Pittard, Eugene, La Roumanie PDF

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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

FROM THE

CANADA COIINCIL SPECIAL GRANT

FOR

INTERNATIONAL RELATIONS
1968
LA ROUMANIE
VALACHIE — MOLDAVIE
DOBROUDJA

E. PiTTARD.
DU MEME AUTEUR
Les peuples des Balkans, esquisses anthropologiques. Un vol. in-8" avec 4 cartes
et quelques figures 3 fr. »
Les races belligéranles. /. Les Alliés: les Français, les Belges, les Anglais, les
Russes, les Italiens, les Serbes, les Monténégrins. Une broch. avec 3 cartes
et quelques figures 2 fr. »
Dans la Dobroudja, notes de voyages, igoi, tiré à très petit nombre. épuisé
Crania lleivelica. Un vol. de 622 pages ia-li" avec 25 graphiques, 26 figures et
5 planches 4o fr. »

Recherches d'Anthropologie da\s la Roumame.


Sur des crânes déformés, macrocéphaliqnes, trouvés dans un iumulus de la Dobroudja.
Bull. soc. des Sciences, Bucarest, 1901.
Étude de 3o crânes roumains provenant de la Dobroudja. Rev. École d'Anthrop.,
Paris, 1902.
Contribution à l'étude anthropologique des T:iganes dits Roumains. L'Anthropologie,
Paris, rgo2.
Contribution à l'étude anthropologique des Roumains du royaume. L'Anthropologie,
Paris, 1903.
Etude de 3o crânes roumains provenant de la Moldavie. Rev. Ecole d'Anthropologie,
Paris, 1903.
Ossements humains néolithiques provenant de Cucuteni (^Moldavie) Bull. soc. des Se,
Bucarest, igo4.
Uindice céphalique chez les Tziganes de la Péninsule des Balkans. Bull. soc. An-
throp,, Lyon, 190/1.
Contribution à l'étude anthropologique des populations sporadiques de la Dobroudja :

les Lazes. Bull. soc. des Se, Bucarest, 1910.


Etude de 5o crânes roumains déposés au monastère de Varatic (Moldavie) Bull. soc.
.

des Se, Bucarest, 1910.


Etude de 36 crânes roumains déposés au monastère d'Agapia (Moldavie). Bull. soc.
des Se, Bucarest, 191 1.
Contribution à l'étude anthropologique des populations sporadiques de la Dobroudja :
les Kurdes. Bull. soc. des Se, Bucarest, 191 1.
Etude de 100 crânes roumains déposés au monastère de Nia/itz (Moldavie), Bull. soc.
des Se, Bucarest, 191 1.
Anthropologie de la Roumanie : Contribution à l'étude anthropologique des Tares
Osmunlis. Bull. soc. des Se, Bucarest, 191 1-
Etude de //o crânes roumains déposés au monastère de Cernica. Bull. soc. des Se,
Bucarest, 1912.
Etude de quelques crânes moldaves. Bull. soc. des Se, Bucarest, 1912.
Anthropologie de la Roumanie. Les peuples sporadiques de la Dobroudja les Serbes.
:

Bull. soc. des Se, Bucarest, 1913.


Anthropologie de la Roumanie. Les peuples sporadiques de la Dobroudja les Tcher-
:

kes.'ses, les Arabes, les Nègres. Bull. soc. des Se, Bucarest, igiS.

Anthropologie de la Roumanie. Les peuples de la Dobroudja : les Tatars. Bull. soc.


des Se, Bucarest, 191 4.
Anthropologie de la Roumanie. Les peuples de la Dobroudja les Bulgares. Bull. soc.
:

des Se, Bucarest, igiS.


Etude anthropométr'ique des Juifs de Dobroudja. Rev. anthrop., Paris, 191 5.
Contribution à l'élude anthropologique des Gagaoaz. Rev. anthrop., Paris, 1916, etc
EUGENE PITTARD
Professeur d'Anthropologie à l'Université de Genève.
m

LA ROUMANIE m
m
VALACHIE MOLDAVIE—
DOBROUDJA

5o ILLUSTRATIOXS, DONT
HORS-TEXTE
35
^
m
D'APRÈS DES PHOTOGRAPHIES PRISES PAR L'AUTEUR

m
m

m
EDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, [\3

PARIS m

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V3R7
HT oo

r.tx

(\Ji.
DEDICACE

Au Peuple roumain, que pendant mes longues


campagnes d'études anthropologiques j'ai appris
à connaître et à aimer.

E. P.
INTRODUCTION

\NS les pages qui vont suivre, j'ai rassemblé


quelques-uns de mes souvenirs de la Rou-
manie. Et dans ce moment-ci, alors que le

malheur étreint si douloureusement ce pays, j'aime-


rais donner à ces souvenirs la valeur d'un témoignage
de sympathie.
Je n'ai pas voulu faire une œuvre de géographie —
on le verra bien, — toutefois j'espère avoir esquissé,
pour ceux qui ne la connaissent pas, un ensemble
suffisamment évocateur de la nature roumaine'.

I. J';ti dû Hccepter la francisation d'un certnin nombre de noms


8 INTRODUCTION
Je n'ai pas voulu, non plus, faire œuvre d'historien ;

mais ceux qui me liront emporteront j'imagine, de


ces quelques pages, l'impression que les aventures
politiques qui créèrent la Roumanie constituent un
des chapitres les plus importants de l'histoire de
l'Orient européen et ils auront peut-être envie de
connaître plus intimement les archives mouvemen-
tées de ce pays.
Enfin, je n'ai pas voulu écrire un livre d'anthro-
pologie et d'ethnographie. La Roumanie, spéciale-
ment la Dobroudja, est un des laboratoires d'ethno-
logie comparative les plus riches qui soient. Mais les
recherches que j'ai poursuivies, dans cette direction,
n'ont pas à être exposées ici. J'ai publié sur les
« races » de ce pays un certain nombre de mémoires
adressés presque exclusivement aux spécialistes et
que ceux-ci sauront trouver lorsqu'ils en auront
besoin'.
On ne rencontrera aucune note au bas des pages ;

et, dans le texte, à peine quelques noms d'auteurs


figureront-ils, en passant. Je ne publie pas un livre
d'érudition : dès lors il eût été déplacé de submerger
ce petit volume sous des flots de bibliographie.

roumains et leur donner l'orthographe phonétique habituellement


admise.
I. On remarquera que Dobroudja, une place relative-
j'ai donné, à la

ment plus considérable que la Yalachie et à la Moldavie.


celle accordée à
J'ai pensé bien faire, car cette région est encore très peu connue des
Occidentaux et —
je peux le dire —
des Roumains eux-mêmes.
INTRODUCTION 9

Cependant on verra qu'il ne s'agit pas là, non plus,


de simples souvenirs de voyage. J'ai essayé de donner
une synthèse rapide de tous les éléments qui forment
le pays roumain et je me suis attaché à évoquer, dans

son cadre, ce peuple, ses traditions, ses coutumes,


sa vie économique — un peu de l'âme roumaine.
LA ROUMANIE
I

COUP D'CEIL GENERAL SUR LE ROYAUME


DE ROUMANIE

Roumanie actuelle, constituée par les an-


LA.ciennes principautés de Moldavie et de Vala-
chie, auxquelles, en 1878, on ajouta, par le

traité de Berlin, le territoire de la Dobroudja, n'est


pas encore connue, comme elle devrait l'être, des
Occidentaux. La variété de ses éléments géogra-
phiques et le très grand intérêt de son anthropologie
assurent, à toutes les disciplines des sciences natu-
relles, des possibilités inépuisables de recherches et,

d'autre part, l'état de son économie nationale, extraor-


i4 LA R O U M A NM E
dinairement transformée dans les cinquante années
qui viennent de s'écouler, est, pour ceux qui s'oc-

cupent des sciences sociales, l'un des chapitres les


])lus vivants de l'histoire économique européenne.

La Roumanie, quoique ayant une histoire ancienne,


est un État essentiellement moderne. Elle est réelle-
ment née à la vie européenne vers le milieu du siècle
précédent.
Cette arrivée tardive dans le « concert des nations »

est, pour le jeune royaume, un avantage en même


temps qu'un désavantage.
S'il lui manque les traditions qui sont une des

forces les plus agissantes des nations occidentales


elle a, en revanche, toute l'audace des jeunes qui, se
sentant robustes, actifs, intelligents, veulent, en rai-
son même de ces qualités, occuper une large place
au soleil.

En un demi-siècle, la Roumanie a donné un formi-

dable effort : agricole, commerçant, industriel —


un peu moins considérable,
celui-ci —
intellectuel.
Elle donné avec une rapidité qui effraie quelques-
l'a

uns des Roumains eux-mêmes. Elle est peut-être


tentée de brûler certaines étapes nécessaires. Mais
nous, qui n'avons qu'à constater l'amplitude de cet
extraordinaire vouloir, nous nous bornerons à noter
COUP D'ŒIL GENERAL 10

les bonds étonnants accomplis, sur tous les terrains,


par ce peuple ardent à vivre.

La Roumanie est surtout un pays de plaines et de


collines. Du grand arc carpathique, les terres s'in-
clinent régulièrement vers le sud et vers l'est, sillon-

nées parles cours d'eau arrangés comme les palettes


d'un éventail qui, tous, vont grossir le Danube, la
route vivante de l'Orient. Les chaînes des collines,
par un decrescendo . à peu près semblable à lui-même
partout, vont s'éteindre : vers l'est dans le plateau de
Moldavie et vers le midi, dans les plaines alluviales
de la Valachie.
Les Carpathes du nord, frontière de la Bukovine,
sont parfois des montagnes chaotiques à caractères
alpins, avec des sommets presque aigus et des val-
lées profondes, que les rivières ont violemment buri-
nées. Il faut descendre avec les flotteurs de bois le
cours accidenté et en partie torrentiel de la Bistritza

pour connaître l'allure particulière de cette chaîne,


différente de ses voisines du sud. Celles-ci sont arran-
gées comme une succession de larges bosses recou-
vertes d'admirables forêts, aujourd'hui encore en
partie inviolées.
Les Carpathes méridionales, d'une nature géolo-
gique différente —
elles sont éruptives, tandis que
i6 LA R O U M A iN I E
les autres, le versant tourné vers la Roumanie tout
au moins, sont d'origine sédimentaire — ont aussi
une allure dissemblable. Plus ordonnées, plus calmes,
elles sont aussi le support de forêts immenses dont
je garde le souvenir émerveillé. C'est par ses passes
de la Tour rouge et de Prédéal que les armées rou-
maines se sont avancées sur Sibiu et sur Brasso, et
c'est également par ces cols que, quelques mois
plus tard, les principales armées allemandes et
austro-hongroises se sont écoulées vers la Vala-
chie.
De cette vaste ligne de faîte — - elle dépasse 2600
mètres en certains points — qui se présente sur la

carte comme un grand arc fortement tendu, se détache


l'écharpe des monts et des collines. Leurs plissements
s'avancent vers le Dauube et vers le Sireth, ayant,
dans la Valachie occidentale, des prolongements de
plus de 100 kilomètres, mais ne dépassant guère
3o kilomètres, plus à l'est, dans le coude carpa-
thique.
Les collines roumaines, comme les montagnes
roumaines, ne se ressemblent guère entre elles. Elles

sont hautes dans la Valachie orientale et dans la

Moldavie ; elles sont basses dans la Valachie occi-


dentale.Dans cette région, elles sont séparées des
montagnes par la dépression sub-carpathique, où se
sont entassées les alluvions fertiles. Et les hommes se
sont rassemblés en grand nombre dans ces cuvettes
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL 17

de faibles altitudes, où les cultures pourraient avoir


des rendements considérables.
Ces collines roumaines qui créent, par leur arran-
gement architectural, un des aspects les plus riants
du pays, aux flancs desquelles s'accrochent les vil-
lages, dont les pentes sont sillonnées de petits cours
d'eaux, renferment deux richesses naturelles inépui-
sables : le pétrole et le sel.

Pour avoir une bonne idée de cette configuration


générale du royaume — dont le rôle est immense
dans l'histoireéconomique de la Roumanie il — ,

suffît de suivre la ligne du chemin de fer qui, de


Buda-Pest, traverse les Carpathes dès Brasso. Les
autres grandes lignes ne permettent pas le même
spectacle. Rien n'est plus intéressant, pour un
voyageur avisé, après avoir franchi la passe de Pré-
déal (c'est à quelques pas de là que se trouve la rési-
dence royale de Sinaïa) que de descendre dans les
gorges de la Prahova et d'atteindre les collines de
Campina —
sous lesquelles sont entassés les im-
menses réservoirs naturels de pétrole. A partir de là,
les collines s'abaissent définitivement et, bientôt, la
plaine se déploie. Alors ce sont les étendues de loss
apportées par les vents quaternaires, ce sont les
champs de blé et de maïs à perte de vue. Et c'est là,

E. PiTTARU. 2
i8 LA ROUMANIE
sur ces terres basses ou faiblement élevées, se pro-
longeant sur tout le pourtour de l'arc carpathique
roumain et parallèlement à celui-ci que, chaque année,
les moissons préparent un des greniers les plus favo-
risés de TEurope.

L'ensemble géographique composant la Roumanie


actuelle s'est constitué essentiellement vers le milieu
de l'ère tertiaire, comme notre relief principal de
l'Europe centrale et occidentale. Jusqu'à ce moment,
la terre roumaine n'était guère représentée que par
quelques îles, aux contours capricieux, situées dans

la région carpathique : l'ile valaque s'étendait à l'ouest


de Dambovitza et comprenait
la entre autres — —
les monts des Fagarasch (Fàgàras) et du Parangu ;

l'île moldave dominait la région du nord-ouest de la

Moldavie que traverse aujourd'hui le cours supérieur


de la Bistritza. A leurs pieds se déposèrent les sédi-
ments qui créèrent, par des plissements successifs
appuyés sur le massif ancien et résistant de la
Dobroudja, la zone des collines et celle des plaines.
A la base de ces collines et de ces plaines, le grand
collecteur d'eaux de l'Europe sud-orientale, le Da-
nube, roule ses eaux grises et rapides. C'est pour la
Roumanie « la route qui marche » dans les deux
sens ; et cette route, de Verciorova, point d'entrée
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL 19

sur le sol du royaume, à Sulina, point de sortie sur


la mer Noire, a une longueur de S/iy kilomètres. Et
malgré quelques difficultés de navigation, en hiver,
du fait des glaces, c'est par là que passent les quatre
cinquièmes du commerce roumain.
La rive danubienne roumaine n'est pas semblable
càl'autre rive. Plus basse que la rive bulgare, les
crues, presque partout, l'envahissent sur une largeur
de plusieurs kilomètres. Et c'est à cause de cette
« lunca », comme disent les Roumains, dans laquelle
ont poussé de vastes forêts de saules et des étendues
immenses de roseaux, que les villes sont empêchées
de s'établir directement au bord du fleuve. Quelques
localités cependant, par suite d'un arrangement spé-
cial du relief, ont eu cet avantage, entre autres Brada
et Galatz, et tout naturellement, elles sont devenues
les principaux ports fluviaux.
Mais si la « lunca » interdit l'établissement des
villes, elle favorise, dans toutes les dépressions, la
formation de lacs considérables. Echelonnés tout le

long de la rive depuis le coude de Calafat, ces lacs,


très poissonneux, sont une des richesses du com-
merce roumain. Ils sont aussi un moyen de défense
contre les ennemis de l'autre rive...

Le climat de la Pvoumanie est un climat continental.


20 L A R O U M A N I E
Le royaume, tel qu'il est actuellement, se trouve à
peu près à la latitude de la France, dans sa partie
comprise entre Nantes et Avignon. Les étés y sont
très chauds — je les ai éprouvés maintes fois — et
les hivers très froids. On a constaté dans les plaines
de Valachie des variations de 70 degrés (/io" en juillet
et —
So" au début de janvier). Une des caractéris-
tiques de ce climat, c'est le passage assez brusque
de l'été à l'hiver. Dans certaines années, l'automne
est très rude.
Malgré la chaleur parfois suffocante des mois d'été,
je garde du ciel de Roumanie le souvenir d'une cons-
tance de sérénité et d'une beauté de couleur que
notre ciel ignore presque toujours.

Grâce à la variété de son relief, grâce à la pré-


sence de son large fleuve et de la mer Noire, la
Roumanie possède une richesse de plantes et d'ani-
maux considérable. Les sommets des Carpathes sont
le domaine de la faune et de la flore alpines supé-

rieures, tandis que les steppes du Baragan et de la


Dobroudja permettent aux animaux des bas pays de
l'Asie antérieure et de la Russie méridionale de se
donner carrière. Dans les épaisses forêts mêlées de
hêtres et de sapins qui couvrent toute la chaîne car- .

pathique, l'ours brun n'est pas rare, non plus que le


COUP ir Œ I L GENERAL 21

sanglier, le cerf ou le loup, et dans quelques endroits


écartés, le lynx y guette encore ses proies. Sur tous
lessommets, le gypaète est abondant. Dans les plaines
basses, le hamster et le spermophile, ces destruc-
teurs de récoltes, creusent leurs terriers, alors que
les outardes, en grands troupeaux, déambulent sans
beaucoup de craintes.
Quant à la « lunca », ses vastes marécages sont
le paradis des oiseaux. Les canards, les oies, les
cygnes sauvages s'y ébattent en troupes, les pélicans
s'y gorgent de poissons et, dans les roselières qui
bordent ces marais —
illimités, les hérons y compris
l'aigrette — et les cigognes — celles-ci en bandes

immenses — ne s'effraient guère de notre passage.

Tel est, dans ses grands traits, le « tableau, de la

nature » roumaine. Sur cette terre favorisée vivent


sept millions d'hommes.
^ jlC*.w «y;,» iC-*!)» al^^SSoAMKi

II

LA POPULATION ROUMAINE

DÉMOGRAPHIE SOMMAIRE. ANTHROPOLOGIE DE LA ROU-


MANIE. —
Les Roumains qui sont en dehors du
ROYAUME.

ESCENDANTsdes anonymes populations néolithi-


(|ues chez qui les Daces peuvent aller cher-
cher l'origine la plus vraisemblable de leur
« race » ; une mesure impossible à
influencés, dans
connaître aujourd'hui, par la conquête de Rome et
par les invasions barbares, probablement très peu
modifiés ethniquement par les Turcs, ces sept mil-
lions de Roumains, par le souci de leur histoire,
par leur facilité au travail, leur intelligence et leur
ténacité, ont créé, chaque jour davantage depuis cin-
quante ans, un état cohérent, solide, déjà puissant,
que la destinée peut singulièrement favoriser.

La population roumaine est presque exclusivement


24 LA ROUMANIE
une population rurale. Les 83 pour loo environ des
Roumains habitent la campagne.
La densité de ces ruraux n'est point partout la
même. La distribution départementale montre de
très grandes variations, qui peuvent s'ejqiliquer par
l'inégale distribution des richesses naturelles du sol
et du sous-sol. Les moindres densités s'observent
dans les parties élevées des Carpathes et dans les
vastes régions des plaines, en parties steppiques, du
Baragan et de la Dobroudja.
Mais cette répartition départementale ne nous mon-
tre qu'un état fictif delà question. Comme il en a été
dans tous les pays, c'est la présence de l'eau, l'eau
indispensable à la vie, qui a réglé les concentrations
normales des populations. Dans les plaines privées
de rivières, où l'eau ne se trouve que dans les gran-
des profondeurs, où il faut creuser des puits dont la
production n'est jamais abondante, la population
roumaine est naturellement clairsemée (districts de
la Dobroudja et de la Jalomitza).

Dans les larges vallées qui s'amorcent aux Carpa-


thes, et qui, traversant le pays des monts et des col-
lines, vont porter leurs eaux au Danube, les agglo-
mérations humaines sont autrement puissantes. Alors
qu'il n'y a que 22 habitants, en moyenne, par kilo-

mètre carré dans la Dobroudja, il y en a io5 dans le


district d'Ilfov (où se trouve Bucarest) et 79 et 78
dans ceux de la Prahova et de la Dambovitza.
POPULATION R O U M AINE 25

Lorsque, pour chaque on examine la pro-


district,

portion des ruraux et des urbains, on est frappé par


des différences extraordinaires. Ainsi le district de
Gorj renferme plus de 96 pour 100 de ruraux et
celui de l'Oit plus de gS pour 100. Les districts à

population urbaine la plus considérable sont : celui


de rilfov (près de 5o pour 100), — c'est naturel puis-

que Bucarest est compris dans cette division admi-


nistrative — celui de Covurlui (/40 pour 100 envi-
ron) — il renferme la ville de Galatz — et celui de
Jassy (ào pour 100).
La population roumaine s'accroit avec rapidité (les
hommes sont notablement plus nombreux que les
femmes celles-ci sont dans la proportion de 97 pour
;

100). En 1869, les Principautés réunies comptaient,


en gros, 3 800 000 habitants. En 1899, ^H^s en avaient
5900000. En 1906, plus de 6000000. En 19 12', 7 mil-
lions. Une telle augmentation provient de l'excédent
des naissances sur les décès. Dans les années igo/ià
1905, cet excédent s'éleva à i5,5 pour 100. Il est en
moyenne de plus de i3 pour 100. II pourrait être
facilement augmenté. 11 suffirait d'enrayer, surtout
dans la population rurale, la mortalité infantile qui
est (quoique proportionnellement moins grande que
dans beaucoup trop considérable.
les villes)
Dans sa presque totalité (91,5 pour 100) la popu-
lation roumaine est ralliée au culte orthodoxe. Elle
renferme 4,5 pour 100 de juifs, 2,5 pour 100 de
26 LA ROUMANIE
catholiques, 0,7 pour 100 de mahométans. Ceux-ci
sont surtout les Turcs et les Tartares (Tatars) de la
Dobroudja. Les protestants sont très peu nombreux.

A la période de la pierre polie, la Roumanie était


temps de la
habitée. Peut-être l'a-t-elle été déjà au
pierre taillée? Jusqu'à ce jour, aucune découverte
ne nous permet de l'afïîrmer (Je laisse de côté, en
attendant un plus ample informé, un coup de poing
chelléen trouvé, croit-on, dans le district de Vlasca).
Cette absence complète de documents paléolithi-
ques est un des faits anthropologiques les plus sin-
guliers de la Péninsule des Balkans.
Au quaternaire ancien, le solde la Roumanie était
exhaussé, et aucune solution de continuité n'existait
à ses frontières. Or, la Russie d'un côté, la Hongrie
de l'autre, ont connu la civilisation de la pierre
taillée.

Les phénomènes glaciaires qui auraient pu être un


obstacle à la présence des hommes sur le sol rou-
main, n'ont jamais été étendus en Roumanie. L'en-
semble de la glaciation n'a jamais pris, dans ce
pays, l'allure d'un inlandsis, comme dans le massif
alpin, dans les Iles Britanniques ou dans le Nord
européen. Il est certain que les sommets les plus éle-
vés des Carpathes, condenseurs des neiges éternel-
POPULATION ROUMAINE 27

les, ont permis l'existence des glaciers mais ceux-ci ;

sont restés localisés et n'ont pas irradié très loin de


leurs vallées d'origines.
Dans tous les cas, si nous admettons que la Pénin-
sule des Balkans, dans sa partie la plus méridionale,
n'a jamais connu la civilisation paléolithique, ce —
qui, encore une fois, n'est nullement certain, le —
passage en Roumanie, pour les Préhistoriques de
cette époque habitant la Russie ou la Hongrie, n'était
pas impossible.
La Roumanie quaternaire possède une faune ana-
logue à celle des pays voisins. Dans les grottes des
Carpathes, l'ours des cavernes a été abondant. Les
chasseurs moustériens qui poursuivaient ces ani-
maux sur l'inlandsis de la Suisse, faisaient une beso-
gne plus difficile que celle qu'auraient accomplie les
chasseurs paléolithiques roumains. Alors pourquoi
ceux-ci n'auraient-ils pas existé? J'ai la conviction
que lorsque des fouilles intelligentes et méthodiques
seront entreprises dans la Roumanie elles mettront
au jour des restes de l'homme pléistocène.
A la période néolithique, les hommes parcourent
les territoires du royaume actuel. Des instruments en
pierre polie ont été trouvés, sporadiquement, dans
divers districts. Plusieurs stations néolithiques ont
même été découvertes. L'une d'entre elles, Cucuténi,
en Moldavie, est entrée dans la science comme l'une
des plus intéressantes de tout l'Orient européen.
28 LA ROUMANIE
Elle a fourni, notamment, des débris céramiques
ornés de peintures, et des statuettes en terre cuite,
dites statuettes à têtes de chouettes, considérées
comme des idoles.
Ces figurines représentent des personnages nus,
dont quelquefois le corps est orné de dessins géomé-
triques. Or des statuettes analogues ont été trouvées
dans les pays voisins : en Serbie, à Jablanica (près
de Belgrade) ; en Transylvanie, à Tordos ; en Bos-
nie, à Butmir et jusque dans certaines stations de
l'Asie Mineure.
Et c'est pourquoi les archéologues ont pu penser,
avec quelques chances de certitude, qu'une même
civilisation fleurissait, au même moment, autour de
la Mer Noire et de la Mer Egée.

A quel groupe ethnique appartenaient les hom-


mes qui introduisirent en Roumanie la civilisation

néolithique?
Les restes de squelettes humains datant de cette
époque, sont très rares sur le sol roumain. Je ne
connais, de cette période, que les deux ou trois sque-
lettes rencontrés justement à Cucuteni et qui sont
déposés à l'Université de Jassy, où j'ai eu l'occasion
de les étudier. 11 résulte de cet examen morphologi-
que, que les hommes qui habitaient Cucuteni à l'âge
de la pierre polie, ne constituaient pas une « race »

pure : des Brachycéphales et des Dolichocéphales


POPULATION R O U M A I iN E 29

vivaient côte à côte. Et cette hétérogénéité ethnique


est non seulement indiquée par la morphologie crâ-
nienne, mais elle est encore marquée par la variété
que présentait la stature.
Toutefois nous n'avons pas le droit, sur cette seule
donnée, d'étendre cette affirmation à toute la Rou-
manie.
Les civilisations roumaines de l'âge du bronze et
de l'âge du fer, ne nous sont pas encore assez con-

nues dans leurs détails, pour que nous puissions en


dresser une synthèse comparative.

L'anthropologie de la Roumanie, déjà esquissée,

mériterait une étude approfondie.


11 est probable, qu'à la période néolithique, dans
le vaste triangle limité par le Pruth et le Danube,
vivaient des individus qui étaient, en majorité, de
même qualité anthropologique. Et rien ne nous
empêche de supposer que ce sont ces habitants, au
moins une grande partie d'entre eux, qui, plus tard,
reçurent le nom de Daces et de Gètes, pour ne —
conserver que ces deux dénominations des géogra-
phes et des historiens anciens.
Il serait d'un immense intérêt de savoir quels
étaient les caractères anatomiques et descriptifs des
populations primitives, des populations daciques, de
3o LA ROUMANIE
manière comparer à ceux des Roumains actuels.
à les

Il est probable que l'invasion romaine et la con-

quête deTrajan, n'apportèrent pas beaucoup de trou-


bles dans les caractères physiques de la nation dace ;

héritière elle-même des autochtones. 11 est vrai que


Rome appela, dit-on, de diverses régions de l'em-
pire, des colons. Mais il est parfaitement possible
qu'une partie de ces colons, quoique ayant des noms
différents, aient appartenu à des groupes humains
de même origine que les Daces. Dès lors les caracté-
ristiques ethnologiques de ces derniers n'auraient
pas été modifiées.

Quelle sera, sur ces populations daco-romaines,


l'influence ethnique des Barbares?
On sait qu'au moment des migrations, Rome rap-
pela ses légions sur la rive droite du Danube, aban-
donnant la Dacia Trajana. Mais il est hors de doute
que les habitants ne suivirent pas, comme le trou-
peau suit le berger, les légions qui s'en retournaient.
Depuis vingt ans, j'essaie de soutenir par la plume
et par la parole, cette idée qu'au moment des inva-
sions, le peuple conquis ne fuit pas complètement
devant l'envahisseur, de même qu'il n'est pas obliga-
toirement absorbé par le nouveau venu (c'est géné-
ralement le contraire qui a lieu).
POPULATION ROUMAINE 3i

Dans la guerre actuelle, autrement plus dévasta-


trice et peut-être plus cruelle que toutes les précé-
dentes, les Belges, les Luxembourgeois, les Polonais,
les Serbes, les Français des provinces envahies et,

aujourd'hui, les Pioumains eux-mêmes, n'ont pas


totalement abandonné les régions qu'ils auraient pu
quitter. Volontairement ou non un très grand nom-
bre d'habitants restent sur les territoires occupés par
l'ennemi.
Les Roumains laissèrent passer les conquérants
nouveaux comme ils avaient laissé passer les conqué-
rants romains. Les historiens affirment que devant le
flot des envahisseurs, les Roumains d'alors se réfu-

gièrent dans les Carpathes. C'est tout à fait accepta-


ble et, peut-être, les habitants des régions monta-
gneuses représenteraient-ils le meilleur type origi-
nel. Ils auraient conservé mieux que les Roumains
de la plaine, plus facilement recouverte par les allu-
vions humaines, la physionomie ethnique des autoch-
tones.

Les Roumains, dans l'ensemble du royaume, ne sont


pas des hommes de haute stature. Leur taille moyenne
doit être comprise aux environs de i m. 65, ce qui
est la moyenne européenne. Les hommes les plus
grands habitent les hautes vallées du Jiu, de l'Oit,
32 L A R O U M A .\M E

de la Jalomitza et, en général, la région des Carpa


thés méridionales. Les parties basses du pays ren-
ferment les hommes moins grands. Toutefois,
les
dans la région des plaines alluviales, on constate
encore une différence les départements de l'ouest
:

ont des hommes de plus haute stature que ceux de


la Jalomitza inférieure ou de Braïla.

Cette concentration des hommes les plus grands


dans la zone montagneuse du royaume peut être
envisagée comme un fait important de géographie
ethnique.
Les recherches anthropologiques entreprises sur
le sol roumain semblent démontrer la présence
actuelle, en Roumanie, de deux types principaux dans
une proportion très différente.
La plupart des Roumains ont le crâne court et
large. Ce sont des Brachycéphales. L'indice cépha-
lique moyen de 25o crânes quej'ai étudiés dans diver-
ses parties de la Roumanie est82,3/|. Cet indice mar-
que la sous-brachycéphalie. L'examen de plusieurs
centaines d'individus provenant de presque tous les
districts m'a donné une conclusion semblable.
Les crânes allongés — dolichocéphales, — sont en
petite quantité.
Les montagnards sont plus nettementbrachycépha-
les que les habitants des plaines. Or, nous venons
d'observer qu'en même temps, ils sont de plus hau-
tes statures. Nous aurions donc le droit de supposer,
POPULATION ROUMAINE 33

— témoignage anthropologique s'appuyant sur


le

le témoignage des historiens que ce type de —


grande taille, à tète courte et large, représente le
vrai type roumain primitif.
La région alpestre, qui comprend la Transylvanie
méridionale et les Carpathes de Roumanie, pour-
raient donc être considérée comme le creuset eth-
nique dans lequel, au cours des périodes qui s'éten-
dent depuis le néolithique jusqu'aux temps modernes,
se serait élaboré et maintenu le type anthropolo-
gique du « plus pur Roumain ».

Cette popiilation brachycéphale a généralement le


nez droit; les cheveux sont presque toujours foncés,
souvent noirs yeux sont également fortement
; les
pigmentés. Les cheveux blonds, sauf peut-être dans
le nord de la Moldavie, sont exceptionnels chez ce
peuple ; en tous cas ils sont beaucoup plus rares que
chez ses voisins du sud, les Bulgares et chez ses
voisins de l'est, les Serbes.
Si nous admettons que les Brachycéphales puis-
sent être considérés comme le premier noyau de la

population roumaine, celui autour duquel s'organisa,


au cours des siècles, la nation actuelle, il reste néan-
moins à connaître quel est le lieu d'origine des hom-
mes à crânes allongés, des Dolichocéphales roumains.
Peut-être faut-il s'orienter vers l'un ou vers l'au-
tre des peuples envahisseurs, aux périodes histori-
ques? Peut-être faudra-t-il remonter plus haut encore
E. PiTTARD. 3
34 L A R U M A ^M E
dans le passé parmi les habitants primitifs de la
;

grande aire russo-balkanique, à la période de la


pierre polie ? Parmi ceux qui ont édifié les Kourga-
nes des bords de la Mer
y avait, autant que
Noire, il

nous le savons, une abondante population dolicho-


céphale... Ces Dolichocéphales se seraient-ils fixés
dans la Roumanie pour ne plus la quitter? Une telle

hypothèse n'est pas invraisemblable.

En Roumanie, on a volontiers l'habitude, lorsqu'on


cherche à rattacher la population actuelle à ses
origines, de s'arrêter à la période romaine. A cet
égard, Trajan est un symbole. Les pâtres eux-mêmes
s'imaginent que c'est lui — je ne sais pas très bien
comment ils se représentent l'empereur — qui créa
le type roumain. La population descendrait tout
entière des Romains I...
Rien ne me paraît plus inexact. Si Rome a trans-

mis de son sang Roumanie, ce doit être dans


à la

une infime proportion. Elle lui a donné sa culture


— celle des Daces n'est cependant pas à négliger,
semble-t-il I

mais elle ne lui a pas donné sa « race »
Avant l'arrivée des légions romaines sur le sol du
royaume actuel, tout le pays qui s'appelle aujour-
d'hui la Roumanie était habité. Il l'était, vraisembla-
blement, sans interruption depuis la période néolithi-
POPULATION R O U M A I N E 35

que. Et nous venons de voir que les Daces et les


Gètes, pour ne citer que ceux-là, peuvent, dans l'état
actuel de nos connaissances, être considérés comme
les descendants de ces autochtones.
Les Roumains qui chercheraient à leur pays des
quartiers de noblesse ethnique, donc le
auraient
droit de remonter à une époque beaucoup plus loin-
taine que celle où Trajan apparut. Le peuple rou-
main est d'une très ancienne origine, plus ancienne
encore peut-être que nous ne le pensons aujourd'hui.
Pourquoi, en l'honneur de raisons intellectuelles,
raccourcir ce passé?

Les Roumains ne sont pas seulement cantonnés


dans les limites géographiques du royaume actuel.
Au nord et à l'ouest de l'arc carpathique, les Rou-
mains revendiquent, comme des « frères de race »,

les habitants de la Transylvanie et du Banat, ceux


des Maramures et de la Bukovine. Les frontières
fixées à la « race roumaine » dans cette direction,
est marquée par le cours de la haute Tisza et la rive
gauche de la rivière, jusqu'à son embouchure dans
le Danube. Puis il y a la Bessarabie, que la Rouma-

nie, dans le siècle qui vient de s'écouler, a possédée


pendant plus de vingt ans. Elle lui fut enlevée, en
1878, par le traité de Berlin.
36 L A R O U M A NM E
En agrégeant ces territoires qui montrent, k leurs
périphéries, un tracé topographique précis, généra-
lement marqué par le cours des rivières, la Rouma-
nie constituerait un bloc d'une incomparable unité.
Les hautes terres transylvaines en formeraient la

citadelle centrale et les Roumains retrouveraient là

le cœur de la nation dace. Au pied de la citadelle


s'étendrait la vaste couronne des collines et des plai-
nes, régions riches où l'effort du paysan est large-
ment récompensé. Et de tous les côtés, ce cœur
recouvré enverrait les artères fécondantes de ses
rivières dans toutes les directions d'un royaume con-
sidérable. Les plaines fertiles qui sont à l'orient de
la Tisza, le plateau de Moldavie et les terres basses
de la Bessarabie et de la Valachie, seraient sans
cesse irriguées par le a chef des eaux » transylvain.
Et Sarmizagethusa, l'ancienne capitale, redeviendrait
le centre de l'empire Daco-Gète reconstruit.
Mais Bucarest aurait alors une bien mauvaise posi-
tion métropolitaine dans ce pays nouveau, où l'équi-
libre géographique aurait été si complètement trans-
formé. Je sais bien que beaucoup de capitales ont
une position excentrique...

Par delà les Balkans, il existe les « Roumains dis-


séminés » de la Macédoine et de la Grèce et, tout au
nord de l'Adriatique, ceux de l'istrie.

Cantonnés dans les massifs du Rhodope et du


POPULATION ROUMAINE 87

Pinde, les Roumains de Macédoine, ou Koutzo-Vala-


ques, ou Valaques boiteux, promènent leurs trou-
peaux sur ces terres que leurs ancêtres, dit-on, occu-

pèrent dès le IX* siècle, alors que sous la pression


des Huns qui venaient du nord, ils furent obligés à
l'exode.
D'autres auteurs les considèrent comme fixés dans
la Macédoine depuis plus longtemps encore. Vété-
rans romains ayant conquis la Macédoine, ou colons

de la Dacie trajane transportés au moment des inva-


sions gothiques, les Aromani du Pinde ont joui
autrefois de privilèges divers, octroyés par les Sul-
tans, et les bergers nomades ont possédé des droits
de pâtures qui n'étaient donnés qu'à eux.
On les appelle aussi Tzinzares ou encore, selon
Lejean, Maurovlakhi. Dès Roumains du
i86/i, les
royaume ont relié plus intimement ces Macédo-Rou-
mains à la mère patrie historique en instituant parmi
eux, partout où ils le pouvaient, des écoles.
Dans la chaîne méridionale du Pinde, certaines
statistiques indiquent la présence de i5ooo Rou-
mains, mais les statistiques balkaniques sont carac-
térisées par une démesurée élasticité, par un incroya-
ble pouvoir de variabilité. Et selon qu'elles sont
dressées par les Grecs, ou par les Bulgares, ou les
Serbes, ou les Roumains, le nombre des individus
ressortissant aux diverses nationalités de la Pénin-
sule, change complètement.
38 L A R O U M A X I E
Il faut mentionner enfin la petite agglomération

roumaine de l'Istrie dont l'évaluation varie les —


statistiques sont aussi là d'une extraordinaire sou-
plesse — de kjo à 5 ooo individus. On cite à propos
de ce groupe, ce joli trait ethnologique : en 1888 la
Diète décréta, en sa faveur, la création d'écoles rou-
maines, voulant ainsi maintenir vivante cette curieuse
colonie, ce « document » historique.

Terres de la Transylvanie, du Banat et de la Buko-


vine, terres de la Bessarabie !... Le vieux rêve natio-
nal réunissait sous la même couronne toutes ces
« terres roumaines ». S'il se réalisait par les faits de
la guerre actuelle, la Roumanie deviendrait un des
États les plus puissants de l'Orient européen. Alors
douze millions de Roumains prendraient la place
politique qu'ont perdue les Turcs et que sollicitaient
les Bulgares. Du haut des Carpathes méridionales,
l'hégémonie roumaine tiendrait sous son regard tout
le sud-est balkanique, et, vers le nord et vers l'ouest,

par delà les hauts cours deau qui mènent leurs


flots au Danube roumain, la Hongrie serait paralysée.

^m
III

LES GARPATHES R0UK5AINES

Les Carpâthes de Rouma?îîe. — Les forêts du royaume.


La descente de la Bistritza.

DE la grande chaîne carpathique


de Pressburg, décrit, dans un geste immense,
qui, du nord

un arc de cercle vers l'Est, la Roumanie ne


possède qu'une partie du segment oriental. Mais
elle inscrit encore, dans son domaine, tout un ver-
sant des Carpâthes méridionales. Ce front carpa-
thique roumain s'étend sur une longueur de iiyi
kilomètres.
Les Carpâthes orientales, dont la direction géné-
rale va du nord-ouest vers le sud-est, sont formées
de chaînons parallèles, entrecoupés de vallées pro-
fondes. C'est là que passent les affluents qui, de la
Bukovine et de la haute Moldavie, vont porter leurs
flots aux deux principaux collecteurs de cette région:
le Pruth et le Sireth.
4o L A R O U M A N I E
La partie centrale de ce massif représente une des ,

îles primitives autour desquelles, durant les périodes


géologiques, se concentrèrent les terres roumaines.
Massifs cristallins, bordés de sédiments crétaciques
ne dépassent guère, aux envi-
et tertiaires, leurs têtes
rons de la frontière politique, une altitude de 2000
mètres [Isvor, en Transylvanie, 2o3i Ceahlau (Mol- ;

davie), 1908 mètres.]


Dans leur partie nordique, ces Carpathes de la
haute Moldavie accusent un relief relativement acci-
denté. Au fond des gorges, dominées, en certains
endroits, par des sommets presque aigus, roulent
les eaux torrentielles qu'utilisent les flotteurs de bois.
Le sud de la chaîne aligne des masses moins éle-
vées, aux mouvements plus doux. Et tandis qu'au
nord les passages sont rendus difficiles, à cause de
l'allure un peu brutale du relief, ils se font ici sans
encombres. Et même au pied des monts Tarcau on a
pu établir, longeant le cours du Trotus et contour-
nant les monts du Ciuc, un chemin de fer qui relie
la ligne principale de Moldavie, à la ligne transyl-
vaine de Brasso.
Les Carpathes méridionales se dirigent de l'Est
vers l'Ouest. La frontière politique, qui suit à peu
près la ligne de faîte, traverse approximativement,
dans le milieu de son grand axe, l'île primitive formée
des terrains cristallins. Cette ancienne île valaque est
autrement plus capricieuse, dans ses contours, que
C A R P A T H E s ROUMAINES ki

l'ancienne île moldave. Elle conserve les plus hautes


altitudes. Le sommet du Parangu a 2 529 mètres ; le

sommet du Negoi, 20^0 mètres.


Plusieurs cours d'eau roumains, venant de la

Transylvanie, franchissent les passes, au pied des


hauts massifs. Le principal d'entre eux, l'Oit (Aluta),
s'introduit entre les monts du Fagarasch et les
monts du Lotru, et, après avoir longé la Tour Rouge,
coule directement vers le Sud, dans une des plus
longues vallées de la Roumanie.
Sur ces hauts massifs carpathiques s'amoncellent,
durant le rigoureux hiver roumain, les masses abon-

dantes des neiges. C'est là que s'établissent les réser-


voirs permanents, dont les eaux iront fertiliser le

pays des collines et celui des plaines. Et c'est là aussi,

que se préparent les pluies nécessaires aux somp-


tueuses récoltes du blé et du maïs.

Sur tous leurs flancs, qu'ils soient à fortes pentes


comme dans la haute Moldavie, ou à pentes adoucies
comme dans la Valachie, les Carpathes sont vêtues
d'immenses, de splendides, d'opulentes forêts. Les
végétations arborescentes s'arrêtent aux environs de
1800 mètres d'altitude. Au-dessus commencent les
zones des pâturages montagneux et des rochers.
Lorsqu'on descend, de cette altitude de 1 800 mètres
vers la base de la chaîne, on ne rencontre que des
forêts de conifères avec, comme arbres caractéris-
42 L A R O U M A NM E
tiques, l'épicéa et le sapin. Aux environs de looo
mètres, on traverse les bois de hêtres. Plus bas, appa-
raissent les chênes.
Dans l'ensemble du pays, ce sont les forêts de cette
espèce qui sont les plus considérables (280000 hec-
tares). Après elles, viennent les forêts de hêtres
(240000 hectares). Les essences résineuses n'oc-
cupent que 149000 hectares environ du sol roumain.

Le domaine forestier de la Roumanie, s'il est moins


vaste que celui des États voisins, n'en est pas moins
fort important. Le 21 pour loo de la surface entière
du pays est couvert d'arbres. Les puissants grou-
pements des essences feuillues sont composés de
chênes, de hêtres, de charmes, auxquels se mêlent
les frênes, les érables et les bouleaux. Certaines es-
pèces, telles que le châtaignier, sont particulièrement
rares.
Les voies d'exploitation faisant défaut en beaucoup,
d'endroits, des forêts immenses sont, encore aujour-
d'hui, des forêts inviolées. 11 faut, non pas les con-
templer de loin, mais pénétrer sous leurs couverts
et y cheminer d'une âme sylvestre, pour connaître
toute la beauté d'un grand massif forestier, surtout
d'un massif de hêtres.
Je me rappelle, sans omettre une minute de cette
aventure, une chasse à l'ours que nous avions menée
sur un versant dominant la Prahova, dans les envi-
C A R P A T H E s R i; AI AINES /13

rons de Comarnic, non pas tant pour l'émotion cyné-


gétique qu'elle m'avait donnée, que pour l'impression
de merveilleuse solitude, profondément ressentie.
Des arbres d'une gigantesque prestance élèvent
d'un geste splendide leurs troncs gris. Ils projettent
des branches, noueuses comme des bras d'athlètes,
que terminent des feuillages fins, frémissant au
moindre souffle. De gros champignons pourrissent
au pied des arbres. Quelquefois apparaît un monti-
cule allongé comme une sorte de tumulus c'est le :

tombeau d'un vieil arbre, las de vivre et qui s'est


laissé choir. ])e son corps vermoulu et déjà trans-

formé, naissent des existences nouvelles. De petits


hêtres y ont pris racine, des mousses lui font un
manteau ; toute espèce de plantes herbacées en sur-
gissent, à qui les clairs sous-bois permettent la
vie.

Ce sont les districts de Gorj et de Valcea, tous


deux dans l'Olténie, qui possèdent les surfaces boi-
sées les plus considérables du royaume. Le premier
couvre de forêts une superficie de plus de 280000
hectares. Ensuite vient le district de Bacau, dans la
Moldavie : 20G000 hectares. Les districts adossés aux
Carpathes, d'une manière générale, sont les plus
riches en grands domaines forestiers. Dans la Vala-
chie, les seuls districts de Gorj, Valcea, Muscel,
Arges et Méhédintz possèdent 874000 hectares cou-
verts d'arbres.
kk LA R U M A NM E
Les quatre moldaves de Sucéava, Neamtzii,
districts

Bacâu et Putna, qui confinent aux Carpathes, ren-


ferment de leur côté 70g ooo hectares de forêts. Neuf
districts, sur les trente-deux qui composent la Rou-

manie, montrent ainsi, à eux seuls, une superficie


boisée qui dépasse de beaucoup la moitié de la sur-
face forestière du royaume tout entier: 2800000 hec-
tares.
Le plus grand propriétaire de terrains boisés n'est
pas, comme on pourrait le croire, l'Etat. Les parti-
culiers possèdent un massif forestier de un million
et demi d'hectares, soit le 54 pour 100 de la totalité.

Le reste est divisé entre l'Etat, les institutions publi-


ques et le domaine de la Couronne.

Jusque vers la fin du siècle dernier, au moment où


fut promulgué le Code forestier, l'exploitation des
bois, parle propriétaire, était à peu près sans entraves:
aucune restriction n'était apportée à leur destruction
commerciale. Et ces vicissitudes s'aggravaient encore
du fait des passants. Dans les clairières, les bergers
faisaient leurs feux au pied des plus beaux hêtres,
les bestiaux et les chèvres, sans respect, pâturaient
parmi les jeunes plants. Chacun coupait l'arbre qu'il
lui plaisait Ces habitudes ne sont pas
d'abattre...
complètement périmées, mais elles s'affaiblissent et la
génération qui viendra comprendra mieux son intérêt.
Depuis l'introduction des lois forestières, les forêts
CARPATHES ROUMAINES 45

installées sur les pentes et servant à la protection des


régions basses, ont été soumises à des règlements
sévères. Les ensembles sylvains, dont l'existence est
si nécessaire à l'équilibre climatique de la Roumanie,
ont été placés sous la surveillance de l'Etat.

Les vides causés par les exploitations antérieures


sont comblés par des reboisements. Naturellement
ceux-ci ont nécessité la formation de pépinières dans
les diverses parties du pays. 11 y a quelques années,
les statistiquesen comptaient quatre-vingts couvrant
une superficie de 68 hectares. Elles ont dû augmenter
depuis ce moment-là. Par elles, plus de 12000 hec-
tares ont été reboisés. Ils ajoutent ainsi, au porte-
feuille représentant la fortune immobilière du pays,
une valeur considérable.

Presque partout dans les montagnes, où les che-


mins de dévestitures existent à peine, ce sont les
rivières, lorsqu'elles s'y prêtent, qui servent au trans-
port des troncs coupés.
Que tous ceux qui le pourront descendent, au
moins une fois, avec les flotteurs de bois, le cours
d'une rivière.
Il en est une qu'il faut recommander, parce que la

contrée qu'elle traverse présente une très grande


variété d'aspects, c'est la Bistritza.
/,6 LA R O U M A .\M E
Elle prend sa source dans les Carpathes septen-
trionales en territoire austro-hongrois et touche le
territoire roumain à Dorna. La guerre a violemment
bouleversé cette région.
Dans une large vallée riante, aux pentes claires,
le village espace ses maisons de bois. Sur le bord de
la rivière qui servira de frontière pendant quelques
kilomètres, les sapins abattus, par centaines et par
milliers, sont alignés. On les rassemble en radeaux.
Une vingtaine de troncs, les cimes en avant, sont
solidement maintenus par une traverse et forment

un premier radeau. On réunit alors plusieurs de ces


appareils par une articulation mobile, faite de souples
écorces, et le long train de bois, ayant à chacune de
ses extrémités un gouvernail —
une simple rame —
est lancé au fil de l'eau.

Dans la liste des excursions que peut offrir la Rou-


manie, figure, comme une excursion classique, la
descente de la Bistritza. Mais alors les radeaux
deviennent des bateaux de plaisance. Pavoises, por-
tant des pavillons pour protéger du soleil leurs hôtes
momentanés et délicats, ces embarcations, où l'on
mène joyeuse vie, ne m'ont point séduit et j'ai pris
place sur le radeau fruste et nu, tel qu'il entraîne,

jusqu'au bout, les seuls flotteurs de bois.

De Dorna à Piatra-Niamtz, la descente demande


.2 n

1^

^ CQ
i

1
C A R P A T H E s ROUMAINES k-]

environ deux journées, durant lesquelles, au pas-


sage des rapides, des aventures pourraient arriver.
Mais l'habileté des pilotes surmonte tous les obsta-
cles. A de certains moments, la course est vertigi-
neuse; les troncs, avec force, s'écartent et se rap-
prochent ; sur toute longueur des trois radeaux on
la

entend le gémissement des amarres tendues à se


rompre. Et l'on se demande anxieusement si le train
de bois résistera à la puissance du courant, quand,
soudain, la Bistritza, le défilé traversé, redevient
calme et muette et le radeau s'immobilise comme s'il

était sur un lac.

Défilés étroits et flexueux, tournant entre les parois


abruptes des montagnes, vallées s'ouvrant tout à

coup et où le flot brusquement s'apaise dans un lit

élargi, forêts sauvages venant tremper leurs pieds


dans la rivière et l'assombrissant de toutes leurs

masses de sapins, campements de Tziganes entrevus


sur la rive, villages blancs groupés à la sortie d'un
vallon latéral et autour desquels s'étendent les prai-
ries et les cultures... Ce voyage sur la Bistritza, nous
donne une image en raccourci de l'aspect général des
Carpathes septentrionales.
Et deux journées entières, passées en commun avec
les bûcherons de Moldavie, nous aident à mieux
sentir l'âme du paysan roumain.
48 LA ROUMANIE

A l'altitude de i 700 à i 800 mètres environ, s'ar-


rêtent les végétations forestières, et nous entrons
dans la région alpine. Dans la belle saison, elle est
extrêmement peu peuplée et lorsqu'on la parcourt,
on est frappé de l'absence presque complète des habi-
tations. Elle débute par une zone intermédiaire où
croissent les rhododendrons et les genévriers, où
vivent encore, sous la menace des vents violents,
venus du Nord-Est, les pins rampants. C'est la région
des pâturages d'été pour les troupeaux de moutons.
Ces prairies parfumées où l'herbe est courte et ser-
rée, rappellent lespâturages des Alpes suisses et
lorsque nous les avons foulées, nous avons retrouvé
l'image et l'odeur de la patrie...

Pendant l'été tous les pâturages carpathiques sont


envahis par le peuple des brebis que gardent les ber-
gers, vêtus depeaux de bêtes bergers allant à pied,
:

selon le mode antique, appuyés sur leur gros bâton,


bergers à cheval tenant en main, pour rassembler
leurs troupeaux, le long fouet à manche court orné
de pompons de laines multicolores.
Six millions de moutons quittent, au printemps,
les vastes plaines alluviales et la Balta — la plaine

marécageuse du bas Danube — et, par de lentes


étapes, se dirigent vers les pâturages alpins. Ils y

à
C A R P A T H E s ROUMAINES 49

resteront jusqu'à rautonme. Après quoi, pour échap-


per aux rigueurs de l'hiver, ils redescendront dans
les plaines.

Cette transhumance s'accomplissant sur des par-


cours considérables est une des caractéristiques de
la Roumanie. C'est la perpétuation jusqu'à nos jours,
et sans y rien changer, de l'état pastoral primitif,
aboli dans la plupart des Etats européens, à cause
de la division toujours plus grande du sol cultivable.

La Roumanie puisse-t-elle conserver toujours un


tel parfum d'archaïsme et de poésie 1...

E. P
IV

LA REGION DES COLLINES ET LA REGION


DES PLAINES

Les collines et les plaines de Roumanie. Le sol —


cultivable. —
petites et grandes proprietes.

L'ÉCHARPE des collines, dont les hauteurs sont


comprises entre 700 et 200 mètres, forment,
en prolongement des Carpathes, une série
d'ondulations conduisant au seuil des plaines.
Le passage de la montagne à la colline n'est pas
précédé d'une dépression séparatrice. Le raccord est
général, sauf dans certaines parties de l'occident
valaque où la dépression subcarpathique crée une
rupture dans le profil régulièrement dégradé.
Dansl'Olténie et dans la Valachie occidentale, les
Carpathes inférieures envoient de puissants promon-
toires. En cet endroit, la zone des collines se déve-
loppe considérablement vers le Sud. Elles s'avancent,
avec des contours capricieux, dessinant des baies et
52 LA R O U M A N I E
des caps d'un heureux aspect, jvisque très près du
Danube, à l'endroit où son cours fait limite avec la
Bulgarie, dès Vidin.
Parallèlement à l'Oit elles s'éloignent de près de
loo kilomètres de la frontière transylvaine. Les
lignes de chemins de fer descendent dans leurs cou-
pées.
Mais à mesure que l'on se dirige vers l'orient
valaque, dans la direction de Braïla et de Galatz, la
zone des collines se rétrécit pour n'avoir plus guère,
dans le district de Ramnicu-Sarat et à partir de la
ligne de faîte, que 3o à /io kilomètres d'extension.
Dans la Moldavie, si nous les regardons seule-
ment dans la région comprise à l'ouest du Sireth, les
collines s'éloignent encore moins des sommets car-
pathiques. Les districts de Bacau et de Putna mon-
trent, de tout le royaume, les plus faibles avancées.
Les collines moldaves élèvent leurs crêtes plus
haut que les collines valaques.
La zone des plaines moldaves, d'ailleurs très
courte, est bornée par un bastion beaucoup plus
saillant que la zone des plaines valaques, surtout cel-

les de l'occident.

Vers la fin du Pliocène— on voit combien la

Roumanie est un pays jeune — les argiles, les grès,


,
J
COLLINES ET PLAINES 53

les conglomérats, les sables, qui composent la

matière des collines, se soulevèrent définitivement.


Les Carpathes dessinant leur dernière architecture,
plissèrent en de nombreuses rides, les sédiments de
leur base. La morphologie de la Roumanie était

ainsi presque totalement achevée.


Il n'y avait plus qu'à la compléter par l'adjonction
du plateau moldave à l'est du Sireth et du plateau
de la Dobroudja.
Ce plateau moldave est aussi un ancien fond marin.
Dans la période précédente, vers la fin du Miocène,
alors que, par de merveilleux progrès, la faune des
mammifères poursuivait son évolution et créait, gra-

duellement, les formes actuelles, alors qu'autour des


lacs méditerranéens paissaient les grands troupeaux
d'herbivores, la mer Eurasique, qui baignait la Mol-
davie actuelle, accumulait des dépôts de grès et d'ar-
gile. En se soulevant tout d'une pièce, ces fonds
marins ajoutèrent le plateau moldave au domaine
déjà émergé.
Cette région bossuée, à laquelle les géographes
attribuent une hauteur moyenne de 3oo mètres, et

que les eaux divisèrent en terrasses fertiles, est une


riche terre à blé et à maïs.

L'arrangement initial moldave a été assez


du relief
différent de celui du relief valaque pour que la direc-
tion des cours d'eau ne se ressemble pas dans ces
54 LA ROUMANIE
deux régions. Au lieu de couler perpendiculaire-
ment à la chaîne maîtresse, les rivières moldaves y
coulent parallèlement. Elles suivent les sillons les
plus profonds creusés aux temps quaternaires, et

toutes, par l'entremise du Sireth et du Pruth, elles

mènent leurs eaux au Danube.


Les collines de Roumanie, comme les flancs des
montagnes, sont couvertes de forêts. Dans la termi-
nologie des sylviculteurs roumains, on trouve, sur
ces rides et sur ces plateaux, la zone des forêts mix-
tes et la zone du chêne. Mais les formations végéta-
les n'y sont pas précisées et le hêtre et le chêne ainsi
que le frêne et l'érable, s'y mêlent volontiers.
La région des collines a permis, par son arrange-
ment en vallées doucement inclinées, et grâce à ses
eaux permanentes, la concentration des hommes ;

mais aujourd'hui encore, on ne trouve, nulle part,


sur cette surface ridée, de grandes villes. 11 faut eh
excepter toutefois nord du plateau moldave qui,
le

pour des raisons politiques diverses aggloméra- :

tion de Jassy, ancienne capitale ; voisinage d'Etats à

fortes densités limitrophes, représente, après le dis-


trict d'Ilfov — qui renferme Bucarest — et la vallée

de la Prahova, où les industries sont nombreuses,


du royaume où les habitants sont
l'une des parties
lesmoins espacés.
La région des collines est la partie la plus riante
de la Roumanie. Entre les montagnes aux forêts
COLLINES ET PLAINES 55

puissantes et solitaires, où l'homme n'est qu'un pas-


sant, et les plaines infinies accablées de soleil où
l'eau est rare, où les arbres ne semblent pas avoir
la force de vivre, la zone des collines déploie la
variété de son relief, la fraîcheur de ses rivières et
la richesse de sa végétation.
Lorsqu'on la parcourt, on y savoure, à chaque
étape, le charme des choses inattendues. Les villa-

ges ont des physionomies personnelles, que ceux de


la plaine ne montrent pas au même degré. Des jar-
dins fleuris enclosent les maisons, où certains élé-

ments d'architecture et de décorations révèlent des


préoccupations d'art que les habitations de la plaine
ne marquent pas autant. Dans les intérieurs, des
détails nous indiquent un souci du bien-être, tel
qu'en réclament les sédentaires, dont les ancêtres
sont fixés là depuis de longues générations.
On a aussi, chez ces gens des collines, le goût des
belles broderies et je garde précieusement le souve-
nir de fêtes champêtres où j'aurais voulu collection-
ner, pour un musée ethnographique, toutes les fotas
(jupes) et toutes les chemisettes brodées des femmes,
tous les cojocs (gilets) mosaïques des hommes.

Mais si je reconnais tout le charme des collines


valaques et des plateaux moldaves, j'aime particuliè-
56 LA ROUMANIE
rement, j'aime d'un amour de nomade, les grandes
plaines de Roumanie, les plaines où les accidents de
terrains sont si rares et si atténués, qu'on peut fran-
chir des dizaines de kilomètres sans apercevoir autre
chose que l'étendue plate, sans rencontrer un ressaut
assez accentué pour arrêter notre regard : l'éten-

due ou grise, ou rousse, des steppes, l'étendue


verte,
des maïs aux aigrettes hrunes, les grands champs
d'or des blés.
Ces immenses surfaces, où le ciel se repose avec
plénitude, que sillonnent encore les transhumances
des bergers Mocanes, laissent émerger, de temps en
temps, en dehors des zones relativement habitées,
où les hommes sont groupés en bourgades, des
hameaux couleur de terre. Et dans l'air transparent
qui enveloppe ces plaines d'un tissu délicat, on voit,
de place en place, se dresser comme un appel, les
bras des puits à balanciers.

Si, de Turnu-Severin, franchissant les hauteurs


qui séparent le Danube du Jiu, et du Motru, son
affluent, on suit la ligne du chemin de fer conduisant

à Craïova, on entre dans la zone des plaines presque


tout de suite. Mais d'abord dans une plaine étroite,
qu'enserrent, comme les bras d'un poulpe, les pro-
longements les plus méridionaux des collines de
l'Olténie. De Craïova, vous pouvez rayonner dans
tous les sens : vers l'Occident, où les plaines de Dolj
COLLINES ET PLAINES 57

sont traversées par la ligne de Calafat-Vidin ; vers le


Midi, où le cours du Jiu indique la route du Danube ;

vers l'Orient, où plus rien, jusqu'en pleine Moldavie,


n'arrêtera la plaine, que limitera cependant l'écharpe
des collines à gauche, et le Danube à droite. La ligne
du chemin de fer qui longe la base des collines
permet au voyageur allant à Bucarest de saisir les
grands traits de ce paysage, très simple, que la Hon-
grie, s'il vient du Nord, lui aura déjà, en partie,
montré.
Cette grande surface des plaines est légèrement
inclinée vers le Danube. Sa pente générale n'est
guère que de un pour mille. Elle est coupée par les

eaux qui, venant des Carpathes, traversant la région


des collines, et passant dans des lits ordinairement
très larges et peu profonds, se rendent au ,]3anube :

le Jiu, rOlt, l'Arges, la Jalomitza, le Sireth et tous

ses affluents. Et leurs affluents eux-mêmes scient la


plaine dans le même sens.
Entre Ploesti et Braïla, à Buzeu, elle étale sa plus
grande largeur. Elle dépasse alors 120 kilomètres,
et, comme à l'Ouest, la lio-ne des collines est très
étroite à la base des monts, ce relief des avant-Car-
pathes semble sortir brusquement du sol. De place
en place, quelques lacs salés rappellent les souvenirs
géologiques.
Sur toute son étendue, cette plaine qui descend si

doucement vers le fleuve montre encore, répartis sur


58 LA R O U >.I A ^M E
toute sa surface, de nombreux tumulus. Ces cônes
de terre semblent avoir une double origine : les uns
sont des tombeaux, les autres paraissent être des
repères topographiques.
A quelle époque, et par qui ont-ils été édifiés?
Cette question, souvent discutée, n'est point encore
résolue.
La plaine valaque n'atteint pas le Danube. Elle
s'arrête ordinairement à quelques kilomètres de
celui-ci, qu'elle domine alors en falaises. Entre cette
muraille et le fleuve, s'étend la dépression où les
eaux des crues viennent s'entasser, la « lunca », la

série de ses lacs, de ses marécages temporaires, de


ses saulaies et de ses roselières.
C'est au milieu de cette plaine immense que se
trouve la capitale du royaume : Bucarest.

Sur ces terres fécondes aux horizons illimités, qui

rappellent par leur richesse, les terres de la Russie


méridionale, le régime de la grande propriété sub-
siste encore presque partout. Le paysan roumain
n'a point participé au même degré que le paysan
serbe aux morcellements du sol. Il faut ajouter que
l'Etat fait des tentatives généreuses pour augmenter
les lots des paysans et multiplier ainsi le nombre des
petits propriétaires, de ceux qui, aux heures des
COLLINES ET PLAINES 69

alarmes, sauront le mieux protéger la terre natio-


nale, parce qu'elle leur appartiendra.
Le 80 pour 100 du sol cultivable est divisé pres-
que également en petites propriétés, dont la superfi-
cie peut aller jusqu'à 10 hectares et en grandes pro-
;

priétés, dont la superficie dépasse 5oo hectares.


Certains citoyens roumains jouissent de richesses
terriennes fabuleuses. 11y a quelques années, la sta-

tistique relevait la présence de i 563 propriétaires


qui, à eux seuls, possédaient plus de trois millions
d'hectares !

Il faut dire qu'à la tête de cette liste figurent les


institutions de bienfaisance qui trouvent, dans ces
terres, des revenus indispensables. 11 n'en reste pas
moins, qu'en Roumanie, plusieurs particuliers, pour
faire le tovir de leurs champs, doivent mettre pendant

longtemps leur cheval au trot. La plupart de ces vas-


tes domaines sont affermés. L'ouvrier agricole devient
ainsi facilement un prolétaire. Le paysan et le pos-
sesseur du sol ne se connaissent pas. Et du fait de
cette méconnaissance, bien des progrès sociaux sont
retardés.
II y a une dizaine d'années, la statistique elle —
n'a guère changé —
indiquait, pour les propriétés
au-dessous de 100 hectares une proportion de 82 pour
100 de terres afi'ermées. Cette proportion s'élevait
à plus de 61 pour 100 lorsqu'on considérait les
exploitations qui dépassaient 100 hectares. C'est la
6o LA ROUMANIE
région de la Dobroudja et des Carpathes moldaves
qui renferment la plus petite proportion (environ
29 pour 100 dans les deux cas) de terres affermées,
et ce sont les Danube et les
régions riveraines du
du Pruth qui en accusent le plus
plaines du Sireth et
(premier groupe géographique environ 49 pour
:

100 second groupe 48 pour 100 environ).


;

Un coup d'oeil sur les utilisations agricoles des


districts — selon les grandes ou les petites propriétés,
pour la surface entière du sol roumain, et sans tenir
compte si ces propriétés sont ou non affermées —
montre des différences extrêmement instructives.
Dans l'année 191 1, que nous pouvons prendre comme
type de cette comparaison, on constate que le dis-
trict de la Jalomitza —
où se trouve l'ancienne steppe
du Baragan, —vient en tète avec un peu plus de
128000 hectares cultivés par les grands propriétai-
res, tandis que les petits propriétaires ne travaillent
que 71 000 hectares. Par contre, dans le district de
Dolj (Olténie occidentale), la proportion se renverse :

la surface cultivée attribuée aux petits propriétaires


est de plus de i3i 000 hectares et les grands proprié-
pour y traîner leurs
taires n'ont à leur disposition,
charrues, qu'une étendue inférieure, de plus de la
moitié, à celle de leurs voisins.
Dans certaines subdivisions de la Moldavie, l'op-
position est encore bien plus manifeste, mais elle
COLLINES ET PLAINES 6i

est au profit des gros cultivateurs. Le district de


Botochani (Botosani) assigne 33ooo hectares aux
grands propriétaires un peu plus de i ooo aux
et
petits cultivateurs, et ceux de Neamtzu et de
Sucéava, indiquent respectivement et dans le même
ordre : 8 4oo et 677 hectares; 7800 et 5/^2 hectares.

D'année en année la Roumanie développe davan-


tage son agriculture. Par un enseignement spécial
répandu un peu partout, parla pénétration de métho-
des éprouvées, empruntées à l'Occident européen ou

à l'Amérique, par l'introduction de nouvelles cultures,


leroyaume ne cesse de progresser dans ce magnifi-
que domaine rural —
qu'il étend journellement,
grâce à l'utilisation des steppes et des « mauvaises
terres ».

A côté de l'agriculture, l'élevage du bétail emploie


une partie des forces agricoles du royaume. Il fut un
temps où la Roumanie, moins cultivée qu'aujour-
d'hui, et jouissant dès lors de plus grands pâturages,
exportait davantage de bétes à cornes, de porcs et de
chevaux. Dans ces dernières années cependant, après
un fléchissement très marqué, on peut constater une
recrudescence dans l'élevage des chevaux, des bœufs
et des moutons.

Ainsi, bien davantage que la région des collines,


la zone des plaines représente, pour les Roumains,
62 LA ROUMANIE
le sol nourricier. La Roumanie, réduite à ses monta-
gnes et à ses collines, ne serait guère davantage
qu'un pays pauvre. Son économie générale, complè-
tement déplacée, n'aurait plus guère que le pétrole
comme aliment d'exportation, les forêts, quelques
carrières, et les pâturages alpins.
C'est de la terre des plaines que sort le plus clair
des revenus nationaux, parce qu'aujourd'hui encore,
malgré de très honorables efforts dans le domaine
industriel, la Roumanie reste un pays essentiellement
agricole.
DANS LA \ALACH1E
DE LA FRONTIERE DE TRANSYLVANIE A BUCAREST

La. vallée de la Prahova. Le pétrole et le sel.

DANSpente
un halètement continu,
la
machine
septentrionale des Carpathes,
la franchit
au mi-
lieu des bois qui sentent le sapin et la fram-
boise, au milieu d'une verdure touffue, humide et

envahissante. On touche des stations dont les noms


hongrois tintent bizarrement à nos oreilles latines :

E. PiTTARD. 5
66 LA ROUMANIE
Derestye-Hetfalu, Tomôs, et, bientôt, par le col de
Prédéal, on entre en territoire roumain.
Maintenant, c'est la descente le long de la vallée

sauvage, dans laquelle la Prahova — qui n'est pas


toujours une rivière pacifique, — roule ses flots
gris.

Ce n'est pas précisément dans cette vallée que la


Prahova prend sa source. Elle vient des environs de
l'Altschanz-Pass, située un peu à l'Est. D'abord son
lit est exigu ; mais, dans l'étroit couloir qu'elle a
creusé, la rivière s'avance avec entrain. Dans son
cours supérieur, elle disloque ses rives, mordant à
droite et à gauche, attaquant de front les obstacles,
désagrégeant la roche, enlevant de la terre et des
cailloux. Et transportant tous ces débris, elle fait

route vers la plaine.


Ses eaux limoneuses charrient aussi de l'or. Suffi-

samment même, nous a-t-on dit, pour que, jadis, un


nombre d'esclaves Tziganes se soient rache-
certain
tés à leurs maîtres, en exploitant les sables auri-
fères.
Le long de la vallée, h partir de Prédéal, les loca-
lités se succèdent rapidement: Azuga, Busteni, où
des industries se sont implantées : verreries, fabri-
ques de clous, de draps, de papiers, scieries, — elles
sont presque toutes entre les mains des étrangers ;

Sinaïa, la résidence d'été de la famille royale, cachée
VALLÉE DE LA PRAHOVA 67

dans Lépaisse verdure de la forêt; Comarnic, avec


ses fours à chaux; Campina, au milieu des puits de
pétrole. C'est de là que l'on part pour aller visiter les
mines de sel de Doftana et de Slanic. Et bientôt la

vallée s'entr'ouvre. Aux exploitations de forêts et aux


nombreuses fabriques de ciment qui jalonnent la

rivière, succèdent maintenant les grandes cultures


de maïs et de blé. C'est comme un éventail qu'on a
étalé. Réfrénée dans sa course par la pente qui s'at-

ténue, la Prahova s'apaise ; ses eaux troubles s'en


vont fureter dans les buissons bas, découpent des
festons dans les rives gazonnées, se chauffent pares-
seusement au soleil.

Là-bas, sur la gauche, c'est Ploesti ; puis la rivière,

grossie par des affluents, venus, comme elle, des


Carpathes, se réunit à la Jalomitza, traverse la plaine
du Baragan et se rend au Danube.

De Comarnic où nous nous sommes arrêtés, nous


regardons la Prahova, aux sinuosités nombreuses,
se dérouler, comme un long serpent gris, entre des
collines légères où s'accrochent quelques hêtres et
quelques broussailles. Ici ce sont des argiles bleu-
tées, d'une teinte si douce qu'on croirait voir une
grande fourrure étalée. Plus loin il y a des argiles
rouges, riches en fer, qui prennent, après la pluie,

l'aspect de nappes de sang. Plus loin encore, au der-


nier coude visible de la vallée, un pan de chaîne
68 LA ROUMANIE
pelée abandonne au crépuscule sa terre nue. Quatre
ou cinq vautours planent au-dessus de nos tètes,
esquissant des orbes démesurés, puis disparaissent
derrière la montagne.
Le coucher de soleil, ce soir, est d'une langueur
émotionnante. Tout à coup, dans un geste de projec-

teur lumineux, un rayon rose couvre le ciel, puis le


bleu réapparaît par gradations insensibles, un bleu
perlé, un bleu velouté, qui semble venir à vous comme
une caresse. Des rayons rouges le barrent par en-
droits. Un toit au bord de l'eau brille encore. Un
oiseau traverse la vallée avec un cri.

Il y a une trentaine d'années, la vallée de la Prahova


n'attirait guère les visiteurs. Elle était ce que sont
encore aujourd'hui beaucoup de vallées roumaines,
sans industrie, autre que le débitage, assez restreint
d'ailleurs, des bois. Mais sa position géographique
favorable, sur la route de Bucarest, route de chemin
de fer, et l'installation du roi Carol P' à Sinaïa, en
1880, lui assurèrent, dès ce moment, un bel ave-
nir.

Sinaïa s'est complètement transformée. Autrefois


il n'existait guère, en ces lieux, qu'un ancien monas-
tère, blotti entre les arbres. Aujourd'hui, au pied de
la forêt qui protège la résidence royale, l'aristocratie
VALLÉE DE LA PRAHOVA 69

roumaine a successivement construit de nombreuses


villas. Elles sont, presque toutes, comme les hôtels
établis dans leur voisinage, d'un style quelconque
qui détonne dans cette atmosphère montagnarde
qu'on aimerait trouver plus nationale.
A un quart d'heure environ de Sinaïa, le château
royal, le Castel Pelesch, élève ses clochetons de goût
germanique.
Dans cette puissante et magnique forêt du Pelesch,
au milieu d'une ceinture d'arbres centenaires, dans
ce voisinage apaisant, ont vécu pendant trente-cinq
étés, la reine Carmen Sylva — Elisabeth de Rou-
manie — et le roi Carol I", fondateur de la dynastie
actuelle: les rénovateurs de la Roumanie.

La vallée de la Prahova, la plus industrieuse et la


plus riche du pays roumain, exploite à Campina, des
sources très importantes de pétrole. Lorsqu'on monte
sur la falaise, dont le bord extrême représente
.l'ancien niveau supérieur du lit de la Prahova, à
l'époque où elle était une puissante rivière quater-
naire, on domine la région pétrolifère. C'est un
étrange paysage et la bizarrerie de son aspect en
fait un peu oublier la laideur. De tous les côtés on
a creusé des puits. Il y en a au milieu même de la

rivière.
70 LA ROUMANIE
Le pétrole se trouve dans les niveaux moyens et
supérieurs des terrains tertiaires et les poches du
précieux liquide occupent les axes des voûtes anticli-
nales. Les couches à pétrole de Moldavie sont d'un
âge plus ancien que celles de Valachie.
On a signalé, dans le royaume de Roumanie,
une centaine de localités pétrolifères. Les puits
sont creusés à des profondeurs qui varient, de
quelques mètres, à six cents et même huit cents
mètres.
Jusqu'aux environs de 1867, le pétrole n'était

exploité que par quelques paysans qui l'utilisaient


au graissage de leurs instruments, qui s'en servaient
pour lubrifier les essieux de leurs chars. A ce mo-
ment-là débutèrent les premières entreprises. D'abord
fructueuses, elles diminuèrent bientôt au point de
ne plus rien fournir à l'exploitation. Mais, à la suite

du du pétrole en Amérique, qui éleva considé-


trust
rablement le prix de ce combustible, un apport de
capitaux renouvela cette industrie en Roumanie. Et,
depuis 1897, ^^^^ ^st en pleine floraison.
Le district de la Prahova fournit le 90 pour 100
environ de la production globale du pétrole rou-
main. Il reste, dans cette vallée, de nombreux puits
à forer, et le gouvernement s'est réservé de vastes
terrains pétrolifères déjà reconnus comme tels, dans
tout l'arc carpathique.
La production du pétrole roumain n'a cessé de
PETROLE ET SEL 71

dans ces dernières années. Le district de


s'accroître
laPrahova qui fournissait, en 1899, 207000000 de kilo-
grammes de pétrole, en enregistrait 1280000000 de
kilogrammes en 1910. Le district de Buzàu faisait un
effort autrement plus puissant. 11 produisait, aux
mêmes époques, 929000 kilogrammes (en 1899), puis
^2 620000 kilogrammes (en 19 10), augmentant de près
de cinquante fois son rendement. En 191 1, les quatre
districts pétrolifères Prahova, Dambovitza, Buzeu
:

et Bacàu, annonçaient à la statistique du royaume


1 826000000 de kilogrammes de pétrole puisés dans
leurs sous-sols tertiaires, et, dans le même laps de
temps, l'extraction de la benzine passait de 7600 à

120600 tonnes.

Les capitaux étrangers avaient, depuis quinze ans,


trouvé dans l'exploitation du pétrole de Roumanie,
une source considérable de revenus. En 1908, /i6 mil-
lions de francs étrangers maintenaient en activité
les puits des divers districts; en 1908, seulement
cinq ans après, ces capitaux se chiffraient déjà par
191 millions.
Et tandis que les Français ne figuraient, dans cette
somme, que pour 88 millions, et les Hollandais pour
22 millions, l'Allemagne venait en tête des divers
pays intéressés avec 87 millions de francs. Les Rou-
mains, au même moment, avaient un capital de 3i
millions engagés dans cette industrie, ce qui, dans
72 LA ROUMANIE
l'état actuel de leur économie générale, est une
somme comparativement élevée.
Presque tout le pétrole exploité en Roumanie pro-
vient des propriété particulières. Au dire des spécia-
listes, l'avenirdes extractions pétrolileres est loin de
sa course. Les grandes réserves de terrains, consti-
tuées par l'Etat, permettront une prolongation consi-
dérable de cette activité économique, dans laquelle
des fortunes considérables ont déjà été édifiées.

A quelque distance à l'est de Campina, se trouvent


deux mines de sel gemme : Doftana et Slanic.

On sait que, dans les Carpathes, accompagne


le sel

le pétrole dans les terrains miocènes. La Roumanie


est extraordinairement riche en sel, souvenir laissé
par les océans d'autrefois, et ce n'est pas dans la

vallée de la Prahova, que les gisements sont les plus


importants.
Pour avoir une idée de la puissance des massifs
de sel, en Roumanie, il suffira de citer deux évalua-
tions volumétriques. Le gisement valaque de Ocnele-
Mari dans le district de Valcea, sur le cours de l'Oit,

est considéré comme représentant 33o millions de ton-


nes. Le gisement moldave de Targu-Ocna, dans le dis-

trict de Bacau, est évalué à 26/i millions de tonnes. De


telles quantités, auxquelles s'ajoutent celles qu'on
PETROLE ET SEL 73

pourrait tirer d'une multitude d'autres salines, exploi-


tées ou non, montrent que la terre roumaine possède
des massifs salins qui ne s'épuiseront jamais. On a

calculé que tout le sel retiré à ce jour du sol de la


Roumanie ne représente pas encore deux millions
de tonnes. La comparaison de ces divers chiffres
rendent inutiles tous commentaires.
Le sel roumain est très pur. Il est constitué presque
uniquement par du chlorure de sodium et la propor-
tion de ce corps est à peu près la même dans les dif-
férentes salines. Une analyse que j'ai sous les yeux
indique, pour les sels de première qualité, les chiffres
de 99,80 —
Ocnele-Mari —
à 99,22 — Targu-Ocna
— pour 100 de cette substance.
L'exploitation du sel était autrefois, dans les deux
principautés anciennes, monopole du Prince. Aujour-
d'hui elle est monopole de l'Etat. Elle se fait en régie
et la plupart des travailleurs sont des forçats.
Le sel roumain peut s'exploiter en blocs énormes.
Dans le palais royal à Bucarest, on montre une table,
ornée de sculptures, taillée tout entière dans un
seul morceau de sel.Dans les hauts pâturages des
Carpathes, les bergers, pour retenir leurs troupeaux
dans des territoires restreints, placent, en pleine
Alpe, de gros blocs de sel dans des chevalets. Les
vaches, les chèvres, les moutons, très friands de sel,

ne s'écartent guère de ce lieu de délices.


Lorsque nous étions à Doftana, en 1901, l'exploi-
74 LA ROUMANIE
mine de sel avait cessé. Je crois qu'elle
tation de cette
n'a pas encore recommencé. L'offre dépassait à tel
point la demande que le gouvernement avait jugé
inutile de continuer le travail. Les forçats étaient
alors employés à des travaux de terrassements. Us
fabriquaient aussi, — car quelques-uns étaient habiles
— toutes sortes d'objets en bois ou en corne ; ils

ornaient avec des grains de verre des ceintures et des


colliers, et tous ces produits étaient vendus dans un
bazar, à l'entrée du pénitencier.

Les salines actuellement en exploitation sont celles


de Slanic, de Targu-Ocna et de Ocnele-Mari. La Rou-
manie peut en tirer de très grands avantages écono-
miques. Ses deux voisins de l'Ouest et du Sud, les
Serbes et les Bulgares, ne possèdent pas de sel sur
leurs territoires. En outre plusieurs grandes indus-
tries ont besoin des dérivés du sel, — la soude,
l'acide chlorhydrique, — et nul doute que l'avenir
industriel de la Roumanie ne trouve, dans ce pro-
duit du sous-sol, les causes d'un nouvel élan.
VI

LA CAPITALE DU ROYAUIVIE: BUCAREST

Physionomie de Bucarest. — Les progrès de cin-


quante ANS. — L'armée et la marine. — Les
postes et télégraphes. — L'instruction publique
en Roumanie. — Le commerce extérieur.

PARTIR de Campina, les collines s'abaissent défi-

A nitivement. Leurs dernières ondulations vont


mourir dans la plaine au bout de laquelle
Ploechti (Ploesti) dresse ses coupoles au-dessus de
la mer mouvante des blés, qui se prolongera
jusqu'au Danube. On traverse la Prahova, puis la
Jalomitza, au trois quarts desséchée, ne conservant
au milieu de son lit qu'un très faible courant.
Bien avant de l'atteindre, on voit Bucarest appa-
raître : elle découpe à l'horizon le profil de ses égli-
ses et de ses plus hauts monuments.

Bucarest n'est pas identique à l'image que mes


76 LA ROUMANIE
yeux prévenus attendaient. Elle est à la fois une belle
grande ville, semblable à celles de notre Occident et
une succession de bourgades orientales, qui s'éten-
dent paresseusement sur d'interminables faubourgs.
Et pour le voyageur, il est certain que la seconde est
infiniment plus intéressante que la première. Il n'en
reste pas moins que la ville moderne, — la Caléa Vic-
toriei, — avec ses magasins brillants, ses grands
où chaque fin d'après-midi stationne
hôtels, ses cafés,
la foule des consommateurs, pourrait symboliser les

transformations matérielles de la Roumanie dans la


fin du dernier siècle. Ses monuments publics sont

ceux d'une grande capitale, le luxe s'y étale, peut- —


être trop.
Vous le retrouverez ce luxe, si vous allez le soir,

vous promener à la Chaussée Kisseleff, — les Champs-


Elysées de Bucarest — et si vous regardez défiler les
nombreuses voitures conduites par les cochers aux
robes de velours.
Et cette ville qui compte aujourd'hui 3oo ooo habi-
tants, n'était encore, dans le premier tiers du xix* siè-
cle, qu'une bourgade malsaine, groupée autour de
la cuvette du Cismegiu. Elle commença à prendre
quelque importance politique et commerçante, lors-
qu'en 1698, elle devint chef-lieu de la principauté de
Valachie. Mais sa fortune véritable date de l'union
des deux principautés, en i858. Trente ans avant
cette époque, les rues les plus fréquentées étaient
I
BUCAREST 77

encore de tels bourbiers que, pour les rendre prati-


cables aux piétons, on était obligé de les recouvrir
de planches. Au-dessous, s'écoulaient les eaux de
pluie et les détritus. Des Roumains âgés se rappellent
que les paysans de l'Ilfov se baignaient, aussi nus
que le jour de leur naissance, tout le long de la Dani-
bovitza, à l'endroit où s'élèvent aujourd'hui des palais.

La Roumanie latine a, pour expliquer les origines


de sa capitale, une légende, où, comme dans la

légende de la métropole de la latinité, il est ques-


tion de bergers. Et cela, du point de vue de la psy-
chologie ethnique, est assez naturel. Peuples de
pâtres, les Romains légendaires et les Roumains
historiques, devaient naturellement faire jouer, dans
les aventures primitives qui créèrent leurs pays res-
pectifs, un rôle prépondérant aux bergers.
Et c'est ainsi qu'à Bucarest (Bucuresti), sur la rive

droite de la Dambovitza, le berger Boucour (Bucur)


fonde une colonie et la met sous la protection d'une
petite église, qui existe encore, et que les paysans
vénèrent comme le sanctuaire de leur nationalité.

C'est probablement vers le xiii^ siècle que la bour-


gade primitive réellement se constitua. D'abord,
semble-t-il, elle agrégea ses maisons autour de l'en-
droit où Boucour avait planté son bâton de berger.
Sa position géographique, la plaçant sur la route des
78 LA ROUMANIE
commerçants venant de FEurope septentrionale et se
dirigeant vers Constantinople et le Levant, elle se
développa rapidement.
La place Saint-Georges, qui, les jours de marché,
donne encore aujourd'hui l'image variée de l'ethno-
graphie paysanne des Roumains du Royaume et de
la Transylvanie, paraît avoir rempli, dans l'histoire
topographique de Bucarest, une fonction essentielle.
Les Génois, ces négociants émérites, dont les comp-
toirs étaient par toute la Péninsule, avaient dans la
Roumanie d'alors, jalonné de leurs établissements le
bord du Danube et le littoral de la Mer Noire jus-
qu'au Razelm. Ils créèrent jadis, sur cette place,
qui était une de leurs étapes principales, d'impor-
tants entrepôts.
—Le Bucarest de la rive gauche, me dit un ami
roumain qui me conduit dans la ville, est parti de cet
endroit. De cette place, où campèrent les marchands
caravaniers qui traversaient la Valachie, se dégagè-
rent, à mesure, les avenues commerciales : celle des
Transylvains, celle des Juifs, qui n'ont pas cessé
d'occuper la Strada Lipscani que nous allons suivre,
et cette Caléa Mochilor (Mosilor) dont vous ne regret-
terez pas, si vous aimez le pittoresque, les trois kilo-

mètres de parcours.

La superficie de Bucarest est immense. Elle dépasse


de beaucoup celle des villes occidentales ayant le
BUCAREST 79

même nombre d'habitants. C'est qvie la formation de


cette capitale fut toute différente de celle des autres
villes métropolitaines. On
beaucoup aujour-
parle
d'hui des Cités-Jardins. Bucarest est une vaste Cité-
Jardin, et cela lui donne, au point de vue de la cir-
culation de Tair et de l'insolation, des avantages
dont, à notre connaissance, peu de villes peuvent
bénéficier à un pareil degré. Le long d'avenues qui
n'en finissent pas, s'alignent des maisons basses,
entourées de verdures. Montez sur la colline de Fila-
rète — le tramway y conduit — où la Strada Chibri-
turilor laisse pousser en paix les herbes de ses trot-

toirs, et vous aurez la vue panoramique de Bucarest


et vous serez frappés par la quantité des arbres inter-
calés entre les maisons. Que Bucarest maintienne
le plus longtemps possible ce type de ville,, où l'hy-

giène a tout à gagner, puisque le soleil pénètre par-


tout largement.

Bucarest, posée au milieu de la plaine alluviale


immense de l'Ilfov, et qui, autrefois, bâtissait ses
établissements publics et les demeures de ses boyards
en briques et leur donnait des façades de stuc, imi-
tant plus ou moins les belles demeures françaises,
aujourd'hui amène à grands frais les pierres de
taille. Elle a construit des édifices considérables que
de très grandes villes de l'Europe occidentale seraient
heureuses de posséder.
8o LA ROUMANIE
Les bâtiments publics de Bucarest surprennent
par leurs vastes proportions, surtout ceux qui ont été
édifiés dans les vingt ou trente ans qui sont derrière
nous. On dirait qu'ils ont été prévus pour une cité
destinée à doubler ou à tripler rapidement le nom-
bre de ses habitants.
Parmi les plus formidables palais établis par
l'État, il faut citer le bâtiment des Postes et Télégra-
phes, la Caisse des Dépôts et Consignations, le Musée
d'Histoire naturelle, le Palais de Justice, l'Université,
et d'autres encore.
Les hôpitaux sont une des gloires de Bucarest.
Plusieurs d'entre eux alignent, sur la rue, des faça-
des imposantes, comme l'hôpital de la Fondation
Brâncovan, ou l'hôpital Coltza.
Les services hospitaliers de la Roumanie contem-
poraine marquent admirablement les eft'orts accom-
plis par les Roumains pour mettre leur pays au
niveau des Etats les plus civilisés.

Sans doute, au commencement du xix^ siècle, les

principales villes roumaines avaient des hôpitaux


permanents, mais c'étaient là des hôpitaux modes-
tes.

Et plusieurs étaient des fondations particulières :

certaines familles riches, en Roumanie, ont, à diver-


ses époques, largement contribué à créer des œuvres
d'assistance. C'est ainsi que les trois plus grandes
fondations : l'Ephorie des hôpitaux civils de Buca-
BUCAREST 8i

rest, la Fondation Brâncovan et l'administration


des Hôpitaux de Saint-Spiridon à Jassy (lasi) ont
été instituées par la libéralité de quelques per-
sonnes.
Le service roumain comprend aujour-
sanitaire
nombre d'hôpitaux ruraux, départe-
d'hui un grand :

mentaux, communaux, répandus dans tout le pays.


L'administration de Saint-Spiridon entretient, pour
son compte, onze hôpitaux ; l'Ephorie des hôpitaux
civils, douze. En outre, il y a les hôpitaux créés par
des fonds particuliers ; les hôpitaux Israélites et les
deux hôpitaux de la Commission européenne du
Danube à Sulina, dont l'un sert à l'isolement des
maladies infectieuses que peuvent apporter les navi-
res étrangers. 11 faut deux créations
encore citer
hospitalières récentes, parce qu'elles ne se rencon-
trent pas partout : la léproserie de Tichilesti et la

fondation, en lSr)^, par le ministère de l'Agriculture,


d'un hôpital pour les individus atteint de la pellagre
— cette abominable maladie causée par le maïs ava-
rié —à Pàucesti Dragomire§ti, dans le district de
Roman (Moldavie).

Lorsque, venus de la gare, vous enfilez la Caléa


Victoriei, vous avez bientôt, à main gauche, l'Athé-
née — où vous pourrez admirer de beaux tableaux
E. PiTTARD. 6
82 LA ROUMAxNIE
de Grigoresco — et un peu plus loin, droite, la rési-
à

dence royale.
Ceux qui chercheraient à Bucarest, pour les appar-
tements royaux, une de ces vastes et somptueuses
constructions, comme en ont la plupart des cours
européennes, serait bien étonné, en arrivant auprès
de ces simples corps de bâtiments.
Carol I" — et ceci est tout à sa louange —a tenu à

garder la maison qui servit de résidence à son pré-


décesseur, le prince Couza, et dans laquelle il vécut
lui-même ses premières années de règne. On raconte
que lorsqu'il y parvint pour la première fois, des
Tziganes campaient au pied des murs en même
temps que des cochons y cherchaient les premières
chaleurs du printemps. Le prince demanda au géné-
ral Golesco ce qu'était ce bâtiment, au devant
duquel l'attendait une garde d'honneur. Et le géné-
ral répondit : « Sire, c'est le Palais ! »

Aujourd'hui, deux ailes ont été ajoutées à ce palais

primitif. Le corps central renferme la salle du trône


et la salle des fêtes. Et dans l'intérieur des appar-
tements royaux, qu'il est facile de visiter, on trouve
de riches bibliothèques et de remarquables œuvres
d'art.

Charles de Hohenzollern-Sigmaringen, prince de


Roumanie, avait vingt-sept ans lorsqu'il se mit à la
BUCAREST 83

tête des Principautés réunies. A cette époque ce


riche pays qui devenait le sien, allait à l'abandon. Il

s'était un peu relevé depuis le moment, très rappro-


ché cependant, où les voyageurs qui l'avaient tra-

versé — comme Moltke et Thouvenel — avaient


emporté de ses terres en friche, de ses sillons délais-
sés et de sesmaisons en ruines, des impressions si
désespérées. Le Prince Charles, les premières années
de son séjour, n'échappa pas à la tristesse que le

spectacle de ce délabrement donnait à tous les visi-


teurs et dont on trouve tant d'expressions dans les
livres de cette époque.
Tout était à créer : les routes, les ponts, les che-

mins de fer, les canaux. Il fallait réorganiser et déve-


lopper l'enseignement à tous les degrés, les indus-
tries, les cidtures et les finances.

La réorganisation de l'Université de Bucarest date


de 1870 et celle de Jassy de 1879. En 1S66, le total
des exportations et des importations, était, en gros,
de 187 millions. Quarante années plus tard il attei-

gnait 800 millions. A l'élection du roi, les revenus


de l'État étaient de 56 millions. En 190G, lorsque
dans un accord unanime, on fêta le jubilé de qua-
rante ans de règne, ils étaient d'environ 3oo millions.
Et ceux qui, en cette année 1906, ont visité l'exposi-
tion de Bucarest ont pu juger de la quantité et de la
qualité des progrès réalisés par la Pioumanie dans
toutes les directions.
8^ LA ROUMANIE
Il fallait enfin, sur ce pays neuf, sur ce pays qui
pouvait devenir très opulent, où tant de convoitises
avaient posé leurs regards, constituer une armée
capable de défendre le sol national. Pour ce dernier
objet, le roi fit des efforts extraordinaires. A son avè-
nement, l'armée roumaine se composait de àb /io4

soldats avec 5 97/i chevaux. Aujourd'hui, elle peut


mettre sur pied environ 600000 hommes.

L'armée roumaine est surtout une armée de


paysans. Elle est semblable, comme qualité, à l'ar-
mée serbe, ou à l'armée bulgare. Les troupiers rou-
mains sont de bons soldats, patients, sobres, tenaces,
endurants, capables de très grands efforts.
L'organisation de l'armée roumaine est basée sur
le principe du service militaire personnel et obliga-

toire. La Constitution porte expressément que cha-

que habitant (sauf les étrangers), en état de porter


les armes, doit être incorporé, à partir de vingt et
un un des éléments de l'armée. Le rem-
ans, dans
placement n'est pas admis. Sont exemptés du ser-
vice militaire, les infirmes, et les membres du
clergé de tous les cultes, reconnus par l'Etat rou-
main. Sont dispensés, en temps de paix seulement,
les jeunes gens qui sont l'unique soutien de leur
famille, soit qu'ils entretiennent des parents infir-

mes, soit qu'ils aient des frères mineurs, orphe-


lins, et sans moyens d'existence.
L'ARMÉE ROUMAINE 85

Les engagements volontaires sont acceptés pour


les jeunes gens de i8 ans accomplis, et pour les sous-
officiers qui ont terminé leur service militaire, mais
qui désirent demeurer dans l'armée.
L'armée roumaine se compose de deux éléments :

i) L'armée active et sa réserve. 2) Les milices (armée


territoriale).
Tout soldat sert sept ans dans l'armée active et
douze ans dans la réserve. 11 reste sous les drapeaux
de trois à quatre ans suivant l'arme.
Le mode d'instruction des soldats crée, dans cette
armée active, deux parties l'armée permanente et
:

l'armée territoriale. Le contingent de chacune de


ces parties est fixé chaque année par les Chambres.
C'est le tirage au sort qui décide de l'entrée dans
l'une ou dans l'autre. Les petits numéros sont appelés
dans l'armée permanente, les gros dans l'armée ter-
ritoriale. Les soldats de l'armée permanente sont

casernes pendant deux ou trois ans. La durée du ser-


vice dans l'armée territoriale, où les hommes entrent
à quarante ans, est de six années.
Cet arrangement convient un pays agricole
à

comme la Roumanie il rend moins coûteux l'entre-


;

tien de l'armée, il n'enlève pas au sol un nombre de


bras trop important.
Qu'on n'imagine pas, à priori, que les hommes de
l'armée territoriale, s'ils ont une instruction mili-
taire moins complète que les hommes de l'active,
86 LA ROUMANIE
sont pour cela de, moins bons soldats. Dans la guerre
de 1877-1878 les territoriaux composaient les deux
tiers de l'infanterie c'est-à-dire seize régiments et la
presque totalité de la cavalerie. Ces régiments appe-
lés à combattre contre une des meilleures armées de
l'époque, les Turcs d'Osman Pacha, se montrèrent
de solides troupes, et la prise de Plewna demeurera
toujours pour elles un titre de gloire.

Depuis le Traité de Berlin la Roumanie a obtenu


de nouveau un débouché sur la mer. Et elle a pris
assez au sérieux sa situation de pays maritime pour
se mettre aussitôt à créer une flotte de guerre, capa-
ble de protéger ses bateaux de commerce et ses côtes,

surtout son port de Constanza, pour le développe-


ment duquel on suscita tant d'énergies. Cette flotte
maritime ajoutait ses unités — d'ailleurs pas bien
considérables — à la flotte fluviale déjà existante.
La marine de la Roumanie comprend une division
de mer dont les éléments principaux sont un croi- :

seur, un brick-école, une canonnière, trois torpil-


leurs, —
et une division du ]3anube. La flotte du

Danube est composée d'un plus grand nombre d'élé-


ments. On prévoyait, il y a quelques années, quatre
monitors cuirassés, dix torpilleurs, et un assez grand
nombre de canonnières, de chaloupes vedettes, cha-
loupes canonnières, pontons, péniches, etc. En réa-
lité ce nombre n'a pas encore été atteint.
L'ARMÉE ROUMAINE 87

La longueur du Danube roumain et la rivalité qui

depuis tant d'années existe entre la Roumanie et la

Bulgarie, expliquent la raison de ce déploiement de


forces fluviales. Toutefois cette flotte est encore bien
modeste, et nul doute qu'après la guerre, elle ne soit
augmentée.

Le développement roumaine
intensif de l'armée
est en correspondance étroite avec le développement
général du royaume. A Bucarest, plus que partout
ailleurs, vous saisissez, sous toutes espèces de for-

mes, le déploiement des énergies qui ont créé la

Roumanie contemporaine.
Et comme nous sommes arrêtés devant l'immense
façade du Palais des Postes, je me rappelle une sta-
tistique qu'on me montra quelques heures aupara-
vant au Ministère. En nous faisant remarquer qu'en
Occident, nous utilisons volontiers le trafic postal

pour mesurer le degré d'activité d'un pays, mon


interlocuteur mit un doigt sur une des colonnes de
chiffres. Et je lus qu'en 1 891-1892 le trafic roumain

des lettres, cartes postales, imprimés, etc., atteignait

un total de 3o millions d'objets. A cette époque-là, la

Roumanie était déjà en pleine ascension économi-


que. Et pour me prouver que cette marche ne s'était

pas ralentie, on m'indiqua le total de l'année dans


88 LA ROUMANIE
laquelle nous étions : 1910-1911. Et je lus : 167 mil-
lions. Evidemment il n'y avait pas recul. Et il n'y
avait pas non plus stagnation.
Plusieurs années auparavant, au moment de l'ex-

position nationale de Bucarest, ce trafic postal avait


fait un bond formidable qui l'avait mené à 228 mil-
lions. Mais il s'agissait là d'un fait exceptionnel, et

l'année d'après, la statistique ne marquait plus, dans


cette colonne, que le chifiVe, plus modeste, de i5i
millions.
Dans le même laps de temps (de 1898 à 191 1) la
longueur des lignes télégraphiques passait de 5 5oo
à 7 3oo kilomètres et le nombre des télégrammes

internationaux de /i86 000 à i 286000. Et comme l'on


voulait absolument me convaincre de l'intensité des
progrès réalisés par le royaume, on me montra
encore qu'en quinze années, les postes d'abonnés
téléphoniques avaient passé de 600 à 1 5 000. Je n'avais

pas à supposer que tous ces abonnés sont simple-


ment des bavards 1

— Et l'instruction publique, hasardais-je? Ses pro-


grès ont-ils suivi une courbe pareillement ascen-
dante?
— Certainement. pour que vous soyez
D'ailleurs,
mieux informé, nous allons nous adresser au mi-
INSTRUCTION PUBLIQUE 89

nistre même de l'Instruction publique, M. Spiru


Haret.

M. Haret m'a reçu avec l'amabilité la plus parfaite.


Cet homme, calme, modeste, réservé, d'une cour-
toisie charmante, ancien professeur de mathéma-
tiques à l'Université de Bucarest, a rendu de très
grands services au royaume. J'ai revu M. Haret à plu-

sieurs reprises depuis ce jour-là, et il a bien voulu s'inté-


resser très vivement à l'enquête anthropologique que
je poursuivais dans son pays. J'ai appris dernière-
ment — et indirectement — sa mort. Je saisis l'occa-
sion de rappeler mémoire de cet homme dis-
ici la

tingué, dont la Roumanie doit regretter sincèrement


la fin prématurée.
M. Haret nous a reçu dans son appartement per-
sonnel de la Strada Verde. Je lui dis que ce qui m'inté-
resse le plus, c'est de connaître comment a progressé
l'instruction primaire chez le peuple roumain à la fois
si intelligent et, jusqu'au milieu du xix* siècle, si
négligé.
J'indique ici, le mieux possible, le résumé de notre
conversation, prenant tout naturellement à ma charge
ce qu'il pourrait contenir d'erreiirs.

Au xvi^ siècle, me dit M. Haret, en Roumanie,
-

comme dans tout l'Occident, les moines et les prêtres


répandaient autour d'eux quelques rudiments d'ins-
truction. Ils enseignaient à leurs élèves la lecture et
90 LA ROUMANIE
l'écriture, mais n'allaient guère au delà. L'enseigne-
ment était inculqué en langue slavonne. C'était la lan-
gue liturgique et vous comprenez tout de suite le
danger que courait, par ce fait, notre langue nationale.
Au xvii^ siècle, les fils des grands boyards allaient
volontiers étudier à l'étranger, notamment en Polo-
gne, à deux pas de la Moldavie. Toutefois il existait,

à Jassy et à Bucarest, des écoles, ébauches d'écoles


secondaires, fondées par les Princes. Leur clientèle
se recrutait parmi les petits bourgeois, mais le peu-
ple demeurait confiné dans une complète ignorance.
Au surplus, ces écoles mêmes abandonnèrent assez
rapidement le roumain pour employer le grec. Nous
sommes encore à nous demander, quand nous nous

rappelons ces événements, comment notre culture


latine survécut à de telles vicissitudes...
Il nous faut arriver au xix* siècle pour voir s'accom-
plir les progrès décisifs.
Je vous fais grâce de l'historique détaillé qui rap-
pellerait les étapes par lesquelles passa notre ins-
truction publique, au cours de ce siècle. Je vous
signale simplement qu'en i86/i la loi proclamait la
liberté de renseignement en même temps qu'elle
décrétait l'instruction primaire obligatoire. Vous
voyez que nous n'étions pas en retard sur les autres
Etats européens.

Venons-en à la chose qui vous intéresse, à l'en-

seignement primaire actuel.


INSTRUCTION PUBLIQUE 91

Il est obligatoire pour les enfants de 7 à id ans.


Nos écoles primaires rurales gardent les élèves pen-
dantcinq ans; nos écoles primaires urbaines pendant
quatre ans.
Vous avez vu combien, dans notre pays, les habi-
tations sont disséminées. Lorsque les hameaux sont
éloignés de plus de trois kilomètres de toute école
rurale et que cette agglomération excentrique,
compte au moins lio enfants de 7 ans et au-dessus,
on crée ce que nous appelons une école de hameau.
Elle pourra devenir une école rurale.
Cependant nous n'arrivons pas encore à atteindre
tous les enfants du pays à cause de la dispersion de
la population. Mais les jeunes hommes illettrés —
leur nombre est encore malheureusement très consi-
dérable — trouvent, en arrivant à l'armée, des écoles
annexes des corps de troupe.
— En 1866 — remarquez que je ne remonte pas
bien loin — nous avions 2 i53 écoles primaires —
urbaines et rurales — dans tout le royaume. En
i885, on comptait déjà 2 669 écoles rurales et 288
écoles primaires urbaines, soit 800 écoles de plus.
En 1909 le nombre en était presque doublé. En i885,
95 000 enfants des deux sexes étaient inscrits dans
ces écoles quatorze ans plus tard, il y en avait plus
;

de 5ooooo. Accordez-moi que nous avons fait quel-


ques progrès...
L'enseignement primaire urbain, plus répandu dès
92 LA ROUMANIE
l'origine, ne pouvait naturellement pas suivre une
pareille courbe de croissance, cependant lui aussi
s'est développé.
— Mais nous ne sommes pas au bout de notre tâche.
Nous devons considérer que l'effort accompli n'est
qu'un commencement. nous
Proportionnellement,
avons beaucoup moins d'écoles que vous, beaucoup
moins que la plupart des pays d'Europe, moins que
la plupart de nos voisins. En Roumanie, je vous

l'ai dit, le grand ennemi de l'école primaire rurale,

c'est la distance que les enfants doivent parcourir, de

la maison à la salle d'étude. En hiver les difficultés

deviennent insurmontables. Nous remédierons à


tout cela petit à petit. Il faut avoir confiance.
— Ce qui pourra encore vous intéresser, c'est
l'action sociale exercée par nos instituteurs dans les
campagnes : ils ont créé des écoles d'adidtes, des
cantines scolaires, inauguré des conférences contre
l'alcoolisme, et ces jolies veillées de village où les
institutrices, rassemblant autour d'elles les mères de
leurs élèves, parlent de l'hygiène de l'alimentation
et de l'habitation, et suscitent ainsi une foule de
questions utiles qui n'auraient jamais été posées.

Pendant longtemps encore M. Haret me parla avec


chaleur de ses chères écoles, de toutes les école dont
il avait la garde.
Au sujet de l'enseignement supérieur, j'étais déjà
INSTRUCTIOiN PUBLIQUE 93

informé, par des visites, à l'Université et dans quel-


ques-uns des instituts scientiiîques, où j'avais
admiré des installations intérieures dont pourraient
s'enorgueillirbeaucoup de villes occidentales. Dans
le domaine de l'instruction universitaire, la Rouma-
nie a fait magnifiquement les gestes nécessaires.
Elle s'apprête d'ailleurs, sachant le profit qu'elle en
peut tirer, à mettre toujours plus ses hautes Ecoles
au niveau des obligations de la science moderne. Là
non plus, elle ne veut pas ralentir son effort

Les influences étrangères à Bucarest — c'est-à-dire


en Roumanie — ont subi, dans les vingt ans qui
viennent de s'écouler, et dans toutes les directions,
d'importantes transformations. 11 est hors de doute,
par exemple, que dans la dernière décade au moins,
l'empire allemand n'ait pris, en Roumanie, le pas
sur les autres pays. L'ascendant de l'Allemagne se
lisait visiblement un peu partout : dans l'armée, dans
l'industrie, commerce. En 1914, le
dans le fils d'un
de mes amis roumains passait me serrer la main
avant d'aller, me disait-il, à l'École de guerre. Et
comme je m'apprêtais à lui donner quelques recom-
mandations, ne doutant pas, connaissant les tradi-
tions de sa famille, qu'il allait à Paris, il me répondit:
— Mais je vais à Berlin 1...
94 LA ROUMANIE
Cette réponse, elle était devenue naturelle chez les
industriels aussi et chez lescommerçants. Dans les
chemins de fer et dans les restaurants où, jadis, en
dehors du roumain on ne parlait que le français, l'al-
lemand était de plus en plus employé. Il faut ajouter
que l'iVllemagne — et l'Autriche-Hongrie également
— développaient plus d'énergie dans leurs efforts
pour accaparer économiquement la Roumanie — et

plus de stabilité dans leurs relations — que les autres


Etats. Ils récoltaient largement; mais ils s'étaient
donné beaucoup de peine pour semer. En outre,
la régularité dans les échanges était mieux assu-

rée, me disait-on, par les représentants des em-


pires germaniques que par ceux des autres
pays...
Un coup d'œil jeté sur les relations économiques
internationales suffit pour être convaincu de l'impor-
tance qu'avait prise l'Allemagne dans la vie commer-
ciale de la Roumanie.
Le commerce du royaume, qui n'a jamais cessé de
s'accroître depuis cinquante ans, a subi, au cours
des quinze dernières années, de singulières fluc-
tuations dans sa quantité même et dans la direction
de ses exportations et de ses importations. La der-
nière statistique publiée, du commerce de la Rou-
manie, est celle de igiS. Elle a paru pendant la
guerre générale, en igiô. On y voit l'Allemagne
figurer en tête du commerce extérieur de la Rou-
RELATIONS ÉCONOMIQUES gb

manie avec 290226709 de leis (francs). Elle est sui-

vie par l'Autriche-Hongrie etla Belgique. Jusqu'alors,


la Belgique venait fréquemment au premier rang
de tous les pays européens à qui la Roumanie
vend et achète. Une grande partie des céréales,
cultivées sous le ciel roumain, étaient exportées
dans la Belgique qui les revendait un peu par-
tout, notamment à l'Allemagne, à la Hollande et à la
Suisse.
Avec une extraordinaire ténacité, qui est extrême-
ment intéressante à suivre, année après année —
parce qu'elle peut être une leçon — l'Allemagne a
régulièrement augmenté ses affaires avec Rou- la

manie. En 1903, elle figurait au bilan général du


royaume pour gS millions de francs. Dix ans plus
tard elle inscrivait, dans la même colonne,, 206 mil-
lions de francs, soit une augmentation de 21 pour t 00. 2

C'est là, semble-t-il, un remarquable exemple de


l'activité commerciale d'un pays qui n'a pas craint
— nous l'avons déjà vu, à propos de l'exploitation
du pétrole —
d'aller, au loin, « brasser » de grandes
affaires. Pendant les onze dernières années, les quan-

tités de marchandises importées d'Allemagne en


Roumanie sont montées de 168 55o tonnes 646925
à

tonnes, ce qui équivaut à une progression de


283 pour 100.
Dans le même laps de temps, les relations com-
merciales de la Roumanie avec l'Autriche-Hongrie
96 LA ROUMANIE
doublaient et les quantités de marchandises échan-
gées subissaient une augmentation de ii6 pour loo.
La statistique la plus récente assigne aux autres
pays les rangs suivants. Après l'Allemagne, l'Au-
triche-Hongrie et la Belgique, viennent l'Angle-
terre, la France, l'Italie, la Turquie, la Hollande.
Les États-Unis d'Amérique n'arrivent qu'au neu-
vième rang.
Quand on a beaucoup circulé dans le pays rou-
main, on a le sentiment que l'exploitation commer-
ciale de ce pays n'est qu'ébauchée. Les chiffres que
nous avons donnés —
et nous nous sommes efforcés

d'en diminuer le nombre autant que possible, dans


un texte qui n'est pas celui d'une Revue économique
— montrent, dans toutes les directions, l'extraordi-
naire ascension du commerce de la Roumanie. 11 est
hors de doute que celle-ci n'est pas au bout de son
terme.
L'intelligence et l'opiniâtreté que l'Allemagne a

tendues depuis moins d'un quart de siècle, pour


accaparer une grande partie du commerce roumain,
devraient être un stimulant aux industriels et aux
commerçants des autres pays. Nul doute qu'après la
guerre, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ne soient
éliminées dans une grande mesure, dans toute la
mesure du possible, des statistiques commerciales
roumaines. Or, à eux deux ils possédaient leài,^^
pour lOo, soit presque la moitié, de la valeur totale
RELATIONS ÉCONOMIQUES 97

du commerce de Roumanie. Aux autres pays à


la

prendre la place que ces deux Etats qui sont de- —


venus aujourd'hui les ennemis les plus rigoureux des
Roumains —
avaient su occuper dans l'économie
générale du jeune royaume.

A chaque pas que vous faites dans les rues de Buca-


rest vous recueillez de nouveaux témoignages de la
rénovation roumaine. Et les Bucarestois se donnent
le plaisir, compréhensible d'ailleurs, de vous en faire

saisir toutes les formes tangibles. Ils tiennent à prou-


ver l'inanité de certains préjugés ayant parfois encore
créance en Occident, au sujet de Roumanie, de
la

certaines défiances qui s'attachent aux pays neufs.


— —
Celui qui les professe ou les propage disent-
— n'a jamais aperçu, même de loin, les frontières
ils

du royaume. Ils vous promènent devant leurs palais,


vous font toucher du doigt la richesse et la variété
de leurs « instituts » et de leurs fondations. Ils font
des comparaisons avec d'autres pays européens nés
presque en même temps qu'eux à la vie politique,
citent des chiffres, supputent l'avenir. Ils vous disent
que l'incroyable développement du Japon n'a rien
qui les surprenne, eux qui savent ce que leur petit
pays a été capable d'accomplir.
Cet orgueil est sans doute légitime. Mais les mécon-
E. PlTTARD. 1
98 LA ROUMANIE
tents — il y en a toujours — reprochent à Bucarest
d'avoir centralisé trop intensément toutes les forces
vives de l'intellectualisme roumain, et cela au détri-
ment de villes comme Jassy qui méritait mieux que
ledemi-abandon dans lequel elle est tombée. Nous
avons entendu fréquemment des Moldaves se plain-
dre de cette sorte d'impérialisme bucarestois et
le déclarer dangereux pour l'esprit national. Les

mécontents disent aussi oui, de ces palais nom-


:

breux et splendides, de ces instituts magnifiques,


rayonne-t-il, au profit du pays tout entier, toute la
science qu'on pourrait en attendre, tous les perfec-
tionnements d'administration intérieure et tous les

progrès sociaux désirables?...


Nous n'avons pas à prendre parti dans ce débat.

Les voitures conduites par les cochers russes cir-

culent à grande allure. Les réverbères s'allument.


Les magasins éclairent leurs devantures. Dans la

fraîcheur qui vient avec le crépuscule, les citadins


arpentent les trottoirs. Au-devant des cafés, il y a
foule. Le jardin de l'Athénée est envahi par les pro-
meneurs. Et dans le quartier central où nous som-
mes, l'absence complète des costumes indigènes nous
fait croire un instant que nous habitons la capitale
d'un grand pays d'Occident.
RELATIONS ÉCONOMIQUES 99

Ce que j'aime surtout à Bucarest, que mes amis —


roumains me le pardonnent, —
ce sont ses ban-
lieues, ses longues rues bordées de verdures, où les
passants sont rares ; ses avenues qui s'enfoncent
vers les campagnes et où l'on glisse graduellement,
presque sans s'en apercevoir, de la vie citadine
intense, avec ses automobiles, ses tramways, son
bruit d'usine, ses magasins somptueux et sa multi-

tude affairée,à la vie rurale où l'indolence naturelle

du paysan n'est plus troublée, où sa fantaisie peut se


donner libre cours. Le long de ces avenues et sur le
bord de ces places, vous vous croyez transporté dans
un village de l'Olténie ou de la Munténie. Vous y
retrouvez les vrais Roumains dans leur costume
national, avec leur large ceinture de cuir apparais-
sant sous le cojoc brodé, leur tête bien carrément
coiffée de la caciula, le bonnet en peau de mouton.
Au lieu des bottes vernies de leurs concitoyens de la
Caléa Victoriei, ils ont à leurs pieds, les opintches
(opinca) de cuir, que chacun fabrique : le soulier
antique intégralement conservé et tel que vous pou-
vez en voir un exemplaire au Musée de Cluny. Et
vous assisterez, le long de votre promenade, à toutes

les scènes typiques de la vie paysanne.


Qu'il me soit permis de vous recommander, à vous
lOO LA ROUMANIE
lesvoyageurs pressés, débarqués à Bucarest, cette
première vision de la Roumanie orientale. Elle vous
donnera une impression que vous n'attendez pas; et
je suis sûr que, ayant mesuré son intérêt, vous allon-
gerez de quelques semaines votre séjour dans le
pays.
VII

LE DANUBE, LA ROUTE VIVANTE DE L'ORIENT

Le cours du fleuve. —
Le Danube, fleuve rou-
main. —
Quelques souvenirs d'histoire. Braila —
ET Galatz.

toute son étendue, Timmense plaine de Vala-


Sur chie est bordée par le Danube. Ce vaste fleuve,
qui rassemble en un cours majestueux les

eaux d'une grande partie de l'Europe centrale et


orientale, dont le bassin a une superficie de 800 000
kilomètres carrés, décrit, sur la carte de Roumanie,
une courbe qui suit presque régulièrement celle de
l'arc carpathique. 11 est pour le royaume, comme le

Nil pour l'Egypte et toutes proportions gardées, un


« don précieux ». Il est la voie la plus importante
pour les échanges ; il donne à l'atmosphère une par-
tie de l'humidité nécessaire aux pluies fécondantes ;

il crée le chapelet des lacs de Valachie dont l'abon-


dance en poissons est une fortune ; il est, enfin,
I02 LA ROUMANIE
pour tout le sud de Roumanie, une admirable
la

défense naturelle : une tranchée qui dépasse, dans


les points les plus étroits, 600 mètres de largeur.

Après avoir franchi avec impétuosité les défilés


creusés entre les montagnes, servant de frontière au
Banat et à la Serbie, et qui aux Portes de Fer sont
encore plus resserrées, il touche le sol roumain à

Verciorova, et, presque tout de suite, sa vitesse ayant


diminué, il étalera son flot.

On sait que la rive bulgare est différente de la

rive roumaine. Cette dernière arrête un peu en


arrière du fleuve les dernières pentes de sa plaine.
Entre celle-ci et leDanube, la « lunca », d'une
étendue qui varie, reçoit les eaux déversées par les
crues.
La profondeur du Danube se modifie beaucoup
selon les lieux. Dans la partie terminale du fleuve,
elle peut dépasser vingt-cinq mètres, mais elle pré-

sente aussi des chiffres très faibles : trois mètres à

Calaragi, quatre à Giurgiu, et l'histoire a signalé les


régions les moins profondes, sortes de gués, parse-
més d'iles sableuses, que passèrent, à l'époque de
la grandeur politique des Osmanlis, les armées
turques.
Le régime du Danube montre de grandes varia-
L E D A i\ U B E io3

tions.Pendant la sécheresse des mois d'été et d'au-


tomne, les eaux sont basses. Elles le sont même tel-
lement que les navires de grains qui prennent leurs
marchandises à Braïla et à Galatz, ne peuvent partir
à plein chargement et sont obligés de compléter
leur cargaison à l'embouchure, à Sulina. Au prin-
temps, les eaux accourues de tous les côtés, depuis
la région de son cours initial, alors que les neiges
fondent sur les sommets, lui apportent une telle

quantité d'affluents que le débit du fleuve passe de


9 200 mètres à 28 000 mètres et que son niveau s'élève
de cinq à neuf mètres au-dessus de l'étiage.
Alors les débords s'étendent partout, les lacs tem-
poraires se remplissent, la « lunca » s'élargit au
point de donner l'illusion, lorsqu'on est sur la rive
gauche, qu'à la place du fleuve on a devant soi un
lac sinueuxconsidérablement allongé. C'est à ce
moment qu'on s'explique la raison pour laquelle les
villes roumaines, à l'exception de deux ou trois, ne
peuvent pas être assises au bord même du Danube.

Les lacs danubiens commencent à la frontière des


districts de Méhédintz (Mehedinti) et de Dolj. Un
peu au sud de Cétatéa, presque en face de Vidin,
alors que le fleuve accomplit son dernier méandre et
que les soulèvements du sol roumain ne gêneront
plus sa marche, les premières cuvettes de la « lunca »

se remplissent. Ce sont d'abord de petits marécages


lo/i LA ROUMANIE
égrenés, puis après avoir passé la ville bulgare de
Lom Palanka, apparaît le lac Nédéia, aux contours
tortueux et, à égale distance entre les embouchures
du Jiu et de l'Oit, les lacs Potel. Plus loin vers
rOrient, on trouve le lac Suhaia et, un peu avant
d'atteindre le cours terminal de l'Arges, le lac Gréaca.
Presque en face, commence la nouvelle frontière de
la Dobroudja, cédée en igiS par la Bulgarie. C'est

là qu'est Turtucaia (Tutrukan) où se livra la première


grande roumano-bulgarede 1916.
bataille de la guerre
Enfin, au sud du Baragan, s'étale une série de nappes,
dont le lac Calarasi, aux dessins capricieux, est le
plus grand.
A partir de Silistrie, le Danube se sépare endeux
bras, enserrant entre eux une île étendue, maréca-
geuse, semée de bouquets d'arbres, qui se termine
à Hârsova. Puis la fantaisie du relief oblige le fleuve
à de nouvelles subdivisions. A Braïla, le cours rede-
vient unique, jusqu'un peu en amont de Toulcha
(Tulcea), où le bras de Kilia s'est détaché. A quel-
ques kilomètres à l'est, la dernière bifurcation crée
les deux embouchures de Sulina et de Saint-Georges.
Nous sommes en plein Delta. Nous le retrouverons,
lorsque nous parcourerons la Dobroudja.

Depuis Verciorova, jusqu'à la mer, on peut dire


'W.iy I
LE DANUBE io5

que le Danube est vraiment un fleuve roumain. Les


pays voisins ne lui envoient que très peu de leurs
eaux. La Serbie lui donne le flot du Timok et la Bul-
garie ceux — - principalement — de l'Isker et de la

Jantra. Un seul coup d'œil sur la carte nous montre la

difli'érence des apports respectifs. Des Carpathes, les


sillons au fond desquels coulent les rivières, sont
ininterrompus. Toutes les neiges qui tombent l'hiver
sur le versant roumain, toutes les pluies qui glissent
sur les pentes des monts et des collines, vont au
Danube. Depuis la Bahna, qui se jette en aval de
Turnu-Severin et qui ne parcourt qu'un très bref che-
min, jusqu'au Pruth qui limite la frontière de Russie,
toutes les rivières roumaines collectent pour le

Danube.
Il est donc légitime que le cours terminal 4u fleuve

appartienne aux Roumains et c'est d'autant plus


;

légitime, que les alluvions charriées par le Danube


ont été, en grande partie, enlevées au sol de leur
pays. En s'entassant aux embouchures, les limons
sont d'honnêtes limons. Le Delta n'est presque pas
autre chose que de la terre roumaine arrachée, trans-
portée et déposée. 11 est, en somme, une restitution.

De Verciorova à Zimnitcha.

Lorsque, venant de Vienne, on descend le Danube,


la dernière localité austro-hongroise que le bateau
io6 LA ROUMANIE
accoste, est Orsova, tête de ligne d'un chemin de fer
qui, parTemesvar et Buda-Pest, rejoint la capitale de
l'empire. On nous montre, à côté de la petite ville,
l'emplacement où fut, dit-on, enterrée en 18^9, par
les patriotes magyars, la couronne royale de Hongrie
que gouvernement révolutionnaire ne voulait pas
le

laisser tomber aux mains de François-Joseph. Retrou-


vés quelques années plus tard, ces ornements royaux
furent ramenés à Buda-Pest et, par une de ces ironies
du sort dont l'histoire n'est pas avare, ils servirent,
en 1868, au couronnement de l'empereur-roi qu'on
avait déclaré déchu, vingt ans auparavant, du trône
de Saint Etienne !

La route qui nous conduit à la frontière roumaine


suit le bord du Danube, dont les eaux irrésistibles,
relativement calmes en cet endroit, iront bientôt
tourbillonner, en mugissant, dans le Dolni-Demir-
Kapou, la Porte de Fer intérieure. Des saulaies, qui
sont les compagnes presque inévitables du fleuve,
trempent leurs branches flexibles dans l'eau grise.

Au milieu du Danube, comme un navire qui serait


ancré, l'ile d'Adah-Kaleh dresse sa ceinture de ver-
dures et ses vieilles murailles turques. Les sul-
tans avaient mis là, autrefois, une importante garni-
son. C'est que l'ile surveillait à la fois le défilé
fluvial, la Serbie, la Valachie et l'Autriche. Les
LEDANUBE 107

Osmanlis et les Autrichiens y luttèrent à bien des


reprises et Léopold I" y construisit, alors que, par
fortune, l'ile, momentanément, appartenait à son
empire, une forteresse dont les ruines s'aperçoivent
encore et qu'avec un bateau de pêcheur nous allons
visiter.

A peu près perdue pour la Turquie dès le mois de


mai où l'empereur François-Joseph mit la main
1878,
sur Adah-Kaleh était restée, jusqu'à la guerre
elle,

de 1912-1913, nominalement au moins, la propriété


de la Porte. A ce moment, l'Autriche-Hongrie, pro-
fitant des circonstances, l'annexa définitivement.
Auparavant elle était un port franc, et les habitants,
qui vivaient de pêche et de contrebande, ne faisaient
pas de service militaire.
Au-dessus des rues dallées et bordées d'arbres, le

minaret marque encore la présence des propriétaires


anciens et le vieux cimetière enfouit ses stèles orne-
mentées sous des touffes de plantes poussées à l'aven-
ture.
Après avoir longuement erré sur ce seuil del'Orient,
souvenir tangible d'une fabuleuse histoire, survivant
au milieu d'une civilisation complètement renouvelée,
nous reprenons notre bateau qui nous ramène à

Orsova.
Le soir même, nous franchissions la frontière de
Roumanie.
io8 LA ROUMANIE

A quelque distance de Verciorova, Turnu-Severin,


placée en amphithéâtre, présente une activité de
commerce fluvial dont nous ne retrouverons un équi-
valent que fort loin en aval.
Ce petit port, —
sa population est d'environ 20 000
âmes —
se rappelle avec orgueil les première pages
de son histoire alors que Trajan la prit, comme
:

appui, pour sa marche vers le Nord alors qu'elle ;

s'appelait Drobeta et que l'empereur Septime Sévère

y avait établi son camp retranché. La pioche des


manœuvres, et les charrues des paysans, ramènent
au jour, à chaque instant, les souvenirs de cette
époque.
C'est là aussi que, mil huit cents ans plus tard, un
autre conquérant de la Roumanie, — un conquérant
pacifique — Charles de Hohenzollern, convié par
les Roumains, enfin lassés de leurs disputes intes-
tines, à devenir leur prince, parvenait sur le terri-

toire de sa nouvelle patrie. On a raconté ce voyage


au travers de l'Autriche se préparant à la guerre, la

triste impression de l'arrivée sur le sol roumain et


ce que furent les premiers temps de ce règne. Ce
prince, de mœurs et de goûts germaniques, péné-
trant dans cette civilisation orientale pour laquelle
il était si mal préparé, pour laquelle il se sentit
L E D A N U B E 109

presque de la répugnance, ne s'y accoutuma que fort

Mais on sait que, petit à petit, il finit


difficilement.
par aimer profondément cette terre qui lui donna,
par surcroît — et il y fut très sensible — , la cou-
ronne royale.
Lorsque, quelque temps après, Charles de Hohen-
zollern amena sa femme, Elisabeth de Wied, l'en-
trée dans la Valachie fut, au moins pour la jeune
princesse, autrement plus accueillante.
Les paysans acclamant leur souverain, la beauté
des costumes, l'expansion d'un enthousiasme tout
méridional que l'Allemagne ne lui avait jamais fait

pressentir, l'étrangeté même du pays qu'elle abor-


dait, déterminèrent chez la future reine, si vibrante
à toute émotion artistique, un sentiment de recon-
naissance qu'elle garda toute sa vie, et qu'on retrouve
au travers de son œuvre littéraire. Cette femme
remarquable, au cœur pur, à la générosité toujours
en douée d'une simplicité charmante, fut, par
éveil,

la compréhension qu'elle eut instantanément de


l'âme de la Roumanie, un appui extrêmement pré-
cieux pour le roi, appui qui lui permit, à diverses
reprises, de franchir de redoutables obstacles contre
lesquels sa ténacité, pourtant proverbiale, faillit se
lasser.

Certaines régions du monde paraissent être pré-


iio LA ROUMANIE
destinées aux drames historiques. Et je pense, ce
soir, alors que le crépuscule verdit les eaux du
fleuve, à toutes les aventures qui, aussi loin que la
vue s'étend sur le passé, n'ont cessé de se dérouler
sur ces rivages.
Les Préhistoriques et les Protohistoriques dont les
noms sont ignorés, ont longé ou ont traversé le
Danube les fonds de cabanes néolithiques, les
:

tumulus plus tardifs, les sépultures de types divers,


ont jalonné leurs passages.
A l'âge du bronze et à l'âge du fer, la vallée danu-
bienne est la voie des échanges entre la Scandinavie
et l'Archipel. Trente siècles avant Jésus-Christ, elle

voit fleurir la civilisation égéenne, puis la civilisation


mycénienne. Ensuite sont venus ceux que nous appe-
lons les Barbares. Ils arrivèrent de divers côtés : les
uns de l'ouest comme les Gaulois ; les autres, écou-
lés des étendues de la Scythie, s'avancèrent gra-
duellement vers le Balkan. Scythes, Thraces, Gètes,
Daces, précédèrent l'occupation romaine. Et après
les Romains, dont l'autorité puissante se retrouve
partout dans ces régions, ces terres sont encore les
témoins de l'extraordinaire ruée des peuples les plus
bigarrés, jusqu'à Iheure où le Turc dressera sa
digue ; elles verront enfin les descendants de ces
peuples s'émanciper du Turc...
Ainsi sur ces bords, où glissent depuis des mil-
lions d'années les eaux pressées, combien d'hommes,
L E D A iN U B E m
différents par l'aspect physique, par la culture, par
les costumes, par la manière d'envisager la vie, sont
venus se heurter I

Dans ce cadre identique, depuis le plus lointain


des âges, les batailles ont succédé aux batailles, les
peuples, les uns après les autres, ont vu leur sort se
décider. Les armées qui se sont arrêtées devant le
Danube ou qui l'ont suivi dans sa course, ont écrit
sur ces rivages quelques-unes des pages les plus
poignantes de l'histoire universelle. Ce n'est pas fini.

Aujourd'hui Danube continue son rôle de témoin


le

impassible au milieu du choc effroyable des peuples


et l'écho de tant de batailles passées se perd dans le

tumulte de l'heure présente.

Après avoir passé l'embouchure du Timok, le

Danube prend une direction nettement à l'est, touche


Cétatéa, puis, marchant vers le Sud, coule entre
Vidin, à droite, et Calafat, à gauche.
Les souvenirs de Rome sont encore ici en foule.
Vidin est l'ancienne Bononia que Justinien rebâtit
après l'invasion des Huns. Elle ne cessa, au cours
de toute l'histoire de la Péninsule, de jouer un rôle
important: sous les Byzantins, sous les Bulgares,
sous les Turcs.
En 1877, les batteries roumaines installées à
112 LA ROUMANIE
Calafat bombardèrent la ville, que l'année d'avant,
les Serbes avaient essayé de conquérir. Dans le mois
de janvier 1878, les troupes roumaines, ayant in-
vesti Vidin, se préparaient à l'assaut, lorsqu'on
apprit l'armistice d'Andrinople qui stipulait l'éva-
cuation de la ville par les Turcs.
Cette région de Calafat- Vidin fut toujours une tête
de pont militaire. Dans le début de la guerre de
1916, les Roumains avaient de fortes batteries instal-
lées sur leur versant, et l'aigle de bronze de Calafat,
symbolisant la victoire de 1878, regarde encore, par
delà le Danube, les collines du Timok...

Toute la rive, jusqu'à Silistrie, porte l'empreinte


de la civilisationromaine et de batailles sans nombre.
Dans le coude que fait le Danube, entre Calafat et
Lom Palanka (sur le côté bulgare), la petite localité
roumaine de Deasa, contemple vis-à-vis d'elle, à l'em-
bouchure de l'Aktschar, le profil crénelé des murs
ruinés qui défendaient Ratiaria, le quartier général
d'une légion romaine, la capitale d'une ancienne
portion de la Mésie, la Dacia Ripensis, d'Aurélien.
Station de la flotte danubienne, Ratiaria après
avoir vécu d'une vie active et rayonnante, fut en-
vahie par les Huns, détruite de fond en comble.
Elle ne se releva jamais, ni sous Justinien, qui la re-
construisit, ni sous les tzars bulgares, qui lui préfé-
rèrent Vidin.
L E T) A N U B E ii3

En cet endroit le Danube tourne définitivement ses


flots vers l'Orient.

Avant d'atteindre l'embouchure du Jiu, Nédéia,


nous remet en mémoire la présence au xiii" siècle,
d'une colonie vénitienne florissante, où le trafic de
l'or et du sel, l'industrie et le commerce, avaient

créé un centre assez influent et assez cultivé pour


que des princes de Valachie y envoyassent étudier
leurs enfants.

En face de la bourgade roumaine de Bechet, le port


bulgare de Rahova se souvient des armées de Rome
et des combats de Michel le Brave, au xvi* siècle, et
plus près de nous, des attaques russes de 1829, des
assauts roumains de 1877.

Les grandes plaines de Romanatz déploient leurs


champs de céréales. Le lac Potel étale ses eaux claires
et les maisons de Tchéléi (Celei) marquent, disent
les archéologues roumains, l'emplacement de Malva,
la capitale de la Dacia Malvense. Constantin le

Grand, en cet endroit, aurait relié par un pont la

Dacie à la Mésie. Les archéologues roumains font


partir de ce point la chaussée de Trajan qui, par
Romula et Rusidava marchait vers le Nord, le long
de la rive droite de l'Alutus (l'Oit).

Après avoir passé Islaz et les îles qui sont à l'em-

E. PiTTARD. 8
ii/i LA ROUMANIE
bovichure du Vid, rivière bulgare, on atteint un carre-
four de flots : sur la rive roumaine, l'Oit, la grande
artère carpathique, qui a drainé les eaux de nom-
breuses rivières, et que suivaient les caravanes venant
d'au delà des monts, apportant les objets de l'Occi-
dent que les marchands de Venise, de Gênes ou de
Raguse recevaient dans leurs comptoirs du Danube;
sur la rive bulgare, l'Osmen (Osma), dont le cours,
venu du Ralkan, est comme une réplique de l'Oit sur
Turnu-Magurele
ce versant opposé. Et le petit port de
précède la ville, bâtie sur l'extrême promontoire de
la plaine roumaine, au bord même de la « lunca ».

C'est là que passa l'une des routes principales des


invasions et les Romains y avaient établi des rem-
parts. Sous la domination turque, les princes de
Roumanie y combattirent avec ardeur les sultans.
C'est là que défilèrent, revenant de Plew^na, les
troupes victorieuses de Carol 1".

L'importance stratégique de ce coin de terre, nous


laretrouvons de l'autre côté du fleuve où Nicopoli,
que Trajan fonda après sa victoire sur les Daces,
enregistra les succès de Bayezid en 1870 et, vingt-six
ans plus tard, la défaite décisive de Sigismond par
le même Sultan. Cette formidable bataille, où dans
lesrangs des confédérés conduits par Sigismond,
marchaient les 6 000 Français du comte de Nevers,
depuis Jean sans Peur, les Chevaliers de Saint-
Jean de Jérusalem et les guerriers de Bavière et de
L E I) A N U B E ii5

Styrie, se termina presque amicalement par le spec-


tacle opulent d'une chasse au faucon. Les chevaliers
français, seuls graciés par le vainqueur, purent con-
naître la magnificence orientale : des colliers de dia-
mants entouraient le cou des guépards et les lévriers

étaient revêtus de housses de satins, brodées de


pierres précieuses...

Le lac étroit et sinueux de Suhaia est à peu près à

égale distance entre Turnu Magurele et Zimnicea


(Zimnitcha). Cette dernière localité est en face de la

ville bulgare de Sistow. En ce lieu, dit-on, les Goths


passèrent le Danube.
Les colons valaques de la rive droite, continuelle-

ment soumis aux déprédations des Turcs, puis des


Russes, dès que ceux-ci commencèrent cette marche
vers Constantinople qu'ils reprennent aujourd'hui,
découragés d'être sans cesse en butte aux avanies,
traversèrent le fleuve après la guerre de 1828-1829,
et, marchant vers le Nord, en remontant la rive droite

de la Védéa, allèrent fonder la ville d'Alexandria.


Le 27 juin 1877, les Russes avaient jeté un double
pont sur le Danube, entre Zimnicea et Sistow par
lequel le prince Alexandre de Battenberg, à la tête
du i3^ bataillon de tirailleurs russes, pénétra pour
la première fois sur ce pays bulgare qui devenait le

sol de son futur royaume. Le 1" août, la nouvelle de

la défaite de Plewna, où Osman-Pacha avait vaincu


ii6 LA ROUMANIE
l'armée russe, arrivait à Sistow et y causait une épou-
vantable panique. Une foule énorme de Bulgares fugi-
tifs et de soldats repassaient le pont en cohue. C'est
que les Bulgares de Sistow avaient tout à craindre.

Dans le mois précédent, se sentant protégés par le


camp russe, ils avaient pillé toutes les maisons tur-
ques, et, au surplus, ils en avaient démoli plus de
quatre cents.

De Zimnitcha à Galatz.

De Zimnicea à Giurgiu, il y a soixante kilomètres


environ. Le Danube, sans cesse grossi par les affluents
des deux rives, s'étale comme un lac gris. Les
Génois, dont nous retrouvons maintes fois le sou-
venir, avait construit, sur l'îlot de Saint-Georges, un
château qu'on dit avoir été imposant. Il fallait sur-

veiller lespassages sur cette route commerciale


importante que plus tard les chemins de fer ont
suivie. C'est là que les flux et les reflux des invasions

ont peut-être été les plus répétés. On raconte qu'en


cinq cents ans Giurgiu vit quatorze fois ses églises
changées en mosquées. C'est au nord de Giurgiu,
qu'eut lieu la grande bataille de Calugareni, où
Michel le Brave battit l'armée de Sinan Pacha. Cette
aventure —
elle paraît avoir joué un rôle important

pour l'avenir de la Péninsule balkanique et peut-être

de l'Europe entière — eut lieu le mercredi i3 août


L E D A N U B E 117

iBgS, dans un défilé qui faisait partie de la route de


Giurgiu à Bucarest. C'est là que les chroniqueurs
roumains, placent les Thermopyles de leur histoire :

16000 hommes arrêtant looooo ennemis...


Sur l'autre rive, Roustchouk, à l'embouchure du
Lom, a été identifiée comme étant la Prisca (Prista)
de la Table de Peutinger ; des trouvailles nom-
breuses de débris romains semblent avoir confirmé
cette hypothèse.
Vers le confluent de l'Arges, après avoir longé le
lac Gréaca, la roumaine d'Oltenitza
petite ville

rappelle la victoire des Turcs commandés par le


serdar Omer-Pacha, sur les Russes en i853. Comme
elle rappelle aussi le souvenir, beaucoup plus ancien,

de Constantin, qui y fit construire le castellum de


Daphne, chargé de maintenir la sécurité du gué. Et
vis-à-vis d'Oltenitza, on distingue les maisons blan-
ches de Turtucaia qui fut la Transmarisca romaine
et où, jusqu'à ces derniers temps, les Roumains habi-
taient en majorité.

Depuis Zimnicea, mais surtout depuis Giurgiu, le

Danube a obliqué vers le nord-est. A partir de Silis-


trie, obéissant à un relief onduleux, il dédoublera
son cours.
A la fin du XVI' siècle, Mircéa le Grand, prince de
Valachie, s'intitulait « Seigneur des deux rives de
tout le pays du Danube, jusqu'à la grande mer, et
Ti8 LA ROUMANIE
souverain de la ville de Derstr ». Cette ville de Derstr
est celle que Romains appelaient Durostorum et
les
que les Byzantins nommèrent Durostolus. Ce nom se
changea en Dristria, dont les Bulgares firent Derstr
et les Turcs Silvistria. C est aujourd'hui Silistrie, la
digue contre laquelle l'ambition russe se brisa presque
continuellement jusqu'en 1878.
Au moment de ses voyages dans les Balkans, Moltke
— qui n'était encore que capitaine, — examina de
près Silistrie. C'était en 1887. Il assure qu'à cette
époque, la ville ne comptait guère plus de A 000 habi-
tants. Cependant huit années auparavant, époque du
siège fameux, que les Turcs soutinrent avec une
vaillance admirable contre les Russes, elle comptait
2/1000 âmes...
Depuis le jour où les chroniques ont commencé à
inscrire l'histoire de la Péninsule des Balkans, le
nom de Silistrie apparaît. Lorsqu'à la fin du ix*" siècle
les hordes magyares, venues de la Russie orientale,
s'abattirent sur la vallée danubienne, le grand tzar
bulgare Siméon, trouva un abri derrière les murailles
de Derstr. Cent ans plus tard, les Varègues prennent
d'assaut la ville que l'empereur Jean I" Zimiscès
recouvre deux années plus tard.
A l'époque turque, Raguse avait à Silistrie, comme
Gênes ou Venise avaient ailleurs sur le Danube, un
comptoir commercial important. Et l'on prétend qu'au
XVII* siècle, on ne trouvait pas, de Buda-Pest jusqu'à
LEDANUBE 119

la mer, une ville de l'importance de Silistrie. Elle

était alors le chef-lieu d'un grand sandjak s'étendant


jusqu'à Cétatéa Alba (Ackermann) en Bessarabie. En
1878, Selim Pacha évacuait cette ville fameuse qui,
cette fois-ci, échappait aux mains du sultan sans
chance de retour.
Jusqu'en igiS, Silistrie appartenait aux Bulgares.
La frontière passait dans la banlieue orientale de la

ville et les Roumains possédaient la colline d'Arab-


Tabia qui domine la cité. Le traité de Berlin avait
donné, au pays du roi Carol, des champs et des jar-
dins qui étaient les dépendances naturelles de Silis-
trie, et la possession des terrasses de l'Arab-Tabia
faillit amener des complications avec la Russie. A ce
moment l'empire moscovite assurait l'avenir poli-
tique de la Bulgarie!... 11 n'y a pas quarante ans
de cela !...

A trente-huit kilomètres environ au delà dOstrow,


le Danube tourne résolument vers le nord, touche
Tchernavoda où aboutit le grand pont qui conduit à

Constanza (Kustendje), puis il côtoie les collines de


Ilàrsova. L'embouchure de la Jalomitza a été fran-
chie et, dès l'endroit où se rassembleront toutes les
eaux dérivées du Danube, pour ne plus former qu'un
seul cours, l'absence de la « lunca » et les condi-
tions géographiques favorables, ont permis l'établis-
sement de deux grandes villes : Braïia et Galatz.
120 L A R O U M A N I E

Il du point de vue rou-


serait difficile d'imaginer,
main, une situation plus heureuse que celle de ces
deux villes, placées au confluent de la Moldavie et de
la Valachie, à l'endroit où, naturellement, devaient
aboutir les lignes de chemin de fer des deux anciennes
principautés, au lieu favorisé où tout un essaim de
vallées convergent : vallées de Munténie, comme celle

de Buzeu et de Ramnic vallées de Moldavie surtout,


;

où les grands chemins d'eau du Sireth, du Berlad et


du Pruth, et les routes nombreuses qui y mènent,
conduisent vers le coude du Danube,
Braïla et Galatz ont pu construire leurs maisons au
bord même du fleuve et si ces villes n'ont guère d in-
térêt pour le voyageur —
Galatz en a bien davantage
que Braïla — , elles en ont infiniment pour le négo-
ciant en céréales qui voit aboutir en ce point les
récoltes des plaines valaques et les blés renommés
des plateaux de Moldavie.

Il n'est pas besoin de parcourir longtemps Braïla


pour s'apercevoir que toute la vie de la cité est liée
intimement à la vie du Danube. L'arrangement même
des rues nous le démontre. Elles figurent assez bien
une demi-roue dont les rayons convergent tous vers
le fleuve.
LE DANUBE 121

Vous pouvez vous promener longtemps dans les


rues et, beau jardin de la ville, aller contem-
dans le

pler la mosquée —
Tunique rappel de la domination
turque —
sans vous douter que Braïla recèle, dans
,

un point de sa périphérie, une débordante activité,


et que, dans une seule de ses rues, il se fait, chaque
matin, des affaires assez importantes pour édifier en
peu de temps des fortunes énormes, pour que le

travail qui résulte de ce trafic si parfaitement loca-


lisé, soit le facteur dominant dans l'économie de la

cité.

Allez, dès le petit matin, dans la Strada Misicii,


voir opérer les commissionnaires en céréales. Tous
ces Grecs, ces Juifs, ces Arméniens, ces Italiens, qui,
chaque jour, soupèsent, palpent et subodorent les
blés de la Roumanie, dont les échantillons arrivent
là, venus dans la nuit, de tous les coins du royaume.

Ensuite vous irez sur les quais assister au charge-


ment des bateaux. Le spectacle est impressionnant.
Sur les planches fragiles qui conduisent aux navires,
des hommes appartenant à toutes les nations de
l'Orient européen et de l'Asie antérieure, courent,
un sac de blé ployant leur épaule. Ils se détachent
sur le gris de l'eau, ou sur le ciel, et montent, dans
vin rythme admirablement précis, jusqu'aux plats-

bords. D'un mouvement qui vous paraît facile, ils


versent la pluie de blé dans les cales et redescendent
en courant. A faire ce dur métier, qui réclame à la
i'22 LA ROUMANIE
fois de la un sens incroyable
force et de la souplesse,
de l'équilibre, ces hommes ont supprimé de leur
corps toute gaucherie, lui ont donné une harmonie,
une grâce dans l'activité, qui nous retiennent long-
temps émerveillés.

Galatz, commerçante comme Braïla, et comme elle


marchande de blé, de ces blés moldaves qui passent
pour être les meilleurs du monde, n'oublie pas,
cependant, que son nom est maintes fois cité dans
les annales historiques de la Roumanie. Elle vous le

rappelle dans les noms de ses rues. Et les citoyens


de cette ville n'omettent pas de signaler que, lorsque
les Principautés, marchant par leur alliance vers
l'unité de la Roumanie, préludèrent à la cohésion
définitive du royaume actuel, c'est un des leurs,
Alexandre Jean Couza qui, grâce au désintéressement
du prince Bibesco, en Valachie, fut élu, au début de
l'année i85g, prince de Moldavie et de Valachie. Il

accomplissait ainsi l'union que le roi Carol, sept ans


plus tard, devait sceller définitivement, pour le plus
grand bien d'un pays que, jusqu'alors, les dissen-
sions politiques avaient singulièrement déchiré.

M. Gr. Antipa, directeur du Muséum d'Histoire


naturelle de Bucarest, est en même temps quelque
LEDANUBE 128

chose comme le régisseur du Danube. Jusqu'au mo-


ment où il intervint, son règlement à la main, les
800000 hectares d'eau douce que possède la Rou-
manie, livraient leurs poissons au bon vouloir de
ceux qui les péchaient. Les entrepreneurs de pêche-
ries employaient des filets à mailles trop petites et
utilisaient trop souvent des substances toxiques qui
tuaient toutes les espèces animales. Ils péchaient sans
relâche au moment du frai.

Les richesses en poissons de Roumanie, pour-


la

tant immenses, commençaient à diminuer et, du


même coup, la misère menaçait d'entrer dans la hutte
du simple pêcheur. En 1896, le Parlement vote la loi
sur la pèche et introduit de l'ordre dans ce désordre.
Les règlements ont été internationalisés, pour ce qui
concerne le Danube, jusqu'à la hauteur de Pressburg.
En outre, l'État roumain a mis en régie l'exploitation
poissonnière de ses eaux. 11 en retire un revenu qui,
ily a dix ans, dépassait 2 700000 francs, c'est-à-dire
deux millions de plus qu'en i8g6. L'État vend à la
criée, sans intermédiaire, directement au consomma-
teur, le poisson que ses pêcheurs ont capturé. On en
prend chaque année de 12 à 18 millions de kilogram-
mes. C'est la Carpe qui est l'espèce la plus abondante.
Certaines années, —
en 1908- 1909 par exemple, —
les filets des seuls pécheurs des lacs de Dobroudja,
de Bratesh (au nord de Galatz), et du domaine de

Braïla, en ont pris plus de 6000000 de kilogrammes.


124 LA ROUMANIE
La diversité des poissons péchés dans le Danube
et dans les lagunes de la mer Noire est très grande.
A côté des variétés d'Esturgeons, dont les Lipovans
de la Dobroudja recueillent environ 600000 kilo-
grammes par an, on voit figurer, sur le marché, une
trentaine d'espèces. Il en est qui sont rarement rete-
nues dans les filets, comme Fanguille. Le Danube
renferme, en quantité, un poisson qui, dans ce fleuve,
atteint des dimensions exceptionnelles c'est le Si-
:

lure. On en pêche de 600000 à i million de kilo-


grammes, annuellement. Les œufs de poissons sont
aussi l'occasion de gros revenus. En 1908, on a

vendu pour plus de âooooo francs de caviar d'Estur-


geons. On récolte aussi, en abondance, des œufs de
Carpes et de Brochets.

A maintes reprises j'ai visité les villages des pê-


cheurs dans la réo;ion des lacunes et dans les vastes
marécages du Danube inférieur, et sous leurs huttes
sommaires, j'ai mangé avec eux, en bonne amitié, la
soupe aux poissons.
L'existence de ces pêcheurs s'écoule tout entière
au bord du fleuve. Ils sont nés sur ces rives et leurs
premiers regards ont été vers les flots mouvementés.
La lutte contre le courant, lorsqu'ils aidaient leurs
pères, a développé leurs corps d'adolescents. Puis,
à l'âge d'homme, le Danube leur a donné, comme à

leurs parents, le pain quotidien. A leur tour ils ont


LEDANUBE 126

construit leur maison sur pilotis en vue de l'eau qui


glisse et qui, le soir, les endort de son bruit mono-
tone et assourdi. Je crois que ces pêcheurs ne dési-
reraient pas vivre ailleurs que dans cette « lunca »,
au bord de ces marécages qui nous paraissent inhos-
pitaliers, à nous qui ne faisons que les traverser et

n'en saisissons pas, évidemment, toute la poésie.


Sans doute mourraient-ils de nostalgie s'ils n'avaient
que descendent ou
plus, devant eux, le fleuve vivant,
que remontent sans cesse les bateaux de commerce.
Ils ne s'inquiètent guère d'où viennent et où vont ces

bateaux, comme ils ne s'inquiètent guère, non plus,


des souvenirs historiques qu'éveille le fleuve. Ils sont
indifférents à ces choses...

Ces idées-là sont laissées aux gens des villes. C'est

à ceux-ci qu'il appartient de philosopher...


VIII

DANS L'OLTENIE ET LA MUMTENIE

Historique de l\ Roumanie. — Formation des prin-


cipautés. — Influence sociale des monastères de
Valachie.

des chaînes du Fagarasch (Fagaras), qui


OUAND,
font à la Roumanie actuelle, sa plus haute
-^^ barrière naturelle, on se tourne vers le Sud,
le regard, s'il pouvait s'étendre jusqu'au Danube,
s'appuierait d'abord sur les montagnes qui, à gau-
che, donnent leurs eaux à l'Arges et à la haute Jalo-
mitza et, à droite, envoient quelques flots à l'Oit et

au Jiu. Il franchirait ensuite la région des collines,


où Pitesti, dont l'avenir commercial paraît devoir
être très grand, s'est installé, au carrefour de quatre
lignes ferrées, et, par delà les plaines immenses
qui s'allongent jusqu'à Bucarest, il atteindrait la
« lunca» et le ruban gris du fleuve.

Ce morceau de terre roumaine, compris entre


128 LA ROUMANIE
deux grandes rivières, est comme une synthèse du
pays tout entier : synthèse géographique, puisqu'il
renferme tous les éléments du sol national; synthèse
historique, car plusieurs pages des aventures qui
créèrent la Roumanie contemporaine s'inscrivirent
en ces lieux ; S3'nthèse anthropologique ; synthèse
nous pourrons demander à des
religieuse, puisque
monastères célèbres comme ceux de Tismana, de
Gurtéa de Arges ou de Tirgoviste, de nous faire
comprendre l'âme mystique de la Roumanie.

La Roumanie des montagnes et la Roumanie des


plaines, ont vu se succéder, comme les autres pays
de l'Europe, dans le même ordre, les diverses civi-
lisations.Le protohistorique est, aujourd'hui encore,
enseveli dans les stations ignorées des collines et
sous les tumulus des plaines. Et lorsqu'on descend
l'une ou l'autre des vallées qui, des Carpathes, con-
duisent au Danube, les faits de l'histoire roumaine
se dressent devant nous : Daces his-
histoire des ;

toire de Rome ; histoire des invasions, alors que les


Roumains réfugiés dans les montagnes, survécurent
à tous les flots envahisseurs; histoire des voïvodats,
alors que les seigneurs territoriaux gouvernaient
sous la suzeraineté hongroise ; histoire des princi-
pautés ; histoire du royaume.
I
O L T É N I E ET M U N T E N I E 129

Et à saisir ainsi cette âme multiple, toute cette


âme du comprendrons mieux, en consta-
passé, nous
tant les attaches nombreuses historiques, ethno-
:

graphiques, religieuses, qui lient les Roumains du


royaume aux Roumains du Banat et à ceux de Tran-
sylvanie, les raisons que la Roumanie actuelle invo-
que pour associer ses « frères de race » de l'autre
côté du Fagarasch à ses propres destinées.

Lorsque Daco-Roumains eurent accepté le joug


les
de Rome, imposé à leurs libertés séculaires par
Trajan et ses successeurs, ils vécurent tranquille-
ment sous cette administration, dont on aimerait
bien connaître l'impression exacte qu'elle faisait sur
les peuples vaincus.
Sous coups répétés des Goths qui, avec une
les
incroyable insistance, frappaient l'empire romain,
Aurélien, en 271, abandonne le Dacie. La route des
invasions est maintenant ouverte et les Barbares la
martelleront, pendant plusieurs siècles, de leurs pas
pressés.
U est fort probable que les Roumains d'alors
demeurèrent simples spectateurs de cette aventure.
A l'écart, dans leifrs hautes vallées, et sur les flancs
de leurs collines, à deux pas de leurs forêts protec-
trices, ils continuèrent, car il faut vivre, à cultiver
E. PiTTARD. 9
i3o LA ROUMANIE
leurs terres, à élever leurs bestiaux, à mener paître
leurs troupeaux de moutons. Ils ne furent pas entraî-
nés, comme auraient pu l'être — et encore I
— les
gens des plaines, par cette mise en marche des na-
tions. Peut-être quelques groupes, amoureux des
entreprises hasardeuses, se joignirent-ils à l'un ou
à l'autre contingent des Barbares?...
Il semble, à voir le point où en sont arrivées les
études historiques, que les Goths s'établirent dans
les régions basses de chaque côté des Carpathes. Il

est resté, en Roumanie, un souvenir précieux de leur


présence : le merveilleux trésor, en or massif — il

pèse plus de 17 kilogrammes — attribué au roi Atha-


naric, retrouvé en 1887, à Pétrossa, dans le district

de Buzeu, et déposé aujourd'hui, avec des précau-


tions infinies, au musée de Bucarest.

A considérer le nombre des mots slaves associés


aux mots roumains, les linguistes admettent que les
Slaves (le ternie est pris seulement dans le sens lin-

guistique) eurent, sur les destinées ethniques de


l'ancienne nation roumaine, une influence assez
considérable. Anthropologiquement, il est encore
impossible de déceler cette influence, d'autant que
nous ne savons pas d'une façon certaine quels sont
lesgroupes slaves qui ont envahi la Dacie.
Jusqu'à la fin du ix* siècle, jusqu'au moment où
commenceront les invasions hongroises, les Rou-
OLTÉNIE ET MUNTENIE i3i

mains semblent avoir mis à profit la tranquillité


relative dans laquelle ils vivaient, pour s'organiser
administrativement. Et sur ce versant méridional
des Carpathes se prépare, au milieu de vicissitudes
diverses, l'établissement de la féodalité.

Jusqu'à cette époque, les Roumains paraissent


avoir été assez mal connus de leurs contemporains.
On les croit des nomades parce que quelques-uns
d'entre eux, continuant les habitudes primitives, pro-
mènent leurs troupeaux dans des pâturages très
distants... Mais l'image de la vie rovimaine contem-
poraine — j'entends de la vie — peut nous
rurale
renseigner assez bien — en partie, — sur ce qu'était
l'existence des hommes à cette époque. La grande
majorité de la population, l'agriculture étant sa prin-
cipale nourrice, devait être sédentaire.
Sur cette masse paysanne, on voit bientôt surgir,
(jomme partout en Europe à ce moment-là, des « or-
ganisateurs » qui deviennent, petit à petit, des voï-
vodes, ou seigneurs territoriaux, ou des knèzes qui
sont des chefs militaires. Et soit à l'intérieur, soit à
l'extérieur de la boucle des Carpathes, il se crée
des comtés et des duchés, des voïvodats et des kné-
ziats roumains. 11 en sortira, avec d'autres, le clan

des Bassaraba, premier fondateur d'une dynastie


nationale, lignée illustre, qui dominera pendant
longtemps, de ses hauts faits, l'histoire roumaine.
i32 LA ROUMANIE
A Curtéa de Arges, Bassaraba le Grand (i3io-i338)
vainqueur des Byzantins, des Serbes et des Hongrois,
établit sa résidence. C'est lui qui affranchit la Princi-
pauté de Valachie de la suzeraineté hongroise ; c'est
Yinfidelis Olachus (Valaque) noster, comme l'appelle,
en i332, le roi de Hongrie. Dans le district actuel
de Valcea, un comte nommé Conrad est à la tête du
banat de Lotrou.
Ce sont ces voïvodats de l'Olténie et de la Munté-
nie occidentale qui, agrégeant les éléments jus-
qu'alors disparates et disséminés du concept natio-
nal, devinrent comme le noyau de cristallisation
autour duquel, plus jtard, devait se former la pre-
mière principauté de Valachie.

Peut-être, chez ces descendants des Daces, survi-


vait-il encore quelques souvenirs de la patrie primi-
de sa gloire, que l'emprise romaine n'avait
tive, et

pu effacer? Instinctivement, ces laboureurs et ces


pâtres, chez qui les traditions orales, comme aujour-
d'hui encore, perpétuaient la mémoire des aïeux,
sentirent-ils la nécessité de se grouper pour ne pas
disparaître ?

Les chansons de geste, qu'on redisait le soir, à la

veillée, alors que l'hiver mettait sur toute l'étendue


de l'ancien pays dacique un uniforme manteau de
neige, entretenaient-elles, après mille ans écoulés,
l'image vivante des ancêtres qui brisèrent, à plu-
O L T E N I E ET M U N T E N I E i33

sieurs reprises, les forces de Rome? Et Torgueil


d'avoir de tels ascendants tendait-il les caractères
vers plus de liberté politique?
Le fait est que lorsque les rois de Hongrie voulu-
rent accaparer définitivement le versant méridional
des Carpathes, ils trouvèrent devant eux un grand
voïvodat roumain, constitué vers la fin du xiii" siècle

par l'union des voïvodats créés sur les deux rives de


l'Oit. Et ce grand voïvodat devint la principauté de
Valachie qui, bientôt, devait s'étendre jusqu'au Da-
nube, et jusqu'à la mer Noire.

C'est à peu près époque que la Moldavie


à cette

affirma son individualité. Dans le nord des Car-


pathes orientales, un voivode des Maramures,
Bogdan, s'affranchit de la suzeraineté des rois de
Hongrie, traverse les monts et, culbutant les sujets
fidèles du roi Louis, se libère de toute vassalité.
Nous sommes, disent les historiens roumains, aux
environs de l'année iS/jg. L'ancien voïvodat dépen-
dant de Moldavie, qui durait depuis soixante ans, fit

place à cet Etat indépendant. Aussitôt Bogdan,


comme si les Roumains de ce versant attendaient
cette heure pour aider ses desseins, grossit ses for-
ces. 11 réunit, sous son pouvoir, tous les knéziats
moldaves, chasse les Tartares et les Koumanes, et

son prestige devient tel, que la Hongrie n'ose pour-


suivre sur lui ses espoirs de conqviête
i34 LA R O U M A N I E
Ce chef, qui paraît avoir été très grand, établit des
liens politiques avec ses voisins, notamment avec la
Pologne. Il frappe la première monnaie roumaine
de Moldavie et, comme tous les princes de son épo-
que, il fonde des monastères où des chroniqueurs
s'appliqueront à raconter sa vie, et dans l'un d'eux,
celui de Radautzi en Bukovine, il demandera à dor-
mir son dernier sommeil.

Ainsi, dans ces xiii" et xiv" siècles, alors que les


invasions tartares sont à peine arrêtées, court, tout
le long des collines carpathiques, un souffle natio-
nal. Presque à la même heure, deux pays, qui
devaient s'unir un jour, naissent à la vie poli-
tique. C'est comme si le même signal réveillait les
morts.
Dans l'occident de l'Europe, le vieil arbre des
dogmes religieux commence à être ébranlé par les
schismatiques ; la Confédération suisse se libère
définitivement de l'Autriche par des batailles san-
glantes; la Jacquerie s'allume dans les campagnes de
France. L'édifice social, péniblement élevé sur la souf-
france des peuples, se lézarde un peu partout. Et les
voïvodats moldaves et valaques, se secouant du joug
hongrois, s'ils n'assurent pas l'indépendance indivi-
duelle aux populations de ces pays, mettent néan-
O L T E N I E ET M U N T E NM E i35

moins, dans l'atmosphère de la Péninsule et de cette


époque, comme une note de délivrance.

Mais, par delà le Danube et la mer Noire, s'amasse


un formidable orage. Les Turcs ont fondé leur em-
pire. Les janissaires vont s'emparer d'Andrinople et

les Moldo-Valaques qui, jusqu'alors, avaient tourné


leurs défenses vers le Nord et vers l'Ouest, vont être
obligés de faire front vers le Midi. Pendant plu-
sieurs centaines d'années, ils lutteront contre les
Osmanlis.
Tous les ruisseaux qui mènent au Danube auront,
sans répit, leurs eaux ensanglantées. Chaque gué du
fleuve sera passé sur des ponts de cadavres. Le blé
n'aura plus le temps de mûrir dans les plaines, et

les champs qui, bientôt, ne seront plus labourés,


retourneront aux steppes primitives.
Toutefois, aucun effort ne sera perdu. Ces batail-
les où, coude à coude, les Valaques et les Moldaves
auront combattu, seront pour eux le prélude d'une
union plus intime ; le sang versé en commun cimen-
tera les alliances. Et lorsque, plus tard, les Princi-
pautés se souderont en un seul bloc, elles accom-
pliront tout simplement un geste commandé par le

passé, un geste naturel.

La vallée de l'Oit est comme la route nationale des


i3() LA R O U M A N I E
Roumains transylvains et des Roumains de Valachie.
La rivière elle-même a un cours à peu près égal
dans les deux pays. Et si le long de ses rives, les
légions de Trajan remontèrent pour aller combattre
les Daces, c'est par là que descendirent les Rou-
mains des Carpathes septentrionales qui ne suppor-
taient plus la domination hongroise.
Les Roumains qui habitent à l'ouest de l'Oit se
décernent un brevet d'authenticité ethnique qu'ils
déclarent volontiers être supérieur à celui des autres
Roumains. C'est surtout dans ce pays, disent-ils, que
préservés par les frontières naturelles des Carpathes,
de la rivière et du Danube, les descendants des
Daco-Roumains purent continuer, sans troubles trop
graves, leur évolution historique. Ils ont gardé plus
fidèlement leur type, leur costume, leurs mœurs. Le
dernier pâtre de l'Olténie se déclare de race plus
pure que le descendant d'un ban moldave. Et si vous

allez à Tirgou-Jiu, on vous rappellera, non sans


fierté, que cette petite ville paisible eut l'honneur de
voir naître George Bibesco qui devint, de par la

volonté des représentants de la nation — c'est-à-dire

de par une volonté libre, comme aiment à en mani-


fester les hommes de l'Olténie — le premier prince
élu de Valachie.

Tismana, Curtéa de Arges, Campulung, et vous,


O L T E x^M E ET M U iN T E N I E 187

les monastères plus simples, ignorés des touristes


vulgaires, qui vous cachez aux creux des vallons
carpathiques, personne ne doit oublier que vous
fûtes un des éléments prépondérants de la civilisa-

tion roumaine. A l'abri des Barbares et des indis-


crets, à l'ombre de vos cloîtres, dans la paix de vos
cellules blanchies à la chaux et de vos jardinets fleu-
ris, les hommes de foi qui vous ont habités ont
apporté et cultivé le penchant à la lecture et à l'écri-

ture, et leursmains pieuses, ayant enluminé la paroi


de vos chapelles, ont ainsi propagé le goût de l'idéal.

Dans l'histoire de l'art roumain, la part qui revient


au monachisme est une part qui n'est pas négligea-
ble. Les premières œuvres architecturales et pictu-
rales avaient pour objet l'expression d'un sentiment
religieux, et les plus belles pièces d'orfèvrerie que
montre le musée national de Bucarest sont des reli-

quaires, des encensoirs ou des châsses, des croix et


des tiares.
Des monastères, l'art, sous toutes ses formes,
rayonna sur le pays. Pendant longtemps, il gardera
l'influence byzantine qu'il ne pouvait pas ne pas
avoir et qu'il a d'ailleurs, en partie, conservé et, en
certains lieux, l'influence de l'école vénitienne, car
des artistes vénitiens furent appelés, du xvi® au xviii*
siècles, en Roumanie, pour exercer leur art non
seulement au bénéfice des églises, mais encore à
celui des particuliers.
i38 LA ROUMANIE
Mais l'art décoratif de la Roumanie possède de
nombreuses manifestations qui sont personnelles au
pays même et qui ne relèvent plus des traditions
étrangères. Il me semble y aurait, pour un
qu'il

ethnographe national, un beau livre à écrire sur l'art


populaire roumain. Les illustrations reproduisant
les tissus et les broderies des vêtements paysans ou
des costumes religieux, les pyrogravures des donitza
et autres ustensiles en bois, les sculptures des por-
tails et des maisons, les décorations des croix plan-
tées aux carrefours, affirmeraient l'existence de cet
art populaire, de cet art autochtone.
L'art décoratif indigèneremonte d'ailleurs assez
haut, ainsi qu'en témoignent certaines constructions
du XV* et du xvi'' siècles, ornées de ces disques de
faïences émaillées et disposés en frises dont les
sujets représentent généralement des animaux, plus
ou moins stylisés et héraldisés et que les collection-
neurs, aujourd'hui, recueillent pieusement.

Mais l'influence du monachisme en Roumanie ne


fut pas seulement sensible dans le domaine de l'art,
elle le fut aussi dans celui de la culture générale,
par la diffusion de l'imprimerie.
Il faut se rappeler que, parmi les monuments les

plus anciens de la langue roumaine, se tiennent, à


la place d'honneur, les récits religieux. Parmi les
premiers livres imprimés que possèdent les collée-
O L T É N I E ET M U N T É N I E 189

tions roumaines figurent les Evangiles, et l'on croit


que, déjà au début du xvi' siècle, 1607 et i5i2 — —
le moine Macaire imprimait en Valachie, avec ses
presses apportées du Monténégro. C'est à Tirgoviste
que, dans le courant du même siècle, le Prince
Mihnéa fait imprimer les Actes des Apôtres, des
rituels de fêtes, des livres de prières, des recueils
d'hymnes. Et l'on peut remonter, disent les spécia-
listes roumains, plus haut encore.
A partir du xvii* siècle, les monastères multi-
plièrent leurs productions typographiques. Et Cam-
pulung et Tirgoviste rivalisent dans l'ardeur de
publier.

Mais l'Église, qui donnait ainsi un peu de sa cul-


ture au peuple, la donnait en langue slave. Sans
doute s'en est-il fallu de peu que le néo-latin, qui est
la langue roumaine, ne fût absorbé par la langue
que les prières
liturgique, car le peuple s'imaginait
prononcées avec d'autres mots que ceux de la lan-
gue religieuse étaient sans efficacité.
Les historiens de la Roumanie pensent que leur
idiome était déjà formé au vi' siècle et que c'est
parce qu'il était solidement constitué, parce qu'il
était déjà une langue réellement nationale, qu'il
résista, du ix^ au xvn^ siècle, à la langue religieuse.

C'est de l'autre côté des Carpathes, dans les lieux


ao LA ROUMANIE
où l'on place volontiers les débuts de la nation rou-
maine, dans la Transylvanie, que les premiers caté-
chismes roumains paraissent avoir été imprimés.
C'est également de la Transylvanie que provien-
draient les textes sacrés les plus anciens écrits en
langue roumaine. Et ces 'faits aussi, s'ajoutant aux
faits de l'histoire elle-même, permettent de com-
prendre l'amertume des Roumains lorsqu'ils consta-
tentque leur patrie ne renferme pas dans son sein
ceux qui en ont été, somme toute, les premiers ani-
mateurs ceux qui, plus tard, ont été parmi les
et
plus ardents propagandistes de la pensée roumaine.

i^^i
IX

LE BARAGAN

Les grandes plaines du Baragan. — La culture


DES céréales en ROUMANIE. — LeS RESSOURCES
nationales : le maïs et le blé.

Baraganestla plus grande plaine du royaume.


LE Les géographes lui donnent pour limites la

Mostistéa, au sud-ouest, petite rivière au cours


assez peu affermi, débouchant dans les lacs danu-
biens proches du Calarasch et le Buzeu, affluent du
Sireth, au nord. A Danube. La Jalo-
l'orient, c'est le
mitza franchit cette plaine immense que le chemin
de fer [de Bucarest à Constanza traverse dans la
région la plus pauvre en habitations.
Toute la surface du Baragan est couverte de lôss.
A l'époque quaternaire, sur cette étendue plate, les
innombrables poussières charriées par les vents que
aucun obstacle, se sont accumulées. Elles
n'arrêtait
ont donné à ce pays une teinte uniforme et l'ont
xki L A R O U M A X I E
totalement nivelé. La végétation herbacée des steppes
s y installa. Et tel il était, à l'époque où les glaciers

s'amassaient dans les hautes vallées des Carpathes,


au moment où les espèces animales, aujourd'hui
éteintes, parcouraient le sol de la Roumanie, tel il

était resté jusqu'à ces derniers temps.

Ce territoire considérable, où pas un arbre n'appa-


raissait sur l'horizon, n'avait alors, au sud de la Jalo-
mitza, aucune localité digne de figurer sur une carte
à grande échelle. Les hommes s'étaient obligatoire-
ment groupés le long de la rivière et le long du

Danube, c'est-à-dire dans les lieux où l'eau promet-


tait la vie. Et tous les voyageurs qui traversèrent le

Baragan d'alors, l'ont décrit comme une terre déso-


lée.

Sur les pistes qui sillonnent ce pays et où, de place


en place, on trouvait un puits et une maison, une
partie de l'histoire du monde a passé. Les Gètes, dont
Hérodote a dit qu'ils étaient « les plus nobles et les

plus justes des Thraces » ont possédé ces terres


qu'Alexandre le Grand leur enleva.
Sur ces mêmes chemins, au milieu des végétations
desséchées, l'armée de Bajazet, qui avait franchi le

Danube à Calarasch, pour châtier les Roumains de


Mircéa le Grand, fut vaincue et obligée à une retraite
précipitée.
Dans sa partie méridionale et sur toute sa frontière
LE B A R A G A N US
Baragan est limité par la « lunca » et
à l'orient, le

par Danube. A l'ouest du Calarasch, les lacs, en


le

chapelet, prolongent l'étendue plate. Aussi loin que


le regard s'étend, il semble que le terrain garde un

niveau exactement pareil. Les roselièresdela «lunca »


continuent, comme une formation végétale annexe,
les plantes de la steppe, donnent simplement, à
et

cette marge de la plaine, une couleur plus uni-


forme.
Sur cette « table de billard » que n'interrompt ainsi
aucune aspérité, dans laquelle la Jalomitza s'est

burinée un lit peu profond, les souffles venus de la

Russie passent avec la violence qu'on devine : leur


vitesse a dépassé 25 mètres à la seconde. En été, ce

(( crivatz », comme on l'appelle là-bas, fait monter la

température à des degrés insupportables. Au début


delà mauvaise saison, ces vents rapidement accourus
des plaines glacées de la Sibérie, font subir au ther-
momètre un brusque abaissement de lo" à i5° et

déterminent la congélation du Danube.


A quelques kilomètres de Silistrie, le bras de Bor-
céa s'est détaché, à gauche du grand Danube. Jus-
qu'au bout, il sera la limite du Baragan.

Celui qui ne connaîtrait pas la géographie particu-


lièredu Baragan s'étonnerait de ne rencontrer, sur
Borcéa aucune ville, aucun port fluvial
cette rive de la ;

d'autant plus que, sur une cinquantaine de kilomè-


i44 LA ROUMANIE
très, la « liinca » est absente. Tout le long du fleuve
court un chemin reliant les hameaux des pêcheurs.
Les villages de la berge danubienne du Baragan
n'ont guère d'avenir. Le chemin de fer de Bucarest à
Fetesti drainera toujours plus le commerce de la

région et la ligne secondaire qui va de Calarasch à


Slobozia conduira toujours davantage vers la ligne
principale, vers le point central de Ciulnitza, les
pistes que suivront les carroutzas (chariots) de
blés.
Car les plaines du Baragan, où, jadis, le vent ne
trouvait, sur son passage, que les graminées et les
fleurs des steppes, ou encore les lacs amers, sont au-
jourd'hui des territoires cultivés. A grands frais, on a
creusé des puits. Des installations agricoles se sont
établies en plusieurs points et sont devenues des cen-
tres rayonnants de cultures diverses. Et lorsqu'on
suit, à la saison des moissons, la ligne ferrée, toute
droite, aboutissant à Fetesti. on voit arriver, à chaque
petite station, les files ininterrompues des chariots
qui viennent déverser, au bord delà voie, leurs maïs
et leurs blés. A l'ombre menue des acacias plantés
en rangs, l'unique végétation arborescente, les
paysans entassent les sacs innombrables dont le con-
tenu, par des routes diverses, Constanza ou Galatz,
iront fournir de pain des millions d'hommes en
Occident.
LE MAIS ET LE BLE 1^5

Le Baragan, terres de labours Cela sonne comme


!

une antithèse Naguère, ces mots eussent paru inas-


I

sociables Aujourd'hui ils ont la vertu d'un sym-


I

bole celui des progrès agricoles formidables accom-


:

plis par la Roumanie dans les cinquante années qui


viennent de s'écouler.

En 1860, royaume, la proportion des ter-


dans le

rains soumis au labourage représentait le 20 pour 100


environ de la superficie totale du sol. En 1906, cette
proportion avait doublé. La charrue éventre la terre

roumaine sur cinq millions et demi d'hectares, où


quelques mois après, pousseront le maïs et le blé,
l'orge et l'avoine.
Les céréales constituent le fonds même de la cul-

ture en Roumanie. Peut-être aucun pays européen ne


réserve-t-il autant de surface utile aux céréales. Dans

la plaine delà Valachie, le 62 pour 100 du territoire


total leur est affecté.
Pour avoir une idée de l'importance donnée par le
paysan roumain à cette culture, il suffira de rappeler
qu'en France, les céréales occupent le 68 pour loo
environ des terres labourées, tandis qu'en Roumanie
elles en occupent le 85 pour 100.

Le blé, le blé des basses collines et des plaines,


E. PiTTARD. 10
i/i6 LA ROUMANIE
qui pendant l'été une ceinture dorée sur le pour-
fait

tour entier de la Roumanie est, de toutes les cultures,


la culture la plus importante. En 1862, 697000 hec-

tares étaient couverts de blés il y en a aujourd'hui


;

près de 2 millions. De la bonne ou de la mauvaise


récolte du blé dépend, en grande partie, la bonne
ou la mauvaise situation économique du pays. Pour
s'en convaincre, il suffît de consulter les recettes
annuelles des chemins de fer.

A lui seul le blé ensemence 33 pour 100 des terres


labourées. L'orge, l'avoine, le seigle et le millet réu-
nis, ne représentent qu'environ 21 pour 100 de cette

surface. Dans les districts danubiens de la Valachie,


le quart du sol total est attribué au blé, tandis que
dans la Moldavie les terres à blé ne représentent que
le 8pour 100 de cette surface.
Le sol moldave, quoique très fertile est, en
moyenne, d'une altitude plus élevée que le sol vala-
que, et le climat nécessaire à la vie des céréales y est
moins favorable.
Ce sont les régions basses qui naturellement sont
les plus accueillantes à ce point de vue et les huit
districts valaques, riverains du Danube, à eux seuls,
sèment plus de blé que tous les autres districts du
royaume.
Bon an mal an, 26 millions d'hectolitres de blé
sont ensachés par les cultivateurs roumains. Dans
les années de sécheresse, ou de pluies trop prolon-
LE MAIS ET LE BLÉ 1/17

gées, la production totale peut descendre au-des-


sous de cette moyenne et s'abaisser jusqu'à 10 mil-
lions d'hectolitres. Mais dans les années favorables,
elle quadruple son minimum et peut dépasser do mil-
lions d'hectolitres. Ce tas formidable de grains,
mûris sous le soleil de Roumanie, coulera, comme
par des fleuves, dans toutes les directions d'exporta-
tions. Sur le Danube, les caravelles, en files, le des-
cendront jusqu'à Sulina où il prendra la mer ; et,

sur toutes les voies ferrées du royaume, des milliers


de wagons, chargés de céréales, assureront la santé
du trafic roumain.

Le maïs occupe encore davantage de superficie


cultivée que le blé. Le 16 pour 100 du territoire rou-
main est couvert de maïs, dont les aigrettes stami-
nées flambent au soleil couchant.
Le maïs est la nourriture fondamentale du peuple
roumain. Où que ce soit que vous alliez, dans la

montagne ou dans la plaine, vos hôtes vous apporte-


ront la bouillie jaune, la « mamaliga » nationale.
Dans le dernier demi-siècle, la culture du maïs a
doublé, comme a doublé celle du blé. Cette courbe
de croissance a suivi exactement celle de la popula-
tion roumaine et ce triple parallélisme indique à quel
point ces deux céréales sont inséparables de l'exis-
tence même de la nation : l'une, pour la nourrir,
l'autre, pour lui fournir ses moyens de commercer.
i48 LA R O U M A NM E
Un coup d'œil jeté sur la répartition des cultures
à la surface du sol roumain prouve immédiatement
la liaison qui existe la présence du mais et
entre
l'alimentation du peuple. La culture de cette plante
n'est pas localisée comme celle du blé. Elle est
répandue partout, parce que partout, le paysan se
nourrit de « mamaliga ». Les petites exploitations
agricoles de la montagne montrent, sans exception,
du maïs, alors qu'en bien des endroits, elles ne pour-
raient nous offrir le moindre carré de blé.
Les semailles de mais se font, en Roumanie, sur
plus de 2 millions d'hectares. Elles permettent d'en-
granger, en automne, environ 26 millions d'hecto-
litres de grains. Cette moyenne est comprise entre
des limites extrêmement variables. On en aura une
idée en se rappelant qu'en 1904 la récolte ne fut que
de 6900000 hectolitres seulement, mais qu'elle
dépassa, d'autres années, /16 millions d'hectolitres.
C'est encore la Valachie qui laboure le plus de terre
pour le maïs.
Le paysan roumain ne fait guère de provisions,
c'est pourquoi son existence alimentaire est si inti-
mement attachée à la présence du maïs. Si les pluies
printanières nécessaires aux plantules, viennent à
manquer, et si la sécheresse de l'été est prématurée,
la récolte est irrémédiablement perdue. Le paysan,
quasiment, meurt de faim. Dans les vingt dernières
années, des aventures comme celles-là se sont pro-
LE MAIS ET LE BLE iV)

duites, notamment en 1899 et en 1904, et le gouver-


nement, pour enrayer la famine, dut faire à l'étranger

d'immense8 achats de grains.

« Que peu de temps suffît pour changer toutes


choses »...

Le Baragan du maïs et du blé, ce riche grenier de


la Roumanie, ne rappelle plus que sporadiquement
le Baragan d'il y a quarante ans, alors que les rares
chariots qui traversaient ses steppes, ne rencontraient
que des bandes d'outardes ou des troupeaux de mou-
tons conduits par les Mocanes de Transylvanie.
Entre la rive de la Borcéa, à peine habitée et les
bords de la Jalomitza, le paysage offrait l'aspect de
ce que dut être, au moment où la Valachie se conso-
lida définitivement, l'image des terres quaternaires,
recouvertes de leur première végétation. Paysage
primitif, paysage semblable à ceux des premiers

temps du monde, il n'était animé que par la marche


des pâtres. Sur un horizon que Tœil était impuissant
à embrasser, ils dressaient leur silhouette que le

mirage des plaines toutes nues démesurait. La vie


exacte des premiers peuples pasteurs apparaissait
ainsi sous nos yeux qui, aujourd'hui, n'ont plus
guère l'occasion de s'émerveiller.
i5o LA ROUMANIE
Maintenant ces tableaux s'effacent. Le Baragan
s'est animé au bruit des charrues et sous les cris des
bouviers. Les machines américaines qui sèment,
qui coupent, qui javellent, qui lient en gerbes, par-
courent en tous sens ce sol où, jadis, ne poussaient
que les herbes pauvres en feuilles de la steppe. Les
batteuses y font un bruit d'usine et leurs fumées
noires souillent le ciel. Une ligne de chemin de fer
absolument droite traverse le Baragan et tend ses
rails jusqu'au Danube. Des hameaux ont surgi par-
tout, comme, après la pluie, surgissent, dans les
bois, les champignons. Là où l'air ne portait que
l'appel des bergers, on entend crier les noms des
gares et dans la trépidation de ses locomotives et de
ses wagons lourdement chargés de grains, le Pro-
grès passe en vitesse et continue, sans se soucier de
la beauté, sa marche vers l'Orient. Et cette vision de
la vie moderne allant avecune pareille puissance et
une telle vélocité dans cette direction, est un sym-
bole douloureux.

Ce soir, dans un ciel irrémissiblement pur, la lune


éclaire le Baragan jusqu'aux extrêmes limites de la
visibilité. Au loin de la plaine immense pas un arbre
ne dresse son profd, et comme la qualité de la végé-
tation nous est voilée par la demi-obscurité, et que
les hommes sont endormis, nous avons l'illusion que
nous retrouvons le Baragan de jadis...
LE MAIS ET LE BLE IDI

Et notre imagination le repeuple des pasteurs pré-


historiques qui, pour la première fois, y entraînèrent
leurs troupeaux.Ils y tracèrent innocemment le che-

min des invasions. Aujourd'hui encore, sont-elles s

bien arrêtées ?...


DANS LA MOLDAVIE
X
DANS LA r/!OLDAVIE

De Bacau a Pustiana. — Monastères de Moldavie.


— Influence du clergé grec. — Les chemins de
FER roumains.

chemin de fer nous a débarqués à Bacau.


LE Nous voulons parcourir la région comprise
entre la Bistritza et le Sireth : pays de hautes
montagnes et de collines boisées, pays de forêts et

de flotteurs de bois, pays d'alpicoles, où les hommes


i56 LA ROUMANIE
vivent d'une vie si différente de ceux de la plaine;
pays de monastères.
Nous avons fait une partie du trajet avec un
ancien ministre, l'un de ceux qui nous a le plus aidé
à connaître la Roumanie, Moldave lui-même, patriote
très fier de son pays. Et tout le long du chemin nous

avons causé :

— • Noubliez pas, nous a-t-il dit, d'aller visiter les


lieux où se maintinrent jadis les républiques mili-
taires confédérées qui, me semble-t-il, doivent assez
bien rappeler vos communautés libres de la Suisse à

cette époque ; anciennes organisations gouvernées


par des knèzes et qui, jusque vers le xvi* et le xvii*
siècles, résistèrent à tous ceux qui essayèrent de les
accaparer. Les détails de leur existence nous ont été
révélés par une Descriptio Moldaviae, du prince Can-
témyr que l'Académie roumaine a publiée il y a
quelques années, et que vous trouverez facilement à

Bucarest. Ces républiques peuvent être considérées


comme un des centres les plus vivants du nationa-
lisme roumain primitif. Ces knéziats sont ceux de
Vrantchéa (Vrancéa), de Tigheciu et de Campulung.
Ce dernier est aujourd'hui, en dehors de nos fron-
tières.

A Berlad, sur la rivière du même nom, il

existait aussi une très ancienne principauté, que


les documents du début du xii siècle mentionnent
déjà.
DANS LA MOLDAVIE 167

Vous connaissez le blason de la Moldavie et la

têted'auroch qui y figure Connaissez-vous la légende


!

qui raconte —
à côté de l'histoire la fondation —
de cette principauté ?Elle est assez poétique et mérite
d'être narrée.
Vers la fin du xiii* siècle, un certain Dragos (il

serait antérieur à Bogdan) que les traditions consi-


dèrent comme le chef d'une communauté de Rou-
mains des Maramures, dans la Transylvanie septen-
trionale, avait passé les monts. Un jour de
chasse, poursuivant un auroch, il arriva, au crépus-
cule, sur le versant quiregarde notre pays, au mo-
ment même où la chasse se terminait par la mort du
gibier. Tout le panorama des monts et des collines
se déroulait devant ses yeux éblouis. Le soleil mou-
rant éclairait encore les dernières courbes des riviè-
res,parmi les dernières ondulations du plateau.
Dragos trouva ce pays si beau qu'il décida aussitôt
qu'il lui appartiendrait. Et c'est en souvenir de cette
heure solennelle que la tête de l'auroch, tué par le

prince, de l'auroch qui avait guidé ses pas vers la


Moldova, est inscrite dans notre écusson.

Et comme nous étions entre Ramnicu-Sarat et


Adjud, notre aimable cicérone nous rappela que les
territoires montagneux qui étaient à notre gauche,
recelaient justement les souvenirs de Vrantchéa. Il

nous dit à quel degré les habitants de ces lieux, où


i58 L A R O U M A N I E
ne passent jamais les voyageurs, ont conservé le sens
de leur noblesse militaire d'autrefois et combien
leur ethnographie et leur folklore se sont peu altérés.
— C'est au milieu de ces montagnes que le monas-
tère de Sovéja rappelle le souvenir d'une période
abominable de notre histoire la compétition de :

Basile le Loup, prince de Moldavie, et de Mathieu


Bassaraba, prince de Valachie ;
période de crimes et
de trahisons, où notre nationalité faillit sombrer.
Dans les années lô/j^ une accalmie étant
et i645,
survenue dans les relations des deux adversaires, ils
eurent, l'un pour l'autre, un geste élégant, destiné à
sanctifier la paix conclue. Basile le Loup fit cons-
truire, à ses frais, l'église Stéléa, de Tirgoviste, en
Valachie, tandis que Mathieu Bassaraba fondait
« sur la terre moldave de Vrantchéa », le monastère
de Sovéja. Ce pieux échange, d'ailleurs, n'empêcha
pas la lutte de reprendre de plus belle.
Lisez dans Xénopol les détails de cette guerre
fratricide. Entre autre misères de ce temps, Basile le

Loup avait à tel point favorisé les Grecs — dont ses


prédécesseurs s'étaient imprudemment entourés —
que la Roumanie d'alors fut littéralement envahie
par ces étrangers. Ils allaient bientôt apporter chez
nous la domination phanariote qui, sans aucun doute,
dans les siècles suivants, absorba une partie de nos
énergies nationales et créa, dans la psychologie rou-
maine, une tare qui n'est pas encore entièrement
DANS LA MOLDAVIE 169

effacée. Si vous habitiez longtemps notre pays vous


en trouveriez facilement des survivances.

A Bacau, c'est jour de marché. Les paysans descen-


dus des monts environnants ont apporté le beurre
battu dans la semaine et les fruits de leurs vergers.
Ils sont accroupis le long des trottoirs, ayant au
devant d'eux, des corbeilles, où voisinent les melons
et les tomates, les aubergines et les poivrons. Sur
toute la chaussée, bordée de petites maisons basses,
ornées d'arbres, c'est une fête pour les yeux : cou-
leurs des costumes, couleur des fruits, rutilant sous
le grand soleil d'août.
Bâcau est précédée de villas entourées de jardins
et les derniers contreforts des Carpathes, à l'occi-
dent, lui font une ceinture bleue.
Nous projetons de remonter la Bistritza et le Tas-
lau et, par les montagnes confinant à la Transylvanie,
nous irons rejoindre les monastères qui s'échelon-
nent jusqu'à la frontière de la Bukovine.

En iSSg, Alexandre Bassaraba, prince de Valachie,


crée le premier évêque métropolitain avec siège à
Curtéa de Arges. En iZioi, Alexandre le Bon, intro-
i6o LA ROUMANIE
nise le premier métropolitain moldave, à Sucéava.
C'est le moment où les Princes et les grands boyards
animés d'une ardente piété, fondent les églises et les
monastères dont nous retrouvons aujourd'hui les
ruines —
ou les communautés bien vivantes dans —
toute la Roumanie, principalement dans les pays de
montagnes où les religieux étaient mieux protégés.
Neamtzu, que nous irons voir, date de 1892.
Et je me souvins, en songeant à ces monastères^
de notre conversation, avec l'ancien ministre ; de ses
paroles amères dans le wagon qui nous amenait à
Bacau.
Les Grecs de Constantinople devenus, grâce à
leur intelligence et à leur habileté, souvent dépour-
vues de scrupules, très influents auprès de la Porte,
envoyèrent en Roumanie de nombreux moines que
les pieux habitants des Principautés, les Princes et
les boyards, recevaient chaleureusement. Ils cons-
truisirent,pour ces hôtes — indésirables, comme
nous dirions aujourd'hui — , des églises et des monas-
tères et, par surcroît de négligence nationale, ils les

dédiaient à des patriarcats grecs, du Mont Athos ou


d'ailleurs.
Petit à petit, les abbés grecs désignés par le Pa-
triarcat, s'installèrent en maîtres dans les maisons
religieuses. Ils en totalisèrent, à leur profit, les reve-
nus, parfois très grands — ils s'élevèrent jusqu'à
plusieurs dizaines de millions annuellement — qu'ils
DANS LA MOLDAVIE i6i

distrayaient ainsi de la fortune roumaine. Et bientôt


des territoires immenses du sol roumain furent pos-
sédés par eux. Au surplus ils occupaient tous les
échelons de la hiérarchie ecclésiastique. La langue
liturgique, en slavon, avait été remplacée par la lan-
gue grecque. Et les historiens roumains tombent
d'accord que le Phanar faillit compromettre à tout
jamais l'existence non seulement de la langue rou-
maine mais encore de l'unité nationale.
Pendant de nombreuses générations, à l'abri des
luttes intestines qui divisaient les Roumains, l'Église
grecque continua de s'épanouir.
— C'est au Prince Couza, Monsieur, m'avait dit
mon interlocuteur, que nous devons notre liberté
religieuse. Notre Eglise tout en restant fidèle aux
dogmes de l'Église orthodoxe, l'ut déclarée autocé-
phale et le Patriarche de Constantinople fut déchu
de son autorité.
— Vous connaissez la réponse violente de celui-ci,
d'ailleurs compréhensible. Notre Église fut consi-
dérée comme schismatique, et pendant vingt ans,
nous fûmes mis hors la loi religieuse. Toutefois, un
arrangement intervint et, en i885, le Patriarcat
reconnut l'indépendance de l'Église orthodoxe rou-
maine.
— Et vous savez aussi, sans doute, que c'est le

même Prince Couza qui sécularisa les biens des mo-


nastères. Ils devinrent ainsi propriété de l'État. En
E. PirTARD. Il
i62 LA ROUMANIE
contre partie, le gouvernement les entretient. Il y a
quelques jours, le ministre des Cultes a fait visite

aux monastères de Moldavie que vous allez voir,


visite d'administrateur qui va surveiller les biens
recouvrés par la nation.

Il existe encore en Roumanie un assez grand nom-


bre de monastères et de couvents. Soixante-dix envi-
ron sont entretenus par le gouvernement. Le district
de Neamtzu dans lequel nous allons entrer en possède
onze ; c'est le plus riche de tous. Les particuliers en
ont à leur charge de vingt à vingt-cinq. Le personnel
des moines et des frères compte un peu plus de
huit cents hommes. Mais le nombre des nonnes et

des sœurs qui habitent ces couvents dépasse certai-


nement deux mille.

Nous sommes partis à midi sous un soleil acca-


blant. Bacàu semblait tout entière assoupie. Nous
avons marché vers l'occident, entre de longues colli-

nes vertes, où des maisons, aux toits de lattes, étaient

accrochées. Leurs jardins dévalaient, jusqu'à la route,

des cascades de fleurs, parmi lesquelles de très gran-


des passeroses, aux tiges rigides, dressaient des bar-
res lumineuses de couleurs diverses. Au devant des
B A C A IJ - P U s T I A N A i63

enclos, de hauts portails, ornés de sculptures, dont


les montants, parfois, étaient terminés par des tètes
taillées en plein bois.
Maisons propres, maisons coquettes, avec leurs
fenêtres voilées de mousselines et leurs cheminées
bizarres, leurs fleurs en caisses et la décoration de
leurs façades, comme on sent qu'il y a ici une conti-
nuité d'habitation, qui a permis au confort d'appro-
cher et aux traditions de se maintenir I

A l'horizon, les sapins commencent à mêler leurs


verdures plus foncées aux clairs taillis. Nous arri-

vons à Friimose. Les petites maisons blanches sont


coiflees de toits immenses. Nous allons demander
l'hospitalité à de braves gens qui ont mauvaise la

habitude de ne jamais ouvrir leurs fenêtres et dont


la peau, évidemment, est plus habituée que la nôtre

à la piqûre de certains insectes, car malgré la fati-

gue et notre bon vouloir, nous n'avons pas dormi un


seul instant.

Nous parcourons les villages environnants : Scor-


tzéni, Nadesch, et nous partons pour Pustiana l'une
des localités principales habitées par les Roumains
catholiques.
La route passe au milieu des maïs, que dominent,
par places, les têtes éclatantes des tournesols. Au
bord du chemin, les ciguës et les chicorées font
une haie blanche et bleue. Et voici, tout à coup,
i6à LA ROUMANIE
le clocher blanc de Pustiana, qui jaillit des ver-
dures.

En arrivant sur la place, nous sommes étreints


par une intense émotion. Une foule d'hommes, de
femmes et d'enfants, dans leur costume national,
sont groupés au pied de l'église et lui font comme
un soubassement animé. Des femmes en blouses
blanches brodées de couleurs vives, avec leurs fotas
rouges et noires; les hommes en pantalons blancs,
les reins serrés par une ceinture de cuir ornée de
clous de laiton ou de petits morceaux d'acier, avec
sur la tête leurs chapeaux de feutre noir parés de plu-
mes et de fleurs, font à l'église une barrière vivante
et chatoyante. Les femmes tiennent à la main des
bouquets éclatants de dahlias, de reine-marguerites,
de glaïeuls et leurs cous sont ornés de multiples col-
liers de couleurs diverses qui retombent jusque sur
la poitrine.

Les filles à marier portent une sorte de couronne


ornée de perles, de fils d'or et de roses qui enser-
rent leurs cheveux. Les jeunes épouses ont, sur la

tête, leur long voile de mariage où courent des roses


minuscules. Et, comme ces voiles sont faits d'étoffes
blondes et diaphanes, ils dessinent, à chaque mouve-
ment, des plis qu'un sculpteur se hâterait de fixer

amoureusement. Des femmes depuis longtemps ma-


unes des mouchoirs souples, oran-
riées portent, les
BACAU — PUSTIANA i65

ges ou rouges, ou jaunes ; les autres une sorte de


capote bordée d'une large ruche noire.
Comment décrire ce spectacle ? Comment trouver
lesmots susceptibles de rendre ce tableau? Des lar-
mes montent à nos yeux. C'est si inattendu, si beau,

si complètement harmonieux que, cherchant dans

nos souvenirs, nous ne retrouvons avicune image


comparable.
Longtemps nous sommes restés sans paroles, inca-
pables de remercier le prêtre qui nous avait donné
une telle vision d'art, et qui venait, à nous, les mains
tendues.

Nous laissons derrière nous le monastère de Tas-


lau et les ruines de ses murailles et, par des bois
touffus, des collines basses, et des hameaux clairs,
nous abordons la Bistritza, que nous traversons sur
un immense pont de bois, pour aller chercher l'hos-
pitalité du beau village de Rosnov.

A l'horizon les montagnes tendent une longue


ligne monotone, avec des cimes bleues qui pâlissent
dans l'éloignement.

De Piatra-Niamtz à Falticeni.

Nous voici sur la route de Piatra-Niamtz. La petite


ville est située dans une sorte de baie, à la base des
monts. Et, vers midi, quatre boules, sur les quatre
i66 LA ROUMANIE
tours grêles d'une église, apparaissant sur un fond
de collines boisées, nous disent que nous sommes
arrivés.
Nous retrouvons à Piatra la physionomie des
petites villes moldaves : les maisons basses entou-
rées de verdures et ce quartier juif où nous aimons
flâner. Devant ces accumulations de baraques, de
hangars, de bâtisses invraisemblables, auxquelles
s'accotent des échoppes indescriptibles, vous aurez
déjà l'idée de ce qui vous attendra lorsque, poussant
plus loin votre voyage, vous irez visiter, dans les

villes du nord, à Jassy par exemple, les banlieues


Israélites, sortes de ghettos persistants.
Piatra, formidablementjudaïsée dans ces dernières
années, fait un grand commerce de bois. Toutes les
rovites qui conduisent à la ville sont bordées de
planches. C'est que la Bistritza apporte, chaque jour,
les contingents de troncs d'arbres qui, depuis Dorna,
frontière de la Bukovine, sont descendus en radeaux,
au fil de la rivière.

En parcourant du haut Taslau ou de la


les forêts
Bistritza — et Moldavie
de toute on trouve,
la —
partout où il y a des chemins de dévestitures, des
exploitations forestières intenses pour lesquelles on
fait, parfois, venir d'Asie, des Lazes, ces spécialistes
émérites des bois ouvrés.
BACAU — PUSTIANA 167

Une avenue de cerisiers. A droite, un bois de bou-


leaux, dont les troncs minces sont encore éclairés
dans le crépuscule. Au travers des feuillages légers
qui flottent en grisailles, on aperçoit de longues
lignes de montagnes bleuâtres. Au delà, le mystère
des lointains. Et l'on distingue, au-dessus des arbres,
les tours surmontées de boules du monastère de
Varatic.
Des voitures se suivent sur le chemin. Des groupes
de promeneurs. Des femmes en toilettes et en grands
chapeaux. Des officiers. Et maintenant, voici, de
chaque côté du chemin, des villas. Encore blanches
dans le soir commençant, elles ont des galeries, où
des gens élégants dînent aux bougies. On a l'im-

pression non d'une communauté dont la vie doit se

passer en prières et en méditations, mais d'une villé-

giature à la mode.
11 en est bien ainsi. Beaucoup de Roumains laissent
écouler leurs vacances d'été dans ce coin de mon-
tagnes moldaves, qu'ils trouvent plus agréable et
plus frais que les rues de Bucarest.
La longue bâtisse blanche du monastère se dresse,
avec sa galerie supportée par des colonnes blanches.
Tout est fraîchement recrépi. Les maisonnettes des
nonnes entourent l'église qui est au milieu du jardin.
Elle est vaste et sombre. A la lueur des cierges un
prêtre officie. A quelques pas, dans un grand man-
teau noir, une sœur est à genoux.
i68 LA ROUMANIE
Au matin, un marché de fruits et de légumes s'est
installé dans la cour et le monastère a plus que jamais
l'aspect d'un quartier de ville d'eau. Décidément les
âmes moroses ne doivent pas aller visiter ces lieux...

Entre Varatic et la frontière bukovinienne ily a


encore quatre monastères échelonnés : Agapia,
Neamtzu, Rasca, Slatina.
Mon travail m'oblige à des zig-zags nombreux et

après avoir touché Agapia, au lieu de prendre par la

montagne, nous avons rejoint la petite rivière Ozana,


affluent de la Moldova, proche de Neamtzu.
Sur le lit do graviers que les crues répandent très
loin du thalweg, nous avons campé, ayant, en face
de nous, posées à pic au sommet d'un raide dévaloir
déchiqueté, raviné par les pluies, les ruines encore
imposantes de la citadelle de Neamtzu. Elles rap-
pellent aussi les batailles, qui marquèrent sans
relâche, le règne de Stéphane le Grand, le « très
pieux Seigneur, par la grâce de Dieu, prince de la

terre moldave, fils de Bogdan voévode, fondateur et

patron de ce lieu sacré, passé aux lieux célestes


Tan [i5o/j] du mois de Juillet le deuxième jour (în a

7012 luna Julie 2) », ainsi que le dit l'épitaphe de sa


pierre tombale, dans le monastère de Putna.
Nous avons longtemps une large vallée dénu-
suivi
dée, qui commence au sortir de Neamtzu. La route
B A C A U — P U s T I A N A 169

montait lentement et aux chênes avaient succédé les

sapins. Le crépuscule noircissait les montagnes


lorsque nous avons vu apparaître les tours blanches
et les coupoles rouges du monastère de Neamtzu, au
milieu d'une vaste solitude. La route s'arrête là.

La longue façade est trouée d'une porte en arc, et

d'anciennes meurtrières rappellent que le couvent


fut une maison forte. Peut-être existait-il déjà à la
fin du xiv^ siècle? Dans tous les cas la plupart des
bâtiments datent du xv* siècle. Des moines traversent
les cours. M. l'Archimandrite nous reçoit avec la plus
grande afl'abilité.

Dans l'église obscure où, seules les images saintes,


encloses dans des gaines d'argent, renvoyent les der-
niers rayons, les moines, leurs grands voiles noirs
retombant sur leurs épaules, semblent, à cause de
l'immobilité de leurs corps, sommeiller dans leurs
stalles. Les barbes épaisses qui sortent de ces voiles
féminins donnent à ces hommes des aspects étranges,
presque pénibles à regarder, comme s'il s'agissait
d'êtres mythologiques, à sexe indéterminé.

Ce soir, dans un clair de lune intense, monas-


le

tère, tout blanc, avec ses églises, ses pans de murs


éclairés, vous donne l'impression d'une cité de rêve :

une vision très méridionale que nos souvenirs, s'ils

devaient évoquer quelque image réelle, reporteraient


en Italie...
I70 L A R O U M A N I E
Dans la crypte d'une petite église fondée par Alexan-
dre le Bon, restaurée il y a quelques années, se trouve
l'ossuaire pour l'étude duquel je suis venu. A côté
de chaque moine enterré, on a disposé une brique,
sur laquelle sont gravés le nom et les qualités du
mort, et la date du décès. Elle est là comme un
« double ». Quelques années plus tard le squelette
est repris à la terre et la brique gravée est placée dans
une petite boîte, auprès du crâne et des autres os.

Nous marchons vers Falticeni, sous un soleil

d'orage énervant les chevaux. Et nous laissons der-


rière nous la ligne bleue des montagnes, les vallons
élus par les monastères.
Et derrière ces montagnes, d'autres montagnes se
lèvent. Et leurs formes s'entrecroisent et se super-
posent.
Devant nous, s'étend un immense pays bleu, des
champs blonds, des ondulations légères, où les
nuages promènent des ombres bleues. Ce plateau
brûlant que nos chevaux lassés martèlent de leurs
sabots, semble interminable, car la menace de l'orage
s'accentue. Enfin la pluie, violente, diluvienne, s'abat

sur nous et nous la recevons presque avec joie, car


elle a détendu l'atmosphère. D'ailleurs elle ne dure
pas et le soleil reparaît, au moment où nous tou-
chons Falticeni, mollement posée dans un pli de
terrain dénudé.
LES CHEMINS DE FER 171

De Falticeni nous pourrions par une ligne secon-


daire rejoindre la ligne principale de Bucarest-Cer-
novitz et passer ainsi en Bukovine. Cette voie suit,
tout le long, la vallée du Sireth, qu'elle n'abandonne
qu'au nord de Falticeni, àVeresti. Sur elle, s'embran-
chent, dès qu'on a passé le Milcov, — qui est, au mo-
ment oùj'écris, le front de défense des Roumains — la
ligne de Galatz et celle de Jassy. D'Adjud, une trans-
versale, passant par Ocna, franchit les Carpathes,
pour aller rejoindre, après un formidable contour,
la voie de Brasso-Prédéal-Bucarest.

La Roumanie possède un réseau ferré déjà remar-


quablement développé. Evidemment, il est incompa-
rablement plus pauvre que celui de la plupart des
pays occidentaux dans lesquels existe une grande
activité industrielle et commerçante. Tandis que,
parmi ces derniers, on trouve facilement des terri-
toires où, par I 000 kilomètres carrés, la proportion
des voies ferrées dépasse 100 kilomètres, en Rou-
manie, cette proportion tombe à 26 kilomètres
environ.
C'est en 1860 que la première ligne de chemin de
fer fut établie sur le territoire actuel de la Roumanie.
Une compagnie anglaise avait relié Constanza (c'était
encore Kustendje) sur la mer Noire, à Tchernavoda
172 LA ROUMANIE
sur la rive droite du Danube. La Dobroudja apparte-
nait alors à la Turquie. En 1882, quatre années après
le de Berlin, qui enlevait aux Turcs la Do-
traité
broudja, cette ligne fut rachetée par l'Etat roumain.
En r866, on avait commencé, sous le règne du
prince Gouza, la construction de la ligne Bucarest-
Giurgiu. Cette voie ferrée, qui fut la première ligne
de chemin de fer sur le sol roumain proprement dit,

fut ouverte à la circulation en 1869.


Ce n'était là qu'un pauvre petit tronçon, long de
67 kilomètres. Dès Tavènement du prince Carol I",

on se mit à l'œuvre et l'on eut tant de cœur à l'ou-

vrage que, la même année 1869, ^^^ inaugurait le


tronçon moldave Roman-Burdujeni. Dès on ne
lors,

s'arrêta plus et dans toutes les directions du royaume,


des équipes d'ouvriers plaçaient des voies. Et si, en
1869, le total des seulement 172 kilo-
rails atteignait

mètres, il était dix ans plus tard, de i 3i3 kilomètres.


En 1889 on comptait 2 /iôg kilomètres de voies ferrées
et, en 1899, ce total était porté à 8092. Arrêtée en
190:^, cette activité, reprise en 19 10, n'a cessé de
grandir.
Au début du règne de Carol P', la Roumanie n'ayant
point de techniciens, s'adressait à des constructeurs
en dehors du royaume. Quelques rares lignes furent
installées directement pour le compte de l'Etat.

D'autres voies ferrées, cédées à des entrepreneurs


étrangers, étaient exploitées par ceux-ci, avec la
LES CHEMINS DE FER 178

garantie d'un revenu minimum, de la part du gou-


vernement roumain.
Deux compagnies allemandes construisirent les
principales lignes. Mais des difficultés survinrent
entre le gouvernement et ces deux compagnies et les
noms de leurs directeurs retentirent souvent à la
tribune parlementaire. En 1888, après bien des
pourparlers et quelques coups de force, la Rou-
manie acquerrait les dernières voies qui lui restaient
à acheter.

Aujourd'hui, l'Etat roumain s'est réservé le droit

de construire et d'exploiter les lignes d'intérêt géné-


ral. Les lignes d'intérêts secondaires peuvent encore
être concédées à des particuliers.
La plus longue voie de chemin de fer en sol rou-
main part de Verciorova pour aboutir à Burdujéni.
Elle a 820 kilomètres de rail.

Autrefois la Roumanie chauffait ses locomotives


avec des charbons étrangers. Aujourd'hui elle emploie
presque exclusivement des combustibles indigènes :

des bois, des lignites et des résidus de pétrole.


A cet égard, les statistiques sont très intéressantes
à consulter. La proportion des combustibles étran-
gers est devenue tellement minime qu'autant dire
qu'elle n'intervient plus dans la consommation rou-
maine, etles résidus de pétrole, production nationale,
prennent de plus en plus l'avance.
l']k LA R O U M A N 1 E
En 1895, en période de tâtonnements, les locomo-
tivesroumaines brûlaient 2000 tonnes de ces résidus.
Dix ans plus tard, elles consommaient 66820 tonnes.
En 1910 cette quantité était portée à 167000 tonnes.
Ce dernier chiffre montre l'effort accompli dans le

sens d'une concentration économique toujours plus


grande des productions du royaume. Et il s'aug-
mente tous les ans.
mmmmmmm^^

XI

L'ANCIENNE CAPITALE DE LA MOLDAVIE : JASSY

La physionomie de Jassy (Iasi). Les Juifs


DE Roumanie

ASSYestune grande ville. Ses 78000 habitants se

rappellent, non sans mélancolie, que leur cité


fut, pendant presque tout le xix" siècle, le centre
intellectuel de la Roumanie. Ils possédèrent la pre-
mière université du pays. Les cercles littéraires et
les sociétés savantes avaient fait de Jassy, un foyer de
culture, de recherches, de libre discussion, et l'on y
réchauffait, sans cesse, toutes les causes natio-
nales.
Jassy se rappelle aussi, non sans fierté, qu'elle fut

la capitale de la Moldavie. En i565, le prince


Alexandre Lapusneanu quitte Sucéava, jusqu'alors
métropole, pour s'installer à Jassy. Justement, la
ville se relevait de ses ruines. Cinquante ans aupa-
ravant les Tartares l'avaient brûlée et saccagée.
176 LA ROUMANIE
Aujourd'hui Jassy un peu l'impression, non
fait

d'une cité morte —


car elle n'est pas morte du —
moins d'une ville somnolente. Le passant n'est pas
distrait pas l'activité de ses rues. Et si ce n'était la
rencontre de beaux monuments publics et d'églises
nombreuses, on se croirait dans une de ces villes
à la fois mi-cité et mi-campagne comme les pays
neufs de l'Orient européen en offrent aux voya-
geurs.
La position excentrique de Jassy depuis 1878, à
deux pas de la frontière russe —
l'empire que l'on
considérait volontiers comme un dangereux ennemi
— et la concentration de tous les services adminis-
tratifs à Bucarest, sont les raisons pour lesquelles
l'ancienne capitale de la Moldavie a peu de chance,
si les conditions politiques et géographiques restent
ce qu'elles sont actuellement, de retrouver jamais une
place en vue dans le roj^aume et de poursuivre son
développement.
Mais telle qu'elle est aujourd'hui, avec le calme
de ses rues et la paix de ses jardins, Jassy, ré-
sidence du métropolitain de Moldavie, est une ville

que j'aime. Les maisons des anciennes familles


moldaves, l'église Saint-Nicolas fondée par Sté-
phane le Grand, la tour de Golïa, édifiée par Basile
le Loup, et surtout surtout — —
l'admirable bijou
épiscopal l'église des Trois-Hiérarques dont, en
:

i64o, les architectes du même Basile, ornèrent somp-


J A s s Y 177

tueusement la cité, donnent à cette ville silencieuse,


où parfois l'herbe envahit les trottoirs, une attitude
de gravité, de noblesse et de dignité, comme en
montrent encore certaines villes déchues de l'Italie.

L'église des Trois-Hiérarques, restaurée par


Lecomte du IVouy — celui-là même qui restaura
Curtéa de Arges — à elle seule, mérite qu'on s'ar-
rête à Jassy.
Si d'aucuns peuvent lui préférer l'église Saint-
Nicolas, avec sa façade haute en couleur et ses
faïences enluminées parce qu'elle a peut-être plus
de personnalité roumaine, il n'en reste pas moins
que les Trois-Hiérarques est un bijou d'église. A
quel style exactement appartient-elle ? Les profes-
sionnels de l'art prétendent qu'elle est byzantine et
arménienne à la fois, et persane aussi par quelques-
uns de ses caractères. Je ne sais pas. Je me contente
de l'admirer comme une joaillerie de pierres, comme
une des belles œuvres construites par la main des
hommes — qui en font par ailleurs tant de laides, —
et je laisse aux gens compétents le loisir d'en discu-
ter scientifiquement.

Si l'on me demandait : « Que faut-il voir à


Jassy ?» — Je répondrais : « Les deux églises,
puis les cochers Skoptzy, sur la place, et le quar-
tier Juif. »

E. PiTTARD.
178 LA ROUMANIE
On sait le rôle considérable que jouent les Juifs
dans la Roumanie contemporaine, et les diflicultés
auxquelles se sont butés tous ceux qui ont essayé de
régler ce que, dans le royaume, on appelle « la

question Israélite ».

Le Roumain reproche au Juif de son pays, son


amour immodéré du lucre, et il lui reproche aussi
de considérer le sol qu'il habite comme seulement
une colonie d'exploitation I Le Juif répond au Rou-
main qu'il lui est impossible de s'intéresser sociale-
ment un pays qui lui refuse les droits du citoyen.
à

Il faudrait un volume pour indiquer les plaintes


des deux parties. Dans son livre sur la Roumanie,
M. André Bellessort a parfaitement exposé la double
face de ce douloureux problème.
Dans le nord de la Moldavie, les Juifs sont extrê-
mement nombreux. ^A Jassy même, tout le petit com-
merce est entre leurs mains, toutes les boutiques
leur appartiennent, tout ce que vous achetez vous
est vendu par un Juif. Dans
bourgades agricoles
les
proches delà Russie, le Juif est, non seulement négo-
ciant, et trafique de toutes les marchandises qui
peuvent se vendre, mais il est encore l'intermédiaire
obligatoire entre le propriétaire foncier, qui n'a pas
toujours de l'argent liquide, et le paysan qui en a
fréquemment besoin. Les roumains ne labou-
Juifs
rent pas la terre, ils ne retournent aucun sillon. Et
pourtant, dans le royaume de Roumanie, ils sont
L E s J U I F s 179

parfois les maîtres occultes de cette glèbe, sur


laquelle ils ne se courbent jamais.
On l'a remarqué souvent : en Roumanie, le Juif
n'est ni domestique, ni ouvrier rural. Ce n'est pas
que la force physique lui manque pour conduire la
charrue ou pour lier les gerbes —
il est au moins

aussi bien nourri que le paysan à qui sa religion


impose tant de jeûnes — mais ce travail où son
intelligence particulière n'interviendrait pas, il ne

pourrait pas, ne peut pas l'accomplir. Ce qu'il lui


il

faut, c'est une besogne où son initiative puisse entrer


en jeu.
Et l'on reproche aussi aux Juifs de Roumanie leur
incroyable discipline'^sociale, leur sens corporatif si

étendu — tel un « sens ethnique », — qu'aucun


d'entre eux, si lointain soit-il, ne peut être exclu de
cette sorte de syndicat théocratique. Leur organisa-
tion religieuse a des liens si nombreux et si solides

qu'elle tisse, autour des six cents synagogues et


maisons de prières, comme une robuste et souple
chaîne rabbinique qui retient chaque Israélite dans
le giron d'une Eglise unique, sans avoir l'apparence
d'enrayer sa liberté individuelle.
Et cependant les Juifs de Roumanie n'ont pas,
comme les autres Églises une autorité supérieure
chargée d'ordonner et de surveiller l'exercice du
culte dans tout le pays. Individualistes à outrance
dans le domaine de leur vie matérielle, et centralisa-
i8o LA ROUMANIE
teiirs décidés pour leur vie spirituelle, ils réussissent,
grâce à leur extraordinaire intelligence, à associer
ces deux conceptions presque antagonistes de la

vie sociale.
Le problème juif est passionnant.

J'ai visité les quartiers israélites des villes que je


traversais : à Bacâu, à Piatra, à Jassy, à Galatz, à
Bucarest, et même dans les bourgades de la

Dobroudja où Avec
les Juifs ont réussi à se faufiler.
cordialité ils m'ont reçu dans leurs maisons de
prières. Et quelques-uns d'entre eux m'ont fait leurs
doléances qui étaient celles de leurs trois cent mille
coreligionnaires, car, partout où vous le rencontre-
rez, le Juif de Roumanie vous dira, et nous n'avons
pas le droit de douter de sa parole, à quel point il

déplore la situation « d'outlaw » qui lui est faite, à

lui qui ne demande qu'à allier ses forces à celles des


autres habitants du royaume.

Du point de vue ethnique les Juifs de la Roumanie


ne sont qu'en partie de véritables Juifs. La plupart
d'entre eux sont seulement des judaïsés.

Toute la banlieue autour de Jassy est comme un


terrain vague, où s'entassent les boutiques les plus
hétéroclites, où s'associent les métiers les plus invrai-
semblables. Le Juif, qui n'est pas citoyen, n'édifie
L E s J U I F s i8i

pas une maison durable. Il ne plonge pas des racines


matérielles dans une terre qui n'est pas sienne. Et
ce quartier dont les bicoques vont à diu et à dia, au
devant desquelles il n'y a jamais un jardin, où pas

un arbre même n'étend ses branches, me parait être


le symbole de ce groupe humain qui, dans ce pays,

pourtant hospitalier, n'a pas trouvé une patrie. On


sent qu'il y est entreposé.
Les Israélites ne sont guère mieux installés, socia-
lement, sur le sol roumain que ne sont installés tous
ces hangars en planches dressées, ces bâtisses en
torchis, édifiées en quelques jours par leurs pro-
priétaires juifs, et que quelques heures suffiront à

transporter ailleurs...

Nous rentrons dans le centre de la ville par des


rues presque désertes, paisibles comme des rues
de béguinages. Et nous retrouvons l'impression de
calme qui nous a frappé dès notre arrivée.
Mais l'apparence endormie de Jassy n'est qu'une
apparence. Nous savons qu'au fond de ces verts jar-
dins, que derrière ces persiennes closes, on cherche,
on travaille, on pense. Comme au temps de sa gloire,
Jassy est restée une ville studieuse. Son université
et ses cénacles scientifiques font, sans beaucoup de
bruit, de la besogne utile. Les traditions intellec-
l82 LA ROUMANIE
tuelles,malgré des conditions défavorables, se sont
maintenues. Et si la Roumanie fait, dans le monde,

figure d'un pays cultivé, Jassy peut revendiquer une


bonne part de cet honneur. La statistique des
hommes illustres du royaume nous le démontrerait
facilement.
XII

DANS LES MONTAGNES DE SUCEAVA

La vallée du Sireth. — Le long de la frontière


BUKOVINIENNE. — Au MONASTÈRE DE SlATINA. —
Le paysan roumain.

-T— -p ous rejoignons par Târgu Frumos, la vallée


^L du Sireth.
-L ^ Cette longue vallée, à la fois chemin d'eau
et chemin de fer, et qui, sur 4oo kilomètres de trajet
en terre de Roumanie, draine toutes les eaux des
Carpathes moldaves et presque toutes les eaux du
plateau de Vaslui, a possédé la première route réelle
de Roumanie. Jusqu'en i832, date du Règlement
Organique, il n'existait pas de routes proprement
dites dans les Principautés. Le passage répété des
carroutzas, dans la direction la plus favorable aux
chevaux, traçait des pistes régulières que tout le
monde suivait. Aujourd'hui encore le Baragan et la
Dobroudja montrent partout de tels chemins.
i8/4 LA ROUMANIE
A partir du Règlement Organique, on appliqua les
prestations de trois jours, dues par chaque habitant,
à la construction des routes. Mais celles-ci ne proje-
tèrent pas bien loin leur macadam. En 1866
y avait il

dans le pays, i 096 kilomètres de routes empierrées.


Aujourd'hui il y en a 3oooo kilomètres.

Falticeni se trouve justement sur cette vieille route


du Sireth qui, de là, pénètre en Bukovine, dans le
cœur de l'ancienne Moldavie, vers Sucéava qui fut sa
capitale et vers Campulung. Nous la suivons jusqu'à
deux pas de la frontière, puis nos chevaux, tournant
leurs têtes à gauche, reprennent la direction des
montagnes.
Elles grandissent à l'horizon, superposant leurs
plans, de plus en plus pâles. Nous entrons dans la

forêt. La Moldava, au perdu dans un immense


flot

lit de cailloux et de roseaux, est passée sur un pont


interminable et à la nuit, nous arrivons à Mâlini, où
nous goûtons, chez l'instituteur du village, le charme
de l'hospitalité gracieuse et dévoviée qu'en général
les Roumains savent offrir à leurs hôtes.

Ce matin, le soleil se lève sur le jour de la Trans-


figuration de Notre-Seigneur. De Mâlini partent des
carroutzas chargées de paysans, vêtus de leurs ma-
MONTAGNES MOLDAVES i85

gnifiques gilets, ces cojocs en peau d'agneau, dont


les broderies et les incrustations de cuirs multicolo-
res, aux thèmes ingénieusementvariés,fontle bonheur

des yeux et dont un examen comparatif serait un


intéressant sujet d'études ethnographiques.
Les femmes, leurs hanches étroitement moulées
dans la fota, ont mis leurs plus belles chemisettes
abondamment brodées et pailletées.

Et notre chariot, affreusement secoué par d'invrai-


semblables ornières, prend la file.

Les bois de bouleaux commencent à jaunir. Us


éclairent les forêts de hêtres auxquels ils sont mêlés.
Un long clocher blanc se dresse au-dessus des ver-
dures.
Il est flanqué de trois tours basses à doubles boules
qui s'édifientchaque angle du mur de fortification.
à

Au-dessus de la porte d'entrée, une tour blanche.


Tout autour de nous, les forêts de sapins dont les
arbres descendent jusqu'aux murailles d'enceinte.
De nombreux montagnards sont déjà là, les uns,

venus comme nous, de la Roumanie, les autres de la

Bukovine. Ceux-ci viennent rafraîchir leur nationa-


lisme ethnique au contact des Roumains du royaume.
D'ailleurs ils arrivent d'une région où l'histoire

ancienne de la Roumanie se lit dans chaque nom de


village etoù l'on pourrait dire que chaque pierre de
lamontagne, que chaque arbre delà forêt se souvient
des luttes héroïques du passé Sucéava, Campulung,
:
i86 LA ROUMANIE
Piitnal Tous les échos répètent encore le nom de
Stéphane le Grand, le voïvode célèbre de Moldavie
dont le visage mystique rayonne encore dans ce pays.
Les paysans qui ne savent pas grand'chose de l'his-
toire de ce prince, ont comme une intuition de sa
grandeur. Et si vous leur demandez pourquoi ils lais-
sent pousser leurs cheveux qu'ils portent en ondes
sur les épaules, ils vous diront, non sans orgueil, que

c'est une coutume, datant d'Etienne, qu'ils ont con-


servée.
Ces Roumains des deux pays n'oublient pas qu'en-
semble leurs ancêtres, qui n'étaient pas séparés par
les frontières actuelles, ont marché dans les armées
de Stéphane, lorsqu'il combattait contre le Turc, con-
tre le Hongrois, contre le Polonais, contre le Tar-
tare.
Ils parlent la même langue, ils chantent les mêmes
chansons, ils portent les mêmes vêtements, ce cos-
tume ancien qui semble remonter aux Daces de la

colonne Trajane et qui ne se modifie guère chez les


hommes. Les femmes hélas, ces destructrices de toute
ethnographie, — c'est aussi la faute des Juifs qui leur
apportent des confections occidentales — commen-
cent à abandonner leurs costumes nationaux pour
les remplacer par les inintelligentes et laides modes
de chez nous.
En ce jour de fête religieuse, ceux de Moldavie et

ceux venus de l'autre côté, fraternisent comme si les


MONTAGNES MOLDAVES 187

bornes politiques ne les séparaient pas. Et l'étran-


ger qui les regarde avec sympathie et qui constate
cette unité ethnographique, comprend les désirs des
nationalistes roumains de rattacher à leur couronne
— si les Bukoviniens y consentent — ce fleuron légi-
time.
Le soleil caniculaire coule à flots. Les groupes
mangent leurs provisions, rassem-
assis sur l'herbe
du puits dont ils tirent l'eau dans des seaux
blés près
suspendus à des poulies; d'autres font cercle autour
d'un Juif qui débite des pains ; ils entrent et ils sor-
tent d'un local obscur où un prêtre distribue des
assiettes de soupe : ces réjouissances modestes sont
celles où se plaît le paysan roumain, réservé dans sa
tenue, simple dans ses goûts, « bon enfant » pres-
que toujours.
Dans ce décor de murs blancs auxquels sont accro-
chées des galeries supportées par des colonnes blan-
ches, ce va-et-vient continuel des costumes blancs
semble une harmonie volontairement composée. Sur
ce fond éblouissant, les gilets aux cuirs mosaïques,
les ceintures ornementées, les blouses pailletées des
femmes, leurs riches fotas, toutes ces broderies, ces
perles des colliers, les soies et les laines, les cha-
peaux noirs des hommes, les fichus divers et cha-
toyants, les passementeries, tous ces paillons d'or et
d'argent, font une merveilleuse symphonie de tons
que Théophile Gautier aurait aimé décrire.
i88 L A R O U M A N I E
Le roi possède, dans les environs de Mâlini, de
grands domaines appartenant à la Couronne, et que
gère, tel un dieu agricole et sylvestre, un homme
que tout le monde connaît en Roumanie et sur lequel
— chose rare dans ce pays où les luttes politiques
dégénèrent rapidement en invectives il n'y a—
qu'une voix et c'est une voix de louanges. Cet
homme est M. Kalindéro. J'emporte le regret de
n'avoir pu le rejoindre. Mais, à peine de retour chez
moi, M. Kalindéro m'envoyait une série de brochures,
toutes plus instructives les unes que les autres, et
dont j'extrairais, si j'en avais la place, une foule de
renseignements utiles pour celui qui voudrait con-
naître le développement économique de la Rouma-
nie dans quelques-uns de ses détails.

Nous dépassons les dernières maisons du bourg


de Mâlini, petites maisons de bois, aux toits pointus,

aux fenêtres minuscules. Elles sont espacées et soi-

gneusement encloses de palissades. Je suis frappé


de constater, chez les hommes qui sont auprès, com-
bien ils ont fréquemment les yeux clairs et combien
leurs petits enfants sont souvent blonds.
Et je me rappelle qu'il y eut, au xiii* siècle, dans le

nord delà Transylvanie et en Bukovine, des colonies


de Saxons dont les membres passèrent, à maintes
MONTAGNES MOLDAVES 189

reprises, sur le territoire de la Moldavie et s'y fixè-


rent. La forteresse de Neamtzu fut, dit-on, cons-
truite par les Saxons venus de la bourgade de Bis-
tritza,en Transylvanie. Peut-être faut-il chercher
dans cette direction l'origine ethnique de ces gens
dont les cheveux et les yeux sont si clairs?...
Au grand nous allons vers l'occident retrou-
trot,

ver la vallée de la haute Bistritza, et, bientôt, nous


entrons dans une zone boisée, extraordinairement
touffue, composée des deux éléments classiques
de la grande forêt montagneuse le hêtre et le
:

sapin.
Une fraîcheur enveloppe le paysage. Dans un ciel

gris de plomb, un soleil sans éclat décline vers la

haute barrière verte qui ferme l'horizon.


A huit heures du soir nous tombons dans une
vaste exploitation forestière, où d'immenses scieries
débitent des planches de sapins par milliers, et un
sylviculteur du roi, nous offre, pour la nuit, le con-
fort de sa maison blanche.

Dans le matin rasséréné, nous montons en lacets


au travers de l'énorme forêt, dont les sous-bois, rem-
plis de fougères, rappellent les forêts de l'Europe
centrale. Des sorbiers, dont les baies rouges éclatent
au milieu des verdures, bordent le chemin. Notre
iQo LA ROUMANIE
regard franchit à l'horizon des séries de montagnes
dominant de molles ondulations, semblables à celles

de la Bosnie.
Des sapins. Encore des sapins. Ils s'élèvent très
haut, s'efforçant de dresser leurs cîmes dans la

lumière. Et comme ils tendent toutes leurs forces


vers ce but, ils n'ont donné que peu de vitalité à leurs
branches qui paraissent inertes, à côté des troncs
jaillissants.

Sur cette masse sombre des arbres résineux, de


place en place, des taches couleur de rouille. Ce
sont les hêtres condamnés à mort, dont les feuilles
desséchées, en plein été, marquent la fin préma-
turée d'une existence qui pouvait être encore longue.
Dans ces territoires, les hêtres, beaucoup plus diffi-

ciles à débiter que les sapins, sont des arbres sans


valeur marchande ; et comme ils prennent une place
qui pourrait être donnée au sapin, les sylviculteurs,
sans merci, les entaillent à la base et l'arbre ainsi
mutilé meurt lentement. Dans la forêt puissante, d'ap-
parence éternelle, ils mettent une note de maladie
et de tristesse.
Ces arbres, dont la morphologie est une des plus
belles qui soient et qui interrompent si heureuse-
ment, par la légèreté et la clarté de leurs feuillages,
la lourde monotonie des conifères, sont considérés
par les forestiers comme des parasites. Messieurs les
sylvicuteurs, au nom de la beauté des arbres, au
MONTAGNES MOLDAVES 191

nom de Sylvain dieu des champs et des forêts, pitié


pour les hêtres de Sa Majesté le Roi...

Aujourd'hui, nous avons passé dans la vallée de la

Néagra, et suivi une rivière étroite, dont l'onde


était transparente comme un cristal. La vallée, très
resserrée, laisse descendre la forêt jusqu'à la route.
Nous montons toujours. Dans les clairières croissent
abondamment des fleurs parmi lesquelles je recon-
nais celles de mon pays : des aconits, des gentianes
bleues. Les pâturages sont enclos de barrières,
comme les alpages de la Suisse.
Un petit village aux maisons de bois. C'est diman-
che. Les paysans sont assis sur des troncs d'arbres
et composent un groupe pittoresque qui se profile
sur le bleu lointain des plus hautes montagnes. Ils

sont immobiles, les plus vieux appuyés sur leurs


bâtons. Ils échangent de rares propos.
On nous dit que dans les environs habite un Fran-
çais. Nous allons voir. Dans une maison propre,

entourée d'un clos bien cultivé et tout fleuri, nous


rencontrons la famille d'un Suisse du canton de Fri-
bourg. Malheureusement M. C. est dans la montagne.
Nous lui envoyons une salutation fraternelle.
La route devient trop rapide pour les chevaux.
Nous descendons et faisons à pied les derniers kilo-
192 LA ROUMANIE
mètres. Des pâturages veloutés ondulent au soleil.
Devant nous, entre deux sommets arrondis, un col
tend sur le ciel, une ligne verte mêlée de jaune.
Un vent pur, un vent frais, nous souffle au visage.
Nous arrivons dans une prairie aussi fleurie qu'un
pâturage de nos Alpes et nous nous étendons avec
délices dans l'herbe drue, dans 1 herbe parfumée.
De chaque côté, les chaînes carpathiques se succè-
dent de plus en plus bleues, dans le lointain. Nous
sommes à l'extrême frontière, dans l'endroit même
où se livrent aujourd'huides rencontres sanglantes...

A Dorna, devant les auberges s'attablent des grou-


pes endimanchés. Au pied du village se forment de
longs radeaux de bois qui descendront la Bistritza.
Nous allons nous mêler aux habitants. Ils nous
accueillent avec bonne grâce, nous font une place
et
sur les bancs, à côté d'eux. Et malgré la disparité de

nos costumes (comme ils sont laids comparés aux


leurs I) de notre langage, de nos habitudes, qu'ils
devinent différentes aussi de leurs habitudes, nous
arrivons très vite à nous comprendre.
Sur la place, les paysans dansent la calme, la me-
surée, la mélancolique hora. Des vieillards aux mous-
taches tombantes et aux longs cheveux, coiffés du
chapeau rond, regardent leurs fils et leurs filles, se
LE PAYSAN ROUMAIN 198

donnant la main, et tournant lentement aux sons


d'une grêle musique.
Cette hora, nous l'avons vue danser par tout le pays
roumain : dans la montagne et chez,
plaine et dans la
les colons des bords de mer Noire. Elle est comme
la

un geste symbolique. Tous les hommes et toutes les


femmes du royaume, ceux des Carpathes et ceux du
Danube, ceux de la Dobroudja et ceux qui habitent
au bord du Pruth, entourent ainsi la patrie roumaine
en se donnant la main.

Ici, sur ces montagnes, comme à Slatina, comme


partout dans laMunténie ou dans la Valachie,
comme dans laDobroudja où nous avons longue-
ment vécu, et où nous avons connu l'homme de la
glèbe de très près, nous avons chaque fois, senti
grandir notre affection pour le paysan de Roumanie.
Sous un aspect indolent, le paysan roumain cache
un esprit vif, une intelligence éveillée. A maintes
reprises, j'en ai eu la preuve. Mes recherches anthro-
pologiques, il ne pouvait pas les comprendre com-
plètement. Toutefois la partie qui était saisissable
pour un esprit non préparé, mais lucide, il la devi-
nait aisément et il s'y intéressait tout de suite.
Les voyageurs ont souvent noté la méfiance du
paysan roumain. On a même dit qu'il était rusé et
E. PiTTARD. l3
ig/î LA ROUMANIE
sournois. Je ne crois pas qu'une telle définition soit
juste. Elle le serait, que ces hommes auraient pour
excuses le long passé de leurs souffrances et la quasi-

servitude économique dans laquelle ils ont presque


toujours été tenus.

Le paysan roumain, s'il n'a pas inventé et c'est —


à savoir —
l'art charmant qui distingue ses objets

familiers, sa maison de bois, souvent si joliment


sculptée, les pièces ornées de son costume, ou les
broderies de son intérieur, a su, par un miracle qui
n'a pas, hélas, touché les paysans de l'Occident, con-
server cet art et le transmettre à ses descendants.
Les hameaux si simples de la Roumanie ont été le
conservatoire de l'art véritablement roumain, comme
ils ont été le conservatoire de la poésie roumaine et
des traditions nationales.

Le paysan roumain, tout illettré qu'il soit en géné-


ral, est un artiste et un poète. Allez au musée ethno-
graphique de Bucarest et vous verrez son sûr ins-
tinct de la beauté : lisez les nombreux volumes, où
sont consignés les légendes, les contes, les balla-
des, les rapsodies populaires, et vous comprendrez
la profondeur, la mélancolie, la grâce de son inspi-
ration.

Le paysan roumain a, comme on dit, de l'allure.

Bien pris, souple, ses mouvements ont une élégance


LE P x\ Y S A N R O U M A ï iN 196

naturelle que les bourgeois, avec leur élégance


apprise, sont loin d'égaler.
Le sang qui coule dans les veines du berger et du
laboureur de Roumanie demeure le plus pur sang
roumain. Les pâtres n'ont pas connu, comme les gens
des villes, les mésalliances. Tels ils étaient lorsque
l'histoire a enregistré leur présence pour la pre-
mière fois, tels ils sont restés. Et la bourgeoisie rou-
maine, qui est en train de s'élaborer, puisera, au
fur et à mesure de sa formation, à ce fonds si gé-
néreux, le meilleur d'elle-même.

Le Roumain de la campagne — cultivateur ou ber-


ger — est très attaché à son sol, à la terre où ses
aïeux ont tant peiné et tant guerroyé. 11 sait que la
maison qu'il habite, cachée au creux du vallon ou
plantée à l'orée du bois, protecteur en cas d'alarme,
plusieurs fois rebâtie, n'en est pas moins
si elle a été

lamaison des ancêtres. Les murs blanchis à la chaux,


ornés de tapis que les femmes ont tissés et de brode-
ries, s'ils ne sont pas les murs qui ont vu les arrière-
parents, ont été, cependant, édifiés à la place même
où ceux-ci avaient construit leur maison. L'âme des
aïeux les habite, comme elle habite la forêt, également
renouvelée, et les rochers d'alentour. Elle erre avec
le ruisseau qui descend la colline. Elle n'a jamais
quitté la crête des monts sur laquelle nous sommes
et d'où l'on distingue le dévalement des montagnes.
196 LA ROUMANIE
Par delà ce relief accidenté il y a le plateau, il y a
la plaine,
il y a le Danube
y : il a toute la patrie rou-

maine. L'âme des ancêtres n'a jamais déserté cet


horizon.
Le paysan roumain a faitle royaume de Roumanie,

cette Roumanie qu'il nourrit de son travail journa-


lier. La patrie qu'il habite, depuis l'aube de son his-

toire, a généreusement arrosée de son sang.


été
L'Europe chrétienne peut lui vouer une reconnais-
sance sans bornes car il fut un rempart courageux
contre la vague irrésistiblement lancée, des Osmanlis.
Je n'ai pas à juger la politique de ses dirigeants, à
quelle époque que ce soit des aventures historiques
du pays roumain, mais je sais que les gloires de la
Roumanie ont été écrites avec la vaillance du paysan,
de l'homme^à cojoc, et à opintches, de l'homme à
caciula...
DANS LA DOBROUDJA

 mon cher compagnon de route.

E. P.
i
XIII

COUP D'ŒIL GENERAL SUR LA DOBROUDJA

La Dobroudja. — Coup d'œil général sur ses élé-


ments GÉOGRAPHIQUES. — LeS AALLUMS DITS DE
TrAJAN. — La MANIÈRE DE VOYAGER. — LeS CHEVAUX
DE Dobroudja.

^----- ATLAGEAK, Kara Murât, Parachioi, Babadagh,


1 dont les noms sont tous les jours estropiés par
-*- les journaux, petites bourgades posées au ras
du sol ou blotties dans un pli de terrain, je revis les
200 LA ROUMANIE
heures que j'ai vécues chez vous, au cours de mes
longues randonnées. Et Mangalia toute blanche, sur
sa falaise, au bord de la mer Noire, où souffle sans
cesse le vent du large, faisant frissonner ses maigres
acacias, petite ville exquise, restée d'aspect turc,
avec, en arrière d'elle, le lac étroit et sinueux ou
trempe le pied des collines pelées. Et voici encore,
sur le front de bataille des premiers jours, llanlik,

habité par les Gagaoutz, considérés comme les


descendants des Koumanes, Kara Omer, Enisemli
et Doua Maiu, le village des mutilés volontaires. Que
de fois, dans toute cette région qui va de la mer
Noire à Silistrie, à Tchernavoda et à Mahmudia, j'ai

passé et repassé !

Pendant des mois vous m'avez donné le spectacle


opulent, journalier et toujours nouveau des levers et
des couchers de soleil sur les étendues blondes ou
grises, que ne peuvent connaître ceux qui n'ont jamais
habité les grandes plaines. Dans cette terre aux
lignes simples, au milieu de ces hommes peu com-
pliqués, vivant encore la vie patriarcale du pasteur
et du laboureur, j'ai senti couler quelques-unes de

mes meilleures heures. Les départs au petit matin,


dans l'air léger qui faisait se lever les vagues bleues
ou jaunes des steppes, le travail de la journée sur
une terre accablée de soleil caniculaire, les retours,
le soir, alors qu'un dernier rayon cernait les dos
arrondis des moutons qui se groupaient pour la nuit
D ANS LA D B R O U D J A :20i

et que la du berger s'agrandissait sur


silhouette
l'horizon, mon souvenir avec une net-
remontent à

teté émotionnante. C'est que cette terre, au bord de


laquelle « mon cœur n'a jamais cessé d'errer », est
en ce moment-ci en proie à la misère sans nom de la
fuite et de l'épouvante. Je me représente les files de
chariots partant pour le Nord, emportant toute la
fortune des pauvres paysans, et je vois toutes les
petites maisons, de boue séchée et de pierre, aban-
données... Villages aux noms turcs, villages aux
noms roumains, villages aux noms bulgares, villages
aux noms tartares, qu'êtes-vous devenus?

Le territoire de la f)obroudja cédé à la Roumanie


par le traité de Berlin constitue une petite unité
géographique.
Après avoir été, grâce au soulèvement de quelques
masses éruptives, un chapelet d'iles que l'océan
secondaire enveloppa et aux pieds desquelles il
déposa les sédiments jurassiques et crétaciques
qu'on retrouve sur leurs bords, elle est encore au-
jourd'hui une sorte d'ile. Elle est plus élevée que
tout son entourage. A l'Ouest, elle domine, par- des-
sus la coupure où passe le Danube, les grandes zones
plates du Baragan et de la basse Jalomitza. Au sep-
tentrion, ce sont les étendues deltaïques, et les
202 LA ROUMANIE
grands lacs de la Bessarabie ; à l'Est, la mer Noire.
Et, presque partout, sauf au Midi, ses frontières
sont limitées par la crête d'une falaise, d'où l'on
domine de vastes horizons.
Avec quelques lambeaux des Carpathes de Vala-
chie, la Dobroudja est, en partie, la terre la plus
ancienne du royaume roumain. Émergée à la période
primaire, elle subit encore, au début de l'ère secon-
daire, un soulèvement. Dès lors elle s'isole dans sa
partie septentrionale presque complètement.
Mais elle jouera néanmoins, dans l'histoire de la

Roumanie, un rôle considérable. Lorsqu'au tertiaire

l'écorce terrestre commencera les plissements qui


conduiront à créer le relief carpathique — comme
celui, d'ailleurs, de l'Europe centrale et occidentale
— elle trouvera, dans le bloc ancien et résistant de la

Dobroudja, l'appui sans lequel elle ne peut rien. La


Moldavie et la Valachie sont redevables de leur exis-
tence architecturale à la Dobroudja.

Le nord de la Dobroudja est un enchevêtrement


de collines (on les appelle quelquefois les petits Bal-
kans de Dobroudja) qui, vers l'occident, sont consti-
tuées par des granits —
sérieusement exploités au-
jourd'hui, à Greci, — et, vers l'Est, par des terrains
jurassiques et crétaciques arrangés en une suite de
mamelons arrondis, et de faibles hauteurs. Tandis
que les premières sont nues — et, lorsque vient le
i) ANS LA D O B R U I) J A 2o3

soir, le soleil y déploie toutes les richesses de ses


teintes — les secondes sont couvertes d'épaisses
forêts de chênes. Ces dernières se [)rolongent jus-
qu'aux bords du Razelm et naguère, lorsque nous

les traversions, elles étaient encore le refuge de


quelques brigands de marque.
A l'est de cette région montueuse, dont l'altitude
atteint /i56 mètres au sud d'isakcea, presque en face
de Reni où s'embarquèrent les troupes russes, se
trouve la région des lagunes. Elle occupe d'im-
menses espaces au sud du bras danubien de Saint-
Georges. Elle est surtout représentée par le Razelm,
et le lac Sinoé, qui s'étendent sur un espace de
80000 hectares. Ces lagunes vont en se rétrécissant
vers le Midi ; elles sont séparées de la mer Noire par
d'étroites bandes de terre levées de sable formées
:

par les vagues et qui, en s'accumulant sans arrêt,


augmentent la superficie du sol roumain. Par de
petits goulets coupant ces langues de terre, d'ailleurs
très basses, les lagunes communiquent avec la mer.
Ces masses d'eau, — anciens golfes aujourd'hui
pius ou moins enfermés et transformés en eau douce,
— possèdent beaucoup de poissons. Sur leurs rives,

les villages des pêcheurs Lipovans se sont installés


et ils fournissent à l'Etat roumain, qui en a le mono-
pole,non seulement le produit direct de leur pêche,
mais encore des quantités notables de caviar.
En certains endroits, ces lagunes sont bordées par
2o/j LA ROUMANIE
des roselières immenses. Elles abritent tout un
monde d'oiseaux aquatiques.

Le sud de Dobroudja a l'aspect général d'un


la

plateau, coupé, dans les différents sens, par des


dépressions où coulaient jadis des cours d'eau. Ce
plateau, dont l'altitude maximum oscille de 200 à

3oo mètres, est formé par des couches secondaires


et tertiaires, recouvertes par un épais manteau de
lôss. Cette poussière jaunâtre qui, en certains points,
s'est déposée sur d'énormes épaisseurs est venue du
Nord et du Nord-Est. Les vents de la Russie méri-
dionale, ramassant au passage les fins limons laissés
par le départ des glaciers quaternaires, les appor-
tèrent sur le plateau dobroudjien et les répandirent
presque partout, comblant les dépressions, nivelant
le sol petit à petit, adoucissant le relief. Les graines
des plantes steppiques trouvèrent là un terrain favo-
rable. La végétation gagna les étendues et les fixa.

Mais aujourd'hui encore ce lôss est en continuel


remaniement. Sur les pistes qui sillonnent la Do-
broudja, les pieds des chevaux et les roues des cha-
riots rendent mobiles des millions de particules
qu'aussitôt le vent soulève et transporte en pous-
sières aveuglantes.
Si le lôss était arrosé en suffisance et avec régula-
rité, il constituerait des terres extrêmement fertiles.

Dans la Dobroudja du Sud l'eau est très rare. Elle


^'^
DANS LA D O B R O U D J A 2o5

ne court jamais libre sous le ciel. 11 faut la chercher


loin de la surface et partout creuser des puits. Et ces
puits quelquefois ne fournissent de l'eau qu'à une
telle profondeur que remonte des seaux est tout
la

un problème de mécanique corde passant sur une


:

poulie et qu'on tire en horizontale, corde s'enroulant


autour d'un immense dévidoir que tourne un cheval,
balanciers installés à grands frais dans ce pays qui,
presque partout, ne possède pas un arbre : tous les
procédés ont été employés pour capter l'eau rare,
l'eau précieuse, l'eau vivifiante. On pourrait appli-
quer à cette Dobroudja du Sud, et dans toute sa
signification, le proverbe canarien : « Qui trouve un
filet d'eau trouve un filon d'argent. »

Lorsque le printemps apporte au sol le contingent


nécessaire de pluie, le loss laisse épanouir la plus
merveilleuse des floraisons steppiques. Alors les
plantes dépassent la hauteur de l'étrier et si loin que
la vue peut s'étendre ce ne sont que des ondulations
bleues, jaunes, violettes, rouges, qu'aucun arbre
n'interrompt, et où le vent creuse des vagues par-
fumées.
Aujourd'hui une grande partie de ces steppes sont
devenues des terrains de cultures et les Dobroud-
jiens y font de larges moissons de blé, de mais,
d'orge et de lin.

Entre Tchernavoda et Gonstanza (l'ancienne Kus-


2o6 LA ROUMANIE
tendje turque, l'ancienne Tomes des Romains — c'est
là qu'Ovide fut exilé — ) court la profonde dépression
du Karasou, que remplissent en partie les grands
marécages de Medjidié. C'est la ligne que Trajan
fortifia.

Il existe sur ce trajet, où passe le rail du chemin


de fer, trois lignes de fortifications, établies : l'une pro-
bablement par les Daces, les autres par les Romains.
Deux sont en terre ; la troisième est un mur de
pierre. A quatre kilomètres environ de Constanza,
les trois vallums se croisent et paraissent se confon-
dre, puis ils se séparent et marchent parallèlement

vers Danube. Leur longueur est de 60 à 70 kilo-


le

mètres. Le petit vallum en terre est celui qui est


situé le plus au sud (vallum des Daces).
Le grand vallum de terre seul est, croit-on, l'œuvre
de Trajan; il est situé le plus au Nord. 11 est adossé

à une chaîne serrée de camps retranchés ou castella


en pierres. Le troisième vallum est construit en
pierres cubiques et fortifié, de distance en distance,
par des castella en maçonnerie. Il est, paraît-il, l'œu-
vre de Constantin. Ces deux derniers vallums pro-
tégeaient les frontières septentrionales de l'empire
contre les invasions des Barbares, et leur force dé-
fensive était augmentée par la présence des marais.
Sur les hauteurs qui sont au Sud de ces vallums,
les Alliés de la guerre de Crimée avaient établi des
campements. En 1877-1878, les Turcs y installèrent
DANS LA D O B R O U D J A 207

des batteries contre les Russes. Tous ces emplace-


ments sont encore visibles aujourd'hui.
C'est dans ce triangle qui va de Silistrie à Con-
stanza et à Mangalia qu'une division française de la
guerre de Crimée perdit un si grand nombre d'hom-
mes atteints du choléra...

La Dobroudja est une extraordinaire mosaïque de


races. Les Turcs et les Tartares y coudoient les Rou-
mains et les Bulgares et, tous, ils sont groupés en
villages ethniquement compacts. Point de rencontre
de l'Asie antérieure et de l'Europe orientale, la Do-
broudja pût être pour les uns une escale et pour les
autres un abri. Les premiers y rencontrèrent la large
vallée du Danube, qui laisse apparaître, sur la rive
gauche, les terres basses de la Valachie orientale, et

leurs désirs purent se donner carrière. Les seconds,


après avoir passé le fleuve ou abordé par la mer, se
sont arrêtés dans cette presqu'île qui assurait leur
vie et y sont demeurés. Lazes, Kurdes, Armé-
ils

niens, Tcherkesses, Tartares, colons allemands et


colons russes. Roumains de Transylvanie ou du
royaume, Bulgares, Serbes, Turcs, Grecs, Albanais,
Tziganes nomades, et combien d'autres : ceux qui
disparaissent petit à petit, comme les Arabes, les
Tcherkesses et les Nègres, et ceux qui ont prospéré,
2o8 LA ROUMANIE
ayant tous gardé leurs mœurs, leurs costumes et

leurs langues, ils constituent le microcosme eura-


sique, le magnifique laboratoire d'ethnologie com-
parative dans lequel, pendant cinq années de recher-
ches assidues, j'ai tendu mon efFort anthropologique.

Pour pénétrer en Dobroudja, deux chemins s'of-


frent à nous ce sont d'abord les voies ferrées qui
;

aboutissent à Galatz ou à Braïla, c'est ensuite le che-


min de fer qui traverse le Baragan et dont la halte
de Fetesti est la dernière station valaque. Des deux
premières villes danubiennes —
ce sont les termi-
nus des Moldaves, — il faut traverser le fleuve en
bateau Macin de Fetesti, le rail con-
et pointer vers ;

tinue sa route par Tchernavoda sur Constanza ;

c'est la voie directe lorsqu'on arrive de Bucarest.

Peu de temps après avoir quitté la capitale de la


Roumanie, on aborde les vastes plaines du Baragan
et, presque tout de suite après la gare de Fetesti, on
trouve le Danube. En cet endroit, il forme deux
bras principaux : le plus important, celui de l'est,

est le Danube proprement dit ou Dunârea au bras ;

le plus petit, on a donné le nom de Borcéa. Entre

eux, s'étend une plaine d'inondation. En été, elle est


couverte d'une maigre végétation grise formant des
DANS LA DOBROUDJA 209

bouquets espacés, et coupée par de nombreux maré-


cages. Il en émerge des toufl'es de roseaux qui, de
la distance où nous sommes, forment des îles noires.

Une foule d'oiseaux aquatiques s'abattent sur ces


eaux calmes : on en voit des troupes nager ; des
hérons et des cigognes s'envolent bruyamment au
passage du train.
Au moment des grandes crues le fleuve remplit
ce lit majeur, complètement, et couvre alors de ses
eaux troubles toute la plaine d'inondation ; celle-ci
a quatorze kilomètres de largeur.
La Borcéa et le Danube proprement dit sont passés
sur deux ponts et la plaine d'inondation sur un via-
duc. L'ensemble il a —
coûté 35 millions de
francs, —
constitue une des plus grandes construc-
tions de ce genre. Le pont sur la Dunârea, qui abou-
tit à Tchernavoda, a 77^ mètres de longueur. Inau-

guré en 1895, il est tout entier en fer. 11 a été établi


par la société Fives-Lille, sur les plans de l'in-

génieur roumain A. Saligny. Il est porté sur quatre


piliers en maçonnerie, extrêmement forts et le tablier
domine le fleuve de trente mètres de hauteur. La
puissance exceptionnelle des piles est nécessaire à

cause de la débâcle des glaces, au printemps.

Lorsqu'on approche de Tchernavoda (Cernavoda),


et qu'on se retourne vers la Valachie, on se rend

compte de l'isolement géographique de la Dobroudja.


E. PiTTARD. l4
2IO LA ROUMANIE
Les petites iiiaisous roumaines et tartares escala-
dent une falaise dont l'altitude, au-dessus du fleuve,
dépasse loo mètres, tandis que de l'autre côté, c'est
la basse plaine. La dislocation du sol qui a créé la
coupure où passe le Danube, sépare nettement la
Valachie du plateau dobroudjien.
Malgré le voisinage de la mer, qui la borde sur
une longueur de plus de trois cents kilomètres, la
Dobroudja possède un climat extrême très chaud :

en été, très froid en hiver. L'influence régulatrice


de la Mer Noire est anéantie par les grands vents
qui viennent du nord, des plaines glacées de la Rus-
sie, Ovide exilé à Tomes (Constanza) ne pouvait
s'habituer à la dureté de ce pays. Pour essayer de
rentrer en grâce et revenir dans cette Italie, dont le

souvenir nostalgique le faisait mourir, il envoyait


des descriptions lamentables qui nous font un peu
sourire. Il prétendait que la neige demeurait plu-
sieurs années sur les bords de lister (Danube), sans
fondre...
« Vous ne verriez en Dobroudja — disait-il —
que des terres toutes nues, sans arbres, sans ver-
dures. On n'y connaît ni le printemps, ni l'au-
tomne on n'y voit ni moissons, ni vendanges on
; ;

n'y entend jamais le chant des oiseaux. La cam-


pagne, où l'on aperçoit ni ombres, ni maisons, ne
semble être qu'une continuation de la mer. Qu'on
regarde le Pont Euxin ou la terre ferme, on n'a
DANS LA DOBROUDJA 211

jamais devant soi qu'une plaine immense, nue et


ondulée. Quel triste spectacle pour des yeux accou-
tumés à la nature gracieuse et accidentée de l'Ita-

aux ombrages des villas romaines... »


lie et

L'étymologie définitive de la Dobroudja n'a pas


encore été trouvée. Quelques auteurs pensent que ce
nom proviendrait de la réunion d'un mot slave :

dobro (bon) et d'un mot tartare : bujeac (lieu inex-


ploré) ou, encore mieux, du mot ogeac (lieu où
habite une horde) ; d'où, par altération partielle :

dobroodjac, le bon endroit où habitent les Tartares.


Il est certain que les Tartares y ont toujours été
assez nombreux. On croit même que les groupes
Tartares établis du v" au i"^ siècle avant l'ère chré-
tienne « à l'est du pays des Gaulois, au delà du
Dniestr, dans le Kherson actuel », poussaient déjà
des incursions dans la Dacie et la Mésie. Au
XIII* siècle, des contingents s'établirent définitive-
ment dans Dobroudja et ils y demeurèrent
la fidèle-

ment. L'élément roumain n'aurait commencé à peu-


pler ce pays qu'au xiv* siècle, après la formation des
principautés, à une époque où la Dobroudja même
paraît avoir appartenu, politiquement, à cette
ancienne Roumanie.
D'autres croient encore que le mot Dobroudja peut
être rattaché axi nom du prince bulgare Dobrotitch,
souverain de cette région maritime au xiv" siècle, ou
212 L A H O U M A N I E

encore au terme de dobritcha que les Bulgares don-


nent, dit-on, à tous les lieux arides.
L'orthographe du mot Dobroudja n'est pas fixée.

Elle a subi bien des vicissitudes. On trouve, selon


les atlas, époques
et selon les Dobrodja, Dobro- :

géa, Dobrogée, Dobroutscha, Dobrudscha, etc..

Un voyage dans l'intérieur de la Dobroudja n'est


pas un voyage d'agrément. Les difficultés qu'il pré-
sente expliquent pourquoi le nombre est si restreint
de ceux qui se sont longuement égarés au delà de la
ligne du chemin de fer Tchernavoda-Constanza.
Nulle part, en dehors de Constanza, on ne trouve un
hôteldigne de ce nom. Les grandes bourgades,
comme Mangalia, Tulcea, Macin, Babadagh, etc.,
possèdent toutes, il est vrai, des auberges, mais le

moins qu'on en puisse dire est qu'elles sont fort dif-


férentes de ce qu'on aimerait rencontrer.
Le manque d'eau pour la boisson et pour les ablu-
tions, et les parasitesde couchée — à peu près par-
la

tout — rebutent les voyageurs que ne retiennent pas,


dans ce territoire, la passion des recherches scientifi-

ques. Le cheminement sur les pistes delôss, a vite fait


de recouvrir votre corps d'une couche épaisse de pous-
sière dont, à l'étape, il est très difficile de se défaire.
Et puis, il y a la nourriture... le plus grave pro-
blème à résoudre lorsqu'on doit séjourner plusieurs
mois dans le pays.
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DANS LA I) O B R O U D J A 2i3

Après avoir essayé divers moyens de transports,


nous avons fini par revenir au chariot national, à
l'araba du Tartare, le char en bois, sans ressorts, la
carroutza du paysan roumain. Seule, la carroutza est
capable de passer partout. Comme le roseau de la

fable, elle a résolu le problème de se plier toujours


sans se rompre jamais. Mais le pauvre voyageur sait
ce qu'il lui en coûte d'employer un tel véhicule. 11

faut des reins solides, des intestins bien suspendus,


un cerveau qui ne ballotte pas dans son crâne...
Une carroutza qui se respecte, ne doit connaître
aucun obstacle. Les ravins ne l'arrêtent pas, non
— n'y en a guère dans la
plus que les rivières il

Dobroudja — que nous traversons tout droit. Quand,


par aventure, on rencontre une route véritable, le

conducteur passe à côté, dans la steppe, dans les

champs, dans les buissons qui forment l'orée de la

forêt. Les routes construites par les ingénieurs abî-


ment des chevaux La poussière tassée du
les pieds !

loss faitun plancher autrement plus élastique que


le macadam! Pour enrayer ce sans-façon, les proprié-

taires de champs cultivés creusent, sur les bords de


leurs terrains, de profondes ornières transversales
et rapprochées. Mais ce travail de défense n'a qu'une
durée éphémère. L'érosion parles pluies, s'ajoute à

l'usure causée sur les bords des fossés par les pas-
sages répétés des roues. Et bientôt la défense devient
inutile. Gomme nous allons presque toujours au
2i/i L A R O U M A ^M E
trot, et souvent au grand trot, le passage de ces
On se cram-
ornières n'est pas loin d'être un martyre.
ponne désespérément au bord du chariot, on serre
les mâchoires pour n'avoir pas la langue coupée. La
(•arroutza se désarticule, grince, craque, plie de
toutes parts et, imperturbable, continue sa marche...
Pour tirer un tel véhicule dans de telles condi-
tions, il faut des chevaux de sorte. Les petits che-
vaux dobroudjiens sont des bêtes admirables. Certes,
leur aspect ne rappelle en rien les trotteurs russes
de Bucarest, la gloire des cochers Skoptzy. Ils sont
petits de corps et de forme assez fruste, mais ils sont
d'une résistance qui étonne. Originaires de la Tur-
quie, ils Dobroudja un contingent
constituent dans la

particulier, très différent des chevaux moldaves ou


valaques importés surtout delà Hongrie ou de la Rus-
sie occidentale. Nourris avec l'herbe sèche des
steppes ou avec les durs chaumes des céréales —
l'orge en grains est un repas de luxe — - ils sont
capables d'invraisemblables efforts. Lorsqu'ils don-
nent des signes de fatigue, le conducteur leur siffle

un air connu et les braves bêtes ainsi suggestion-


nées repartent avec entrain. On a aussi une autre
manière de les réconforter au lieu de leur donner
:

un picotin d'avoine on leur frictionne vigoureuse-


ment les yeux et les oreilles...

L'État roumain entretient à Anadolkioi, près de


DANS LA D O B R O L I) J A 2i5

Gonstanza, un dépôt de chevaux de race anglo-


arabe, en vue d'améliorer la race de Dobroudja. Et,
dans ce but, chaque année, une exposition et des
courses avec primes sont organisées à Gonstanza.
On peut se demander si l'évidente amélioration mor-
phologique qu'on obtiendra ne conduira pas àune
diminution de la valeur utile de ces animaux, spé-
cialisés aux nécessités de la Dobroudja. Depuis des
siècles, parmi les chevaux turco-tartares, il s'est fait
une sélection naturelle qu'il ne faut pas perdre de
vue.
XIV

LA DOBROUDJA DU NORD

I. De Constanza à Bahadagh : Colonies allemandes.


— Le défilé d'Ester. — Les Bulgares. — Les
BRIGANDS de DoBROUDJA.
IL De Babadagh à Macin: Les Juifs. — Les Tcher-
kesses. — Tulcea. — Isakcea. — Les Lazes. —
Le monastère de Cocosu. — Magin.

territoire dobroudjien, frontière de


LE côtoyé la rive droite du Danube le
la Russie,
plus septen-
trional, le bras de Kilia. En face, sur tout le
parcours de la rive bessarabienne, se succèdent des
immenses dont les formes, générale-
limans, ces lacs
ment allongées dans le sens du nord au sud, sont
encadrées par les bords supérieurs de vallées termi-
nales. Les eaux viennent du plateau compris entre le

Pruth et le Dniestr et accumulent leurs dans ces


flots

bas-fonds. Le soleil fait miroiter ces nappes parai-


2i8 LA ROUMANIE
lèles entre lesquelles les forêts de saules et les
roselières se sont puissamment établies.
Les plus considérables de ces lacs sont l'Ezeru
Kogarlui, FEzeru Jalpugh, l'Ezeru Kahul. Leurs sur-
faces qui paraissent sans berges donnent l'image infi-
nie des grands chotts tunisiens.
Entre le bras de Kilia et la lagune du Razelm, les
embouchures de Sidina et de Saint-Georges déversent
dans la mer Noire leurs eaux grises. Par des allu-
vionnements considérables, s'ajoutant à ceux de Kilia,
ellesaugmentent journellement le delta.
Dans l'espace compris entre ces subdivisions du
Danube, dans les endroits que les hasards des cou-
rants ont surélevé, des forêts de chênes déploient leurs
ombrages et les plantes marécageuses et les saulaies,
— ces dernières sont souvent composées d'arbres
merveilleux —
font des barrières puissantes aux
empiétements humains.
Dans ces abris, les troupeaux de sangliers errent
en toute liberté et les bandes de sauterelles peuvent
se multiplier en paix. Il arrive même qu'elles font
des incursions sur les terres de la Bessarabie ou dans
les champs valaques. Dans les endroits propices
aux habitations se sont installés les pêcheurs Lipo-
vans, et, en certains points, des groupes de Cosaques
Zaporogues obligés à l'exil par l'incorporation défi-
nitive de l'Ukraine à l'empire russe.
Vers l'angle que décrit le Danube entre Hârsova et
D O B R O U D J A \) V NORD 'juj

Tulcea, les Monts de Dobrouclja, dont la base est


trempée par le fleuve, élèvent les sommets nus de
leurs formations éruptives et les crêtes boisées des
terrains plus récents. Aux pieds de ces monts, et dans
les vallonnements, les hommes se sont groupés :

tailleurs de granit de Greci, cultivateurs de nom-


breux petits villages aux noms bizarres et charmants,
qui nous l'ont souvenir de la Turquie.
La Roumanie, lorsqu'elle ajouta, en 1878, ce terri-
toire à la Couronne, a trouvé là des colons d'origines
ethniques très diverses : Tartares, Turcs, Allemands,
Russes, Bulgares, et des « disséminés » de nationa-
lités non moins diverses : Arméniens, Lazes, Juifs,
Tcherkesses et quelques autres.

La plupart de ces « étrangers » sont agriculteurs,


d'autres sont négociants, pêcheurs ou cultivateurs
de tabac. Je crois qu'aucun de ces groupes n'a eu à
se plaindre réellement du nouveau maître que les
hasards de la guerre et de la politique leur don-
naient.

De Co/isfanca à Baôadagh.

Au cours de zigzags nombreux et répétés, j'ai


parcouru presque tous les villages de cette partie de
la Dobroudja. Pour aller de Constanza — point ter-
220 LA ROUMANIE
minus de la ligne Bucarest-Mer Noire — à Tulcea,
qui est à l'entrée du delta, un peu en amont de la
séparation des deux bras de Sulina et de Saint-
Georges, on suit la chaussée principale, en laissant
à droite la lagune Siut-Ghiol. On va d'abord jusqu'à
Canara, village roumain où l'on exploite des pierres
calcaires. Ce chemin, évoque le souvenir de ma pre-
mière vision réelle de l'Orient.
Nous allions, comme aujourd'hui, vers le nord.
Derrière un pli de terrain qui, jusque-là, nous l'avait

caché, apparut un long chariot traîné par des bœufs


blancs, au pas mesuré. 11 était conduit par un Turc à
barbe blanche. Le turban vert des Vieux croyants
encerclait sa tète. A la main, il tenait un bâton. Et il
marchait, majestueux, au devant de son attelage,
sans un regard pour nous, comme un patriarche des
âges disparus. Dans la charrette, deux ou trois

femmes, vêtues de longues robes foncées, voilées à


la turque, ne montrant que les yeux, se tenaient
accroupies dans des poses nonchalantes. A côté
d'elles, de beaux enfants, aux prunelles noires, nous
dévisagèrent au passage.
Le groupe arrivait au tournant de la route. A l'ex-

trémité de la plaine inculte, le soleil déclinait. Son


disque de pourpre, au ras du sol, était caché plus
qu'à moitié. Tout à coup, après quelques tours de
roues, le chariot se découpa sur le soleil. 11 marcha
dans la lumière. Les bœufs blancs, le vieux Turc, les
D B R O U D J A DU NORD 221

femmes voilées semblèrent baignés dans un bain de


métal fluide et leurs silhouettes noires, à peine mo-

biles, se cernèrent d'or comme les icônes byzan-


tines...

A une portée de fusil des bords de la lagune, l'ile

d'Ovide allonge sur la mer son radeau de feuillage.


Elle est basse, plate, de faible étendue, bordée par
une épaisse ceinture de roseaux. De vieux chênes
y abritent une pauvre maison de pécheur. Quelques
mètres de cultures, çà et là, sont envahies par des
lianes et par les plantes sauvages dont les graines,
sans cesse, sont apportées par les vents de terre et

les oiseaux.
Une légende fait croire que cette île servit de
refuge au poète exilé. D'autres imaginent qu'elle
abrite son tombeau Q...

A quelques kilomètres au nord de Canara, nous


obliquons vers l'ouest, pour aller coucher à Kara
Murât. L'heure est étrange. De grandes nuées vio-
lettes se traînent dans le ciel. Par un curieux effet

d'optique, elles semblent s'abaisser lourdement vers


la steppe. Les chatons des mais, naguère encore

(i) On m'a dit, à Constanza, que celte île a été ainsi baptisée par les
officiers français de la guerre de Crimée, alors cantonnés à Kustendje.
Ce point serait facile à vérifier sur une carte détaillée — si elle existe —
antérieure à la guerre.
;^22 LA ROUMANIE
imprégnés de clartés, sont éteints. L'herbe plus grise,
la dure herbe des terrains secs, accentue la mélan-
colie de cette fin de jour. Des tas de blés, fauchés
depuis le mois de juin, pourrissent sur place, faute
de bras pour les recueillir. Nous ne rencontrons per-
sonne. Bientôt un clocher pointu, le clocher d'une
église orthodoxe, apparaît, posé sur l'horizon.

Le Kara Murât a groupé trois nationa-


village de
lités principales: Roumains. Tartares, Allemands.

Le seul aspect des maisons nous renseigne immé-


diatement sur la qualité ethnique des habitants. Les
Allemands occupent l'un des bouts du village, les

Tartares sont à l'autre extrémité. Les maisons tar-

tares, aux toits couverts de roseaux, sont encloses


d'un mur de boue séchée. Presque partout, devant
ces huttes, un crâne de cheval, blanchi par la pluie
et par le soleil, est fiché au bout d'une perche :

fétiche destiné à effrayer les esprits...

Le village allemand de Kara Murât, comme tous


les villages allemands de la Dobroudja, forme un
quartier à part. Les demeures se suivent toutes,
comme si elles avaient un occulte besoin de cohé-
sion, comme si, par ce moyen, l'unité du groupe
ethnique pouvait être mieux sauvegardée. Les mai-
sons ont toutes la même grandeur, la même physio-
nomie et la même orientation. Les enclos sont sem-
D O B R O U I) A I) U N O R 1) 228

blables, plantés de quelques acacias ; les couleurs


des murailles sont identiques d'un bout de la rue à
l'autre.

Allemands émigrés
Autrefois, au xiii* siècle, les
des pays rhénans et de la Souabe et fixés au nord des
Carpathes méridionales et dans la Hongrie, ne fai-
saient pas autrement. Ils se rassemblaient en un seid
groupe et leur unité était tellement réelle qu'on leur
reprocha de constituer des États dans l'Etat. On cite
toujours les vingt quatre paroisses allemandes de la

Sépasie ou pays de Szepes, au pied du Tatra et leur


organisation en une véritable confédération politique.
Il y a, dans le pays hongrois, un proverbe, qui, à

lui seul, indique la puissance de cette fixation au sol


et la vitalité de ces colons : « Les Hongrois ont fondé
l'État, les Allemands qui ont fondé les
mais ce sont
villes. Dans les comitats austro-hongrois du Sud
))

de la monarchie dualiste, les Allemands sont surtout


des Souabes. Ceux de Transylvanie viennent proba-
blement de la région rhénane et des Flandres.
Presque partout on les appelle « Saxons ». Dans la

Hongrie et la Transylvanie, un grand nombre de ces


« Saxons » se sont magyarisés, — peut-être par force,
probablement pour échapper au mépris des Hon-
grois : —
« Où il y a un Allemand, il y a un chien »,

dit un autre proverbe magyar.

Des îlots de ces Allemands, de ces « Saxons », font


une traînée qui va, par le bord de la mer Noire, jus-
\

224 LA ROUMANIE
qu'au cours de la Volga et jusqu'au Caucase. Dans
la Dobroudja, ils constituaient, il y a quinze ans, une
communauté de près de Quelques
loooo âmes.
groupes sont fixés dans le pays depuis longtemps :

mais presque tous sont venus de la Russie, dans le


cours du xix^ siècle.
Ils ont conservé leur type physique, leur costume,
leur langue, leurs coutumes, leur religion. Avec un
entêtement ethnique remarquable, ils maintiennent
leur originalité : les uns sont catholiques, les autres

protestants. Les Allemands de Kara Murât sont


catholiques. A quelque distance au Nord, Cogealak
est un village d'Allemands protestants. Bons agricul-
teurs, travailleurs, économes, sobres, ils ont, géné-
ralement, une situation aisée. Ils sont extrêmement
prolifiques. J'ai consulté les registres de l'état civil
à Kara Murât. Les ménages qui ont cinq ou six enfants

sont les très mal favorisés. Cette abondante repro-


duction a été leur sauvegarde économique, politique
et sociale dans les pays qu'ils habitèrent.
Lorsqu'on voit leur barbe et leurs cheveux clairs,
leurs yeux bleus, leur stature élevée, on constate que
ces Allemands ont résisté victorieusement à toutes
les vicissitudes biologiques que créent les milieux
géographiques parmi les
différents. Ils ont gardé,
populations un peu nonchalantes de l'Orient, pour
qui le « home » n'a pas la même signification que
pour nous, les soins minutieux de la vie quotidienne.
D O B R O U D J A DU NORD 226

le souci de la propreté et le goût d'orner leurs


maisons.

Au nord de Kara-Murat, le chemin traverse l'îlot

rocheux d'Ester. Nous l'abordons par Pazarli où


nous trouverons des chevaux frais. Nous souhaitions
aussi y trouver un repas... Celui-ci se résuma en un
morceau de pain et un oignon cru.
Le massif d'Ester, dominant de son soulèvement
plus puissant la surface horizontale du plateau envi-
ronnant, montre ses calcaires presque complètement
dénudés. Sur le sommet du mamelon, et dans quel-
ques excavations où l'humidité se maintient, de
maigres buissons se sont accrochés. Des tortues
terrestres s'y faufilent à notre approche.
Les eaux pluviales ont profondément travaillé la
roche tendre, et par le jeu des résistances de valeurs
diverses, elles ont créé d'étranges couloirs, façonné
des arcs-boutants et des voûtes, sculpté de mille
manières des rondes bosses.
Dans le défilé d'Ester, passait, autrefois, un cours
d'eau. 11 a scié son chemin vers le plan le plus
incliné et, pénétrant latéralement dans des fissures
préexistantes, il a fouillé le calcaire, et a creusé
quelques grottes profondes.
Dans l'une d'elles, j'ai recueilli, par une recherche
E. PiTTAKD. l5
226 L A R O U M A N I E
malheureusement deux ou trois débris
insuffisante,
de poteries anciennes, probablement néolithiques,
divers fragments d'os et, au milieu des couches supé-
rieures, des restes de civilisation romaine.
Dans ce désert, où viennent pâturer quelques
moutons, les Romains avaient certainement édifié
des habitations. Un village ?... Je ne sais Parmi les I

chardons, j'ai retrouvé l'emplacement et les débris


de plusieurs constructions et même, j'ai pu déposer,
le lendemain, à la mairie la plus voisine, un mor-
ceau de marbre avec une inscription latine. A
l'époque romaine, le thalweg d'Ester devait encore
renfermer de l'eau courante. C'est pourquoi les

hommes s'y étaient établis. Aujourd'hui encore,


grâce au ruissellement et à l'infiltration venus des
pentes voisines, un mince filet coule lentement dans
le lit de l'ancienne rivière.

Au cours des périodes préhistoriques, cette région


était sans doute habitée d'une manière permanente,
car alors elle présentait de multiples avantages pour
ceux qui s'y installèrent. Il y aurait lieu d'étudier
tous les abris sous rochers et les grottes que le mas-
sif renferme. Les fouilles qu'on y pratiquerait, appor-
teraient peut-être, à propos des civilisations dont —
pour cette région —
nous ne savons rien, des ren-

seignements inattendus.

Le défilé d'Ester est aujourd hui d'une sécurité


LES BULGARES 227

absolue.' Il paraît qu'au début de l'occupation rou-


maine, il n'en était pas ainsi. Un ancien reviseur
scolaire de Constanza me raconta l'histoire sui-
vante :

11 était, comme nous aujourd'hui, sur la route de


Cogealak. Tout à coup, dans un endroit resserré,
entre les parois burinées des calcaires, les chevaux
de sa carroutza s'arrêtèrent, frémissants. Le con-
ducteur Tartare se pencha, puis il se mit à crier :

« Allah I i\.llah I » Une tête, fraîchement coupée,


gisait sur le sol, à deux pas des chevaux. Quelque
brigand — on en trouvait encore, il y a peu d'an-

nées — avait passé par là...

Presque tout le pays qui est au nord d'Ester, en


allant dans la direction de Babadagh, est habité par
des Bulgares. L'ancienne Dobroudja, celle d'avant
la guerre de igiS, renfermait plus de ^2000 Bul-
gares. Depuis, de forts contingents ont été ajoutés.
Inam Cesme, Poturu, les deux Ciamurli, sur le che-
min que nous parcourons, nous feront connaître
cette « race » solide et tenace, pas toujours d'un
contact agréable, et dont la position morale, dans la
guerre actuelle, doit être singulièrement difficile.

Agrégés au royavime roumain, ils sont restés Bul-


gares par leur langue, leur costume, leurs traditions,
•22S LA R O U M A N I E

leur mentalité. on les accusa de


Plusieurs fois,

menées séparatrices. Avec leur costume sombre,


leurs pantalons « à la turque », serrés à la cheville,
leur veste matelassée, aux piqûres en losange, leurs
gilets souvent rouges, leur bonnet cylindrique de
peau d'agneau, ils se distinguent, de leurs voisins,
au premier coup d'œil.
Descendants des bandes d'Asparuch, ou petits-fils
de groupes envahisseurs encore plus anciens, ils se
sentent obscurément, car ils n'ont guère d'histoire,
sur un sol que leurs ancêtres foulèrent dans les pre-
mières centaines d'années de l'ère chrétienne, et

cela semble leur donner l'autorité d'un propriétaire.

J'ai étudié un grand nombre de Bulgares dans la

Dobroudja et je dirai plus tard et ailleurs, ce qu'il


faut penser de leurs origines. Nous verrons alors,
s'il est possible de les rattacher aux groupes humains
venus autrefois de la région de la Volga. Pour
beaucoup d'auteurs, les Bulgares sont un important
rameau du tronc turc.
Sans entrer dans aucun détail, on peut affirmer
que, au point de vue anthropologique, les^ Bulgares
ne constituent nulle part, pas davantage dans le
royaume que dans la Dobroudja, une « race » pure.
Par tous leurs caractères morphologiques la sta- :

ture, le crâne, la face, ils marquent une hétérogénéité


que les autres Etats balkaniques ne montrent pas au
LES BULGARES 229

même degré. La nation bulgare est un complexe eth-


nique qui semble avoir été formé avec les éléments
humains de toute la Péninsule.
Dans la Dobroudja, les Bulgares sont d'admirables
maraîchers. Leur ténacité proverbiale réussit à trou-
ver de l'eau là où d'autres n'en pourraient faire
apparaître. Leurs jardins sont connus comme les
plus prospères, et leurs poivrons, leurs « pépéné »
(melons divers) et leurs oignons, ont été souvent,
pour nous, des nourritures inespérées.

A Inam Cesme, le conseiller municipal bulgare, à

qui nous nous adressons, ne sait pas lire : il prend


à l'envers l'ordre que nous lui présentons et, après
l'avoir contemplé d'un air entendu, il nous le rend
avec gravité.
Les villages bulgares, — ils sont à peu près les
mêmes partout dans la Dobroudja — se différen-
cient nettement des autres villages. Ils sont généra-
lement bien construits. Les toits sont souvent cou-
verts de tuiles ;
quelquefois de chaume. Le long des
murs sèchent des cliapelets de poivrons rouges et.

sur les toits, des courges luisent comme des ors.


Fréquemment, maisons d'agriculteurs possèdent,
les

comme dépendances, des sortes de cases rondes en


bois tressé, couvertes de paille et portées sur des
pilotis. Ces greniers à céréales, je les ai déjà notés
dans la Bosnie et sur les bords du lac de Scutari :
23o LA R O U M A N I E
ils sont un document ethnographique intéressant de
l'Orient européen. On sait d'ailleurs qu'une telle

façon de conserver les grains se rencontre dans


beaucoup d'endroits. Une partie des habitants de
l'Afrique centrale possèdent de semblables greniers.
Des paysannes traversent la rue, intriguées par
notre présence. Elles portent des tabliers brodés sur
fonds rouges ou noirs. Ces broderies sont faites
aujourd'hui avec des laines de mauvaises qualités, à

couleurs criardes, que les négociants juifs ou grecs


ont répandues dans le pays. Autrefois, on n'employait
que de la soie provenant des vers à soie élevés sur
place ; et les fds en étaient teints avec des couleurs
qui ne venaient pas des laboratoires de chimie. Cer-
taines familles conservent d'anciennes broderies :

des tapis, des tabliers, des épaulettes de chemises,


que des Musées ethnographiques seraient heureux
de posséder. Mais ces objets se font de plus en plus
rares. Des rabatteurs commencent à parcourir les
villages pour le compte des marchands de Bucarest
et raflent toutes les pièces de valeur.

A Poturu nous nous rapprochons des lagunes.


Dans le lointain, on voit briller l'étendue bleue du
lac Zmeica, une dépendance du Razelm, que cou-
pent, çà et là, des bancs de sable. Sur les crêtes
environnantes, les moulins à vent tendent leurs ailes
de toiles.
LES BRIGANDS 281

Pour la première fois, à Poturu, j'ai vu utiliser le

tribulum antique. La persistance, jusqu'à nous, dans


la Dobroudja, de cet instrument préhistorique, avec
ses silex taillés en coupoirs paléolithiques, m'avait
vivement intéressé. J'ai retrouvé le tribulum dans

d'autres villages et manié par d'autres hommes que


les Bulgares, entre autres par les Tartares.

Mes études m'ont retenu à Poturu plus longtemps


que je ne le prévoyais.
Le Nous avons encore une forte
soir approche.
traite à parcourir et l'immense forêt de Babadagh à
traverser. Pendant que nous expédions un frugal
souper, composé de quelques noix et d'un morceau
de pain, on nous raconte, qu'il y a peu de jours, les
brigands ont surpris, dans cette forêt, le consul turc
de Tulcea. y a un mois à peine, qu'un chef de
11

bande, célèbre dans la contrée, Pamphile, a été


arrêté, ou plus exactement, s'est constitué prison-
nier, parce qu'il étaitgrièvement blessé.
Et l'homme qui doit me fournir notre attelage
n'arrive pas...

Enfin nous partons. A quelques kilomètres, nos


chevaux semblent fatigués : j'apprends qu'ils ont
foulé l'aire toute la jovirnée... Ils seraient éreintés à

moins...
Devant nous la terre se soulève en bosses, et ces
23u L A R O U M A N I E
vallonnements, assez doux, sont dominés par des
sortes de montagnes basses vêtues d'arbres. Lorsque
nous nous retournons, c'est l'espace immense cou-
vert d'herbes grises avec, de loin en loin, des vil-
lages que couchant enveloppe de lumière rose.
le

Nous abordons la forêt, la forêt dont la présence


étonne lorsqu'on vient du sud
généralement si

dépourvu d'arbres, la forêt inextricable, débordant


sur la route. L'ombre l'envahit déjà. De longues clé-
matites s'enroulent aux troncs comme des serpents,
s'accrochent de branches en branches, développant
des guirlandes. Les extrémités des rameaux montrent
des feuilles jaunies, rouillées, rougies prématuré-
ment. La nuit tombe tout elle, semble-
à fait et, avec
t-il, encore plus de silence. Et grande solitude
la

noire de la forêt immense, immédiatement, devient


inquiétante.
M. le curé de Kara Murât nous avait dit, quelques
jours auparavant : « Vous verrez en passant, à
quelque distance l'une de deux anciennes
l'autre,
fontaines turques. C'est entre ces deux fontaines,
qu'en général, les brigands font leurs coups c'est :

dans les environs que se postait Pamphile »... Nous


avons la tête pleine de ces récits et nous maugréons
;

un peu, —
pas beaucoup, car il faut s'habituer à
toutes choses quand on voyage —
contre la lenteur
des chevaux. Voici la première fontaine. Attention !

L'obscurité est complète à gauche et à droite parmi


LES BRIGANDS 233

les taillis débordants. Sur la route, la carroutza


roule avec un bruit infernal, capable d'annoncer notre
présence à tous les brigands de l'univers. Au ciel,

les étoiles ont d'intenses scintillations. De la grande


forêt qui sommeille, il s'exhale un frisson d'humidité
et l'impression d'un émotionnant mystère. Nous par-
lons peu et nous ne disons que des choses absolu-
ment banales. Nous savons que nos armes ne nous
serviraient à rien dans un pareil moment. Et recro-
quevillés, à cause du petit froid de la nuit, nous
regardons osciller, en cadence, les têtes de nos che-
vaux. Notre conducteur est muet. C'est un Bulgare
qui ne nous comprendrait pas I Lui, d'ailleurs, ne
risque rien Voici la seconde fontaine. Les brigands,
I

évidemment, nous dédaignent... Peut-être sommes-


nous un trop maigre gibier?...
A la descente, le Bulgare lance ses chevaux fati-
gués. Les braves bêtes accomplissent là un miracle !

Nous apercevons des lumières lointaines : c'est


Babadagh.

Dans le petit jardin de l'unique auberge où nous


sommes descendus, M. le sous-préfet et M. le chef

de la police,nous parlent aussi des brigands. Ily a


trois jours, un percepteur fiscal qui se rendait à Tul-
cea, siège de la préfecture, a été attaqué sur la route
que nous venons de parcourir... Nous parlons de
Pamphile. Nous parlons surtout de Leczinski, dont
234 L A R O U M A N I E
j'ai vu naguère le crâne à l'Institut de médecine lé-
gale de Bucarest. Celui-là est célèbre parmi les cé-
lèbres. C'était une sorte de Mandrin dobroudjien qui
a laissé le souvenir d'exploits invraisemblables —
quelquefois chevaleresques — et aussi de meurtres
que les deux mains ne suffisent pas à compter. 11

se crée autour de son souvenir une légende de har-


diesses, de cruautés et de générosités qui me paraît
difficile à accepter telle quelle, mais dont le relevé

ferait un livre singulièrement vivant.


Et c'est ainsi que sous le ciel, où la voie lactée, la
« voie de Trajan » dessinait une écharpe laiteuse, au
milieu des maisons depuis longtemps endormies,
nous avons passé notre première nuit à Babadagh
« la Vieille Montagne », à tranquillement deviser.
De temps en temps, un coup de sifflet du guet déchi-
rait l'air assoupi.

Et les histoires de bandits fameux défdaient...

De Bahadagh à Macin par Tulcea et le monastère de


Cocosu.

Depuis l'occupation roumaine, Babadagh a changé


de caractère. Elle subit le sort de tous les pays con-
quis. La partie turque de l'ancienne petite cité est
bien diminuée. Dans les quartiers extérieurs, surtout
ceux qui sont du côté du Sud, le côté regardant la
grande Turquie, on ne trouve que des ruines, des
B A B A I.) A G H 235

amas de pierres où s'accroche encore quelque pauvre


masure, qu'envahissent rapidement les végétations.
L'ancienne Babadagh est une bourgade muette. Elle
s'éteint lentement. Et devant ce passé qu'on efface et

dont l'histoire ne gardera aucun souvenir, à qui


aucune page ne sera consacrée parles chroniqueurs,
on ne peut se défendre d'un sentiment de mélan-
colie.

La Babadagh nouvelle devient une petite ville


cosmopolite. Les Roumains, les Lipovans, les Armé-
niens, les Juifs, peu à peu remplacent les Turcs. Ils

ont hâte de s'installer; et du côté du Nord, sur le

chemin qui conduit au lac, la « Vieille Montagne »


est déjà devenue un assemblage quelconque d'habi-
tations humaines.
Pourtant, au cœur de la petite cité, que domine
encore la pointe effilée d'un minaret, les maisons
musulmanes qui sont demeurées gardent fidèlement
le caractère ancien. Elles sont claires. Leurs portes
fermées moucharabieh leur assu-
et leurs fenêtres à

rent un air de discrétion et de distinction que les


maisons bruyantes d'à côté ne donnent pas. Des
échoppes en occupent les rez-de-chaussée débi- :

tants de café, boulangers, marchands de fruits, cor-


donniers tous les petits négoces indispensables à
:

la vie simple.
Et lorsque vous circulez dans ce quartier, n'im-
porte à quel moment des vingt-quatre heures, vous
236 LA R U M A N I E
constatez que personne n'y gesticule plus qu'il ne
convient, personne ne s'y saoule, personne n'y crie
ou n'y chante des insanités, — il ne renferme pas un
beuglant, — personne, une bave d'alcool à la lèvre, ne
s'y dresse en levant un couteau. Le respect des au-
tres y habite, et le silence, propice à la vie inté-
rieure, n'y est pas troublé. J'aime ce quartier de
Babadagh. Survivant au milieu des quartiers euro-
péens,il est, pour nous, Occidentaux, par la diffé-

rence de son attitude, par, le mot est-il trop gros?


la tenue morale de la plupart de ceux qui l'habitent,
un symbole et un exemple.
Et tous les jours, autour de moi, j'entends de bra-
ves gens se réjouir de l'exode des Turcs, de leur
refoulement en Asie, vers leur patrie ancienne!..

Babadagh est assise à quelques pas de son lac,

un lac bleu, miroitant, bordé de végétations et qui


n'est qu'une dépendance du Razelm. Des levées de
sable se sont accumulées entre le cap de Yénisala et
celui de Sarichioi. Au milieu de ces jeunes terres
circule une passe aux contours capricieux qu'on
peut traverser sur une digue et que barre la petite
île de Gradiste. Dans toute cette région, il est facile

d'étudier l'emprise graduelle de la terre sur la mer,


et l'augmentation journalière du territoire roumain.

Ce matin, au réveil, la rue principale de Babadagh,


B A B A 1) A G H 287

baignée de lumière, nous appelle et nous charme.


C'est dimanche. C'est jour de marché. Et pour moi,
cela est une aubaine ethnographique. De Satu Nou,
de Slava Rusesca, de Visterna, et des campagnes
environnantes, les paysannes sont venues. Assises,
en lignes, le long des trottoirs, elles étalent de
beaux fruits, des légumes, des poissons. Et la foule
bariolée des acheteurs circule : Lipovans barbus,
Bulgares aux bonnets de fourrure, graves Turcs,
majestueux sous leurs turbans, Juifs blonds venus
récemment de l'autre côté de la frontière.
Et la lumière d'Orient, la lumière flatteuse qui, ce
matin, nous semble rajeunie, avive toutes les cou-
leurs, les costumes blancs des Roumains, les [fez
rouges et les ceintures voyantes des musulmans, les
costumes sombres des Bulgares et les tabliers mul-
ticolores de leurs femmes, les haillons éclatants des
Tziganes. Et les verts, les écarlates, les ors, les vio-
lets des légumes et des fruits, sur lesquels s'arrêtent
les rayons, font,pour nos yeux d'Occidentaux, une
merveilleuse symphonie.

Dans la Dobroudja du Ps^ord, Babadagh est déjà


un petit centre juif. Les Grecs, les Arméniens et les
Israélites accaparent le commerce entier de la bour-
gade. Mais ce ne sont pas là des Juifs véritables.
:>38 LA ROUMANIE
Descendants de populations slaves ou germaniques,
ces négociants sont simplement des Judaïsés. Tandis
que les Juifs véritables, les Spanioles, tels qu'on les
rencontre dans quelques grandes villes d'Orient :

Constantinople, Salonique, Sarajewo, et, sporadique-


ment, dans la Moldavie, sont des Dolichocéphales
aux cheveux et aux yeux noirs, au nez convexe typi-
que, et dont le faciès général rappelle facilement
certains bas-reliefs assyriens, les Judaïsés de la Do-
broudja sont dépourvus de type anthropologique
défini. On rencontre chez eux des formes crâniennes
variées ; leurs cheveux sont fréquemment blonds ou
châtains, leurs yeux souvent bleus.
Ces Askhanazims sont, personne n'en doute,
d'habiles commerçants, mais je crois qu'ils trouvent
leurs maîtres chez les Grecs et chez les Arméniens.
Quelques-uns d'entre eux, — ils sont clairsemés, —
portent, comme les Juifs de Moldavie, la longue
redingote, et, sous le chapeau haut de forme, ou,

sous le melon plus ou moins graisseux, passent, de


chaque côté des tempes, les cheveux en tire-bou-
chons que les caricatures anti-juives ont populari-
sés.

A une quinzaine de kilomètres à l'Occident de


Babadagh, nous allons voir le village de Slava-
LES TCHERK ESSES 289

Tcherkescesca. C'est le souvenir d'une lamentable


aventure historique qui nous conduit dans cette
petite localité, par ailleurs sans intérêt.
Vers 186^ et dans les années suivantes, environ
400000 Tcherkesses, fuyant les Russes, ou bannis
par eux, demandèrent un refuge à la Turquie. On
prépara, dans la Péninsule des Balkans et dans l'Asie
antérieure, à cette magnifique population, des vil-
lages. On prétend que 1 00000 d'entre eux furent pla-
cés à l'ouest de la Bulgarie. Et Ton vit là une inten-
tion très machiavélique de la Porte : couper la
cohésion des Serbes et des Bulgares. A cette époque,
la politique balkanique n'était pas tout à fait la même
qu'aujourd'hui 1... Mais ces expatriés ne surent pas
se fixer au sol.
En même temps que la Bulgarie, la Dobroudja
reçut des contingents de Tcherkesses En 1877-1878,
dans la guerre contre la Russie, la Turquie employa,
avec succès, les Tcherkesses contre les Cosaques.
Ces Caucasiens paraissent n'avoir fait souche nulle
part.Dans la Dobroudja, les cimetières il y en a de —
très vastes —
des localités qu'ils occupèrent sont
complètement abandonnés. Petit à petit, les pierres
tumulaires sont prises pour les constructions des
nouveaux colons, et, sur ces champs des disparus,
débarrassés de leurs stèles, j'ai vu les chevaux, en
lignes onduleuses et splendides, écraser de leurs
sabots les épis de blé.
2/io LA R O U M A iN I E
On m'affirma qu'il reste de tout petits groupes de
Tcherkesses entre Babadagh et Macin. Je n'ai pu le

vérifier.

A Mangalia, mon ami Ahmed Efifendi il est mort —


aujourd'hui —
était Tcherkesse et il me disait qu'il

était le seul représentant de ce groupe humain de

toute la région.
La disparition peu près complète, non par mi-
à

gration totale, mais principalement par extinction


naturelle, dans un espace de temps aussi court, d'une
si grande masse d'individus, est un phénomène eth-
nologique qu'il est rare d'enregistrer.

Peut-être la nostalgie des montagnes qu'ils avaient


abandonnées, peut-être les souflrances indicibles
que causent les migrations obligatoires avaient-elles
détendu dans l'âme de ces déracinés les ressorts qui
permettent de vivre?...

Au sud de Slava-Tcherkescesca, au pied d'un


mamelon, derrière lequel se cache Bas-Punar, des
Lipovans ont construit, au milieu d'opulentes ver-
dures, un riant village : Slava-Rusesca. Les agricul-
teurs habitant là, voisinent avec deux couvents, éga-
lement lipovans: l'un, réservé aux femmes; l'autre,
aux hommes. Nous avons trouvé, dans ces deux
communautés monastiques, une cordiale réception.
DOBROUDJA DU NORD i!xi

Le couvent des femmes est dans le village même. Il


hospitalise deux ou trois lépreuses, atteintes d'une
lèpre bénigne, bien différente de celle que j'avais
vue, naguère, dans la Bosnie, à Sarajewo.
Le couvent des hommes est à quelques kilomètres,
au pied d'un mont couvert de forêts.
Pendant qu'il nous fait visiter l'église, le supé-
rieur nous montre, dans la porte, un trou par lequel
la balle d'un brigand a tué (il y a de cette aventure
une quinzaine d'années) un des moines qui était en
prières. Dans la nuit, quatre bandits attirés sans
doute par les richesses que les moines, supposaient-
ils, devaient posséder, attaquèrent le couvent. Après

avoir pénétré dans l'église, ils attachèrent les cordes


des cloches, pour empêcher tout signal d'alarme.
Deux moines étaient aux offices : ils furent tués. Le
supérieur, réveillé par les coups de feu, sortit, un
revolver à la main, et tira dans la nuit, au jugé. Au
moment où il refermait sa porte, elle fut criblée de
chevrotines ; les balles y sont encore.
Dans deux couvents, on aime les fleurs. Au-
les
devant de chacune des chambres occupées par les
nonnes — ce ne sont pas des cellules revêches — des
jardinets mettent dans l'air des corolles et des par-
fums. Des plantes grimpantes suspendent des festons
aux fenêtres, se glissent le long des toits bas, retom-
bent en stalactites fleuries, s'accrochant les unes aux
autres, mêlant leurs pétales. Au-dessus des barriè-
E, PiTTAHD. ï6
ih- L A R O U M A N I E
res, des vignes courent en espaliers et laissent pen-
dre de lourdes grappes.
Sous un gros noyer, trois ou quatre nonnes cui-
saient, en plein air, des pastèques juteuses. C'est un
mets national lipovan. Elles en fabriquaient une
sorte de miel pour l'hiver. Sous un auvent, deux
vieilles, tout à fait ratatinées, triaient des hari-
cots.

Nous quittons Babadagh. Et, laissant à notre


droite le lac, dont nous verrons longtemps des ij

échappées au travers des verdures, nous allons tout


droit vers le Nord, pour atteindre Tulcea.
La difïerence de niveau entre les deux villes n'est
pas considérable. Le chemin s'enfonce dans les ter-
res. Le lac est maintenant derrière nous en tour- ;

nant la tête nous distinguons encore sa surface


miroitante. Par de molles ondulations, le sol s'élève
lentement. Sur quelques crêtes, des moulins à vent
agrandissent sur l'immense horizon leurs silhouettes
dégingandées.

Définitivement nous abandonnons la région boisée


proche du Razelm pour aller vers les plaines basses
du Danube terminal. Il faut franchir toute une série
de ces légers ressauts que créa le plissement tertiaire,

au moment de l'émersion définitive de la Dobroudja.


Ceux que nous traversons dominent, au septentrion,
D O B R O L' I) J A DU iN O R I) 243

de leurs roches calcaires, la coupée où passe le

Danube.
Le paysage est d'une étonnante simplicité. Il donne
une impression de grandeur illimitée. Dans tout l'es-
pace offert à nos yeux, on ne dislingue aucun village,
et le chemin ne porte aucune charrette. Nous sommes
seuls. Isolés sur cette terre à végétation uniforme, qui
depuis des millions d'années ne doit pas avoir beau-
coup changé son aspect, nous pourrions nous croire
— lorsque nous tournons le dos aux moulins à vent
— reportés aux temps qui suivirent les derniers sou-
lèvements géologiques.
Le nous atteignons le
soir est tout proche lorsque
sommet des ondulations. Nous nous
arrêtons. Sur
l'étendue qui va vers le Sud, semblables à des

vagues de terre, les rides de la steppe descendent


vers le Razelm qu'on aperçoit, dessiné nettement,
en avant de la mer qu'on devine. Elles paraissent
plus resserrées à mesure qu'elles s'éloignent de
nous. Elles ont entre elles des bandes d'ombres vio-
lettes qui, au plus loin, semblent des stries parallè-

les. Elles vont mourir au pied de la grande lagune,


encore à cette heure d'un bleu ardent, où les der-

niers rayons allument à la crête des vagues, des


milliers de petits éclairs.
Nous longeons des mamelons roses et gris, com-
plètement pelés, et bientôt commence la descente
vers Tulcea, parmi de nouvelles collines. Enfin, la
ikk LA ROUMANIE
ville apparaît, toute blanche encore dans le soleil
couchant, dominée par un minaret aigu, fin, délié,

s'élançant avec autorité, droit vers le ciel, comme


un souvenir qu'on ne veut pas laisser perdre, ou
comme une protestation.

Toulcha (Tulcea), siège de la préfecture, est au bord


du Danube, à l'endroit même où, dit-on, à l'époque
d'Hérodote, le fleuve s'arrêtait. La mer commençait
là, dominée par le promontoire au bord duquel s'est
établie la petite ville de Mahmudia.
A partir de Tulcea, le Danube fait une inflexion ]

vers le Sud-Est. 11 donne naissance, à une dizaine de |

kilomètres en amont, au bras de Kilia. une égaleA


distance en aval, le fleuve se séparera de nouveau.
La plus forte masse de ses eaux se déverse par
l'émissaire de Saint-Georges, le reste coule dans le
bras de Sulina, le seul qui soit vraiment navigable.
Tulcea est une cité pittoresque. Du pied des monts
où la bourgade turque était groupée, la ville nou-
velle insinue ses quartiers neufs entre le lac Zaghen
et le Danube. Et selon ses divers quartiers, Tulcea

montre une physionomie changeante. Les rues ne sont


pas tirées au cordeau. Certaines d'entre elles sont bor-
dées d'arcades, sous lesquelles les négociants étalent
leurs marchandises ; et comme nous sommes sur un
TOULCHA (TULCEA) 2/i5

trajet international, les objets exposés sont d'une


variété d'espèces et de couleurs qui enchante.
L'ancienne ville turque est bâtie en amphithéâtre.
Des bords du lac, au sommet de la croupe rocheuse
dominant l'étendue deltaïque, les maisons se super-
posent au milieu des arbres auxquels l'humidité du
fleuve donne d'épaisses frondaisons.
Sur les deux rives, des bordures puissantes de
saules longent le Danube. Entre elles, il étale ses eaux
grises, d'un volume énorme, et qui paraissent avan-
cer lentement, dessinant en ce point une courbe ma-
jestueuse. Des bateaux à vapeur le sillonnent sans
cesse chargements de céréales venus de tous les
:

points de la Roumanie, qu'envoient surtout Brada et


Galatz, et aussi les ports plus modestes de la Do-
broudja du nord. Ils descendent le courant vers
Sulina.
Le fleuve, en cet endroit et les marécages qui en
dérivent, sont extrêmement poissonneux. A Tulcea
même, on sale, on fume et on expédie chaque jour
des quantités considérables de carpes et d'estur-
geons.

Au moment où j'écris, les canonnières russes, qui


ont remonté le bras de Sulina, bombardentles cam-
pements bulgaro-turcs installés à Tulcea. Et je pense,
avec douleur, à tous les ravages que l'invasion a
causés dans cette Dobroudja que j'aime. Lorsque les
246 LA ROUMANIE
armées ennemies l'auront abandonnée, après la vic-
toire des Roumains, dans quel état retrouverais-je
tous ces villages ?

De Tulcea, deux chemins se présentent au voya-


geur qui voudrait quitter la Dobroudja pour attein-
dre Braïla : le chemin du fleuve, qu'il faudra remon-
ter, et celui de la terre. A deux années de distance,
nous avons suivi Tun et l'autre.

Entre Tulcea et le promontoire qui fait face à

Galatz, le Danube a déversé sur les bas pa3^s de sa


rive gauche, d'importantes masses d'eau. Ce sont
des frayères merveilleuses pour les carpes et c'est
aussi le paradis des moustiques. Rien qu'à les voir
de loin, ces flaques traîtresses amènent sous notre
peau, le frisson des fièvres paludéennes.
Sur la rive droite du fleuve, les marécages, moins
vastes que ceux de l'autre rive — parce que le dessin
du sol est difierent — sont envahis par les forêts
impénétrables des roselières et des saulaies.
Malgré tous les dangers qu'on devine, on admire,
lorsqu'on les côtoie, ces étendues liquides, où le ciel
se mire. Dans le bleu perlé du matin, qui enveloppe
déjà le paysage humide de la première mélancolie
des jours d'automne, ces marécages ont des reflets
d'azur délicats, que hachent d'ombre les hampes des
D O B R l I) J A 1) U NORD 2/j7

roseaux, des transparences comme en ont seules les


gemmes rares. Etmalgré les pestilences qu'ils recè-
lent, nos yeux, pour un instant, les aiment.

Isakcea, à une petite distance d« son débarcadère


— il y un prolongement de la « lunca » qui em-
a là
pêche au bord du fleuve
la ville d'être est comme —
Tulcea, bâtie en amphithéâtre sur un promontoire
rocheux, entre deux zones de marécages. Une falaise
domine le Danube, en ce moment-ci couleur d'opale,
une falaise où nous trouvons des débris nombreux
d'anciennes civilisations. Dans les environs immé-
diats, subsistent quelques restes des fortifications
turques. La bourgade elle-même est composée d'une
seule rue principale. Au-devant des échoppes, dans
l'ombre des maisons basses et des clairs acacias,
fouettés parle vent, des groupes silencieux de Turcs
hument savamment leur café. Deux petites filles éta-
lent sur le trottoir des pastèques et des raisins.

Dans les environs d'Isakcea, il y a de grandes


plantations de tabac. La culture, la préparation et la

vente de la « plante à Nicot sont faites


par l'État
»

roumain. Le tabac rapporte gros au Trésor. Il faut


dire, sans que ce soit une réclame, qu'il est d'excel-
lente qualité.
a48 L A R O U M A N I E
Je savais que les employés de ces plantations
étaient, en grande partie, des Lazes. Ces Asiatiques,
dont je désirais étudier les caractères anthropologi-
ques, ne forment guère, dans Dobroudja, qu'une
la

population flottante. Ils sont disséminés par petits


groupes. Comme leurs voisins en Asie, les Kurdes
— également nombreux dans la Dobroudja — ils ne
constituent nulle part, dans le territoire que nous
traversons, de villages proprement dits.
Les Lazes sont des frères de langue et de race des
Géorgiens. Leur patrie, située sur le littoral sud-
oriental de la Mer Noire, a fait, de beaucoup de ses
ressortissants, de hardis marins. Ces caboteurs qui
connaissent toutes les anfractuosités de la côte d'Asie,
traversent la mer pour apporter Dobroudja du
à la

sud le bois qui lui manque. A Constanza et à Man-


galia, accostent leurs bateaux à coques évasées, et
le spectacle des matelots Lazes, débarquant, sur une
mince passerelle, les planches qu'ils ont transpor-
tées au travers du Pont Euxin, est un des spectacles
humains que j'aimais admirer. A Medjidié, tous les
marchands et les scieurs de bois sont des Lazes.
Ces marins, débitants de bois, et ces cultivateurs
de tabac, sont de très beaux échantillons d'hommes.
Leurs figures régulières, leur nez droit et allongé,
leurs cheveux et leurs yeux foncés, leur stature éle-
vée et mince, leur allure souple, les difïerencient des
populations balkaniques européennes au milieu des-
D O B R O U D J A DU NORD 2^9

quelles ils viennent s'établir. Ils ne portent pas le

turban comme les Turcs, mais une sorte de capu-


chon très caractéristique, fait d'une pièce d'étoffe
pliée plusieurs fois.

Au sud d'Isakcea, au delà de la grande forêt de


Nicolitzel, se trouve le couvent orthodoxe de Cocosu.

Un jour, lassés de circuler au milieu des maréca-


ges danubiens, fatigués parle travail ininterrompu

sous un ciel profondément dégoûtés des


de feu,
auberges grecques ou arméniennes, de leurs cham-
bres à punaises, et de leur cuisine où la même
sauce enveloppe, identiquement toute l'année, les
mets les plus disparates, nous sommes allés chercher
vingt-quatre heures de repos chez les bons moines
de Cocosu.
Le monastère, an milieu d'épaisses verdures, mon-
tre, de loin, les coupoles rouges de son église. Pour
latteindre, on escalade d'abord des vallonnements
pelés, parmi lesquels, là où l'eau peut être recueillie,
s'étalent quelques cultures.
Après sept ou huit kilomètres de cahots et de pous-
sière,on descend dans un large pli couvert de forêts.
Septembre touche à sa fin, et cependant ce coin de
pays, qui profite largement de l'humidité danu-
25o . LA ROUMANIE
bienne lui venant de deux côtés, de l'Ouest et du
Nord, est encore en pleine vie. Les arbres, vaillam-
ment, ont gardé toutes leurs feuilles. Des touffes de
fleurs, comme au début de l'été, jaillissent des four-
rés et cachent les ornières des chemins.
Ces ornières I Elles sont, dans ce pays où le lôss

est si facilement entaillé par les roues, d'invraisem-


blables ornières. Et notre conducteur n'a pas l'air

de s'en douter I Pendant qu'à chaque tour d'essieu


nos vertèbres se tassent douloureusement, il conti-
nue de siffler à ses chevaux une petite chanson qui
les excite.

De bonnes odeurs viennent de la forêt immobile


dans le soleil. Au moment de l'active floraison, les
tilleuls qui croissent ici en massifs puissants, répan-
dent à profusion leur lourd parfum.
Le monastère de Cocosu date, annoncent ses
du commencement du
hôtes, xix* siècle. On nous
aflirme qu'à plusieurs reprises il supporta les pilla-

ges des Tcherkesses. Comme il convient à un monas-


tère qui est en même temps une maison forte, toutes

les cellules sont tournées vers la cour intérieure, au


milieu de laquelle s'élèvent de beaux arbres. A leur
abri, deux ou trois moines cacochymateux et bran-
lants, aux gestes apaisés, trient et ensachent des
noix. L'extérieur du couvent ne montre, presque par-
tout, que des murailles nues, contre lesquelles
D B R O U D J A DU iN O R D 261

l'effort des bandits venait se heurter. Au-devant des


cellules, les reliant toutes, court une galerie de bois
ajouré.
Le supérieur se [dit très heureux de pouvoir nous
offrir l'hospitalité. Il nous conduit dans la chambre
qui nous est destinée. Elle est blanchie à la chaux.
Pendant que nous sommes là, on met des draps pro-
pres à nos lits. Cela n'a et cependant
l'air de rien,
nous regardons avec une sorte d'attendrissement: il
y a si longtemps que nous n'avons vu des draps pro-
pres!... Nous aurons aussi de l'eau pour boire et
pour nous laver, de l'eau de source qui vient de la
montagne, et non pas Timpure eau des puits que,
jusque-là, nous avons seule connue...
Et bientôt, dans le réfectoire, on nous apporte une
soupe aux poissons, du pain, des œufs, des noix :

un véritable festin. Sur la table, il y a une nappe


blanche... Nous redevenons presque des civilisés...
Le soir approche. De la « prispa » où nous sommes
assis nous voyons passer dans lombre de la cour, les
masses d'ombres plus noires des moines. Nous ne
distinguons déjà plus leurs faces hirsutes et leurs
barbes de patriarches non plus que leurs longs che-
;

veux que quelques-uns tordent en tresses pour les


cacher sous les bonnets. Leurs robes en loques nous
paraissent des vêtements décents. Ils se rendent à la
prière. Tout à l'heure, l'un d'eux a frappé sur la
c tocca » de bois.
202 LA ROUMANIE
A une petite distance, en dehors des murs, un
groupe de Tziganes, que le couvent emploie pour ses
travaux agricoles, chantent des chants mélancoli-
ques : vieux airs turcs ramassés au cours de leurs
interminables randonnées dans l'empire du Sultan.
Nous allons les voir. Pour se reposer de leur beso-
gne, ils dansent dans la nuit, où leurs habits de toile
blanche font des clartés. ,

Le lendemain, à la fin de l'après-midi, nous avons


rejoint Isakcea.

Un même repos, nous l'avons réclamé, l'année sui-


mêmes moines de Cocosu. Cette fois-ci,
vante, aux
nous venions par une autre route, par Telitza et
Nicolitzel.
On nous montré sur le chemin, des traces
avait
d'une levée de terre, à peu près parallèle au Da-
nube et attribuée, comme celle du Karasou, à Trajan.
Nous étions arrivés à Nicolitzel en pleine nuit, et là,

les employés de la mairie qui nous attendaient, nous


avaient dissuadés d'aller plus loin. Mais nous avions
hâte de retrouver Cocosu et nous nous sommes
enfoncés dans la forêt, dans où
la forêt millénaire,

les chênes, rejoignant leurs cimes, empêchent de


voir les étoiles.
Le Grec qui, ce jour-là, conduisait notre araba.
DOBROUDJA DU NORD 253

était un peureux. A nous montions encore


minuit,
dans Tobscurité. De temps à autre une clairière
nous permettait de percevoir le ciel. Les roues
butaient contre des pierres ou contre des branches
mortes. A deux mètres devant soi, on ne distinguait
rien. Tout à coup, à un tournant du chemin, une
coulée de lumière s'infiltra entre les branches. La

lune se levait mais sa clarté, à cause de la masse


:

des feuillages, nous paraissait difl'use. Au sommet


du mamelon, notre conducteur se mit à trembler en
nous montrant, dans les ténèbres des taillis, une
forme blanche, droite, de la hauteur d'un homme.
Nous sautâmes du chariot. C'était une stèle de pierre,
érigée en souvenir de la construction de la route : à

l'aide d'allumettes frottées à tâtons, nous lûmes l'ins-

cription édilitaire.
Notre montre marquait deux heures du matin
lorsque nous touchions aux portes du couvent.

Nous suivons, en marge de la « lunca chemin


», le

qui, presque en corniche, borde la rive droite du Da-


nube depuis Isakcea. Nous nous dirigeons vers Macin.
A cette époque de l'année, les eaux sont basses. Le
pied de la falaise où nous sommes, sert de limites
aux grandes crues. Tous les saules de ce plan infé-
rieur ont un aspect bizarre, qu'au premier moment
254 LA ROUMANIE
nous ne nous expliquons pas. En allant voir de près,
on distingue que, depuis le sol jusqu'à environ un
mètre de hauteur, des racines adventives se sont
développées et couvrent la partie basse des arbres
comme de longues chevelures. Elles sont nées au
moment où les troncs baignaient dans le trop plein
du Danube.
Nous passons le hameau de Rakel, peuplé par des
Roumains. Le terrain est plus accidenté. Les injec-
tions des roches éruptives dominent de plus en plus
la vallée fluviale. On pressent les montagnes de

Macin. Vers le crépuscule, nous atteignons Lunka-


vitza. Nous espérions, le matin, arriver d'une traite
à Macin. Mais nos chevaux sont trop fatigués et nous
passerons la nuit dans ce petit village : contre bonne
fortune, bon cœur. Notre impatience d'occidentaux
ne proteste plus, comme autrefois, quand survien-
nent les retards, qui entravent à tout instant nos pré-
visions. A quoi bon?...
A Lunkavitza, nous aurons peut-être de quoi man-
ger. Des ordres ministériels nous assurent au moins
un gîte, ne serait-ce qu'un toit I L'air est doux,
encore tiède, le ciel est bleu. Par aventure, les mous-
tiques ne sont pas trop abondants. Que faut-il de
plus pour être heureux?...
Dans l'unique auberge, nous demandons une cas-
serole. Comme nous arriverons demain dans une
ville, nous dînerons aujourd'hui avec munificence.
13 O B R U D J A DU N R D 255

Nous mêlons des œufs au reste des conserves. Au


moment de nous mettre à table, il nous arrive un
cadeau. Le conseiller municipal de Lunkavitza
envoie aux voyageurs inconnus un pain blanc tout
chaud, du fromage de brebis et un rayon de miel
qu'il a sorti exprès de son rucher. Dans notre lan-
gue, mais avec des gestes compréhensifs, nous le

remercions de cette biblique hospitalité.

Nous avons rapidement quitté la région des maré-


cages danubiens. Par de petites voies cahoteuses,
nous avons coupé l'éperon rocheux, qui oblige le
fleuve à faire un brusque contour. Notre chariot gra-
vit des pentes très raides au milieu d'un plateau
d'herbes desséchées.
L'érosion a puissamment tailladé les masses énor-
mes de lôss, entassées au point que nous traversons.
Elles forment comme un montagnes de
palier aux
Macin, d'un profil largement dentelé et que baignent,
en ce moment, des ombres bleues.
Une longue descente, une longue série de
secousses brutales, au milieu des volutes de pous-
sières, nous conduit à Matchine (Macin).

L'ancienne petite ville turque est au bord du Da-


nube. A l'ouest, sous le même méridien, mais en ter-
256 LA ROUMANIE
ritoire de Munténie, il y a Braïla, avec laquelle on
peut facilement communiquer par un bras du fleuve.
Macin étage ses maisons sur le dernier gradin mon-
tagneux qui domine la « lunca » et, comme la plu-
part des villes danubiennes de la Dobroudja, les
groupe en amphithéâtre. Ses petites rues, que bor-
dent des cafés turcs et quelques magasins, sont des
rues tranquilles, où siègent aussi deux ou trois auber-
ges tenues par des Arméniens et des Grecs et que
nous éviterons. Macin a une mosquée d'une archi-
tecture parfaite, précédée, comme presque toutes les
mosquées, d'un jardin. Dans un dernier reflet
d'Orient —en face la Valachie et la Moldavie sont
presque des terres occidentales —
elle a les costu-
mes rutilants de ses Turcs et de sesTartares. Elle a,
au-devant de ses maisons basses, des confiseurs alba-
nais qui, pour quelques « bani », vendent des bon-
bons parsemés de graines de sésame. Elle a des res-
tes de bastions, où les Turcs placèrent des batteries,
au début de la guerre de 1877-1878.

Nous pensions, de Macin, prolonger notre séjour


en Dobroudja, et obliquer vers Harsova. Mais la

poste nous remet des lettres qui nous rappellent.


Et nous nous embarquons sur le petit vapeur qui
fait le du Danube entre Macin et Braïla.
service
Voici quatre mois bientôt que nous circulons sur
cette terre de Dobroudja où, certes, nous avons beau-
D O B R O U I) J A I) U N O R I) 267

coup travaillé, mais où nous avons vécu librement,


comme jamais nous ne pourrions vivre en Occident.
Chaque jour qui s'écoulait nous faisait mieux aimer
ce coin de pays roumain, sur lequel la « civilisation »,
heureusement, n'a pas encore passé son rouleau nive-
leur.
Nous l'abandonnons avec l'ardent espoir d'y reve-
nir.

11pleut. Pluie d'automne insistante. Les eaux gri-


ses du Danube coulent lentement, comme fatiguées
du long chemin qu'elles ont déjà parcouru. A gau-
che et à droite du canal, d'interminables rangées de
saules — quelques-uns superbes — jalonnent les
rives. Des bateaux de pêcheurs sont attachés à la

berge et des hommes, auprès, se réchauffent devant


un feu. Personne sur le pont, à cause de la pluie.
Seuls, nous regardons, presque douloureusement,
fuir le paysage.
A un tournant, les maisons de Macin nous envoyè-
rent un dernier salut.

E. Pi 17
XV
LA DOBROUDJA DES LAGUNES

La.Dobroudja de la région des lagunes. Le delta —


DU Danube. —
Le lac Razelm. —
Les pêcheurs
LiPOVANS.

COMPRISE entre le /i^" et le 45° de latitude sep-


tentrionale, cette région est encore en pleine
jeunesse. Du Nord au Sud, le sol roumain, bor-
dant la mer Noire dans ces parages, est, presque par-
tout, en continuel remaniement. Le caprice du sou-
lèvement qui créa la Dobroudja, a donné le dessin

primitif de ces lagunes. Au pied des monts, obéis-


sant à l'ordre imposé par la structure du relief, les
alluvionnements ont prolongé la terre. Mais la dispo-

beaucoup changé si le
sition de la côte n'aurait pas
Danube, au nord, ne versait pas, chaque jour, ses
torrents limoneux. Depuis l'époque historique, le
delta a considérablement progressé. Chaque année
soixante millions de mètres cubes de débris solides
26o LA ROUMANIE
sont jetés dans la mer. Et grâce à cet apport inces-
sant, le continent s'agrandit, envahissant la Mer
Noire avec une vitesse moyenne d'environ un demi-
mètre par an.
Au fur et à mesure qu'elles avancent dans le Pont
Euxin, les alluvions du bras de Saint-Georges,
reprises par le flot, sont repoussées au sud. Et c'est
ainsi qu'elles ont emprisonné les vastes pièces d'eau
que montre la carte.

Lorsqu'on suit la côte méridionale du delta, on


coupe les dunes mobiles qui font un léger bourrelet
sur la mer et à l'abri desquels se fixent les végéta-
tions.
Le bras de Saint-Georges suit, à peu près paral-
lèlement, le bord septentrional de la Dobroudja pri-
mitive. La saillie terrestre, suffisamment accusée,
domine la « lunca » jusqu'à ce cap, de forme un peu
camuse, où les localités de Dunavâtzu de Jos et de Sus
se sont établies et au sud duquel s'installèrent —
entre autres endroits — des colonies de Cosaques
Zaporogues.
Entre ce cap, et celui qui est le plus rapproché au
Midi et qui prolonge l'arête de Caramanchioi, exis-
tait la baie naturelle, d'une ligne gracieusement
concave, au fond de laquelle se trouve aujourd'hui
Sarichioi. Elle récoltait les eaux — peu abondantes —
qui arrivaient des montagnes et qui convergeaient
vers la région de Babadagh.
D O B R O U I) J A DES L A G U N E S 261

Mais les alluvions de Saint-Georges, venant buter


contre le cap de Diinavâtzu, tournaient au Sud et,

bientôt, tous les bas-fonds se comblèrent. Aujour-


d'hui, le lac Dranov marque le point où, en cet
endroit, la cuvette était la plus profonde. Mais la
structure du relief sous-marin et les hasards des cou-
rants ont empêché le remplissage total de la baie de
Sarichioi et la vaste surface du Razelm, encerclée
par les sables, est graduellement devenue un lac
fermé.
Il ne l'est pas tout à fait, cependant, du côté
du Midi où, par des baies secondaires comme le

Golovitza et le Zmeica, il communique virtuellement


avec la mer par d'étroits goulets qu'on appelle là-bas
des gura (bouches).
Depuis le Razelm jusqu'aux portes de Constanza,

les bordures d'alluvionnements ont ainsi enclos les


eaux marines. En face de Casapchioi, le lac Sinoé,
allongé parallèlement à la côte, est séparé de la

grande mer par des atterrissements dunaires d'une


longueur de près de trente kilomètres. A leurs deux
extrémités, se trouvent la Gura Péritéaska (au Nord)
et la Gura Buazului (au Sud). Et même, à l'Ouest de
la lagune, un caprice côtier a permis aux amoncel-
lements de sables d'enfermer, presque complètement,
le lac Tuzla.
A partir du lac Sinoé, les lagunes ont beaucoup
moins d'ampleur et les débris solides ont oblitéré
262 LA ROUMANIE
leurs communications avec la mer. Le lac Gargalak,
le lac Tasaul et le Siut Ghiol sont de faibles éten-
dues.
Au sud de Constanza, le dessin de la rive même,
beaucoup moins accidenté que celui du nord, n'a pas
permis avec une telle ampleur les formations lagu-
naires. Le lac Tëkir Ghiol et le lac sinueux de
Mangalia sont les seuls qui méritent une mention.
Quelques-uns de ces lacs renferment de l'eau
salée. Mais la plupart contiennent de l'eau douce
apportée par les ruissellements. Le groupe du Razelm
est compté, dans le cadastre roumain, comme repré-
sentant une superficie de 80 000 hectares. Sa pro-
fondeur est, en général, faible, deux à trois mètres
environ. Grâce à sa richesse en poissons, il fournit
un des éléments de l'économie générale de la Do-
broudja.
Cet immense lac, insuffisamment alimenté par le

f3anube divaguant, avait baissé de niveau et il était

devenu un lac salé, délaissé par les poissons et dès


lors improductif. Pour lui rendre sa valeur, on creusa
un canal amorcé sur le bras de Saint-Georges, le
canal Regele Carol, qui lui donne régulièrement
l'eau douce du Danube. Ce conduit, débutant vers
l'extrémité du cap de Dunavâtzu, débouche en face de
Sarichioi.
L'orient dobroudjien qui domine la région lagu-
naire, n'appartient pas, partout, à la même formation
DOBROUDJA DES LAGUNES 263

géologique. Le Razelm proprement dit est dominé


par des terrains secondaires, tandis que, plus au
midi, en face du Sinoé, les roches primaires mon-
trent leurs affleurements. Quant aux lacs de la Do-
broudja méridionale, ils ont accumulé leurs eaux
dans des terrains plus récents.

La grande chaussée qui réunit Constanza à Tul-


cea marche à peu près parallèlement à la côte. En
quelques endroits, elle borde directement les lagunes.
Nous l'avons déjà suivie, sur une certaine longueur,
pour aller à Babadagh. Nous la quitterons pour
pousser quelques pointes vers la mer.
A une quinzaine de kilomètres environ au sud de
Babadagh, nous obliquerons à droite pour atteindre
Ciamurli de Jos, petit village bulgare, à quelque dis-
tance d'une vaste lagune qui donne entrée dans le
Razelm méridional. Devant nous, tout un espace de
steppe étend sa végétation grise. Sur les rameaux
des chicorées, où les feuilles, à cause du manque
d'eau, sont rares, des milliers d'escargots ont fixé
leurs coquilles : de loin on dirait une floraison
bizarre, en petites houppes blanches.
Ciamurli de Jos, placé trop près des lagunes, n'a
pas d'eau potable. Les puits creusés aux environs
immédiats du village n'ont fourni qu'un liquide sau-
aU LA R O U M A iN I E
mâtre, impossible à consommer. Il faut aller à deux
kilomètres chercher l'eau douce.

Par Canla Bugeac, nous nous dirigeons vers Juri-


lovca. Un crépuscule violet envahissait la plaine
alanguie et grandissait les silhouettes des moulins à
vent. Derrière nous, les dernières ondulations des
montagnes de Babadagh s'apercevaient encore et les

poussières de lôss, qui les recouvraient, en épousant


leurs plis, les rendaient presque vaporeuses. A
droite, au-dessus des lagunes, où les eaux luisaient
comme une surface d'acier poli, des nuages mauves,
venus de la mer, semblables à des ouates légères,
flottaient. Sur le chemin, quelques chars rentraient
à Ciamurli, des chars de blé qui s'avançaient en
masses d'ombres, au pas tranquille des bœufs blancs.
Jurilovca est un village de pêcheurs Lipovans. II
occupe une partie du golfe qu'enserre, au Nord,
l'arête prolongée de Caramanchioi. Il est au bord
même la lagune poissonneuse et, bâti sur une
de
falaise, domine la baie. Ses maisons basses sont
il

alignées de chaque côté d'une rue qui paraît s'avan-


cer dans l'eau bleue. Des ruelles s'en détachent qui
s'ouvrent toutes sur le large horizon. En avant de
la côte, et sur la longueur de celle-ci, depuis Cia-
murli, une étroite langue de terre, couverte de
roseaux et de joncs, agrandit sans cesse le domaine
continental. Sur les pentes tournées vers le Razelm,
LES L I P O V A N S 265

des ceps se chauffent au soleil. Car les habitants de


Jurilovca qui sont des pêcheurs émérites et des
exportateurs de caviar, cultivent aussi la vigne. Ils

en retirent un « vin de Dobroudja » dont la réputa-


tion méritée passera certainement un jour le

Danube.

Dans toute la région lagunaire, les Lipovans sont


nombreux. Cette concentration est assez naturelle
puisque tous ces hommes sont des pécheurs. La
Dobroudja possède environ i5ooo de ces dissidents.
On sait que les Lipovans ne constituent pas un
groupe ethnique. Ce sont des Russiens, appartenant
à diverses régions de l'empire, — principalement
des Grands Russiens ou Veliko-Rousses — et qui
sont sortis du giron de l'église orthodoxe. Ces schis-
matiques ou Raskolniks — ils sont peut-être i5 mil-
lions en Russie — ayant à supporter fréquemment
des persécutions dans l'empire, se cachent ou émi-
grent. La Roumanie a donné asile à plusieurs de
leurs sectes. Les Lipovans de la Dobroudja sont :

les uns des Staroobriadtzi — qui ont des prêtres —


les autres des Bezpopovtzi — qui n'admettent pas
le clergé régulier. On trouve aussi, dans la Dobroudja,
des dissidents Skoptzy — les mutilés volontaires. Il

en sera question plus tard.


266 LA ROUMANIE
Les Bezpopovtzi de Jurilovca font, paraît-il, une
propagande active en faveur de leurs doctrines. Par
de lourds sacrifices pécuniaires, nous dit-on, ils
acquièrent des prosélytes. Ils s'adressent non seule-
ment à leurs compatriotes de la Russie, mais à tous
les groupes ethniques, sans exception. Déjà des Rou-

mains et des Bulgares, de la région où nous sommes,


— me raconte un conseiller municipal sont entrés —
dans leur secte ils ont épousé les filles,
; bien
dotées, des schismatiques. Et mon hôte ajoute que
le gouvernement roumain fait de grands efforts pour
soumettre à ses lois, les Lipovans de la Dobroudja
— comme ceux d'ailleurs qui forment dans la Mol-
davie ou la Valachie de petites colonies. Mais cette
population, plus ou moins abandonnée à elle-même,
par le fait des circonstances géographiques, possède
une force de résistance passive extraordinaire. Les
Lipovans essaient d'éviter, pour leurs enfants, l'ins-
truction primaire, obligatoire cependant dans toute
la Roumanie. Les maîtres d'école se plaignent des
résultats ridiculement insuffisants qu'ils obtiennent
avec ces gens-là ! Les exigences d'une hygiène mini-
mum, les obligations sociales que la vie en commun
réclame actuellement, laissent les Lipovans absolu-
ment indifférents. Ils ont dans leur tête dure un
cerveau inapte à certaines compréhensions. On a eu
toutes les peines du monde pour les contraindre à
se laisser vacciner, et encore se refusent ils à ce que

).
/'' j*3i
LES LIPOVANS 267

l'opération soit faite sur le bras droit : celui avec

lequel on trace les signes religieux. Ils esquivent


tant qu'ils peuvent les formalités de l'état civil,

négligent volontairement d'annoncer les naissances


et les décès. Ils baptisent et marient en secret.

Ce n'est pas une sinécure, m'avouait mon hôte,
que d'administrer de telles populations. Au début
de l'occupation roumaine, il y eut même, avec eux,
des conflits l'administration eut à surmonter des
;

difficultés plus grandes qu'aujourd'hui.


On me conta, à Sarikioi, l'anecdote suivante : Le
maire du village avait appris, par hasard, le décès
d'un Lipovan. 11 voulut accomplir les formalités
réclamées par la loi. Il maison du
se rendit dans la
décédé. Les parents le conduisirent vers un lit où un
corps d'homme était étendu. Flairant quelque super-
cherie, M. le maire regarda de plus près et vit qu'à

la place du mort un individu de la famille s'était cou-


ché : le cadavre avait déjà disparu. On avait eu vent
de l'arrivée des autorités. Vite on avait escamoté le

défunt...
Les Lipovans ne fument pas. Mais ils ne dédaignent
pas les alcools de toutes nuances et de tous titrages.
Ils gardent la barbe et les cheveux longs. Je me rap-
pelle, à Slava Rusesca la peur affreuse de l'un d'eux
à l'apparition des instruments anthropométriques. Il

m'avait pris pour un barbier officiel chargé de raser


les hommes de son village...
^08 LA ROUMANIE
Tous les Lipovans portent le costume russien la :

blouse de couleur, serrée à la taille par une ceinture.


Ils sont d'une propreté douteuse : les pêcheurs, par
les senteurs qu'ils répandent, paraissent imprégnés
d'huile de poisson.
Leurs communautés fermées constituent presque
de petits Etats dans l'Etat. Des voyageurs mal infor-
més les ont accusés de menées panslavistes : cela
n'est pas croyable parce qu'ils sont eux-mêmes pour-
suivis par l'Église orthodoxe impériale.
Les Lipovans de Roumanie, devenus citoyens du
royaume, sont de ce fait soldats roumains. Ils sont
principalement incorporés dans la marine. Tous ces
pêcheurs du Razelm et des rives du Danube, compo-
sent la majorité des matelots de l'Etat. Dans les
équipages des navires de guerre ancrés à Constanza,
j'ai examiné de nombreux Lipovans.

De Jurilovca, notre itinéraire nous conduisait à


Sarichioi, parCaramanchioi et Yénisala. Le chemin
coupe d'abord, à sa base, le cap Dolojman. Puis,
ayant rejoint la lagune, il la longe sans interrup-
tion.
Près de Caramanchioi, Razelm nous
la côte de
donne une belle leçon de géographie physique une :

démonstration des empiétements continentaux sur la


DOBROUDJA DES LAGUNES 269

mer, grâce aux actions éoliennes. En avant de la

rive, sur des bas-fonds, se sont installées les plantes


des marécages, les massettes (Typha latifolia) et les
roseaux (Phragmites communis). Elles entrelacent
leurs racines, retiennent les débris menus charriés
par les vagues, accumulent leurs tiges mortes, for-
ment des feutrages et des îlots qui, sans cesse,
s'agrandissent et se soudent les uns aux autres. Les
poussières de loss, amenées par les vents de terre,
sont retenues par ces lacis végétaux et concourent à

l'exhaussement de ces petits territoires gagnés sur la

mer. Ces îlots se réunissent et forment des bancs.


Ceux-ci à leur tour, graduellement, s'incorporent au
rivage. Le chenal qu'ils limitaient devient un lac
d'eau saumâtre dont l'évaporation, puis le peuple-
ment par la végétation terrestre, n'est plus qu'une
question de temps.

Deux productions naturelles du delta les joncs et :

lesroseaux commencent à fournir leur contingent


rémunérateur ; la cellulose du roseau et la filasse du
jonc, servant, comme le jute, à la fabrication des
ficelles, des toiles à sacs, etc.

Ainsi le vaste fleuve qui, au premier coup d'œil,


paraît isoler la Dobroudja du monde occidental,
apporte en réalité, sans arrêt, à cette nouvelle terre
roumaine son courant commercial et sa vie fécon-
270 LA ROUMANIE
dante : il rajeunit ses lagunes qui devenaient par
degrés des lacs amers et, à chaque heure, il aug-
mente de ses alluvions fertiles le territoire conti-
nental.

Peu de temps avant on dis-


d'arriver à Yénisala,
tingue sur le ciel, agrippés au mont, dominant la
lagune, les restes de la citadelle d'Héraclée, On nous
affirme qu'elle appartint aux Génois qui, autrefois,
commercèrent intensément sur tout le littoral de la
Mer Noire.
XVI

LA DEPRESSION DU KARASOU: DE TCHERNAVODj


A CONSTANZA

Les Tartares. — Constanza. — Les Macrocéphales.


Les Kurdes.

avoir quitté Fetesti sur terre valaque,


APRÈS
dans le Baragan, et passé les ponts du Danube,
le train s'engage dans une sorte de coupée et
peu près l'ancienne ligne de défense romaine
suit à
marquée par les vallums de Trajan.
Pour le voyageur qui ne connaît pas encore l'Orient,
l'arrivée à Tchernavoda, par un jour lumineux, est
la première émotion ethnographique. Déjà, à la sta-
tion du chemin de fer, se montrent, à ses yeux étonnés,
les premiers fez et les premiers turbans. Les petites
jnaisons qui, du bord du fleuve, parsèment la colline

pelée sur laquelle flottent quelques verdures d'aca-


cias, lui apparaissent comme des choses exception-
272 LA ROUMANIE
nelles. Un minaret, qui semble un doigt levé, l'ap-
pelle du milieu des masures tartares.
Et voici qu'après avoir passé entre de hautes mu-
railles de lôss, tailladées par les ruissellements, le

vallon s'ouvre un peu nous entrons dans la longue


:

dépression du Karasou, dans la zone des marécages


dont les pestilences rendirent la Dobroudja tristement
célèbre.
La vallée du Karasou marque, vraisemblablement,
une ancienne voie du Danube. Les collines qui la
dominent: à droite l'Amrali bair à gauche l'Oba;

bair, et qui lurent, à toutes les époques de l'histoire,


les défenses naturelles de cette ligne stratégique, y
conduisent les eavix de pluie comme sur les pans
inclinés d'un toit.

Et, depuis Tchernavoda jusqu'au delà de Medjidié,


jusqu'en face de Chiustel, dont on voitle groupe de

maisons blanches se détacher sur l'horizon, ces bas-


fonds, remplis d'eau, se couvrent d'une épaisse végé-
tation de roseaux. 11 faut avoir circulé sur ces marais
pour savoir ce que c'est que le dédale inextricable
des roselières et pour savoir aussi ce qu'une région
peut être riche en oiseaux aquatiques. Au moment
des passages, toutes les flaques libres sont cou-
vertes de ces hôtes ailés dont plusieurs, les pélicans
par exemple, sont d'émérites pêcheurs de poissons.
Mais ceux qui veulent faire connaissance avec le

fléau des moustiques doivent y passer la nuit.


LE K A R A S O U 278

A le milieu du chemin à parcourir,


peu près vers
anciennement turco-tartare de Medjidié,
la petite ville

sur le premier palier d'une colline élevée conduisant


au plateau de Biul Biul, étage ses maisons où main-
tenant les Roumains dominent. Au loin, c'est Ala-

capo et Murfatlar ;
puis le train longe les cimetières
tartares de Oumurgéa et de Hasancéa.

Je connais peu de paysages plus impressionnants


que ceux-là et plus évocateurs d'une civilisation tota-
lement difi'érente de la nôtre. 11 y a, entre les mai-
sons de boue des Tartares, faites en un tour de main,
pour ne pas durer, éphémères demeures des vivants,
et leurs pierres tumulaires naturellement indestruc-
une opposition qui surprend.
tibles,

Sur des étendues immenses, les cimetières, où sé-


journent les morts de nombreuses générations, sont
couverts, sans ordre, de pierres sans formes, arrachées
auxflancsdescollinesvoisines. Ellesne portentaucune
inscription rappelant les disparus, et au-devant d'elles
il aucun de ces petits enclos ornés de fleurs et
n'y a
de feuillages comme dans les cimetières de nos pays.
On dirait des blocs semés là, au hasard, par le geste
puissant d'un géant. Au milieu d'eux la flore des
steppes s'est installée en maîtresse et les hauts char-
dons, plantes des terrains secs, développés en foules
compactes, envahissent le sol et cachent sous leurs
capitules rougeâtres les souvenirs matériels des
E. PiTTARD. 18
'j.-^k LA ROUMANIE
défunts. De tels cimetières, où la vénération des
vivants pour les morts s'exprime d'une façon si

fruste, rendent plus faciles les exodes des Tartares.


Souvent, en traversant de part en part la Do-
broudja, j'ai rencontré de ces cimetières tartares
abandonnés, loin de toute habitation humaine, eij

pleine étendue désertique. Ils demeureront ainsi


tant que de nouveaux arrivants n'auront pas besoin
d'utiliser cette place.

Après avoir été les maîtres d'un immense empire,


les Tartares, depuis longtemps, ne jouent plus, nulle
part, aucun rôle politique. Cet affaiblissement de leur
puissance — autrefois, au moment de leur splendeur,
les rois de France recherchaient l'alliance des Khans
tartares — est un des faits les plus singuliers de
l'histoire universelle.
A l'époque où je travaillais dans la Dobroudja,
cette province renfermait plus de 3oooo Tartares.
Descendants, pour la plupart, des groupes divers
ayant séjourné primitivement dans la Russie méri-
dionale, ils composaient un peu partout, mais surtout
dans la région du sud, des villages populeux: vil-

lages ethniquement purs ou villages mixtes où, sans


façons, les Tartares collaient à une agglomération
déjà existante leurs maisons de boue.
LES T x\ R T A R E S 276

Entre tous les villages dobroudjiens, le mahalé


tartare se reconnaît aisément, à la construction de
ses habitations, à son aspect temporaire, à son air
de campement. 11 ne possède jamais les jardins qui
ornent quelquefois les autres villages, pas même les
maigres arbres que les plus misérables, que les
moins favorisés des hommes, dans ce pays, essaient
de faire croître.
Les maisons tartares sont construites en terre
gâchée avec de la paille. Elles sont basses; la tête
d'un homme touche le bord du toit.
Elles sont, selon les lieux, recouvertes de chaumes,
de roseaux ou de terre. Deux ou trois petites fenêtres
qu'on ne peut ouvrir laissent parcimonieusement
passer la lumière. D'habitude, ces maisons sont divi-
sées en trois parties à l'entrée, une sorte de vestibule
:

qui donne accès dans une première chambre servant


d'appartement pour les hommes, en face, sur
une seconde chambre utilisée par les femmes. La
préparation des aliments se fait en plein vent ou dans
le vestibule. Les maisons des riches ont souvent une

cuisine plus vaste, servant de pièce centrale. Tous


les murs sont blanchis à la chaux. Sur le plancher,
fait de terre battue, des nattes de roseaux sont éten-
dues.
Dans la Dobroudja, les Tartares sont presque tous
agriculteurs. Ils élèvent aussi des chevaux. Dans les
villes, il détiennent parfois le petit commerce édi-
:
276 LA ROUMANIE
ciers, cafetiers, marchands de fruits. En général, ce
sont des travailleurs économes et sobres. Grâce à
ces qualités, ils acquièrent facilement une situation
aisée. Plusieurs Tartares dobroudjiens sont devenus
de riches propriétaires.
On m'a raconté qu'à l'époque turque les Tartares
passèrent quelquefois par de mauvais moments.
Pillés par les colons nouveaux que la Porte envoyait
dans la Péninsule, leur misère était devenue telle-
ment grave qu'ils furent obligés, après plusieurs
mauvaises saisons, de dévaliser les terriers où les
rongeurs entassent leurs provisions.
L'agriculture des Tartares dobroudjiens est assez
primitive. L'orge et le millet en constituent la base
principale. Ils cultivent aussi beaucoup de haricots.
Les femmes ne travaillent pas la terre, à l'exemple
des Roumaines et des Bulgares. Elles demeurent confi-
nées dans la maison où elles surveillent le ménage,
éduquent leurs enfants, brodent de dessins étranges
des voiles, des mouchoirs, des ceintures. Beaucoup
élèvent aussi des volailles, particulièrement les din-
dons. Les femmes tartares, vêtues d'amples robes
d'une seule pièce, flottantes, portent sur la tête un
long voile qui cache leurs cheveux nattés et souvent
teints.Quoique musulmanes, elles gardent le visage
découvert. Néanmoins, lorsque nous arrivions dans
une maison tartare, les femmes s'enfuyaient au plus
vite.
LES TARTARES 277

Quelquefois maisons tartares sont presque


les
entièrement creusées dans la terre et le toit dépasse
à peine la steppe. Ce refuge de troglodytes qui semble
imité des rongeurs est fréquemment utilisé dans ce
pays où les vents sont particulièrement violents.

Ce de faire une longue disser-


n'est pas ici le lieu
tation à propos de l'ethnologie des Tartares, non
plus qu'à propos de leur ethnographie. Ce qu'on
peut dire, en deux mots, c'est que les groupes do-
broudjiens Tartares Nogaïs, Tartares Kabaïli, etc.,
:

ne correspondent nullement à des agglomérations


humaines possédant des caractères anthropologiques
homogènes. Peut-être les Nogaïs, descendants de la
Horde dorée, renferment-ils une plus grande quan-
tité de types mongoloïdes que les autres groupes?

On sait que le nom de Tartares ou Tatars n'a pas


une signification plus précise que celle d'une éti-
quette. Les Tartares forment un complexe ethnique
dont l'hétérogénéité peut s'expliquer sans trop de
peines. Il est, entre autres, une cause qui, à l'époque
de la grandeur politique des Tartares, joua un rôle

dominateur je veux parler des populations s'affu-


:

blant du nom de Tartares pour profiter des avan-


tages matériels que ce titre assurait, à cause de la
puissance militaire de cette nation.
Le fonds principal des Tartares dobroudjiens est
venu, à diverses reprises, de la Chersonèse Tau-
278 LA ROUMANIE
rique, où ceux que Ton considère volontiers comme
les vrais Tartares —
les Nogaïs —
coudoient une
mixture anthropologique — les Tauridiens ou Tar-
tares Krimtchaks — chez qui les sangs les plus divers
se sont mélangés : Tartares, Kiptchaks, Kazares,
Turcs, Génois, Goths, Grecs, Arméniens, etc. Pour

ma part, cependant, je crois moins à des mélanges


actuels (le terme est pris dans un sens relatif) qu'à
des mélanges anciens, opérés en Asie, dès les débuts
de l'empire tartare. J'ai publié, à ce propos, quelques
pages d'explications ; les lecteurs que cette question
intéresse sauront les retrouver,
Il n'en reste pas moins que l'élément mongol est
encore nettement représenté chez les Tartares de la
Dobroudja; et il n'est pas rare, notamment dans les
villages du Sud, de retrouver ce type, à qui les pom-
mettes saillantes, les yeux bridés, le nez enfoncé à
la racine, la rareté des poils, des moustaches et de

la barbe, constitue un faciès anthropologique tout à

fait spécial.

Les résultats de la guerre de Crimée conduisirent


dans la Dobroudja de nombreux contingents de Tar-
tares. Mais les hommes qui passaient ainsi le delta

ou qui venaient par la mer dans les caravelles


n'étaient pas les premiers occupants Tartares du
pays. Ils rencontrèrent des « frères de race «, des
coreligionnaires, arrivés là depuis des siècles, trans-
portés d'Asie par les sultans.
LES TAR TARES 279

On dit volontiers, dans les villages dobroudjiens,


que les Tartares Nogaïs mangent les animaux cre-
vés, en particulier les chevaux pour lesquels ils

auraient une prédilection marquée. Personnellement


je n'ai jamais pu vérifier ce fait, mais soit à Gherin-
gic, soit à Toprai-Sari, soit à Kara-Murat, soit encore
en d'autres agglomérations tartares dont il est inu-
tile de citer les noms, on m'a affirmé l'existence de
cct*3 coutume. Si elle est certaine, cette habitude
serait très intéressante pour l'ethnographie compa-
rative, car son interprétation ne s'arrêterait pas à

un simple fait culinaire. Voici pourquoi. On m'as-


sura que lorsqu'un cheval vient à s'abattre sur le
chemin, les Nogaïs, s'adjugeant l'animal, le relèvent
et le soutiennent et le font bénir par un hodja. Ceux
qui me racontaient ce dernier incident pensaient
qu'il avait pour but d'enlever à la bête toute souil-
lure.
Ne pourrait-on pas, plutôt, supposer un souvenir
totémique chez cette population autrefois totalement
nomade pour qui le cheval a été, dès l'aurore de sa
domestication, un instrument de valeur inapprécia-
ble? Je livre la chose — encore une fois je n'ai jamais
pu la constater — à ceux pour qui ces questions ne
sont pas de fastidieuses questions.

Contre les murs en pisé des maisons et des enclos


tartares, le voyageur s'étonne de voir souvent de lar-
28o LA ROUMANIE
ges galettes, arrondies, épaisses, de couleur brune.
Il apprendra que c'est là du combustible le seul ;

combustible de ces pays dépourvus de bois et de


charbon de terre. C'est le tezek, mélange de fientes
animales et de paille hachée, pétri par les femmes
et façonné en boules et que l'on aplatit ensuite con-
tre les murs pour le faire sécher. Ce combustible,
qui n'a rien de recommandable, car il ne fait pas de
flamme et dégage une odeur très désagréable, est
celui de tous les pays désertiques, en Asie et en
Afrique, tant il est vrai que les mêmes nécessités
incitent aux mêmes inventions.

Après Oumurgéa, la ligne du chemin de fer, cou-


pant à plusieurs reprises les vallums de Trajan, con-
tinue sa route sur Constanza.

Constanza, l'antique Tomes, jusqu'en 1878 Kus-


tendjé, entourée d'une ceinture de tumulus, montre,
par la moindre éraflure de sa terre, les superposi-
tions des diverses civilisations qui se succédèrent sur
son emplacement. Les Préhistoriques, les Phéni-
ciens, les Grecs, les Barbares, les Romains, les
Byzantins, les Turcs, les Roumains y ont construit
des monuments, laissé des tombeaux. La voie du
chemin de fer, à l'entrée de la ville, entaille des
C O N s T A iN Z A 281

sépultures anciennes qui apparaissent aux yeux éton-


nés du passant. C'est de Constanza qu'Ovide datait
ses suppliques grandiloquentes, de cette terre à la
beauté de laquelle il n'avait rien compris.
La ville qui forme une sorte de croissant au bord
de la mer est extraordinairement cosmopolite, résul-
tat de la position géographique qu'elle occupe à l'ex-
trémité de l'Europe, le regard levé vers l'Asie et, par
surcroît, de sa situation maritime. Ses rues, plus ou
moins droites, bordées de maisons basses, blan-
chies à la chaux, voient passer tous les représentants
ethniques de l'Europe orientale et de l'Asie anté-
Les constructions élevées sont rares. La ville
rieure.
roumaine s'est mêlée à la ville turque, mais n'a pas
fait perdre à celle-ci son cachet oriental, sauf vers
les quartiers neufs du bord de la mer où le casino,
— hélas I
— dresse sa façade quelconque. Des bou-
tiques de toutes sortes exposent leurs marchandises
jusque sur les trottoirs. On cuisine en plein vent. Au
cpin d'une maison un Tartare, en turban respectable
et en babouches, vend de l'exquis café à un sou la

tasse et grille des épis de mais, des poivrons, des


saucisses, pour les petits acheteurs.
Aux diverses religions représentées dans cette
tour de Babel, les diverses églises ouvrent leurs
portes : cathédrale orthodoxe, églises arménienne,
catholique, grecque, protestante. Les minarets turcs
dressent leurs fines silhouettes sur le ciel bleu.
28y LA ROUMANIE
La rue est un kaléidoscope : des groupes de Tsi-
ganes sont assis sur le trottoir étalant au soleil leurs
guenilles multicolores ; des femmes tartares passent
drapées en d'amples étoffes bleues ; un Juif change
— avec d'évidents bénéfices — des monnaies étran-
gères. Dans des carrioles de bois, peintes de fleurs
aux tons criards, défilent tous les types de la Do-
broudja, tous les costumes. Des marchands ambu-
lants, les « précupetzi », débitent du lait fermenté,
des fruits,une espèce de limonade, contenue dans la
« donitza » jolie, en bois Ou en métal. Aux étalages,
le vent de mer fait frissonner les étoffes voyantes, les
gazes légères propices aux pays chauds, les sandales
suspendues, les écharpes filigranées. Un très vieux
Turc, à barbe blanche, le dos au jambes mur et les
croisées, attend,du matin au soir, la charité des
passants en marmottant quelques prières. Les « sac-
cadji » (vendeurs d'eau) circulent en tous sens, con-
duisant des tonneaux, et laissent secouer avec bruit
leurs bidons de fer-blanc.
Constanza semble être la métropole d'une foule
de petits métiers, de ceux qui ne demandent aucun
Marchands de pastèques assis non-
travail sérieux.
chalamment devant leurs étalages, cireurs de bottes,
vendeurs de substances invraisemblables, tels les
pépins de courges, marchands de sucreries, de mon-
naies grecques, de débris d'antiquités ramassés au
bord de la mer, marchands de poissons, etc. Beau-
CONSTANZA 288

coup restent simplement au coin d'une maison, et,

somnolents, attendent les acheteurs dans la cha-


:

leur étouffante de l'été, maintenant un ciel imper-


turbablement bleu, sous le soleil qui fait flamber les
maltions blanches, rien n'est péniblecomme de faire
un signe pour attirer le client...
Dans l'air flottent des odeurs d'huile chaude, de
poivre, de tomates cuites, d'oignons frits. Toute la
gamme pimentée de la cuisine d'Orient pénètre vos
narines, car toutes les boutiques ouvrent sur la rue.
On voit cuire son pain, rôtir sa viande, griller ses
« ardei » (poivrons) ou son poisson. Cette vue n'excite
pas toujours l'appétit, mais le spectacle anime sin-
gulièrement la ville.

Ce qui donne encore à Constanza un cachet orien-


tal bien marqué, c'est la multitude innombrable de
ses chiens. 11 y en a de toutes espèces, de toutes
grandeurs, de toutes couleurs, de tous poils et de
tous abois. Au restaurant, vous en avez toujours trois
ou quatre dans les jambes. Il y en a dans les cafés,
sur les trottoirs, au bord de la mer, plein la rue.
Ils se poursuivent, ils pour un os ramassé,
se battent
se mordent La
à pleine gueule.nuit, ils font des
concerts dont on se passerait. Pour nous consoler
de cette engeance, on nous citait le proverbe, à nous
qui aimions les Turcs « Où il y a beaucoup de
:

Turcs, il y a beaucoup de chiens. »


Un peu en dehors de la ville, du côté d'Anadol-
284 LA ROUMANIE
chioi, le quartier tartare s'est installé et le quartier
tsigane. Ce sont de pittoresques banlieues. Et c'est
également dans les faubourgs qui s'allongent sur
la route de Mangalia que sont groupées les indus-

tries : les charrons, les débitants de bois, quelques


caldarari (chaudronniers), les maréchaux-ferrants.
A eux seuls, les charrons remplissent plusieurs peti-
tes rues. 11 y a tant de carrioles dans ce pays où l'on
ne sait pas circuler à pied 1 Les charrons sont géné-
ralement des Turcs.

Depuis plusieurs années, Constanza fait des efforts


considérables pour créer un grand port. La Rouma-
nie a poussé là des travaux immenses et fort coû-
teux. Mais Constanza y gagnera d'être, après Odessa,
la deuxième ville maritime de la mer Noire.
Le traité de Berlin a donné à la Roumanie, par
l'octroi de la Dobroudja, une destinée économique
qui différait totalement de celle que les hasards géo-
graphiques semblaient décerner au jeune royaume.
La Roiunanie, jusqu'à ce moment, était un pays à
peu près continental. L'adjonction de la Dobroudja
lui donna le chemin de la mer que réclame avec

tant d'énergie aujourd'hui la Serbie et qui manque


si malheureusement à la Suisse. Et si l'abandon de
la Bessarabie causait au royaume roumain une dou-
LES MAGROCEPHALES 285

leur profonde et justifiée, il prit courage tout de


même pour mettre en valeur, aussitôt que possible,
ses territoires nouveaux. Déjà le port de Constanza
est iidié par des lignes maritimes régulières avec
Sulina — et de là avec les ports fluviaux du Danube
— avec Constantinople, avec les Échelles du Levant
et Alexandrie.
Ce qui assure à Constanza un avenir de plus en
plus élargi, c'est qu'elle reste vivante toute l'année,
accessible en toutes saisons, tandis que Braïla et
Galatz sont obligées, du fait des glaces danubiennes,
d'arrêter leur activité pendant l'hiver.
D'ailleurs la fortune de cette ville a été pressentie
depuis longtemps par les accapareurs de terrains.
Tous les jours Constanza étend sa superficie, crée
à distance des quartiers nouveaux, sortes d'annexés
qui se souderont un jour à la ville-mère. Depuis
1878 d'abord, depuis la construction du port ensuite,
et, dès lors, chaque année, le prix du terrain a aug-
menté.

y a quinze ans environ, au moment où l'on créait


Il

un jardin public dans un faubourg de Constanza,


les ouvriers mirent au jour une construction souter-
raine qu'on ouvrit, une sorte de crypte dont la voûte,
inconnue jusqu'alors, n'était guère cependant qu'à
286 LA R U M A N I E
cinquante centimètres au-dessous du sol. Dans cette
crypte, on trouva toute une série de crânes et des
os longs. Il s'agissait d'une sépulture collective, au
second degré, quelque chose comme nos sépultures
dolméniques d'Occident. Ces restes de squelettes
ine furent montrés. A côté des crânes de constitu-
tion normale —
la majorité, —
il en existait quel-
ques uns curieusement déformés par ce qu'on ap-
pelle, en anthropologie, la déformation macrocépha-
lique.
Elle est due à une constriction circulaire double,
donnant naissance à deux enfoncements transver-
saux le premier s'élève près du troisième tiers du
:

frontal, le second, au commencement des pariétaux.


Elle est exercée à l'aide de bandages, lorsque la tête
est en pleine La partie occipitale du
croissance.
crâne est alors surélevée. C'est dans cette région
anatomique que devaient se réunir les engins défor-
mateurs.
Le crâne ainsi modifié artificiellement prend une
allure bizarre, menaçante même, — comme la dé-
formation belliqueuse des Caraïbes, — surtout
lorsqu'il est vu de face. Le front est aplati, ramené
en arrière. La région pariétale fait saillie et s'élève

en cône.
Cette déformation a été décrite par Hippocrate. Il

pensait que cette coutume, en usage chez les Macro-


céphales (les Grecs les appelaient ainsi à cause de
LES MAGROCÉPHALES 287

leurs longues têtes) de la côte orientale du Pont-


Euxin, provenait de l'idée de noblesse que ces gens
attachaient aux têtes allongées. Il croyait même
qu'elle devenait héréditaire. On saitqu'il n'en est rien.
On a découvert un assez grand nombre de ces
crânes macrocéphales dans le Caucase, notamment
dans les environs de Tiflis. On en a trouvé dans le
sud de la Russie, en Crimée, en Hongrie, le long
de la vallée du Danube, dans la basse et la haute
Autriche, en quelques points de l'Europe occiden-
tale, jusque dans la région du Jura.
11 y a déjà bien des années, l'illustre anthropolo-
giste français Broca, après les observations de von
Baer et autres, avait tenté d'expliquer, au moyen de
ces découvertes, le chemin suivi par la migration
des peuples cimmériens. Ce groupe humain habitait,
depuis des temps reculés, les rives septentrionales
et orientales de la mer Noire. Vers 63 1 avant J.-C,
il fut attaqué par les Scythes nomades et obligé
d'émigrer. Alors les Cimmériens se divisèrent. Une
partie d'entre eux se serait avancée vers le Caucase,
tandis que l'autre partie se dirigeait vers l'Occident.
Ce sont ces derniers qu'on retrouva plus tard, sous
le nom de Cimbres, près des bords de la Baltique,

sous le nom de Kymris dans le pays de Galles et en


Angleterre. Le lieu où s'effectua la séparation des
deux bandes cimmériennes paraît avoir été le fleuve
Tyras, le Dniepr actuel.
288 LA ROUMANIE
Historiquement, on ne savait pas grand chose au
sujet de la route Cimmériens de la
suivie par les
migration occidentale. Pour Broca, on pouvait essayer
de la tracer à l'aide des sépultures dont ils avaient
jalonné leur passage.
Dans la région de Toulouse, on déforme encore la

tête des enfants (aujourd'hui la déformation n'atteint


guère que les petites filles). Les anthropologistes
français admettent que cette coutume est la per-
sistance de celle apportée par les Tectosages, une
tribu des Volces fixée dans le pays au iv^ siècle

avant J.-C.
Les suppositions de Broca n'ont pas été admises
par tous les auteurs. Anoutchine retrouvant, dans le

sud de la Russie, de nombreux tombeaux qui ren-


fermaient des crânes déformés, a combattu cette
théorie.Pour lui, la coutume de la déformation,
répandue depuis une haute antiquité chez certains
peuples de diverses régions de l'Europe, s'est con-
tinuée longtemps. Et la majeure partie des crânes
déformés, dit-il, se rapportent principalement aux
II*- VII* siècles après J.-C.
Rien n'empêche cependant de croire que Broca ait
eu raison et que la coutume de la déformation ma-
crocéphalique n'ait simplement persisté dans les
époques postérieures à la migration des Cimmé-
riens.
Types de Kurdes (Constantzaj.
LES KURDES 289

Au moment où nous habitions Constanza, la ville


renfermait un fort contingent de Kurdes, engagés
pour les travaux du port. J'ai pu y étudier à loisir

cette race magnifique, que les historiens arméniens


considèrent comme les descendants des Mèdes, mais
que d'autres auteurs regardent comme « des anciens
Chaldéens de l'Iran qui auraient fait irruption à une
époque très ancienne dans le bassin du Tigre ».
Après avoir été soumis par Cyrus, les Parthes, les
Sassanides, les Kurdes constituèrent, du xi^ au xiv"
siècle, des principautés nombreuses. Salaheddin
(Saladin) était un prince kurde.
Grâce aux régions montagneuses qu'ils habitaient,
les Kurdes n'eurent guère à souffrir des invasions
mongoles et tartares.
Les Kurdes n'ont pas encore été l'objet de recher-
ches anthropologiques approfondies. Chantre, qui
les a étudiés dans leur pays, a publié sur eux les
documents scientifiques les plus intéressants que
nous possédons. La race kurde n'est pas homogène.
Dans cette population, on rencontre des groupes
dolichocéphales et des groupes brachycéphales, mais
ces derniers sont de beaucoup les plus nombreux,
et leur brachycéphalie est très accentuée. En géné-
ral, les Kurdes sont de haute stature. Leur taille

E. PiTTXRD. 19
292 LA ROUMANIE
Elle est composée de roches secondaires, formant
des îlots de contours capricieux et vers le midi, par
delà l'ancienne frontière, en dehors d'un lambeau
d'âge aussi secondaire, proche du Danube, il n'y a
plus que des terrains tertiaires et quaternaires. Par-
tout, le pays est couvert d'unenappe de lôss.
L'aspect général de Dobroudja du Sud est celui
la

d'un pays vallonné. Les altitudes y sont moins éle-


vées que dans le Nord. D'une manière générale aussi,
l'ensemble de ce territoire est plus oriental, de cou-
leurs plus chaudes. On y est moins près de la Rus-
sie et même de la Roumanie proprement dite. On y
est très rapproché, ethnographiquement, de la Tur-
quie.
A l'occident, la Dobroudja du sud est séparée de
la Valachie par une série de lacs, parmi lesquels le

Mârleanu, l'Oltina, le Garlitza, qui s'échelonnent entre


Tchernavoda et Silistrie ;
puis il y a le Danube, qui,
sur presque toute cette frontière, a divisé son cours,
et l'immense plaine d'inondation.
Sur la rive marine, la Dobroudja du sud possède
quelques petits lacs : le Tékir Ghiol, le lac de Tat-
lageak, le lac étroit et sinueux de Mangalia et deux
ou trois autres nappes de moindre importance, y
compris quelques flaques d'eau sur le nouveau terri-
toire pris à la Bulgarie.
La vie économique de la Dobroudja du sud res-
semble à celle de tout le reste du pays, avec cette dif-
D B Pi O U 1) J A ]) U SUD 298

férence qu'on n'y voit pas figurer le travail des pê-


cheurs Lipovans. Tous les Dobroudjiens de cette
région sont des agriculteurs. Dans les steppes, les
Mocanes promènent leurs troupeaux de moutons.
J'ai parcouru presque tous les villages de la Do-
broudja du sud. Avec les Tartares j'ai mangé, assis à
la turque, autour d'une natte de roseaux, des œufs
cuits dans la graisse de brebis. Avec une pauvre
famille turque d'Hoscadin, j'ai partagé fraternelle-
ment la galette de maïs et la tranche de pépéné. Chez
les Bulgares du lac Dulanchioi, où les moustiques
faisaient au-dessus de nos têtes des vols compacts,
nous avons préparé les poissons pour la soupe natio-
nale slave et les eunuques Skoptzy, à Doua Maiu, nous
ont, à plusieurs reprises, offert le thé de leurs samo-
vars et l'esturgeon séché de leurs provisions.
Hospitalité roumaine, hospitalité dobroudjienne 1

mon souvenir se rappelle avec émotion ces journées et


ces nuits Chaque matin, nous partions sans savoir où
!

les obligations du travail nous conduiraient le soir.


Presque toujours, là ou nous ne plantions pas notre
tente,nous trouvions un toit pour dormir. Nous som-
mes arrivés chez nos hôtes temporaires à toutes les
heures de la soirée et de la nuit. Quelquefois même
l'aiguille de nos montres avait franchi les vingt-
quatre heures ! Toujours la porte s'est ouverte devant
nous. L'hospitalité orientale n'est pas seulement un
thème de littérature ; c'est une réalité tangible que,
^94 LA ROUMANIE
pendant des mois, nous avons touchée. Quelle diffé-
rence avec notre occident égoïste, soupçonneux,
intéressé !...

Steppes du sud aux vallonnements infinis où depuis


cinq cents ans les chariots des Tziganes déambulent,
où sous le ciel éclatant de midi la seule ombre qui
soit offerte est celle projetée par mon cheval, où
l'existence est libre, où l'on oublie enfin les turpi-
tudes de la vie quotidienne, j'aimerais bien vous
retrouver...

Pour aller de Constanza à Mangalia, j'ai suivi tous


leschemins, y compris celui de l'école...
La route la plus directe passe le long de la mer
par Agigea et Tuzla.
On laisse, à droite, les vastes entrepôts de Cons-
tanza et bientôt, à deux ou trois kilomètres de la

ville, la steppe commence, la plaine qui n'a d'autre


horizon que le ciel. En ce moment, elle est partout
fleurie de chicorées sauvages, dont les pétales bleus
en étoiles mettent dela gaieté parmi les herbes gri-

ses.Le vent de mer soulève en tourbillons épais les


poussières de lôss. Devant nous, des tumulus se
dressent et forment sur le ciel comme une muraille
crénelée. On passe entre le Tuzla Ghiol (Tékir Ghiol)
et la mer. Il n'y a pas un arbre à l'horizon. Au bord
•*^
M A N G A L I A 296

du lac un ourlet d'écume blanche est resté, des der-


nières vagues. Entre les roseaux, qui s'avancent en
promontoires, ou qui font des îles, s'ébattent des
troupes d'oiseaux aquatiques. Des moires courent à

la surface de l'eau.
De l'autre côté de la route, on bat de l'orge. Cinq
chevaux attelés de front trament une sorte de court
cylindre de pierre, à larges cannelures, qui, écrasant
l'épi, séparent les grains de leurs glumes.
Aux approches de Mangalia, le vent creuse dans la
steppe fleurie, des vagues bleues parmi les chicorées
ou des vagues roses parmi les chardons. De longues
bandes jaunes sont formées par des verbascées qui
dressent, en rangs serrés, leurs tiges solides. Toute
cette végétation est dure, à épiderme imperméable,
à feuillages rares pour éviter l'évaporation. Les char-

dons atteignent la hauteur d'un homme.


A la lisière de la steppe, la mer est comme de l'in-
digo. Nous longeons des lagunes étroites d'où s'en-
volent, au bruit des chevaux, des foules d'oiseaux.
Nous traversons des sables mous. Et bientôt, sur la
crête d'une ondulation, Mangalia montre deux ou
trois de ses maisons blanches. En se dressant, on
distingue le demi-cercle de tumulus qui enserre la
ville.

Mangalia est une bourgade de quelque mille deux


cents habitants. Elle est composée de quatre quar-
206 LA ROUMANIE
tiers principaux : vers le sud, le quartier turc ; à côté,

le quartier tartare ; en arrière du bourg, les Tziganes


ont établi leurs demeures. Près de la mer, c'est le

quartier roumain. Deux minarets dominent la petite


cité. Les maisons blanches n'ont qu'un étage. Elles

s'alignent en plusieurs rues où s'ouvrent des échop-


pes et que bordent les acacias, toujours secoués par
le vent de mer. Elles s'arrangent aussi autour d'une
place minuscule où chaque soir d'été, un orchestre
tzigane vient jouer.
La mosquée principale au sud de la ville, est an-
cienne. Elle est dans un enclos qui enferme le cime-
tière. Elle est gracieuse, légère, tout son avant corps
construit en bois, avec de jolies colonnes ouvragées,
que le temps a fendillées et auxquelles il a mis une
patine noire. Le hatip nous a conduit dans l'inté-
rieur, parce qu'il a vu que nous étions respectueux
de sa religion et il nous a invité à monter dans le
minaret par un étroit escalier en spirale. Sur la bar-
rière de fer, où le prêtre s'appuie pour chanter ses
prières, des corneilles noires viennent se poser. Cinq
fois par jour l'iman, de sa voix nasillarde dit, vers
les points cardinaux, sa mélopée rituelle: vers la mer,
vers l'orient teinté de bleu et de perle ;
puis, vers la
steppe violette, qui déroule ses vagues dans la direc-

tion du sud les deux autres prières passent par des-


;

sus les maisons basses de Mangalia.


Le cimetière qui entoure la mosquée est désaf-
LES TURCS 297

fecté. Depuis de longues années, les musulmans —


les Turcs elles Tartares — n'y ensevelissent plus per-
sonne. 11 est envahi par une végétation luxuriante où
se faufilent des oiseaux. De beaux arbres ont poussé
entre les tombes. Sous le fouillis inextricable des
plantes sauvages, les pierres funéraires disparais-
sent. Seuls les monuments des personnages de dis-

tinction dressent encore leurs marbres plus hauts,


couverts d'inscriptions et d'arabesques et surmontés
du fez ou du turban.

La population turque, considérée du point de vue


anthropologique, constitue une masse hétérogène.
Déjà en Asie, avant que s'ébranlent les contingents
qui submergeront l'Europe du sud-est, elle est for-
mée d'éléments ethniques divers.
Telle que nous la connaissons aujourd'hui, la race
turque est une belle race, et dans cette Péninsule des
Balkans où l'on rencontre de remarquables types
humains, les Turcs ne sont pas à l'arrière-plan. On
ne rencontre jamais chez eux les souvenirs mongo-
loïdes que l'on signale souvent chez les Tartares.
Généreux, honnêtes, paisibles, hospitaliers, les

Turcs de la Dobroudja m'ont paru dignes d'une véri-


table estime. Souvent, d'ailleurs, de hauts fonction-
naires roumains m'ont confirmé^cette impression. Je
298 LA ROUMANIE
me demande quelle doit être aujourd'hui l'attitude
de ces hommes, agrégés depuis 1878 au corps poli-
tique roumain, devenus soldats du royaume, et qui

voient passer, devant eux, les régiments turcs, en-


voyés au secours des Bulgares par leur ancienne
patrie.
L'origine ethnique indiscutable des Turcs n'est
pas encore connue. Dans certaines terminologies on
les appelle des Ouralo-Altaïques, dans d'autres, des
Ougro-Finnois, mais ces définitions sont tellement
vagues qu'elles ne signifient rien du tout. Sous l'éti-
quette de Turcs, on a enrôlé des populations asiati-
ques diverses — probablement apparentées par la

langue qu'elles parlaient, mais qui, somatologique-


ment, n'avaient aucune raison d'être confondues avec
les Turcs.
On a cru aussi que les Huns étaient des Turcs,
mais il y a entre la description connue de Jornandès
et les caractères extérieurs d'un Turc, un abîme.
Rien ne ressemble moins à un Turc qu'un des hom-
mes d'Attila.
Depuis la guerre de 1877-1878 on a assisté, dans
tous les pays qui furent autrefois sujets de la Porte,
à un exode marqué des Turcs. Les Osmanlis ont
repris, par étapes, et en sens inverse, le chemin par-
couru par leurs aïeux. Qui aurait prédit, au moment
où cette vague immense recouvrait toute l'Europe
du sud-est et menaçait Vienne, qu'il suffirait de qua-
LES SKOPTZY 299

tre cents ans pour la faire revenir à son point de


départ? Le rêve prophétique d'Osman, après avoir
paru se réaliser, n'est plus aujourd'hui qu'un petit
amas de cendres...
Cette puissance politique et militaire, devant qui
l'Eurasie trembla, et à laquelle tant de gouverne-
ments européens proposèrent des alliances, repas-
de cette guerre, les détroits? Je
sera-t-elle, à la fin

ne suis pas de ceux qui pensent que ce serait pour


le plus grand bien de l'Europe.

Lorsque, de Mangalia, on continue vers on le sud,


traverse le lac et, aussitôt, dans une sorte de paysage
hollandais, les moulins à vent du village de Doua
Maiu tournent leurs ailes.
Ils sont là comme une avant-erarde. Le villaefe lui-

même est à quelques kilomètres plus au midi. 11 est


de fondation récente et peuplé exclusivement par
des Raskolniks de la secte des Skoptzy, les mutilés
volontaires.
Cette communauté religieuse, dont les adhérents
exécutent à la lettre, mais pour d'autres organes, la

parole biblique un œil te gêne, arrache-le, et


« si

jette-le dans la géhenne », est surtout composée de

Russiens, de Véliko-Rousses. Mais tous ceux que


rassemblent les mêmes idées religieuses peuvent
3oo LA ROUMANIE
entrer dans la secte que fonda, au xviii" siècle,
André Ivanow, paysan du gouvernement d'OrlofF(').
Cette association est rigoureusement fermée aux

(') Le vrai fondateur


fut, dit-on, Kondrati Sselivanow qui, lorsque

les poursuites du g-ouvernement commencèrent, réussit à se cacher dans


le gouvernement de Tambow. Arrêté plus tard, il fut condamné aux tra-

vaux forcés. Mais les poursuites dont il était l'objet le firent passer au
rang de martyr. On en fit un « Sauveur », un « Fils de Dieu ». Paul I'''"
le fit revenir de Sibérie et l'enferma dans un asile d'aliénés. Alexandre l*'''

(fils de Paul) le transféra dans un liospice et plus tard lui rendit la

liberté.
C'étaitune époque où le mysticisme travaillait fortement les âmes
russes.La cour même fournissait des adeptes à la secte des Skoptzy. Les
premières mutilations de femmes eurent lieu, croit-on, au palais impérial
Michaïloff, chez la colonelle Tatarinow.
Les entrevues que Sselivanow le « Sauveur » avait eues avec les empe-

reurs Paul Alexandre I"', suggérèrent, à quelques affiliés, l'idée de


I^'' et
le faire passer pour l'empereur Pierre IIL

Mais on donnait ainsi une couleur politique à la secte et les poursuites


commencèrent. Sselivanow fut enfermé, en 1820, au cloître de Spasso-
Euphémius, où il mourut douze ans après. Plusieurs de ses disciples furent
aussi internés.
Mais la légende était constituée. Pour les Skoptzy, Sselivanow, le

Christ, le Sauveur, le Fils de Dieu, est Pierre III Féodorowitch. Ce Sau-


veur vit encore. Il reviendra un jour occuper le trône de toutes les Rus-
sies. Il ouvrira le jugement dernier et opérera la castration universelle.
Avant cette nouvelle apparition du Christ, l'Antéchrist devait venir.
Il s'estprésenté sous la forme de Napoléon P"^, bâtard du diable et de
Catherine II. Pour les Skoptzy, le Christ ne réapparaîtra que lorsque
leur nombre aura atteint le chiffre apocalyptique de i/i4ooo. C'est la
raison de leur prosélytisme « Et j'entendis le nombre de ceux qui étaient
!

marqués. Cent quarante quatre mille étaient marqués appartenant à


toutes les tribus des enfants d'Israël : de la tribu de Juda, douze mille
marqués ; de la tribu de Ruben : douze mille de la tribu de Gad
; :

douze mille..., etc. » L'Apocalypse, vri, 5, 6, 7, 8. Voir Eugène Pittard :

Les Skoptzy. Bull. Soc. des Sciences de Bucarest, igoS.


a
LES S K O P T Z Y 3oi

« gens du dehors », mais on connaît assez bien ses


mystères depuis qu'à plusieurs reprises, eurent lieu,
en Russie, où ils sont rigoureusement poursuivis, des
arrestations de Skoptzy.
Le village aligne, de chaque côté de la route, ses
maisons blanches, précédées de jardins soigneuse-
ment fermés, et où les acacias ombragent des mas-
sifs de fleurs. Et dès l'abord, ce qui surprend, ce qui
étonne profondément en cette I^obroudja où, quelque
soit legroupe ethnique, les enfants abondent, c'est
l'absence d'enfants. Lorsque nous approchons, l'aboi
seul d'un chien annonce notre présence. La rue est
solitaire, les jardins sont vides, les cours sont silen-
cieuses.
Un notable Skoptzy nous a reçu. On a dressé le
couvert sous les arbres et l'on nous sert, avec le thé,

de petits morceaux d'esturgeon fumé.


Les voisins sont arrivés. Les hommes et les
femmes ont conservé, presque tous, le costume rus-
sien ; les hommes ont leurs blouses serrées à la

ceinture — que tout à l'heure pour la photographie,


ils échangeront contre des vestons beaucoup moins
seyants; —
les femmes portent la jupe et le tablier;
leurs cheveux sont cachés par un mouchoir de cou-
leur, noué sous le menton.
Les hommes chez qui l'opération produit des modi-
fications physiologiques considérables sont, la plu-
part, des géants. Leurs faces glabres et pâles, bouf-
3o2 LA ROUMANIE
fies, poupines sous leurs bonnets de fourrure, font
une étrange impression. Il est impossible de leur
assigner un âge exact. Leurs mains sont allongées,
souples, fraîches, douces à toucher comme des mains
de femmes. Et ces géants il en — est qui atteignent

près de deux mètres de hauteur — ont des voix de


sopranistes qui détonnent singulièrement.
Toutes ces « blanches colombes » comme ils s'ap-
pellent, sont de mœurs tranquilles. Ils ne boivent
pas de liqueurs, ils ne fument jamais. Ils ont des sen-
sibilités exagérées, des susceptibilités et des jalou-
sies extraordinaires. Ils sont honnêtes. Jamais la
police n'est obligée de s'occuper d'eux.
Dans le petit jardin où le vent de mer arrive et
courbe les hauts tournesols, nous pensons à l'inflexi-

bilité de leur religion qui réclame d'eux un tel sacri-

fice, qui leur interdit le foyer où jouent les petits


enfants. « Tout le monde n'est pas capable de cette
résolution », dit l'Évangile de saint Mathieu, mais
seulement ceux à qui cela est donné... « Il y a ceux
qui sont eunuques dès le ventre de leur mère ; il
y
en a qui ont été faits eunuques par les hommes et il

y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le

royaume des cieux. Que celui qui peut entendre,


entende. »

Le village de Doua ^laiu est un village d'agricul-


teurs. A Bucarest, à Jassy, à Galatz, les Skoptzy sont
principalement cochers. Leurs attelages sont les plus
LES S K P T Z Y 3o3

beaux de tous. Ils mettent leur point d'honneur pro-


fessionnel à posséder non seulement des chevaux
splendides, les meilleurs trotteurs de toute la ville,

mais les harnais les plus brillants, la voiture la


mieux suspendue, la plus belle robe de velours. Ce
sont des cochers aristocratiques qui n'alignent guère
leurs équipages, le matin, pour les simples pas-
sants.
Ils se groupent dans certains quartiers et s'isolent
de la rue au moyen de hautes palissades.
Ces Russiens mystiques qui ont mis si scrupuleu-
sement d'accord leurs doctrines et leurs actes sont-
ils véritablement les bienheureux dont parle l'Ecri-

ture ?...

Quand nous sommes rentrés, la nuit, à Mangalia, la


rue était extraordinairement animée. Dans les cafés,
où rien n'était servi, des bandes de Tartares chan-
taient — ce qui est exceptionnel — à gorge déployée.
Ils s'accompagnaient d'une darboukah et d'une
sorte de triple castagnette en fer et cette musique
était monotone et sauvage. Elle satisfaisait ces
hommes, qui, sous le rapport musical semblent en
être restés à ces temps primitifs où Ton constata que
deux plaques métalliques froissées émettaient un
bruit et qu'un coup donné sur une peau tendue pro-
3o4 L A R O U M A N I E
duisaitun son. La Mer Noire plus consciente d'une
harmonie balançait sa houle sous le vent.

Aux environs de Mangalia les tumulus sont extrê-


mement nombreux. Si quelques-uns, comme on le
croit — les plus hauts — ont pu servir pour des
signaux, la plupart sont indubitablement des tom-
beaux. Ils sont arrangés en demi-cercle autour de la
ville, la corde de l'arc étant représentée par la mer.
Ily a, dans cette région, pour les archéologues, une
tâche énorme à entreprendre, et l'on peut prédire
avec certitude, à leurs travaux, une abondante rému-
nération scientifique.

Ilanlik, à deux pas de la frontière bulgare d'avant


1918, est habité par des Gagaouz. Personne n'est
encore au clair au sujet de cette population, à qui
des origines ethniques diverses ont été assignées.
Aujourd'hui, on les rattache volontiers aux Koumanes,
peuple de la Sarmatie européenne dont, il est vrai,

la provenance ethnologique est encore inconnue. U


tireson nom de la Kuma, qui jette ses eaux dans la
mer Caspienne. On sait que, suivant la route des
Petchénègues, les Koumanes se répandirent, du xi* au
xiii' siècle, dans le sud de la Russie et sur les deux
versants des Carpathes.
Le faciès général des Gagaouz — que mon guide
m'affirma être des Grecs de religion chrétienne, par-
D O B R O U D J A T) U SUD 3o5

lant turc, — répond assez bien à celui qu'on relève


chez les habitants de la Roumanie hongroise. Une
étude anthropologique comparative serait ici d'un
très grand intérêt.

Mangalia présente, pour nous, un avantage excep-


tionnel ceux qui n'ont jamais voyagé dans ce pays
:

ne pourront pas comprendre. La mer, le lac d eau


douce, la présence des eaux sulfureuses, nous per-
mettaient les bains que tout du pays nous
le reste

refusait. Malgré cela, nous abandonnons Mangalia,


car le travail scientifique n'admet pas le partage, et,
traversant en écharpe la Dobroudja méridionale,
nous allons, pour quelque temps, prendre Medjidié
comme centre de nos recherches. De là, il est facile
de rayonner dans toutes les directions.
Nous passerons à Hazaplar, dont on dit que les
chevaux turco-tartares étaient renommés, puis par
Edilchioi et Enige Mahalé, nous irons étudier les
Tartares Nogaïs de Biul-Biul. Trajet à peu près tou-
jours même, au travers des steppes et des cultures,
le

au travers des mamelons recouverts de loss et des


vallons secs. Et la vie presque identique, comme la

vie élémentaire, chaque jour se répète : le départ au


petit matin lorsque le soleil se lève et qu'il fait aux
meules de paille des ombres démesurées, les haltes
E. PiTTARD. 20
3o6 LA R O U M A N I E
au bord des puits, les repas pris quand il est pos-
sible de les prendre. Le soir nous coiichons, au hasard
des rencontres, dans dans une école, chez
la mairie,

l'habitant, sous la tente.Des chiens plus féroces que


les loups, nous accueillent avec des hurlements et
sautent à la tête des chevaux il ne ferait pas bon
:

être à pied à l'entrée de ces hameaux I... Lorsque la


nuit arrête le travail, lassés par la besogne journa-
lière comme un laboureur qui a bien rempli sa tâche,
nous déplions nos lits de camp...

A trente kilomètres au sud-ouest de Medjidié,


à quelque distance du village d'Enigea, se trouve
un monument, célèbre dans l'Orient Balkaniqne :

Adam Klissi. Le maréchal de Moltke qui avait


traversé la Péninsule en i835, indique dans ses
Lettres sur la Turquie, la présence de ce monu-
ment qu'il considéra comme le mausolée d'un géné-
ral romain.
Nous savons aujourd'hui, après des fouilles nom-
breuses auxquelles participèrent surtout les archéo-
logues roumains, qu'il existait dans cet endroit une
ville romaine, Tropaeum Trajani. On en retrouve
tous les jours des traces nombreuses. A l'époque
turque, les pierres funéraires des cimetières envi-
ronnants provenaient fréquemment de ces ruines et
A D A M K L I S S I 807

j'ai un paysan grec, des cochons s'abreuver


vu, chez
dans un tombeau sculpté, découvert au moment des
labourages.
Trajan avait donné l'ordre d'édifier ce singulier
monument à la limite extrême de l'empire. Et après
avoir vu la reconstitution qu'en a faite Niemann, il est
impossible d'admettre que cela devait être d'une
esthétique à imiter. Puissant, certes il Tétait, à la

méthode romaine bien assis sur sa base que le


;

temps et les déprédations humaines n'ont pu démo-


lir, mais de délicatesse, de grâce, d'esprit de finesse,
pourrait-on dire, point I Quelle différence avec ce
qu'ont laissé les Grecs !

Cette vaste tour ronde, dont la base avait 33 mètres


de diamètre, à laquelle on accédait par huit gradins
de pierres de taille, probablement surmontée d'un
dôme en toiture, supportant lui-même un hexagone
flanqué de pilastres et sur lequel s'élevait un. trophée
de m. 5o de hauteur, devait avoir, encore une fois
7
si la reconstitution de Niemann est acceptée par les

gens compétents, l'aspect d'un gigantesque gâteau


monté. On voit une telle image dans une devanture
de pâtisserie. On a traité, en Roumanie, ce monu-
ment « d'épouvantail énorme, destiné à montrer aux
Barbares la menace de Rome ». On comprend fort

bien cette épithète. Peut-être cependant que le beau


ciel d'Orient atténuait cette masse. Peut être aussi
le soleil l'a-t-il assez rapidement patinée pour que
3o8 LA ROUMANIE
l'œil ne s'arrêtât plus qu'à la chaude couleur des
pierres ?..,

Puis-je dire à mes amis Roumains que, pour mon


goût personnel, on doit les féliciter de n'avoir, du
monument d'Adam Klissi que les ruines ? Celles-ci,
on ne saurait le nier, sont impressionnantes.
Lorsqu'on arrive devant cet énorme noyau de
maçonneries, au pied duquel se groupent encore les
hauts gradins d'accès, on ne peut se défendre d'un
sentiment de grandeur et de puissance, comme
d'ailleurs devant tous les monuments importants que
Rome a laissés sur son passage.
Ces ruines me paraissent un symbole. Les Ro
mains, à plusieurs reprises, envahirent la Dacie —
l'antique Roumanie mais — les Daces — ancêtres
historiques des Roumains — épris de leurs li-

bertés, repoussèrent l'envahisseur ma- et de telle

nière que Domitien, battu, fut obligé de payer un


tribut au roi Décébale. La conquête Trajane marqua
la fin de la Dacie et le monument d'Adam Klissi,

s'il n'était pas édifié sur la rive gauche du Danube,


n'en marquait pas moins la mort politique de ce
pays.
Si j'étais Roumain, je préférerais mille fois, ratta-
cher le souvenir de mon origine à la Dacie, plutôt
qu'à la Rome conquérante, à la Dacie, à son peuple
courageux, dont l'histoire, chaque jour, semble ré-
ADAM K L I S S I 809

véler, non seulement la bravoure, mais l'intéressante


civilisation.
Le monument, destiné à marquer le terme des
libertés daces, était dès lors, pour les Roumains,
presque une injure; le Temps s'est chargé de l'ef-

facer. Soyons-lui reconnaissant de ce geste.


Tel qu'il apparaît aujourd'hui, dans la solitude des
plaines, où il n'est plus le trophée triomphal rappe-
lant une page douloureuse, une domination par la
violence, le monument d'Adam Klissi doit être soi-
gneusement conservé, car il indique un chapitre
important, un chapitre capital de l'histoire roumaine.

On découvrit, à côté des restes de la cité romaine,


que protégeait un camp retranché muni d'épaisses
murailles, flanquées de tourelles, les ruines d'une
basilique chrétienne que les archéologues datent du
IV* siècle de notre ère, et qu'on suppose avoir été
édifiée sous Constantin le Grand.

Ces restes d'une grandiose civilisation, exhumés


de ces terres où vivent de rares habitants, pour qui
l'histoire de Rome n'existe pas plus que celle des
Araucans, prennent à nos yeux une signification émo-

tionnante. Ils nous font mieux comprendre ce que nos


maîtres appelaient la poussière des siècles révolus.
L'homme passe et la pluie efface I C'est vrai; c'est
plus vrai dans les pays où nous sommes que partout
3io LA R O U M A iN I E
ailleurs : ici les souvenirs ne se perpétuent pas. Mais
la pluie qui déblaie et entraîne les débris des civili-

sations passées reconstitue avec ces débris des terres


pour l'avenir...

Nous décidons d'aller passer quelques jours dans


la Dobroudja bulgare (').
Lorsque nous quittons Mangalia, le ciel tragique,
où l'orage se préparait, oppressait la mer tragique.
Des nuées violettes, lourdes de pluie, teintaient les
vagues glauques de reflets violets plus foncés que
ceux du ciel. Du côté de l'Orient, une grande barre
jaune rappelait que le soleil s'était levé. Mais, très
vite, les nuages 1 étreignirent et l'étouflerent dans

leurs replis.
Nous galopons à travers la steppe décolorée, affais-

sée dans l'attente de la tempête.


Les chevaux soufllent plus fort, comme nous oppri-
més par la lourde atmosphère. Mais voici qu'après
cette menace violente, l'orage passe à notre gauche
en suivant la frontière de Bulgarie et bientôt reparaît

le soleil. Et de nouveau la steppe s'éclaire, s'anime,

sourit.
Nous suivons un long défilé envahi par des char-

(*) Notes prises avant le traité de I9i3.


l) B R U D J A DU SUD 3ii

dons immenses, aujourd'hui desséchés. Sur les


pentes, il n'y a })as une habitation et pas une culture.
Nous côtoyons des restes de hameaux turcs totale-
ment ruinés, comme après un bombardement, mais
où la place des maisons se voit toujours, où sub-
sistent parfois des restes de clôtures. Que sont devenus
les hommes De temps en temps un
qui habitaient là?
arbre, poussé par aventure en un point où l'eau s'est
infiltrée, se dresse encore dans ce désert. Et voici

un cimetière turc abandonné, alignant ses pierres


anonymes mangées par les herbes.

Kara Omer est un grand village aux maisons rou-


maines et tartares disséminées. La misérable auberge
où nous mangeons ne nous dit rien qui vaille et
nous allons dormir tout habillés sur les lits mili-
taires de la caserne, où l'on a bien voulu nous rece-
voir.

Le lendemain matin, après les formalités néces-


saires, les passeports en règle, nous entrons en
Bulgarie.
Si le pays, politiquement, est changé, il reste géo-
graphiquement identique. La steppe demeure la
même. Après cinq ou six heures de route, d'une
éminence, nous apercevons Bazardjik étalée dans un
creux, enveloppée d'arbres, blottie contre le sol, d'où
elle se distingue à peine.
3i2 LA ROUMANIE
Nous nous rapprochons et toute une ligne de mi-
narets se dressent tandis qu'autour de la ville les
ondulations font une courbe claire que dore le soleil

et sur laquelle les nuages envoient des ombres


courtes.
Bazardjik possède, collé à sa banlieue, un quartier
tzigane : baraques posées de guingois, au hasard
du terrain, poussées là comme des champignons.
Entre les huttes, circulent de vagues sentiers. Ces
maisons de misère n'ont même pas de fenêtres. Au-
tour d'elles, les chardons poussent avec entrain et
envahissent les enclos que quelques Tziganes avaient
eu la prétention de posséder. Une odeur inexpres-
sible se dégage de ces masures au-devant desquelles
flottent des nippes déchirées que le soleil fait res-

plendir.
Cette petite ville où, en dehors des Tziganes, rien
d'intéressant ne peut nous retenir, a été, dit-on,
fondée il y a trois cents ans par le marchand turc
Hadji-Oglou-Bakhal, dont le cœur était pur. Midhat-
Pacha y établit le champ de foire, le panahir, dont
le mur de pierres est bordé de petites boutiques.
Le 26 janvier 1878, Réchid-Pacha, qui commandait
l'armée turque, défendit inutilement Bazardjik contre
les armées russes du général Zimmermann.

La Dobroudja du sud, plus que la Dobroudja du


LES TZIGANES 3i3

nord, paraît avoir été la patrie élue des Tziganes.


Ils sont plus près de la Turquie qui leur fut accueil-
lante.
Dans les banlieues de Constanza et de Mangalia,
les Tziganes turcs ont construit des demeures per-
manentes et dans la steppe, il n'est pas rare de ren-
contrer des bandes nomades.
J'ai voué à ces errants qui, depuis cinq ou six
cents ans, promènent leurs chariots au travers de la
Péninsule balkanique, le meilleur effort de mes
recherches anthropologiques.

L'origine des Tziganes n'est pas encore définiti-


vement précisée. Ce sont vraisemblablement des
Hindous que de brutales aventures peut-être les —
massacres de Timour — forcèrent à l'exode. Ils

arrivèrent en Europe, semble-t il, par deux chemins:


par l'Asie antérieure et par la région méditerra-
néenne. Les descendants de ces migrateurs trouvent
aujourd'hui, dans la Péninsule des Balkans, une
liberté relative — que nos administrations occiden-
tales éprises d' « ordre » ne toléreraient pas. Pau-
vres Tziganes I combien ils ont été malheureux I II

faut lire dans les actes officiels des divers pays


d'Europe, la manière dont on les traitait. J'en ai
dit quelques mots dans plusieurs publications. Dans
la Roumanie, ils ont été longtemps esclaves et
chercheurs d'or dans les rivières. Et les boyards
3iA LA ROUMANIE
les échangeaient entre eux comme de simples
biens mobiliers. Tout compte fait, je crois que, de
la Péninside entière, de toute l'Europe même,
c'est la Turquie qui a été la plus clémente à ces
nomades.
Pourquoi les Tziganes nous sont-ils si sympathi-
ques? Ce n'est pas seulement, j'imagine, parce qu'ils
ont été misérables, honnis, persécutés. C'est aussi,
c'est certainement, parce que ce sont les seuls hommes
qui dans notre Europe policée et « organisée » sont res-
tés libres : libres de choisir le paysage qui leur con-
vient et d'y demeurer le temps qu'il leur plaît, libres
de travailler ou de se reposer, libres de ne pas mettre
à leur cou le dur carcan que nous impose, à nous,
la vie sociale telle que l'ont comprise ceux qui, se
frappant la poitrine, osent se targuer d'être « civili-

sés ». O la belle civilisation I Lorsqu'on est obligé


de la subir on envie les Tziganes qui lui préfèrent la

pauvreté dela vie matérielle pour garder leur liberté.

Lorsque dans les steppes, nous rencontrions les ban-


des de Bohémiens allant à l'aventure, que de fois
nous aurions aimé les suivre et mettre notre araba
à la file de leurs chariots !...

Les Tziganes qui n'apparaissent en Occident,


selon les chroniques, qu'au début duxv^ siècle(i4i7)
semblent être fixés dans la Péninsule des Balkans
depuis beaucoup plus longtemps. Déjà au covirantdu
^ I
LES TZIGANES 3i5

XIV* siècle il est question d'eux en Roumanie. Les


voïvodes de Valachie, Vlad II et Mircéa P', re-

nouvelaient : le premier en i386 ; le second en


1887, une donation de quarante tentes de Tziga-
nes (salaschi de Çigani) faite au monastère de
Saint Antoine par leur oncle Vladislas qui avait
régné en 1870.
Nous n'avons aucune notion sur l'origine de l'asser-
vissement auquel furent soumis les Bohémiens du
royaume, non plus que sur l'arrivée de ces derniers
en territoire roumain.
On sait qu'en Roumanie, les Tziganes sont volon-
tiers groupés selon la nature de leurs occupations.
II y a les caldarari (chaudronniers), les lingurari
(fabricants d'ustensiles en bois), les oursari (mon-
treurs d'ours), les spoitori (étameurs), les lautari
(musiciens). Autrefois, il y avait aussi les aurari
(orpailleurs) qui recueillaient dans les rivières les
sables aurifères.
Une partie des Tziganes sont devenus sédentaires.
On leur assigna des villages autour desquels ils cul-
tivent plus ou moins la terre. Mais, souvent, ces Tzi-
ganes fixés, reprenant les habitudes ancestrales, par-
tent en groupes, jusque dans l'extrême Baragan,
jusque dans la Dobroudja du sud et s'engagent
comme travailleurs temporaires, surtout pendant les
récoltes du blé et du maïs. II y a plus. Certains de
ces sédentaires, de ces gens plus ou moins obliga-
3i6 LA ROUMANIE
toirement cloués au sol par l'Etat, une fois par an,
font le simulacre d'une nomadisation. Chargeant
leurs chariots de leurs femmes, de leurs enfants,
de leur bagage, ils partent, font un grand tour
— c'est un voyage symbolique — et reviennent au
logis...

Les Tziganes sont les uns (Tziganes roumains)


rattachés à l'église orthodoxe ; les autres (Tziganes
turcs) à la mosquée musulmane. Mais ce sont là des
que ces pseudo-sédentaires, ou ces no-
liens virtuels
mades, font semblant d'accepter pour se mettre, au
moins en apparence, à l'unisson de ceux qui les
entourent et les commandent.
Dans les banlieues de Constanza, de Mangalia, de
Bazardjik, les Tziganes se logent dans d'invraisembla-
bles habitations: creusées dans la terre, elles ont, au-
dessus de leur entrée, une construction en dôme
comme un tumulus, dépassant à peine le sol : ce
sont des sortes de terriers ouverts sous la steppe
comme ceux des hamsters et des spermophiles. Les
autres habitations sont des baraques de boue, main-
tenues par quelques poutraisons. Sur les toits, où la

pluie a délavé la terre, les graines, apportées par


les vents, ont créé des steppes en miniatures.
Les tentes des nomades, presque toujours en étof-

fes sombres, ont la deux pans qui caractérise


forme à
les tentes bédouines, mais elles sont, en général,
plus hautes que celles-ci, et dans le détail, n'ont pas
LES TZIGANES 817

tout à fait la même construction. D'autres fois, les


tentes sont en roseaux nattés. J'ai même photogra-
phié une tente conique qu'on prendrait tout à fait
pour une tente d'Indien américain. Les édifîca-
teurs de théories faciles auraient, en constatant
ces variétés d'habitations, de quoi ratiociner long-
temps.

Les Tziganes sont des Dolichocéphales de taille

moyenne, à la peau basanée, aux yeux et aux cheveux


noirs.

Je me rappelle un jour, sur l'une des hauteurs qui


dominent Medjidié, nous avions été visiter un
clan de Tziganes turcs campés de la veille. Sur le
sommet arrondi du mamelon, ils avaient groupé
leurs tentes, laissant entre elles de larges espaces
par lesquels nous dominions l'étendue immense des
marais et des ondulations qui, par delà Chiustel,
s'en allaient vers le nord, à l'infini. Un ardent soleil
faisait flamber les costumes voyants. De beaux enfants
nus, couleur de bronze clair, s'ébattaient sur l'herbe.
Les chevaux dételés et les buffles à l'épaisse enco-
lure pâturaient. Un vieillard, en turban, assis devant
une raccommodait un licol une femme
tente, ; triait

des haricots dans une auge de bois.


3i8 L A R U M A N I E
Spectacle de la vie primitive, retour aux premiers
âges, tableau biblique. 11 nous semblait que, sous
nos yeux émerveillés, surgissait l'existence de nos
ancêtres nomades, de nos ancêtres chasseurs et pas-
teurs. Comme ces errants d'aujourd'hui, ils parcou-
raient l'espace illimité des plaines de l'Eurasie. Alors
les hommes ne s'étaient pas encore agglomérés dans
les cités, alors le sol n'était pas possédé, alors
chaque être humain avait sa liberté, sa part de l'éten-
due, sa part de la lumière du ciel, et sa part aussi
des fleurs du chemin...

A l'heure où j'achève ces lignes, la Dobroudja est


occupée par armées ennemies, et la Valachie elle-
les

même est tombée aux mains des envahisseurs.


Et je pense aux souffrances indicibles endurées par
tous ces paysans: ces agriculteurs et ces bergers qui
n'ont pas demandé la guerre et dont l'adversaire
foule aujourd'hui le sol fertile, dont il ramasse les
récoltes, dont il emmène les bœufs blancs.
Pour moi, cette image est certainement plus con-
crète et plus douloureuse que pour d'autres. Ces ter-
res, je les ai vues; ces collines, ces montagnes et
ces plaines, je les ai parcourues ces fuyards ont un
;
I
EPILOGUE 3i9

nom que j'ai prononcé ; ces malheureux ont un visage


que je connais. L'épouvante ou la résignation fata-
liste, je les lis sur des physionomies réelles, dans
des yeux dont j'ai cherché les regards...
Je me représente les ol)us démolissant les maisons
paysannes où j'ai reçu Thospitalité — la plus simple
en même temps que la plus généreuse — et aux abords
desquellesjouaient les petits enfants aux cheveux em-
broussaillés : Roumains, Turcs, Bulgares, Tartares,
qui contemplaient avec un étonnement immense
notre travail scientifique.
Dans quel état, sous quel aspect retrouverais-je ce
pays dobroudjien — et aussi ces pays valaques —
lorsque j'y reviendrai? devant quelles ruines et de-
vant quelles tristesses devrais-je m'arrêter ?...

Qu'il me soit permis d'espérer que les ennemis


n'auront pas jeté bas les bourgades dont les noms
charmants font à nos oreilles une musique nostalgi-
que Mangalia si blanche entre son lac et la mer,
:

Tchernavoda sur sa colline, Babadagh auprès de sa


forêt millénaire, Mahmoudia sur son cap rochevix,
Kara Omer posé au ras de la plaine immense et les
petits villages étranges : Biul Biul, Hasancea, Murfat-
lar qui évoqxient, par leurs groupes ethniques, des ré-

cits d'histoire asiatique et européenne, toute la « mis(î

en marche» des peuples, en même temps qu'ils évo-


quent l'existence patriarcale, la vie honnête de
l'Orient.
320 LA ROUMANIE
Etqu'ilme soit aussi permis d'espérerque dans cette
terre aux lignes simples, il me sera donné un jour de
retrouver et de revivre la vie pastorale que j'aime
et de m'asseoir encore une fois au foyer solitaire où
ne brûlent que des herbes sèches, au foyer des gar-
deurs de moutons transhumants, de ces Mocanes
anachorètes dont les regards se remplissent de l'infini

des steppes.
TABLE DES ILLUSTRATIONS

Roumaines de Moldavie (Pustiana) en costumes de fête. ... 3


Motif d'écharpe tartare brodée ancienne (Dobroudja) — Fleuron. 7
Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-
broudja). — Cul- de-lampe g
Poteries des paysans de Roumanie (Valachie). — (La quatrième
pièce est un pot à lait, en bois.) — Fleuron i3
Campement de Tsiganes (Dobroudja méridionale) 16
Types de Rouniains de Moldavie '
. 24
Radeau des flotteurs de bois sur la Bistritza 40
Sur la Bistritza ; formation des radeaux pour le flottage des bois
cl Dorna (Moldavie) 46
Dans les montagnes de la haute Moldavie 62
Paysans roumains, de la haute Bistritza (Moldavie) 52
Village moldave dans la région des collines 60
Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-
broudja). — Cul-de-lampe 63
Motif d'écharpe tartare brodée ancienne (Dobroudja). — Fleuron. 65
Berger mocane et marchand de sucreries, dans la banlieue de
Bucarest 76
Eunuques russes, de la secte des Skoptzy b2
Opintches. — Cul-de-lampe. . 100

E. PlTTARD. 21
322 TABLE DES ILLUSTRATIONS
Végétation (roselières et trapa natnns) clans la région deltaïque du
Danube (Cette planche est empruntée à une publication officielle
roumaine, Regiunea inundabila a Dunarii, de Gr. Anttpa, Bu-
carest, igio) io4
Paysans roumains de l'Olténie 128
Femmes roumaines de l'Olténie i34
Paysans roumains de l'Olténie i34
Jouets rustiques — animaux eu terre cuite (Valacliie). — Fleuron. i^i
Troupeau de moutons dans les grandes plaines de la Valacliie
méridionale i44.
Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-
broudja). —
Cul-de-lampe i5i
Détail d'une écharpe tartare brodée (Dobroudja). — Fleuron. . i55
Types de Roumains de Moldavie (district de Bacau) i56
Roumains du district de Bacau (Moldavie) 160
Roumaines de Moldavie en costumes de fête (à Pustiana). . . . i64
Groupe de Moldaves catholiques (à Pustiana) ino
Plat rustique (Valacliie). — Cul-de-lampe I'y4
Brique, « double » du mort, mise en terre avec le défunt (VIol-
davie). — Cul- dé-lampe 183
Types de Roumaines (district de Sucéava, Moldavie) 186
Paysans roumains de Moldavie (district de Sucéava) 192
Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-
broudja). — Cul-de-lampe iq6
Broderie tartare (Dobroudja). — Fleuron igg
Puits très profond à Parachioi (Dobroudja du Sud) 2o4
Puits dans une dépression de la Dobroudja du Sud 313
Bulgares de Dobroudja (à Gargallcu Mare) 238
Village de pêcheurs Llpovans, au bord du Razelm (Mer Noire). . 256
Types de tartares de la Dobroudja 366
Types de femmes tartares (Dobroudja du Sud) s-js

Tartares de types mongoloïdes (Blul-Biul, Dobroudja du Sud). . 276


Dans la banlieue de Gonstantza : quartier tzigane 283
Types de Kurdes, employés aux travaux du port (Gonstantza). 288
Brique, « double « du mort, mise en terre avec le défunt (Mol-
davie). — Cul-de-lampe 390
Mosquée de Mangalia (Dobroudja) .... 39^
TABLE DES ILLUSTRATIONS 3:^3

Quelques types île Turcs de Dobrouilj;i (Le personnage ilu milieu


est un Laze, hodja à Mangalia) 3oo
Campement de Tsijjanes turcs dans la Dobroudja m/'i-idionale. . 3o6
Maison de Tsiganes turcs dans la banlieue de Mangaiia (Do-
broudja) 3t4
Tsiganes turques (Dobroudja) 3i8
Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-
bi-oudja). — Cnl-de-lampe 3ao
TABLE DES MATIÈRES

Pages.

Dédicace 5

Introduction 7

LA. ROUMANIE
I. Coup d'œil général sur le royaume de Roumanie i3

II. La population roumaine 23


Démographie sommaire. Anthropologie de la Rou-
manie. Les Roumains qui sont en dehors du royaume.

III. Les Carpathes roumaines


Les Carpathes de Roumanie. Les forêts du royaume.
La descente de la Bistritza.

IV. La région des collines et la région des plaines 5i


Les collines. Les plaines de Roumanie. Le sol culti-

vable. Petites et grandes propriétés.

DANS LA VALACHIE
V. De la frontière de Transylvanie à Bucarest 65
La vallée de la Prahova. Le pétrole et le sel.

VI. La capitale du royaume : Bucarest 75


Physionomie de Bucarest. Les progrès de cinquante
326 T A B L E I) E S M A T l E R E S
nns. L'iU'mée et la marine. Les postes el tf^léjjraplies.

Le commerce roumain. L'instruction publique en Rou-


manie.

VIL Le Danube, la route vivante de l'Orient lOi


Le cours du Le Danube, fleuve roumain. Quel-
fleuve.
ques souvenirs d'iiistoire. Braïla et Galatz. Les pêcheries.

VIIL Dansl'OUénic 127


Historique de la Roumanie. Formation des Princi-
pautés. Influence sociale des monastères de Valacbie.

IX. Le Baragan i4i


La steppe du Baragan. La culture des ct^réales en
Roumanie. Le blé et le maïs.

DANS LA MOLDAVIE

X. Dans la Moldavie i55


De Bacau à Pustiana. Monastères de Moldavie. Les
chemins de fer roumains.

XL L'ancienne capitale de la Moldavie: Jassy 1^5


La physionomie de Jassy. Les Juifs de Roumanie.

XII. Dans les montagnes de Sucéava i83


La vallée du Sireth. Le long de la frontière buko-
vinienne. Au monastère de Slatina. Le paysan de
Roumanie.

DANS LA DOBROUDJA

XIII. Coup d'œil général sur la Dobroudja 199


La Dobroudja. Coup d'œil général sur ses éléments
géographiques. Les vallums dits de ïrajan. La manière
de voyager. Les chevaux de Dobroudja.

XIV. La Dobroudja du Nord 217

I. De Constanza à Babadagh.
Colonies allemandes. Le défilé d'Ester. Les Bulgares.
Les brigands de Dobroudja.
TABLE DES MATIERES 827

II. De Babadagh à Macin.


Les Juifs. LesTcherkesses Tulcea. Isakcea. LesLazes.
Le monastère de Gocosu. Macin.

XV. La Dobroudja des lagunes 359


Le delta du Danube. Le lac Razelm. Les pêcheurs
Lipovans.

XVI. La dépression du Karasou 371


De Tchernavoda à Constantza.
Les Tartares. Constanza. Les Macrocéphales. Les
Kurdes.

XVII. La Dobroudja du Sud agi


Mangalia. Les Turcs. Les eunuques Skoptzy. Les
Gagaouz. Le monument d'Adam Klissi. Bazardjik. Les
Tziganes.

Table des it lustrations 821

CHARTRES. IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.


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K^df «MUi %i^ r.
Il DEC 1 1969

DR Pittard, Eugène
209 La Roumanie
P5

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