Reecritures de Medee PDF
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VINCENNES-SAINT-DENIS
TRAVAUX ET DOCUMENTS
37 - 2007
Arts
Lettres
Sciences Humaines
Sciences et Techniques
L ’extrême fécondité des recherches produites par les enseignants et
par les équipes de Paris 8 donne lieu, tant aux Presses Universitaires
de Vincennes que dans les éditions nationales, privées ou publiques, à
nombre de publications dont beaucoup font date.
Les textes publiés dans cette nouvelle collection s’adressent, bien entendu,
prioritairement à nos étudiants. Ils ne sont pas pour autant des polycopiés
classiques, destinés à remplacer un cours non suivi. Leur ambition est au
contraire de soutenir un effort d’apprentissage en sollicitant des curiosités
nouvelles et en introduisant à une méthodologie et à une démarche de
recherche.
Je forme des voeux pour qu’elle rencontre l’heureux succès qui accompagne
d’autres entreprises de notre université.
Irène SOKOLOGORSKY
Présidente Honoraire de l’Université Paris 8
Vincennes-Saint-Denis
Réécritures de Médée
Sous la direction de Nadia Setti
Centre de Recherches en études Féminines et études de genre
Université Paris 8
Introduction...................................................................................... 11
Nadia Setti
L’invention de Médée....................................................................... 25
Claire Nancy
Médée dans l’opéra vénitien au XVIIe siècle : mère ou magicienne ..... 107
Françoise Decroisette
Bibliographie.................................................................................. 267
Les auteurs...................................................................................... 277
Introduction
Nadia Setti
Remember, Mηdeia!
Elle est toujours là, et elle revient.
Décidément on ne peut pas s’en défaire; mille fois chassée, elle résiste,
elle lutte, elle se débat.
Médée est impossible. Aussitôt l’on fait tout son possible pour la rendre
possible.
Vous voyez, elle est là au milieu de la scène : elle pleure, elle aime,
elle est furieuse, la passion extrême jusqu’aux limites et au-delà. Mais
elle est imprenable.
Prise, elle continue, imprenable. Elle résiste à toutes les prises, à toutes
les réécritures.
Elle crie sous l’écrit, sous les écriteaux qu’on voudrait lui faire porter.
12
Est-ce cela qui nous attire, où se trouve son aimant caché ? son aimant
de magicienne impénitente ? Elle doit avoir un pouvoir caché.
Mais elle vit encore en marge de la ville, loin de son centre à elle, qui
est loin derrière, au passé. Elle vit parmi ceux qui n’ont pas de omphalos,
de mémoire ni d’intérieur ni d’antérieur.
Oublie, Medea, oublie, et dort, berce les enfants, et oublie ta force, ton
pays, ton passé, les choses invisibles ici.
Mais un jour elle se réveille : il n’est plus là. Le lit est vide, la chambre
est vide : le corps érotique a cessé. Cette absence d’amour, de caresses,
est insupportable.
On dit que là-bas on fait encore des sacrifices humains tandis que chez
nous, dans le monde civilisé, on ne fait plus de choses pareilles. On dit
que. Autour, les récits se multiplient, ce sont là ses véritables murs qui
l’emprisonnent dehors : pas de droit d’entrée. Ce n’est pas étonnant
qu’elle cherche un droit d’asile.
On dit qu’elle voulait sauver au moins les enfants mais dans la fuite, ils
l’ont rattrapée, et ils ont abattu les enfants. Comment dénommer cela :
meurtre ? crime ? sacrifice ? par où le sacré, le crime fondateur ?
Mais ça recommence.
Elle ne résiste pas à la vengeance. Elle ? C’est encore elle qui parle :
la destructrice. Le mal pour le mal, le sang pour le sang.
C’est une histoire de peau. Il lui a pris sa peau de bélier, elle veut sa
peau à lui.
Si Médée a traversé les siècles, les langues et les littératures c’est aussi
que sa diversité radicale nous importe. Or cette diversité est aussi versée
du côté de la folie et de l’excès auxquels Sénèque donne le double titre
de furor et dolor. Souffrance de la femme exilée, trompée, délaissée.
Mais qui ne renonce pas à demander des comptes, qui se venge, et frappe
l’amant devenu adversaire là où la dévastation est la plus douloureuse.
Qui inflige une douleur insupportable à l’homme, en le privant de ses
enfants, de ses fils, de sa descendance.
3
Cf., Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, Les Belles Lettres, 1994.
17
d’Euripide, le geste inaugural d’une oeuvre qui fera une place décisive
à la représentation des femmes. »
Si aussi bien Dreyer que Pasolini ont songé à Maria Callas comme
interprète de Médée, c’est parce que la grande chanteuse lyrique a crée
et incarné la première au XXe siècle ce personnage mythique en tant que
Médée de Cherubini et aussi Norma de Bellini. Alfred Caron nous fait
parcourir les étapes de cette « incarnation » : une succession d’interpré-
tations où les transformations de la voix suivent les événements de la
vie de Callas jusqu’au film de Pasolini, où la cantatrice non seulement
ne chante pas, mais est doublée par Laura Betti. Alfred Caron remarque
à ce sujet : « on est bien obligé de reconnaître dans cette «privation»,
pour ne pas dire cette «castration», un ultime avatar de la rencontre entre
les deux mythes, celui de la magicienne qui a renoncé à ses pouvoirs
par amour et celui de la cantatrice qui a abdiqué sa voix, pour devenir
femme, elle aussi… »
Cet acte est toutefois escamoté dans le livret de Irina Possamai, Midea,
mis en musique par Oscar Strasnoy, qui modifie le final tragique en
changeant l’infanticide en hallucination de Jason, fruit de l’ensorcelle-
ment d’une femme amoureuse et trahie, mais fondamentalement libre,
une femme qui n’est plus seule avec sa rage et sa vengeance mais mère
d’une fille désormais délestée de cette histoire et tournée vers le futur.
Dans son intervention Possamai revient sur le statut d’étrangère et de
migrante, en évoquant d’autres réécritures théâtrales du mythe, celles
de Corrado Alvaro, de Grillparzer et enfin la Medea de Pasolini. Tout
en soulignant la condition d’exclusion de Médée, aucun de ces auteurs
n’a modifié son acte final, l’infanticide. Pour Possamai Médée reste la
figure exemplaire et énigmatique de l’Autre et d’un monde occidental
replié sur soi-même qui rejette « l’impact avec les civilisations rurales
du tiers monde ».
modernes sont davantage incarnées par les pères qui sont souvent les
auteurs de ce crime.
Nous l’avons mise sur le chemin, elle vient à nous des profondeurs
du temps, nous nous laissons retomber, laissant défiler les époques qui,
semble-t-il, ne nous parlent pas aussi clairement que la sienne. Un mo-
ment viendra, c’est sûr, où nous nous rencontrerons.
(Christa Wolf, préface à Medea. Stimmen)
Ce travail constitue l’étape conclusive du colloque Réécritures de Médée qui s’est tenu au
musée d’art et d’histoire de Saint-Denis et à l’Université de Paris 8, les 25 et 26 novembre
2006. Il est né de plusieurs rencontres. Il y a longtemps celle avec Didon (Il mito di Di-
done, avventure di una regina attraverso secoli e avventure, de Maria Vittoria Tessitore
et Paola Bono). Puis vint la performance de la comédienne et dramaturge Teresa Ludovico,
interprète des femmes tragiques (Hécube et Médée). Cassandre et Medée. Voix de Christa
Wolf furent des lectures décisives. Midea de Irina Possamai, la rencontre avec son auteur
et l’écoute de la musique de Oscar Strasnoy. Le cycle de peintures à l’encre de chine La
voix de Médée par Angela Biancofiore au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, (22
novembre-4 décembre 2006). A l’occasion du colloque Teresa Ludovico a joué une version
de Réputi di Medea, Sara Mangano et Pierre Yves Massip ont proposé une adaptation
théâtrale de Midea, (spectacle filmé par Jean-Paul Aubert).
L’invention de Médée
Claire Nancy
D
e quelques mots, je voudrais d’abord m’expliquer sur ce titre.
La Médée que nous connaissons, celle qui a inspiré et continue
à inspirer les réécritures qui définissent le motif de ce colloque,
est une invention d’Euripide. Ce ne sont pas seulement les versions tra-
giques du mythe qui sont, comme autant de variations, tributaires de sa
création de 431, c’est la figure mythique de Médée elle-même.
jusqu’au meurtre de l’usurpateur qui refusa de lui rendre son trône contre
la Toison miraculeusement conquise.
2) La création est d’un caractère inouï, à deux titres. Médée est la pre-
mière femme élevée à la dignité d’une héroïne tragique. Sophocle, dix
ans auparavant, avait fait d’Antigone l’héroïne éponyme d’une tragédie.
Mais Antigone était une jeune fille. Médée est une femme, victime dans
son double statut de femme et de mère, tragiquement trahie dans sa
féminité et sa maternité. La jalousie à laquelle on a trop souvent voulu
la réduire ne compte pour ainsi dire pour rien au regard de l’humiliation
et du déni d’existence qui l’accablent. Médée est la première tragédie
féminine, et c’est une tragédie de la féminité. C’est la première grande
tragédie d’Euripide, le geste inaugural d’une oeuvre qui fera une place
décisive à la représentation des femmes.
Une telle invention n’est évidemment possible qu’au prix d’une trans-
gression de la clôture idéologique qui règle dans l’Athènes classique
le partage des genres et circonscrit la « race des femmes » dans une
prédétermination typologique : faiblesse, rouerie, malignité, avidité,
frénésie sexuelle, etc., tous les maux envoyés à l’humanité par Zeus
courroucé sous les formes séduisantes de Pandore. Le paradoxe de la
Médée d’Euripide est d’être traitée en véritable figure héroïque. Comme
l’a démontré Knox dans un article célèbre, Médée ne pouvait que rap-
peler au spectateur athénien l’Ajax de Sophocle, représenté quelques
années auparavant. Son langage, la violence farouche de son désespoir,
la puissance de son rôle qui tient à lui seul toute la scène et réduit ses
comparses à de pâles faire-valoir, sa référence constante à la timè (l’hon-
neur) apparentent Médée aux grands héros homériques dont Ajax est sur
1
Toutes les traductions sont de l’auteur.
29
rationaliste, mais celle d’un artiste, cette raison esthétique qui préside à
ce que Hölderlin appelait « le calcul de l’œuvre ».
-Exil, le mariage est en fait une servitude infinie, qui soumet la jeune
femme à l’obligation de donner « un maître à son corps » et la ravale
encore par l’obligation de la dot pour « acheter ce maître », payer pour
sa propre servitude.
comme les attributs naturels des femmes. Le grief de Médée n’est pas
tant qu’il lui soit, à elle, infidèle, mais qu’il ne respecte plus la foi jurée
aux dieux, par les dieux, qu’il soit parjure, que l’apistosunè ait changé de
camp, de genre. Que la Justice soit bafouée par ceux-là mêmes qui s’en
prétendent les garants. C’est l’ordre social, éthique (et politique) qui est
aujourd’hui bouleversé, remis en cause dans sa légitimité. La Dikè est
du côté de Médée, bafouée dans le seul droit qui lui soit reconnu dans
cet ordre : celui du lit.
Encore une fois, l’histoire singulière de Médée vaut moins pour elle-
même qu’elle n’est un indice du statut réservé à la maternité par la
civilisation dont Jason se vante d’être le représentant. Comme après
lui Hippolyte ou Oreste, Jason regrette que la condition des mortels les
oblige à passer par la race des femmes (c’est la malédiction bien connue
liée à la création de Pandore) pour assurer sa reproduction. Les enfants
sont du père, la mère n’a qu’une fonction instrumentale. Asservie à la
reproduction du citoyen, la mère enfante pour les oeuvres de la cité, qui
33
sont souvent oeuvres de guerre, de mort. Quand elle ne se fait pas arracher
ses enfants, comme Clytemnestre, comme Hécube, pour qu’ils soient
sacrifiés – au sens propre, cette fois – sur les autels de la patrie.
Jason peut exiler Médée, maintenant qu’elle lui a assuré une descen-
dance. Il doit l’exiler puisqu’elle n’a pas réussi à lui conférer le statut
royal qu’il espérait pour lui comme pour ses enfants, puisqu’une mère
immigrée ne peut pas offrir aux enfants de Jason l’éducation et le rang
prestigieux qu’ils méritent. L’instrument a montré ses limites. La fille
du roi de Corinthe lui offrira un substitut plus efficace. Peu importe le
ventre qui porta ses enfants. L’enjeu est symbolique.
Tout est clair, cette fois. Médée mesure la radicalité du déni dont elle
est la victime, et en découvre, au jour de la tragédie, la résonance dans
son nom propre. Comme l’Ajax de Sophocle entendant, abattu, son nom
glorieux comme la pure modulation de la plainte : Aiai, Médée entend le
sien comme le signe du déni : Mèdeia n’est plus la Mède fabuleuse, ni la
figure toute-puissante de la Mètis, mais, à une lettre près, comme Ajax,
mèdemia, celle qui n’est personne, ou plutôt (c’est la nuance du ou au mè)
celle à qui l’on enjoint de n’être personne. Ulysse le rusé s’inventait le
surnom d’Oudeis pour tromper victorieusement – c’est la loi de l’épopée
– le Cyclope. Médée découvre le déni que lui inflige – c’est la loi de la
tragédie – la langue grecque. Son éradication de l’histoire.
Mais Médée n’est pas une femme grecque, comme le criera Jason au
dénouement : « Jamais une femme grecque n’aurait agi ainsi », renvoyant
Médée à sa barbarie originelle. Contre l’invention d’Euripide. Certes,
Médée a la violence farouche, les « entrailles puissantes » des natures
indomptables (mais Achille et Ajax ne les avaient pas moins). Mais elle
a la parole et la raison d’une sophè, d’une femme dont les Corinthiennes
reconnaissent la vérité. Une femme grecque n’aurait évidemment pas
réagi comme elle. Parce qu’une femme grecque, toujours-déjà victime
de ce déni, éduquée à l’asservissement dont Médée découvre brutalement
la réalité et le système, n’aurait pas pu les dénoncer et se révolter avec la
liberté et l’intelligence de Médée. Sa noblesse native ne peut supporter
l’humiliation. De l’éradication qu’on lui impose, Médée fait aussitôt une
injonction qu’elle s’adresse :
All’eia ; pheidou mèden ôn epistasai
Mèdeia, bouleuousa kai technômenè (v.401-2)
34
Ioanna Savvidou
P
erdre un enfant est un coup du sort insupportable et un deuil
insurmontable. Le faire périr soi-même est l’acte le plus horrible
de nos sociétés. C’est l’ordre naturel qui est aboli. La littéra-
ture traite l’horreur, la questionne et nous libère de nos hantises. Il en
va ainsi de l’infanticide, et Médée traverse le siècle en suscitant notre
horreur mais aussi notre pitié comme l’héroïne tragique par excellence :
la mère infanticide et l’œuvre d’Euripide n’ont pas cessé de provoquer
des débats (à commencer par Aristote) sur la lecture des raisons de ce
passage à l’acte.
1
La version la plus répandue est différente. Après avoir fait périr Créon, Médée s’enfuit
à Athènes et laisse les enfants sur l’autel d’Héra Akraia pour les protéger. Les parents
de Créon égorgent les enfants et imputent le crime à Médée (Didyme, scholie vers 264).
Cette version subsiste au temps d’Euripide
2
Il s’agit de définir la citoyenneté : pour être citoyen athénien il faut pouvoir prouver que
ses deux parents et ses grands parents sont des citoyens athéniens. Par ailleurs, la question
du « barbare » hante les mentalités depuis les guerres médiques.
38
Prenons le passage avec Créon, quand le roi vient lui annoncer la dé-
cision de son expulsion (v. 271-356). Elle y utilise les arguments qu’il
3
La problématique de la place des femmes en tant que sujets pensants reconnus est aussi
posée dans la comédie ancienne. Cf. par exemple Aristophane, Assemblée des femmes.
39
Ce savoir est confirmé quelques vers plus loin par Médée elle-même
comme une aptitude mentale inhérente ( « Επiστασαι δε », «Tu as la
science » v. 407).
Dans le deuxième entretien avec Jason (v. 866-975), ces capacités sont
confirmées. C’est une rencontre demandée par Médée, parce que consi-
dérée nécessaire à l’exécution de son plan de vengeance. L’héroïne opère
un changement tactique, crucial dans sa stratégie de vengeance. Elle va
dans le sens de Jason et se montre l’épouse soumise, la mère qui efface
la femme dans l’intérêt de ses enfants. Elle produit alors un discours
jonché d’arguments qui auraient davantage leur place dans les répliques
de Jason. Ainsi, elle réussit à convaincre son époux d’amener les enfants
portant les cadeaux de leur mère auprès de la nouvelle épouse. L’ironie
tragique veut que c’est justement au moment où Médée vitupère contre
la folie des femmes (v. 873, 885, 890, 891) que Jason loue sa sagesse.(v.
909-911 et 913), et l’inexorable se met en branle.
Le troisième exemple est pris dans un des passages les plus connus de
la dramaturgie antique, à savoir lorsque le pédagogue lui apprend que
les enfants ont donné les cadeaux à Glauké (1029-1080). La première
partie de son dessein exécutée, Médée sait qu’elle devra passer à l’acte.
Son monologue est un exemple illustre du conflit intérieur. Sa parole,
4
«Δοκεις γαρ αν με τoνδε θωπευσαi ποτε, / Ει μe τι κερδαiνουσαν η τεχνωμeνην»;vers
368 - 9. La traduction de tous les extraits cités est celle de Louis Méridier, Les Belles
Lettres, Paris, 2003.
5
«Αλλ’ εια φεiδου μηδeν ων επiστασαι, / Μeδεια, βουλεuουσα και τεχνωμeνη », vers
401-2, ibidem.
40
traversée d’arguments contradictoires (les uns pour tuer les enfants, les
autres pour les épargner) ne va pas sans rappeler les meilleurs leçons de
la sophistique. Cette parole n’en est pas moins la preuve d’une démar-
che réfléchie même dans un moment où la pulsion prend le dessus sur
la raison. Même acculée par la situation, par l’urgence d’une prise de
décision, l’héroïne s’efforce de tenir un discours raisonné. Plus encore,
elle est consciente de ce balancement et lucide de la portée de ses actes
(cf. v. 1077-79).
6
C’est intéressant de voir que dans le dialogue avec Créon, Médée emploie des termes se
référant à la cité (πoλις, 222 et 301; αστοi, 297; πολιται,224; aπολις, 225; tandis que
Créon emploie ceux qui se réfèrent à la propriété terrienne (γαiας, εξω τερμoνων)
41
Ainsi, c’est la crise de la cité et des valeurs qui ouvre, par une image
saisissante, et qui clôt ce chant du choeur :
Vers leur source ils remontent, les fleuves sacrés ! Justice et toutes choses
sont retournées. Les hommes machinent la ruse, et la foi jurée aux dieux
chancelle.
[...]
la pudeur ne subsiste plus dans la grande Hellade; au ciel elle s’est
envolée.7
Et c’est qui est très intéressant ici, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de
critiquer le discours littéraire sur les femmes, pas seulement de revendi-
quer une voix poétique pour les femmes (s’agit-il seulement d’une simple
allusion à Sapho?), mais aussi et surtout de l’associer à l’argumentation.
7
Ανω ποταμων iερων χωρουσι παγαι,/ και δικα και παντα παλιν στρεφεται. Ανδρασι
μεν δολιαι βουλαι, θεων δ'/ ουκετι πιστις αραρε (...) ουδ\ ετ\ αιδως / Ελλαδι τη
μαγαλα μενει / αιθερια δ ανεπτα. v. 410 – 413 et 439 – 440; ibidem.
8
«Ερχεται τιμa γυναικεiω γeνει / Ουκeτι δυσκeλαδος φaμα γυναiκας eξει / Μουσαι δε
παλαιγενeων ληξουσ αοιδων / Ταν εμaν υμνευσαι απιστοσuναν.»; vers 412 – 421.
9
Πολλακις ηδη / δια λεπτοτερων μυθων εμολον και προς αμιλλας ηλθον μειζους / η
χρη γενεαν θηλυν ερευναν / αλλα γαρ εστιν μουσα και ημιν, / η προσομιλει σοφιας
ενεκεν. 1081 - 1086, ibidem.
42
C’est alors que se profile une représentation des femmes en tant que
sujets. Médée en est le malheureux exemple, parce qu’elle paie cher le
fait de refuser d’être « l’idiot » de la cité.10
L’identité sexuelle unit Médée aux femmes du chœur, mais son appar-
tenance ethnique l’en sépare. En effet, l’heroïne fait constater leur dif-
férence qui consiste justement au fait qu’elle vient d’ailleurs, qu’elle est
donc seule, sans soutien familial et sans recours possible. Dans ce cadre,
cette constatation devient un argument justifiant par avance ses actions
ultérieures. Chassée de la maison conjugale et de sa terre d’accueil, elle
est acculée. A sa double altérité répond donc un double exil, où elle n’a
plus rien à perdre. Elle aurait pu trouver un ancrage dans la maternité,
en tant que mère d’enfants grecs, à condition d’oublier sa sexualité (le
fait d’être épouse), mais même cette position lui est rendue impossible,
dès le début de la pièce, par la décision de Créon de l’exiler avec ses
enfants. La maternité ne lui est donc d’aucun secours, mais elle sait que
c’est le seul argument qui puisse l’aider dans la vengeance. Alors, elle
va dans le sens des hommes, et par zèle, par excès de maternité, elle en
arrive au dernier degré du sacrifice : s’exiler en laissant ses enfants à
Corinthe ; une position où il ne lui resterait plus rien. Elle sera crue et
par Créon et par Jason parce que c’est exactement leur fantasme qui est
mis en scène.
Selon Jason, Médée a non seulement été acceptée dans le pays d’accueil
noble et supérieur (rappelons l’opposition sous-jacente entre Grecs et
Barbares), mais elle y a, de plus, acquis la renommée et rencontré la
«Σοι γαρ παρoν γην τηνδε και δoμους εχειν / κοuφως φεροuση κρεισσoνων βουλεuμα−
13
gloire14. Et tout cela grâce à celui, bien sûr, qui l’a amenée en Grèce.
Médée lui est donc redevable et doit se sacrifier (encore !). Cependant,
selon la légende, reprise par les deux époux dans le premier affrontement
(v. 446-626), Médée quitte un pays et une famille où elle ne peut plus
revenir pour les avoir niés et pour y avoir perpétré des crimes contre eux
afin de servir les projets de Jason. Aussi, elle n’a pas droit de cité dans
le pays natal de Jason non plus, à cause des forfaits commis15 toujours
pour venir en aide à son époux. Médée trouve accueil en étant celle qui
a aidé Jason, en tant qu’épouse-modèle qui a tout sacrifié pour son mari
et s’est dévouée à lui jusqu’au crime. La continuité de son intégration,
et surtout sa survie dépendent donc de la continuité de son mariage. Son
hymen dissous, elle n’a aucune place ni à Corinthe, leur terre d’accueil
commune, ni ailleurs.
la vie, qui les a portés, qui a accouché dans la douleur. Τeκνα est le mot
de l’amour, tandis que παiδες est celui d’une économie sociale.
Conclusion
Euripide est le premier à représenter une Médée monstrueuse. Mais nous
devons lui rendre justice : ce n’est pas par misogynie. Avec son héroïne
horrifiante, il fixe le contexte qui produit l’horreur et le monstre. C’est
un contexte social et politique, et Médée y est, dans la pièce, acculée,
menacée d’exil parce qu’elle ose parler et réfléchir. Si elle en arrive à
tuer la mère qu’elle est pour tuer les enfants et en tuant les enfants, c’est
afin de permettre à la femme qu’elle est aussi de survivre. Refusant les
valeurs de la société traditionnelle et la place que cette société lui inflige,
elle n’a d’autre issue que le meurtre. C’est un acte pas simplement de
révolte, mais de rage contre les valeurs d’une société qui l’exclut. Son
acte montre l’échec de ces valeurs et de la position qu’elles infligent
aux femmes les obligeant à s’amputer d’une partie d’elles mêmes pour
survivre ou s’intégrer.
Caroline Audrain
Q
u’est-ce que la Médée de Sénèque ? Il me semble nécessaire
pour la compréhension de tous de rappeler brièvement la
composition de la pièce de Sénèque.
D’abord, le temps de présence des deux Médée sur scène diffère dans
les deux pièces. Alors que la Médée de Sénèque ouvre et ferme la pièce
et qu’elle envahit le plateau de sa parole, la Médée d’Euripide est plus
discrète. Elle est invisible au départ puisque depuis le mariage de Jason
et Créüse, déjà célébré quand débute l’action chez le poète grec, elle
« dépérit dans sa chambre », selon les propos de la nourrice. Et elle se
retire à plusieurs reprises dans sa demeure pour se lamenter, seule et en
silence, sans troubler l’ordre de la cité. C’est d’ailleurs dans ce dernier
asile, à l’abri des regards, qu’elle consomme sur ses enfants le crime
suprême. Chez Sénèque au contraire la douleur et la colère de Médée
éclatent au grand jour et rien de ce qu’elle fait ne se produit en coulis-
ses. Malédictions, invocation à Hécate, magie noire ou meurtre, tout est
proposé (imposé ?) au regard du spectateur.
que tardivement, peu avant de passer à l’acte, qu’il s’agit de tuer ses
propres enfants.
Ces parallèles sont féconds et si l’on tente d’en opérer une synthèse, il en
résulte ceci : la Médée de Sénèque apparaît plus spectaculaire. Ses cris et
sa fureur incessants sont impressionnants, les moments qu’elle vivait chez
d’autres en coulisses, l’invocation à Hécate ou le double infanticide, sont
ici particulièrement saisissants lorsqu’ils se déroulent sur scène. La fin de
la pièce, dont elle décide le moment, est éblouissante avec ce départ de
Médée dans les cieux. Tout semble réuni dans cette Médée pour stupéfier
le spectateur et le captiver au maximum. Mais, plus subtilement, dans
le processus même de construction de la pièce, Médée est spectaculaire
dans un autre sens. Tout se passe comme si Sénèque nous donnait à voir
l’autocréation d’un personnage tragique, d’une identité mythique par
l’intermédiaire du langage théâtral. Réplique après réplique, Médée va
progressivement, sous les yeux du spectateur, devenir celle que chacun
connaît, adhérer avec la figure mythique que l’on a d’elle.
50
1
« Médée » dans Sénèque, Tragédies, Tome 1, Les Belles Lettres, Paris, 2000. Traduction
Chaumartin. Vers 6 à 18 et 44 à 50, pp. 156 et 158.
51
donc pas la quitter de la pièce puisqu’ils ont présidé à son alliance avec
Jason. Dans ce prologue, c’est aux dieux qui ont été témoins de ses noces
et à elle-même, qu’elle rappelle ces forfaits « accomplis du temps où [elle]
étai[t] vierge ». Et immédiatement, la vierge criminelle représente une
posture, une identité dépassée et à dépasser. Dépassée, puisque son statut
d’épouse est désormais contesté : ce n’est plus elle la vierge qui s’unit
à Jason, mais Créüse ; et à dépasser puisque la violence d’une femme
qui a enfanté doit être supérieure à celle d’une jeune fille. Pour annuler
l’union fondée sur le crime avec celui qui a trahi, il va donc falloir trouver
d’autres crimes, mais « plus grands ». Médée part alors à la recherche de
la seconde partie de son identité mythique, qui devra embrasser « toute la
fureur » d’une femme-mère trahie, et qui coïncidera à la fin de la pièce
avec la connaissance que chaque spectateur a de Médée.
Chaque rappel de ces crimes revient donc d’une part à poser le modèle
étalon du crime vengeur à accomplir et équivaut d’autre part à une auto-
exhortation. Les injonctions de Médée à elle-même qui s’accumulent en
cette fin de prologue vont donc se multiplier puisque Médée doit rapide-
ment réussir à naître à elle-même dans l’exécution de l’acte vengeur. Et
le passage qui s’opère ici, du rappel des méfaits perpétrés aux encoura-
gements qu’elle s’adresse ensuite, sera un schéma repris sans cesse dans
la pièce. Il correspond en fait à un schéma mental naturel : Médée se
retrouve environnée d’êtres qui nient la légitimité de sa présence actuelle
auprès de Jason. Le souvenir des impiétés auxquelles elle s’est livrée pour
lui jaillit donc et Médée l’expose. Mais à force de ressasser ces crimes qui
rendent toujours plus poignante l’injustice dont elle s’estime la victime,
sa douleur s’exacerbe et finit par la rendre furieuse. Après chacun de ces
rappels, Médée est donc en proie à une colère incontrôlable qui la fait
s’adresser à sa propre personne pour s’exciter à trouver le crime le plus
adéquat à sa position de femme bafouée, et surtout le crime dont on fera
des « récits », « un acte qu’on ne pourra jamais passer sous silence » (v.
424), celui qui la définira.
Pour cette raison, il serait juste d’affirmer que le spectateur qui assiste
à une représentation de la Médée de Sénèque, assiste en réalité à l’auto-
création de ce personnage par le langage. C’est bien à travers les mots,
ceux qui disent la trahison du père, le meurtre du frère et celui de Pélias,
et ceux qui appellent au chef-d’œuvre criminel, que Médée se cherche et
va se trouver. Les personnages qui l’entourent vivent d’ailleurs dans la
crainte de cette parole de Médée : la Nourrice la supplie plusieurs fois
52
2
Ibid., vers 118 à149, pp. 160-161.
53
Après cette parole qui n’a pas été contrainte, le sort de Créon et de
Créüse est définitivement scellé et Médée ne prendra plus la peine
d’évoquer leur châtiment.
Marie Cerati
S
i la tragédie d’Euripide constitue bien la « naissance » de Médée
en tant que figure littéraire, le mythe des Argonautes et de Médée
est antérieur à Euripide et, parallèlement, cette figure connaîtra
une incroyable postérité. En effet, l’intérêt porté à Médée apparaît uni-
versel dans sa continuité et sa constance ; Alain Moreau1 a recensé près
de cent cinquante œuvres qui traitent du mythe de Jason et de Médée
ou qui y font allusion, et ce uniquement dans la littérature grecque et
latine. Mais l’Antiquité n’épuise guère cette matière, dont les réécritures
multiples jalonnent la littérature occidentale depuis Dante jusqu’à Christa
Wolf ou à Pasolini.
Or, le titre même de ce volume attire l’attention sur une modalité spécifi-
que de transmission : le terme « réécritures » nous situe en effet d’emblée
dans le domaine du littéraire ; on est donc dans l’espace du mythe mais
aussi, surtout, de la littérature. La littérature créé ses propres mythes, à
travers des mécanismes de tradition qui peuvent interférer avec ceux qui
régissent la réélaboration des histoires mythiques. C’est en ce sens que
l’on peut véritablement parler de « naissance » du mythe de Médée chez
Euripide : car il s’agit là de la naissance d’un mythe littéraire, distinct
du mythe des Argonautes.
1
Alain Moreau, Le mythe de Jason et de Médée, le va-nu-pieds et la sorcière, Paris, Les
Belles Lettres, 1994.
58
C’est donc à juste titre que l’on peut parler de « Renaissance » au IVe
siècle, puisque les réformes politiques, sociales, économiques et reli-
gieuses défendues par des empereurs tels que Dioclétien et Constantin
permettent à la culture classique de briller de tous ses feux pendant encore
une centaine d’années. Certains traits de la société féodale apparaissent
59
Les Visigoths, les Ostrogoths, les Vandales, les Alains et les Suèbes
déferlent sur les territoires de l’Empire en une vague de destruction et
de conquête dont la date symbolique est 410, année du sac de Rome par
les barbares. Mais au-delà du choc immense que cet évènement symbo-
lique a provoqué chez les contemporains, c’est à partir de ce moment
que la fusion de la culture latine et de la culture germanique devient
le trait dominant de la civilisation occidentale. Ainsi, on assiste d’une
part à l’éclatement définitif de la réalité territoriale de l’Empire, avec la
constitution des royaumes barbares qui deviendront progressivement des
états nationaux, et à une forte régression économique avec la dégrada-
tion de tous les échanges commerciaux et la disparition des patrimoines
privés, mais on remarque d’autre part une nouvelle synthèse culturelle,
car les germains utilisent les structures administratives et judiciaires de
l’empire agonisant.
érudite ou poétique avec leurs lecteurs. Or, les critiques ont montré que
ce « style de joaillerie» était commun aux écrivains païens comme aux
écrivains chrétiens.
4
Cf. Giovanni Salanitro, Osidio Geta : Medea, introduzione, testo critico, traduzione e
indici, Biblioteca Athena 24, 1981 ; Françoise Desbordes, Argonautica, trois études sur
l’imitation dans la littérature antique, Latomus 159, 1979.
5
Anthologia latina, Carmina in codicibus scripta, recensuit D.R.SCHACKLETON BAI-
LEY, fasc 1, Stuttgart, Teubner, 1982, 91, titre (R 102).
6
Ibidem.
7
In Rufinum, I, 153.
8
Carmina XI, 68.
62
C’est dans un texte mineur en langue grecque que l’on rencontre une
étonnante résurgence du mythe de Médée, dans une perspective cette
fois renouvelée par rapport à son traitement par les auteurs classiques :
il s’agit du Christos Patiens, œuvre d’un écrivain chrétien. Comme la
Medea d’Hosidius Geta, c’est un centon composé de vers des tragédies
d’Euripide, qui retrace l’histoire de la passion du Christ. Or, le début de
ce texte, où il est question des évènements ayant conduit à la crucifixion
depuis le serpent tentateur de la Genèse, reprend presque mot pour mot
le début de la Médée du tragique grec ; la perspective de Sénèque selon
laquelle le voyage de Jason constituait la première transgression de l’ordre
de l’univers et impliquait un châtiment tout aussi suprême, représenté
par les crimes de Médée, se prêtait donc, dans une lecture chrétienne, a
être superposée à la notion de péché originel.
Au-delà du plus ou moins grand intérêt littéraire que l’on peut accorder
à ce texte, il a le mérite de nous faire entrevoir que le mythe antique de
Médée offrait une entrée aux préoccupations qui étaient celles de cette
époque ; la perspective chrétienne va insuffler une vie nouvelle à ce motif
littéraire désormais figé.
3. Medea de Dracontius
C’est à Carthage, à la fin du Ve siècle, qu’a vécu et écrit Blossius
Aemilius Dracontius, issu d’une riche et ancienne famille sénatoriale ;
comme tous les membres de sa classe sociale, il a suivi les leçons des
meilleurs maîtres et sa formation rhétorique est solide ; de plus, il sait
vraisemblablement le grec. Nous gardons de lui deux poèmes chrétiens,
la Réparation et la Louange de Dieu, ainsi qu’une œuvre profane im-
portante, parmi laquelle un epillion (petit poème épique) en hexamètres
dactyliques, intitulé Medea, qui compte 601 vers.
Le poème est donc nettement articulé en deux parties, dont les motifs
doivent à chaque fois se lire à la lumière des modèles de Dracontius : la
première (jusqu’au v. 339), qui se déroule en Colchide, est centrée sur
l’amour de Médée pour Jason, un amour décrit avec les termes et les
images de la poésie alexandrine ; la deuxième, qui se passe à Thèbes et est
centrée sur les opérations magiques par lesquelles Médée va consommer
ses cinq meurtres, est émaillée de références aux épisodes de nécroman-
cie des poèmes de Stace et de Lucain et reprend le goût du macabre des
auteurs de la fin de l’époque impériale. L’articulation entre ces deux
parties est, pour le lecteur contemporain, des plus artificielles :
Bientôt le jeune couple pénétra dans la chambre nuptiale : le fiancé, Jason,
est en liesse, et Médée triomphe dans le camp de Vénus.
9
Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, op. cit. p. 214.
10
Dracontius, Œuvres. Poèmes profanes VI-X, fragments, texte établi et traduit par Etienne
WOLFF, Paris, Les Belles Lettres, 1996. Toutes les citations et traductions sont extraites
de cette édition.
64
11
vv. 338-344.
65
Il s’agit là d’un des écarts les plus frappants de Dracontius par rapport
à la légende dominante, et qui ne peut s’expliquer ni par son ignorance
des données antiques, ni par la compétition de compétences, ni par le
virtuosisme littéraire. Il s’agit bien plus d’une tentative pour réinjecter du
sens dans un mythe devenu en bonne part étranger à ses contemporains ;
dès lors, le poète va se servir d’éléments qui étaient en germe dans les
textes classiques pour dessiner un nouveau parcours de la faute, de la
culpabilité religieuse et du châtiment. Dans ce parcours, contrairement
à ce qui se passait chez Euripide ou chez Sénèque, il n’y a plus de place
pour la tragédie, car il n’y a plus de conflit, le drame intérieur du héros
ayant été vidé de sa substance, comme cela apparaît clairement si l’on
reprend les étapes de ce parcours : Médée, prêtresse de Diane, rompt ses
vœux de chasteté par la faute d’Eros et devient donc « sacrilège » par
l’amour qu’elle a conçu pour Jason (sacrilegus amor v. 293) ; Diane, en
retrouvant son temple déserté, lance une malédiction très précise contre
les amours impies de sa prêtresse :
[…] que le matelot, perfidement, dédaigne son excellente épouse, et que
séduit par un plus doux attachement il lui signifie une amère répudiation ;
que devenue mère, elle voie la mort de tous ses enfants […] et qu’elle gé-
misse en reconnaissant qu’elle a elle-même causé sa terrible douleur.16
14
vv. 1-16 ; cf. en particulier : « Quelles incantations magiques murmure sa langue, quels
mots elle prononce en brûlant des herbes aromatiques [...] ».
15
vv. 484-493.
16
vv. 294-296.
67
faute » ; elle propose, comme on l’a vu, cinq meurtres expiatoires dont
celui des enfants. Diane concède à Médée d’exaucer son vœu, elle accepte
les cinq victimes sacrificielles et permet ensuite à Médée de s’envoler
sur son char ailé.
Annie Collognat
L
e mythe de Médée s’organise en séquences narratives qui
constituent une matière littéraire de nature différente, selon les
axes privilégiés par les genres et les auteurs : la geste héroïque,
centrée sur la conquête de la Toison d’or, fournit le thème prépondérant
des œuvres épiques et poétiques de la littérature alexandrine (Apollonios
de Rhodes) et latine (Ovide, Valérius Flaccus) ; Médée y est la figure de
l’amoureuse adjuvante du héros Jason. Quant à la trahison de Jason et la
vengeance de Médée, elles offrent une matière tragique idéale (Euripide,
Sénèque) : la figure de la criminelle fascine, produisant pitié et terreur,
les deux ressorts de l’indispensable catharsis aristotélicienne.
2. La matière mythologique
Il n’y a pratiquement aucun lien, on l’a dit, entre cette pièce et la tragédie
Médée de 1635, si ce n’est les personnages de Jason et de Médée.
Denys de Milet, logographe grec du Ve siècle avant J.-C., est connu pour
être l’auteur d’un Cycle mythique, recueil de traditions des anciens poètes,
et d’un Cycle historique, où il traitait sans doute des âges postérieurs à
la guerre de Troie. Il n’en reste que des fragments, dont l’authenticité
même est douteuse. On sait aujourd’hui que l’attribution des fragments
dont parle Conti est erronée.
3. Le cadre
Cet objet mythique est la peau d’un bélier fabuleux dont la conquête est
au centre du périple de Jason et de ses compagnons, les Argonautes.
(le carmen latin), tous ont le pouvoir magique de transformer les choses et
les êtres, ou de les séduire, grâce à des charmes (précisément les formules
« magiques » des carmina) redoutables et merveilleux.
On sait que Médée est devenue dans la littérature alexandrine (les Ar-
gonautiques d’Apollonios de Rhodes) et latine (Ovide, Sénèque) le type
même de la magicienne experte en philtres et poisons variés, capable des
crimes les plus redoutables. Sa passion pour Jason et les conséquences
funestes qui en découlent font d’elle l’un des archétypes de la femme
fatale. En cela, elle est toujours asssociée à ces deux autres figures ar-
chétypales, dont elle est la parente directe : Circé (sa tante, voire sa sœur,
selon les traditions), et la triple Hécate (sa cousine, voire sa mère).
3. Un ressort : l’amour
Le chœur. « Veuille donc, ô Cypris, ne pas lancer de ton arc d’or sur
moi la flèche qu’on n’évite pas, trempée au poison du désir. » (Euripide,
Médée, 431 av. J.-C., vers 631 - 634)
Aiéteès (à son fils Absyrte).
Ah ! Que tu connais mal jusqu’à quelle manie
D’un amour déréglé passe la tyrannie !
Il n’est rang, ni pays, ni père, ni pudeur,
Qu’épargne de ses feux l’impérieuse ardeur.
Jason plut à Médée, et peut encor lui plaire.
(Corneille, La Conquête de la Toison d’Or, vers 1962 - 1967)
La présentation des sources antiques offrira l’occasion de revenir sur
cette dimension fondamentale de la geste mythologique et du drame
théâtral.
(tyrans et rois) qui désirent célébrer leurs familles. Ses œuvres, d’une
esthétique très travaillée, utilisent la matière mythique dans le cadre de
ce que l’on appelle le lyrisme triomphal : ses « épinicies » (écrit « sur
la victoire », en grec) sont des odes chantant des triomphes athlétiques
et exécutées par des chœurs en l’honneur des vainqueurs aux épreuves
des grands Jeux panhelléniques (d’Olympie, de Delphes, de Némée et
de l’Isthme corinthien).
charmes et des formules, pour qu’il pût faire oublier à Médée le respect
de ses parents ; pour que le désir de voir la Grèce tourmentât son âme
enflammée d’amour et lui fît sentir l’aiguillon de Peithô [incarnation de
la Persuasion]. Aussitôt Médée lui apprit les moyens d’accomplir l’exloit
que réclamait son père ; elle mêla avec de l’huile des herbes capables de
le protéger contre les douleurs redoutables et lui donna cet onguent ; ils
se promirent mutuellement de contracter un doux mariage. […] Le feu
ne lui [Jason] faisait aucun mal, grâce aux prescriptions de l’étrangère,
magicienne toute-puissante. (IVe Pythique, vers 375 - 397 et 414 - 415)
2 . A p o l l o n i o s d e R h o d e s ( I I I e s i è c l e a v. J . - C . ) ,
Argonautiques
d’or. La déesse de l’amour dépêche donc son fils Éros pour accomplir
la mission.
Éros, le petit dieu, se blottit aux pieds mêmes de Jason, fixe la coche de
la flèche au centre de la corde, tend l’arc des deux mains, bien droit, et tire
sur Médée : une stupeur envahit l’âme de la jeune fille. Et lui, il s’élança
du palais au toit élevé, en riant aux éclats. Mais le trait brûlait au fond du
cœur de la jeune fille, tel qu’une flamme : en face de l’Aisonide, elle jetait
sans cesse sur lui le regard de ses yeux brillants ; son cœur angoissé battait
à coups redoublés dans sa poitrine, elle n’avait pas d’autre pensée et son
âme était consumée par cette charmante douleur. - Telle une femme qui
vit du travail de ses mains, occupée à faire de la laine, jette des brindilles
de bois sur un tison ardent, afin que, pendant qu’il fait nuit, elle puisse se
procurer dans sa demeure un feu brillant, elle qui s’éveille de bien bonne
heure ; du petit tison s’élève une flamme prodigieuse qui réduit en cendres
tous les brins de bois. Tel, blotti au fond du cœur de Médée, il brûlait en
secret, le cruel amour : les tendres joues de la jeune fille pâlissaient et
rougissaient tour à tour, car son âme était troublée. (Apollonios de Rhodes,
Argonautiques, Livre III, vers 280 - 298)
Élève doué, Ovide a développé auprès des rhéteurs son goût pour les
exercices de rhétorique déclamatoire (suasoriae), où le jeu consiste à
persuader un personnage historique ou mythologique célèbre de prendre
un parti déterminé. Attiré par la poésie, il n’a que dix-huit ans lorsqu’il lit
en public ses premiers poèmes qui rencontrent un vif succès. Avec beau-
coup d’érudition, d’esprit et de finesse psychologique, il compose des
œuvres d’une éblouissante virtuosité pour un public très cultivé : ainsi les
Héroïdes, un recueil qui aura un extraordinaire succès au Moyen Âge.
a. Les Héroïdes
b. Les Métamorphoses
Chez Corneille, Jason est le type même de « l’homme qui parvient par
les femmes » (dans tous les sens que le verbe “parvenir” peut avoir au
XVIIe siècle).
Voici le portrait qu’il fait de lui-même à son ami Pollux (l’un des Argo-
nautes), dans la première scène de l’acte I de la Médée de Corneille :
Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires :
J’accommode ma flamme au bien de mes affaires ;
Et sous quelque climat que me jette le sort,
Par maxime d’état je me fais cet effort.
Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’ Hypsipyle ?
Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,
Que cajoler Médée, et gagner la Toison ?
Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?
Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?
Ce peuple que la terre enfantait tout armé,
Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?
Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie,
83
3. La maîtresse abandonnée
4. La conquête de la toison
: la maîtresse du jeu est ici Junon elle-même qui avait pris l’apparence de
la sœur de Médée pour mener toute l’affaire ! En bonne dea ex machina,
elle apparaît pour l’indispensable happy end.
Junon, dans son char.
On vous abuse, Aiéteès ; et Médée elle-même,
Dans l’ amour qui la force à suivre ce qu’ elle aime,
S’abuse comme vous.
Chalciope n’a point de part en cet ouvrage :
Dans un coin du jardin, sous un épais nuage,
Je l’enveloppe encor d’un sommeil assez doux,
Cependant qu’en sa place ayant pris son visage,
Dans l’esprit de sa sœur j’ai porté les grands coups
Qui donnent à Jason ce dernier avantage.
Junon a tout fait seule ; et je remonte aux cieux
Presser le souverain des dieux
D’approuver ce qu’il m’a plu faire. (V, 6)
Conclusion
Roberto Pellerey
U
ne écriture inconnue et énigmatique se trouve dans la voûte
peinte à fresque du deuxième étage d’un palais italien à Alben-
ga, dans la région de Gênes. Dans plusieurs salles en enfilade
de ce palais, bâti au XVIIe siècle par la famille Peloso Cipolla, un cycle
de fresques et de peintures a été réalisé à la fin du siècle suivant. La voûte
de l’une des salles rapporte l’épisode du rameau d’or tiré de l’Énéide ;
dans une autre salle, le sujet mythologique grec dominant est celui de
Jason quittant la ville d’Ea dans la Colchide, royaume du roi Aiétès. Jason,
portant la Toison d’Or volée, est flanqué d’un autre personnage occupé
à mater un dragon pour permettre au héros de s’enfuir. De petites scènes
de style néo-classique complètent la décoration de la salle. Ce sont des
épisodes mythologiques grecs et latins, ainsi que plusieurs paysages et
scènes de vie chinoises et japonaises, témoins des divertissements à la
mode et des plaisirs artistiques de la société cultivée de l’époque.
Toutefois notre attention est attirée par la présence, dans la voûte qui
recèle l’épisode de Jason, de deux exemples d’écriture mystérieuse, cha-
cune tracée sur un livre ouvert. Dans les deux cas, la position et le type de
caractères représentés sont cependant très différents. L’un des livres est
tenu ouvert et suspendu dans le ciel par trois petits anges qui montrent au
spectateur une page où sont tracés des signes qui ressemblent à un texte
écrit. L’autre livre est présenté par l’assistant de Jason, celui-là même
qui s’efforce d’endormir le dragon à l’aide d’un petit bâton magique. Il
vient apparemment de lire la page où sont tracés là aussi des signes, et il
tient ouvert dans sa main droite le volume qu’il vient de consulter et qui
contient des figures scripturales. Le livre que les petits anges montrent
au spectateur est un texte extérieur au déroulement de la scène. On y
88
voit des signes qui simulent une écriture, apparemment et vue de loin
alphabétique, c’est-à-dire organisée en lignes superposées contenant des
mots composés de blocs de lettres — bien qu’on ne comprenne pas quel
est l’alphabet utilisé. Les blocs-mots sont composés de petits caractères
de formes différentes : courbes, lignes droites, cercles et demi-cercles qui
se suivent, simulant ainsi une ligne de caractères qui forment des mots.
C’est cette disposition en lignes, composées par des séries de caractères
qui suggèrent des unités lexicales se succédant, qui donne l’impression
d’une écriture alphabétique. Il semble que le peintre n’ait pas voulu
permettre la lecture d’un texte défini : il voulait plutôt renvoyer à un livre
de référence, de caractère poétique ou historique, écrit dans une langue
réelle, qui domine la scène de l’extérieur, et qui concerne l’épisode de
Jason, auquel on assiste. En revanche, le livre tenu par l’assistant de
Jason est consulté dans un but précis, il fait partie intégrante de l’histoire
racontée : le personnage y cherche des renseignements utiles dans le
contexte d’un épisode dramatique, et l’écriture fait partie du récit pictural.
Ce livre contient quelques grands caractères isolés, séparés entre eux,
et répartis en deux bandes d’écriture : la bande principale occupe la plus
grande partie de l’espace de la page, et contient des symboles graphiques
insolites de grandes dimensions, aux formes courbes ou géométriques ;
une seconde bande, en bas de page, est en revanche composée de petits
caractères alphabétiques réunis en mots qui se suivent. L’effet visuel
est celui d’un livre composé de symboles mystérieux de caractère idéo-
grammatique, chacun de ces symboles constituant une unité lexicale
complète et indépendante, un tracé graphique qui exprime un contenu,
une idée ou une notion autonome, avec, en bas de page, un commentaire
en écriture alphabétique.
Leur forme est tirée des traditions alchimiques et hermétiques ainsi que
de celles des Rose-Croix, transmises par la Franc-maçonnerie du XVIIIe
siècle, qui conserve le répertoire de symboles et des formules reproduites
dans les livres de Kircher et dans les volumes de John Dee, comme la
Monas Hieroglyphica (1564). Il s’agit là d’un mélange de symbolique
alchimique et de principes hermétiques sur les éléments originels de
l’univers. John Dee condense ces principes en figures « hiéroglyphiques »
qui unissent des croix, des lignes droites ou ondulées, des cercles et des
92
Ce sont donc trois figures de Médée qui se sont succédé dans la culture
grecque. La première est la déesse chthonienne des sacrifices, sorcière
sacrée et déesse d’Hécate qui officie des rituels sanglants, ensuite oubliés.
La deuxième est la magicienne barbare de la Colchyde, maîtresse des
enchantements et des arts magiques, devenue dans la littérature la ma-
gicienne exotique dont on admire les pouvoirs. La troisième est la mère
infanticide, prototype de la tragédie de l’amour trahi, que la folie rend
capable d’un crime horrible par vengeance et dépit amoureux. Dans les
représentations céramiques classiques, jusqu’en 431 avant J.-C. (l’année
de la représentation à Athènes de la tragédie d’Euripide) c’est toutefois
la sorcière barbare et assoiffée de sang qui prédomine ; c’est le chaudron
où elle fait bouillir Pélias à Iolcos qui est surtout représenté, avec de
94
Cette représentation picturale nous rappelle que les formes des secrets
et des savoirs hermétiques et magiques, comme les images des symboles
hiéroglyphiques, ont trouvé dans l’usage esthétique et artistique leur
nouvelle et meilleure fonction à l’âge moderne, après leur exclusion de
la culture et de la pensée. Mais il faut se souvenir aussi qu’il existe une
tradition de Médée sorcière et prêtresse chthonienne, reprise dans les
contextes culturels d’intérêt pour les arts magiques, les mystères, les
savoirs sacrés archaïques. Cette Médée est très différente de la Médée
amoureuse et trahie : elle est alors une savante puissante et dominatrice,
archaïque, non pas grecque. Elle représente le monde barbare et l’époque
barbare même de la Grèce. Elle devient grecque, intérieure aux canons
de la culture grecque, lorsqu’elle est une femme trahie et vengeresse, au
point que son image fixée dans la culture athénienne classique est exac-
tement celle forgée par Euripide. La Médée barbare et puissante, sacrée
et chthonienne, libre dans sa volonté, entre dans la mémoire historique
et culturelle d’Athènes seulement lorsqu’elle adopte les valeurs grecques
de la passion émouvante comme dominante de l’âme, de l’amour comme
sentiment moderne par lequel exprimer ses passions et les pouvoirs sus-
96
cités par les passions, quitte à devenir vengeance terrible. Cette Médée
de la polis démocratique, après avoir déjà été transformée en princesse
exotique, conserve cependant de son ancienne fierté la caractéristique
de sa force et sa résistance à être dominée, même si transformée dans la
vengeance de la passion, là où aucun hiéroglyphe ne semble plus cacher
le secret de sa puissance.
Médée dans l’art, l’exemple de Jean-François
de Troy
Frédéric Dronne
L
’iconographie liée au mythe de Jason, de la conquête de la Toison
d’Or et de la vengeance de Médée est très vaste ; le nombre d’œu-
vres traitant de l’histoire de Médée en tant que sujet principal est
plus limité, mais demeure bien trop vaste pour faire l’objet d’une courte
intervention. Pourtant le nom de l’enchanteresse ou de la meurtrière,
évoque les œuvres d’Eugène Delacroix ou de Gustave Moreau.
présente les modèles aux Salons de 1737 à 1742 ; les trois premiers alors
qu’il est encore à Paris, les trois derniers alors qu’il dirige l’Académie de
Rome. L’Histoire d’Esther sera la tenture la plus souvent tissée au cours
du 18e siècle, une centaine de pièces passent aux métiers.
Carton (H : 3,13 ; L : 4,56). Peinte à partir de juin 1744, l’œuvre est
présentée au Salon de 1758, puis à Versailles dans les appartements du
Roi en août 1749. Jean-François de Troy modifie légèrement l’épisode
représenté : en choisissant le tout début du combat, le peintre évite
l’amoncellement de corps au premier plan d’un futur panneau décora-
tif. Cette peinture est exposée depuis 1872 au musée des Augustins à
Toulouse.
101
Carton (H : 3,25 ; L : 4,55. Musée d’art Roger-Quilliot) peint avant la fin
du mois de mars 1745, le panneau figure au Salon de 1748, avant d’être
présenté à Versailles en août 1749. La tapisserie achevée est présentée
au roi, à Versailles par Marigny, au mois de décembre 1755. Dépôt en
1872 à Clermont-Ferrand.
Médée devant son palais, au milieu des appareils qui ont servi à rajeunir
Aeson, présente celui-ci à Jason.
De Troy ne semble pas avoir conservé cette esquisse, elle apparaît dans
la succession de Philippe Caffieri en 1775.
femme reste identifiable, il faut reconnaître avec de Troy que son désor-
dre et la chevelure ébouriffée détonnent par rapport au traitement de ce
personnage dans les autres compositions. Le peintre avait pourtant donné
une interprétation enlevée d’un sujet rarement traité, introduisant les
épisodes plus sombres de la mort de Créüse et du meurtre des enfants.
Carton (H : 3,13 ; L : 4 – à l’origine 3,32 sur 4,59). Le sixième carton
est achevé avant février 1746, il est présenté au Salon de 1748, puis à
Versailles en août 1749. Il est aujourd’hui exposé au musée des Augus-
tins à Toulouse.
Il faut signaler, pour l’anecdote, que cette tapisserie fut utilisée dans
le pavillon élevé à Strasbourg pour le mariage de la princesse Marie-
Antoinette, et la même pièce de la tenture décorait le hall de l’Hôtel de
Ville de Paris en 1804 pour la réception de l’Empereur.
Carton (H : 3,30 ; L : 4,25) du septième des panneaux, peint entre février
et fin août 1746, exposé au Salon de 1748, le tableau présenté à Versailles
en août 1749. La toile est déposée à Angers de 1872 à 1898, puis à Pau
entre 1933 et 1975 avant d’être restituée au Musée du Louvre ; l’œuvre
est actuellement en réserve.
Françoise Decroisette
C
réé avec pour vocation première de susciter l’émotion et
l’émerveillement par la sollicitation conjointe des oreilles, des
yeux et de l’esprit, l’opéra a besoin d’histoires merveilleuses,
transcendant le réel, qui peuvent rendre vraisemblable que l’on vive,
que l’on s’aime, que l’on souffre ou que l’on gouverne en chantant.
Il a besoin non de caractères, mais d’icônes. C’est pourquoi il est par
excellence un lieu de récupération des figures héroïques et tragiques de
la littérature antique. De récupération, et surtout de régénération pour
ces personnages et leurs histoires. A l’opéra, écrit André Tubeuf, les
personnages semblent «refaits de la substance d’autres personnages :
ils sont des personnages venus tard, des héritiers, nés répliques, […] qui
n’ont d’autre fonction que de répondre à leur précédents, et d’y répondre
noblement. […] d’avance ils connaissent […] toutes les histoires […]
et ambitionnent de les revivre»1. L’opéra leur confère une vie qu’ils
n’ont parfois pas pu vivre dans l’écriture qui les a mis au monde comme
personnages de théâtre ou de roman. Aussi les réécritures propres à l’art
lyrique, soumises aux règles qu’impose la mise en musique d’un texte
poétique et aux règles générales, spécifiques du théâtre, suivent-elles
des voies particulières, souvent oublieuses de l’écriture originelle, mais
elles n’en montrent que mieux toutes les potentialités, tous les sens
cachés, jusqu’à imposer, parfois, une lecture qui transcende la source et
la remplace dans l’esprit du public. Pensons à des « mythes » modernes
comme Don Juan et la Prostituée repentie (La Traviata).
Cela est particulièrement vrai pour Médée, qui a largement inspiré — et
inspire toujours— les poètes et les musiciens, et qui doit à l’opéra une
1
A. Tubeuf, « Faites que je vous ressemble », in Opéra et littérature, n° spécial de l’Alphée,
vol. 4-5, 1981, p. 33.
108
Médée est, avec Orphée sans doute, l’une des figures mythiques qui
présente le plus grand nombre d’avatars lyriques, depuis le XVIIe siècle
jusqu’à aujourd’hui, et ce qui est le plus important, dans une continuité
sans faille et dans un équilibre parfait entre les périodes2 avec un fort
regain dans la période contemporaine.
Les Médées lyriques du XVIIIe et du XIXe siècles sont les plus connues,
sans doute parce qu’elles sont, comme cela a été, je pense, dit par d’autres
dans ce colloque, pour les grandes divas romantiques et pour certaines
des divas plus proches de nous, un tremplin pour accéder elles-mêmes
à la dimension mythique. On connaît moins les premières Médées, les
Médées baroques du XVIIe siècle, sauf peut-être celle de Marc Antoine
Charpentier et de Thomas Corneille, tragédie mise en musique, prologue
et cinq actes, centrée comme il se doit pour une « tragédie » en musique,
sur l’épisode Corinthien et en cela proche du modèle tragique antique
tel que fixé par Euripide et Sénèque.
2
Il Giasone de Francesco Cavalli/ Giacinto Andrea Cicognini, 1649; Thésée, Lully, Aca-
démie Royale de Musique, 1675 ; Medea in Atene de Aurelio Aureli (2 versions), 1676
(Th. Zane), et 1678, avec quelques ajouts pour le Théâtre Sant’Angelo, mus. Antonio
Giannettini ; Médée, Tragédie mise en musique, prologue et cinq actes de Marc Antoine
Charpentier, Thomas Corneille, Opéra, 1693 ; Medea in Corinto, cantate de Caldara vers
1712 ; Médée et Jason, Tragédie en musique en un prologue et cinq actes, Joseph François
Salomon, livret de Simon Joseph Pellegrin, d’après Ovide, Paris, 24 avril 1713 ; Medea e
Giasone, Giovanni Palazzi, musique Francesco Brusa, Venise, Sant’Angelo, 1726 ; Médée,
Melodramma en un acte de Georg Benda, texte de Friedriech Wilhelm Gotter Leipzig, mai
1775 ; Médée, Opéra comique en trois actes de Cherubini et Hoffman, Théâtre Feydeau
1797 ; Medea in Corinto de Simon Mayr et Felice Romani d’après Euripide, Naples, San
Carlo, 1815; Norma de Vincenzo Bellini, Vicence, 1845 ; Medea, Melodramma tragico
de Giovanni Pacini, livret de B. Castiglia, Palermo, 1853. Et au XXe siècle, Medeamate-
rial de Pascal Dusapin, texte de Heiner Müller, une Médée de Michèle Reverdy, inspiré
de l’opéra de Christa Wolf à l’opéra de Lyon en 2003, livret Bernard Banoun/ Stephen
Fritsch, et la Midea de Oscar Strasnoy et Irina Possamai.
109
3
On n’enregistre qu’une mise en scène de Christian Gagneron, avec René Jakobs, créée
à Innsbruck en 1988 et reprise en 1990, et plus récemment une production à l’opéra de
Francfort (février 2007).
4
Giacinto Andrea Cicognini, fils de Jacopo Cicognini, l’un des maîtres de la réécriture qui
bouscule les règles en adaptant le théâtre espagnol.
5
Opera musicale dell’assicurato academico Incognito, Badoare, al signor Michelangelo
Torcigliani, in Venetia per Giovan Pietro Pinelli, Stampatore ducale, 1664.
110
6
Eunéos et Nébrophonos, Bibliothèque d’Apollodore, I, 9, 17-9.
7
Sénèque développe la scène d’incantations magiques, Pierre Corneille commence à la
répudiation de Médée, Euripide comme ensuite Thomas Corneille commencent aux
premiers soupçons de Médée, sur les liens entre Jason et Créûse.
111
8
Voir le prologue de Euridice de Ottavio Rinuccini/ Jacopo Perioù la Tragédie personnifiée
déclare renoncer à ses cothurnes ensanglantés et à ses pleurs pitoyables pour offrir au
public de plus « douces et suaves émotions ».
9
« à l’embouchure de l’Ebre où Hypsipyle affligée séjourne ».
10
« Suivez-moi/ je m’élance depuis le sol éolien, jusqu’aux rivages ibériques au-dessus des
ondes caspiennes ».
11
« Salle les sortilèges de Médée ».
12
« de l’antre magique/ tournez gonds stridents/, ouvrez-moi le chemin ».
112
13
« Oui, oui mon roi sera vainqueur ».
14
« Quelle ardeur, quelle valeur/Parcourt mes veines ».
15
« La porte s’ouvre et le taureau apparaît ».
16
Beaucoup moins au total que Charpentier ne le fera dans sa Médée de 1693 en France
(voir l’acte III, avec la double évocation des puissances infernales « Noires filles du Styx »
et « Dieu du Cocyte et des royaumes sombres » qui introduisent des divertissements de
créatures fantastiques, les allégories de la Vengeance et de la Jalousie, et des Démons,
puis encore à l’acte IV, où Médée par ses sortilèges immobilise les gardes du Roi Créon,
avec un nouvel intermède démoniaque.
17
« Très belle et illustre ».
113
Hypsipyle est en fait plus qu’une rivale. Elle est le double de Médée
puisque Cicognini invente que Médée a eu, comme Hypsipyle, deux
18
Il deviendra chez Charpentier le prince Oronte qui combat avec Créon (ce rôle très développé
chez Cicognini, est présent chez Pierre Corneille, et chez Thomas Corneille).
19
Il n’est pas non plus très positif chez Thomas Corneille et Charpentier.
20
« ammolli dans les plaisirs ».
21
« obnubilé par une femme ».
22
« plumes –pour le lit- lascives ».
23
« Délices, contentements ».
114
28
« Prêtez-moi vos armes/ Furies jalouses/ ».
29
« Pourquoi soupires-tu, jalouse Médée, Pourquoi cette colère, belle amoureuse ? Que
t’importe si l’objet de ton plaisir a déjà donné sa foi à une autre ? ».
116
Quoique écrite presque trente ans plus tard, alors que l’opéra vénitien
s’est englué dans des codes répétitifs et des pratiques de virtuosité vocale
excessives, La Medea in Atene de Aurelio Aureli (1676) reste globalement
fabriquée sur les mêmes bases. Reprenant à son compte les affirmations
30
« Ô lèvres charmantes,/ divines, amoureuses,/ ma vie, mon cœur,/ …ma bouche en
adoration/ devant votre beauté,/ baisante et baisée/ embrassante et embrassée/ s’envole
jusqu’au pôle. »
31
L’Opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset, 1979.
117
de liberté propres aux Incogniti, Aurelio Aureli délaisse aussi les sources
théâtrales tragiques, et se rapporte aux histoires. « Dalle tombe della
Grecia rissorge pero’ la mia Medea su le scene dell’Adria »32, écrit-il
dans la préface, en établissant un lien direct entre les anciens poètes et
lui-même, mais encore une fois pas les poètes tragiques.
Il puise lui aussi avant tout dans la source opératique. Il prend même
Médée là où son prédécesseur Cicognini l’a laissée, en aval de l’épisode
corinthien. Ce livret fonctionne comme une suite du Giasone, une sorte
de « Médée, le retour » avant la lettre, un deuxième volet qui joue sur
la fidélisation du public.
autre (mêmes accents que dans le Giasone, quand elle évoque son désir
(II, 1)). Mais ses pouvoirs de magicienne furieuse ne servent pas une
vengeance, ni même un exploit : ils sont activés par Egeo qui veut savoir
quel est le destin du prince vers lequel son cœur penche, Thésée, plus
noble et vertueux que son propre héritier Medo, veule, fourbe et menteur.
La scène de magie signalée plus haut s’inscrit donc dans une thématique
plus politique, celle de la succession au trône d’Egée.
33
Dans la deuxième version du livret, est ajouté un Prologue qui représente le Chaos, avec
Cybèle, Pluton, Etra, les quatre éléments, et Jupiter. C’est Pluton et Cybèle qui excitent
les fureurs de Médée contre Thésée. L’auteur transforme Liso, serviteur de Medo, en
« Nourrice » Lisa, ce qui permet de lever quelques imprécisions du premier livret.
Certains décors sont changés, et on trouve des ballets (ballet des Grecs athéniens, et un
ballet de Statues).
34
Thésée revient de la guerre, il aime Aegle qui est ici aimée par Egée. Médée a des vues
sur Thésée, et tente, en magicienne, de déstabiliser Aeglé par des visions terrifiantes.
Celle-ci résiste. Médée essaie alors de la faire empoisonner par Thésée, à son insu, en
présence d’Egée son rival. Mais il se fâche et sort son épée. Egée la reconnaît et il voit
en Thésée son fils, qu’il accorde alors à Aeglé. Médée furieuse tente de détruire le palais
d’Egée, Minerve intervient et le reconstruit. L’opéra, on le sait, s’inscrivait dans un contexte
marqué par l’affaire des Poisons, à laquelle était mêlée Mme de Montespan.
119
distance prise avec les sources, est moins libre, même si Quinault invente
aussi une rivale, Aeglé, aimée par le Roi Egée (qui n’est pas encore
l’époux de Médée), et amante de Thésée. Médée, amoureuse de ce même
Thésée, reste dans cette œuvre essentiellement une magicienne jalouse
et vengeresse, condamnée à la fin pour ses tentatives de meurtre sur
Aeglé et Thésée, et pour le reste l’incendie du Palais de Egée. Le finale,
avant les chœurs célébratifs imposés, utilise la conclusion du tragique
épisode corinthien, lorsque Médée après son crime disparait sur un char
traîné par deux dragons, un «effet spécial», porteur de merveilleux, qui
était apparemment devenu une obligation des deux côtés des Alpes, et
qui constitue la marque essentielle des Médées baroques, ici agrémenté
d’autres transformations : « Médée (fuit) sur un char tiré par deux dragons
volants, dans le temps que Médée fuit, le théâtre paroist embrasé et les
mets du festin préparé se convertissent en animaux horribles ». « Vous
n’êtes point délivrés de ma rage », lance aussi Médée en s’enfuyant, dans
une sorte de message metathéâtral adressé aux spectateurs français qui
retrouveront effectivement les fureurs de la magicienne avec la Médée
de Charpentier.
Laura Mariani
J
e souhaiterais mettre en évidence les tensions particulières qui se
créent entre l’interprète et le personnage dans le cas de Médée :
entre l’intériorité de l’actrice et son image publique, entre inté-
riorité et vie sociale. Le contexte est l’Italie de la deuxième moitié du
XIXe siècle pour lequel il faut tenir compte tout d’abord de la délicate
transition qui nous conduit de l’époque du Grand acteur – dominée par
Adelaide Ristori – à la révolution survenue avec Eleonora Duse : une
transition caractérisée aussi bien par la définition de l’acteur que donne
au tout début le Romantisme qu’en regard d’une approche naturaliste1 ;
ensuite, du mouvement d’émancipation qui accomplit sa parabole, en
cette seconde moitié du siècle, tandis que se constitue un public théâtral
féminin.
L’on sait que, dès le début, Rachel, qui s’attend à un drame moderne,
juge avec une certaine perplexité l’œuvre de Legouvé :
J’ai déjà joué tant de rôles grecs ! […]. Je n’ai jamais joué de personnage
de mère. […] Je trouve dans votre second acte et dans le troisième des
passages subits de la fureur aux sanglots, je ne sais pas faire cela5.
Et pour être précis, elle demande à ce que l’on supprime «la terribile
scène de la toilette» entre Médée et Créüse :
Songez donc que j’ai à tuer mes enfants et que je dois être touchante...
Vous entendez bien, touchante en les tuant ! Comment pourrai-je le devenir,
quand cinq minutes auparavant j’aurai été atroce, quand on m’aura vue
froidement, perfidement, lâchement meurtrière? La mise en scène du meur-
tre de Créüse rend impossible le meurtre des enfants ; elle le déshonore !
Je ne suis plus qu’une égorgeuse ! Oh ! je sais bien tout ce que je perds ;
je sais bien tout ce que je trouverais dans cette scène, mais... après, après,
je ne croirais plus à mes larmes !6
4
Annamaria Cecconi, Medea vs Orfeo. Alla ricerca di un mito della potenza della musi-
ca al femminile, dans Stefano Leoni (a cura di), Orfeo, il mito, la musica. Percorsi tra
musicologia e antropologia musicale, Trauben, Torino, 2002, pp. 127-144.
5
E. Legouvé, Soixante ans de Souvenirs, op. cit., p. 233.
6
Ibid., pp. 234-235.
7
«Jamais tragédie ne m’a plus emu [...] ; il y a deux scènes excellentes et à grand effet par
acte, et il y a là pour Mlle Rachel le plus beau succès». Tels sont les propos de Scribe
(Silvie Chevalley, Rachel, Calmann-Lévy, Alençon 1989, p. 293).
125
Nous savons que Rachel estime ne pas être capable de rendre les
«passages subits de la fureur aux sanglots». Et ce n’est pas un hasard
si, interprétée par Rachel, Médée serait apparue uniquement comme un
personnage négatif, eu égard au portrait que Lewes fait d’elle :
Rachel era la pantera della scena ; con la bellezza terribile e la grazia si-
nuosa di una pantera […]. La sua gamma, come quella di Kean, era limitata
ma la sua espressione era perfetta all’interno di quella gamma. Sdegno,
trionfo, rabbia, lussuria e spietata malignità poteva rappresentarli in sim-
boli d’irresistibile potenza ; ma aveva poca tenerezza, niente carezzevole
delicatezza femminile, niente gaiezza, niente cordialità […], si sentiva
sempre un’indefinibile suggestione di latente malvagità.11
Elle était sous l’emprise d’un amant intelligent et important mais «bas
de sentiments et d’idées», si bien qu’ :
à une représentation de Marie Stuart, au premier acte, je mis dans ma
poche un petit pistolet, avec l’idée bien arrêtée de me pencher vers la loge
de bagnoire d’avant-scène, où il venait trôner insolemment tous les soirs
où je jouais, et de le tuer en pleine représentation !13
La Ristori, qui n’a jamais voulu interpréter les rôles de Médée dans
les pièces de Niccolini (1812) et Della Valle (1814), accepte de jouer la
Médée de Legouvé, plus conforme que les précédentes à sa sensibilité,
parce qu’elle idéalise le personnage et ne montre pas l’infanticide. Mais
si elle donne son accord, c’est aussi bien pour des raisons artistiques
que pour des exigences de carrière, parmi lesquelles interviennent la
rivalité avec Rachel et les retombées que le spectacle peut avoir dès la
première représentation parisienne. Les négociations entre l’actrice et
l’écrivain durent longuement : il faut qu’apparaisse dans les journaux,
sans équivoque aucune, que la Ristori cède aux insistances de Legouvé,
et qu’il ne s’agit pas d’une tentative de soustraire à sa rivale française
un personnage qui avait été écrit pour elle. C’est ainsi que se crée une
attention formidable autour de cette affaire. Quoi qu’il en soit, seules des
raisons artistiques peuvent expliquer le triomphe du spectacle et le fait
qu’il devient pour la Ristori son cheval de bataille qu’elle choisit lors-
14
Cfr. Paolo Russo, Medea in Corinto di Felice Romani. Storia, fonti e tradizioni, Leo S.
Olschki ed., Firenze 2004.
128
15
Cfr. Cristina Giorcelli, Adelaide Ristori sulle scene britanniche e irlandesi, et Eugenio
Buonaccorsi, Adelaide Ristori in America (1866-1867), «Teatro Archivio», n. 5, 1981 ; ainsi
que Franco Perrelli, Echi nordici di grandi attori italiani, Le Lettere, Firenze 2004.
16
Claudio Meldolesi, Ferdinando Taviani, Teatro e spettacolo nel primo Ottocento, Laterza,
Roma-Bari 1991, pp. 275-276.
129
La fin de la tragédie est tout aussi puissante, lorsque Médée apparaît sur
la scène, ses enfants assassinés à ses pieds, «coll’occhio torvo, lo sguardo
impietrito, e raggruppata in se medesima nell’attitudine che converrebbe
alla statua del rimorso», pour ensuite se redresser «imponente e feroce»
et dire Tu ! à Jason qui lui demande qui a tué ses enfants : «le bras tendu»
vers lui, symbolisant l’image d’un inexorable destin.
17
E. Legouvé, La tragédie de Medée, in Conférences parisiennes, Paris 1885, cité dans
Teresa Viziano, Il palcoscenico di Adelaide Ristori. Repertorio, scenario e costumi di
una Compagnia Drammatica dell’Ottocento, Bulzoni, Roma 2000, p. 139.
130
Pour résumer, Adelaide Ristori fait de Médée une reine – à l’instar des
nombreuses reines qu’elle a interprétées –, mais aussi une mère aimante
qui exalte, dans le même temps, un sentiment de toute-puissance souvent
associé à la maternité, et enfin une femme passionnée, jalouse et divisée
entre des impulsions contradictoires et inconciliables. Qui plus est, elle
offre une démonstration très efficace de son travail d’actrice – précis et
détaillé, à commencer par l’aspect physique des personnages et par leurs
vêtements – tout comme de son habileté en matière de mise en scène : l’on
songe à la distribution des rôles – effectuée de façon à rendre absolument
central le personnage de Médée et à donner des nuances particulières
aux autres personnages20 –, de même qu’au soin qu’elle apporte pour les
scènes et les musiques.
23
À la fin du drame – écrit Alisoff – « provai una tale emozione, che mi credetti assalito
da un accesso morboso» («j’éprouvai une telle émotion que je me crus la proie d’une
crise morbide ») : son visage était « spaventoso, come la testa di Medusa » (« effroyable,
comme la tête de Méduse ») (P ietro A lisoff, Giacinta Pezzana, Libreria Giuseppe
Frangini, Firenze, 1900, p. 13).
24
Giuseppe Guerini, A Giacinta Pezzana Gualtieri tra le più celebri attrici dell’epoca, in
AaVv, A Giacinta Pezzana Gualtieri che per due anni rallegrò le scene dei Fiorentini,
stabilimento tip. Del Commend. G. Nobile, Napoli 1870, pp. 4 e 6. Les poésies sont
intitulées Terzine, A Giacinta Pezzana. Per la prima recita della Medea ; Per la recita
nella fragilità e L’addio a Giacinta Pezzana.
25
Sabatino Lopez, Giacinta Pezzana, in Paola Daniela Giovanelli (a cura di), Sabatino
Lopez critico di garbo. Cronache drammatiche ne »Il Secolo XIX» (1897-1907), Bulzoni,
Roma 2003, pp. 75-78.
26
Demetrio Diamilla Muller, Giacinta Pezzana-Gualtieri. Notes biographiques, Roux et
Favale, Turin 1880, p. 22.
133
27
Anonyme, Corriere Teatrale, Medea al Dal Verme, «Corriere della sera», 1-2 agosto
1881.
28
Pietro Alisoff, Giacinta Pezzana, op. cit., p. 11.
29
Voir les exemples commentés par Giulia Tellini, op. cit., p. 80.
134
semblent secs, sans plus de larmes : c’est l’image d’une infanticide après
son crime, vidée et anéantie. Je ne saurais dire à quel moment du drame
correspond cette pose obtenue dans un atelier de photographe, mais il
est certain qu’elle nous révèle l’autre visage de Médée interprétée par la
Pezzana : d’une Médée à l’opposé de ses terribles explosions de colère
et de violence et qui, en tuant ses enfants, abandonne elle-même la vie.
Il s’agit d’une Médée vidée qui trouve son origine dans l’image d’une
Médée implorante du document 6.
34
Margherita Pelaja, Istinto di vita e amore materno. Un infanticidio del 1882, «memoria2,
n. 1, 1981, pp. 46-52.
136
35
Gianna Pomata, Madri illegittime tra Ottocento e Novecento : storie cliniche e storie di
vita, «Quaderni storici», n.44, 1980, pp. 497-542.
137
Angela Biancofiore
L
Paris, éditions Gutemberg, 2007)
e mythe naît pour être raconté, pour être transmis, pour devenir
voix à travers les générations. Les réécritures de Médée sont les
multiples voix qui font vivre le mythe, qui réitèrent sa force et
son impact sur la conscience des êtres. Médée, préhistoire du mythe et
de la tragédie : à l’origine, elle est une déesse orientale liée au culte de la
terre et du soleil.
Elle appartient donc au règne des dieux, mais se rapproche progressive-
ment de l’univers des humains : une déesse déchue, qui désormais vit dans
l’intervalle entre les dieux et les hommes.
Dans ce film, Pasolini associe des éléments disparates avec son style
syncrétique, son goût pour l’hybride, le pastiche, la contamination, asso-
ciant musiques orientales, rites, costumes, dans les scènes qui évoquent
les origines de la civilisation grecque et orientale. Tel un « chant sans
temps », « un canto senza tempo », le récit mythique, ses gestes, ses
rythmes, se perdent dans un passé indéfini…
Le sacrifice
Le film de Pasolini s’ouvre sur la scène mémorable du sacrifice humain.
Le rite de mise à mort et démembrement de la victime établit la juste
distance entre les dieux et les humains. Le geste sanglant se situe dans
la sphère du sacré rigoureusement administré par la communauté ; les
réflexions de Jean-Pierre Vernant contribuent à mieux saisir la question :
« à juste distance de la sauvagerie des animaux se dévorant tout crus
les uns les autres et de l’immuable félicité des dieux ignorant la faim,
la fatigue et la mort parce que nourris de parfum et d’ambroisie. Ce
souci de délimitation précise, de répartition exacte, unit étroitement le
sacrifice, dans le rituel et dans le mythe, à l’agriculture céréalière et au
mariage qui tous deux définissent, en commun avec le sacrifice, la posi-
tion particulière de l’homme civilisé ». 3 Le sacrifice humain contribue à
renforcer les liens entre les membres de la communauté qui participent
à la communication et à l’échange symbolique sacrificiel à travers le
partage de la chair et du sang de la victime pour féconder la terre. Voici
les premiers mots prononcés par Médée dans le film :
Da’ vita al seme e rinasci con il seme
(Donne vie à la graine et renaît avec la graine)
La dépense de la vie apporte une nouvelle vie : c’est le mythe de la
résurrection. Le sacrifice du jeune adolescent est « utile », il a une fonc-
tion précise dans le cadre communautaire, son cœur est enterré dans un
champ de blé.
3
Mythe et religion en Grèce ancienne, [1987], Paris, Seuil, 1990, p. 85-86, je souligne.
142
4
Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 87.
5
Médée se situe contre les lois de la cité puisqu’elle exerce la vengeance, elle se fait justice
toute seule et ne respecte pas les lois de la polis. Il se produit un renversement du rôle des
personnages : dans le film de Pasolini, Créon et Glauké tombent du haut des remparts
de la ville de Corinthe. Y aurait-il une possible allusion au suicide du roi dans le film ?
Il s’agit, surtout, physiquement, du pouvoir royal renversé. Le rite d’inversion s’annonce
déjà dans le film après la scène inaugurale du sacrifice : on voit Callas-Médée attachée
à la croix comme la victime sacrificielle, tandis que son frère Apsirtos est fouetté par
la foule. Tout rentre, par la suite, dans l’ordre. Médée est à l’origine du renversement du
souverain à Iolcos, à Corinthe, à Aïa. Le pouvoir est éphémère comme la vie humaine, il
tend à sa fin. Médée constitue aussi une tragédie des renversements.
144
6
Massimo Fusillo, La Grecia secondo Pasolini. Mito e cinema, Firenze, La Nuova Italia,
1996, p. 169.
7
Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Seuil, 1999, p. 46.
145
Dans le film cette formule prononcée trois fois par Médée et les femmes
avec une fonction rituelle et propitiatoire est accompagnée d’un mouve-
ment rythmique du groupe des personnages féminins se déplaçant d’un
côté à l’autre de la pièce.
Médée est dans l’action. Il lui faut agir, la science de la magie est une
pratique et se traduit en gestes et en actes. C’est son savoir qui la rend
redoutable aux yeux de la polis et détermine, une fois de plus, sa diversité.
Elle est une sans patrie, elle abandonne sa demeure à cause des crimes
qu’elle accomplit. Son personnage, qui représente la culture orientale au
146
8
Dans Pylade, Pasolini montre un autre conflit culturel: la déesse Athéna, incarnant la
féminité virile née de la tête de Zeus, s’oppose aux déesses de la fécondité d’origine ar-
chaïque, v. Angela Biancofiore, La naissance d’Athéna : mythe et histoire dans ‘Pylade’
de Pasolini, « Cahiers de l’IREC », 1/2006, Université Paul Valéry, Montpellier.
147
à cette époque, cela surprend les femmes qui exécutent, cependant, les
ordres de Médée et la préparent pour le rite sacré.
utilisée par l’auteur pour bâtir sa théorie du théâtre, le film est tragédie
faite d’images, de cris et de silence.12
12
Cf. Pasolini, Manifesto per un nuovo teatro. in Teatro, Milano, Garzanti, textes établis
par G. Davico Bonino et « Manifeste pour un nouveau théâtr e», in Pasolini, Entretiens
avec Jean Duflot, Paris, Gutemberg, nouvelle édition, 2007.
parlent, les barbares se taisent, et celui qui parle est toujours civilisé, la
violence est silencieuse […]
Si l’on veut sortir le langage de l’impasse où cette difficulté le fait entrer,
il est donc nécessaire de dire que la violence, étant le fait de l’humanité
entière, est en principe demeurée sans voix, qu’ainsi l’humanité entière
ment par omission et que le langage même est fondé sur ce mensonge 13
13
L’érotisme [1957], Œuvres, Paris, Gallimard, 1987, vol. X, p. 185.
Pasolini et Médée : Un monde d’avant les
Compagnies d’Assurance
Jean-Paul Aubert
M
édée, de Pasolini, est bien sûr tiré de la tragédie d’Euripide.
On peut se demander quelles sont les raisons qui ont poussé
Pasolini à choisir cette pièce et à l’adapter. Et sans doute y-
a-t-il des raisons assez évidentes et d’autres, dont je me risquerai à faire
l’hypothèse, plus profondes ou scandaleuses.
1
Les dernières paroles d’un impie, Belfond, 1981, p. 133.
153
autre chose qui prime. Il dit : le passé est une critique du présent. Et ce
qu’il critique, en particulier, dans le présent, c’est la consommation. Pa-
solini s’est donné assez de mal à expliquer cela (jusque dans les colonnes
des journaux italiens, dans des articles qui ont été rassemblés dans trois
ouvrages distincts : Il caos (non traduit) puis les Ecrits Corsaires et les
Lettres Luthériennes : c’est dire qu’il a inlassablement martelé cette idée,
avec assez de détails, de « preuves » ? (pour que cela soit convaincant),
à savoir que la consommation, c’est le moyen qu’a trouvé la bourgeoisie
pour maintenir sa domination sur la société.
Deux de ces articles portent sur un fait divers survenu à Rome au mois
de juin 1975. Il s’agit d’un policier, l’agent Rizzi, qui s’est suicidé « parce
que le détenu qu’on lui avait confié s’était échappé en profitant de la
confiance que le policier lui avait accordée. »2
C’est qu’il ne s’agit pas seulement d’un fait divers mais plutôt de ce
que ce fait divers concrétise, parce que, en réalité, il met en scène les
propres idées de Pasolini sur la société.
2
Lettres luthériennes, Seuil/Points,2000, pp. 97 et 115.
154
Il n’est pas possible de ne pas voir que le geste du policier Rizzi rap-
pelle celui de Médée – dans le sens qu’elle est étrangère dans un monde
qu’elle ne reconnaît plus, un monde qui ne la veut plus, qui la condamne
à l’exil. Et c’est bien elle qui, dans le film, semble-t-il, choisit le suicide
(à l’inverse de la pièce d’Euripide et du scénario de Dreyer).
Et en effet, ces idées de 1975 se retrouvent déjà dans Médée. Il y a bien
évidemment
1° le monde de Médée, archaïque, avec toutes les valeurs du monde
archaïque, dans leur état le plus pur, les rites sacrés qui organisent toute
la vie, et Médée, la Grande Prêtresse, celle qui concentre sans doute en
elle toutes ces valeurs. Et
2° Jason, qui, au cours d’une évolution ultra rapide, devient le contraire
de Médée, le champion du monde moderne : c’est la confrontation de deux
mondes antagonistes. Le film s’organise autour de cet antagonisme.
serait un monde sans femme, dit-il – ce qui est peut-être révélateur, mais
manque par trop de bon sens…
3
La remarque de M. Foucault, dans Histoire de la Sexualité (Ed. Gallimard-1984, T. II,
p. 194 sqq), à propos de cet aphorisme du « Contre Nééra », est intéressante. En effet,
l’expression est bien utilisée par Démosthène (384-322) dans une plaidoirie « contre
Nééra ». En fait, Démosthène utilise, d’une façon assez spécieuse, une vieille expression
(qui reflétait les conceptions d’un monde déjà en train de disparaître) pour discréditer le
mariage qu’un citoyen athénien avait contracté avec une prostituée. Cela montre seulement
que cette distribution des rôles (épouse, concubine, prostituée) était en perte de vitesse,
au profit d’une conception du mariage fondé sur l’égalité des sexes et la réciprocité des
devoirs et des droits. Suivant la formule convenue, les faits semblent précéder le droit.
156
Jason n’aime pas Glaucé (c’est ce que lui fait dire Euripide) alors qu’il
aime toujours Médée, mais ce qu’il se refuse à reconnaître (c’est ce que
dit Pasolini).
4
Pier Paolo Pasolini, Médée, Arléa, 2002, p. 106.
5
Ibid. p. 47.
157
D’où les prises de position sur la pilule, l’avortement, qui ont fait crier
au scandale aussi bien les féministes que les hommes de gauche qui l’ont
alors traité de conservateur et de réactionnaire, etc… Bien sûr, il faut
essayer de comprendre la position de Pasolini, et elle ne se comprend,
notamment, que si l’on admet que la banalisation de l’acte sexuel qui est
exigé du consommateur enlève à l’acte toute dimension sacrée. Pasolini
n’imaginait guère, pour lui, que l’amour, le sexe, plutôt, puisse se pra-
tiquer dans un lit, dans le confort douillet d’un appartement bourgeois.
De même qu’il dit préférer la condition des dissidents enfermés dans
un camp de concentration, il préfère se trouver en butte, sur la ligne de
front, dans la contestation plutôt que dans le consensus. Il a besoin du
risque. Dans le poème « Prière sur commande », écrit pendant le tour-
nage de Médée, il affirme clairement que « les excès sont essentiels à
l’économie du sacré » et que « le sacré est toujours un danger ». Dans
le roman de Tristan et Yseult, cette « épopée de l’adultère », prototype
et modèle de l’amour moderne, Denis de Rougemont précise déjà que
« le dessein secret des amants, c’est leur recherche du péril pour lui-
même ».6 Pasolini devait bien savoir le danger qu’il courrait dans ses
dragues nocturnes. D’ailleurs, dans un poème du mois de juin suivant,
il raconte comment, une nuit, il a affronté seul un groupe de dangereux
fascistes7 … Et nous connaissons les circonstances de sa mort et ses
dernières paroles au journaliste qui était venu l’interviewer, la veille du
drame : nous sommes tous en danger.
C’est justement pour limiter les risques que les Compagnies d’Assu-
rances proposent des contrats. L’idée de se grouper et de s’entraider est
très vieille, mais l’introduction de cette notion dans la vie de tous les
jours, pour les biens personnels, et étendue à l’ensemble de la population,
est chose récente. Cela date, grosso modo, du début du XXe siècle, (en
France, Ministère de la Prévoyance, en 1906) mais surtout de l’après
guerre, (création de la Sécurité Sociale en 1946), mais l’assurance mo-
bilière pour les particuliers se développe surtout dans les années 60-80,
6
Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Plon/10/18- 1972, p. 45.
7
Pier Paolo Pasolini, Médée, Arléa, 2002, p.. 157.
158
8
Le Dada du sonnet (Il hobby del sonetto), les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 63.
9
Lettres Luthériennes Seuil-Points, 2000, p.85.
10
Cité par S. Melchior-Bonnet et A. de Tocqueville in Histoire de l’Adultère, Ed. de la
Martinière, 1999, p. 22.
11
Lettres Luthériennes, Op. cit., p. 121.
159
Le rapport de Pasolini avec sa mère est très fort, très particulier, mais
bien sûr très loin d’être aussi dramatique que celui de Dreyer. Alors
que, à propos de son film Œdipe-Roi, Pasolini affirme péremptoirement
qu’il n’a jamais rêvé, ni imaginé faire l’amour avec sa mère (alors que
pour son père, à la rigueur…), ici, à la fin du scénario, Pasolini décrit
Médée assise « sur une longue chaise au long dossier très incliné vers
le sol: l’enfant est presque allongé sur elle, comme un homme en train
de faire l’amour. »
Ici, la perte est assimilée à un vol, et dans ce cas, l’auteur du vol, c’est
la fiancée de Ninetto. Le vol est le risque majeur contre lequel garantis-
sent les Sociétés d’assurance – dans un contexte de consommation, de
fabrication en série, où tout est remplaçable – mais précisément l’argent
ne peut pas tout acheter, en tous cas, pas l’affection de Ninetto, qui est
irremplaçable.
Si, en 1971, dans ce même sonnet, Pasolini semble regretter que son
« union » avec Ninetto n’ait pas reçu la « bénédiction » traditionnelle,
comme gage de stabilité et de pérennité, ce « pacte » ou ce contrat d’as-
surance (c’est-à-dire : le mariage), pose, en cette fin du XXe siècle, le
problème du couple. La facilité à divorcer, à prévenir ou à interrompre
une grossesse va indubitablement dans le sens de la consommation, et
rend le mariage tout simplement anachronique, comme le pense Denis de
Rougemont. Mais il reste bien cette alternative : ou bien la consommation
(la répétition des coups de foudre illusoires, les Don Juan de pacotille :
Jason en est un exemple) ou la fidélité comme valeur retrouvée et as-
162
sumée, qui n’a pas besoin de contrat, mais qui a besoin de la possibilité
de la rupture, comme risque. Mais c’est une chose d’en parler, a priori,
et c’en est une autre de se retrouver seul, après la rupture, dit Pasolini
(sonnets 84 et 87).
14
Pasolini, l’Expérience hérétique, Ramsay Poche cinéma, Ed. Payot, 1976, p. 127.
De Cherubini à Pasolini, la « Médée » de Maria
Callas : un mythe personnel
Alfred Caron
L
orsque l’on pense à Maria Callas et aux rôles qu’elle a marqués,
viennent en général à l’esprit des personnages comme Norma,
Traviata ou Lucia di Lammermoor, dans lesquels elle s’est en
effet particulièrement illustrée comme en témoigne sa discographie
officielle et privée. On pourra ajouter à cette liste Tosca qu’en réalité
elle a très peu chanté sur scène et essentiellement au début et à la fin de
sa carrière, bien qu’elle en ait laissé deux enregistrements dont l’un fait
encore aujourd’hui figure de référence. Il est plus rare qu’on lui associe
spontanément le personnage de Médée dans la Médée de Cherubini.
Pourtant, ce rôle qu’elle a chanté une trentaine de fois dans quatre pro-
ductions différentes occupe une place très particulière dans sa carrière
puisqu’il est, après Norma, un de ceux qu’elle a conservé le plus long-
temps à son répertoire, en fait une dizaine d’années, de 1953 à 1962.
La résurrection de Médée
La Médée de Cherubini, créée en 1797 à Paris au théâtre Feydeau,
appartient au genre typiquement français de l’opéra-comique. Cette dé-
signation vaut ici pour la forme – opéra avec des dialogues parlés – car
du point de vue du contenu il s’agit bien d’une tragédie, directement
inspirée d’Euripide, dont le langage musical peut être qualifié de néo-
classique, dans cet opéra le style de Cherubini, héritier de la tragédie
française réformée par Gluck dans les années 1770, comporte un impor-
tant aspect déclamatoire, avec un style de chant plus basé sur la ligne
vocale que sur la virtuosité et le bel canto, surtout pour ce qui concerne
le rôle titre. La version que chanta Maria Callas comporte en outre des
récitatifs orchestrés, composés par Franz Lachner en 1854 pour la création
viennoise de l’œuvre, destinés à remplacer les dialogues parlés originaux
en alexandrins, et qui renforcent encore la parenté de l’œuvre avec la
tragédie lyrique à la française telle que l’illustreront les compositeurs
de la génération suivante, notamment Gaspare Spontini, le compositeur
officiel de Napoléon Ier, dans sa Vestale de 1807. Rappelons que Callas
aborda avec grand succès le rôle-titre de cet opéra le 7 décembre 1954
après avoir incarné à la fin de la saison précédente l’Alceste de Gluck.
De fait, Médée que Callas aborde pour la première fois en 1953 marque
l’arrivée des rôles « classiques » et néo-classiques dans son répertoire.
La tessiture plutôt centrale de Médée – le rôle a parfois été chanté par
des mezzo-sopranos — lui convient alors plutôt bien malgré un certain
allégement de la pâte vocale advenu pendant la saison mexicaine de 1952
qui l’a vue abandonner les rôles de sopranos dramatiques ou spinto qui
étaient jusque là son apanage (Aida, Trovatore, Norma) au profit de rôles
coloratures habituellement plutôt dévolus au sopranos légers : I Puritani,
Rigoletto, Lucia… Elle peut y valoriser ce sens de la déclamation noble
qui lui vient essentiellement de sa longue fréquentation du rôle de Norma
— un rôle qu’elle avait abordé dès 1948 et qui entretient de nombreuses
165
Le film de Pasolini
Venons en maintenant au film de Pasolini. Maria Callas avait toujours
résisté aux appels du cinéma. En 1954, Visconti lui avait proposé le
rôle de la Comtesse Serpieri dans son film Senso. A défaut il se serait
168
mars une séance d’enregistrement en studio pour EMI dont elle a refusé de
laisser paraître le résultat, décidément trop problématique. Elle est mûre
alors pour tenter une nouvelle carrière et, malgré les doutes émis, avec
beaucoup d’intuition, par Luchino Visconti (dans l’émission « L’invité
du dimanche » (diffusée par la télévision française en avril 1969) sur
l’opportunité de son choix quant au réalisateur pour cette reconversion,
elle ne semble pas douter un instant que cette expérience puisse constituer
un nouveau départ pour elle.
Massimo Fusillo
S
ur l’écran le mythe de Médée s’associe à une icône absolue de
la passion mélodramatique et de l’interprétation expressionniste
comme celle de Maria Callas, naturellement. Le film de Pier Pa-
olo Pasolini extrémise un trait commun à la plupart des Médées du XXe
siècle : l’identification avec la barbarie de Médée qui, dans ce cas, devient
métaphore d’un modèle anthropologique de longue durée (la civilisation
paysanne), phagocyté par le rationalisme bourgeois et néocapitaliste.
D’après Albrecht Dihle les raisons de base par lesquelles au cours des
siècles les artistes ont expliqué l’acte anormal de l’infanticide sont essen-
tiellement trois : Médée amoureuse, c’est-à-dire la dépossession de soi
engendrée par eros ; Médée démoniaque, c’est-à-dire son côté surnaturel
lié à la magie, et enfin, Médée barbare, c’est-à-dire sa condition d’étran-
gère1. Eros, magie, barbarie (3 formes différentes d’altérité) sont donc les
trois centres thématiques du mythe, dosés différemment et correspondant
aux trois moments principaux de l’histoire de sa réception : le prototype
d’Euripide, où eros est de toute façon implicite (il ne s’explicitera que
dans les réadaptations du mélodrame) ; Sénèque, et avec lui les traditions
de la Renaissance et de l’époque baroque, fascinées par la magie et la
sorcellerie, et enfin les XIXe et XXe siècles (à partir de Grillparzer).
1
Albrecht Dihle, «Euripides Medea und ihre Schwestern im europäischen Drama», Antike
und Abendland, 22, 1976, 176-178 ; l’ordre dans lequel sont énoncées les 3 catégories est
différent vu que différente est la distribution et l’articulation historique : Dihle considère
en effet Leidenschaftstragödien soit Sénèque que Corneille, et se concentre surtout sur
les raisons de l’infanticide, tandis qu’ici nous en avons tiré un modèle d’interprétation
valable pour toutes les tragédies.
172
Tout le monde sait que Carl Theodor Dreyer a été l’un des artistes qui
ont le plus influencé le cinéma de Pasolini ; mais tout le monde ne sait
pas que le grand metteur en scène danois s’était intéressé au mythe de
Médée, finissant par écrire, en 1965, un scénario (avec Preben Thomsen)
et prenant contact avec Maria Callas (ainsi s’explique qu’une copie dacty-
lographiée du scénario de Dreyer se trouve dans les papiers de Pasolini)6.
Le projet échoua à cause du manque d’intérêt des producteurs : le scénario
est donc la dernière œuvre de Dreyer qui mourut trois ans plus tard7.
Le texte, publié posthume en 19868, reprend à grands traits le modèle
d’Euripide, présentant en même temps un profil absolument original.
Le procédé dominant de réécriture n’est qu’un rigoureux écharnage, en
pleine ligne avec la poétique de l’essentiel typique de Dreyer et avec son
goût archaïsant. Les transformations les plus substantielles de l’intrigue
5
Dans les titres de tête bizarrement on cite comme source Sénèque et non Euripide.
6
Je dois cette indication à Walter Siti.
7
Pour une bonne reconstruction des différentes étapes du projet et de sa réalisation manquée
on peut consulter la biographie de Maurice Drouzy, Carl Th. Dreyer né Nilsson, du Cerf,
Paris, 1982.
8
Mais Duarte Mimoso-Ruiz, « La Medea de Dreyer (Sur un Manuscript pour un film
non réalisé de 1965)», Orbis Litterarum, 36,1981, pp. 332-342, s’en était déjà occupé
dans un essai très appréciable en ce qui en est de la comparaison directe avec le drame
d’Euripide.
174
9
Dans une forme un peu ingénue mais efficace : «Ce scénario n’est pas une adaptation de
la tragédie d’Euripide, bien qu’il soit inspiré d’elle. Le film s’efforce de retracer l’histoire
réelle qui a pu inspirer le poète»: cf. Carl Th. Dreyer, Jésus de Nazareth ; Médée, Éd.
du Cerf, Paris, 1986 ; on peut lire le texte du scénario aussi dans les « extra » du DVD
(Raro Video).
10
Cf. Drouzy, Carl Th. Dreyer né Nilsson, cit. p. 248.
11
Pier Paolo Pasolini, Medea (1970), dans Walter Siti – Franco Zabagli (édd.), Per il cinema,
I, N° 95 p. 1270 : «la madre lo culla, teneramente, e, infine, per riuscire ad addormentarlo
comincia a cantare ; una vecchia ninna nanna popolare» (« sa mère le berce tendrement
et, finalement, pour réussir à l’endormir elle commence à chanter une vieille berceuse
populaire ») ; l’élimination de cette scène pendant le tournage dériva du fait que Pasolini
voulait absolument éviter de se référer à la célébrité de Maria Callas comme chanteuse
et éliminer toute présence de sa voix divine.
175
Cette Médée est donc très proche d’autres héroïnes de Dreyer, victimes
du pouvoir, comme Jeanne d’Arc, mais en revanche avec un degré de
conscience combative qui rappelle de près la dernière création du metteur
en scène danois : Gertrud.
D’après Pasolini le scénario est «une structure qui désire être autre
structure»12: un texte virtuel orienté vers sa réalisation dans une autre
œuvre, mais qui garde en même temps son autonomie expressive. Le
scénario de Dreyer possède une certaine perfection dramaturgique en tant
que réinterprétation, libre et fascinante, d’Euripide, mais il tend continuel-
lement vers une dimension visuelle, surtout au début et à la fin, où l’on
tente de recréer les danses rituelles du chœur (Dreyer pensait en charger
Martha Graham ou Birgit Cullberg13). Comme je disais, le scénario n’a
jamais été réalisé pour des raisons de production ; cependant il a connu
une mise en scène très particulière et pleine de charme (à mon avis la
plus belle Médée sur l’écran, l’une des plus belles du XXe siècle…) par
un autre génial réalisateur danois, Lars von Trier14. Il s’agit d’un téléfilm
de 1991, donc bien avant que von Trier devienne célèbre dans le monde
entier grâce à la victoire à Cannes avec Breaking the waves. Dans le
générique de tête le réalisateur annonce d’une façon très claire que son
objectif n’est certainement pas de faire un film de Dreyer, mais seulement
de rendre hommage à un grand artiste à travers une interprétation libre
de son scénario. Il s’agit à tous les effets d’un film de von Trier, tourné
dans son style onirique et maniériste, avec caméra à l’épaule et photo
granulée, sépia (les principes du célèbre Dogme 95 n’avaient pas encore
12
Pier Paolo Pasolini, La sceneggiatura come «struttura che vuole essere altra struttura»,
dans Walter Siti – Silvia De Laude (édd.), Saggi sulla letteratura e sull’arte, Mondatori,
Milano, 1999.
13
Cf. Drouzy, Carl Th. Dreyer né Nilsson...., p.250.
14
On peut lire dans Margherita Rubino – Chiara Degregori, Medea contemporanea (Lars
von Trier, Christa Wolf, scrittori balcanici), Università di Genova, Genova, 2000, partie
1, une transcription des dialogues et une analyse très utile des séquences avec un com-
mentaire, précédés d’une belle introduction sur Médée et le cinéma.
176
été dictés)15 ; même quand l’influence du Maître danois est plus évidente,
comme dans la scène des dignitaires de Corinthe, où les premiers plans
des visages rappellent les juges de Jeanne d’Arc, on remarque toujours
une différence substantielle : Margherita Rubino fait remarquer que von
Trier n’est pas à la recherche d’une idéalité politique, mais reste fidèle,
au contraire, à sa poétique qui tend à «interpréter le monde comme un
enfer»16. Cependant, le jeu des acteurs, essentiel, dépouillé, souvent
chuchoté, et la préférence pour les gros plans des visages expressifs en
contre-plongée latérale ne sont pas sans rappeler Dreyer : presque des
citations du cinéma muet.
15
Il s’agit d’un décalogue soussigné par un groupe de metteurs en scène liés à von Trier,
qui vise à un cinéma le plus possible pauvre et éloigné des séductions commerciales
(voilà pourquoi des prises de son en direct, la couleur, la photo et les espaces naturels,
l’absence du nom du réalisateur dans les titres, absence de musique de commentaire, etc.) ;
cependant, dans de nombreuses productions qui suivent ces règles comme dans le très
beau Festen de Thomas Vinterberg, qui démarre avec un certificat du Dogme, on trouve
(heureusement) de nombreuses exceptions.
16
Margherita Rubino, «La Medea di Lars von Trier», dans Rubino – Degregori, Medea
contemporanea, cit., p. 69.
177
Même dans ce cas von Trier est à contre courant par rapport à la ligne
dominante des Médées du XXe siècle, qui atténuent la violence de l’in-
fanticide pour amplifier l’identification avec Médée : à partir de Lenor-
mand qui imagine l’empoisonnement avec une confiture de mangues,
à Pasolini qui situe la scène dans un calme rituel où l’action n’est pas
montrée directement, mais à travers des figures de rhétorique, comme la
métonymie du poignard sanglant (technique utilisée par Dassin). Même
dans les versions où l’infanticide est plus direct on assiste à des formes
178
17
Sur Medea. A Sex War Opera de Tony Harrison cf. Marianne MacDonald, Ancient Sun
Modern Light. Greek Drama on Stage, Columbia University Press, New York, 1999, chap.
VII (au chap. VIII une interview à l’auteur). Sur le spectacle de Wilson, successivement
devenu un film, cf. Margherita Rubino – Chiara Degregori, Medea contemporanea, cit.
p. 21-22.
18
De la scholie au v. 264 de la Médée d’Euripide, qui l’attribue à Parmenisque, élève de
Aristarque auteur d’un commentaire à Euripide ; et puis de Apollodore Biblioteca 1.9.28 ;
Pausanias 2.3.6 ; Élien, Varia Historia 5.21. On peut en retrouver des échos dans la Mé-
dée d’Euripide, dans les passages où la protagoniste affirme de ne pas vouloir laisser ses
enfants exposés à l’outrage de ses ennemis (vv. 1060-1061, et puis, surtout, 1238-1239).
La tradition a été reprise par Robert Graves dans son roman La toison d’or (Appendice).
Sur le rapport entre Wolf et les sources, et sur son hardiesse de vouloir rétablir la vérité
cf. Rubino – De Gregori 2000, pp. 90-95.
19
Je ne connais malheureusement qu’une traduction italienne (Petrilli, L’Aquila, 1998 ;
l’original est indiqué comme Medea, L’Avana 1996), d’où on déduit le refus volontaire
d’un style précieux. Médée trompe Jason en lui faisant voir les restes d’agneaux égorgés
et en lui disant qu’il s’agit des restes de ses enfants dont elle a au contraire épargné la
vie. Le ton metalittéraire, commun aussi à Anouilh, est évident dans la réplique du Pé-
dagogue à la fin, à propos du char du soleil: «Ainsi le raconteront Euripide et Hérodote.
Ovide le donnera certainement dans ses Métamorphoses, il n’y aura aucun doute dans
Sénèque et Corneille, et l’œuvre de Cherubini sera émouvante ». De la Medeja de Darko
Lukić, directement influencé par Wolf on peut lire la traduction italienne dans Rubino
–Degregori, Medea contemporanea, cit., pp. 191-222.
179
Pour une introduction à son œuvre cf. Gabriella Lucantonio (éd.), Lars von Trier, Audino,
20
Roma, 1998 ; Achim Forst, Breaking the Waves. Das Kino des Lars von Trier, Schüren,
Marburg, 1998 ; et Leo Karrer, Charles Martig, Eleonore Näf (édd.), Gewaltige Opfer:
Filmgespräche mit René Girard und Lars von Trier, KIM - Schüren, Köln-Marburg,
2000.
Avec le Festival des Collines de Turin où il a débuté dans l’édition de 2006, et le Teatro
21
Stabile de Ombrie.
180
Michèle Ramond
M
édée, partout où elle se manifeste de façon obvie ou obscure,
est l’intertextualité profonde des textes ; figure nourricière
des sens cachés, elle appartient au monde d’ombre des signes.
User à son égard de procédés psychologiques c’est ignorer la polyphonie
paradoxale dont elle est l’inspiratrice. Or, la tentation est grande de voir
dans Médée la colère d’une épouse trahie et d’une maîtresse de maison
éconduite, colère d’autant plus justifiée que Médée a trahi son père et sa
maison pour son mari. Dans « la maisonnée d’Ischomaque » (Histoire
de la sexualité, II) Foucault fait clairement de Médée la figure tragique
de l’épouse trahie dont le mari n’a pas préservé la prééminence au sein
de l’oikos. En remerciement des tâches difficiles que pour lui elle avait
accomplies, il lui devait pourtant ce privilège de gouvernement, de
même qu’il devait aux enfants qu’il avait eus de Médée la prééminence
dans l’ordre généalogique. Personne ne disputera à Jason sa qualité
absolue de mari infidèle mais l’éthique de la vie de mariage n’est pas à
mon sens le secret le plus poignant de Médée ni de sa lignée littéraire,
où elle compense largement les déboires d’une vie conjugale privée de
réciprocité et de postérité.
ou de l’innocence de Médée car Médée n’est pas un être humain, elle est
l’énigme de la femme, l’étrangeté originaire de la « Terra Incognita »,
elle est le mystère redoutable de l’inconscient, cette contrée féminine
barbare d’où nous viennent les rêves chargés des désirs et des angoisses
qui répugnent à la raison et au Logos. Juguler Médée par la psychologie
c’est détruire la figure mythique, cette créature polyphonique paradoxale,
descendante d’Hélios son aïeul et d’Hécate sa mère, synthèse d’idées
antinomiques, de flamme, de feu et de lumière divine, mais aussi de la
magie et des enchantements du monde des Ombres.
le plus précieux, qui est la propriété du père. Bélier d’or dont elle vole
la dépouille, Âne d’or dont elle revêt la peau, la fille ainsi emblémati-
sée accomplit un parcours astral où l’hymen avec le fils d’un Roi peut
n’occuper qu’une très modeste place. Comme il faut bien inventer des
épisodes pour nourrir un si long périple, le prince est bien venu, Jason
qui en est un autre, ou le politicien peu scrupuleux de Soriano. Mais si
l’on regarde de près la prose en éclairant des torches d’Hécate la structure
dernière-première, l’armature de ces récits concentrés sur la fille, on y
verra briller, curieuse métaphore, la porte de la maison du père d’où
l’on part pour un long voyage et où l’on revient parfois transfigurée. On
pourrait, dans la continuité de Médée et de Peau d’Âne, verser à l’appui
de cette hypothèse maints poèmes et récits d’auteures espagnoles ou
apparentées au monde ibérique, Nélida Piñon (brésilienne), Lidia Jorge
(portugaise) Adelaida García Morales, Clara Janés, Rosa Montero,
Luisa Castro, Elena Soriano… La jeune épousée de Jason, Créüse fille
de Créon, le roi de Corinthe, meurt brûlée par les présents mortels en-
voyés par Médée, dans les bras de son père qui lui aussi s’embrase, en
essayant de la sauver, du même feu mystérieux dans le palais désormais
en feu, c’est là une vengeance de Médée dont la marque brûlante a plus
d’une signification. On y reconnaît la main de la descendante d’Hélios
et d’Hécate, soleil et torches de la magicienne réunis pour confondre le
couple du père et de la fille à lui soumise, qui accepte un époux imposé
par le père, plus âgé et expérimenté, père lui aussi, conforme aux vœux
royaux d’un Créon tout-puissant.
La symétrie des deux thèmes en écho inversif est bien faite pour nous
éclairer sur les symboliques visées de Médée. Médée la fille rebelle fait
périr la fille soumise qu’elle a d’abord tuée en elle. Quitter la maison
du père suppose l’impératif catégorique d’un programme politique et
psychique de la fille que le père a investie de sa préférence. Le long
périple de Médée loin du père permet l’entrée de la fille aurifère dans
la légende. Toutes les fois où des poèmes ou des fictions écrits par les
femmes, de près ou de loin, se rattachent au mythe de Médée, ces œuvres
nous parlent en termes métaphoriques d’une expérience subjective, d’une
épreuve, d’un voyage que la fille accomplit pour produire, reproduire,
multiplier, en s’éloignant de son foyer, une fascination. Les conditions
objectives de ce périple loin du père sont politiques, il s’agit de sortir
de l’hégémonie patriarcale. Les conditions subjectives sont d’une tout
autre nature, le père est le jamais vu qu’il reste à découvrir et à créer.
C’est de ce double renoncement ou de cette double épuration (politique
185
bèle, la mère des dieux, la mère divinisée par le fils enfant, dont celui-ci
plus tard, devenu grand, se détache en découvrant le crime supposé
que l’Histoire (la Guerre Civile espagnole) accula la Mère à commettre
contre l’époux. Mais ce crime de trahison que le fils impute à sa mère
est par lui interprété comme un crime aussi contre le fils. Privé de son
père par les errements de la mère, le fils aurait finalement été sacrifié
par sa mère à des intérêts privés et politiques qu’il condamne. C’est
cette Mère répudiée qui occupe toute la scène et toute la voix sur scène
dans un monologue-dialogue qui implique le fils absent dont le lien avec
l’Auteur est attesté par toute la production d’Arrabal. Rien cependant ne
peut empêcher que cette mère criminelle, qui sacrifia le fils autant que
l’époux à ses intérêts privés et à ses sympathies fascistes, soit aussi, par
un mouvement de balancier permanent, la mère adorée qui constituait
avec son fils enfant un couple amoureux sans restriction. De cet amour
exclusif pour sa mère le fils enfant tirait ses dons, ceux-là même qui se
prolongent dans l’œuvre où le procès de la mère ne cesse de se rouvrir.
Enrobé dans cette mère bivalente à qui il prête sa voix au point de la
laisser parler à sa place, le fils avoue sans contrainte, tout en se défendant
de cet amour que son idéologie condamne, une passion invétérée pour la
mère criminelle dont tout le texte prend les arguments et la voix.
L’image stellaire du fils héroïque qui gravite à Médée, qui pénètre dans
son corps en s’exprimant par sa voix pour la maudire (« regressus ad
Medea »), a donc remplacé un autre périple astral, celui de la fille-Médée
qui sort de la maison du père dans un mouvement d’éloignement périphé-
rique qui est en même temps un mouvement d’adhésion métaphysique
à l’injonction du père.
Dans les deux tragédies que nous offrent Lorca et Arrabal, mère et fils
fusionnent par un court-circuit poétiquement efficace qui est un défi on-
tologique. De ce court-circuit Médée est le signe. La machine artistique
des femmes est toute différente, elle met la fille en orbite autour d’un
foyer paternel dont elle s’inspire mais auquel elle a renoncé. Elle s’en
est éloignée dans un but politique et esthétique, afin d’accéder dans ses
œuvres à une autonomie idéologique et de donner ainsi libre cours à une
imagination subjective que le renoncement au père favorise, comme si
sa figure épurée en était la condition spirituelle. C’est de cette façon
aussi que la figure de la mère et le foyer maternel pourront entrer en
résonance avec l’écriture des femmes et devenir à leur tour producteurs
d’une multitude d’effets esthétiques et idéologiques.
L’art est une machine complexe et la différence des sexes n’est pas sans
effets sur sa pratique et sur ses produits. Médée nous a permis de décou-
vrir certains de ces effets. Elle est un révélateur des vérités que l’œuvre
189
engendre et des chaînes associatives qui lient le corps textuel à son sujet
c’est-à-dire à une manière originale d’investir le langage. Or cette manière
originale entretient un rapport étroit avec l’instrument d’optique qu’est
le sexe dans l’expérimentation artistique, toujours déterminée par une
expérience extralittéraire du monde et de la filiation.
Marie-Dominique Garnier
D
’Euripide à Heiner Müller, de Sénèque à Shakespeare, Médée
trace un réseau serré d’emprunts et d’empreintes, aussi den-
sément tissé que la « robe dérobée » dont Shakespeare a paré
son Macbeth. La tentation est grande de vouer le « corpus » Médée au
balisage d’une lecture historique ou mythique, et de faire du personnage
la figure même du passage, l’allégorie de l’emprunt, de ce qui ne peut
être immobilisé dans aucune interprétation, et conduit par conséquent
à la pulsion de la réécriture, au gré de la conjoncture historique et des
contraintes de l’histoire, petite ou grande. Médée, ou la nomade.
1
Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 471-475.
2
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, p. 960.
192
3
Alain Moreau, Le Mythe de Jason et de Médée, Le Va-nu-pieds et la sorcière, Paris, Les
Belles Lettres, 1994, p. 114, p. 233.
4
Ibid. p. 213.
193
5
Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933, « Sens opposés
dans les mots primitifs », pp. 59-67.
6
William Shakespeare, Macbeth, Londres: Routledge, 1951, (1623). Acte 1, scène 3, l. 109,
p. 19.
194
giant’ robe upon a dwarfish thief », une robe de géant sur le dos d’un
voleur nabot. La trame shakespearienne réinvestit paradoxalement le
vêtement d’une possibilité de lecture inverse : ces « voleurs », porteurs
de robes dérobées, sont aussi à lire comme les figures de l’acteur, qui
change de costume à chaque rôle.
Chez Heiner Müller, le corpus médéen est prêt à tout moment à prendre
feu, à s’ignifier. Le titre en travail de l’œuvre de Müller sur Médée fait
jouer les possibilités sémantiques du terme « matériau », dont celle de
« material », au sens anglais, c’est-à-dire d’étoffe. Une part essentielle
de Médée-Matériau est consacrée à la robe de Médée, à sa robe de bar-
bare, qui « a le pouvoir de s’unir mortellement à une autre peau » 11. La
robe est « brodée par les mains de la femme dépouillée avec l’or de la
Colchide ». Le terme « dépouille » lie irrémédiablement les deux faces
d’un signifiant articulant à la fois le contenu et le contenant, le vêtu et
le nu, la robe et le cadavre. La « femme dépouillée », terme clef, traduit
l’allemand « geraubt », où l’on entendra indissolublement unies, comme
la robe à la peau, les deux faces du terme, alliant, sur le terrain de l’entre-
langue, c’est-à-dire de la barbarie, ou, comme on voudra, de la littérature,
le vol, le viol, d’une part, et la robe d’autre part. La même porosité ou
inquiétante étrangeté affecte l’anglais shakespearien : rub et robe, borrow
et robe étant les deux visages du robare/rubare, du barbare et du civi-
lisé. Comme dans le très bref Medeaspiel, où la robe tient lieu à la fois
d’hymen et de bâillon, la robe de Médée-Matériau est montrée comme
un don s’inversant en dose, comme un cadeau empoisonné, au moment
où l’or de la Colchide « obstrue les pores de sa peau » et « célèbre ses
noces » avec l’épouse de Jason. La traduction française de la pièce de
Müller rend particulièrement perceptible l’affleurement d’une série en
M similaire à celle entendue dans le texte shakespearien, soulignée par
l’usage de majuscules dans le texte-source :
Médée la barbare Maintenant dédaignée
De ces mains-là les miennes les mains
O combien gercées rougies usées de la barbare
Je veux déchirer l’humanité en deux
Et demeurer dans le vide au milieu Moi
Ni femme ni homme […]12.
10
Jean-Charles Gateau, Abécédaire critique, Genève, Librairie Droz, 1987, p. 241.
11
Médée-Matériau, op. cit. p. 15.
12
Op.cit. p. 16.
198
13
Op.cit. p. 17.
14
Macbeth, op. cit. 5, 6, 36, p. 162. Je traduis : « laquelle, pense-t-on, a de sa main violente
pris sa propre vie ».
15
Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, Paris, Galilée, 2006.
Fuite et utopie : le mythe de Médée chez Heiner
Müller et Christa Wolf
A
une époque postmoderne où le scepticisme est roi, la réac-
tualisation du mythe est peut-être le signe d’une tentative de
refuser les réponses simples : le mythe au contraire est là pour
laisser vivre les complexités et les contradictions entre individus et
société en offrant une plate-forme de réflexion où les positions, mais
surtout les réponses, ne sont pas univoques. Ainsi chez Heiner Müller
et Christa Wolf le recours au mythe en général et au mythe de Médée
en particulier vient poser quelques jalons dans le questionnement de
notre rapport au passé, mais aussi des divisions et cloisonnements à la
base de notre culture toute entière. La signification de Médée dépasse
ainsi le personnage, et c’est tout un travail sur le mythe et sa fonction
dans le cadre d’une réflexion sur notre temps que nous offrent Christa
Wolf et Heiner Müller. Les deux auteurs soumettent notre civilisation
occidentale à une critique en règle, tout en laissant une place à l’utopie.
Médée symbolise de la sorte pour l’une l’autre lieu, indéfini, où elle se
retire et en quelque sorte peut se regarder comme objet de l’histoire,
chez l’autre elle se propose de devenir le non-lieu (non-lieu que visait
la réhabilitation wolfienne d’ailleurs) mais ici plutôt comme non espace
(étymologie de ουτοπος), l’indécis, le non défini, l’absence de marque
qui empêche toute projection possible.
1. Conceptions du mythe
Le mythe peut être conçu comme une forme de fiction collective per-
mettant de formuler et d’articuler des expériences et des problèmes qui
se posent à la collectivité, tels par exemple les conflits entre les individus
ou bien ceux entre les individus et la société. Une définition certes assez
large, mais qui permet, me semble-t-il, de tenir compte des différents
aspects de ce qu’est le mythe. L’intérêt pour celui-ci se manifeste prin-
cipalement dans des moments de crise ou d’affrontement, par exemple
avec le pouvoir étatique.
1
Médée apparaît comme la figure centrale qui pourrait entraîner le monde des Corinthiens
dans un chaos et une anarchie délétères. Car le problème est que chacun des protagonistes
a un intérêt à ce que la situation ne change pas, même Glaukè qui, grâce à l’aide de Médée
opérant un travail de type psychanalytique sur la pauvre enfant, voit sa santé s’améliorer,
mais perd le bénéfice secondaire lié à sa maladie.
2
Jan-Christoph, Hauschild, Heiner Müller oder das Prinzip Zweifel. Eine Biografie, Aufbau
Verlag, Berlin, 2001, p. 7 « Le désir de l’impossible. Et lorsqu’on n’exige pas ou ne désire
pas l’impossible, le domaine du possible se rétrécit de plus en plus » (trad. E. L. du C.)
3
Heiner, Müller, Erreurs choisies. Textes et entretiens, L’Arche, Paris, 1988, p. 113. « Cha-
que nouveau texte […], si vous voulez, un dialogue avec les morts. »
201
4
Christa Wolf, Cassandre. Les prémisses et le récit (trad. Alain Lance et Renate Lance-
Otterbein), Stock, Paris 1994, p. 129.
5
Heiner Müller, Erreurs choisies, Textes et entretiens (trad. Jean-Louis Besson et Jean
Jourdheuil), L’Arche, Paris, 1988, p. 105 « L’épisode de Jason est le plus ancien mythe
d’une colonisation, au moins chez les Grecs, et sa mort indique le seuil, le passage du
mythe à l’histoire : Jason est écrasé par son propre navire. »
202
titre, elle ne peut plus se couler dans l’ancien moule : elle a réussi son
émancipation. De plus, affectée par le décès de son enfant, elle décide
de quitter Gleb qui peu à peu perdra ses illusions révolutionnaires en
s’apercevant que les autres hommes sont déjà pris dans l’engrenage d’un
nouveau système. Et comme l’affirme Ivaguine :
Je vous ai toujours admiré. Vous êtes une Médée. Et un sphinx pour
nos yeux d’hommes, […] pour la première fois, sous l’éclat de l’amante,
sous les cicatrices de la mère, l’homme vit avec horreur le visage de la
femme.10
Médée est pour Ivaguine la figure de la femme par excellence que les
hommes ne peuvent comprendre parce qu’ils vivent dans un monde
différent, parce qu’ils ne voient pas, parce qu’ils sont aveuglés par leur
pouvoir et leur position, parce qu’ils ne donnent pas la vie, mais apportent
seulement la mort. L’effroi qu’ils éprouvent devant elle n’est que le reflet
de leur propre peur face à leur mortalité et à la futilité de leurs désirs.
Médée est donc le vrai visage de la femme et non pas la projection que
les hommes s’en sont fait : en aucun cas la femme n’est cet être soumis
qu’ils tentent en vain de dompter. L’image du sphinx vient rappeler
l’attirance et la fascination que cette figure a exercé sur les Grecs, mais
également l’impossibilité de la faire entrer dans une catégorie claire
et définie : elle est un monstre au sens étymologique. Ainsi au-delà de
cette homothétie (similitude entre Dascha et le sphinx et donc Médée),
c’est également la question que soulève la mise en place de la Révolu-
tion : il n’y a pas de nouvel ordre « social » qui s’installe et règle sur de
nouvelles bases les rapports entre hommes et femmes ; ce qui manque
dans cette période de transition, c’est une nouvelle organisation de la
vie en commun, en particulier entre les sexes, et c’est ce qui caractérise
à la fois la situation antique et la situation décrite. Les relations entre
les sexes dans le monde des Barbares sont les mêmes que celles existant
dans la société en changement provoquées par la révolution, mais c’est
également un regard qu’Heiner Müller jette sur la société socialiste et
sur la société de la RDA dans les années soixante-dix. Dascha est donc
un personnage bifront : le côté négatif et dépassé se manifeste dans son
refus de reprendre une vie en commun avec Gleb et d’avoir des enfants,
sa face positive réside dans l’affirmation d’un nouveau rôle de la mère et
dans l’engagement social de la femme : elle est ainsi la figure des contra-
dictions de l’émancipation. L’émancipation de l’homme, par contre, se
fait toujours attendre : Tchoumalov est resté le même et Ivaguine est gêné
Ibid., p. 79
10
204
Pour Médée-jeu, écrit en 1974, nous avons à faire non pas à une pièce
de théâtre, mais à une pantomime qui semble mettre en scène le rituel
d’une situation générale. A part le titre et le meurtre de l’enfant il n’y a
pas de lien avec la figure mythique, il s’agit plutôt du refus hypothétique
de la femme d’accepter un déroulement masculin de l’histoire, celle-ci
refuse par le meurtre les mécanismes de contrainte et de répétition qui se
manifestent le plus ouvertement dans la reproduction sexuelle. Il s’agit
d’un sacrifice rituel. Le pouvoir militaire apparaît comme spécifique-
ment masculin : les femmes portent des enfants, les hommes portent des
armes ! La violence de la femme provient toujours de son expérience de
l’injustice à la différence de celle de l’homme qui repose sur la convoitise
et le sadisme11.
11
Le corps est la scène des conflits d’idées chez Müller et celle dans laquelle ils s’inscri-
vent. Voir Erreurs choisies, p. 76 « Tant qu’il y a des idées il y a des blessures. Les idées
infligent des blessures au corps. » Le processus de l’histoire est donc perçu comme un
amas de victimes.
205
Heiner Müller, Rivage à l’abandon / Matériau Médée/ Paysage avec Argonautes, Editions
12
de Minuit, Paris, 1985 « Sur leur corps j’écris maintenant mon spectacle » p. 78, « Mon
spectacle est une comédie » p. 79
206
une femme ni un homme »13 : l’idéal de Médée ici est d’en arriver à une
dissolution du sujet, un anonymat, une indétermination qui lui permette
de réaffirmer son nom14.
13
Ibid., p. 79
14
Ibid., p. 80
15
Ibid., « Dois-je parler de moi Moi qui/ De qui parle-t-on lorsqu’on/ parle de moi Moi
qu’est-ce que c’est » p. 80
16
Ibid., p. 82
207
Pour Christa Wolf tout le mal est basé sur le désir des hommes d’as-
seoir et de garder le pouvoir politique : ainsi Aiétès et Créon se sentent
menacés par les femmes. A Colchis, Absyrtos est victime de la soif de
pouvoir de son propre père qui a peur de perdre son trône si l’on remet
effectivement à l’ordre du jour les coutumes matriarcales qui longtemps
avaient présidé aux destinées du pays : en sacrifiant son fils et en dé-
tournant la fureur de ses sujets contre les étrangers, Aiétès se voit assuré
de conserver les rênes du pouvoir. De même en va-t-il pour Créon : il
a fait exécuter sa fille aînée, Iphinoè, qui aurait dû monter sur le trône,
afin d’éviter une prétendue dépendance politique de Corinthe vis-à-vis
d’un autre peuple18, et l’a fait enterrer sous le palais royal. La reine, qui
vit retirée dans une aile du palais, révèle un jour le secret à Médée qui
dès lors devient un danger pour le roi, elle est prise comme bouc émis-
saire. Aussi, aidé de son astronome, Akamas, Créon fait répandre des
bruits sur Médée, la rendant responsable du tremblement de terre et de
la peste qui ravagent la ville. La seconde fille du roi, Glaukè, en proie à
des crises d’épilepsie (« concilier l’inconciliable »19), qui ne sont en fait
que les symptômes du refoulement du meurtre de sa sœur, se jette dans
un moment d’égarement dans le puits du palais. Mais Akamas en rend
Médée responsable et attise la haine des Corinthiens contre elle si bien
qu’ils lapident ses deux enfants.
17
Marianne Hochgeschurz, (dir.), Christa Wolfs ‚Medea’. Voraussetzungen zu einem Text.
Mythos und Bild, DTV, Berlin, 1998
18
Christa Wolf, Médée. Voix (trad. Alain Lance et Renate Lance-Oberstein), Fayard, Paris,
1997, p. 135.
19
Id., p. 161.
208
Christa Wolf elle accepte son inscription dans l’histoire, elle se met du
côté du pouvoir et de la violence en acceptant son sort (peut-être peut-
on y voir le reflet d’un des reproches qui ont été faits à Christa Wolf
d’être une écrivain qui accepte au bout du compte le pouvoir en place,
de n’être pas une « vraie » révolutionnaire22). Pourtant il y a bien une
utopie de la disculpation partielle. La question que soulèvent les deux
auteurs et qu’ils traitent chacun à leur manière concerne la figure de
la répétition, du resassement, ainsi que l’interruption du processus de
répétition fondé sur l’oubli.
Mais ce que tous les deux espèrent c’est que le moment utopique per-
sistera dans notre civilisation, car il est un moment vital dans la vie d’une
civilisation grâce auquel il sera peut-être possible de mettre en place une
nouvelle histoire du sujet ainsi qu’un nouveau sujet de l’histoire.
22
C’est ici la teneur d’une série de critiques qui ont été adressées à Christa Wolf lorsque
qu’en 1993 sa collaboration avec la STASI entre 1959-1962 fut rendue publique. Sa ligne
de défense – elle aurait refoulé cette précoce participation – a cependant gravement nui
à sa position de moraliste et renforcé l’idée que sa fidélité à la ligne du Parti, malgré les
critiques qu’elles en fit, n’est qu’en définitive un conformisme « bourgeois » (voir les
critiques de Ulrich Greiner et Frank Schirmacher dans le Zeit et la FAZ en 1990 lors de
la publication du livre Was bleibt ?: ils parlent d’elle notamment comme d’une « Staats-
dichterin der DDR » « poétesse d’Etat de la RDA »).
Les paroles de Médée : Christa Wolf
Rita Calabrese
U
Paul Celan, Im Schlangenwagen.
ne Médée sans infanticide est-elle toujours Médée? Question
inévitable lorsqu’en 1996 parut Medea. Stimmen (Médée.
Voix.) de Christa Wolf. Douze années pleines de changements
fondamentaux étaient passées depuis la publication de son œuvre à plus
grand succès, Cassandre. Le mur de Berlin était tombé, la République
Démocratique Allemande avait disparu de la scène de l’histoire et une
nouvelle configuration de la politique mondiale s’était imposée. Dans
l’Allemagne rapidement réunifiée, l’écrivain, qui jusqu’à la fin avait
cru à la survie de son pays et à la possibilité de la libéralisation de ses
institutions, devint l’objet d’une campagne de dénigrement très violente
au début des années quatre-vingt-dix, après la publication du récit Was
bleibt (Ce qui reste), lu comme une auto-justification tardive et une ten-
tative maladroite de se présenter comme la victime de la Police Secrète
(STASI).
2
Margaret Atwood, «Zu Christa Wolfs Medea», op. cit., p.72.
3
Ludger Lütkehaus, «Medea und einige ihrer Kinder», dans Ludger Lütkehaus (dir.),
Mythos Medea, Reclam Verlag, Leipzig, 2001, p. 321.
4
Martin Vöhler, Bernd Seitensticker, Wolfgang Emmerich, «Zum Begriff der Mythen-
korrektur», dans Martin Vöhler, Bernd Seitensticker, Wolfgang Emmerich, (dir.), My-
thenkorrekturen. Zu einer paradoxalen Form der Mythenrezeption, Walter de Gruyter,
Berlin-New York, 2005, p. 5.
213
Suivre les traces de Médée signifie faire un long voyage qui nous
conduit bien au-delà du temps et de l’espace puisqu’il s’agit d’une de ces
« structures éternelles du flux obscur qui jaillit de la source du mythe »6.
Dans ses métamorphoses infinies, qui soulignent la polysemanticité du
mythe, Médée présente trois aspects fondamentaux : la divinité, reliée
à la Déesse mère, dispensatrice toute-puissante de vie et de mort, de la
tradition archaïque ; le rapport avec la différence, avec l’altérité, « icone
de l’étranger et de l’autre »7 qui trouve dans le féminin son expression la
plus grande et dans le maternel sa forme la plus inquiétante. Profondément
insérée dans la culture occidentale grâce à l’interprétation euripidéenne
5
Johannes R. Gascard, Medea-Morphosen. Eine mytho-psychohistorische Untersuchung
zur Rolle des Mann-Weiblichen im Kulturprozeß, Duncker & Humblot, Berlin, 1993, p.
374.
6
Furio Jesi, Germania segreta, Feltrinelli, Milano, 1995, p. 144.
7
Cfr. Marketta Göbel-Uotila, Medea. Ikone des Fremden und des Anderen in der euro-
päischen Literatur des 20. Jahrhunderts, Olms-Weidmann, Hildesheim, 2005.
214
8
Karol Kerényi, Medea, Langen-Müller, München, 1963, p. 23.
9
Adriana Cavarero, Nonostante Platone, Editori Riuniti, Roma, 1990, p. 60.
10
Christa Wolf, Brief an Heide Göttner-Abendroth, dans Marianne Hochgeschurz, op. cit.,p.
25.
215
11
Christa Wolf, Médée. Voix, Stock, Paris, 2004, p. 212.
217
Tandis que les paroles de Cassandre confiées à une jeune esclave «dotée
d’une mémoire très précise et d’une voix forte — ordonne de redire à
sa fille tout ce qu’elle entend de sa bouche. Et que sa fille en fasse de
même avec sa fille, et ainsi de suite »12 révèlent sa confiance dans la
fonction de la littérature comme mémoire d’un mode féminin caché de
vivre dans le monde qui dépasse la mort et l’oubli. Cette sorte d’épopée
féminine ne chante pas les victoires mais les renoncements et les défaites
apparentes : les nombreux récits ne semblent pas interagir entre eux, ils
demeurent des monologues, en prenant parfois aussi la fonction narrative
du chœur des tragédies grecques avec une participation émotive bien
différente. L’émouvant récit de Leukos nous communique en effet la
mort horrible des fils de Médée lapidés par les Corinthiens ainsi que le
suicide de Glaucé.
14
Ibidem, p. 7.
15
Warum Medea? Christa Wolf im Gespräch mit Petra Kamann, dans Marianne Hochge-
schurz, op. cit.,p. 53.
16
Christa Wolf, Médée, op. cit., p. 139.
17
Ibidem, p. 278.
219
Quel est le sens ultime des paroles de Médée et de tous les autres?
Le fait qu’à côté de Médée reste Lissa, sa sœur de lait et son amie, est
certainement significatif. Ainsi que la figure magique à laquelle on fait
allusion dans la préface, la femme sauvage, la sauvagerie productive dont
Christa Wolf a continué ensuite à parler. Sans arrêter jamais d’exprimer
l’entrelacement vital entre un « moi » retrouvé et un « nous » qu’il faut
continuer à construire car il faut continuer à « marcher tout simplement,
les uns avec les autres, les uns derrière les autres, avec dans l’oreille le
bruit des cloisons qui s’écroulent »20.
Ibidem, p. 12.
20
La dernière Médée. Le mythe dans le théâtre
contemporain: un parcours à l’envers
Piergiorgio Giacchè
M
on intervention veut être le témoignage d’un spectateur et,
comme je suis un anthropologue, plus précisément d’un
« spectateur participant », qui se caractérise par un point de
vue partiel (concentré sur certaines tribus théâtrales chez lesquelles j’ai
vécu) et partial (en se mettant du coté évidemment de ces tribus). En
particulier, je fréquente et j’étudie « le théâtre du présent » : le théâtre
qui vit dans son temps et contre l’esprit du temps, le théâtre qui essaye
de renouveler et d’expérimenter les formes et les possibilités nouvelles. Il
ne faut pas toutefois se fourvoyer, car il ne s’agit pas du théâtre d’avant-
garde (non plus), parce que, au contraire, ce théâtre est à mon avis la
plus solide arrière-garde qui le protège des assauts des autres formes
spectaculaires médiatisées. C’est le théâtre qui représente la dernière
tentative de sauvetage de ses propres différences : la relation directe et la
fiction concrète, dans une époque marquée par la dictature de la société
de spectacle et de (son) marché.
2
Voir J. Grotowski, Vers un théâtre pauvre, L’Age d’Homme, Lausanne, 1971, trad. it. Per
une teatro povero, Bulzoni, Roma, 1970, p. 67.
3
Sur l’abandon de le représentation et la « recherche impossible d’un théâtre irreprésenta-
ble », Carmelo Bene, dans le sillage d’Artaud, a basé sa théorie et sa pratique théâtrale ;
je me permet de signaler aux lecteurs – en plus des nombreux écrits de Bene « contre
la représentation » recueillis dans ses Opere con l’Autografia di un ritratto (Bompiani,
Milano 1995) – l’essai que j’ai écrit sur lui : P. Giacchè, Carmelo Bene. Antropologia di
una macchina attoriale, (nuova edizione), Bompiani, Milano, 2007.
224
4
Dans les mêmes années quatre-vingt – non seulement en Italie – le « mouvement » des
jeunes groupes de théâtre s’est partagé en deux : d’un côté, ceux qui ont parlé de théâtre
anthropologique et qui se sont concentrés sur le corps et le jeu de l’acteur, et de l’autre côté,
ceux qui se sont nommés post-avant-garde et qui ont posé leur attention aux nouvelles
technologies et à leur possibilité d’être transférées dans l’art scénique.
225
Je veux encore ajouter que cette époque (la « belle époque » – comme
l’appelait Grotowski) est justement terminée et il faut finalement s’aper-
cevoir non seulement de son héritage mais aussi de son gaspillage, en
analysant les nouvelles formes d’expérimentation théâtrale d’aujourd’hui.
5
Voir : V. Turner, From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, PAJ Publica-
tions, New York, 1982.
6
« Comportement spectaculaire organisé » est la définition du théâtre la plus correcte
d’un point de vue phénoménologique : normalement adoptée par les spécialistes de la
nouvelle « Ethnoscénologie », cette définition remonte aux études et aux premiers écrits
d’Anthropologie théâtrale de Eugenio Barba.
7
On se réfère au célèbre essai de Michel Leiris sur Les aspects théâtraux de la possession
chez les Ethiopiens de Gondar, et, à l’envers, on se réfère aux nombreux tentatives de
chercher dans la théorie et la pratique théâtrale la voie d’une « transe » de l’acteur et
pour l’acteur, dont ont parlé (et pour définir laquelle ont travaillé) presque tous les grands
maîtres du théâtre contemporain.
226
Nous sommes entrés dans un nouveau siècle, et les jeunes acteurs et les
jeunes metteurs en scène ont bien compris qu’une nouvelle époque est
arrivée.
8
« Mythos. Rituel pour le siècle bref » a été en 1999 le dernier spectacle que l’Odin Teatret
et Eugenio Barba ont produit dans le XXe siècle, auquel il est évidemment dédié.
9
Romeo Castellucci, co-fondateur du group italien Societas Raffaello Sanzio, a été récem-
ment le metteur en scène de onze tragédies, produites par différents théâtres d’Europe,
qu’il a appelées « endogonidie », pour souligner l’impossibilité de générer autrement une
forme de tragédie contemporaine.
227
Ces exemples ne sont pas des cas limites, mais des signes en clair d’une
nouvelle et terminale transformation. Bref, le mythe non seulement n’est
plus raconté, mais certaines fois il n’est même pas expliqué. Le mythe
est redevenu une énigme, utilisée souvent dans des figurations (« figure
en action ») qui ressemblent aux emblèmes d’un ancien théâtre sacré. Un
théâtre qu’on peut donc désacraliser et consacrer de nouveau à l’infini,
dans une scène qui a perdu l’espoir et le sens d’un défi (moral, social,
politique…), devant le désespoir satisfait et le non sens d’aujourd’hui.
Il n’est pas facile pour une femme, pardon pour la Femme et la Mère,
de se réduire a vivre avec les hommes, sans douleur. La femme – même
selon la Bible – est condamnée à la douleur. Douleur de l’accouchement
– dit l’ange qui la chasse de l’Eden. Douleur pour la naissance mais aussi
pour la mort de ses enfants.
Irina Possamai
I
l est impossible d’évoquer l’une ou l’autre des réécritures du mythe
de Médée sans remonter à celle d’Euripide (431 a. C.) sur laquelle
s’appuient la plupart des textes dramatiques s’inspirant de ce mythe.
Bien que, dans la tragédie d’Euripide, le voyage de Jason en Colchide
à la recherche de la toison d’or ne soit qu’un antécédent, il est évident,
dans l’histoire du théâtre, que la tragédie où la femme abandonnée de-
vient mère meurtrière, constitue la principale référence pour la plupart
des œuvres postérieures2.
1
Euripide, Grillparzer, Alvaro, Medea. Variazioni sul mito, Venise, Marsilio, 2004, p.
208. «Noxide, poursuivant. –Ne l’avoue à personne. Pour tous tu seras toujours Médée, la
mystérieuse étrangère ». (Corrado Alvaro, La longue nuit de Médée, adaptation française
de Charles Vildrac et Suzanne Rochat, supplément au n. 4 de France-Illustration-Le
Monde illustré, Marseille, 1953, p. 9). Cette œuvre a été crée à la Radiodiffusion française,
le 18 mai 1953, par le Théâtre populaire de juin 1944, dans une mise en onde de Roger
Dathys.
2
Cf. Apollonius de Rhodes, Les argonautiques, Paris, Les belles Lettres, 2002.
3
Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les Belles
Lettres, 1994, p. 52.
232
Passages et migrations
Dans certaines transformations du mythe, ce qui apparaît toujours
fondamental c’est la notion de franchissement de la frontière, de « dé-
paysement » au sens littéral du terme, de passage qui peut marquer un
changement de statut social du personnage comme dans un rituel reli-
gieux. « In un rituale il passaggio da uno status sociale all’altro è spesso
accompagnato da un passaggio parallelo nello spazio, da uno spostamento
geografico da un luogo all’altro »6.
7
Dans le mythe, la rivale de Médée prend alternativement le nom de Créüse et de Glaucé.
Dans sa réécriture, Grillparzer met en scène deux femmes, Médée et Créüse, qui se
disputent, se blessent et tissent des éloges l’une de l’autre de façon contradictoire (Cf.
Euripide, Grillparzer, Alvaro, Medea. Variazioni sul mito Op. cit., 2004).
234
8
Franz Grillparzer, Medea,Op. cit., 1994, p. 56, 58. Médée : « Je suis née enfant de roi
comme toi, / comme toi, jadis, je marchais sur une voie sans obstacles, / en saisissant
d’emblée les choses justes et les jeux aveugles. / Je suis née enfant de roi comme toi, /
comme tu es devant moi, belle, lumineuse et resplendissante, / ainsi moi aussi, j’étais
jadis à côté de mon père, / son idole et l’idole de mon peuple. / Ô Colchide! Ô pays de
mes ancêtres! / Ils te qualifient de sombre, à moi tu apparais radieuse! » […]. Médée :
« Comme je suis une étrangère d’un pays lointain / et que les mœurs de cette terre me
sont inconnues, / me voilà méprisée, regardée de haut par tous. / Et je suis pour eux une
farouche barbare, / le plus vil, le dernier de tous les êtres, / moi qui étais la première dans
ma patrie » (Ces vers ont été traduits avec l’aide aimable de Dorle Schroeder-Havard).
9
Dans l’antiquité la magie était le plus souvent associée à la médecine. Le magicien et la
magicienne étaient les guérisseurs par excellence.
235
Médée, l’étrangère
Citons d’abord ici quelques extraits de Lunga notte di Medea de Cor-
rado Alvaro, où l’on qualifie maintes fois Médée d’étrangère qu’il faut
éloigner de la cité. Cela représente un danger encore plus grand pour
ses enfants, qui peuvent être bannis à leur tour en tant que « fils d’une
étrangère ».
236
Cf. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Albin Michel S.A., 1990 et Le bouc
15
16
Maria Grazia Ciani, Introduzione a Euripide, Grillparzer, Alvaro, Medea. Variazioni sul
mito, op. cit., p. 20. « Médée peut être considérée comme une ancêtre de tant de femmes
qui ont subi une persécution raciale et de beaucoup de femmes qui, chassées de leur patrie,
errent sans passeport d’un pays à l’autre, ou peuplent les camps de concentrations et les
camps de réfugiés ».
17
A ce sujet, nous nous permettons de rappeler que nous avons écrit le livret de l’opéra,
Midea (musique d’Oscar Strasnoy) où la protagoniste ne tue pas ses enfants. Cet opéra
de chambre a été créé au Teatro Caio Melisso de Spolète en 2000 et publié à Milan chez
Ricordi en 2003.
18
Cf. Irina Possamai, La genesi di Midea, in ibid. (livret) et Oscar STRASNOY (musique),
Midea, Milan, Bmg-Ricordi, 2003, p. 69-74. Les réécritures dialectales d’Emma Dante
(première représentation à Naples, Théâtre Mercadante, janvier 2004) et de Teresa Lu-
dovico (1992, puis Festival de Santarcangelo, juillet 1994), mettent au contraire l’accent
sur l’attitude infanticide de la mère et sur ses conséquences.
19
Christa Wolf, Medea (titre original Medea stimmen), Rome, éditions e/o, 1996.
239
Manuela Fraire
J
e me suis demandée jusqu’à une époque récente à quoi me servirait
de rencontrer cette femme féroce. L’épilogue continue de susciter
en moi un sentiment d’étrangeté, comme si l’atrocité de la tragédie
m’imposait de garder une distance de sécurité.
Freud ne mentionne Médée qu’une seule fois, c’est dans le cas Dora – le
cas d’hystérie le plus connu dans l’histoire de la psychanalyse : « Médée
était satisfaite que Créüse eût attiré à elle les deux enfants, Mme K... ne
faisait certainement rien non plus pour troubler les rapports du père de
ses enfants avec la jeune fille. ».1 C’est justement dans le cas Dora que
Freud comprit, trop tard, que, beaucoup plus que par lui, sa jeune patiente
était attirée par la femme de l’homme qui avait essayé de la séduire. Sur
cette opacité de Freud, Dora interrompt l’analyse. L’inconscient de Freud
anticipe peut-être le message jamais déchiffré du mythe : l’attraction
ou mieux le besoin de bienveillance que Créüse ressent pour Médée.
Comment expliquer autrement la naïveté avec laquelle Créüse accepte
le cadeau funeste de Médée ?
1
Sigmund Freud, Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) dans Cinq psychanalyses,
trad. Marie Bonaparte et Rudolph M. Lœwenstein, PUF, 1954, p. 44.
242
La main de la mère qui tue son enfant appartient au même corps qui a
été la première demeure de cet enfant. Le pacte qu’une femme conclut
avec son propre corps procréateur n’est pas le même que conclut un
homme puisqu’il ne possède pas un corps qui contient l’autre et en est en
même temps la matrice. Mais quel est la condition pour que le pouvoir
générateur féminin ne soit pas mis au service de la pulsion de mort ?
Les cas d’infanticide qui sont dans les journaux soulignent toujours
l’isolement des mères qui vont finir par tuer leurs enfants. Ce n’est pas le
père qui manque à ces femmes, pas dans cette phase de la vie de l’enfant
dans laquelle la mère est son miroir. Lacan a montré l’importance que
l’expérience du miroitement/ réfléchissement a dans le développement
du Je. Le miroir de Lacan reflète ensemble mère et enfant, c’est donc
leur image composée qui permet au petit de se re-connaître. Mais cette
expérience ne devient possible que si elle a déjà existé dans la vie de la
mère lorsqu’elle est une enfant, une enfant reconnue par sa mère.
En effet Médée n’est pas élevée pour le foyer domestique mais pour
rester la prêtresse de Hécate, déesse terrible et cruelle, très ancienne.
Divinité des accouchements et des avortements, des liens de sang ances-
traux, des philtres qui favorisent la fertilité mais peuvent aussi provoquer
la mort. Dans la mythologie Hécate est comparable aux trous noirs dans
l’univers : concentrations d’énérgie, pleins absolus, qui attirent tout les
corps qui s’approchent.
Il n’y pas de dialogue, mais soumission dans le rapport avec une mère
semblable et ainsi dans la langue de Médée plus qu’un « dire » c’est un
« maudire » qui sert à délier et non pas à faire relation.
2
Euripide, Médée dans Tragédies complètes I, édition de Marie Delcourt-Culvers, Folio
classique, texte intégral, p. 139 ; trad. Pierre Miscevic, Rivages poche, p. 63.
244
« Je voulais écrire une Médée – écrit Maria Inversi, dramaturge – qui
fût le fruit de ma maturité de femme avant même de celle de l’artiste.
[...] à la Nourrice, trait d’union de tout, des différences... j’ai confié la
capacité de faire agir l’amour devenant l’intermédiaire capable d’accueil,
qui a le pouvoir d’apaiser, de comprendre, de recomposer et soustraire
au chaos les sentiments. »4
3
Ibid. (1), p. 156-157.
4
Maria Inversi, « Le ragioni di una scrittura » in Medea, Memorie di sangue, Titti Danese
et Maria Inversi, Città aperta edizioni, 2003, p. 107 ; 108.
5
Alain Touraine, Le monde des femmes, Fayard, 2006, p. 95.
Une haine nécessaire à la re-naissance: les
mères des adolescents
Gianna Candolo
C
ette phrase de Christa Wolf nous invite à suivre les origines :
les origines de la pensée, de la connaissance, de l’histoire, de
l’expérience et de la civilisation /des civilisations, qui ne sont
jamais univoques. Les sources, dans ces paysages, jaillissent partout ;
parfois elles jaillissent inattendues, parfois c’est nous qui allons les
chercher avec les outils les plus appropriés, comme des sourciers.
Les sources modifient le paysage : près de leurs eaux pousse une vé-
gétation abondante, fleurs, couleurs qui s’estompent au fur et à mesure
que l’on s’éloigne jusqu’à arriver aux déserts, où la vie se développe
auprès d’un filet d’eau qui peut devenir invisible et/ou inexistant. Par-
fois les sources s’épuisent, parfois elles disparaissent et réapparaissent
très loin.
Selon les historiens et ceux qui étudient les mythes, la version d’Euri-
pide, tardive par rapport à la légende de Médée, ajoute le meurtre des
enfants tandis que les versions précédentes racontent que les enfants de
Médée et Jason furent tués pas les Corinthiens après la fuite de Médée
de la ville de Créon.
Cet aspect sauvage, que je préfère définir « non domestiqué », non fami-
lier, apparaît dans la tragédie et dans la réalité de l’expérience humaine,
pas uniquement dans les épisodes de nature traumatique qui déchirent
l’Histoire, les infanticides racontés dans la littérature et par les archives
de la police criminelle, mais également dans l’expérience quotidienne,
où les aspects de l’inconnu et du côté le plus obscur de l’expérience hu-
maine appartiennent aux liens familiaux, par définition les plus connus
et justement domestiques, propre à l’espace partagé par plusieurs sujets.
Les rapport familiaux sont souvent chargés d’une violence aveugle et
inconnue qui terrifie beaucoup plus que celle qui est extérieure, car ils
sont imprévisibles et incontrôlables. Ces caractéristiques rendent cette
violence férocement obscure, refoulée et niée.
247
Donc les Médées modernes qui tuent par vengeance et par trahison
s’incarnent davantage dans les pères qui tuent les enfants en ne les
reconnaissant pas nés de « deux » mais de « un seul » : un extrême et
248
Les mères entrent dans cette histoire plutôt comme victimes que comme
bourreaux : Clytemnestre trahit Agamemnon après le sacrifice d’Iphi-
gènie offerte aux dieux pour les rendre favorables à la victoire dans la
guerre contre Troie. Jocaste, plusieurs fois trahie, par l’homosexualité de
Laïus, par sa transgression de l’interdit aux rapports sexuels entraînant
249
Mais la scène tragique devait présenter aussi une héroïne trahie qui
n’était pas seulement une femme mais aussi une mère et puisque la force
du maternel persiste en tant que puissance, et donc comme capacité de
mettre à mort les enfants, il fallait domestiquer la maternité, sauver la
sacralité de l’enfant, qui était le garant de la descendance et du pouvoir :
l’idéalisation du maternel sacrificiel à l’égard des enfants va de pair avec
l’insignifiance symbolique de la mère réelle.
Quoi faire de cette femme qui sait regarder en face la réalité du monde
et de son état et qui n’accepte pas d’être uniquement une victime ?
Médée est juste, elle n’est pas encore excessive, dans son regard lucide
sur sa situation, sur son histoire, dans les paroles du choeur il n’y a pas
de reddition, il n’y a pas d’apitoiement et non plus de disproportion entre
son expérience de femme trahie, abandonnée et déracinée et ses demandes
de justice et de réparation. Mais on ne l’écoutera pas : d’abord Jason
ensuite Créon, jugent sa requête excessive et dangereuse pour le trône et
pour la polis. Ce refus du pouvoir aux demandes mesurées de Médée la
rendra excessive. Seulement à ce moment là sa passion déborde : la haine
devient rejet de Jason et de ce que, de celui-ci, est incarné et mélangé à
ses enfants. Mèdèe la barbare, avec ses raisons de femme trahie devait
être mise en dehors de la polis, de la « civilisation ». Mais si la victime
n’accepte pas d’être victime ? Il n’y a pas d’autre espace pour une autre
logique, pas encore.
Cette opération rend les enfants étrangers : l’étranger peut ainsi être
sacrifié parce qu’il se situe dans le pas-moi, en dehors de moi.
2.
L’adolescence est une période de la vie dans lequel le jeu avec la mort
est joué avec violence : le monde infantile et archaïque doit mourir pour
faire place à la maturité. La mort est nécessaire pour pouvoir récupérer
des aspects de l’enfance utiles au développement et à la créativité adulte.
Dans l’adolescent meurt la dépendance des adultes pour faire place
à l’autonomie et à un rapport d’échange basé sur l’individualité et la
subjectivité. Dans l’adolescent meurt le corps neutre pour faire place au
corps sexué. L’adolescent expérimente la perte des émotions infantiles
qui sont remplacées par les émotions liée au soi, à la relation avec son
propre corps et son propre appareil psychique en train de changer. Les
émotions se personnalisent, l’enfant devient un sujet capable d’expéri-
menter de nouveaux liens avec soi-même.
Mais si les enfants changent, avec des virages tantôt violents tantôt si-
lencieux, cependant mortifères, les parents sont confrontés à un tournant :
meurt en eux la responsabilité totale à l’égard du fils qui commence à
assumer ses compétences de croissance, meurt le rapport au corps neutre
et connu.
Donc les morts que enfants et parents doivent se donner sont sanglantes,
dramatiques, même si souvent cachées par la peur : pour éviter que les
morts symboliques deviennent réelles, et quand le réel fait irruption dans
le symbolique, nous savons que les jeux sont fermés.
2
Jacques Lacan, Le séminaire vol. 1 Les écrits techniques de Freud, ed. Seuil, 1975, p.
80.
253
La mort, dans ce cas, n’est pas une perte émotive, symbolique, elle est
une fin : pour éviter la transformation nécessaire, on dénie le changement
nécessaire du cycle de vie dans les individus et dans le groupe familial,
nécessaire à la vie de chacun et du groupe.
Cette phase, ramasser les offenses, les loger dans le contenant du groupe
en attente d’une transformation qui ne peut pas être soudaine, car elle
aurait la valeur d’une défense et d’une négation, peut prendre du temps :
le temps nécessaire à une métabolisation de l’offense elle-même. Il est
indispensable, devant ce type de haine, qu’il n’y ait pas de négation
: c’est un des problèmes les plus sérieux parce que, pour les raisons
énoncées auparavant, il n’est pas consenti aux femmes d’expérimenter
des sentiments sauvages sans se sentir coupables.
Nier l’aspect différent de la haine voudrait dire laisser une tâche aveugle
dans le champ subjectif et relationnel : ne pas pouvoir-savoir utiliser la
rage séparante à des fins créateurs en l’écartant / en la différenciant de
la rage destructrice.
Le groupe des mères naît comme espace offert par le Centre pour
adolescents : il concernait au début les parents d’adolescents mais après
quelques rencontres les rares pères ont disparu : ils ont fait valoir des
difficultés d’horaire. Le groupe se rencontre en fin d’après-midi mais
3
Dorey, « L’ amour de la haine », Nouvelle revue de psychanalyse, 1986, p. 75-81.
255
Le groupe accueille les voix des mères et leur offre un lieu dans lequel
une femme puisse parler de son expérience de mère en la comparant avec
l’expérience des autres pour trouver une nouvelle façon de faire face à
la transition qu’impose l’adolescence.
Médée dans son désir de s’unir au char du soleil, le Père disloqué dans
l’autre monde.
Le silence des mères est assourdissant : vues par les fils, par les filles,
leur existence réelle et symbolique recule, diminue, s’amoindrit. La
peur d’exprimer sentiments et comportements pas conformes à la norme
sociale et à un supposé modèle psychologique de « bonne mère » les
fige à un sentimentalisme de plus en plus misérable. Ce n’est pas par
hasard ?
Pour ce qui concerne les meurtres de l’âme nous avons quelques éclair-
cissements de plus dans les études des psychothérapeutes où l’on enre-
gistre la même solitude intérieure, isolement croissant et difficulté à faire
en sorte que la parole maternelle devienne une expérience de valeur.
4
Euripide, Médée, trad. Pierre Miscevic, Rivages poche, 1997, p. 64.
257
Françoise Duroux
I
l ne faut surtout pas se hâter de lire Médée à la lumière trompeuse
d’un syndrome contemporain, depuis Christine Vuillemin jusqu’aux
récentes histoires d’infanticides, chez des émigrés en Corée ou des
jeunes femmes « seules », victimes des « pères volatils ».1
1
La situation est connue et repérée depuis le XIXe siècle. La formule est de Françoise
Ducrocq.
2
Robert Fournier « Médée ou celle qui est » Impait N° 0 1998 GRP.
260
Médée tue ses enfants et l’argumente : « phrein ». Elle tue ses enfants, sa
« progéniture » (tekna), car les enfants constituent l’enjeu d’une filiation :
celle des fils du Soleil (colchidiens) contre les éventuels fils de Sisyphe
(que pourrait engendrer la fille du roi de Corinthe). C’est donc à la fois
la rivalité des filiations maternelles et le chantage auprès de Jason par le
truchement de la descendance qui est le ressort du « crime ».4
3
Voir le texte inspiré mais juridiquement incorrect du 17 Juillet 1985 dans « Libération ».
4
L’argument dynastique et ses usages variés selon les cas et les situations est d’ailleurs
un thème récurrent : Phèdre et sa Nourrice s’en servent contradictoirement. La nourrice
tente de détourner Phèdre de son désir de mourir au nom des enfants, futurs héritiers du
trône. Phèdre veut faire don au « bâtard » de l’enjeu dynastique. Hippolyte, Euripide.
5
Sur l’inquiétude citoyenne des Héllènes et spécialement des Athéniens quant aux me-
naces d’une internationale des femmes, soulèvement du « genos guvaikôn » défini par
Hésiode selon ses espèces, voir Nicole Loraux, à propos des interventions civiques et
théâtrales d’Aristophane : Lysistrata, La cité des femmes in « Les enfants d’Athéna »
Maspéro 1981.
261
Elle invoque la triple Hécate, qui veille sur les serments et la Thémis
de Zeus.6
La leçon d’Euripide est sur ces points très claire : la main droite qui
caresse, les cheveux sur lesquels insistera Ovide (une autre toison d’or),
disons le coup de foudre de Médée pour Jason. De Jason, on ne connaîtra
jamais que les calculs. Christa Wolf déroule dans l’après coup toutes les
dimensions de l’affaire : passion, calcul, trahison, racisme. Elles étaient
toutes là dans le texte d’Euripide. Au centre, le « rapport sexuel », médié
par la Thémis, les serments et les circonstances. Le discord entre Jason
et Médée concerne la « justice » et les « okrois » qui règlent les rapports
entre les sexes.
Corneille suit donc Euripide sur les pistes croisées du désir et du politi-
que : désir d’une femme qui n’a pas droit de cité (Hegel y insistera), mis
en face du vide fait du désir autorisé d’un homme, assorti des bénéfices
de l’alliance. Corneille reprend Euripide : « le regret de la jeune épousée
te prend, tandis qu’à t’attarder tu perds de vue sa maison » (vers 623-
624 Euripide) « Un amour furtif, des ardeurs légitimes » (vers 865-66
Corneille).
8
Voir Pierre Legendre : « L’oubli du sexe » et « La Phallacieuse » in « Actes du Colloque
de Milan » « La folie » et « La jouissance et la loi », 10/18, 1976.
263
Tout tournerait donc autour du pouvoir de faire des enfants, des fils de
préférence, susceptibles d’hériter des trônes, comme le souligne Françoise
Héritier.9 Il faut donc mettre face à face les invectives d’Hippolyte sur
la « race des femmes », reprises par Jason et les invectives (ou lamenta-
tions) de Médée sur le sort réservé à la « race des femmes ». Le « genos
guvaikôv » déjà distribué selon ses espèces par Hésiode (cavale, truie,
melissa…) excepte ces catégories animales du « genre » humain. Pour
Hippolyte et pour Jason, il serait préférable d’arriver à faire des enfants
sans devoir recourir à cette race soumise aux caprices d’Aphrodite : « Si
les mortels pouvaient procréer sans femmes… » dit Jason à Médée. (vers
574/575)10
C’est par son périple que Médée peut occuper cette position d’ « es-
trangement » : « C’est ainsi que loin de la demeure paternelle tu cinglas,
le cœur en démence, franchissant la double borne des roches marines
…». (vers 432-435)11
Le char ailé
11
Voir sur le périple, l’Odyssée de Médée la communication de Michèle Ramond.
12
Cf. Nicole Loraux « Le lit, la guerre » in Les expériences de Tirésias, Gallimard 1989.
266
Il reste que, pour faire les enfants, il est jusqu’à nouvel ordre nécessaire
d’être deux (sans anticiper sur le fœtus en bocal sur la cheminée et par
delà toutes les PMA.)
13
Voir « Dissolution » 0rnicar, n° 20/21 1980.
14
Ovide, Les Héroïdes.
Bibliographie
Conception, Réalisation
Cellule Communication Paris 8 - Vincent Bricout
Imprimerie Offset - Université Paris 8
2, rue de la Liberté 93526 Saint-Denis Cedex