissance et le dveloppement d'un
mythe. Dj les soldats britanniques, parmi leurs martiaux refrains, en avaient
un qui disposait que Hitler has only got one ball - Hitler n'a qu'une couille
-, ce qui, compar l'estimation moyenne de la virilit adverse dans ce genre
de folklore, est plutt magnanime102. En 1968, l'URSS depuis peu
brejnvienne fait paratre un livre qui liquide un mensonge stalinien gnant,
suivant lequel on n'avait pas trouv le cadavre. Pour que l'attention du public
occidental ne se focalise pas trop sur cette supercherie, on agrmente la
rvlation de dtails propres moustiller les gazettes. La partie sexuelle de la
manipulation n'est d'ailleurs ni la seule, ni la principale. La grande rvlation
du livre, maintes fois rpte, est que le Fhrer n'est pas mort d'une balle dans
la tte, mais s'est empoisonn, les restes d'une ampoule de cyanure ayant t
retrouvs dans sa denture. Voil qui ne dmontre rien, puisque par ailleurs on
dit que la bote cranienne a disparu et qu'elle seule aurait pu prouver
l'inexactitude des dires des nombreux tmoins (prsents, il est vrai, dans les
pices voisines) qui avaient fait tat d'un coup de feu. Ainsi, le vainqueur de la
guerre l'est voulait mettre en doute la masculinit du chef vaincu non point
d'abord sur le plan physique mais sur le plan moral, l'auto-administration
d'une balle passant pour plus courageuse que celle d'une dose de poison. Mais
peu de gens en Occident se sont appesantis sur ce cyanure103, et la prtendue
anomalie sexuelle a occup le devant de la scne, avec les broderies qu'on a
dites, comblant sans doute au-del de leurs esprances le vu des Sovitiques
de dtourner l'attention de leurs mensonges de 1945.
L 'histoire psychanalytique
A peu prs en mme temps que son corps, l'me du Fhrer fit, vers 1970,
l'objet d'une attention renouvele. Une floraison de recherches inspires par la
psychanalyse vit alors le jour. Sal Friedlnder publia coup sur coup un livre
sur l'antismitisme nazi, d'inspiration psychanalytique, puis un ouvrage
thorique sur l'application de la psychanalyse l'histoire, puisant dans
l'aventure hitlrienne une bonne partie de ses exemples104. C'est aussi l'poque
o le rapport command par le gouvernement amricain, en 1943, au
psychanalyste Walter Langer, fut enfin publi. C'est donc par ce travail,
chronologiquement antrieur sinon publiquement pionnier, que nous
commencerons.
C'est une uvre typiquement amricaine, pour le meilleur et pour le pire.
L'auteur, un simple particulier, crit un jour au colonel Donovan, charg de
l'action psychologique l'tranger, qu' son avis ladite action aurait tout
gagner d'tre conseille par des psychanalystes... et il est aussitt convoqu
par l'officier, qui ne tarde pas lui donner du travail. Le voil bientt
embauch dans l'OSS105, cr entre-temps sous la direction du colonel, qui
deviendra la CIA au retour de la paix. C'est un esprit quelque peu scientiste,
un saint-simonien du xxe sicle, persuad que la science peut permettre de tout
dominer, mme l'irrationnel. C'est aussi un patriote ptri de bonne conscience
et persuad d'uvrer pour le bien en permettant son pays de rendre des
points tous les autres, en matire de manipulation des esprits.
Lorsqu'il est charg de dresser, en quelques mois, le profil psychologique
de Hitler preuve que son gouvernement n'y avait pas song plus tt, et
voyait l dsormais une carence - il sait que son travail n'aura pas la mme
valeur que s'il avait eu le chef allemand sur son divan, mais pense cependant
arriver un rsultat solide. Les perversions dment diagnostiques
s'accompagnent en effet, d'aprs lui, d'un certain nombre de symptmes et si
Hitler, aux dires des personnes qui l'ont connu de prs, les prsente, on pourra
lui attribuer en toute certitude la perversion correspondante.
Le rsultat est la fois impressionnant et drisoire. Langer prophtise avec
deux ans d'avance que le suicide est l'issue la plus probable de l'aventure
hitlrienne, ne se trompant que sur le lieu, qu'il situe Berchtesgaden et plus
prcisment sur le nid d'aigle . Il trie la plupart du temps les donnes avec
un art consomm du recoupement. Il pressent mme, ayant eu accs des
informations sur le Dr Forster, l'importancedu sjour Pasewalk. Mais,
s'agissant de ce qu'il estime l'essentiel, savoir la perversion, il a la main
moins heureuse : il se rallie la thse suivant laquelle Hitler aimait tre
humili par les femmes et souill par leurs excrments. Il rend largement
justice son intelligence manoeuvrire - sans pourtant nommer aucun de ses
lieutenants et donc sans percevoir son habilet leur rpartir des rles.
Cependant, pour rendre compte de la lenteur de certains processus, il ajoute
foi la thse de l'indcision et, finalement, annonce les fonctionnalistes qui ne
verront dans le chef nazi qu'un improvisateur fbrile. Notre homme serait
double et ses deux parties sont dnommes respectivement Hitler et le
Fhrer . Le premier serait faible, c'est--dire fminin, indcis, perdu. Le
second prendrait le relais dans deux cas : lors des discours, quand au bout de
quelques minutes il a senti la salle, et au cur de sa solitude, lorsqu'il
entend la voix qui lui souffle des solutions aux situations complexes ; mais
alors, ds que le cours des choses dment ses prvisions, le Fhrer
redeviendrait instantanment un pauvre Hitler dsempar. Bref, ce serait un
fou qui se prend pour Napolon sans l'tre... mais l'auteur ne pose pas la
question de la sant mentale de Napolon et des autres conqurants, ignorant
si chacun d'eux ne suivait pas un modle historique ou mythique. Bref, tout en
tant alert contre ce danger, Langer n'vite pas la diabolisation. Il confond
volontiers morale et diagnostic.
Le livre est postfac par Robert Waite, qui reprend lui-mme le flambeau et
produit en 1977 The psychopathic God : Adolf Hitler106. Il s'en prend
joyeusement aux historiens de diverses coles qui capitulent devant la
difficult d'expliquer l'irrationnel, et en particulier l'antismitisme de Hitler. Il
ne se contente pas d'tre en garde contre la diabolisation, il fait d'elle son
ennemi principal. Mais au profit d'approximations mal tayes sur les
traumatismes d'enfance et de jeunesse du sujet, qui n'ont mme pas les
excuses de l'tat de guerre et de l'urgence militaire que pouvait invoquer
Langer. Ainsi s'appuie-t-il sur le grand-pre juif et le testicule unique comme
sur des vidences. Le diable est tout bonnement lacis en inconscient, ce qui
montre la persistance du souci de condamner, en forant les faits plutt que de
les laisser parler... c'est--dire de la diabolisation.
Il en va de mme, avec d'autres prmisses, de la plus rcente tentative,
signe d'Alice Miller107. Il s'agit d'une fministe double d'une pdagogue
anti-autoritaire. Pour elle, Hitler est avant tout un enfant battu. Elle traque
dans les uvres des biographes la sous-estimation des chtiments corporels
infligs par son pre, ou de leurs consquences. Un sociologue franais,
Pierre-Yves Gaudard, dans un essai sur la manire dont les courants politiques
allemands d'aprs-guerre ont abord le pass nazi, indique qu'une partie du
mouvement fministe s'est ingnie en rejeter l'entireresponsabilit sur les
hommes. Il ne cite pas Alice Miller, mais ce diagnostic sur l'enfance de Hitler
s'intgre parfaitement dans son analyse108.
Elle s'indigne que les rcits sur la violence d'Alos Hitler se soient rarfis,
aprs avoir t assez nombreux. Tout en donnant aux historiens des leons de
rigueur, elle n'admet pas qu'ils se corrigent en se ralliant des sources sur
l'enfance du dictateur qu'ils estiment plus solides, si elles ne prsentent pas un
Hitler encore plus maltrait. Ainsi fait-elle grand cas des biographies des
annes 30, estimant qu'elles sont plus proches des faits et qu'au cas o ils
auraient t dforms de nombreuses personnes vivantes auraient pu
dmentir , sans mettre ces justes considrations en balance avec d'autres qui
plaident en sens inverse : ce sont des instruments de combat forgs par des
militants exils.
Sur un point, cependant, elle semble apporter du nouveau. Hitler avait une
tante, Johanna, qui vivait au foyer familial et dcda en 1911 l'ge de 47
ans109. On la prsente comme bossue et simple d'esprit . Les
biographes la mentionnent, au mieux, en passant, alors que son existence
pourrait avoir eu deux consquences dcisives. Elle a pu contribuer aux
intentions meurtires de Hitler envers les handicaps, que nous avons vu
s'taler ds le premier tome de Mein Kampf. Elle aurait pu, en outre, alimenter
ses phobies sur la dgnrescence . L aussi, cependant, la rigueur fait
dfaut et la mthode consiste plus rechercher des analogies dans le pass
qu' expliquer par quel processus il a engendr l'avenir. Car on sait fort peu de
choses sur Johanna, et le peu qu'on sait ne va pas dans le sens indiqu. Si sa
disgrce physique semble indiscutable, son tat mental est moins ais cerner
et la psychanalyste appuie son abrupt diagnostic de schizophrnie sur le
seul tmoignage, trs postrieur, d'une domestique qui avait fui la maison
parce qu'elle ne supportait plus le caractre de cette cingle de bossue .
Mais surtout, Johanna avait fait d'Adolf son lgataire, alors qu'elle avait
d'autres neveux, ce qui semble indiquer qu'il ne l'ait pas fuie ou mprise110.
En somme, nous n'avons aucun moyen de savoir si Hitler, en dcidant juste
aprs la dclaration de guerre le meurtre des handicaps mentaux, rglait un
vieux compte avec les peurs de son enfance ou sacrifiait au contraire
hroquement , pour le bien du peuple, des sentiments affectueux qu'il aurait
prouvs pour sa parente.
La littrature psychanalytique n'a pas t vaine : elle a habitu les esprits
scruter les propos et les conduites de Hitler, notamment avant son entre en
politique, en rompant au moins en partie avec la manire traditionnelle
consistant soit s'en gausser - s'afficher vgtarien alors qu'on fait couler
tant de sang... -, soit les dvaloriser systmatiquement :le rve d'tre artiste
n'tant que paresse devant l'effort scolaire, fuite devant le rel, etc. En
faisant preuve d'un peu plus d'imagination, en combinant des causalits un peu
moins simplistes, on a au moins repr des correspondances et pos des
questions pertinentes : son antitabagisme a-t-il quelque chose voir avec le
fait que, chez sa mre, les pipes du pre restaient accroches bien en vue aprs
son dcs et servaient invoquer le dfunt111 ? Que pouvait bien signifier
symboliquement la clbre moustache carre112 ? Mais cette littrature a elle-
mme engendr des vues l'emporte-pice, en transposant htivement sa
propre quincaillerie conceptuelle : l'amour de la mre serait un dipe mal
rsolu, le refus de la viande un refoulement de la sexualit113... En tout cas,
dans ses conclusions, elle se rvle pour l'instant des plus striles. Elle dgage
des pisodes enfantins qui pourraient annoncer des tendances de l'adulte, mais
sans indiquer quand et comment ils produisent leurs effets. Citons encore l'un
des plus intressants et des plus prudents, Helm Stierlin, qui, partir d'une
pratique de thrapeute familial, montre que Hitler s'est conduit toute sa vie en
dlgu de ses parents . Soit ! Mais c'est l, d'aprs l'auteur lui-mme, la
chose du monde la mieux partage et, par rapport la banalit du destin de ses
gniteurs, l'extrme singularit du sien n'est en rien claire par les messages
reus d'eux114.
Ces recherches s'appesantissent fort peu sur les horreurs de la premire
guerre mondiale, or c'est l qu'on les attend. Ce sont elles qui ont install la
haine dans une personnalit qui ne rvait que de construire. Des phobies
d'enfance ont sans doute facilit l'mergence de ces dispositions nouvelles.
Lesquelles et par quelles voies, c'est ce qui reste opaque.
Les annes 90
La dcennie qui s'achve a vu la recherche allemande marquer le pas. Les
tnors de la priode prcdente ont disparu ou se font discrets, et lorsqu'ils
sortent de leur rserve pour assaillir Goldhagen nous avons vu qu'ils ne sont
pas au mieux de leur forme. La gnration qui prend la relve semble chercher
encore ses marques. Elle entend dpasser la que-rellede l'intentionnalisme et
du fonctionnalisme par une thorie de la modernisation qui n'est pas trs
moderne, tant issue elle-mme des travaux de Dahrendorf (1965) et de
Schoenbaum (1968)126.
A partir de l'ide juste, rompant heureusement avec des schmas simplistes,
que Hitler avait concouru la modernisation de la socit allemande et fray
les voies de l'Etat-providence, tant par la dmontisation des anciennes lites
que par quelques mesures sociales, cette thorie a fini par dboucher sur une
querelle strile. Mommsen, en particulier, a crois le fer contre les tenants de
la modernisation127 en leur reprochant de revaloriser Hitler, ce qui,
s'agissant en particulier de Rainer Zitelmann, n'tait pas entirement immrit.
Reste que la modernisation tait bien relle, et que l'anathme jet sur ce
concept en raison des rcuprations qu'il permettait offre un nouvel
exemple d'effacement du souci scientifique devant le besoin militant.
Mommsen est plus convaincant lorsqu'il passe aux travaux pratiques et, dans
un livre de 1996 sur l'usine Volkswagen, pingle Ferdinand Porsche et d'autres
technocrates modernisateurs pour avoir puis sans vergogne dans la main-
d'uvre concentrationnaire. Mais lui-mme ne semble gure troubl par le fait
que des concepts de base du fonctionnalisme comme celui de processus
cumulatif soient rcuprs par les tenants de la modernisation128 .
En dehors de ce dbat pig, la double impulsion de la querelle des
historiens et de la runification, qui, l'une et l'autre, ont relanc les
spculations sur la permanence des vieux dmons , dplace l'attention de
l'tude du nazisme vers celle de son image et de son retentissement dans les
mentalits allemandes. Les avances de la recherche se rencontrent davantage
dans les revues et les colloques que dans les livres, et portent sur des points
particuliers. Quelques pays prennent le relais, dont, enfin, la France. Avant
d'en dire un mot, il faut donc prsenter le livre du sociologue de l'art Peter
Reichel sur La fascination du nazisme (1991) qui, bien qu'il n'aborde que
certains aspects du Troisime Reich, n'en est pas moins la dernire synthse
marquante son sujet. A la fois puissante et originale, elle est grosse d'aperus
nouveaux sur la personnalit et le jeu du dictateur.
Ce livre dense parle peu de Hitler mais beaucoup de ce qu'il a fait, en
l'attribuant trop souvent une entit collective ou des excutants dont il
surestime l'autonomie, comme Rosenberg et surtout Goebbels. En voici le
passage cl :
Le rgime national-socialiste a (...) dpass la socit de classes, au
moins dans la mesure o il a t contraint de donner d'importantes
fractions de la population - il y est sans doute parvenu dans une large
mesure - l'illusion qu'il abandonnait le chaos de la socit de classes
bourgeoise l'poque moderne en faveur d'un nouvel ordre, plus
lev , celui de la communaut du peuple allemande. La violence
et la belle apparence sont ainsi devenues les traits caractristiques
fondamentaux de la pratique fasciste du pouvoir. La terreur et
l'esthtique ont remplac la politique. (p. 81)
L'auteur brosse ensuite l'uvre idologique et culturelle du rgime, en
montrant pour la premire fois la cohrence profonde qui unissait les discours
du Fhrer et son culte avec des discours et des pratiques portant apparemment
sur d'autres domaines, qu'il s'agisse de la presse, de la radio, du cinma, du
sport, des SS, de la condition ouvrire, des autoroutes, de l'architecture ou des
arts. L'un des leitmotivs est que, contrairement ce qu'on croit d'ordinaire, la
propagande est plus souvent subtile, voire invisible, que tonitruante et
grossire.
Les concepts centraux de belle apparence et d' esthtisation de la
politique sont emprunts Walter Benjamin. Outre cet exil qui se suicide
de lassitude en septembre 1940 devant les tracasseries qui s'opposent sa
sortie de France par les Pyrnes, Reichel cite abondamment les artistes et
publicistes allemands de gauche, souvent juifs, des annes 20 et 30, en
particulier ceux de l'Ecole de Francfort, ainsi qu'Ernst Bloch et Bertolt Brecht.
Ces vaincus ont compris bien des choses mais ils avaient surmonter, pour
analyser leur vainqueur, deux handicaps. D'une part, comme le dit Reichel, ils
avaient apport leur contribution la catastrophe. Mme si Hitler vomissait le
Berlin enjuiv et obscne des annes 20, et tout particulirement ses
thtres et ses cabarets, il a bien profit de la drision envers la bourgeoisie
qui s'y donnait libre cours... y compris pour rassurer le moment venu, par un
grand coup de balai, ladite bourgeoisie. Les exils taient au moins vaguement
conscients d'avoir fait l une table rase, sur laquelle d'autres avaient mis leur
couvert. Ce qu'ils n'ont pas vu du tout - l'exclusion, par clairs, de Thomas
Mann, surtout dans Bruder Hitler (1939) - et que Reichel, faute d'attention la
personne de Hitler, ne fait qu'entrevoir129, c'est qu'en pourfendant
joyeusement, comme de nombreux intellectuels de la mme gnration en
France et ailleurs, la culture bourgeoise qui avait conduit au massacre de
1914-18, ils n'avaient point t si sots et si irresponsables qu'il ne l'ont craint
eux-mmes (sentiment qui pesa sans doute dans la dcision de ceux qui se
suicidrent) mais simplement trop obnubils par les personnages du devant de
la scne, comme Hindenburg ou Hugenberg, et largement insensibles au talent
de Hitler. Cela, Brecht, pour qui l'ascen-sionde Hitler tait rsistible130 et
le Troisime Reich, seulement grand-peur et misre , est probablement
mort, en 1956, sans l'avoir compris.
Brecht est, avec Neumann, Dimitrov, Benjamin, Ernst Bloch et quelques
autres, membre d'une grande famille dite marxiste . Cette numration
montre que la postrit de Marx s'est aussi allgrement divise sur Hitler que
sur tout autre sujet. On la classe ordinairement en deux catgories : d'un ct,
les grossiers et les sectaires, pour qui le primat de l'conomie interdit de
voir en Hitler autre chose que le valet du capital ; de l'autre, les
indpendants, les dissidents ou les audacieux qui combinent la causalit
conomique avec d'autres131. Pour ceux-l, la rfrence majeure est le Dix-
huit brumaire de Louis Bonaparte, o Marx lui-mme, en 1850,
s'affranchissait du schmatisme de son Manifeste de 1848 pour montrer que la
bourgeoisie aux abois pouvait, dans certaines conditions, dlguer le pouvoir
des aventuriers. Au xxe sicle, nul n'a produit un effort comparable pour
adapter et enrichir la thorie devant le dfi de l'hitlrisme, qui est l'vidence
autre chose qu'un bonapartisme . Sans pouvoir faire plus ici qu'esquisser un
dbat qui demanderait un autre livre, il convient de faire une remarque trop
souvent nglige : le marxisme est, du vivant de son fondateur, un
messianisme court terme, fond sur l'ide, caricaturale dans le Manifeste
puis nuance, mais non abandonne, que le pouvoir de la bourgeoisie sera trs
phmre en raison de son incapacit justifier sa domination. L'hitlrisme
et t une magnifique occasion (qui pourrait encore tre saisie) de montrer
qu'elle tait la fois pleine de ressources morales et idologiques, que, malgr
Octobre 1917, la guerre mondiale n'tait peut-tre pas cet gard une bonne
affaire pour les proltaires, enfin que les peurs et les contradictions du sicle,
et son incapacit mme ouvrir des voies rvolutionnaires, redonnaient une
carrire inattendue l'influence politique des individus.
L'Amricain John Lukacs, aprs un premier livre en 1976 sur le dbut de la
deuxime guerre mondiale, a abord la question hitlrienne en 1990 avec un
essai au titre rvolutionnaire, Le duel Churchill-Hitler, 10 mai-31 juillet
1940132. Enfin quelqu'un cernait un moment cl, en installant le dcor et en
privilgiant les personnages qu'il fallait. Clair et enlev, l'ouvrage connut le
succs, mais il n'est pas sr que sa nouveaut ait t pleinement perue. Il
rptait toutefois une vieille erreur, que Hitler ait eu des ambitions atlantiques
et n'ait attaqu l'URSS qu'en dsespoir de cause, lorsqu'il eut constat son
impuissance envahir l'Angleterre. Lukacs s'est cependant concentr, ensuite,
sur Hitler, et a considrablementaffin son regard, mais il n'a pour l'instant
publi qu'un ouvrage sur les ouvrages, o la prsentation des autres est habile
et pntrante, mais o ses propres analyses laissent un got d'inachev.
L'une des directions les plus prometteuses de la recherche actuelle est sans
doute l'approfondissement de l'analyse du racisme. Elle ose enfin rompre avec
l'horresco qui, depuis le dbut, paralysait le regard. C'est un livre franco-
allemand, crit par un couple sjournant Berlin, qui a sur ce point bris la
glace133.
La recherche franaise, donc, a pris son envol, plus du ct des germanistes
que des historiens. A Asnires, Bordeaux, Rouen, Toulouse, d'actives quipes
organisent des colloques et publient des ouvrages collectifs. Certains de leurs
animateurs figurent parmi les relecteurs les plus aigus de ce livre.
Avant d'en venir une prsentation critique de mes propres travaux, je
voudrais conclure cette rapide revue en mesurant l'apport de Ron Rosenbaum,
dont le livre a t l'vnement fondamental de l'hitlrologie en 1998, et l'un
des plus importants depuis l'apparition de l'agitateur munichois. Il n'est pas
historien et ne prtend pas l'tre, mais il est suffisamment fin et rigoureux pour
talonner, le plus souvent avec une remarquable justesse, les travaux
antrieurs, afin d'estimer dans quelle mesure ils rpondent son interrogation
fondamentale : Hitler faisait-il le mal consciemment ou non ? Il visite, en
touriste intelligent, la fois les livres, les auteurs et les lieux de mmoire .
S'il est trop indulgent pour les journalistes de l'poque, il sait reprer dans les
livres les tentations des militants bien intentionns, y compris Konrad Heiden,
qui noircissent le tableau pour faciliter la mobilisation. Il dgage comme
personne avant lui le ressort de plusieurs milliers d'ouvrages : croire qu'un
secret honteux ait t au cur de la psychologie hitlrienne (p. 273), une
manie dont la recherche du Juif originaire , mise aussi en lumire par ce
livre, n'est qu'un des nombreux avatars.
Ce dmolisseur, aussi comprhensif pour les personnes qu'impitoyable pour
les approximations de leurs raisonnements, est moins convaincant lorsqu'il
tente d'y substituer les siens. Ayant ingnieusement rparti les analystes du
phnomne nazi suivant des critres emprunts la physique contemporaine,
les uns adeptes des variables caches des particules dviantes, les autres de
la thorie des quanta qui nie la prvisibilit des dviations, il se rallie par
dfaut (p. 600) la premire catgorie. Pour des raisons, en dfinitive, plus
morales qu'intellectuelles : si on dit quela particule Hitler n'tait pas
programme pour tre dviante , ses fautes retombent sur les facteurs
censs l'avoir fait dvier, et la responsabilit se perd. Les derniers mots du
livre rpudient ces excuses explicatives qui permettent Hitler de s'chapper
et de jouir, en une victoire posthume, d'un dernier ricanement (p. 602).
Cette ide d'un Hitler ricanant , il l'a trouve chez l'auteur de La guerre
contre les Juifs (1975), Lucy Dawidowicz, une intentionnaliste aussi extrme
que plus tard Goldhagen, mais prtant au seul Hitler l'intention de tuer les
Juifs. Le fin mot de Rosenbaum c'est, en dfinitive, la diabolisation assume.
Il donne raison son dernier interlocuteur, Milton Himmelfarb, qui se gausse
ainsi de ceux qui dnoncent la diabolisation : veulent-ils dire que c'tait un
type banal et qu'on lui a mis une queue et des cornes ? En six cents pages il
a tourn autour d'un secret, s'en approchant plus que quiconque sans oser
entrer : Hitler aimait l'Allemagne sa manire, et la folie.
Mes propres travaux touchant par un biais ou un autre au nazisme ont
commenc paratre en 1992. Partis du trsor des papiers Doumenc, ils ont,
pour complter l'observation de la France et de son arme, scrut d'abord
l'alli britannique, et mis en lumire la grande solitude de Churchill face aux
appeasers, un sujet qui demeure aujourd'hui parfaitement tabou. Il y a bien eu,
autour de 1990, quelques productions dites rvisionnistes , accusant le
premier ministre anglais d'avoir, en repoussant les offres de paix de Hitler,
stupidement favoris Staline : il et t si simple de laisser s'expliquer les
deux totalitarismes et de n'intervenir que quand ils se seraient bien uss
l'un l'autre134 ! A ce cynisme de caf du commerce, ces propos halifaxiens
qui n'osent mme pas dire leur nom et ces vux rtrospectifs calqus sur
ceux de Hitler, sans peut-tre que s'en doutent des auteurs plus attentifs aux
maladresses winstoniennes qu'au jeu nazi, personne n'avait rpondu
autrement que par un intgrisme courte vue, mettant l'histoire au chmage
par la reproduction de la propagande de guerre : ces propositions de paix
taient un pige, puisque Hitler visait la domination mondiale.
Cet intgrisme ne rendait pas seulement opaque l'histoire anglaise, en
nuisant mme la rputation de Churchill, puisque des actions comme le
massacre des marins franais Mers el-Kbir135 apparaissaient comme le fruit
de la brouillonnerie ou du souci d'effacer un concurrent naval, voire du
sadisme, et non comme des dmonstrations urgentes du bellicismeanglais et
de l'autorit de son champion, face aux menes pacifistes de Halifax. Ce refus
de considrer les faits les plus patents, de lire les archives les plus accessibles
et d'aborder avec un minimum de finesse les mmoires souvent transparents
du Vieux Lion, obscurcissait galement la geste qui avait permis la France
de s'lever, par lentes tapes, la hauteur du dfi hitlrien et de la rponse
churchillienne. Les grands mdias de la plante, se voudraient-ils les moins
conformistes, laissent au trs distingu Figaro, encore l'heure o ceci est
crit, le privilge d'avoir lev un coin du voile sur les retards et les brouillons
de l'appel du 18 juin 1940136. Encore le quotidien n'a-t-il abord le sujet qu'en
1990, et n'a-t-il pas esquiss la moindre explication, laissant les ptainistes
insinuer que, si de Gaulle avait cach ses brouillons, c'est que ce jour-l il tait
moins rsolu qu'il n'a voulu le faire croire ensuite, alors que c'est tout
bonnement la crise du cabinet britannique qui lui a fait modifier et,
brivement, dfigurer son texte, et qu'il tait tenu sur ce chapitre une
diplomatique rserve (ft-il, de son ct, volontiers preneur d'une
simplification pdagogique).
Concernant Hitler, les livres de 1992 et 1993 ont donc tabli qu'il savait
s'arrter et qu'il tait prt en 1940 pargner non seulement l'Angleterre mais
la France, pour obtenir une paix rapide qui lui et permis de reprendre de
manire peu rsistible sa marche vers l'est. Un livre sur la rencontre de
Montoire, qui n'avait fait l'objet d'aucune publication spcifique, a tabli que
les vellits allemandes d'attaque en Mditerrane de l'automne 1940 taient
calcules pour dissimuler l'intention de Hitler d'attaquer l'URSS. Puis, stimul
par une polmique137, l'auteur a repris le dossier de l'arrt devant Dunkerque
et approfondi l'ide, dj esquisse dans Montoire, que Hitler trompait ses
gnraux. C'est alors, aussi, que le rle de Gring a pris toute sa dimension, et
qu'est apparu le soin que Hitler et lui mettaient le masquer. D'o le titre : La
>"use nazie.
Aucune observation de ces quatre livres sur les faits et gestes de Hitler ne
semble aujourd'hui caduque, mais ses motivations apparaissent plus
complexes. On s'tait surtout attach rviser son portrait classique en
joueur de poker , et montrer qu'il tait un joueur d'checs oprant avec
autant de coups d'avance, au moins, que Bismarck138. La lecture de Binion a
enrichi la perspective, ainsi que l'approfondissement du substratphilosophique.
Ce qui donne Hitler son tonnante sret, ce n'est pas seulement la
conviction de dominer intellectuellement ses adversaires, mais aussi le
postulat intensment vcu d'une mission , et le sentiment que son action
rejoint une certaine me de l'univers.
De ce point de vue, c'est peut-tre le mimtisme de Hitler envers Wagner139
qui offre les plus belles perspectives d'approfondissement, non seulement des
livres antrieurs mais mme de celui-ci. Le dchiffrement du Troisime Reich
comme une uvre d'art totale n'en est qu' ses dbuts, car il invite mettre
en rapport des myriades de dtails connus mais ngligs et qui soudain
prennent sens, au hasard d'une relecture. Tmoin la visite de Hitler Paris qui,
partir d'une lecture affine des mmoires de Speer, a permis au chapitre 11du
prsent livre d'enrichir l'analyse des prmisses de Montoire.
Voil qui incite couronner cette tude en analysant les rapports de Hitler
avec les esprits qui dominaient la culture allemande pendant ses annes de
formation. Sujet vierge, sur lequel l'ouvrage de Cornish est quasiment le
premier, part quelques gloses sur Nietzsche dont nous avons dj rencontr
l'cho (cf. supra, p. 129-130).
Le rapport Nietzsche
La place de Schopenhauer
En Cornish, il faut saluer une belle audace de dfricheur, mais son propos
essentiel n'est gure convaincant, puisqu'il fait driver le nazisme tout entier
de conversations lycennes entre Hitler et Wittgenstein, gs tous deux d'une
quinzaine d'annes et dj habits par leurs proccupations d'adultes. Les
philosophes ont dnonc une lecture fautive de Wittgenstein. Les historiens,
avant tout, mettent en cause la dmarche : incapable de rsister
l'merveillement d'une concidence (deux futures clbrits dans la mme
cole), l'auteur arrte l'histoire et fait tout dcouler de ce hasard. Cornish, ne
pouvant concevoir que les deux jeunes gens ne se soient jamais parl ou
n'aient eu que des changes banals, veut passionnment qu'un colier juif
mentionn dans Mein Kampf pour avoir t mis en quarantaine en raison de
son indiscrtion ait t Wittgenstein, et qu'il ait eu nanmoins de longues
discussions philosophiques avec Hitler. Celui-ci ne serait qu'un mauvais lve,
rduisant la non-proprit prive de l'esprit , concept central du jeune
Wittgenstein, la ngation de la personne au profit de la race. L'antagonisme
se serait poursuivi secrtement jusqu' la fin du nazisme. Hitler aurait regrett
mots couverts leur rupture dans un discours de 1938, au moment de
l'Anschluss. C'est pur contresens : Hitler s'en prend aux chercheurs de vrit
et Cornish entend les philosophes alors qu'il s'agit des journalistes
antinazis fouillant sa vie prive.
Le point de vue historique, au contraire, invite ne pas s'appesantir sur les
concidences, pour concentrer le regard sur les filiations. Si Hitler est mal
plac pour tre un disciple schismatique de Wittgenstein, en revanche leurs
points communs s'expliquent trs bien par l'influence de Schopenhauer : la
non-proprit prive drive de la volont , thme central du systme
schopenhaurien, dont Hitler a fait le ressort de sa pense comme de son
action. Ce qui amne Cornish creuser les rapports entre Hitler et
Schopenhauer : c'est par l, sans doute, qu'il mritera de figurer parmi ceux
qui ont fait progresser la question nazie .
On se souvient que, d'aprs Leni Riefenstahl, Hitler prfrait de beaucoup
Schopenhauer Nietzsche, sur le plan philosophique148. Voil de quoi
satisfaire les nietzschens soucieux de distinguer leur penseur favori de ses
thurifraires nazis. Hitler aimait Nietzsche pour des raisons esthtiques mais
avait du mal le suivre et prfrait la clart de Schopenhauer. Il est vrai
que celui-ci est, dans toute l'histoire de la philosophie, l'un des penseurs les
plus satisfaits d'eux-mmes : il dveloppe sans fin les intuitions de son
premier livre, Le monde comme volont et reprsentation (1818). Nietzsche
est l'un des plus inquiets, ilest sans cesse en train d'essayer de prciser sa
pense, ce qui ne va pas sans obscurits ni contradictions. Ce que Hitler
apprciait chez Schopenhauer n'est gure mystrieux : il est le chantre des
pouvoirs de l'esprit et Cornish attire l'attention sur son got, peu remarqu par
les glossateurs prcdents, pour l'occultisme et la magie. Il tait, d'autre part,
fort intress par l'hindouisme et le bouddhisme, et c'est probablement chez
lui que Hitler a trouv l'ide que le christianisme devait plus cette tradition
aryenne qu'au judasme. Mais on sait aussi que le bouddhisme accorde,
contrairement au nazisme, une grande place la compassion, et mprise la
russite terrestre, ce qui est vrai aussi, du moins thoriquement, de
Schopenhauer... et assez peu de Hitler.
Force est donc de prciser ce qu'il entend par son matre : il n'en est
certes pas l'esclave ! Schopenhauer est, parmi les penseurs allemands du XIXe
sicle, l'un des plus radicalement pessimistes ; or Hitler, proche au moins en
cela des Lumires et aussi de Hegel, affirmait nettement sa croyance en un
progrs, comme nous l'a montr sa conversation de 1930 avec Otto Strasser.
Chez tous il prend et il laisse. Schopenhauer est l'autorit qui garantit le noyau
de la croyance nazie qu'on peut transformer durablement le rel par l'action de
la volont. On peut dire que tout, sous la plume de Hitler, dgnre, et qu'il
dfigure les auteurs qu'il affirme lui tre les plus chers. Mais il ne faut pas en
rester l, et il importe de reconnatre que ce systme fait de bric et de broc,
mis en uvre d'une manire on ne peut plus consquente, s'est rvl d'une
efficacit pratique sans prcdent.
Le 1er fvrier 1933, dans la dclaration gouvernementale qui accompagne
l'annonce de la dissolution du Reichstag, Hitler proclame l'intention,
notamment, du Vatican que le christianisme sera protg par le nouveau
rgime, en tant que base de toute morale . On peut sans doute voir l un
cho de Schopenhauer, tout autant qu'une dformation significative, et encore
une hypocrisie flagrante. Le philosophe dveloppe, dans sa brochure sur le
Fondement de la morale (1841), l'ide que ce fondement ne dcoule pas de
l'exprience et qu'il est donc de nature mtaphysique : c'est la piti, avatar de
la fameuse volont ... et elle se retrouve dans la charit chrtienne. On peut
donc, sans perdre le fil de la thorie nazie, rendre hommage Jsus et mimer
une gnuflexion devant Rome... tout en nourrissant le projet de remiser un
jour ces meubles inutiles, vecteurs de la pense aryenne parmi d'autres,
plus essentiels et moins ambigus.
L-dessus, le tmoignage de Christa Schrder est clairant. D'abord par un
fait anecdotique : cette jeune personne, qui lisait les philosophes ses
moments perdus, eut un jour la surprise de retrouver mot pour mot, dans une
tirade que le Fhrer tait en train de profrer comme tant de son cru, une
page de Schopenhauer qu'elle avait lue rcemment, et elle eut l'audace de lui
en faire la remarque. Il reconnut les faits et expliqua : Chaque homme ne
contribue l'ensemble des sciences que pour unepart infime (p. 43-44). Le
capitaine Zoller n'a malheureusement pas jug utile de faire prciser la date de
l'anecdote, ni le contenu du passage, et le livre Er war mein Chef, crit dans
les annes 80, ne revient pas sur la question. Cependant les paragraphes ci-
aprs, o la secrtaire traite de la philosophie du Fhrer, pourraient bien
traduire la fois l'influence de Schopenhauer et la libert que son disciple
prenait avec ses conceptions :
Hitler rejetait tous les concepts philosophiques qui ne s'appuyaient pas
sur le matrialisme intgral. Il proclamait que le rle de l'homme finit
avec la mort et se permettait les jeux de mots les plus ordinaires
lorsqu'on parlait de la survivance dans un au-del meilleur. Je me suis
souvent demand par qui, dans ces conditions, il pouvait se sentir
appel remplir une mission sur terre. De mme, je n'ai jamais
compris pourquoi il terminait rgulirement ses grands discours par
une invocation au Tout-Puissant. Je suis persuade que s'il agissait
ainsi, c'tait uniquement pour s'assurer les sympathies de la population
chrtienne du Reich. L encore, il jouait une comdie affreuse.
Chaque fois que la conversation traitait de la vie spirituelle, il s'levait
en termes cyniques contre le christianisme, dont il combattait les
dogmes avec une violence ordurire. Sa conviction se rsumait dans
cette phrase qu'il a souvent rpte : Le christianisme a retard le
monde de deux mille ans dans son dveloppement naturel. L'humanit
a t scandaleusement exploite et prive de ses droits les plus
absolus. La foi dans un meilleur au-del a dtach l'homme des
ralits terrestres et des devoirs qu'il contracte envers l'humanit ds
sa naissance. (p. 211-212)
Quand on lit ces lignes, on se prend rver de vainqueurs du nazisme plus
aviss, qui eussent entrepris de le comprendre non moins que de le dtruire.
Ils auraient fait crire Christa Schrder sous la frule, non d'un brave
capitaine, mais d'un collge de savants, pour analyser au plus prs le
mcanisme mental du cataclysme en tirant parti du fait providentiel que la
secrtaire s'adonnait la philosophie. En l'occurrence, on lui et fait
remarquer que la rfrence au matrialisme tait des plus malheureuses. Ce
n'est point la matire que Hitler rvre, mais la nature. Il est plausible qu'il ait
t exempt de toute croyance en un au-del transcendant et n'ait jamais
invoqu le Tout-Puissant que par dmagogie. Mais c'est prcisment parce
que, comme Schopenhauer, s'il rejette la transcendance, il tient la
mtaphysique. Comme lui, il refuse le matrialisme en postulant l'existence
d'une volont immanente toute chose.
De tous ses propos rapports, le plus clairant sur ses convictions
religieuses est mis au cours de la conversation du milieu des annes 20 o il
prsentait Hans Frank son sjour en prison comme une universit aux frais
de l'Etat149 . Il prcisait en effet que l'universit en question tait exempte de
la prtentieuse intellectualisation des professeurs et ajoutait : Quoi qu'il
en soit, vouloir vaut mieux que savoir. Si Dieu s'tait content de "savoir" le
monde et ne l'avait pas aussi "voulu", nous serions encore au chaos150.
Les citations des livres de mmoires, rdigs aprs la chute du Reich, ne
sont pas des plus sres. Elles sont tout de mme, en l'occurrence, bonnes
prendre, car elles convergent sans que Christa et Frank, sparment livrs
des interrogateurs allis, aient pu se concerter. Aussi nous permettrons-nous
d'y associer, pour une fois, un propos rapport par le peu complaisant
Rauschning. Son livre de 1940, destin notamment dgoter les chrtiens du
nazisme, l'assimilait un paganisme . Peut-tre par souci de le dvaloriser
intellectuellement, il ne rapporte pas de propos logieux de Hitler sur
Schopenhauer, mais l'extrait suivant parat bien reflter un moment o Hitler
dmarquait de prs, comme plus tard devant Christa Schrder, son philosophe
favori :
(...) Y a-t-il quelque chose qui fasse prouver plus de bonheur qu'une
runion nationale-socialiste dans laquelle tout le monde vibre
l'unisson, orateurs et auditeurs ? Voil ce que j'appelle le bonheur de la
communaut. C'est un bonheur que, seules, les premires
communauts chrtiennes ont pu ressentir avec la mme intensit. Eux
aussi, ces chrtiens, sacrifiaient leur bien-tre particulier au bonheur
suprieur de la chrtient. Si nous arrivons nous identifier notre
grande rvolu. tion (...) nous cultiverons notre inbranlable volont de
rvolutionner le monde, dans une mesure inconnue auparavant dans
l'histoire. C'est dans cette volont obstine que nous puisons notre
bonheur secret, cette joie que nous gotons contempler autour de
nous la foule inconsciente de ce que nous faisons d'elle151.
Les points communs entre Hitler et Schopenhauer sont encore bien plus
impressionnants qu'entre Hitler et Nietzsche. Ainsi, dans un passage des
Fondements de la morale o Schopenhauer, s'opposant Kant, justifie le
mensonge. Ces lignes rendent compte de la pudeur de Hitler sur sa vie prive,
de manire plus tangible que la phobie d'un sang contamin par le grand-pre
inconnu ou le souci de taire un rotisme dviant. Et mme, par la mtaphore
du jardin truff de piges, ce passage trouve cho dans l'ensemble de sa
politique intrieure et extrieure :
(...) Puisque je peux, sans injustice donc de plein droit, repousser la
violence par la violence, je peux de mme, si la force me fait dfaut,
ou ne me semble pas aussi bien de mise, recourir la ruse. Donc, dans
le cas o j'ai le droit d'en appeler la force, j'ai le droit d'en appeler au
mensonge galement : ainsi contre des brigands, contre des
malfaiteurs de n'importe quelle espce ; et de les attirer ainsi dans un
pige. (...)
Mais en ralit le droit de mentir (soulign par l'auteur) va plus loin
encore : ce droit m'appartient contre toute question que je n'ai pas
autorise, et qui concerne ma personne ou celle des miens : une telle
question est indiscrte ; ce n'est pas seulement en y rpondant, c'est
mme en l'cartant avec un je n'ai rien dire , formule dj
suffisante pour veiller le soupon, que je m'exposerais un danger.
Le mensonge dans de tels cas est l'arme dfensive lgitime, contre une
curiosit dont les motifs d'ordinaire ne sont pas bienveillants. Car si
j'ai le droit, quand je devine chez autrui des intentions mchantes, un
projet de m'attaquer par la force, de me prmunir d'avance, et aux
risques et prils de l'agresseur, par la force ; si j'ai le droit, par mesure
prventive, de garnir de pointes aigus le mur de mon jardin, de lcher
la nuit dans ma cour des chiens mchants, mme l'occasion d'y
disposer des chausse-trappes et des fusils qui partent seuls, sans que le
malfaiteur qui entre ait s'en prendre qu' lui-mme des suites
funestes de ces mesures ; de mme aussi ai-je le droit de tenir secret
par tous les moyens ce qui, connu, donnerait prise autrui sur moi ; et
j'en ai d'autant plus de raison que je dois m'attendre plus la
malveillance des autres (...).
Je peux donc sans injustice, pourvu que je m'attende tre attaqu par
ruse, opposer la ruse la ruse152.
C'est Rdiger Safranski qui crit ceci en 1987, dans une importante
biographie de Schopenhauer. On voit qu'il considre pour sa part Nietzsche
comme moins rigoureux, sur le point mme o sans doute Hitler estime que le
cadet surmonte utilement l'an. Schopenhauer, en effet, constate la
volont, sans l'approuver. Il consacre de longs dveloppements la ngation
de la volont , laquelle, en revanche, il accorde une valeur positive,
retrouvant l'intuition bouddhiste (c'est exactement ce que lui reproche
Rosenberg dans l'extrait ci-dessus.) Loin d'tre connote positivement, la
volont, chez Schopenhauer, est souffrance, et il prcheune sorte de sagesse
du moindre mal, consistant brider le dsir pour n'tre pas du, comme
viter les discussions pour ne pas passer sa vie dans l'affrontement. Attitudes,
en vrit, peu nazies.
Mais prsent, il nous faut critiquer cette biographie comme un livre
imparfait sur Hitler. C'est qu'il n'en souffle mot lorsqu'il dtaille la postrit du
philosophe. Il le fait notamment propos des ides de Schopenhauer sur l'art,
qu'il oppose celles de Hegel et de toute une tradition antrieure et
postrieure :
(...) Selon cette tradition, c'est le conceptuel qui tient le rang le plus
lev, chez Schopenhauer c'est l'intuition. Selon cette tradition l'art -
quelque considration qu'on lui porte - n'est en fin de compte qu'une
expression inauthentique de la vrit. Au contraire, chez
Schopenhauer, ce sont les concepts qui ne sont qu'une expression
inauthentique de la vrit ; et c'est l'art qui en est plus proche. C'est
aussi la raison pour laquelle, en tant qu'il fut le philosophe de l'artiste,
Schopenhauer a pu avoir une influence sur Richard Wagner, Thomas
Mann, Marcel Proust, Franz Kafka, Samuel Beckett et jusqu'
Wolfgang Hildesheimer. (277)
Que l'art soit, plus que la science, une expression authentique de la vrit,
voil qui nous amne au cur de la Weltanschauung hitlrienne. Lisons
encore un peu Schopenhauer :
[L'art] arrache l'objet de sa contemplation au courant fugitif des
phnomnes ; il le possde isol devant lui ; et cet objet particulier,
qui n'tait dans le courant des phnomnes qu'une partie insignifiante
et fugitive, devient pour l'art le reprsentant du tout, l'quivalent de
cette pluralit infinie qui remplit le temps et l'espace. L'art s'en tient
par suite cet objet particulier ; il arrte la roue du temps, les relations
disparaissent pour lui ; ce n'est que l'essentiel, ce n'est que l'Ide qui
constitue son objet.
Wagner dfigur ?
SIGLES
2 et 3 - Hitler et son avion. Clichs du fonds Hoffinann correspondant
approximativement ceux publis dans l'album avec la lgende : Le D 1720,
dominant de haut les nuages, emporte le Fhrer tranquillement et srement
d'une foule de dizaines de milliers de spectateurs vers une autre de centaines
de milliers et lui permet d'tre le mme jour l'est et l'ouest.
4 - Hitler et le patronat (il s'agit de sa visite Dsseldorf en janvier 1932,
cf. ch. 5). Titre : Les Fhrer de l'industrie.
5 - Hitler la porte d'une glise, une croix place loin derrire lui paraissant
le couron-ner.Titre : Un hasard photographique se transforme en symbole.
Lgende : Adolf Hitler, le prtendu hrtique, quittant l'glise de la Marine
Wilhelmshaven.
6 - Hitler et son chien (couverture du cahier, reprise l'intrieur avec la
lgende : Des tres mchants, voulant l'atteindre dans sa vie intime, ont
empoisonn son chien. Ainsi procde la bassesse contre un tre bon ).
7 - Hitler et un enfant devant la maison d'Obersalzberg. Lgende : De
temps en temps, le Fhrer gagne pour quelques heures ou quelques jours sa
"villa" des montagnes bavaroises, une petite maison de bois loue par sa
soeur. Il trouve l un ressourcement intrieur et des forces pour de nouvelles
tches.
8 - La sobrit de Hitler. Lgende : Des menteurs marxistes prsentent
Hitler aux travailleurs comme un amateur de festins, de mousseux et de jolies
femmes. En ralit, il ne boit jamais une goutte d'alcool ! (Hitler est aussi un
non-fumeur)
9 - Hitler la Maison Brune, dans son cabinet de travail. Titre : Il n'arrive
rien dans ce mouvement sans que je le veuille.
10 - Visite d'une exploitation agricole. Lgende : Le Fhrer se renseigne
sur la situation de l'conomie rurale dans l'Allemagne du Nord. Son pre
ayant, aprs avoir pris sa retraite de fonctionnaire, acquis une petite ferme,
Hitler est depuis son enfance familiaris avec cette profession.
11 - Hitler aux archives Nietzsche. Lgende : Le Fhrer ct du buste du
philosophe allemand, dont les ides ont engendr deux grands mouvements
populaires : le national-socialisme allemand et le fascisme italien.
12 et 13 - Hitler et Gring, l'htel Kaiserhof de Berlin. La lgende indique
que la photo est prise pendant des ngociations : probablement avec le cabinet
Brning en dcembre 1931 au sujet de l'lection prsidentielle de 1932 (cf. ch.
5 et mmoires de Brning, op. cit., p. 333).
*Cahier n 3 (congrs de Nuremberg, 1935)
14 - Hitler et Gring tenant ensemble l' pe du Reich (dans l'album, le
cadrage limine tous les autres personnages ; on l'a tendu ici pour faire
figurer Hess et Streicher, immdiatement derrire le Fhrer).
15 - Les attachs militaires des puissances trangres saluant, sous une fort
de saluts nazis.
16 - Hitler et Himmler passant des SS en revue. Lgende : Le front de la
fidlit.
*Cahier n 4 (congrs de Nuremberg, 1936)
17 - Hitler et Hess coutant la proclamation du premier nomm
l'ouverture du congrs, lue par le Gauleiter Adolf Wagner.
18 - Dfil d'ouvriers arms de pelles. Lgende : Nous sommes les soldats
du travail.
19 - La cathdrale de lumire conue par Albert Speer. Lgende :
Notre cathdrale.
20 - Dfil des Jeunesses hitlriennes devant le Fhrer de l'Allemagne et le
leur (Baldur von Schirach).
21 - Hitler devant le drapeau du sang .
22 - Hitler saluant le corps diplomatique.
*Cahier n 5 (A l'cart de la vie quotidienne)
23 - Le grand salon du Berghof.
24 - Le cabinet de travail du Fhrer .
25 - Dirigeants nazis penchs sur un album (Hitler, Speer, Esser, Funk,
Rosenberg ; Schacht, supprim au cadrage pour des raisons peut-tre pas
seulement techniques, est ici rtabli) (clich du fonds Hoffmann
correspondant approximativement celui publi dans l'album).
26 - Le Berghof sur fond de montagnes.
27 - Hitler visitant son ancienne cellule de Landsberg.
28 - Hitler serrant la main d'une vieille femme, en prsence de Speer.
29 - Hitler et Gring Karinhall.
30 - Hitler et Gring Karinhall avec la seconde femme de Gring, ne
Emmy Sonnemann.
31 - Hitler griffonnant des instructions Speer en vue du congrs de
Nuremberg (Lgende : Travaux prparatoires pour le Jour du Parti ).
*Cahier n 6 (Le Fhrer dans sa patrie)
32 - Hitler devant sa maison natale.
33 - Hitler sur la tombe de ses parents.
34 - De retour Berlin aprs sa tourne en Autriche, Hitler est accueilli par
Gring.
35 - A cette occasion, une reprsentante des Jeunesses le fleurit.
36 - Crmonies du 18 mars 1938 Berlin pour fter l'Anschluss : Hitler et
Gring saluant la foule.
aprs l'Anschluss)
37 - Discours de Hitler Munich le 2 avril 1938. Lgende : J'ai accompli
la tche. 75 millions l'ont voulu !
38 - Entre du Fhrer dans la magnifique Salzbourg.
39 - Hitler donnant le premier coup de pelle de l'autoroute Salzbourg-
Vienne. Lgende : L'Anschluss procure du travail et du pain. Le Fhrer lui-
mme entame la tche.
40 - Sur le mme chantier, le Fhrer coute le serment des travailleurs .
41 - Le train, la montagne, les fleurs, la femme... (Lgende : offrande de
fleurs dans le Tyrol )
42 - En conclusion des festivits de l'Anschluss, Hitler reoit les chefs de
l'arme, au nom desquels parle Gring .
43 - Dialogue cordial : le Feldmarschall Hermann Gring prsente ses
plus profonds vaeux de bonheur.
de ce pays)
48 - Hitler sur fond de montagnes. Pour toute lgende, une citation du livre
d'Alphonse de Chateaubriant La Gerbe des Forces (1937) : L'homme qui
gouverne l'Allemagne hitlrienne, il faut avoir assez de connaissance humaine
pour le dceler et de courage pour l'entendre, un homme exceptionnel, dont
l'esprit puise ses ides, non dans les rgions glaces de l'ambitieuse habilet
politicienne, mais dans un amour profond et dans une discipline de soi-mme
dont n'ont aucune ide les professionnels de la rouerie et de la "combine".
49 - Hitler ouvrant les ngociations d'armistice dans le wagon de
Rethondes.
50 - Hitler devant le tombeau de Napolon.
Photos 1 50 : @ Bayerische Staatsbibliothek Mnchens.
1 Certaines sont dues au fait que la photo originelle n'a pu tre retrouve dans le fonds de la
Staatsbibliothek de Munich : dans ce cas nous reproduisons, en l'indiquant, une photo prise sur les mmes
lieux et quasiment au mme moment. Les autres exceptions concernent respectivement une photo de
Hitler avec Geli Raubal (absente des albums de propagande, tous postrieurs son dcs) (n 1) et un
clich de Hitler avec Gring, en 1932 (n 13), plus loquent sur leurs manires d'tre respectives et leurs
rapports que celui qui a t retenu pour l'album (n 12).