Newton Et L'alchimie

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L’alchimie, fondement de la pensée newtonienne

ces deux qualités, ainsi que l’exposera en 1924 Louis de


Broglie25.
Avant de passer aux travaux alchimiques de Newton,
il est bon de faire le point sur tous les documents, c’est-
à-dire ses Carnets, se rapportant à ce domaine. Nous
nous sommes basé sur la liste donnée par B. J. Teeter
Dobbs26. Nous y retrouvons le même type de dispersion,
en plusieurs localisations, que nous avons vu à propos
des écrits religieux  : sur les cent vingt et un lots mis
en vente par Sotheby’s, soixante-sept appartiennent
aux manuscrits Keynes de Cambridge (Keynes MS),
quelques-uns font partie des collections conservées à
Stanford (Stanford MS) ou à Jérusalem (Yahuda MS),
le reste se répartissant dans d’autres universités ou des
collections privées. L’Annexe D propose une répartition
en trois rubriques principales  : alchimistes, métaux,
expérimentations et procédés.

Newton et « dame alchimie »

Comme le constate B. J. Teeter Dobbs, le manuscrit


Keynes MS 64 « ne fait allusion [...] à aucun document
alchimique, ce texte présente sans doute l’une des pre-
mières investigations auxquelles Newton se livra dans
le maquis de la littérature alchimique27 » : cet auteur le

25. La « trouvaille » de Louis de Broglie (°1892 ; †1987) est très bien


amenée par Bernard Maitte dans son ouvrage La Lumière (Paris,
Éditions du Seuil, coll. « Points Sciences », 1981, p. 279-295).
26. Teeter Dobbs (Betty Jo), op. cit., Annexe A, p. 281-294. Il s’agit
des lots du catalogue Sotheby’s de 1936, retenus par l’auteur
comme se rapportant strictement à l’alchimie. Les manuscrits
ou tout document provenant de la vente Sotheby’s de 1936 et
appartenant à une collection privée sont notés sous le numéro
du lot Sotheby’s.
27. Teeter Dobbs (Betty Jo), op. cit., p. 173.

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Newton ou l’alchimie au service de la science

date d’avant 1668, alors que Keynes MS 14, MS 17 et


MS 19 sembleraient postérieurs.
Quant au manuscrit MS 18, il est la «  clavis  », la
« clef » qui constituerait « le couronnement des efforts
de Newton au cours de cette période qui voit naître les
fondements de son alchimie28 ».
C’est l’époque où il expérimente des recettes pour
extraire le « mercure » des métaux, notamment du plomb.
Il délaissera la dissolution par l’« eau forte », c’est-à-dire
l’acide nitrique, et s’orientera vers une extraction par
voie sèche, la sublimation29. Le manuscrit MS 19 se réfère
indirectement à Sendivogius30. Newton identifiera son
« Chalybs31 » à l’antimoine, dénommé également « régule
étoilé32 » en raison de son aspect lors de la cristallisation,
préparé par réduction du minerai naturel (stibine) par
le fer33 (Figure 14).
Nous verrons au chapitre suivant comment l’obten-
tion de métaux et de leurs alliages, de verres, tous d’une
grande pureté, jouera un rôle primordial lors de la réa-
lisation de son télescope. D’autres recherches de Newton
vont porter sur la transmutation.

28. Ibid., p. 175-177.
29. Ibid., p. 181-185.
30. Keynes MS 19 est intitulé Extraits de la Nouvelle Lumière
Chymique, qui s’intéressent à la pratique.
31. Voir Glossaire.
32. Le « régule étoilé », autrement dit l’antimoine cristallisé, est
représenté par Newton, dans le manuscrit Sotheby’s 70, sous
le titre de Lapis Philisophicus cum suis rotis elementaribus (La
pierre philosophale avec ses éléments en roues) : le cercle central
est la materia prima entourée de sept cercles, trois féminins et
quatre masculins.
33. Il s’agit de la réaction chimique Sb2S3 + 2 Fe → 2 Sb + Fe2S3, dans
laquelle les symboles Sb, S et Fe représentent respectivement
l’antimoine, le soufre et le fer.

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L’alchimie, fondement de la pensée newtonienne

Une place particulière doit être réservée aux manus-


crits Babson MS 41634 et MS 42035. Le premier décrit
le laboratoire de Newton dans les jardins de sa maison
au Trinity College. Le second est un traité rassemblant
en cinq chapitres — «  De Materia Spermaticis  », «  De
Materia Prima », « De Sulphure Philosophirum », « De
agente prima » et « Praxis » — l’ensemble des méthodes
et des résultats obtenus par Newton dans ses travaux
d’alchimiste. Les résultats auxquels il était parvenu
en ces années 1670, à propos des corpuscules et de ses
conceptions « chymiques », peuvent se résumer sous la
forme d’un tableau d’une extraordinaire modernité.

« Chymie » de Newton Chimie

Particules du «  dernier
Minéraux, corps massifs
ordre »

«  Terre  »  » et «  acides  » Composés alcalins et


(« Troisième ordre ») acides

Pores et parties solides


Molécules
(« Deuxième ordre »)

Particules identiques
Atomes, ions
(« Premier ordre »)

Particules de lumière Photons

« Chymie » newtonienne et physico-chimie moderne

À ce classement de particules, Newton associera


deux types de forces : la cohésion (en quoi nous recon-
naîtrons les forces d’attraction et la gravitation) et la
répulsion (catégorie dans laquelle se rangent les forces de

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Newton ou l’alchimie au service de la science

réaction et la force centrifuge). Elles seront au cœur des


Principia : ayant rationalisé la vieille « chymie », Newton
pourra en effet se lancer dans les méandres des mathé-
matiques, prémices d’une physique théorique et expéri-
mentale renouvelée. Cette primauté des mathématiques
sera d’ailleurs reprise par les mystiques, ce qui fera dire
à l’un d’entre eux, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-
1803)36  : «  J’examinerai [...] la Science mathématique,
comme étant celle à laquelle toutes les hautes Sciences
sont liées, et comme tenant le premier rang parmi les
objets du raisonnement ou de la faculté intellectuelle de
l’homme. »
Avant de quitter ce rapide survol du travail et de la
pensée de Newton dans le domaine de l’alchimie, rap-
pelons qu’en tant que membre du réseau d’alchimistes
couvrant Cambridge, Oxford et Londres, il devait dispo-
ser d’un pseudonyme : Newton choisit l’anagramme en
seize lettres IEOUA SANCTUS UNUS37, tiré de son nom latin
ISAACUS NEUUTONUS.

Il est temps de poursuivre avec la partie de l’œuvre


de Newton qui fut longtemps la seule digne d’intérêt pour
les historiens : celle du mathématicien et du physicien.

36. Voir Glossaire.
37. La lettre « J » n’existant pas dans l’alphabet latin original, et
les lettres « U » et « V » étant confondues, il vient en traduction
littérale : IEOVA (pour JEHOVAH) UNIQUE SAINT.

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Le mathématicien et le physicien

le biais du calcul infinitésimal12 (Figure 20) : la dérivation


est algébrique, plus générale que chez Newton, avec une
innovation en matière de notation toujours en vigueur.
De même, la méthode utilisée pour le calcul intégral sera,
par son élégance, à mettre à l’actif du mathématicien
allemand.
La question de la primauté est superflue, avec Newton
ne publiant pas et Leibniz transférant la polémique sur
le plan de la métaphysique, tous deux mésestimant les
travaux de pionniers comme Roberval (1602-1675)13.
D’autres aspects mathématiques tels que le déve-
loppement d’une puissance entière d’un binôme14 sont
visibles dans l’œuvre de sir Isaac  ; les connaissances
requises ne permettant pas de les exposer ici simple-
ment, nous laisserons le lecteur curieux sur sa faim...
ou l’inviterons à la consultation d’ouvrages spécialisés.

Les Principia

Les Philosophiæ naturalis principia mathematica,


plus connues sous le nom condensé de Principia, consti-
tuent l’œuvre maîtresse de Newton. La première paru-
tion, avalisée par la Royal Society le 5 juillet 1686, a lieu
en 1687 en latin (Figure 21). Elle sera suivie de nom-
breuses autres, dont la troisième en 1726, toujours en
latin, se trouve enrichie une dernière fois par Newton. Il
faudra attendre 1756, avec le travail d’Émilie du Châtelet

12. Leibniz publiera ses découvertes dans la revue Acta Eruditorum


(n° 3, 1684, p. 467-473 et n° 6, 1687, p. 201-207).
13. Voir Glossaire.
14. La formule du binôme, dite « formule de Newton », en fait connue
depuis le Xe siècle, a été étendue en 1687 par Newton aux expo-
sants rationnels dans les Principia.

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Newton ou l’alchimie au service de la science

(1706-1749)15, pour disposer d’une traduction en français


(Figure 22) ; d’autres traductions seront disponibles, dont
celle en arabe en 1789.
Les Principia portent sur un ensemble fondamen-
tal de lois s’exerçant en mécanique, en astronomie, d’où
se déduisent celles, empiriques, de Kepler, relatives au
mouvement des planètes. Après quelques définitions
apportées par Newton — dont celle d’espace absolu, qui
irritera Leibniz —, l’ouvrage débute par l’exposé des trois
lois du mouvement :
– Première loi : « Tout corps persévère dans l’état de
repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans
lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur
lui, et ne le contraigne à changer d’état. » Newton définit
pour cela un repère de l’espace, dit « inertiel » ou « gali-
léen », calé sur des étoiles fixes comme l’étoile Polaire et
qui définit un absolu.
– Deuxième loi : « Les changements qui arrivent dans
le mouvement sont proportionnels à la force motrice, et
se font dans la ligne droite dans laquelle cette force a
été imprimée. » Cette proportionnalité amène la notion
de masse16.
– Troisième loi : « L’action est toujours égale et oppo-
sée à la réaction  ; c’est-à-dire que les actions de deux
corps l’un sur l’autre sont toujours égales, et dans des

15. Voir Glossaire.
16. Cette quantité, notée m, est invariante. Il faudra attendre
le développement de la théorie de la relativité, élaborée par
Einstein (°1879, Ulm ; †1955, Princeton), pour qu’elle apparaisse
dépendante de la vitesse de déplacement v du corps considéré,
qu’il s’agisse d’une particule ou d’un corps composé (relativité
restreinte, 1905) : m = mo / (1-v2/c2) ½. Dans cette relation, mo est
la masse au repos et c la vitesse de la lumière dans le vide.

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Le mathématicien et le physicien

directions contraires. » Cette réciprocité action/réaction


est un concept important, valable dans de nombreux
domaines comme les équilibres chimiques ou biologiques,
l’électrostatique.
Newton en profite pour reconnaître la primauté de
Galilée avec son principe d’inertie. Puis les Principia se
poursuivent en trois « Livres » :
– Livre premier : il porte sur le mouvement des corps,
exposant la méthode pour déterminer les trajectoires,
et par extension les orbites des corps célestes. C’est ici
qu’est donnée la loi de la gravitation17.
–  Livre deuxième  : y sont exposés les fondements
de la «  résistance au mouvement  » — communément
appelée «  principe de l’action et de la réaction  » — et
le mouvement des fluides. Dans l’une de ses « proposi-
tions », Newton dresse un parallèle entre le « mouvement
des corpuscules attirés par toutes les parties d’un corps
quelconque » — donc dans la matière — et la lumière
quand il y a réflexion ou réfraction.
–  Livre troisième  : Newton donne en particulier  :
i) quatre «  règles  » auxquelles il s’est astreint et qu’il
recommande aux chercheurs ; ii) la description en « dix-
neuf propositions » des orbites des satellites de Jupiter,
de la Lune, des planètes du système solaire — avec
l’aide d’Edmond Halley —, toutes correspondant à la
loi de la gravitation exprimée en inverse du carré des
distances concernées. Ce livre comporte aussi la théorie
des marées, conséquence des influences gravitationnelles
solaire et lunaire, avant de s’achever sur les comètes. Il
démontre que celles-ci suivent des orbites elliptiques
17. Le lecteur pourra se reporter à l’Annexe E, où cette loi est
explicitée.

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Newton ou l’alchimie au service de la science

solaires calculées par Halley, certes excentrées, mais qui


ne dérogent pas à la toute nouvelle loi de la gravitation.
Il est aisé de comprendre, à la lecture des Principia,
que l’unité qui s’en dégage pouvait difficilement être
remise en cause sur un point sans détruire la logique de
l’ensemble. Cela explique — en partie ! – l’intransigeance
de Newton face aux reproches de Leibniz sur la question
de l’espace absolu ou sur celle de la nature de la matière,
que ce dernier rejetait ironiquement. Cette controverse
célèbre sera un des points abordés au dernier chapitre,
compte tenu de ses implications métaphysiques.

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Newton ou l’alchimie au service de la science

Le second conflit opposa Leibniz et Newton, et


concerna deux sujets différents. En premier lieu, il s’agis-
sait d’une question de primauté : à qui revenait la pater-
nité du calcul infinitésimal  ? à la théorie des fluxions
concrétisée par le traité non publié de 1671, qui ne sera
connue qu’en 1711, ou aux travaux du savant allemand,
publiés en 1684, puis en 1687, dans les Acta Eruditorum,
revue qu’il dirigeait ? Le conflit entre les deux membres,
porté par Leibniz devant la Royal Society en 1711, fut
tranché en faveur de Newton : la science anglaise restera
fidèle à ce dernier durant tout le XVIIIe siècle, tandis que
le Continent soutiendra Leibniz8.
L’autre sujet portait sur la différence d’interprétation
métaphysique à propos du lien — ou de son absence —
entre Dieu et la Création, débouchant sur l’existence ou
pas d’un espace absolu9. Le débat se déroula à « fleurets
mouchetés » : la pensée newtonienne passait entre les
mains du fidèle Samuel Clarke, dans des lettres écrites
à la princesse de Galles, qui recevait aussi celles de
Leibniz, président de l’Académie des sciences de Berlin10 ;
l’élégance et l’ironie de la plume des deux philosophes
étaient de mise dans ces courriers qui se croisaient ainsi
dans une « boîte aux lettres » princière ! Compte tenu du
caractère métaphysique de la querelle, nous examinerons
l’argumentation des deux protagonistes dans le chapitre
suivant.

  8. Le lecteur est invité à se reporter au chapitre précédent.


  9. Les concepts d’espace et de repère absolus découlent directement
de Galilée et impliquent la notion de fluide ou d’éther, reprise
par Maxwell dans la théorie électromagnétique de la lumière.
Devant les contradictions auxquelles était parvenue la physique
au début du XXe siècle, ces concepts seront abandonnés en deux
temps : avec la relativité restreinte en 1905, puis la relativité
généralisée en 1915.
10. Voir Glossaire.

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Le mystique

« Cet admirable arrangement du Soleil, des planètes


et des comètes ne peut être que l’ouvrage d’un être tout-
puissant et intelligent [...]. Le Très-Haut est un Être
infini, éternel, entièrement parfait. »
Plus loin, sir Isaac énumère le triptyque de quali-
tés que l’intelligence humaine est capable de déceler en
Dieu :
« Il est éternel et infini, tout-puissant, et omniscient,
c’est-à-dire qu’il dure depuis l’éternité passée et dans
l’éternité à venir, et qu’il est présent partout dans l’es-
pace infini : il régit tout ; et il connaît tout ce qui est et
tout ce qui peut être. Il n’est pas l’éternité ni l’infinité,
mais il est éternel et infini, il n’est pas la durée ni l’es-
pace, mais il dure et il est présent ; il dure toujours et il
est présent partout ; il est existant toujours et en tout
lieu, il constitue l’espace et la durée. »
Nous comprenons mieux ce qui différencie la pen-
sée newtonienne de celle des héritiers de Descartes ou
de Spinoza, et en premier lieu de Leibniz : le Dieu de
Newton était un Créateur actif à chaque instant et en
tout lieu, un « Grand Architecte » réparant l’« Horloge du
monde », alors que pour Leibniz, celle-là était déconnec-
tée de son Créateur. En fidèle newtonien, Voltaire pourra
ironiser dans son roman Candide :
« Il n’y a point d’effet sans cause, et [...] dans ce meil-
leur des mondes possibles, le château de monseigneur
le baron [est] le plus beau des châteaux et madame la
meilleure des baronnes possibles [...]. Tout étant fait pour
une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. »
Le déisme, qui débouchera sur le positivisme au
XIX  siècle puis le matérialisme, était en marche, décon-
e

nectant science et mysticisme...

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