Dossier. Ecrire, Du Roman Au SMS
Dossier. Ecrire, Du Roman Au SMS
Dossier. Ecrire, Du Roman Au SMS
Nos sociétés sont graphomanes. Du tweet intempestif à la tentative littéraire, tout le monde écrit,
partout, à tout âge, pour dire tout et n’importe quoi. Alors que chacun pronostiquait, il y a vingt ans à
peine, l’effondrement de l’écrit, l’inverse exact s’est produit : on n’a jamais tant rédigé qu’aujourd’hui.
Avec une vigueur inattendue, l’écrit s’est imposé au travail, dans les foyers et dans nos communications
5 quotidiennes.
Ce succès est d’autant plus inattendu qu’écrire est difficile. Quel que soit le genre – roman, rapport
professionnel ou simple SMS –, l’écriture invite à peser ses mots, contrôler sa syntaxe, structurer sa
pensée. Il faut aussi assumer de laisser une trace, ce qui n’est pas simple, surtout quand les émotions
s’en mêlent. « Les paroles s’envolent, l’écrit reste », dit le proverbe, nous rappelant que l’on se
10 retrouvera peut-être nez à nez, un beau jour, avec ce que l’on a écrit des années plus tôt sous l’effet de
l’amour, de la rage ou de l’impudeur juvénile. Il faut enfin soutenir le jugement d’autrui, si vite
évaluateur, dans un monde où chacun se voit jaugé à l’aune de sa maîtrise du discours.
Plus ou moins consciemment, la plupart assument cette part de risque, ce qui conduit en sous-main à
une désacralisation de l’écrit. On se gardera de juger ce phénomène, tant il nous paraît plus fertile d’en
15 éclairer les ressorts. Pourquoi et comment écrit-on ? Comment repenser l’articulation écrit-oral à
l’heure où Internet et SMS ont conduit à une intégration des deux ? Qu’est-ce que ce dynamisme de
l’écrit dit de notre société, de notre rapport aux autres, à l’existence, au temps ? Ces grandes questions
ont motivé ce dossier et en constituent les lignes de force. Nous y avons convoqué des auteurs issus de
divers horizons – anthropologie, sociologie, philosophie, littérature, psychologie et travail social. Aucun
20 ne détient le fin mot de l’histoire, mais tous tissent ensemble une réflexion transversale sur la place et le
rôle de l’écrit dans nos vies.
SOMMAIRE DU DOSSIER
•Pourquoi est-il si difficile d'écrire ?
25 Nicolas Journet
• Communications numériques : tous graphomanes
Jean-Claude Monod
• La littérature comme manière de vivre
Héloïse Lhérété
30 • Les petits rituels des romanciers
Sarah Chiche
• Lister, une façon de penser
Catherine Halpern
• Travail social : le poids des mots
35 Jacques Riffault
• « Avant, j'étais nègre »
Jean-François Marmion
• Bibliographie du dossier Écrire, du roman au SMS
1
Pourquoi est-il si difficile d'écrire ?
Nicolas Journet. Article de la rubrique « Écrire, du roman au SMS ». Sciences Humaines. Mensuel N° 253 -
novembre 2013. http://www.scienceshumaines.com/pourquoi-est-il-si-difficile-d-ecrire_fr_31491.html
40 L’écriture ne sert pas seulement à s’exprimer ou à mémoriser. Elle suppose de mettre à distance la
langue que l’on parle et d’oser se confronter au jugement d’autrui.
« Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire… », répète inlassablement le perroquet du bistrotier
ami de Zazie, comme un encouragement à faire mieux. Faire mieux que parler, c’est par exemple écrire,
45 mais un romancier comme Raymond Queneau en sait quelque chose : c’est nettement plus fatigant. Si
lui-même n’a jamais fait état de soucis particulier de ce côté, beaucoup de ses confrères, dont Victor
Hugo, Stendhal et Gustave Flaubert, ont avoué souffrir de la fameuse angoisse de la page blanche.
D’autres se sont ligués pour dénoncer le mythe du poète inspiré, en répétant qu’écrire, c’est toujours du
travail. Quant au petit Nicolas de René Goscinny, il trouvait tout simplement que « téléphoner, c’est
50 rigolo », alors qu’écrire, « c’est embêtant ». Pourquoi est-il laborieux d’écrire ?
D’abord, évidemment, il y a un apprentissage à faire pour maîtriser les lettres et les mots, ou tout autre
moyen graphique véhiculant du sens. Au bas mot, trois ans de travail scolaire acharné, avant de pouvoir
envoyer sa première lettre au père Noël. À ce stade, les problèmes ne font pourtant que commencer :
viennent la maîtrise de l’orthographe et l’art de composer un texte compréhensible, choses qui ne sont
55 pas garanties à tout le monde. Même pour un adulte bien entraîné, voire pour un professionnel, se
mettre à écrire est presque toujours envisagé avec une certaine appréhension, alors que soutenir une
conversation avec des amis est plutôt une détente.
Une pénible conversion
60 L’écrivain Jules Renard a laissé dans son journal intime un aphorisme célèbre : « Écrire, c’est une façon
de parler sans être interrompu. » On ne peut pas mieux dire, et a priori, tout le monde préfère ne pas
être interrompu. Mais ça n’a pas que des avantages. À moins de répondre à un QCM* ou de rédiger sous
la dictée d’autrui, écrire c’est se lancer dans le vide. Il faut avoir quelque chose à dire, et entrevoir dans
quel ordre on va l’énoncer et par où commencer. Comme le souligne Michel Fayol (1), l’écriture est
65 monologique : pas d’interlocuteur, pas d’interruption, pas de questions et pas de réponses. Il faut donc
tout faire soi-même, sans être sûr du résultat. Sera-t-il correct et intéressant ? Pour tenter de le savoir,
on se relit : tout scripteur est en même temps son premier lecteur. Est-ce vraiment conforme à ce que
l’on voulait dire ? Est-ce vraiment cela que l’on aimerait que les autres comprennent ? Oralement, on
peut toujours se reprendre, reformuler autrement. À l’écrit, il faut détruire et recommencer, à moins de
70 tomber sous le coup de la remarque acerbe de Buffon : « Ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils
parlent très bien, écrivent mal (2). »
Deuxième motif de difficulté : écrire demande de la concentration. Il y a plusieurs raisons à cela. La
première est que la technique, qu’elle soit manuelle ou mécanographique, accapare une partie de
l’attention. Mais surtout, elle impose une forte contrainte à la pensée. Nos idées peuvent venir en
75 paquets, simultanément ou comme un flot sans interruption. Combien de fois avons-nous fait
l’expérience que ce que nous imaginions vouloir dire ne pouvait pas se formuler tel quel par écrit ?
L’écriture, elle, est strictement linéaire et scandée par des discontinuités entre les mots et les phrases. Il
y a donc une pénible conversion à faire. De plus, sauf cas exceptionnel, nous écrivons beaucoup moins
vite que nous parlons, et donc que nous pensons. Des spécialistes (3) ont montré que nous faisions plus
2
80 d’erreurs en milieu et en fin de mot qu’au début. C’est la conséquence de ce décalage : nous sommes
déjà en train de penser au mot suivant alors que nous finissons d’écrire le précédent, et cela seul crée
une fatigue pour la mémoire, exige un surcroît d’attention.
Une autre complication vient du fait que l’écriture est un monomédia, tandis que l’interaction verbale
est un multimédia. Il s’agit donc de faire entrer dans un canal unique et étroit toutes sortes
85 d’informations véhiculées à l’oral par l’intonation, le geste, le regard, l’expression du visage, la situation
même que partagent les interlocuteurs. La parole est, dit-on, aidée par un contexte et s’appuie sur lui.
L’écriture tend à perdre ce contexte et ne peut compter que sur ses propres forces. Si par exemple, je
rédige une lettre d’excuses pour avoir oublié de rendre un livre à la bibliothèque, je dois dater, indiquer
mon nom et développer des formules telles que « Monsieur ou Madame, je vous prie de bien vouloir
90 excuser le retard avec lequel je vous retourne ce volume des Trois Mousquetaires, etc. » Suivent
quelques prétextes fallacieux. Face à la bibliothécaire, je n’aurai qu’à prendre un air navré et tendre le
livre en disant que « je suis un peu en retard ».
Les systèmes logographiques
95 Les spécialistes de l’écriture savent à quel point cette difficulté n’a été résolue que très progressivement
dans l’histoire. Les icones, les glyphes et les idéogrammes ont en général précédé les écritures
logographiques, c’est-à-dire celles qui reproduisent la parole. Leur capacité à coder le discours était
encore très partielle et leur usage limité à certains types d’inscriptions. Les systèmes logographiques ont
à leur tour mis des siècles à se perfectionner en inventant la coupure entre les mots, la ponctuation, les
100 guillemets, les majuscules, les parenthèses, etc. Tous ces éléments sont venus compenser le cruel
appauvrissement qui affecte l’écriture par rapport à la parole : le point remplace le ton de la voix qui
baisse, la virgule code un petit silence. Mais c’est encore incomplet. Bien des attitudes et émotions, qui
affectent le sens, ne peuvent être exprimées que de manière lexicale : « Tu es parti il y a une
heure », dit-elle, d’un air excédé. Le point d’exclamation existe, mais pas celui de réclamation.
105 Conséquence : il faut presque toujours écrire plus que l’on parle pour dire la même chose.
3
hommes à plus de cohérence, de rationalité et de précision. Tout en soulageant la mémoire, l’écriture a
donc apporté de nouvelles exigences de rigueur, celles-là même qui rendent la formulation d’un texte
écrit plus coûteuse en réflexion qu’un propos oral.
130 À part cette peine, l’écrit a toutes sortes de qualités et d’avantages, dont le premier est de circuler
indépendamment de la personne qui en est l’auteur. Cette caractéristique intéressante est aujourd’hui
concurrencée par bien d’autres technologies, numériques, ou non, qui nous permettent de faire voyager
la voix et l’image. On a donc pu annoncer le déclin programmé de l’écriture. Or rien n’est moins sûr :
jamais on a autant écrit que depuis qu’Internet, le courrier électronique et les SMS téléphoniques
135 existent. Face à ce phénomène, deux explications bien différentes sont fournies. L’une, teintée de
critique, affirme que cette écriture-là n’est plus ce qu’elle était : les messageries, par exemple, avec leur
capacité dialogique en temps réel, en feraient une sorte de bavardage écrit. Quant aux SMS, ils seraient
la ruine de la langue et de l’orthographe.
Mais tout cela ne justifie pas qu’on les préfère. L’écrit a des propriétés que l’on oublie souvent de
140 considérer : celles de maintenir une distance entre un auteur et son lecteur, d’autoriser la réflexion et
de ralentir les interactions. P. Meirieu cite un exemple frappant : celui d’un adolescent qui préfère de
loin laisser un petit mot à ses parents disant « ce soir, je sors. Ne m’attendez pas », plutôt que de leur
téléphoner ou d’attendre leur retour. En l’occurrence, l’avantage est simple : cela évite une discussion.
Cette prise de distance par l’écrit a de nos jours des applications beaucoup plus larges et visibles. Le
145 22 août dernier, le journal Le Monde consacrait un article au boom des SMS et autres messageries :
10 milliards par jour de messages sur Facebook dans le monde, 280 SMS par personne et par mois en
France. Les adolescents en écrivent 83 par jour, 2 500 par mois. Interrogées, de jeunes personnes
expliquaient que ce n’était pas par économie, mais par préférence : moins intrusif, moins stressant que
l’appel téléphonique, le SMS est en quelque sorte plus poli et presque aussi rapide que la parole. Une
150 maman lui reconnaissait même les qualités typiques de l’écrit : « À l’oral, je peux bafouiller, chercher
mes mots. Par écrit, je prends le temps pour être bien comprise. » Après tout, il n’est pas si difficile
d’écrire. On s’y fera peut-être un jour.
NOTES
1. Michel Fayol, L’Acquisition de l’écrit, Puf,
coll. « Que sais-je ? », 2013.
2. Buffon, Discours sur le style, 1753, rééd. Climats, 1998.
3. Alan M. Wing et Alan D. Baddeley, « Righting errors in writing errors », Cognitive Neuropsychology, vol. XXVI,
n° 2, 2009.
4. Philippe Meirieu, Pourquoi est-ce si difficile d’écrire ?, Bayard, 2007.
5. Jean-Louis Chiss et Jacques David, « Penser l’écrit », Le Français aujourd’hui, n° 93, mars 1991.
6. Laure Belot, « Les nouvelles vies d’Homo numericus », Le Monde, 22 août 2013.
*QCM : questionnaire à choix multiple, dans lequel plusieurs réponses possibles sont proposées pour chaque
question.