L'espace Physique Entre Mathématiques Et Philosophie
L'espace Physique Entre Mathématiques Et Philosophie
L'espace Physique Entre Mathématiques Et Philosophie
AVEC LES
SCIENCES
L’espace physique
entre
mathématiques et philosophie
Coordonné par Marc LACHIÈZE-REY
« Penser avec les sciences »
Collection dirigée par
Michel Paty et Jean-Jacques Szczeciniarz
Ouvrage paru :
Sur la science cosmologique, Jacques Merleau-Ponty
Philosophie, langage, science, Gilles-Gaston Granger
c Droits réservés.
Illustration de couverture :
ISBN 2-86883-821-9
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3
Introduction
Marc Lachièze-Rey
L’espace
La notion d’espace sous-tend toute la physique, et lui est apparemment
indispensable. Elle fut introduite formellement par Newton, dans ses Principia,
après les travaux de nombreux prédécesseurs, dont notamment Descartes.
Newton énonce l’existence de l’espace physique, assimilé au seul espace ma-
thématique connu à l’époque, l’espace euclidien, ainsi baptisé parce que sa
géométrie correspond aux postulats énoncés par le géomètre grec.
Mais la notion fut bouleversée au XIXe , avec la découverte des « espaces
non euclidiens », ou variétés (non euclidiennes). Dès lors, la question se po-
sait de savoir laquelle de toutes les variétés possibles convenait le mieux
6 pour décrire le Monde physique. Au début du XXe siècle, la géométrie non
Introduction
relativité restreinte, mais qu’en est-il en mécanique quantique ? Les deux au-
teurs explorent en détails les manières de résoudre les paradoxes liés à cette
difficulté.
André Heslot nous présente la construction, formelle, d’une théorie de
mécanique quantique, où l’espace-temps n’existe pas au départ : ce dernier
apparaît comme le résultat d’une construction de la théorie, résultant pré-
cisément de l’application d’opérateurs de localisation. Ceux-ci sont élaborés
de manière à assurer la covariance (ici, l’invariance de Lorentz). Heslot peut
montrer comment les contraintes que la causalité impose à cette construction
nécessitent l’existence d’états d’énergie négative (voir aussi à ce propos la
contribution de Jacques Renaud). Ceci apporte a posteriori une justification à
la théorie quantique relativiste de l’électron (de Dirac).
Jean-Pierre Gazeau pose des questions similaires, mais répond dans un
autre formalisme, qui rapproche l’approche quantique, exprimée en termes
d’états cohérents, de la théorie du signal. Il consacre son étude à l’examen de
la possibilité de définir des opérateurs de localisation présentant de « bonnes
propriétés », notamment, ici encore, la causalité dans l’espace-temps. Au pas-
sage, cela fournit une interprétation nouvelle et originale de l’espace, ou de
l’espace-temps géométrique, comme « plongé » à l’intérieur d’un espace (de
Hilbert) formel d’opérateurs. Gazeau montre les difficultés issues des tenta-
tives pour rendre les opérateurs de localisation compatibles avec la causalité.
Il en déduit que la bonne localisation se déroule plutôt dans l’espace des
phases.
Jacques Renaud étudie la compatibilité entre quantification et covariance.
Si celle-ci ne pose guère de problème pour l’espace-temps de Minkowski, il
n’en est pas de même dans un espace-temps courbe. Renaud s’intéresse ici
à celui de de Sitter. Il montre d’abord comment la quantification canonique
usuelle est incompatible avec la covariance. Il introduit alors une nouvelle
méthode de quantification (basée sur celle de Gupta et Bleuler) qui résoud ce
problème. Il peut paraître surprenant aux spécialistes de la physique quantique
que cette nouvelle procédure ne soit pas fondée sur un espace de Hilbert, mais
sur une généralisation de ce dernier. Plus surprenant encore, elle implique des
états d’énergie négative. Prenant en compte son avantage essentiel, à savoir
de résoudre les problèmes d’énergie infinie rencontrés en théorie des champs
usuelle, Jacques Renaud montre que l’on peut tout à fait s’accommoder de ces
caractères paradoxaux.
Malgré leur cohérence et leur « élégance », les théories de la relativité ne
10 sont pas indemnes de problèmes quant aux conceptions de l’espace. Luciano
Introduction
• Éric H UGUET
Laboratoire APC, Université Paris 7-Denis Diderot, France
• Étienne K LEIN
DSM/DIR, CE Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France
• Joseph K OUNEIHER
CNRS UMR 8102,
Observatoire de Paris-Meudon, France
• Marc L ACHIÈZE -R EY
Service d’Astrophysique, CE Saclay,
91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France
et laboratoire APC
• Jean-Paul L ONGAVESNE
Professeur à l’ENSAD
• Pascal N OUVEL
Université Paris 7, France
• Mario N OVELLO
Centro Brasileiro de Pesquisas Físicas,
Rua Dr. Xavier Sigaud, 150, Urca
22290-180, Rio de Janeiro, RJ, Brazil
• Michel PATY
Équipe REHSEIS (UMR 7596), CNRS et Université Paris 7-Denis Diderot,
Centre Javelot, 75251 Paris Cedex 05, France
• Jacques R ENAUD
LPTMC, Université Paris 7, 75251 Paris Cedex 05, France
• Serge R EYNAUD
Laboratoire Kastler Brossel
UPMC case 74, Jussieu, 75252 Paris Cedex 05,
Laboratoire de Physique Théorique de l’ENS,
Laboratoire du CNRS de l’École Normale Supérieure et de l’Université
14 Paris-Sud, 24 rue Lhomond, 75231 Paris Cedex 05, France
Introduction
• Christophe S ALINI
Équipe REHSEIS (UMR 7596), CNRS et Université Paris 7-Denis Diderot,
Centre Javelot, 75251 Paris Cedex 05, France
• Jean-Jacques S ZCZECINIARZ
Professeur de l’Université Paris 7, France
• Roland T RIAY
Centre de Physique Théorique, Marseille-Luminy, France
• Christiane V ILAIN
DARC, Observatoire de Paris-Meudon, France
15
Orientations de l’épistémologie
01 contemporaine : vers une
épistémologie des affects
Pascal Nouvel
1 – Par exemple : [6] « Ce que nous voudrions savoir, c’est ce que ceux-là [les scientifiques] non
seulement ne veulent pas savoir, mais peut-être même sont à jamais incapables de savoir, en dépit
de toute leur science et de toute leur habileté artisanale. » (p. 21.)
2 – « Ce que j’essaie de montrer c’est que la science, en vertu de sa propre méthode et de ses propres
concepts, a projeté un univers au sein duquel la domination sur la nature est restée liée à la
domination sur l’homme et qu’elle l’a aidé à se développer – et ce lien menace d’être fatal à
l’univers dans son ensemble. » [15].
3 – Voir par exemple M. Heidegger pour qui science et technique sont généralement confondues : « L’es-
sence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre
rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter
la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. » ([7], p. 9.) 17
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
4 – On peut citer, en particulier le grand livre de Pierre Duhem sur l’épistémologie de la physique [2].
5 – Entre 1949 et 1955, Bachelard fait paraître une série d’études sur le rationalisme [1] qui manifeste
18 un intérêt renouvelé pour les question épistémologiques dans les travaux du philosophe.
Orientations de l’épistémologie contemporaine : vers une épistémologie des affects
8 – [11], p. 148 : « Pour moi, cette démarcation kantienne entre la logique de l’évaluation et la
psychologie de la découverte va de soi. » 21
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Résumons l’objectif que nous venons d’identifier : nous disons qu’il faut
se placer sur la frontière entre externalisme et internalisme et cette frontière,
nous disons que c’est le savant lui-même. En d’autres termes, il faut voir la
science du point de vue de celui qui la fait. Voilà établie l’orientation générale
de notre programme.
mais relève bien plutôt d’une évaluation intuitive9 . Ainsi ce qu’on appelle
« méthode scientifique » provient de certains affects qui font que l’homme de
science fait ce qu’il fait, qu’il persévère dans son action. Des affects et non
une méthode : voilà ce que nous trouvons à la racine de l’activité scienti-
fique. L’activité scientifique produit des concepts, mais elle ne peut entretenir
cette production que parce qu’elle s’alimente de certains affects. La formule
« L’art d’aimer la science » doit être prise comme un concept qui désigne l’en-
semble des affects qui rendent la science possible. Donc, premier bénéfice de
ce questionnement, premier résultat : la science repose bien davantage sur
des affects que sur une méthode.
9 – On a souvent fait valoir l’importance des controverses en sciences (voir par exemple B. Latour [12])
alors que celles-ci sont relativement rares. Cette orientation de l’attention a conduit à négliger,
à contrario, l’importance de la compétion entre groupes de recherche et aussi entre individus
d’un même groupe, compétition qui est pourtant la source d’une part considérable des affects qui
24 animent les chercheurs dans leur travail.
Orientations de l’épistémologie contemporaine : vers une épistémologie des affects
6. Dépassement du dilemme
réalisme-relativisme
Les conditions épistémologiques préalables au développement d’une
connaissance scientifique reposent dans l’affirmation d’une distinction entre
les choses et les personnes, affirmation que nous trouvons exprimée, de ma-
nière explicite ou (le plus souvent) implicite, dans tous les domaines de la
science. Mais ces conditions ne peuvent s’établir durablement que si des sen-
timents congruents en stabilisent la présence dans la pensée. La connaissance
d’une chose est toujours à la fois affective et cognitive et jamais seulement
cognitive. Nous retrouvons ici, affirmée cette fois sur un plan épistémolo-
gique, la composition évoquée précédemment de la science comme méthode
et affect qui avait permis de résoudre le paradoxe d’une science expérimentale
apparaissant dans l’Antiquité mais ne se développant que bien plus tardive-
ment : une part de méthode et une part de goût ; une part de concept et une
part d’affect. La connaissance sans affect n’est rien, elle équivaut à l’oubli.
12 – Cette question a été abordée sous une forme un peu différente par Mirko Grmeck.
13 – Foucault, M. [4] : « Pendant toute l’Antiquité [. . .] jamais le thème de la philosophie (comment
avoir accès à la vérité ?) et la question de la spiritualité (quelles sont les transformations dans
l’être même du sujet qui sont nécessaires pour avoir accès à la vérité ?), jamais ces deux questions
n’ont été séparées. » (p. 18.)
14 – [4], p. 19 : « L’âge moderne de l’histoire de la vérité commence à partir du moment où ce qui permet
d’accéder au vrai, c’est la connaissance elle-même et elle seule. C’est-à-dire à partir du moment
où, sans qu’on lui demande rien d’autre, sans que son être de sujet ait à être altéré pour autant,
le philosophe (ou le savant, ou simplement celui qui cherche la vérité) est capable de reconnaître,
26 en lui-même et par ses seuls actes de connaissance, la vérité et peut avoir accès à elle. »
Orientations de l’épistémologie contemporaine : vers une épistémologie des affects
Bibliographie
[1] Bachelard, G., L’activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF,
Paris, 1951. Le matérialisme rationnel, PUF, Paris, 1953. Le rationalisme
appliqué, PUF, Paris, 1949.
[2] Duhem, P., La théorie physique. Son objet et sa structure, Chevalier et
Rivière, Paris, 1906.
[3] Edelstein, L., Recent trends in the interpretation of ancient science, in
J. Hist. Ideas, 13, 1952.
[4] Foucault, M., L’herméneutique du sujet, cours au collège de France, 1981-
1982, Gallimard/Le Seuil, Paris, 2001.
[5] Grmek, M.D., Le chaudron de Médée, l’expérimentation sur le vivant dans
l’antiquité, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Paris,
1997.
[6] Heidegger, M., Qu’est-ce qu’une chose ? (1962), Trad. fr. J. Reboul et J.
Taminiaux, Gallimard, Paris, 1971.
15 – Cette distinction est marquée de la manière la plus nette par Popper [18] « La connaissance au
sens objectif est connaissance sans connaisseur ; elle est connaissance sans sujet connaissant. »
(p. 184). Popper en fait d’ailleurs un motif de disqualification de l’ensemble de la réflexion sur la
connaissance de Locke à Russel, réflexion qui, selon lui, n’aurait pas convenablement marqué la
distinction entre connaissance objective et connaissance subjective : « l’épistémologie tradition-
nelle, celle de Locke, Berkeley, Hume et même de Russel, est hors sujet en un sens assez strict. »
Que la locution « épistémologie traditionnelle » soit ici utilisée dans un sens quelque peu anachro-
nique n’empêche pas de situer la pensée de Popper : il s’agit bien de mettre à l’écart la psychologie
28 et, à travers elle, toute réflexion sur les affects qui sont liés à la connaissance.
Orientations de l’épistémologie contemporaine : vers une épistémologie des affects
29
Le statut de l’espace
ensuite une main gauche, avait commencé par une main droite, puis créé une
seconde main droite, ce ne serait pas par son premier acte qu’il aurait changé
le plan de l’univers mais bien par le second, en créant une main orientée de
façon identique, plutôt que de façon opposée à celle du premier spécimen
créé. » C’est dire que l’espace n’a pas de réalité propre, pour Leibniz, et qu’il
n’existe qu’avec la relation de symétrie établie entre deux objets congruents
(en l’occurrence : deux mains droites, en tant que telles, superposables). Sans
ces objets établissant des relations réciproques, l’espace n’existerait pas. Pour
Newton, au contraire, c’est parce que l’espace existe – à la manière d’un ab-
solu (« véritable organe de Dieu ») indépendant de la matière et condition de
toute composition corporelle – que les objets peuvent établir des relations
réciproques. Kant pense d’abord que le paradoxe des figures symétriques suffit
à démontrer la supériorité de la thèse de Newton. Par la suite, il considérera
que la différence des objets symétriques ne s’explique pas par la seule dis-
position de leurs parties dans un espace absolu et il en viendra à conclure à
leur caractère intuitif. S’imposera alors à lui de rapporter l’espace au sujet,
ce qui aura en outre l’avantage de lever les difficultés (les « antinomies »)
que fait émerger la conception newtonienne d’un espace objectif [2]. L’Esthé-
tique transcendantale développera en effet la thèse de l’idéalité de l’espace,
à la fois contre Leibniz et Newton. Auparavant, Kant aura publié La Disserta-
tion de 1770 (ainsi qu’on la désigne) pour soutenir la distinction d’un monde
sensible et d’un monde intelligible, et contrer Leibniz qui considère le sen-
sible comme de l’intelligible confus. Il aura adressé en 1772 à Marcus Herz
une fameuse lettre posant le problème critique dans ces termes : comment le
concept peut-il donc synthétiser des représentations sensibles ? Bref, il aura
mûri une théorie de la connaissance, dont la Critique de la raison pure offrira
l’exposé complet et dont il convient de retracer les grandes lignes, si l’on veut
comprendre le statut qu’il accorde à l’espace.
Au moment où il rédige son opus magnum, Kant a forgé une solution pour
résoudre le problème de la représentation formulé dans la lettre à Marcus
Herz, solution qu’il a lui-même décrit en la comparant à la révolution coper-
nicienne : on ne saurait se représenter l’objet en général comme une chose-
en-soi qu’il s’agirait de faire devenir pour soi ; il faut en revanche partir de la
structure cognitive et expliquer comment l’objet s’y trouve déterminé comme
« règle de synthèse des représentations ». De sorte que l’objectivité désigne
un rapport à la connaissance et non la restitution de l’objet tel qu’il est, un
quelque chose qui se laisse quantifié, qualifié et agencé dans des catégories
32 relationnelles, un quelque chose qui se règle donc sur l’esprit.
Le statut de l’espace dans la Critique de la raison pure de Kant
conduisent par exemple à affirmer a priori qu’un objet doit avoir une cause et à
admettre la nécessité pour les catégories (les concepts purs de l’entendement)
de s’appliquer au monde sensible (c’est-à-dire à l’expérience). La question por-
tant sur ces derniers jugements est centrale si l’on veut comprendre comment
la physique est possible comme science universelle et nécessaire (c’est-à-dire :
non soumise principiellement à l’expérience qui ne saurait jamais fonder une
vérité universelle et nécessaire). Élucider cette question permettra de mettre
en évidence le critère qui différencie la science et la métaphysique : toutes
deux reposent en effet sur des jugements synthétiques a priori, mais seule
la première (la science) satisfait en outre aux exigences d’une « expérience
possible ».
C’est pour expliquer la notion d’« expérience possible » que Kant déve-
loppe une théorie des facultés intervenant dans toute connaissance. Cette
théorie distingue (1) la sensibilité (réceptivité des données provenant de la
sensation) ; (2) l’entendement (activité des concepts qui classent et informent
les données sensorielles) ; et (3) la raison (pouvoir des Idées qui organisent
systématiquement les concepts de l’entendement). Cette théorie des facultés
cognitives souligne en tout premier lieu la nécessité de l’espace et du temps
comme intuitions pures, précédant tout travail de l’entendement et ne pou-
vant se laisser déduire par aucune expérience. Le temps et l’espace ne sont
donc ni des concepts de l’entendement ni des intuitions d’objets offerts à la
sensibilité, mais ce qui conditionne l’application ou le remplissement des uns
par les autres. Ils ne sont pas représentables mais ils sont au fondement de
toute représentation. Ils sont a priori et transcendantaux, puisqu’ils rendent
la connaissance et la science possibles. C’est ce que démontre l’Esthétique
transcendantale.
Pour définir le critère de l’expérience possible (auquel satisfait la science
mais dont manque la métaphysique), il faut cependant aller au-delà et établir
les conditions a priori de l’exercice de l’entendement. C’est-à-dire : examiner
les 12 catégories que Kant établit à partir de la table des jugements logiques
dont la fonction est précisément de lier concepts et intuitions (= la « dé-
duction métaphysique des catégories ») ; les examiner aussi pour comprendre
comment elles peuvent s’appliquer à l’expérience pour permettre de la pen-
ser ou, comme dit Kant, d’en « épeler les phénomènes » (= la « déduction
transcendantale des catégories »).
Cet examen fait surgir l’exigence d’un troisième terme entre le concept
pur (la catégorie) et l’intuition (l’objet sensoriel) – troisième terme destiné à
34 éviter qu’on puisse affirmer avec les métaphysiciens ou bien que le concept
Le statut de l’espace dans la Critique de la raison pure de Kant
crée l’objet (idéalisme subjectif) ou bien que l’objet crée le concept (empi-
risme dogmatique). L’« imagination transcendantale » joue le rôle de ce troi-
sième terme en garantissant que le concept pur ne crée pas l’objet, mais qu’il
détermine seulement la forme de l’objectivité et donc la possibilité de l’ex-
périence (idéalisme transcendantal). L’imagination transcendantale se situe
donc comme l’intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité. Elle permet
aux catégories (formes a priori de l’entendement) de s’appliquer au temps
(forme a priori de la sensibilité), et au temps de se laisser déterminer par
les catégories. Exemple : le concept de causalité (catégorie de la relation)
s’applique au temps et explique la succession nécessaire d’un événement A et
d’un événement B ; la « temporalisation » de la cause justifie l’irréversibilité
rendue manifeste par l’expérience. Autre exemple du rôle joué par l’imagina-
tion transcendantale : le concept de quantité appliqué au temps explique le
nombre et ses propriétés. . .
Un dernier élément s’ajoute à ceux qu’on vient de passer en revue : le
sujet transcendantal destiné à assurer l’unité originaire de l’« aperception ».
Ce sujet n’est pas psychologique (comme l’aurait voulu Hume) mais épisté-
mique : il est le garant de l’universalité du fonctionnement cognitif à l’œuvre
en tout être humain ; c’est par lui qu’on peut imputer des représentations à
une identité stable (quelque chose comme la conscience). C’est cette instance
qui, aidée par l’imagination transcendantale, « appréhende » le divers livré
par les intuitions, pose quelque chose comme un objet, retient le passé de
la sensation éprouvée par le sujet, le reproduit et l’associe au présent. Kant
décrit ainsi comme « appréhension », « reproduction » et « recognition » les
trois fonctions dévolues au sujet transcendantal dans le processus de connais-
sance. C’est donc une conception fonctionnaliste qu’il propose : la conscience
n’est pas définie en termes de contenu mais comme l’acte de réunir selon des
règles.
L’imagination transcendantale et le sujet transcendantal permettent en-
fin de caractériser cette opération présentée par Kant comme « un art caché
dans les profondeurs de l’âme humaine »2 et qu’il a nommée « le schématisme
transcendantal ». Qu’on se borne à dire ici qu’il s’agit de l’acte par lequel
les catégories se trouvent temporalisées et autorisent ainsi la construction
de l’objectivité. Un exemple fera toucher du doigt la portée théorique du
schématisme transcendantal : considéré de son point de vue, un triangle ne
s’expliquera pas comme une idée générale qui viendrait, de manière toute
2 – In [5], Analytique des principes, p. 226 : Kant ajoute : « dont nous arracherons toujours difficilement
les vrais mécanismes à la nature pour les mettre à découvert devant nos yeux ». 35
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
5 – Les considérations qui suivent gagneraient à être étayées par la lecture du passage correspondant
de l’Esthétique transcendantale. Cf. [5], p. 120 sq. 37
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
– idéalité, car nous n’avons pas à faire, avec eux, à une chose ou à un
être ;
– transcendantale, car ils sont des a priori qui rendent possible la connais-
38 sance objective.
Le statut de l’espace dans la Critique de la raison pure de Kant
Je signale, sans développer, que Kant a été conduit, dans L’Analytique des
principes6 à ranger l’espace et le temps sous les figures du néant. Il en parle
alors comme des « êtres d’imagination » (ens imaginarium). On a l’impression
qu’il renoue là avec la tradition métaphysique qui s’emploie à dissiper le temps
et l’espace en les caractérisant comme des déficits ontologiques.
En quoi l’espace et le temps apparaissent-ils donc comme des néants ?
Réponse : ils ne sont pas des objets, comme on vient de le rappeler, mais
ils ne sont que la forme des objets, leur condition formelle. Ils ne sont pas
un « quelque chose », ce qui permet à Kant de conclure, dans L’Analytique
des principes, qu’ils sont « rien », qu’ils voisinent avec le nihil privativum, ce
néant privatif qui est l’objet vide d’un concept, c’est-à-dire le concept d’une
absence d’objet. Qu’on songe à la notion d’obscurité : elle peut bien être dite
un concept, à condition d’ajouter que ce concept ne désigne positivement
aucun objet, mais seulement une absence de lumière.
Dans L’Analytique des principes, donc, à la différence de L’Esthétique trans-
cendantale qui les définit comme des « positions » en tant que telles condition
de l’« existence » d’objets, Kant range l’espace et le temps du côté de la né-
gativité. Si l’on conjoint les deux approches, on dira que la négativité + la
position = la position d’une absence d’objet. En d’autres termes, l’espace et le
temps sont une position qui ne pose aucun objet. « C’est la position de l’exis-
tence sans l’existence d’un quelque chose qui existerait », écrit Rivelaygue qui
évoquait, à l’appui de cette définition, celle proposée par Heidegger de « l’être
de l’étant » qui n’est pas lui-même un étant mais bien plutôt un « rien ».
Un célèbre débat entre Heidegger et Cassirer7 l’a souligné : le kantisme
est lourd d’une équivoque, selon qu’on interprète le statut de l’espace et du
temps à partir de L’Esthétique transcendantale ou bien à partir de L’Analytique
6 – Voir notamment Les anticipations de la perception, [5], p. 242 sq., Les analogies de l’expérience,
p. 253 sq. et, finalement, la dernière page de L’Analytique transcendantale, p. 328, où Kant propose
la « table de la division du concept de rien » , après avoir défini l’espace et le temps purs comme
ens imaginarium et suggéré leur parenté avec le nihil privativum.
7 – L’enjeu de ce débat de Davos (mars 1929) entre Heidegger et Cassirer, restitué dans [2], était le
suivant : la Critique de la raison pure est-elle vraiment une théorie de la connaissance ? N’est-elle
pas plutôt la reprise du projet de constituer une ontologie qui résisterait à la métaphysique de la
subjectivité d’inspiration cartésienne, c’est-à-dire qui ne céderait pas à l’oubli de la question de
l’être au profit de celle des étants ? On sait que le nerf de l’argumentation de Heidegger était de
faire valoir que la seconde édition (1787) amenderait la première (1781) dans le sens d’un repli
frileux : Kant y élaborerait avec l’imagination transcendantale la thèse d’une « réceptivité origi-
naire » qui interdirait de miser sur l’aptitude des hommes à fonder tout projet rationnel et donc
un humanisme. L’imagination transcendantale, cet art mystérieux déjà évoqué en ces termes, limi-
terait les prétentions de l’entendement en l’obligeant à compter avec une certaine passivité pour
recevoir les images particulières auxquels ses concepts peuvent s’appliquer. La finitude serait donc
radicale, ce qui engagerait à anticiper une « destruction de la raison », dont Heidegger poursuivrait
le programme. 39
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Bibliographie
[1] Besnier, J.-M., Histoire de la philosophie moderne et contemporaine,
tome 2, Le livre de poche, 1998.
[2] Fritsch, V., La gauche et la droite. Vérités et illusions du miroir, Flamma-
rion, 1967.
[3] Heidegger, M., Cassirer, E., Débats sur le kantisme et la philosophie (1929),
éditions Beauchesne, 1972.
[4] Kant, E., Œuvres, vol. 1, coll. La Pléiade, Gallimard, 1985.
[5] Kant, E., Critique de la raison pure (1781), Trad. française A. Renaut,
Aubier, 1997.
[6] Rivelaygue, J., Leçons de métaphysique allemande, tome 2, Grasset, 1992.
8 – De son côté, Husserl exigera de refaire L’Esthétique transcendantale qui échoue selon lui, chez Kant,
à rendre pensable l’unité de la chose perçue. Si le temps et l’espace sont continus, où la chose
perçue peut-elle donc trouver son unité ? Comment ne va-t-elle pas éclater dans tous les sens ?
Kant a eu besoin de renvoyer à l’entendement pour assurer cette unité, c’est là sa faiblesse qui
40 impose que l’on prolonge l’effort pour constituer une véritable ontologie du sensible.
L’espace physique vu du monde
03 quantique : une approche
épistémologique
Michel Paty
1. Introduction
Il me faut, en premier lieu, expliciter un tant soit peu ou définir som-
mairement ce que j’entends par chacune des deux expressions figurant dans
le titre de cet exposé : L’espace physique vu du monde quantique, quitte à y
revenir ensuite avec plus de détails.
Prenons, d’abord, la première expression, qui est la plus familière, l’espace
physique. J’entends, par espace physique, l’espace de notre expérience du
comportement des objets macroscopiques (y compris notre propre corps), qui
est aussi l’espace de la physique macroscopique, et qui peut être décrit soit
comme espace des sensations et de la perception, soit comme espace géo-
métrique (topologique et métrique), reconstruit intellectuellement à partir du
précédent, et indépendant du sujet de la connaissance. C’est sur cet espace
de la géométrie que la physique classique puis relativiste a fondé ses éla-
borations, le prenant pour cadre ou siège des phénomènes physiques, et on
le considère généralement, en conséquence, comme étant l’espace physique :
nous reviendrons sur ses divers caractères, acquis au cours de ces élaborations.
Considérons maintenant la seconde expression. Parler d’un monde quan-
tique (ou d’un domaine quantique : celui des phénomènes ou des objets quan-
tiques), cela veut dire accorder aux éléments d’un tel monde qu’ils possèdent
une consistance propre, ce qui peut aussi se dire autrement : qu’ils possèdent
des propriétés physiques, ou encore qu’ils sont réels. C’est cela qui est nié
généralement, notamment par la position qui correspond à l’interprétation 41
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
42 1 – Bohr [8].
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
est toute entière située dans cette région de type temps (par exemple le front
d’une onde sonore, le front d’une onde lumineuse2 , ou un bâton rigide).
La critique de l’espace physique par la physique quantique est portée par
les relations d’indétermination (distribution spectrale des variables conju-
guées d’espace et d’impulsion, x.p > h−), par la dualité onde – corpus-
cule (diffraction, interférences, qui impliquent une extension dans l’espace
des « objets physiques » considérés), par la non-localité des systèmes quan-
tiques, par la non-séparabilité locale de systèmes ayant interagi dans le passé,
par l’indiscernabilité des « particules » identiques (fermions ou bosons) com-
posant un système quantique. Qui dit ici critique de l’espace, dit en réalité
critique du concept d’objet-dans-l’espace3. Nous nous interrogerons, en parti-
culier, sur la réponse traditionnelle de l’interprétation orthodoxe de la mé-
canique quantique en termes d’approche statistique, et sur la signification à
cet égard de la connaissance, relativement récente, de systèmes quantiques
individuels.
Que devient donc le concept d’espace de la géométrie et de la physique
des corps matériels et des champs classiques avec la physique quantique ?
En demeure-t-il quelque chose après cette critique qui revient à limiter ses
conditions de validité, et peut-être même sa signification ? On doit se rappe-
ler que notre concept d’espace physique nous vient de notre connaissance des
propriétés des objets macroscopiques (non quantiques) et que rien ne nous as-
sure qu’il soit encore pertinent dans le domaine atomique et infra-atomique4 ;
mais que, d’un autre côté, l’élaboration et la formulation de la physique quan-
tique continue de faire appel à ce concept, non seulement comme concept
générateur (voir la façon dont les opérateurs quantiques pour représenter les
variables dynamiques sont construits dans la théorie, en particulier celui de
position)5 , mais aussi dans son sens le plus classique.
À cet égard, on doit accorder une attention privilégiée à la réflexion sur
la notion de propagation d’un système quantique dans l’espace, en rapport
au principe de superposition, à la question de la dispersion ou de l’étalement
2 – Les points d’un front d’onde lumineuse sont reliés causalement à leur commune origine, et donc
sont situés sur le cône de lumière de l’espace-temps.
3 – Einstein lui-même reconnaissait que la physique quantique « ne se propose aucunement de donner
une représentation mathématique en termes d’espace et de temps » [22]. Voir Paty [57], chap. 5,
p. 188-193 ; [76] chap. 6.
4 – Un collaborateur de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, M. Guénault, le rappelait au
XVIII e siècle [36] ; cf. Paty [66]). Une telle idée a été également émise à propos des phénomènes
quantiques, entre autres par Paul Langevin [43] ; Einstein lui-même en a évoqué la possibilité (voir
notamment : [18, 21, 22]).
5 – Dirac [17]. Cf. Paty [55]. 43
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
(comme pour une onde), ainsi qu’à celle de la cohérence d’un système quan-
tique isolé dans l’espace. On se demandera aussi comment se caractérise ou
s’engendre l’espace occupé par un système purement quantique de relative-
ment grandes dimensions tel qu’un condensat de Bose-Einstein. Nous ne pré-
tendons pas apporter une solution à de telles questions, mais seulement les
approcher sous l’éclairage épistémologique, qui est celui de leur signification
possible.
qui font la perception6 . On peut cependant considérer, avec Mach, que ces
dimensions sont d’origine à la fois physique et physiologique, résultant de
l’organisation spatiale des organismes vivants supérieurs eux-mêmes, suivant
les orientations naturelles dues à la pesanteur, à la locomotion (haut-bas,
avant-arrière), et à une asymétrie droite-gauche [51, 52]. Pour Poincaré, ces
trois dimensions sont plutôt caractérisées au niveau de la coordination des
espaces sensoriels, à travers une analyse de la constitution de la notion de
continu, qui fonde l’« Analysis situ », étude de l’espace (géométrique) en tant
qu’il est continu et à trois dimensions7.
Quant à l’espace géométrique, qui s’est constitué par les opérations de
l’entendement à partir de l’espace représentatif, il peut être considéré soit
comme espace métrique, soit comme espace topologique8. C’est à partir de lui
que sont définies les grandeurs et les figures de la géométrie (avec, en premier
lieu pour les grandeurs, les distances spatiales), et c’est à lui qu’est identifié,
de Galilée, Descartes, Newton, à Riemann, Maxwell, Helmholtz, Poincaré (pour
ne citer qu’eux), l’« espace physique ». Après la reconstruction axiomatique de
la Géométrie de Hilbert [39], une dissociation s’est opérée entre la géométrie
purement mathématique, et la géométrie de l’espace physique : Einstein est
un bon témoin de cette nouvelle perspective, en définissant, dans ses deux
théories de la relativité, l’espace physique par des grandeurs géométriques
(coordonnées et distances) prises sur des corps physiques, moyennant des re-
lations de correspondance ou de coordination, qui reviennent à la construction
d’une « géométrie physique » élémentaire par celle d’un « espace physique de
référence ». Cette notion lui a été indispensable pour penser la cinématique de
la relativité restreinte indépendamment de la dynamique, et pour s’affranchir,
avec la relativité générale, des limitations de l’espace euclidien9 .
Il faudrait compléter ces remarques en évoquant les enseignements de
l’histoire des sciences qui montrent comment le concept d’espace de la phy-
sique et de la géométrie s’est progressivement élaboré, en rupture avec les
conceptions communes et par construction intellectuelle, mettant en œuvre
les ressources de la pensée rationnelle, mathématique et physique : des lieux
aristotéliciens qualitatifs à l’espace continu homogène, isotrope et infini de
6 – Tels que les divers mouvements musculaires dirigeant le toucher ou l’orientation du globe oculaire
pour la vision : voir Poincaré [79], chap. 3, 4 et 5.
7 – Ce terme, « Analysis situ », inventé par Leibniz, fut repris par Riemann pour désigner la topologie,
qu’il fonda. Voir Poincaré [80], chap. 4 ; [82], chap. 3.
8 – Voir Paty [60], chap. 6 et 7 ; [66].
9 – Voir les travaux désormais classiques d’Einstein sur la relativité (Einstein [26], vols. 2 à 8). Voir
aussi Weyl [90], Schrödinger [88] ; cf. Paty [60], chap. 3, 4, 5 45
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
12 – Sur le rapport, d’une manière générale, entre les pensées respectives du domaine quantique et du
domaine classique, voir Paty [72].
13 – C’est un postulat que nous admettons, comme il est d’ailleurs généralement admis par les physi-
ciens. Nous ne pouvons discuter ici les problèmes épistémologiques et philosophiques qu’il sou-
lève : disons simplement qu’il s’appuie sur une conception moniste du monde naturel, qui ne se
confond pas avec un réductionnisme de principe, que l’introduction des notions de niveaux de
structuration des corps physiques et d’émergence permet d’éviter.
14 – Sur cette notion d’« émergence », voir Paty [57], chap. 8, p. 283-284, et une discussion par
48 Zahar [93].
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
15 – Kant [41] : Esthét. transc., p. 785. Voir le commentaire que donne de ce passage Gilles-Gaston
Granger dans son livre sur La pensée de l’espace [32], p. 10.) 49
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
sembla également une donnée première, encore que l’on puisse se demander si
c’est la notion de temps ou celle de mouvement qui s’est imposée en premier ;
mais cela revient en fin de compte au même (le temps peut être considéré
comme une combinaison de mouvement et d’espace, comme le mouvement
est une combinaison d’espace et de temps).
Concluons (provisoirement) sur ces questions en indiquant que Kant, mal-
gré les restrictions qu’on a vues, laisse peut-être, par le rationalisme affirmé
de sa philosophie, la porte ouverte sur une possibilité de dépasser, dans la
connaissance, les limitations du sensible. Gilles Granger a donné à ce sujet
une précision éclairante, à propos du rapport entre l’intuition sensible (forme
a priori de la sensibilité), qui conditionne la possibilité de connaissance des
objets, et la connaissance elle-même de ces objets, en faisant remarquer que
Kant l’attribue au « caractère constructif de la mathématique en général, qui
s’oppose alors à la philosophie, et de la géométrie en particulier » ([32],
p. 10-11). Cette géométrie est pour Kant, « la science qui détermine synthéti-
quement et pourtant a priori les propriétés de l’espace » [41]. D’autres, allant
au-delà de Kant, parleront d’éléments rationnels de connaissance, inventés
par la pensée créatrice, choisis librement par la raison pour éclairer notre
expérience. . .16
Du côté des physiciens qui considèrent que l’on doit en venir à un dépas-
sement des grandeurs d’espace, on notera la conception du « second » David
Bohm, après son abandon du programme des variables cachées, envisageant
de substituer à l’ordre selon l’espace et le temps un ordre différent, « impli-
qué » ou « emplié » ([5], chap. 5, 6, 7 et [6]).
Lorsque les physiciens étudient les propriétés des systèmes qui sont à
l’origine des phénomènes quantiques, avant de les ramener aux caractéris-
tiques des dispositifs expérimentaux par lesquels ces phénomènes sont mis en
évidence, ils travaillent dans le système conceptuel de la théorie quantique
elle-même, avec ses grandeurs exprimées mathématiquement et leurs relations
propres. Cela est particulièrement évident lorsqu’il s’agit de travail théorique
à proprement parler, mais cela se marque aussi au niveau de l’étude « phéno-
ménologique » de cette physique même, tant théorique qu’expérimentale. Il
s’agit de comprendre tel ou tel processus de transformation ou d’interaction
de particules et de champs (quantiques). Du point de vue de ce travail et de
cette pensée théorique, le raccord avec le monde phénoménal est assuré par
le fait que, pour un processus donné, les calculs théoriques sur les quanti-
tés comme les opérateurs d’interaction et les vecteurs d’état donneront, par
exemple, les amplitudes de transition entre les états initial et final qui four-
niront, en définitive, combinées au volume d’espace de phases disponible20 ,
des quantités telles que des sections efficaces d’interaction ou des durées de
vie de désintégration (c’est-à-dire des fréquences statistiques) directement
mesurables expérimentalement. Mais, si ce sont ces fréquences que l’on dé-
termine effectivement par la mesure, l’objet de la pensée physique sur lequel
elles nous informent reste bien l’état quantique désigné par la représenta-
tion théorique, communément appelée « le formalisme », bien qu’il s’agisse de
théorie physique : c’est-à-dire telle « particule quantique », avec sa charge,
son spin orienté (polarisé), ses autres « nombres quantiques ». . .
Tous ces raisonnements portent donc fondamentalement sur les grandeurs
du « formalisme » de la théorie quantique, considérés de fait comme signi-
ficatifs du point de vue physique, et fonctionnant comme les véritables élé-
ments de la pensée physique, de la théorie à l’expérience. On représente, par
exemple, un électron et un neutrino par leurs spineurs respectifs, qui sont
les fonctions d’état de ces particules quantiques à spin demi-entier, régies
par le formalisme de l’équation de Dirac et celui de la théorie quantique des
20 – Plus précisément, le module de l’amplitude de transition entre un état initial et un état final, élevé
au carré et intégré sur le volume d’espace de phases disponible des variables, fournit la probabilité
du processus considéré. Sur la théorie quantique des champs, voir, p. ex., Itzykson et Zuber [40]. 53
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
21 – Les matrices γµ de l’équation de Dirac jouent un rôle fondamental : sur elles sont construits les
54 opérateurs d’interaction des champs des interactions électromagnétique, faible et forte.
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
22 – Les neutrinos du type νe , produits dans les réactions nucléaires du Soleil, se transforment en
partie (semble-t-il) en νµ ou ντ , ce qui est possible par le principe de superposition (voir, p.
ex., Paty [63]), et les résultats rapportés récemment (en 2000 et en 2001) dans les publications
spécialisées. Voir aussi, sur les développements récents de la physique subatomique, Bimbot et
Paty [4]. 55
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
23 – Pour une discussion plus détaillée, dans cette perspective, de ces questions d’« interprétation
56 physique », voir Paty [57, chap. 6, 68, 71, 78 ; 56, 58, 70, 72, 73, 75].
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
ayant des propriétés) et que ce signifié conceptuel (ce qu’on appelle « objet »
de la théorie, soit l’état du système) n’existe qu’en relation à des conditions
données (et optionnelles) de préparation pour la mesure.
Mais, en réalité, les scientifiques qui travaillent avec des objets physiques
quantiques récusent par leur pratique (même s’ils ne l’osent pas de façon
explicite concernant des questions de « philosophie ») cette interprétation
courante, en élaborant une nouvelle objectivité conçue sur le mode de l’an-
cienne, mais faisant appel à des concepts et à des grandeurs dotées d’un sens
plus large que les grandeurs classiques. Il est vrai qu’un état quantique n’est
accessible à l’expérience qu’indirectement, mais ceci n’affecte pas la possibi-
lité d’en avoir connaissance. La modification épistémologique essentielle aura
consisté, en vérité, en une extension de sens (restée implicite) du concept
de grandeur ou de quantité physiques (en particulier, celui d’état physique), à
des entités qui ne sont pas simplement à valeur numérique. Cette extension
est légitimée par les phénomènes, dans une acception de ce terme qui ne les
réduit pas à leur appréhension par la perception, mais qui les conçoit selon
l’entendement, c’est-à-dire selon leur capacité à être portés à notre connais-
sance, et elle est réalisée par l’essentiel du formalisme même de la théorie
quantique.
Cette extension a été, de fait, préparée par les travaux des physiciens
théoriciens de la physique quantique sensibles aux propriétés formelles, ma-
thématiques, de la théorie, comme Max Born, Werner Heisenberg, Paul Adrian
Dirac, John von Neumann, Hermann Weyl et d’autres, où les grandeurs phy-
siques classiques étaient remplacées par des « grandeurs quantiques » dif-
férentes d’elles en premier lieu par leurs propriétés formelles (superposition
pour les fonctions d’état, non-commutation pour les opérateurs, . . .). Par
exemple, les nombres-q, non commutatifs, proposés par Dirac pour remplacer
les nombres-c ordinaires, suggèreraient immédiatement une extension de sens
comme celle que nous venons d’indiquer25 . Mais ces pionniers n’avaient ce-
pendant pas cru devoir proposer d’emblée ces constructions formelles comme
de simples extensions de sens des grandeurs physiques parce que les questions
d’interprétation alors soulevées ne paraissaient pas les y autoriser. De telles
grandeurs restaient seulement mathématiques, leur rapport aux phénomènes
physiques étant réglé par l’« interprétation ». La pierre d’achoppement était
25 – Voir les travaux de Dirac de 1926. Cf. Mehra et Rechenberg [53], vol. 4, p. 162 et suiv.,
58 Darrigol [14].
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
26 – Paty [67] ; [77]. Sur la formalisation de la mécanique quantique et l’introduction des grandeurs
mathématiques abstraites, voir, en particulier Dirac [17], von Neumann [54], Weyl [91], etc. Sur
les diverses manière d’aborder le problème de la mesure en mécanique quantique, d’abord posé par
von Neumann [54], voir Wheeler et Zurek [92]. 59
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
62 29 – Sur les problèmes d’une théorie quantique de la gravitation, voir, par exemple, Kouneiher [42].
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
quantique faisait appel à une dualité, ou une complémentarité, entre une re-
présentation causale et une représentation spatio-temporelle, qui se justifiait
en invoquant le caractère statistique des prédictions de la théorie quantique.
Ce dernier caractère résultait du rôle fondamental, de principe et référentiel,
de l’observation. Cependant, la connaissance non seulement par, mais selon
l’observation, apparaît de plus en plus comme une conception ad hoc, qui se
satisfait d’une demi-connaissance, et dont l’insuffisance se révèle avec celle
d’une conception ambiguë de la signification de résultats probabilistes, dont
elle est solidaire, avec l’affirmation de la « solution statistique ». N’existe-t-il
pas de possibilité de penser « directement » les systèmes quantiques indé-
pendamment de leur observation ? Cette revendication de la pensée théorique
apparaît conaturelle au développement d’une véritable pensée de ces sys-
tèmes30 . L’exemple des discussions évoquées plus haut sur la distinction entre
l’espace perceptif et l’espace géométrique (construit par l’entendement) peut
être ici utile pour nous suggérer une marche à suivre, vers la conception d’un
système relationnel de grandeurs différent, ayant pris ses distances par rap-
port aux données immédiates de la perception et de l’observation, et conçu
en connaissance de cause par le seul entendement (grâce au rôle exemplaire
de la mathématique, maîtresse en rationalité). On peut aussi considérer, de
manière plus spécifique, que la spatialité concernée par la physique quan-
tique peut être reconstruite et pensée, rendue intelligible, par l’entendement,
au-delà de la perception.
Pour en revenir à la réponse traditionnelle de l’interprétation « orthodoxe »
de la mécanique quantique par l’approche statistique et la dualité entre le
concept de système physique individuel et l’espace continu31 , son caractère
insuffisant est également avéré aujourd’hui par les faits eux-mêmes. Il est
clair, en effet désormais, que la théorie quantique (par la fonction d’état, les
grandeurs dynamiques et les équations d’état) peut caractériser des systèmes
individuels qui correspondent bien à des entités physiques (particule unique,
atome unique, photon unique).
30 – John Bell considérait qu’une théorie quantique satisfaisante devrait faire appel à des « be-ables »
plutôt qu’à des « observ-ables » [3]. Mario Bunge, de son coté, parlait de quantons, systèmes
proprement quantiques, sans réduction classique à une dualité de l’onde ou du corpuscule (1973).
Jean-Marc Lévy-Leblond s’est efforcé aussi de penser une théorie « proprement quantique », en
commençant par « nettoyer » ses pseudo-concepts en faisant pleinement droit à ces quantons,
et en modifiant en conséquence la manière d’enseigner la « Quantique » (Lévy-Leblond [46–48],
Balibar et Lévy-Leblond [2]). On pourrait allonger la liste avec, notamment, les essais significatifs
de formuler une théorie quantique sans réduction par la mesure, donc en se libérant du référent
contraignant de l’observation.
31 – Voir Bohr, Born, Pauli. . . 63
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
32 – Voir, notamment : Einstein [23]. Sur les développements et la signification de cette question, voir
64 Paty [56, 57, 76].
L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
33 – Voir, entre autres, Grangier [33]. Sur la notion d’état quantique, sa description théorique et sa
contrepartie physique, telle qu’on peut la caractériser aujourd’hui, voir Paty [77]. 65
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
en laboratoire, par les êtres humains, et durant un laps de temps fini (et très
petit). La nature livrée à elle-même devrait pouvoir faire, pour le moins, aussi
bien : on pourrait imaginer des fluctuations de température dans une région
donnée de l’Univers. On pourra, certes, objecter que les interactions avec le
reste du fond cosmique fossile réchaufferaient le système local, empêchant
une agrégation un peu stable de grandes quantités de matière. Mais on peut
aussi imaginer une production, par quelque processus naturel encore, d’une
sorte de puits de basse température qui tendrait à maintenir cet agrégat dans
le froid quasi absolu tandis que le réchauffement compensatoire se ferait à
l’extérieur : une sorte de machine thermique naturelle, un réfrigérateur stel-
laire, en quelque sorte.
On pourrait encore imaginer une sorte de matière bosonique, indifféren-
ciée, ou sous forme de paires de quarks et de gluons, dont l’état le plus
bas (zero point energy) pourrait être le centre d’une condensation de Bose-
Einstein. Des particules supersymétriques, à supposer qu’elles existent (ce que
rien ne permet encore de dire), ne pourraient-elles s’agréger en étoiles, symé-
triquement à ce que font les particules ordinaires, et éventuellement, pour les
bosons supersymétriques (contrepartie des fermions ordinaires, les nucléons
et les électrons), se condenser sur un état d’énergie minimale par effet Bose-
Einstein ? (et l’on pourrait envisager un condensat pris dans tout le volume
de l’objet céleste). Interrogé, Pierre Fayet, dont les travaux sur les supersy-
métries font autorité, m’a répondu qu’une telle situation était effectivement
pensable, d’autant plus que les particules supersymétriques contreparties des
quarks (qui sont des fermions), à savoir les squarks, sont des bosons, sus-
ceptibles de se condenser de la sorte : il en avait d’ailleurs eu l’idée, briè-
vement évoquée dans l’un de ses premiers articles sur le sujet35 . L’hypothèse
qu’il puisse exister dans le cosmos de nombreuses étoiles de Bose-Einstein de
cette sorte ne serait pas si folle. . .
Considérons donc une région d’espace physique, par exemple, la surface
d’une étoile compacte ultrafroide, aux environs de 0 Kelvin ou au plus à la
« température de Fermi », dont un point de la surface constituerait un centre
localisé de condensation, et des atomes bosoniques identiques (quels qu’ils
soient) refroidis et portés à l’état du « point d’énergie zéro » sur lequel ils
tomberaient tous ensemble. Si cela est pensable, c’est donc possible et cela
devrait exister, comme dirait Leibniz, voire cela existe déjà quelque part dans
l’Univers, et il suffirait d’aller l’y observer. L’état du condensat occuperait toute
Prenons encore l’espace physique du vide quantique [16], qui n’est agité
constamment de soubresauts virtuels que par manière de parler, parfaitement
inexacte : les images complaisantes faisant appel à des intuitions macrosco-
piques sont ici totalement inopérantes. C’est la théorie quantique des champs
et elle seule qui peut nous aider à nous représenter ce vide prompt à réagir
aux excitations de la matière et des champs.
Considérons, enfin, l’espace de la propagation des systèmes quantiques en
cohérence de phase. Le phénomène limite de la jonction de l’espace quantique
avec l’espace classique est évidemment celui de la décohérence, récemment
produit et observé en laboratoire [37], qui se produit naturellement (les ca-
ractères quantiques étant progressivement, quoique très rapidement, dissous
dans le milieu ambiant des interactions), plutôt que celui de la mesure, qui est
imposée d’une manière contraignante par les caractéristiques de l’appareillage
classique (imposant ainsi une « réduction » des caractères quantiques à des
caractères classiques choisis à l’avance) [67, 72].
On retiendra cependant ce trait, qui n’était pas acquis voici peu de temps
encore, qu’un état de superposition de type quantique pour un système « mé-
soscopique » d’atome et de champ imbriqués a été observé se propageant sur
un certain parcours fini. On pourra faire remarquer que cet état de chose est
admis sans autre forme de procès en physique des particules élémentaires,
avec les particules électriquement neutres comme les mésons K 0 et les neutri-
nos, voire les neutrons, pour de grandes distances où ces systèmes quantiques
restent isolés de toute matière environnante jusqu’à leur interaction, et qu’il
constitue l’un des principes d’explication de la physique des champs quan-
tiques de ce domaine [77]. La différence tient ici à la quasi visualisation du
phénomène, avec des atomes géants et des champs à la frontière du classique,
phénomène qui est presque à la limite de ce qui est observable directement :
un chat de Schrödinger mésoscopique, cela ne passe pas inaperçu !
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L’espace physique vu du monde quantique : une approche épistémologique
79
04 Espaces et référentiels
Claude Comte
1. Théorie de l’équilibre
lois (4.1, 4.1’) par une translation −y quelconque de l’origine des coordonnées
le long de la droite support du levier, soit la reproductibilité de l’équilibre par
la translation +y ; dans les deux cas, les coordonnées x sont remplacées par
x + y, et les conditions suivantes doivent être satisfaites également
qui doivent être vérifiées quel que soit le référentiel d’observation r, et consti-
tuent donc un système infini d’équations dont les conditions de compatibilité,
examinées plus loin, permettront de déterminer la forme mathématique né-
cessaire du « champ d’intensités » w(m, r|p) à valeurs positives associé à un
objet de polarisation p. Ce champ s’étend sur toutes les situations spatio-
temporelles r ; les composantes du champ sont désignées par l’indice m et
sont supposées vérifier la condition d’invariance (H3’)
Les intensités forment un ensemble convexe dont les objets simples sont
la bordure (ce point sera développé dans une prochaine publication).
des polarisations d’objets simples, sur laquelle tout vecteur |p) pourra
être décomposé avec des coefficients ck (de signes quelconques) :
L
|p) = ck |rk , mk ). (4.16)
k=1
(α −1 )l,m , on a
m=n
(s−1 )l,m w(m, r|r, m′ ) = Pl (r · r ′ )βl,m′ . (4.26)
m=1
On reconnaît la valeur moyenne, mesurée dans le référentiel r, de la gran-
deur physique (d’indice l) dont le spectre de valeurs est (s−1 )l,m , et dont le
caractère vectoriel ou tensoriel. apparaît dans le membre de droite. La condi-
tion (H5) de stabilité des quantons simples entraîne
m=n
m=n
(s−1 )l,m w(m, r|r, m′ ) = (s−1 )l,m δm,m′ = (s−1 )l,m′ = Pl (r · r)βl,m′ = βl,m′
m=1 m=1
(zk ) = 0 =⇒ (z∗−1
k ) = 0.
On a donc
n
(z) = cn (z − zk )(z − z∗−1
k ).
k=1
Ici, (τ ) est un polynôme de Fourier complexe de même ordre que w(τ ), défini
à un facteur de phase eiϕ près, ce qu’exprime l’écriture mod. iϕ.
On peut se convaincre que le théorème de Féjer-Riecz est applicable à un
champ d’intensités w(m, r|r ′, m′ ) positives, pourvu que ces fonctions soient
bornées, ce qui est toujours le cas pour des probabilités. Nous donnons ici 95
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
(À ce stade, les
m, r|r ′, m′ ne sont pas encore des « bra-kets de Dirac ».)
Les
m, r|r ′, m′ sont des polynômes trigonométriques qui peuvent être
développés sur un ensemble complet de fonctions trigonométriques, dont les
variables sont les paramètres de certains sous-groupes de G (dans le cas du
groupe O3 , ces variables sont les angles d’Euler). Comme ces fonctions de base
se transforment linéairement dans les transformations du groupe G, il en sera
de même pour les
m, r|r ′, m′ , qui appartiendront donc à une représentation
du groupe G, dont le type reste à préciser.
Il est possible de répéter, à propos de la matrice
m, r|r ′, m′ , dont les
lignes sont les classes d’équivalence (appelées « rayons ») constituées de vec-
teurs eiγ
m, r|, et les colonnes les « rayons » e−iγ |r ′ , m′ , les raisonnements
′
96
Espaces et référentiels
Ũj,k = Ũ∗k,j .
L’opérateur U(T) associé à T(τ ), τ réel, peut être construit par itération
de la transformation infinitésimale précédente N fois (N → ∞), en posant
η = τ /N. On obtient par ce procédé l’opérateur unitaire
τ
N
U(T) = lim I + i Ũ ≡ eiτ Ũ (mod. iϕ). (4.32) 97
N→∞ N
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
de telle sorte que l’on retrouve la proposition connue sous le nom de « principe
de superposition » :
|r, m = r ′ , m′ m′ , r ′ |r, m (mod. iϕ). (4.35)
m′
4. Conclusion
La possibilité de déduire le formalisme de la mécanique quantique à partir
d’hypothèses physiques a été démontrée grâce au théorème de Fejér-Riecz,
qui jette un pont entre deux rives : la probabilité d’une part, qui se trouve
du côté de l’expérience, et l’amplitude d’autre part, qui est l’outil mathéma-
tique le plus commode. Nous avons seulement donné ici les premiers éléments
d’un programme de recherche, dont l’objectif sera de reformuler la théorie
quantique comme une physique statistique d’une nature particulière, traitant
d’objets – doués de propriétés reproductibles et indépendantes des obser-
vateurs – qui ne sont autres que des champs de probabilités géométriques
intégralement conditionnés par la symétrie des systèmes physiques, les « ré-
férentiels » qui les génèrent. Il sera intéressant d’explorer tout ce qu’implique
l’existence du schéma barycentrique : quel statut particulier ce mode de défi-
nition confère-t-il aux probabilités quantiques, qui les distingue des probabi-
lités classiques définies comme des mesures sur des ensembles ? Est-il possible
de déduire directement l’impossibilité des variables cachées et des grandeurs
« contrafactuelles » ? Une fois ce programme accompli, il restera encore à per-
cer un mystère encore plus grand : par quel processus – brisure de symétrie
à l’échelle macroscopique ? – les objets-champs de probabilités quantiques
peuvent-ils s’organiser collectivement pour former la substance matérielle des
« référentiels » présentant les symétries macroscopiques requises pour assurer
l’existence de ces champs ?
Bibliographie
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[2] Comte, C., Riv. Nuovo Cimento, 111 B, N. 8, 937 (1996). 99
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
100
Nouvelles dimensions
mathématiques et
épistémologiques du concept
05 d’espace en physique,
de Riemann à Weyl et à Witten
Luciano Boi
physiques développés aux XIXe et XXe siècles, comme ceux de variété, groupe,
courbure, connexion et formes spatiales.
C’est à partir de ce travail herméneutique sur la pensée mathématique de
l’espace, que l’on cherchera à dégager la véritable dimension et signification
philosophiques de ces concepts. Aussi, on sera amené à considérer le rapport
en quelque sorte fondateur que la géométrie entretient avec notamment la
physique. La question de la géométrisation des phénomènes naturels, et no-
tamment la question des rapports entre géométrie et physique, retiendra tout
particulièrement notre attention. Dans ce contexte, on discutera les idées de
Riemann et Clifford, puis d’Einstein, Weyl et Cartan. Commençons par mettre
en évidence trois points importants ayant trait au développement mathéma-
tique du concept d’espace.
1 – On dit que deux théories ou deux modèles sont isomorphes quand on peut traduire l’un dans l’autre
à l’aide d’un dictionnaire sans que les relations essentielles entre les objets de la théorie et leur
102 signification changent.
Nouvelles dimensions mathématiques et épistémologiques...
Définition 5.2. Puisque nous adoptons ici un point de vue topologique, par
« un cercle dans R3 » il faut entendre n’importe quel ensemble (ou espace)
homéomorphe à un cercle et non pas nécessairement à une courbe circulaire
tracée dans le plan. « Un cercle dans R3 » peut dès lors être défini comme un
chemin fermé qui ne présente pas d’intersections.
Définition 5.3. Une surface sera ici toujours considérée comme une sous-
variété compacte de dimension 2. Ce concept remonte au mathématicien al-
lemand Bernhard Riemann (1826-1866). Par exemple, la bande de Möbius est
une surface dont le bord est un cercle.
son existence pour nous. Son fondement résiderait dans ce que l’intuition
subjective par laquelle nous percevons et pensons l’espace doit forcément
s’accompagner d’une représentation tridimensionnelle des relations spatiales
entre les objets. Pour Kant, en effet, le fait qu’on ne peut penser ces derniers
que dans un tel cadre, vient de ce que les limites de nos représentations
des objets dans l’espace coïncident avec le caractère tridimensionnel de ces
mêmes représentations, au-delà desquelles notre intuition de l’espace cesse
d’être fondée dans la réalité sensible pour acquérir le statut d’une intuition
formelle.
Mais on pourrait se demander, premièrement, pourquoi Kant ramène les
différentes façons qu’en en principe on a de penser l’espace aux limites qui
caractérisent notre intuition (ou perception) sensible de l’espace ambiant ?
Deuxièmement, pourquoi admet-il que les propriétés spatiales incluses dans
les axiomes et postulats d’une géométrie dérivent directement et nécessai-
rement des caractères qu’on attribue à notre représentation sensible de l’es-
pace ? Troisièmement, qu’est-ce qui lui fait affirmer que les axiomes géomé-
triques expriment un contenu évident, a priori et nécessaire de l’espace ? Ce
sont là, nous semble-t-il, autant de difficultés majeures de la conception kan-
tienne de l’espace et de la géométrie qui devraient conduire à proposer une
révision profonde de son système et de sa théorie de la connaissance concer-
nant la structure de l’espace mathématique et de l’espace physique.
Contrairement à Kant, Gauss avait rejeté l’idée que l’espace puisse simple-
ment être considéré comme une forme pure de notre intuition sensible. Pour
lui, l’espace a une réalité différente et indépendante des représentations que
nous en avons, car il possède des lois et des propriétés objectives inhérentes
à sa nature même. Donnons deux exemples qui peuvent aider à mieux com-
prendre ce qui sépare leurs conceptions. Kant avait étudié le phénomène de
la symétrie gauche/droite et il en avait conclu qu’elle prouverait la nature
a priori de l’espace, tandis que pour Gauss la symétrie en question prouverait
exactement le contraire, à savoir que l’espace est régi par certains principes de
symétrie ayant une signification objective, liés à telle et telle propriété géo-
métrique intrinsèque ou à tel et tel contenu physique de l’espace. Ce qui, dans
ce cas, renforce davantage le point de vue de Gauss, c’est le fait qu’une telle
symétrie n’est pas que relative, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas du point
de vue de l’observateur ou du caractère conventionnel de ses mesures : en
effet, on peut facilement montrer que la gauche et la droite ne sont pas, dans
beaucoup de cas, interchangeables, elles sont chirales. Il s’agit donc d’une
112 contrainte objective qui caractérise l’organisation ou la structure spatiale de
Nouvelles dimensions mathématiques et épistémologiques...
même façon que le groupe de symétrie SU(2), est le résultat le plus important
de la théorie de Yang-Mills. Ce concept est en effet au cœur de toute théorie
locale de jauge. Il montre clairement comment le groupe de symétrie de jauge
est construit au sein même de la dynamique de l’interaction entre particules
et champs. Qui plus est, bon nombre de propriétés physiques importantes
du champ peuvent être directement déduites de la connexion, qui peut être
conçue comme une combinaison linéaire des générateurs du groupe SU(2). De
plus, on peut associer cette opération formelle à des processus physiques réels
(figure 5.2). La théorie de Yang-Mills permet en effet de décrire les propriétés
internes, les nombres quantiques comme le spin, des particules élémentaires.
Cela veut dire que l’isospin est impliqué dans la détermination de la forme
fondamentale de l’interaction.
pour tout u ∈ V. On dit que ρ est une représentation du groupe G sur l’espace
de vecteurs V. En fait, une représentation n’est qu’un type spécial d’homéo-
morphisme. Soient G et H deux groupes, on a alors que l’application ρ : G → H
est un homéomorphisme si
Si l’on définit le groupe linéaire général GL(V) de sorte à ce qu’il soit le groupe
de toutes les transformations linéaires inversibles de V, une représentation de
G sur V n’est rien d’autre que l’homéomorphisme
ρ : G → GL(V).
Le modèle standard est fondé sur le groupe de jauge complet SU(3) × SU(2) ×
U(1). Pour être précis, partiellement complet, puisque la gravité n’y est pas
comprise.
Dans le modèle standard, chaque particule possède une charge, non seule-
ment dans le sens de la charge électrique usuelle, mais aussi dans le sens que
la charge détermine la façon dont la particule interagit avec les forces nu-
cléaires faible et forte. La connexion profonde entre la théorie des groupes et
la charge consiste en ce que la charge d’une particule est d’abord et avant tout
la donnée du choix de la représentation pour le groupe de jauge en question.
l’existence d’un champ non nul, tandis qu’à grande échelle cette même
propriété est de nature topologique et peut survenir même dans le cas
de champs nuls. Il importe ainsi de souligner que la connexion est
un objet géométrique, alors que le potentiel (des équations du champ)
doit être considéré comme étant de nature physique. C’est le choix de la
jauge grâce à laquelle on décrit le potentiel qui n’a pas de signification
physique, ce qui correspond au fait que l’espace fibré (géométrique) qui
« porte » la connexion ne possède pas des sections horizontales.
(ii) Un autre exemple qui montre que des objets géométriques, une fois
qu’on les fait agir sur l’espace qu’ils « habitent », peuvent produire des
effets physiques même en l’absence de champ physique, est le suivant.
On doit sérieusement considérer la possibilité que sur des espaces-
temps topologiquement non triviaux, le modèle de fibré principal de
la théorie des champs soit hautement non trivial. En effet, en 1930,
Paul Dirac introduira la notion de monopole magnétique, c’est-à-dire
d’un champ électromagnétique avec une singularité isolée dans l’es-
pace. Depuis il a été possible d’observer que l’intégrale du champ sur
une sphère bidimensionnelle bornant la singularité, pouvait prendre des
valeurs réelles non nulles. Ces entiers proviennent en fait de la première
classe de Chern du fibré unitaire U(1) sous-jacent, et le fait qu’ils ne
soient pas nuls, prouve le caractère topologiquement et physiquement
non trivial de ce fibré.
Une question centrale sur laquelle nous voudrions brièvement revenir
concerne le statut et le rôle des symétries dans les théories physiques ré-
centes. D’abord, il est important de remarquer que le concept de symétrie
implique à la fois les idées de continuité et de discontinuité dans la nature.
D’une part, les formes ou configurations symétriques sont des objets éten-
dus qui requièrent l’existence d’un espace ambiant continu. De l’autre, elles
manifestent également un ordre intrinsèque, réalisé mathématiquement par
un ensemble d’opérations (discrètes ou continues) qui conserve cet objet.
Continuité et discontinuité sont toutes deux présentes dans la théorie des
groupes de Lie, où l’on a des groupes continus comme les groupes des rota-
tions, les groupes euclidien, etc. Mais dans le monde physique « réel », on
suppose que la réalité « ultime » (microscopique) est constituée d’éléments
discrets, particules ou atomes. Soulignons par ailleurs que dans la physique
classique les symétries n’avaient qu’un rôle auxiliaire permettant de simpli-
fier raisonnements ou calculs, tandis que le développement contemporain de
la physique tend à leur faire jouer un rôle de plus en plus fondamental, car 121
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
champ à deux dimensions qui décrit la façon dont les cordes se propagent.
Plus précisément, on peut obtenir l’espace-temps à partir de (ou en même
temps que) cette théorie du champ. Cette idée fait apparaître une différence
essentielle par rapport aux conceptions antérieures : tandis que dans la phy-
sique classique on parle d’espace-temps et des champs qu’il peut contenir ;
dans la théorie des cordes, on a une théorie du champ auxiliaire à 2 dimen-
sions qui encode l’essentiel de l’information sur l’espace-temps. On peut dire
ainsi que le programme des supercordes constitue une étape majeure dans les
tentatives faites depuis un siècle et demi pour comprendre la nature des rap-
ports entre la structure géométrique de l’espace et les lois des interactions qui
régissent le comportement des phénomènes à toutes les échelles de la Nature,
tentatives qui, comme on l’a vu, avaient été au centre des préoccupations de
quelques grands esprits comme Riemann, Clifford, Poincaré et Einstein.
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[32] Itzykson, C., Zuber, J.-B., Quantum Field Theory, McGraw-Hill, Singapore,
1985.
[33] Kouneiher, J., Helein, F., On the Soliton-Particle Dualities, in New Inter-
actions of Mathematics with Natural Sciences and the Humanities, Boi L.
(Ed.), Springer-Verlag, Heidelberg et Berlin, à paraître.
[34] Lachièze-Rey, M., Au-delà de l’espace et du temps, Le Pommier, Paris,
2003.
[35] Landau, L., Lifchitz, E., Physique théorique, tome 2, Théorie des champs,
4e éd. revue et complétée, Editions Mir, Moscou, 1989.
[36] Lochack, G., La géométrisation de la physique, Flammarion, Paris, 1994.
[37] Luminet, J.-P., L’univers chiffonné, Fayard, Paris, 1996.
[38] Manin, Yu I., Mathematics and Physics, Birkhäuser, Boston, 1981.
[39] Novello, M., Le cercle du temps, Atlantica, Paris, 2001.
[40] O’Raifeartaigh, L., The Dawning of Gauge Theory, Princeton Univ. Press,
Princeton, 1997.
[41] Pais, A., Inward bound. Of matter and forces in the physical world, Oxford
132 University Press, Oxford, 1986.
Nouvelles dimensions mathématiques et épistémologiques...
133
06 Variations N-dimensionnelles
sur des thèmes de Pythagore,
Euclide et Archimède
Jean-Marc Lévy-Leblond
1. Introduction
qui date d’hier avec nos oreilles, yeux et esprits d’aujourd’hui ; aussi bien,
Bach n’est plus le même après Stravinsky, ni Titien après Picasso.
Si ces idées relèvent de l’évidence en ce qui concerne l’art, elles semblent
moins banales quant à la science, tout au moins quand on la considère dans
son rapport (ou absence de. . .) avec la culture. De fait, la science, au moins
depuis le début du XXe siècle, s’est souvent targuée de sa modernité abso-
lue, et a revendiqué une contemporanéité radicale, voire même une amnésie
constitutive, reléguant tout intérêt pour son passé au rang de suppléments
d’âme facultatifs. L’absence de culture historique chez la plupart des scien-
tifiques d’aujourd’hui n’a d’équivalent dans aucune autre profession intellec-
tuelle. Certes, les esprits les plus créateurs de la science entretiennent souvent
une relation active avec leurs prédécesseurs, et nombre des grandes avancés
du dernier siècle témoignent d’un dialogue explicite avec le passé. Einstein
était parfaitement conscient de se confronter directement avec Galilée et
Newton, et, pour prendre un exemple plus spécifique, Robinson, en déve-
loppant l’analyse non-standard, se référait explicitement à Leibniz. Mais au
niveau plus humble et plus commun de l’enseignement, de la vulgarisation,
et même de la recherche, un tel lien avec le passé est pour le moins excep-
tionnel. Lors même que l’histoire de la science est enseignée ou convoquée,
c’est en général sans connexion avec la pratique scientifique effective. Cela
est fort regrettable, car des avancées modernes peuvent donner à des résultats
anciens de significations inédites et des extensions nouvelles qui éclairent ces
développements récents, tout comme une production moderne d’Antigone ou
du Roi Lear peut révéler des sens nouveaux et avoir un impact actuel.
Après cette bien trop pompeuse entrée en matière, je voudrais offrir
quelques exemples tirés de ce qui est, après tout, l’un des plus vieux mé-
tiers du monde, à savoir la géométrie, conçue à la physicienne, c’est-à-dire
comme une « mesure de l’espace ». On montera comment certains résultats
classiques (et même antiques) de géométrie dans l’espace usuel trouvent d’in-
téressantes généralisations dans l’espace à N-dimensions, ce qui, on l’espère, à
la fois montera la longue portée de ces théorèmes traditionnels et, peut-être,
aidera à forger une meilleure intuition des hautes dimensionalités spatiales.
En fonction de l’amnésie collective incriminée plus haut, il est très difficile de
savoir ce qui, dans les développements présentés ici peut prétendre à une re-
lative originalité, sinon sur le fond, du moins quant à la forme. Que la plupart
des collègues mathématiciens et physiciens consultés n’aient pu donner de
références relève sans doute d’abord de notre absence de mémoire collective.
136 De fait, seul un heureux hasard m’a permis de retrouver l’un au moins des
Variations N-dimensionnelles sur des thèmes de Pythagore, Euclide et Archimède
1 – J’avais d’abord écrit « et apparemment inédit », avant de trouver par chance une référence à
l’article [3]. Les auteurs y démontrent exactement le même résultat, mais avec une méthode peut-
être moins générale. 137
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
1 1
A2 = (a+b+c)(b+c−a)(c+a−b)(a+b−c) = (2b2 c2 −a4 +perm. circ.). (6.3)
4 4
Le théorème de Pythagore (standard) fournit les côtés du triangle ABC en
fonction de ceux de ses projections :
avec les notations de la figure 6.2. Soit donc, en reportant dans (6.2)
1 ′2 ′2 ′2 ′2 ′2 ′2
A2 = a b +b c +c a
4
ce qui est bien le résultat annoncé (6.1).
En vérité, comme souvent, une démonstration plus pertinente permet de
comprendre la généralité de ce théorème. L’aire orientée du triangle ABC s’ex-
prime en effet comme un vecteur orthogonal à son plan via le produit vectoriel
de deux (quelconques) de ses côtés :
1
A= a ∧ b. (6.5)
2
Il suffit de noter que
a = c′ − b′ , b = a′ − c′ , c = b′ − a′ (6.6)
où n est la normale à la surface. Alors, pour toute surface fermée, l’aire vec-
torielle totale est nulle. L’interprétation physique en est simple2 : pour un
vecteur quelconque u, la quantité u.A est le flux du champ constant u à
travers la surface fermée , quantité nulle (on peut, si nécessaire pour s’en
convaincre transformer ce flux en l’intégrale de volume de sa divergence —
nulle). Appliqué à un tétraèdre quelconque, ce résultat veut donc dire que la
somme des aires vectorielles des quatre faces est nulle. Si trois de ces faces
sont deux à deux orthogonales, ce qui est le cas du tétraèdre OABC considéré
ici, il en résulte que l’aire vectorielle de la quatrième face est égale à la somme
vectorielle des aires des trois autres faces, mutuellement orthogonales, d’où,
2 – Merci à Jean-Paul Marmorat pour cette remarque. 139
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
La démonstration est quasiment triviale dès lors que l’on recourt au calcul
extérieur. Notant rk = OPk le vecteur définissant le point Pk (k = 1, 2, . . .N),
on peut exprimer le volume (N − 1)-dimensionnel du N-simplexe P1 P2 . . .PN
sous forme d’un vecteur orthogonal au sous-espace de dimension (N − 1) qui
le contient, en prenant le produit extérieur de (N − 1) de ses arêtes, par
exemple celles qui partent du point P1 :
A = (r2 − r1 ) ∧ (r3 − r1 ) ∧ . . . ∧ (rN − r1 ). (6.10)
Il est aisé de voir en utilisant une méthode de récurrence, que l’antisymétrie
du produit extérieur permet d’écrire le membre de droite comme une somme
des N termes donnés par le produit extérieur, au signe près, de (N − 1) des N
vecteurs rk (k = 1, 2, . . .N) :
A = (r2 ∧ r3 ∧ . . . ∧ rN ) − (r1 ∧ r3 ∧ . . . ∧ rN ). . . ± (r1 ∧ r2 ∧ . . . ∧ rN−1 ) (6.11)
Le premier de ces termes exprime le volume de la face F1 , le N-simplexe
OP2 P3 . . .PN , sous forme d’un vecteur orthogonal A1 à cette face. Il en va de
même pour chacun des autres termes correspondant respectivement à chaque
face droite. On a donc (avec un choix adéquat des orientations) :
A = A1 + A2 + . . . + AN . (6.12)
3 – La notation indique clairement que la face Fk est définie par les points (O, P1 , P2 , . . .PN ) à l’exclusion
140 du point Pk .
Variations N-dimensionnelles sur des thèmes de Pythagore, Euclide et Archimède
1
Volume Pyramide = Hauteur × Aire Base. (6.14)
3
(figure 6.6), achève de montrer que la formule (6.14) vaut pour n’importe
quelle pyramide4 .
N 0 1 2 3 4 5 6 7
8 2 4 16 3 6
AN 0 2 2π R 4π R2 2π 2 R3 3π R π 3 R5 15 π R
4 1 2 4 8 2 5 1 3 6 16 3 7
VN 1 2R π R2 3π R3 2π R 15 π R 6π R 105 π R
4.3. À N dimensions
Considérons, dans l’espace euclidien EN de dimension N, la sphère SN de
rayon R, dont nous notons AN (R) l’aire et BN sa boule intérieure de volume
VN (R). Notant encore aN et vN l’aire et le volume de la sphère de rayon unité,
on a pour des raisons d’homogénéité évidentes :
AN (R) = aN RN−1
. (6.22)
VN (R) = vN RN
d’où
1 1
vN = aN , ou encore VN (R) = R AN (R). (6.24)
N N
Après ces préliminaires, venons-en au cœur de notre argumentation, qui
consiste à établir une projection cylindrique archimédienne généralisée. À
cette fin, considérons le point courant r = (x1 , x2 , . . ., xN ) ∈ EN , et faisons un
paramétrage polaire de ses deux premières coordonnées en posant :
x1 = ρ cos ϕ
x2 = ρ sin ϕ . (6.25)
(x3 , x4 , . . ., xN ) = r ′ ∈ EN−2
On établit alors une bijection entre la sphère SN (privée de ses pôles pour
éviter la singularité du paramétrage en ρ = 0) et le produit cartésien de la
boule BN−2 (paramétrée par r ′ , avec |r ′ | < R) et de la sphère S2 (c’est-à-dire
le cercle paramétré par l’angle ϕ), autrement dit, un tore :
ϕ ∈ S2
r = (ρ, ϕ, r ) ; |r| = R ∈ SN ↔ r ′ ∈ B N−2 ; |r | < R .
′ ′
(6.27)
ρ = R2 − |r ′ |2
produit cartésien du cercle (S2 ) et du segment (B1 ), que l’on peut aussi bien
considérer comme un tore. Dans le cas général aussi, la projection conserve
la mesure, puisque l’intégrale sur la sphère SN (munie de sa mesure uniforme)
d’une fonction F quelconque, s’écrit, à l’aide de la distribution de Dirac δ :
N−1
d σ F(r) = dN r δ(|r| − R) F(r)
SN ℜN
N−2 ′ 2
= ρ dρ dϕ d r δ |r | + ρ − R F(ϕ, r ′)
′ 2
= R dϕ dN−2 r ′ F(ϕ, r ′ ), (6.28)
|r ′ |<R
où l’on a utilisé le résultat classique δ[u(x) − u(a)] = [u′ (a)]−1 δ(x − a).
En intégrant la fonction unité (F = 1), on obtient l’aire de la sphère SN
comme produit de l’aire de la sphère S2 par le volume de la boule BN−2 , soit
la charmante formule :
11 – Coxeter ([2] p. 126) donne une formule équivalente (la première de (6.30) en fait), mais en la
déduisant des expressions générales établies par la méthode « gaussienne » (cf. Appendice), et
sans en commenter le sens géométrique.
12 – On note en particulier le cas de la sphère à 4 dimensions, dont l’aire est bien égale au volume
du tore à 3 dimensions ; la cartographie correspondante peut d’ailleurs être un outil géométrique
150 intéressant.
Variations N-dimensionnelles sur des thèmes de Pythagore, Euclide et Archimède
On note encore
tk = ρk2 (k = 1, 2, . . .p). (6.33)
π p 2p
V2p = R . (6.35)
p!
soit enfin :
22p+1 p! π p 2p+1
V2p+1 = R , (6.37)
(2p + 1)!
conformément aux expressions générales.
On peut considérer les changements de variable précédents comme proje-
tant, avec conservation de la mesure euclidienne :
– En dimension paire, la boule B2p sur le produit cartésien de p sphères
S2 (cercles) et de l’intérieur d’un polyèdre à p dimensions.
– En dimension impaire, la boule B2p+1 sur le produit cartésien de p
sphères S2 (cercles) toujours et de l’intérieur d’un segment de pa-
p
2
raboloïde à p + 1 dimensions (défini par tk + x2p+1 0 ≤ R 2 , 0 < tk
k=1
(k = 1, 2, . . .p)).
Dans les deux cas, les volumes du polyèdre ou du paraboloïde sont ration-
nels, et il y a donc autant de facteurs π que de cercles.
Au fond, la situation est toute simple : il y a autant de facteurs π dans
l’expression du volume (et de l’aire) de la sphère à N dimensions que de
« circularités indépendantes » dans l’espace, si l’on entend par là le nombre
de façons indépendantes de tourner en rond, c’est-à-dire tout simplement le
nombre de plans indépendants. C’est évidemment la partie entière de la moitié
de la dimension13 .
13 – Il est loisible de se demander si la différence de comportement ici mise en évidence entre les
espaces de dimensions paires et impaires est liée à la caractéristique d’Euler-Poincaré qui les
152 distingue également.
Variations N-dimensionnelles sur des thèmes de Pythagore, Euclide et Archimède
encore :
R′ = 2−1/N R. (6.38)
On voit que lorsque N augmente indéfiniment, le rayon R′ se rapproche du
rayon R. Il est plus éloquent encore de considérer la coquille externe, com-
prise entre la boule interne et la boule externe, et de volume aussi égal à la
moitié du volume de la cette dernière. Plus la dimensionalité est élevée, plus
l’épaisseur R = R − R′ de cette coquille est faible par rapport au rayon R,
comme le montre le tableau 6.2.
TAB. 6.2 – L’effet de surface.
N 1 2 3 4 5 ... N≫1
R/R 0,5 0,29 0,21 0,16 0,13 ... ln 2/N ≪ 1
N 1 2 3 4 5 ... N≫1
√
aN /vN−1 2 π 4 3π/2 16/3 ... 2 πN
(3,14. . .) (4,71. . .) (5,33. . .) (≫1)
Une autre façon de voir les choses est la suivante. Soit une densité de
probabilité uniforme dans la boule unité de dimension N. Demandons-nous
quelle est la distance moyenne r̄N entre un point pris au hasard dans la boule
et son centre. Sa valeur est donnée, tout naturellement, par :
1
dr r AN (r)
r̄N = 0 1 , (6.40)
0 dr AN (r)
Si un hypercube de côté tendant vers zéro peut avoir le même volume que
l’hypersphère de rayon unité, c’est qu’il déborde de la sphère par tous ses
« coins », puisque les sommets de l’hypercube sont à la distance dN = N1/2 aN
du centre, toujours supérieure à l’unité, et qui tend d’ailleurs vers une
constante :
√
154 dN → d∞ = 2πe (N → ∞) (6.44)
Variations N-dimensionnelles sur des thèmes de Pythagore, Euclide et Archimède
5. Dimensionalité et orthogonalité
Terminons par quelques considérations géométriques élémentaires sur l’es-
pace euclidien EN à N dimensions, qui mettent en évidence. . . l’espace consi-
dérable dont on y jouit dès que la dimension devient grande. Pour le dire
simplement et naïvement, les vecteurs d’un espace de haute dimensionalité
tendent à être « de plus en plus indépendants » (ce qui est évident), et même
« de plus en plus orthogonaux » (ce qui l’est moins). De fait, les cosinus direc-
teurs de toute direction (par rapport à un système d’axes orthogonaux) devant
avoir l’unité pour somme, si leur nombre N est grand, la situation générique
sera celle où chacun de ces cosinus est petit, et l’angle correspondant voisin
de l’angle droit. Vérifions-le sur quelques cas particuliers intéressants. 155
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
5.1. Équiaxialité
Considérons un système de N axes orthogonaux dans EN , et appelons
« équiaxes » de ce référentiel les 2N−1 droites faisant des angles égaux avec
chacun des axes ; à 2 dimensions, les équiaxes sont les deux bissectrices de
l’angle entre les axes. Notons αN l’angle (aigu) entre un équiaxe et un axe de
référence ; on l’appellera « angle équiaxial » (figure 6.10). Le vecteur unitaire
porté par un équiaxe a donc ± cos αN pour projection sur chacun des axes de
référence, de sorte que l’angle αN est défini par la relation N cos2 αN = 1, soit
1
cos αN = √ · (6.46)
N
N 1 2 3 4 5 ... N≫1
αN 0 45◦ 54,7◦ 60◦ 63,4◦ ... ≈ π2 − √1
N
5.2. Isogonalité
D’un intérêt comparable est la figure, que nous appellerons « isogonale »,
156 formée dans EN par N + 1 droites faisant deux à deux des angles égaux. À deux
Variations N-dimensionnelles sur des thèmes de Pythagore, Euclide et Archimède
N 1 2 3 4 5 ... N≫1
βN 180◦ 120◦ 109,4◦ 104,5◦ 101,5◦ ... ≈ π2 + N1
14 – On note que la relation bien connue β3 = 2α3 , qui régit plusieurs aspects des symétries spatiales de
notre monde (par exemple en cristallographie), est tout à fait particulière au cas tridimensionnel.
L’équation Arc cos(N−1 ) = 2 Arc cos(N−1/2 ), dont la (seule) solution est N = 3, s’ajoute ainsi aux
autres particularités de notre espace, par exemple le fait que N = N(N − 1)/2(ce qui fait du produit
extérieur de deux vecteurs un « produit vectoriel »), ou N + 1 = 2N−1 (ce qui permet aux droites
équiaxiales d’être aussi isogonales). 157
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
5.3. Uniformité
Soient la sphère à N dimensions SN . Quelle est la distance angulaire
moyenne entre deux points pris au hasard sur cette sphère, munie de sa me-
sure uniforme ? Un simple argument de symétrie suffit à affirmer qu’il s’agit
d’un angle droit. Mais la répartition probabiliste de cet angle θ , soit ρN (θ ),
mérite attention. Paramétrons la sphère en coordonnées sphériques générali-
sées, soit :
Une intégration sur tous les angles donnerait évidemment l’aire de la sphère
SN calculée ci-dessus. Nous nous intéressons ici à l’angle que fait la direction
courante, prise au hasard, avec une direction fixe. Choisissons l’axe zénithal
Ox1 pour direction de référence ; c’est donc la variable aléatoire θ1 qui nous
intéresse. En intégrant sur toutes les autres variables angulaires, nous voyons
ainsi que la densité de probabilité cherchée, qui détermine la répartition aléa-
toire de l’écart angulaire entre deux directions quelconques, est donnée par
ρN (θ ) = K sinN−2 θ . (6.51)
Bibliographie
[1] Archimède, Œuvres complètes, vol. 1, La sphère et le cylindre, Mugler, C.
(Ed.), Les Belles Lettres, Paris, 1970.
[2] Coxeter, H.S.M., Regular polytopes, MacMillan, 1963.
[3] Coxeter, H.S.M., Donchian, P.S., A N-dimensionnal extension of Pythago-
ras theorem, Math. gazette 19, 206, 1935.
[4] Delahaye, J.-P., Le fascinant nombre Pi, Belin, 1999.
[5] Euclide, Elements, Livre XII.
[6] Heath, T.L., The thirteen books of Euclide’elements, Dover, New York.
[7] Snyder, J.-P., Flattening the Earth (two thousands years of map projec-
tions), Chicago University Press, 1993.
159
07 Espaces physiques : pluralité,
filiation, statut
Sylvain Fautrat
1. Introduction
La notion d’espace physique donne une occasion de visiter la probléma-
tique de la genèse et de la constitution des diverses formes de connaissance.
La présente étude défend plusieurs thèses portant sur le mode de formation
des constituants de connaissances qu’on peut appeler, selon les disciplines,
concepts scientifiques ou schémas cognitifs, ainsi que sur le mode de fonc-
tionnement de ces connaissances au regard de l’expérience. En résumé, cela
correspond à la question de savoir comment une recherche peut se constituer
en connaissance.
Les relations entre espace perçu par un individu et espace(s) des théories
physiques peuvent être reconsidérées en faisant entrer dans l’étude certains
apports des sciences cognitives. Cette question rejoint naturellement la ques-
tion plus générale du rôle des représentations humaines pré-scientifiques dans 161
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
être connu qu’au travers d’un schéma formel, via un certain processus d’appli-
cation. De leur côté, les schémas formels sont générés en présence de certains
cas d’application déjà rencontrés ou en cours d’introduction. Les deux enti-
tés entretiennent ainsi des rapports constitutifs dynamiques ; parallèlement,
comme on va le voir sur des exemples, deux couples de ce genre peuvent
s’influencer mutuellement. C’est sous cet auspice que se trouvent rapprochées
deux questions apparemment distinctes : celle du rapport entre théorie scien-
tifique et expérience et celle du rapport entre schéma cognitif et sensation.
Dans les deux cas, on n’a jamais affaire à une découverte à partir de rien, mais
à des entreprises de connaissance se constituant selon le même mode.
C’est dans cette perspective que les instances d’espace seront commentées
et que la question de la coexistence d’une multiplicité de notions d’espace sera
reprise en même temps que celle de leur articulation.
2. Quelques questions
2.1. Quelques instances d’espace
Si on se questionne à partir des mots « espace » et « physique » et qu’on
se demande à quels référents ils renvoient, on ne trouve pas des réponses
homogènes et encore moins une réponse unique.
Citons quelques exemples (liste non exhaustive) :
(a) espace visuel, espace auditif, etc. ;
(b) espace de la géométrie euclidienne ;
(c) espace de la Mécanique classique ;
(d) espaces-temps des Relativités restreinte et générale ;
(e) espace des états de la Mécanique quantique ;
(f) espaces de dimensions supérieures (supercordes).
Faisons quelques commentaires sur chacun.
Les sensations auditives, visuelles, tactile, musculaire, etc., prennent
place dans des espaces perceptifs (a). Ces sensations ne sont pas toutes in-
dépendantes – par exemple, je vois mon doigt toucher un verre et je sens le
contact avec le verre – si bien que l’on peut envisager, soit des espaces per-
ceptifs différents mais coordonnés de diverses manières, soit un seul espace
perceptif dans lequel toutes les sensations sont censées avoir leur place. Quoi
qu’il en soit, on a bien affaire à (au moins) un espace ; le qualificatif physique
se justifie en ce sens que les sensations sont couramment attribuées à des
causes appelées objets physiques. 163
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
L’espace euclidien (b) est souvent pris comme entité mathématique, pré-
sente la sphère intellectuelle, du raisonnement, de l’idéalité. Pourtant, les
contenus rationnels de l’espace euclidien (concepts, théorèmes) ont leurs pen-
dants pratiques. Ces résultats sont utilisés dans de nombreux corps de métier
non scientifiques (géomètres-arpenteurs, maçons, menuisiers, . . .) et dans la
vie courante.
La Mécanique classique (c), science rationnelle devenue également partie
intégrante de l’ingénierie, contient la notion d’espace euclidien comme partie.
C’est peut-être le premier exemple d’espace physique auquel de nombreux
physiciens penseraient.
Avec la Relativité restreinte (d), l’espace se voit couplé au temps pour
former l’espace-temps, lui-même couplé à la matière par la Relativité géné-
rale. À l’échelle locale, et même à l’échelle globale en relativité restreinte,
via un système de traduction (les transformations de Lorentz), pour chaque
référentiel l’espace euclidien est conservé.
En mécanique quantique (e), l’évolution des systèmes physiques est
conçue dans un espace défini mathématiquement (espace d’Hilbert), dont
les propriétés, en particulier le recours aux nombres complexes et le nombre
de dimensions, ne peuvent se réduire à celle de l’espace euclidien. L’espace
« classique » n’est pourtant pas absent du panorama quantique : il est là pour
fournir les valeurs possibles pour les variables de position (résultats de mesure
de position).
Avec les théories exploratoires actuelles de type supercordes (f), les enti-
tés physiques sont décrites dans un espace ayant plus de trois dimensions spa-
tiales. Les propriétés des dimensions supplémentaires sont aujourd’hui l’objet
d’études, mais d’ores et déjà on fixe comme règle que leur extension doit être
suffisamment limitée pour ne pas remettre en question la fameuse tridimen-
sionnalité spatiale. C’est un legs que chaque théorie semble recevoir de la
théorie précédente sans remise en cause.
y a-t-il entre cette échelle et les théories physiques qui, pour certaines, ne
parlent pas de la vie de tous les jours de l’homme ordinaire ?
Une autre question concerne les mathématiques. Quand on parcourt la liste
précédente, les théories semblent de moins en moins s’intéresser au perceptif
en même temps qu’elles intègrent une quantité croissante de mathématiques.
Ce déplacement progressif est-il le signe d’un changement de nature de la
représentation de l’espace ? Est-il lié à une opposition entre percepts et idéa-
lités mathématiques ? Doit-on penser avec H. Poincaré que nos conceptions
scientifiques de l’espace sont déterminées par des structures universelles et
mathématiques déjà inscrites dans notre esprit ?
3. Un modèle épistémologique2
Dans cette partie sont présentées des idées générales, à partir de l’analyse
de cas particuliers choisis dans les champs de la physique et de la psychologie
cognitive.
166 2 – Les idées de cette section seront développées dans une publication à venir.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
4 – Il convient de préciser que le barycentre, étant un point, ne suffit pas à définir complètement un
référentiel. Un point suffit pour fixer, par exemple, une origine du système de coordonnées spa-
tiales, mais il reste à préciser la direction de ces axes. Le mouvement de rotation correspondant se
réduit selon la même démarche que celle qu’on est en train de suivre pour le mouvement de trans-
lation, c’est-à-dire qu’il faut se donner des énoncés théoriques suffisamment avancés pour être mis
en correspondance avec des situations empiriques effectives : pendule de Foucault, gyroscope, etc.
Il s’agit ici de dégager un processus actif dans la connaissance, non de propager l’analyse sur toute
la physique ou toute la science.
5 – Il s’agit respectivement des référentiels dits : pour E1 , « terrestre » ou « géocentrique », selon la
manière de fixer l’orientation des axes (voir note 4) ; « héliocentrique » ou « de Copernic » pour E2 ;
« galactocentrique » pour E3 . 169
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
170
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
6 – En principe, toute perception peut être l’occasion d’une réflexion sur cette différence qui existe
entre ce qu’on peut appeler (trop) rapidement données sensorielles et ce qui est finalement perçu,
mais c’est avec des exemples simples préparés à cette fin qu’on se place plus facilement en position
de réflexion. Pour d’autres exemples visuels, on peut se reporter par exemple à [16].
7 – Tel ou tel modèle est-il « spontané » ? Une personne sans éducation géométrique, dont l’attention
n’a jamais été dirigée vers cette figure répertoriée, aura certainement peu de chance de voir un
cube plutôt que, par exemple, neuf traits positionnés de manière particulière. Il faut admettre
que, pour l’individu, le modèle de cube, ou la procédure de traitement de l’information qu’il re-
présente, résulte d’une histoire. Il faut envisager que dans cette histoire, qui va d’un départ où il
n’a jamais été question de cube jusqu’au moment où une vision claire et nette d’un cube (et ap-
paremment spontanée) est réalisée, s’inscrivent en fait des phases de création et de modification,
172 d’ajustements.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
173
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
8 – Mach [13],[12], chap. XX et XXII ; voir également les articles de M. Paty [17, 18]. 175
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
9 – Voir [21], chap. II à V ; [22], chap. IV et V. Voir également [19], livre II, chap. I ; [20].
10 – « Ce qui est l’objet de la géométrie, c’est l’étude d’un « groupe » particulier ; mais le concept général
de groupe préexiste dans notre esprit au moins en puissance . Il s’impose à nous, non comme forme
de notre sensibilité, mais comme forme de notre entendement. » [21], p. 93. « Dans notre esprit
préexistait l’idée latente d’un certain nombre de groupes ; ce sont ceux dont Lie a fait la théorie. »,
p. 107. « Je crois donc que si par espace on entend un continu mathématique à trois dimensions,
fût-il d’ailleurs amorphe, c’est l’esprit qui le construit, mais il ne le construit pas avec rien, il lui
176 faut des matériaux et des modèles. Ces matériaux et ces modèles préexistent en lui. » [22], p. 98.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
4.2.2. Commentaires
Exemple 7.2. Lorsque la nuit, nous regardons les étoiles, nous pouvons, soit
les voir comme disposées sur une sphère (la sphère des fixes des anciens), soit
les voir sans distances déterminées par rapport à l’observateur. Cela dépend
fortement des discours que nous aurons entendus et qui auront structuré nos
conceptions astronomiques.
des images rétiniennes. Les écarts sont importants ([28], p. 162 et 163) et,
de plus, dépendent de la consigne, c’est-à-dire de la manière de présenter ver-
balement au sujet ce qu’on lui demande de réaliser ([24], p. 131 et 132). Les
expériences de ce genre poussent à reconnaître que nous percevons visuelle-
ment les objets avec une idée de leur taille propre, ou pour dire autrement,
qu’une certaine taille « intrinsèque » est présente au sein de la perception.
Pour un objet donné, des estimations différentes de sa taille peuvent être
obtenues selon les conditions ; par exemple, si, dans la perception, une esti-
mation de l’éloignement de l’objet cible est possible (voir à ce sujet un peu
plus loin dans cette section), l’objet peut être vu avec une taille pratiquement
indépendante de cet éloignement (il y a « constance de taille »), comme s’il y
avait à chaque fois prise en compte, et donc suppression, de l’effet attendu de
diminution de taille apparente avec l’augmentation de distance. Selon une ap-
proche physicienne, la diminution de taille découle de constructions d’optique
géométrique et devrait être patente ; la perception suit d’autres logiques.
Exemple 7.4. N.R. Hanson ([9], chap. 1) considère J. Kepler et Tycho Brahé,
pris en tant que figures paradigmatiques de l’histoire de l’astronomie. Ils sont
convaincus, l’un que le Soleil est fixe et que la Terre se meut autour, l’autre
que c’est la Terre qui est fixe. Hanson envisage que ces deux observateurs ne
devaient pas voir la même chose lorsqu’ils tournaient chacun leur regard vers
notre Soleil, leur perception incluant sous une certaine forme leur conviction.
11 – Berkeley notait bien, en 1709, dans l’Essai d’une théorie nouvelle de la vision, que la distance entre
l’observateur et l’objet observé n’est pas donnée par la vision ; elle doit être dérivée. 179
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
12 – Voir [2], p. 71. F. Varela chap. VII montre aussi comment l’accommodation peut entrer dans l’ex-
plication d’un aspect de la perception visuelle (la constance de taille). L’explication repose sur la
considération du fonctionnement global du système nerveux ; elle est sans rapport avec l’hypothèse
qu’on trouve chez Poincaré selon laquelle une corrélation entre accommodation et convergence se-
180 rait constatée et utilisée.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
13 – Sous l’angle de l’étude du système nerveux, F. Varela formule les choses ainsi [27], p. 166 : « La
perception est un processus de compensation qu’effectue le système nerveux au cours d’une in-
teraction. Un espace perceptif est une classe de processus compensatoires qu’un organisme peut
subir. La perception et les espaces perceptifs ne reflètent pas les caractéristiques de l’environne-
ment, mais l’invariance de l’organisation anatomique et fonctionnelle du système nerveux au cours
de ses interactions. » Un peu plus loin : « L’organisme n’extrait pas la distance des caractéristiques
de l’environnement ; au contraire, par un processus de compensation des perturbations, il engendre
182 les distances perçues, comme un mode de comportement compatible avec l’environnement. »
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
avec, associée à l’objet, une espèce de forme absolue (il est rond ; il possède
des faces perpendiculaires ; etc.). De même, un objet connu peut être asso-
cié dans la perception à une taille sans qu’une réflexion intellectuelle digne
de ce nom n’intervienne. Ces propriétés perceptives ou cognitives préfigurent
les caractéristiques des corps indéformables de la géométrie métrique. On est
loin de l’opposition frontale que Mach et Poincaré concevaient entre espace
géométrique à concepts métriques et espace perceptif non métrique14 .
Avec l’habitude, un charpentier par exemple peut voir les poutres en bois
comme ayant chacune telle ou telle section (parmi les valeurs en usage dans
le métier), et ceci indépendamment de la distance à l’objet, qu’elle soit de
trois ou de dix mètres. Des compétences métriques de ce genre peuvent être
développées dans de nombreux secteurs d’activité. Naturellement, comme le
notait Mach, une pratique soutenue est nécessaire, et cette pratique doit
faire appel de manière répétée à des références métriques précises, telles des
échantillons de tailles connues ou des appareils de mesure. Du point de vue
des modèles formels de connaissance, un tel apprentissage correspond à un
enrichissement des modèles perceptifs par introduction de contenus issus de
la géométrie et de la physique.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement dans les corps de métiers que la géo-
métrie diffuse ; mêlée à des savoirs issus de la physique, on la rencontre en
de nombreuses occasions de la vie courante aussi banales que la lecture d’un
plan de rues ou des panneaux de signalisation routière, etc. (Aujourd’hui, il
est même difficile d’imaginer abstraire la géométrie de la vie moderne, tant
14 – Le cheminement de Poincaré va d’une situation problématique (espace représentatif et espace
géométrique sont séparés et incompatibles) qu’il décrit en détails, puis rencontre des notions
mathématiques (la théorie des groupes) qui constituent pour lui un mur derrière lequel il n’y a plus
rien à voir, un point où l’on peut cesser la quête. Or, on peut souligner que, d’une part, Poincaré ne
cherche pas à se donner l’espace « représentatif » le plus réaliste possible (contrairement à Mach) ;
d’autre part la géométrie à laquelle il pense est déjà réécrite sous une forme qui la subordonne
aux groupes de transformations ; on a donc affaire à un cadre préparé pour asseoir les arguments.
(Précisons que relever ici un certain mathématisme chez Poincaré – attitude par ailleurs assez
répandue – ne signifie pas déconsidérer le travail en question ; au contraire, ses efforts pour
conceptualiser et formuler des arguments ont produit des textes parmi les plus stimulants.) 183
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
notre habitat, les objets qu’on rencontre, nos déplacements, sont structurés
pour partie par la géométrie.)
Ainsi, si des modèles perceptifs ont pu avoir une influence sur la formation
des concepts géométriques, en sens inverse, ces derniers peuvent modifier, et
modifient effectivement les contenus perceptifs15 .
4.2.3. Conclusion
Certains traits, que l’on pourrait penser propres aux concepts géométriques
et à la réflexion intellectuelle, sont déjà partiellement présents dans la per-
ception. Dans la conception d’une origine de la géométrie, il faut sans doute
ouvrir plus la porte à la perception et moins au seul exercice du raisonnement.
De plus, le complexe « géométrie-physique », lorsqu’il a déjà pris corps,
peut à son tour intervenir dans la perception. Pour réemployer le mot de
Mach, les sensations ne sont pas données d’emblée en tant que système, il
faut des modèles pour les structurer. Pour un individu éduqué à la géométrie
et à la physique, des modèles issus de ces sciences participent également à
cette structuration.
15 – Les descriptions qu’on trouve dans la littérature sont en général linéaires et n’envisagent pas
d’effets de rétroaction. C’est bien le cas pour Poincaré : le mouvement est en sens unique, de la
sensibilité vers l’entendement.
16 – Remarquons que cette expression se rencontre à une époque où la géométrie est déjà assez avancée
184 en tant que système déductif ; elle ne dit rien sur les stades de développement très antérieurs.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
énoncé ouvrant sur une signification) sont multiples et aucune n’est vraiment
concluante. Dans la période grecque, on trouve par exemple [5] :
(1) est droit ce dont le centre fait écran aux deux extrémités ;
(2) la droite seule couvre une distance égale à celle qu’il y a entre ses
points ;
(3) de toutes les lignes de mêmes extrémités, la plus courte est la droite ;
(4) la droite est une courbe tendue à l’extrême.
Dans la première définition, l’optique est déjà sous-entendue derrière le mot
écran.
La deuxième et la troisième font appel à la notion de distance, qui de-
mande à être explicitée et qui porte ses propres difficultés. (Il s’agissait alors
de ne pas être à nouveau confronté aux incommensurables ; il faut également
éviter d’introduire dans la définition de la longueur la référence à une unité
qui, peu ou prou, serait déjà supposée rectiligne. En toute rigueur, il reste
aussi le problème de l’existence et de l’unicité du chemin minimal.)
La quatrième définition renvoie directement à un vécu empirique de l’élas-
ticité.
Le statut sommaire de la droite (par rapport aux conceptions postérieures)
se lit aussi dans la non-affirmation de son caractère infini ; tout au plus c’est
une des « demandes » d’Euclide de pouvoir prolonger toute droite actuellement
tracée entre deux points.
Finalement, la définition qui apparaît chez Euclide (une ligne droite est
celle qui est placée de manière égale par rapport aux points qui sont sur elle)
n’est pas plus éclairante. Pourtant, les démonstrations ne peuvent pas être
construites à l’aveuglette, et les significations, pour qu’elles puissent jouer
à la fois leurs rôles de guide et de vigile, doivent être complétées. D’où le
recours à des objets matériels, tels la règle et le compas, propres à porter
un peu plus loin le sens des mots « droite » ou « cercle » ; par l’intermédiaire
des constructions réglées qu’ils permettent, l’activité intellectuelle voit son
champ d’action se resserrer, se préciser.
Rentrons dans le détail au sujet d’une telle règle, en bois si l’on veut.
Puisque c’est sur elle que repose l’idée de droite, ou plutôt à ce stade, l’idée
de rectitude, il est essentiel, pour l’esprit et pour la production des figures,
qu’elle se distingue d’un bâton quelconque dont la rectitude ne serait pas as-
surée. Usuellement, on peut contrôler sa bonne rectitude en visant, à l’œil,
le long de l’arête servant à tracer les traits. Ce faisant, on utilise les rayons
lumineux ; d’une certaine manière, on fait entrer la lumière dans la fabrica-
tion de l’instrument. À cette occasion, la situation empirique qu’est la visée 185
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
optique informe la règle, la met en forme (au sens géométrique, mais aussi
au sens figuré en ce qui concerne la notion naissante de droite ; ici les deux
sens fusionnent). Se souvenant que c’est typiquement cette règle matérielle
qui sert à engendrer les figures géométriques offertes comme point de départ
à l’activité intellectuelle, aux raisonnements, à la production de nouveaux
contenus formels, on peut dire qu’en pensant aux théorèmes portant sur les
triangles et polygones abstraits, on pense autant à des théorèmes portant sur
des assemblages de rayons lumineux concourants.
Et, si les phénomènes optiques ont participé à la formation de la géométrie
en déposant leur empreinte dans les concepts initiaux, en retour la géométrie,
constituée en corps de doctrine organisé a fourni les matériaux conceptuels
pour étudier et formuler les lois de l’optique géométrique.
fallait, ainsi que cela a eu lieu pour d’autres lois de la nature, recourir
à des expériences, par exemple aux observations astronomiques. »
17 – À diverses occasions, ces deux tendances sont énoncées explicitement. Pour la géométrie, certains
auteurs militent du côté de conceptions empiristes (Clairaut, Eléments de géométrie, 1753 ; Camus,
Eléments de géométrie, 1764 ; on trouvera dans, entre autres, [8] des commentaires sur les ap-
proches de plusieurs de ces géomètres : Clairaut, Bertrand, Legendre, Gauss, Bolyai, Lobatchevski).
Chez d’autres auteurs, c’est au contraire l’autonomie du rationnel qui est prévaut.
Pendant de longues périodes chacun des deux pôles peuvent rester dans sa position retranchée,
sans véritable affrontement. Dans certains cas, comme l’arrivée de la Relativité, les deux positions
se rapprochent dangereusement. Effectivement, le cadre formel de cette théorie peut être reven-
diqué par le clan rationnel : espace et temps associés dans une variété (pseudo-)riemannienne de
dimension 4, de métrique à signature inhomogène, courbure locale dépendant de paramètres de
répartition de matière ; mais elle se présente aussi avec une validité éprouvée empiriquement (par
observation d’une étoile lors d’une éclipse de soleil, du mouvement du périhélie de Mercure). Il y
a nécessité d’un arbitrage : un discours va se faire jour, qui vante les vertus clarificatrices d’une
distinction tranchée entre géométrie « pure » (abstraite, mathématique) d’une part, et géométrie
« physique » d’autre part. (Voir : Einstein [4] ; [15], [23] par exemple paragraphe 3 ; [3], chap. 18).
Selon ce schéma, il n’y a pas une géométrie mais deux. Il revient à la première géométrie de gé-
nérer, selon un processus qui reste dans l’ombre, des structures formelles sans connnexion avec
l’autre sphère. La deuxième géométrie est en fait l’affaire des physiciens dont la tâche revient à
mettre en correspondance l’une ou l’autre des structures avec des faits empiriques. Cette mise en
correspondance peut bien être creusée épistémologiquement, mais on ne prévoit pas l’existence de
relations génétiques entre formation de la structure géométrique utile et mise en forme des faits
géométrico-physiques. Ce discours s’articulait avec la recherche, à la même époque, d’une forma-
lisation radicale des mathématiques. Du côté de la géométrie ainsi formalisée, droite, plan, etc.,
ne reçoivent plus de définitions visant la signification ; on cherche à les remplacer par des carac-
tères écrits et des règles d’écriture. On passe ainsi d’une « axiomatique matérielle » d’Euclide à une
« axiomatique formelle » (voir par exemple [6]). La présentation de la géométrie euclidienne qu’a
publiée D. Hilbert en 1899 [10] est l’une des étapes significatives de cette transition. Peut-on espé-
rer récupérer le contact avec les situations empiriques à la fin de la construction formelle ? Gonseth,
à l’occasion de l’étude de la reconstruction ensembliste, met bien en avant les limites inhérentes
à la construction purement formelle : poser seulement un formalisme ne pourra jamais générer de
significations extérieures ni constituer de définition implicite de quoi que ce soit d’extérieur ou
d’antérieur [7]. Il faut noter que l’abandon des significations extérieures par les mathématiques se
comprend aussi comme un déplacement des frontières, une redistribution des tâches, entre sec-
teurs scientifiques et cognitifs. Ainsi, les physiciens récupèrent les problèmes d’application et de
signification ; à eux de dire, dans les cas d’application externes au formalisme (c’est-à-dire ceux où
interviennent d’autres éléments que des symboles écrits), à quoi correspondent : une droite (qui,
dans cette culture mathématique, n’est plus ce qui est tracé par une règle), une géodésique, les
188 composantes d’un tenseur métrique, etc.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
4.5. Le raccordement
4.5.1. Origine du problème de raccordement
entre les deux types d’espace
D’un côté, l’espace décrit par la science peut être présenté comme
construit en partant de l’espace perceptif ; l’espace perceptif est alors pre-
mier logiquement par rapport à l’espace de la science. Mais, on pense aussi à
l’espace perceptif comme au faisceau d’une lampe torche qui explorerait un es-
pace global préexistant, commun à tous les individus connaissant ; dans cette
seconde description, l’espace de la science est premier chronologiquement.
Les antériorités logique et chronologique ne coïncidant pas, comment
concilier les deux approches ?
Pour clarifier, il faut mettre à jour de nouvelles différences entre ces deux
types d’entités.
C’est un fait que la manière de penser l’espace commun change selon
qu’on se réfère à telle théorie plutôt qu’à telle autre ; il suit en quelque sorte
l’histoire de la science. Ce n’est donc pas une entité déterminée ; or, lorsqu’on
dit qu’il préexiste, on entend une entité non contingente. Finalement, on ne
fait guère plus qu’imaginer un espace global, et d’une manière qui dépend de
la théorie en vigueur au moment considéré.
Seul l’espace perçu par l’individu est un véritable espace, c’est-à-dire pos-
sédant les caractères substantiels d’espace, et pas seulement avec des défini-
tions formelles énoncées dans des livres. Le sens spatial transite par le vécu
physiologique de l’individu. L’espace des théories physiques, lui, n’est pas en
premier lieu ressenti pas un individu ; il n’y a personne pour voir l’espace dé-
crit par la science, pas d’entité percevante pour qui l’espace de la science est
un espace de nature perceptive.
Ainsi, le mot espace ne recouvre pas la même idée dans les deux
expressions.
individu ; les modèles liés à des sons, des couleurs, un éblouissement vi-
suel, . . ., des propositions linguistiques, etc. De l’autre côté, il s’agit de cas
appartenant à la pratique scientifique, impliquant des objets communs, ou
qu’on travaille à rendre communs : planètes, cyclotrons, trains, appareils de
mesures, etc. (ces objets sont alors considérés dans le rôle dans lequel les
place telle théorie ; par exemple, l’avion en tant que cas d’application de la
Mécanique du vol, et non en tant que moyen de transport). Les cas d’applica-
tion pour ces deux types d’espace ne sont pas donc les mêmes, du fait même
qu’ils sont engendrés par des systèmes de modèles formels situés dans des
plans différents.
Dans les expressions « espace géométrique » ou « espace décrit par la
science », comment le mot espace se justifie-t-il ? Par un acte intellectuel,
nous projettons sur la notion théorique, rationnalisée d’espace, le sens spa-
tial que nous avons pu rencontrer dans le vécu physiologique. Il y a donc
emprunt de la qualité spatiale dans le domaine perceptif au profit du domaine
géométrique et physique. Au cours de l’histoire de la science, le transfert s’est
fait de proche en proche, au fur et à mesure de la construction de la science :
d’abord la géométrie, l’optique, . . ., la physique classique, puis la relativité,
la mécanique quantique, . . ., jusqu’aux théories d’essai actuelles. Il y a en
quelque sorte traçabilité du sens spatial. C’est d’ailleurs parce qu’ils partagent
de cettte manière le même sens spatial que des modèles scientifiques et des
modèles individuels peuvent s’influencer.
Nos différents mondes subjectifs étant distincts et séparés, on pourrait
s’étonner que les modèles que les différents individus se constituent pour eux-
mêmes lors de l’apprentissage d’une science présentent le plus souvent un bon
niveau de compatibilité (les physiciens se comprennent relativement bien).
Il faut se rappeler que les modèles formels scientifiques sont constamment
régulés au cours de l’activité sociale. On comprend que, dans une large mesure,
les mathématiques ou la physique puissent passer pour indépendantes de
l’individu considéré, sans que cela fasse problème.
coïnciderait avec celle définie par les contenus de nos modèles formels. Pour
cette raison, aucun des espaces ne peut être considéré comme reflet fidèle
d’une partie déterminée du monde, c’est-à-dire qu’aucun ne peut être dit ob-
jectif en ce sens.
On pourrait peut-être encore envisager que la série des différentes théories
portant sur l’espace, prises dans leur ordre historique de formation, converge
progressivement vers une éventuelle réalité spatiale. Selon ce schéma, une
théorie apparaissant à une certaine période devrait englober dans ses cas
d’application l’ensemble des cas d’application des théories antérieures. Or, nos
théories traitent plutôt de situations spécifiques, avec leurs concepts respec-
tifs, et ne se recouvrent que partiellement. (On connaît même la thèse épisté-
mologique de l’incommensurabilité selon laquelle les différentes théories ne
peuvent que s’ignorer mutuellement.) L’établissement d’une correspondance
est en général réalisé au prix d’une redéfinition des concepts qui doivent se
correspondre, et d’un redécoupage du domaine d’application des théories an-
térieures. Par exemple, pour donner à la mécanique relativiste la possibilité
d’être présentée comme englobant la mécanique classique comme cas limite
aux basses vitesses, il faut soutenir que la mécanique classique ne concerne
pas les vitesses arbitrairement élevées, bien que cette limitation soit en fait
d’origine externe et ne se lise nulle part dans son formalisme ; il faut aussi
oublier que les effets gravitationnels s’obtiennent dans les deux théories par
l’usage de concepts foncièrement différents (force active dans un cas, cour-
bure de l’espace-temps dans l’autre), que dans une même situation étudiée,
les référentiels qui sont déclarés inertiels ou non-inertiels ne sont pas les
mêmes dans les deux théories, etc. Finalement, on modifie l’objet-théorie afin
qu’il présente les ressemblances voulues. En fait, chaque théorie présente un
certain domaine de pertinence, que la théorie suivante, sans le remettre en
cause, peut éventuellement aider à préciser.
5. Conclusion
5.1. On peut accepter une démultiplication
dès lors qu’on dispose d’un modèle intégrateur
garantissant l’intelligibilité
Dans la conception de la connaissance comme découverte et description
d’un monde préstructuré, la coexistence de plusieurs théories traitant d’espace
ne peut au mieux être ressenti que comme une situation transitoire dont on
espère l’issue ; au pire, c’est un échec dans la recherche de connaissance vraie. 191
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Bibliographie
[1] Bkouche, R., Euclide, Klein, Hilbert, et les autres, in La rigueur et le
calcul, Cedic, 1982.
[2] Bonnet, C., Ghiglione, R., Richard J.-F., Traité de psychologie cognitive,
192 1, Dunod-Bordas, 1982.
Espaces physiques : pluralité, filiation, statut
194
Les théories spatiales
08 de Poincaré à l’épreuve
de l’Histoire classique
Christiane Vilain
1 – Nous en avions parlé plus longuement dans un article antérieur sur le même sujet [8], p. 149-167.
196 Nous n’y reviendrons donc pas non plus ici en détail.
Les théories spatiales de Poincaré à l’épreuve de l’Histoire classique
Mais nous voulons laisser de côté ici ces débats explicites trop connus par
ailleurs pour tenter de regarder de près comment l’appréhension des phéno-
mènes les inscrit, ou non, dans un espace. Or la notion même de « phéno-
mène » intéressant pour l’étude de la nature n’a rien d’absolu ni de définitif.
L’époque classique est « mécaniste » et privilégie les chocs, à la suite de
Descartes. Huygens est le premier à établir les lois générales des chocs élas-
tiques par une méthode « du navire en mouvement » qui le conduira à une
notion d’espace physique vide et indifférencié, totalement relatif, identique à
l’espace géométrique2 . Cela suffirait à confirmer sans discussions les thèses de
Poincaré. Mais ce travail de Huygens est trop spécifique, et trop mal compris
par ses contemporains pour représenter la physique du XVIIe siècle. Revenons
donc aux phénomènes en général. On n’observera plus le changement en gé-
néral puisque le choc en constitue le prototype, le modèle, mais il y a tout de
même un phénomène qui garde, à la suite des études galiléennes, une certaine
autonomie par rapport au mécanisme : c’est la chute des corps. Mersenne et
Huygens continuent à la traiter comme un phénomène continu, indépendant
de la physique des chocs. C’est donc à travers l’étude de la chute des corps
que nous allons maintenant mettre à l’épreuve nos interrogations sur l’espace.
2 – Nous avions également traité en détail ce sujet dans l’article [8] et n’y reviendrons pas ici. Huygens
utilise l’argument galiléen du navire en mouvement uniforme, dans lequel on effectue un choc
dont on connaît le résultat, pour observer depuis la berge le résultat d’un choc correspondant à
d’autres conditions initiales. Il en déduit l’ensemble des règles, et les lois de conservations que
nous connaissons aujourd’hui. Il a donc fait de l’invariance galiléenne une méthode qui permet
de trouver des lois, comme étant les seules possibles, et non plus seulement la possibilité du
mouvement de la Terre. 197
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
corps que l’on lâche ou jette soi-même plutôt que de considérer l’ensemble
des phénomènes naturels indépendamment de nous.
On observe également des jets de flèches, dont le mouvement persistant
conduit Buridan à la physique de l’impetus. Tout corps lancé persiste dans son
mouvement de lui-même et l’action du milieu ambiant tend plutôt à le freiner
qu’à l’accompagner dans son mouvement. De nombreuses expériences viennent
à l’appui de cette affirmation, dont certaines sont purement imaginaires déjà.
Ce qui importe est qu’il ne s’agit plus seulement d’observer les phénomènes
mais de les susciter pour tester une explication. La conclusion de Buridan lui
permet ensuite de considérer la chute libre et de déduire une augmentation
régulière de vitesse à partir du point de départ : si le corps garde naturelle-
ment la vitesse déjà acquise et que la gravité continue à agir, une nouvelle
vitesse s’ajoute continuellement et celle-ci ne peut qu’augmenter.
Qu’y a-t-il de plus alors chez Galilée au sujet de l’accélération de la
chute des corps ? Une mise en forme quantitative : si la vitesse croît comme
le temps, alors les distances parcourues sont comme les carrés des temps
(figure 8.1) ([3], p. 140-141).
lui donner une forme rigoureuse (figure 8.2)3 . L’espace BE parcouru pendant
le deuxième intervalle de temps et décomposé en un espace identique DE au
premier et un espace BD inertiel, qui serait parcouru à vitesse uniforme si la
gravité n’était plus là.
3 – Huygens s’est en fait intéressé à ce problème dès son plus jeune âge, en 1647, pour conclure dans
sa publication la plus importante, en 1673 ([5], p. 124-135). 199
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
repos. C’est de ce fait que l’on tire la conclusion suivante : non seulement la
gravité agit de la même façon en tout temps et en tout lieu, mais aussi quel
que soit le mouvement (uniforme) du corps sur lequel elle agit.
Tout cela, excepté la présentation proposée par Huygens, est assez connu.
Si nous l’avons rappelé c’est pour montrer que de la simple possibilité du
mouvement de l’individu, on déduit des lois de la nature : ce sont les seules
lois invariantes possibles. Huygens en déduira également les règles des chocs
élastiques, en effectuant par la pensée des chocs sur un navire en mouvement :
le résultat de l’expérience effectuée sur le navire est supposé connu mais le
spectateur qui se trouve sur la berge en voit une autre, dont il peut voir le
résultat, ou plutôt le déduire par simple composition des vitesses du résultat
qu’il connaissait préalablement.
L’observateur mobile établit donc des lois que n’aurait pu trouver un ob-
servateur immobile, qui voit pourtant tout aussi bien tomber, ou se choquer,
des corps. On peut rapprocher ceci du fait que l’on démontre, un peu plus
tard, des théorèmes de géométrie à deux dimensions à partir de figures à trois
dimensions.
L’espace de la chute des corps et des chocs est maintenant celui d’un
observateur qui se déplace : il est donc homogène et isotrope, bien que la
gravité elle-même fasse apparaître une direction privilégiée. L’invariance est
en effet la même le long de cette direction verticale, et les mouvements s’y
composent de la même façon qu’horizontalement. La direction verticale est
privilégiée pour l’action de la gravité, mais non pour les lois de la physique
en général. C’est ce qu’ajoute Huygens au discours de Galilée.
Toutes les machines simples font intervenir la gravité, qui n’existe évi-
demment pas en géométrie. Mais un pendule, un levier ou une pompe à vide,
fonctionnent de la même façon ici ou là, un peu plus haut ou un peu plus
bas, à condition cependant de ne pas monter sur le Puy de Dôme ! L’homogé-
néité et l’isotropie sont locales. La physique du XVIIe siècle peut justement se
caractériser par sa localité, propriété qui permet paradoxalement de la délo-
caliser puisque cela permet de dire que tout se passe de la même façon quelle
que soit la situation par rapport à la Terre ou à l’Univers. Il faut bien avoir
établi les lois locales pour en montrer les limites et l’on ne reviendra pas à
une description globale centrée sur la Terre ou sur le Soleil.
L’espace de Huygens est celui de nos relations avec des corps en mouve-
200 ment, il est relatif et indéfini ; on peut le dire « indifférencié ».
Les théories spatiales de Poincaré à l’épreuve de l’Histoire classique
général de pratiques nouvelles. Le regard se fait alors plus actif, plus unifi-
cateur, en liaison avec des pratiques diverses auxquelles il est lié, sans être
conditionné par des finalités précises. Il s’agit toujours de comprendre la na-
ture, mais cela peut se faire en la transformant, car cela ne modifie en rien
les principes premiers.
Bacon continue ainsi : « C’est pourquoi toutes les expériences des arts
mécaniques, toutes celles qui relèvent de la partie opérative des arts libé-
raux, toutes les expériences de ces nombreuses activités pratiques auxquelles
manque encore le lien d’un art défini, s’y trouvent consignées. [. . .] car la
nature des choses se livre davantage à travers les tourments de l’art que dans
sa liberté propre. » ([2], p. 83.)
On ne peut être plus clair, et la critique constante que Bacon fait de
la perception montre que l’activité, les pratiques, sont pour lui les vraies
sources de connaissances même si leur but premier était l’amélioration de la
vie humaine.
On a beaucoup critiqué la tendance à considérer Bacon comme le repré-
sentant, le porte-parole, de la nouvelle science. Galilée ne le connaît sans
doute pas. Descartes l’a lu, mais ne s’y réfère pas. Quand à l’influence de ses
textes sur la Royal Society de Londres après 1660, c’est une autre histoire. On
peut cependant considérer que Bacon se fait l’écho d’une pensée générale qu’il
est le seul à exprimer d’une façon aussi explicite. L’ensemble de son système
lui est sans doute assez personnel, mais les phrases que nous avons données
nous semblent emblématiques et pourraient avoir été proférées par Galilée.
Il ne sera jamais dit que cette activité, l’art des artisans, inscrit la re-
présentation des phénomènes naturels dans un espace homogène et isotrope,
un espace de type géométrique. Une telle affirmation n’aurait aucun sens à
l’époque. L’affirmation même par Galilée de la nature géométrique des carac-
tères du livre qu’est l’Univers ne nous dit rien de tel. Nous préférons en tout
cas expliquer ici la géométrisation de la chute des corps par une pratique que
par une décision qui serait de l’ordre du discours.
Le discours cartésien renvoie par ailleurs d’avantage à l’activité intellec-
tuelle du sujet qu’à son activité pratique ou sa mobilité. Il en est de même
de la Logique de Port-Royal, écrite en 1662, d’inspiration nettement carté-
sienne [1]. La « géométrisation du mouvement » par Descartes ne réside que
dans l’assimilation de la matière à l’étendue, sans aucun appel à un espace
vide comme scène sur laquelle se dérouleraient les mouvements.
La géométrisation effective du mouvement par Galilée, Huygens et
Newton, son inscription dans un espace géométrique s’effectue cependant 203
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Bibliographie
[1] Arnauld, A., Nicole, P., La logique ou l’art de penser, coll. Tel, Gallimard,
1992.
[2] Bacon, F., Novum organum, Trad. française et notes Malherbe M. , Pousseur
J.-M., PUF, 1986.
[3] Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, A. Colin, 1970.
[4] Galilée, Dialogue sur les deux systèmes du monde, Trad. française Fréreux
R. avec le concours de F. De Gandt, Seuil, 1992.
[5] Huygens, C., Horologium oscillatorium, in Œuvres complètes, vol. XVIII,
Société hollandaise des sciences, La Haye, 1889-1950.
[6] Mariotte, E., Essay de Logique, textes revus par Picolet G., avec la collab.
d’A. Gabbey, Fayard, 1992.
[7] Poincaré, H., La science et l’hypothèse, 1902, Flammarion, 1968.
[8] Vilain, C., L’espace classique, Acta Cosmologica, fasciculus XXIV-1, 1998,
149-167.
204
09 Espaces mathématiques,
espaces philosophiques
Jean-Jacques Szczeciniarz
Nous restons marqué par la question posée par un de nos éminents colla-
borateurs : « Jusqu’où la reconstitution de la vie de la Rome antique peut-elle
aller dans l’exactitude ? Existe-t-il un théorème de limitation en sciences hu-
maines fondées sur la structure physique du temps ? » Cette question qui reste
ouverte mérite à elle seule une autre session qui deviendrait alors la session
du peplum.
1. Introduction
Il existe certainement une question que pose l’espace. Notre perception
suppose une appréhension dans des conditions contraignantes, il y faut tou-
jours une forme de l’extériorité. L’espace est ce par quoi il peut se former
de l’extériorité. Nous pouvons nous représenter mentalement cette extério-
rité, elle conditionne toute appréhension de nos objets, ce par quoi des
formes même peuvent leur être attribuées. La question classique que nous
allons poser est la suivante : l’apparition et le développement des structures
mathématiques grâce auxquelles nous avons conçu les contraintes qui gou-
vernent notre façon de situer, de déplacer des objets dans cette forme ou par
cette forme d’extériorité, nous ont-ils éclairé sur la nature de l’espace ? Ou
au contraire n’ont-ils fait que nous permettre de prélever certaines propriétés
de l’espace, par exemple dans certains cas son homogénéité ? Ces propriétés
que nous désignons, au moins pour les construire, en les formalisant, font-
elles connaître l’espace dans sa structure essentielle ? Ou bien assimilons-nous
faussement ces particularités locales à tout l’espace, en globalisant indûment,
ou en les considérant comme un aspect irréductible de l’espace ? N’avons-nous 205
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
pas pris pour une définition ce qui n’est au fond qu’une construction abstraite
permettant une certaine forme d’exploration qui reste à la surface de cette
extériorité ?
Chaque fois qu’une réflexion sur l’espace démarre, elle pose toujours son
concept comme une sorte d’irréductible, comme une chose en soi, que les
concepts de la science ne sauraient réduire. Comme pour les concepts majeurs
de la philosophie, la matière, le temps, le concept philosophique de l’espace
ne peut être construit par les sciences et plus particulièrement les mathéma-
tiques.
Ce problème est thématisé par toute philosophie, et de façon particuliè-
rement puissante par celle de Kant. Les affirmations philosophiques sont des
affirmations de spécificité ou d’irréductibilité des concepts philosophiques
aux théories scientifiques qu’ils impliquent pourtant. Pourquoi ? Parce qu’il
est toujours question, dans les réflexions sur l’espace, de la façon dont une
pensée se déploie dans ce qui n’est pas elle, dont elle s’efforce de maîtriser ra-
tionnellement sa situation, d’intervenir, ou au contraire dont elle s’arrête dans
un repos contemplatif ; l’espace est toujours ce dans quoi je suis, un conte-
nant dans lequel je suis immergé, qui dépasse et appelle en même temps une
structuration conceptuelle. Il a souvent été conçu comme pré-mathématisé,
ou bien comme de l’ante-mathématique ; il paraît incontestable que c’est la
forme à travers laquelle je suis en rapport avec l’extérieur, mais c’est aussi à
travers le concept d’espace que je conçois, comme dit Hegel, la quantité in-
différente précisément dans ce qu’elle comporte d’extériorité. Il est nécessaire
de commencer par aborder l’indifférence du quantitatif, l’espace suppose un
rapport insupressible à la quantité. Mais dans cette optique encore, l’espace
semble condamné à rester sur le seuil de la formalisation. Il peut éventuel-
lement l’alimenter, il reste une matière inépuisable que n’entament pas les
concepts reproduisant ses propriétés.
Cet article sera consacré à cette question examinée d’abord à travers le
concept kantien d’espace, puis à travers le changement de point de vue, ra-
dical selon moi, produit par l’intervention de la géométrie et de l’algèbre de
la fin du XIXe siècle : nous devons concevoir l’espace d’abord et surtout à tra-
vers le concept de groupe de transformations. Mais je maintiendrai toujours
cette question : pour concevoir et se représenter la notion même de trans-
formation ne faut-il pas s’être donné déjà un certain concept d’espace pour
que soit construite et réalisée la transformation ? Il y a l’espace que permet
de concevoir la transformation elle-même, l’espace qui rend possible cette
206 transformation, et l’espace auquel permet d’accéder le concept de groupe de
Espaces mathématiques, espaces philosophiques
2. L’espace de Kant
L’espace est une forme a priori de notre intuition, et il est possible de le
décrire. Il faut entendre par là que l’espace n’est pas de nature intellectuelle
ou conceptuelle. Il est un irréductible intuitif, par quoi nous avons rapport
immédiatement et dans une certaine forme à l’extériorité. Le fait qu’il soit non
réductible au concept se prouve pour Kant par ses spécificités. Il est infini ce
que ne peut être le concept, il est un tout donné d’abord par quoi sont ensuite
appréhendées les parties. Et surtout il est pour Kant tridimensionnel. Enfin il
possède, dans son appréhension, la distinction irréductible de la droite et de
la gauche. Je dois insister sur la remarque suivante : il reste selon moi toujours
vrai aujourd’hui dans les mathématiques que la tridimensionnalité comporte
une spécificité importante ; même R3 n’est pas exactement Rn pour n = 3. De
même que la différence de la droite et de la gauche reste une propriété qui est
explorée différemment mais qui se propage à travers toutes les dimensions.
Ce sont ces formes disparates de l’intuition que je laisserai se détacher tout
au cours de cet article.
Kant appelle exposition métaphysique la représentation claire, quoique,
non détaillée de ce qui appartient à un concept, et c’est à cette exposition
qu’il se livre dans la première partie de l’Esthétique transcendantale elle-même
première grande subdivision de la Critique de la Raison pure.
L’espace n’est pas un concept empirique dérivé d’expériences extérieures.
Pour que je puisse rapporter certaines sensations à quelque chose d’extérieur
à moi ; et de même pour que je puisse me représenter les choses comme
en dehors et à côté les unes des autres et par conséquent comme n’étant
pas seulement différentes mais placées en des lieux différents, il faut que la
représentation de l’espace soit déjà posée comme fondement. L’espace est une
représentation externe a priori qui sert de fondement à toutes les intuitions
externes. C’est à ce titre que l’espace n’est pas un concept discursif mais une
forme de l’intuition pure. Toutes ces affirmations demandent des explications.
Kant sépare de la pensée l’intuition, qui est la faculté par laquelle nous
nous rapportons immédiatement au monde extérieur. Le monde extérieur est 207
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
ainsi une donnée, mais nous devons la reconquérir en exposant les conditions
par lesquelles la perception de ce donné est possible. Il procède à une analyse
dans ce dessein, mais il suppose que l’on peut, par son intermédiaire, isoler
dans la pensée une faculté distincte des autres qui est l’intuition.
Distinguons à la suite de Kant matière et forme. « De toutes les intuitions,
aucune n’est donnée a priori, si ce n’est la simple forme des phénomènes :
espace et temps. . . Mais la matière des phénomènes, ce par quoi des choses
nous sont données dans l’espace et dans le temps, ne peut être représentée
que dans la perception, donc a posteriori. » (T.P. 572.)
« Cette faculté d’intuition a priori ne concerne pas la matière du phéno-
mène, c’est-à-dire ce qui est sensation en lui, car c’est là l’élément empirique,
mais seulement sa forme. » (Prolégomènes § 11, G. 46.)
« Cette forme pure de la sensibilité peut encore s’appeler intuition pure.
Ainsi quand je détache de la représentation d’un corps ce qui en est pensé
par l’entendement, comme la substance, la force, la divisibilité, etc. et aussi
ce qui appartient à la sensation comme l’impénétrabilité, la dureté la couleur,
etc., il me reste pourtant encore quelque chose de cette intuition empirique :
l’étendue et la figure. Celles-ci appartiennent à l’intuition pure qui réside
a priori dans l’esprit, même indépendamment d’un objet réel des sens ou de
toute sensation, en qualité de simple forme de la sensibilité. » (T.P. 64.)
L’intuition est sensible, on ne le répétera jamais assez. C’est là une des
grandes thèses kantiennes. Au sens où il n’est pas pour Kant possible que nous
disposions d’une intuition intellectuelle par laquelle nous pourrions appré-
hender conceptuellement et immédiatement un objet intellectuel. En ce cas,
selon Kant, nous serions en position non pas de récepteurs passifs, comme
c’est le cas lorsque nous recevons les sensations du monde extérieur, mais
en position de créateurs actifs, ce que nous ne sommes évidemment pas.
La forme de l’intuition n’est pas un objet car elle n’est pas un phénomène.
Mais c’est — en simplifiant — le cadre où les phénomènes prennent place.
Elle n’est pas perçue mais appartient à la constitution de la sensibilité. « La
simple forme de l’intuition, sans substance, n’est pas un objet en elle-même,
mais la simple condition formelle de cet objet (comme phénomène), comme
l’espace et le temps pur, qui, tout en étant quelque chose en qualité de formes
de l’intuition, ne sont pas eux-mêmes objet d’intuition (ens imaginarium). »
(T.P. 288.)
Dans l’Introduction à la Critique de la Raison pure, Kant indique comment
obtenir la forme spatiale en décomposant la représentation d’un corps. « Enle-
208 vez peu à peu du concept expérimental que vous avez d’un corps tout ce qu’il
Espaces mathématiques, espaces philosophiques
4. L’intuition disparaît-elle ?
La question de l’espace se pose-t-elle encore si l’on tient compte des
transformations de son concept mathématique ?
Si je reprends les profondes analyses de Vuillemin sur Riemann, il appa-
raît clairement que la forme intuitive de l’espace telle que la défendait Kant
est recouverte par des déterminations de nature conceptuelle. On sait que
Riemann introduit le concept de mutiplicités n-fois étendues1 . Il faut faire
le départ entre les axiomes concernant les grandeurs n-fois étendues et ceux
qui concernent les relations métriques entre ces grandeurs. Lorsque Riemann
parle de multiplicités, il spécifie que les relations métriques « ne peuvent être
1 – Riemann conçoit la quantité n-fois étendue comme injectable dans Rm (m plus grand que n). Mais
il ajoute qu’une quantité n-fois étendue peut être conçue comme composée de pièces dont chacune
peut être appliquée injectivement sur une partie de Rn . Riemann conçoit également ce que nous
appelons le concept d’atlas. Il explore de façon plus intuitive comment une variété de dimension
n + 1 peut être construite à partir d’une variété de dimension n et une variété de dimension un. Et
comment une variété de dimension n peut se décomposer en sous-variétés de dimension n − 1 et
un [8]. 213
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
substitution x = x0 . D’où l’axiome suivant qui pose qu’il existe une fonction
(x1 , . . ., xn ; x10 , . . ., xn0) telle que, pour xν = xv0 ,
µ=n
∂
d = dxµ = 0 (9.1)
µ=1
∂xµ
µ,ν=n
∂ 2
d2 = dxµ dxν > 0. (9.2)
µ,ν=1
∂xµ ∂xν
puisse mesurer une distance dans l’espace physique. Il existe une formula-
tion mathématique du problème de Helmholtz. Il faut donner une formula-
tion mathématique de l’idée que l’existence d’un corps est indépendante de
sa situation dans l’espace. Tout corps géométrique placé dans une situation
arbitraire peut être copié isométriquement en un point quelconque et une
direction quelconque. De telles copies sont réalisables dans une variété de
courbure constante « car les relations métriques y sont exactement les mêmes
autour d’un point dans toutes les directions que dans les directions autour
d’un autre et donc toutes les constructions peuvent être effectuées à partir
de l’un ou l’autre » [8]. Riemann étend ainsi la notion de courbure gaussienne
à une variété à n dimensions. La mesure de l’élément d’arc devient, dans la
dissertation riemannienne,
dxν2
ds2 =
ν
·
K 2
1+ xµ
4 µ
par Riemann comme un axiome. » ([11], p. 414.) Je cite les six axiomes de
Helmholtz.
H1 Axiome de continuité et de dimension : « L’espace à n dimensions est
une multiplicité n-fois étendue, c’est-à-dire que l’élément particulier déter-
miné en lui, le point, est déterminable par la mesure de grandeurs variables
quelconques, continues et indépendantes les unes des autres (coordonnées)
au nombre de n. Chaque mouvement d’un point est donc accompagné d’un
changement continu de coordonnées. Si les exceptions devaient se présenter,
dans lesquelles, ou bien le changement fut discontinu, ou bien aucun chan-
gement dans l’ensemble des coordonnées n’eut lieu en dépit du mouvement,
ces exceptions seraient cependant limitées à quelques lieux bornés par une ou
plusieurs équations (donc à des points, des lignes, des surfaces, etc.), qu’on
peut immédiatement exclure de la recherche. »
H2 Axiome de l’existence des corps rigides mobiles. Avec la définition sui-
vante de corps solide : « Entre les n coordonnées de chaque paire de points,
qui appartient à un corps indéformable, il y a une fonction indépendante
du mouvement de ce dernier, qui est la même pour toutes les paires de
points congruents. Des paires de points sont congruentes quand elles peuvent
coïncider simultanément ou successivement avec la même paire de points de
l’espace. »
H3 Axiome de la libre mobilité des corps solides, qui se décompose en :
H31 : Axiome des invariants essentiels. Tout point peut être mu dans une
autre position. Quand un point est fixe, un autre point quelconque peut
prendre ∞2 positions. Quand deux sont fixes, un autre peut prendre
∞ positions. Et, quand trois points sont fixes, aucun mouvement n’est
possible.
H33 Axiome de l’invariant unique entre deux points. Lorsque les m points
P1 , . . ., Pm, sont fixes entre les n coordonnées d’un autre point quel-
conque P, il doit y avoir précisément m équations et m seulement. Cet
axiome a pour conséquence que deux points ont un invariant et un seul.
H4 Axiome de la monodromie. Si n − 1 points d’un corps quelconque de-
meurent fixes, en sorte que tout autre point est assujetti à décrire une certaine
courbe, cette courbe est fermée.
Helmholtz ajoute dans un second article les deux nouveaux axiomes.
H5 L’espace a trois dimensions.
H6 L’espace est infini.
En suivant les analyses de Vuillemin on constate que la traduction par Lie
des axiomes de Helmholtz donne le résultat suivant. 219
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
D’autres groupes que ceux qui caractérisent les trois géométries sont pos-
sibles. Lie et Poincaré ont complété, et même résolu de façon complète, la
question de la caractérisation des trois géométries dans le langage de la théo-
rie des groupes. De façon que les trois groupes (groupe des mouvements eu-
clidiens et groupes des mouvements non-euclidiens) soient distingués de tous
les autres groupes possibles de mouvements d’une multiplicité numérique ([3],
vol. 3, p. 397).
Poincaré a résumé ainsi l’œuvre de Lie ([6], vol. 11, p. 92-113). « Il a cher-
ché de quelle manière peuvent se combiner les divers mouvements possibles
d’un système quelconque, ou plus généralement les diverses transformations
possibles d’une figure. Si l’on envisage un certain nombre de transformations
et que l’on les combine ensuite de toutes les manières possibles, l’ensemble de
ces combinaisons formera ce qu’il appelle un groupe. À chaque groupe corres-
pond une géométrie, et la nôtre, qui correspond au groupe des déplacements
d’un corps solide, n’est qu’un cas très particulier. Mais tous les groupes que
l’on peut imaginer possèderont certaines propriétés et ce sont précisément ces
propriétés communes qui limitent le caprice des inventeurs de géométries ; ce
220 sont elles d’ailleurs que Lie a étudiées toute sa vie. »
Espaces mathématiques, espaces philosophiques
7. Conclusion
Avec l’axiome des dimensions, du plus court chemin (géodésique) et celui
de l’impossibilité de faire abstraction de l’espace, la théorie de Kant a anticipé,
selon Vuillemin, les trois axiomes de Helmholtz : axiomes des dimensions, de
la libre mobilité des figures et de l’invariance de la distance pour le groupe des
déplacements. Mais la difficulté principale de la doctrine tient à son concept
d’intuition. « Elle n’intervient pas nécessairement dans les démonstrations
géométriques, elle n’appartient pas à la signification intrinsèque des axiomes
et, si elle peut servir d’adjuvant pour la représentabilité des propositions, elle
ne permet de distinguer Euclide qu’à la condition d’être complète et normale »
(au sens général où les objets y intervenant, les fonctions sont continues ainsi
que leurs dérivées premières) ([11], p. 414). Je voudrais terminer en nuançant
la réponse de Vuillemin.
L’intuition sensible kantienne peut-elle se déplacer suffisamment pour
conserver une effectivité ? Cette question reste interne à la philosophie. Car
même si je fais des mathématiques, je suis amené à prendre des décisions
métaphysiques. Elles ne font ici que se déplacer : l’intuition kantienne doit
pouvoir se déplacer, et au prix d’un démembrement des facultés, continuer de
jouer son rôle en remontant dans la théorie des groupes.
Si l’on considère quelques-uns des aspects de la Théorie des groupes que
j’ai rappelés, on peut se demander comment y faire jouer des formes de l’in-
tuition ? Nous avons affaire à une extraction d’opérations thématisées à un
certain niveau d’abstraction. Ces opérations se composent, se neutralisent et
supposent l’existence d’une opération neutralisée.
Dans tous ces cas, nous gardons à disposition des « tracés » représentés
abstraits. Il y a, dans la déduction même, une trajectoire tracée. Il reste des
formes de combinaisons qui respectent leur neutralisation possible. Je tiens
qu’il y a là une forme nécessaire de réflexion, réflexivité. Mais le fait d’aller
dans un sens, et de pouvoir revenir sur ses traces, fait appel à ce mouve-
ment descriptif dont Kant a donné une présentation dans la Méthodologie.
De même, trouver des opérations qui respectent ces contraintes (opérations
de groupe) et qui laissent invariants les objets sur lesquels elles travaillent,
permet de mettre en œuvre une autre forme intuitive correspondant à l’espace.
Il me semble que cette recherche possède une signification qui correspond
à l’établissement de formes de stabilité dans l’espace, mais qui constituent
ou reconstituent l’espace. C’est de cette manière qu’elles nous livrent une
substantialité de l’espace mais, si je puis dire, une substantialité intrinsèque 223
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
qui y puise une matière intuitive. Ce que Kant nous apprend même encore dans
le travail algébrique et géométrique, c’est que l’intuition doit remonter dans le
concept lui-même, qu’elle devient ainsi un support constituant du formalisme
dans lequel elle remonte.
Bibliographie
[1] Helmholtz, H., Über den Ursprung, Sinn und Bedeutung der geometri-
schen Sätze, Wiss.AGh., Band II, p. 214–224, 1878, Trad. On the Origin
and Signifiance of Geometrical Axioms, in the Work of Mathematics, J.R.
Newman (Ed.), vol. I, Simon and Schuster, New York, 1956, p. 647–668.
[2] Kant, I., Critique de la raison pure, Trad. fr. Tremeseygues A., Pacaud B.,
PUF Paris 1944.
[3] Lie, S., Engel, F., Theorie der Transformationsgruppen, 3 vol., Teubner
Leipzig (vol. 1, 1888, 2, 1890, 3, 1893).
[4] Poincaré, H., Les fondements de la Géométrie, Bull. Sciences mathéma-
tiques, 2e série, tome 26, p. 249–272 (sept. 1902).
[5] Poincaré, H., Science et hypothèse, Flammarion, Paris, 1902.
[6] Poincaré, H., Les fondements de la géométrie, in Œuvres, 11 vol.,
Gauthier-Villars, 1916-1956.
[7] Riemann, B., Gesammelte Mathematische Werke und Wissenschaflicher Na-
chlass, herausgegeben unter Mitwirkung von R. Dedekind und H. Weber,
zu Aufl. von H. Weber, Nachträge herausgegeben von M. Nœther und
W. Wirtinger, Dover, New York, 1953.
[8] Riemann, B., Œuvres Mathématiques, Trad. L. Laugel, Gauthiers-Villars,
Paris, 1808.
[9] Toretti, R., Philosophy of Geometry from Riemann to Poincaré, D.
Reidel Publishing Company, Dordrecht Holland / Boston / USA London ;
England, 1978.
[10] Vuillemin, J., Physique et métaphysique kantienne, PUF, Paris, 1955.
[11] Vuillemin, J., La philosophie de l’algèbre, PUF, 1962.
224
10 Fluctuations du vide quantique
Serge Reynaud, Astrid Lambrecht, Marc-Thierry Jaekel
1. Introduction
La question de la relativité du mouvement a joué un rôle essentiel dans
la naissance de la physique moderne au XVIIe siècle. Galilée a souligné que
le mouvement à vitesse uniforme ne pouvait être distingué du repos mais,
également, que cette propriété n’était vraie que lorsque la résistance oppo-
sée par l’air au mouvement pouvait être ignorée. Dans les Discorsi, il discute
longuement les effets de trainée dans l’air, phénomène essentiel dans toute
expérience faisable à son époque. C’est seulement en considérant, par la pen-
sée, le cas idéal où la trainée ne se fait plus sentir que Galilée parvient à
définir l’espace physique où doivent être analysées les lois de la chute des
corps [1]. Newton insiste encore sur cette problématique en montrant dans
les Principia que le mouvement des planètes ne serait pas ce qu’il est si la
force de trainée avait un effet sensible [2]. Ceci lui permet d’affirmer que l’es-
pace interplanétaire est vide, dans le même sens que les enceintes vidées par
pompage dans les expériences faites alors par Pascal, von Guericke ou Boyle
dans la foulée des pionniers, Torricelli et, là encore, Galilée.
La physique moderne pose donc une problématique du vide qui reprend les
notions logiques défendues par les atomistes anciens et critiquées par leurs
contradicteurs [3]. Le mouvement existe et ce simple fait d’évidence nous in-
vite à penser un espace dans lequel se déroule ce mouvement. Cet espace a
pour propriété essentielle de ne pas s’opposer au mouvement, d’où la notion
de vide. Mais ce raisonnement repose paradoxalement sur des propriétés né-
gatives, ce qui pose la question du statut même du vide. Les débats engendrés 225
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
par cette question sont nombreux et ils recoupent d’autres questions portant
sur la nature de l’espace avec de multiples alternatives [4]. On connait bien la
critique de l’espace absolu de Newton [5] et son aboutissement dans la théorie
einsteinienne de la relativité [6, 7]. Parallèlement se déploie la critique d’une
autre idéalisation classique de l’espace, tout aussi essentielle dans la physique
newtonienne, celle d’un espace absolument vide (références dans [8]).
Après le développement de l’électrodynamique, et en particulier après les
équations de Maxwell, l’espace classique est le cadre dans lequel on comprend
non seulement les lois du mouvement mécanique mais aussi les lois de pro-
pagation du champ électromagnétique. Dans la physique classique, on peut
considérer la limite idéale d’un espace absolument vide aussi bien de matière
que de champ. Cette idéalisation est remise en cause par la découverte du
rayonnement du corps noir, un phénomène essentiel dans le développement
de la physique statistique classique [9]. Ce rayonnement électromagnétique,
présent dans tout l’espace, a des effets observables par la pression qu’il exerce
sur les parois réfléchissantes ou la force de friction qu’il oppose à une surface
en mouvement.
C’est précisément pour expliquer ces propriétés que Planck propose en
1900 la première loi quantique [10]. Dans les termes utilisés aujourd’hui, qui
ne sont pas exactement ceux de Planck [11], cette loi associe un nombre
entier n de photons à tout mode du champ électromagnétique, c’est-à-dire à
toute solution libre des équations de Maxwell. Utilisant la combinatoire de
Boltzmann, Planck calcule l’entropie associée à la distribution de ce nombre
et en déduit l’énergie moyenne E dans un mode de fréquence ω comme le
produit d’une énergie élémentaire h−ω par un nombre moyen n de photons
1
E = nh−ω n= −
· (10.1)
hω
exp kB T −1
La différence entre les deux lois de Planck est justement ce que nous appelons
aujourd’hui les « fluctuations de point zéro » qui subsistent à la limite d’une
température nulle.
Les raisonnements de Planck ne sont plus considérés comme corrects au-
jourd’hui [13]. Mais ses résultats ont été pris au sérieux par de nombreux
physiciens dès 1912. Einstein et Stern notent dès 1913 que la deuxième loi,
contrairement à la première, tend vers le résultat classique attendu à haute
température [14]
1 − 1
+ n hω = kB T + O T → ∞. (10.3)
2 T
Debye insiste dès 1914 sur de possibles conséquences observables des fluc-
tuations de point zéro dans le mouvement atomique, en discutant leur effet
sur les intensités des pics de diffraction [15] tandis que Mulliken a fourni en
1924 les premières preuves expérimentales de ces fluctuations en étudiant des
spectres vibrationnels de molécules [16].
Signalons que Planck, comme la plupart des physiciens qui s’intéressaient
à ces problèmes à cette époque, préférait attribuer les fluctuations quan-
tiques aux oscillateurs matériels plutôt qu’au rayonnement. Une exception
bien connue est celle d’Einstein affirmant dès 1905 la quantification de la
lumière [17] et exploitant dès 1907 l’analogie entre oscillateurs matériels et
rayonnement pour expliquer les chaleurs spécifiques « anormales » [18]. Appa-
remment, Nernst est le premier à avoir affirmé clairement que les fluctuations
de point zéro existaient également pour les modes du champ électromagné-
tique, avec la conséquence inéluctable que l’espace classique absolument vide
n’était plus atteignable, même à température nulle [19]. Alors que la pre-
mière loi décrit une cavité entièrement vide à température nulle, la deuxième
loi indique qu’il reste à cette limite des fluctuations de champ qui corres-
pondent à la moitié de l’énergie d’un photon par mode. Nernst en déduisait
d’ailleurs que la théorie quantique devait affronter une difficulté grave, que
nous discuterons plus loin sous le nom de « catastrophe du vide ». 227
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
2. Le vide quantique
À ce point, nous pouvons souligner que toutes ces discussions ont eu lieu
avant 1925, c’est-à-dire avant que le statut des fluctuations quantiques ne
soit assuré par les premiers calculs quantiques entièrement cohérents [20].
Résumons brièvement ce statut dans les termes modernes de l’optique quan-
tique [21]. Nous pouvons représenter le champ électromagnétique E dans
n’importe quel mode comme une somme de deux composantes de quadrature,
c’est-à-dire des composantes en cosinus et sinus de l’onde de fréquence ω
alors les variances E1 et E2 des deux quadratures ont un produit néces-
sairement supérieur à une certaine constante E20 :
3. Le bruit de photons
Les fluctuations quantiques du champ électromagnétique sont directement
étudiées dans certaines expériences d’optique quantique. L’idée générale est
simplement que le bruit de photon, c’est-à-dire les fluctuations du nombre
de photons, reflète les fluctuations du champ. Cette idée a été formulée la
première fois par Einstein lors de ses efforts pour développer une théorie
statistique de la lumière [25]. En partant de la formule de Planck, Einstein a
montré que le carré de la variance n2 associée au nombre n de photons dans
un mode s’écrivait comme une somme de deux termes
n2 = n2 + n. (10.9)
B21
n2 = na · (10.10)
E20
Ceci montre bien que le bruit de photon reflète les fluctuations des champs
quantiques qui entrent dans le système optique et qu’il peut donc être contrôlé
en agissant sur les composantes de quadrature impliquées. D’un point de vue
fondamental, ceci signifie que le processus de répartition aléatoire des pho-
tons sur une lame est déterminé par les fluctuations du champ entrant dans la
voie « b ». Comme ces fluctuations sont quantiques, ce mode de détermination
ne peut pas se réduire à un schéma classique de déterminisme. Du point de
vue des applications, cette idée peut être employée pour discuter la sensibilité
des instruments optiques de mesure tels que les interféromètres conçus pour
la détection des ondes gravitationnelles. Comme dans le cas simple discuté
ci-dessus, l’analyse du bruit permet de proposer des techniques pour améliorer
la sensibilité ultime de ces instruments [27, 28].
4. La catastrophe du vide
Nous en venons maintenant à la discussion d’une difficulté grave asso-
ciée aux fluctuations du vide, difficulté qui avait été notée dès 1916 par
Nernst [19]. Quand on calcule l’énergie du vide en ajoutant les énergies 12 h−ω
de tous les modes de champ, on obtient une valeur infinie. Cette « catastrophe
du vide » annule donc le succès obtenu en 1900 par Planck résolvant ce qui
a été appelé depuis « la catastrophe ultraviolette ». En introduisant formelle-
ment une coupure à haute fréquence ωmax sur le spectre des fluctuations du
vide, on obtient pour la densité moyenne d’énergie
4
h−ωmax h−θ 4 2πkB T
e= + θ= · (10.11)
8π 2 c3 160π 2 c3 h−
Le second terme, proportionnel à θ 4 , où θ est la température mesurée comme
une fréquence, est la densité d’énergie par unité de volume associée aux fluc-
tuations thermiques dans la première loi de Planck. Cette expression est finie
et correspond à la loi de Stefan-Boltzmann. Mais le premier terme, propor-
4
tionnel à ωmax , c’est-à-dire la densité d’énergie du vide par unité de volume,
diverge quand ωmax → ∞. Ce problème n’est pas seulement formel, puisque
la valeur calculée est énormément plus grande que l’énergie moyenne du vide
observée dans le monde autour de nous par les phénomènes de la gravité,
pour n’importe quel choix de la fréquence de coupure ωmax qui préserve les
lois de la théorie quantique aux énergies où elles sont bien vérifiées [29].
Cette catastrophe constitue depuis 1916 un conflit majeur entre la théorie
232 classique de la relativité générale d’un côté et la théorie quantique de l’autre.
Fluctuations du vide quantique
5. La force de Casimir
Nous discutons maintenant la force de Casimir, c’est-à-dire la force méca-
nique exercée par les fluctuations du vide sur des miroirs formant une cavité
optique [37]. Casimir a calculé cette force dans une configuration géomé-
trique où deux miroirs plans sont parallèles, à une distance L l’un de l’autre,
la surface A des miroirs étant beaucoup plus grande que le carré de la dis-
tance. Considérant le cas idéal de miroirs parfaitement réfléchissants, Casimir
a obtenu les expressions suivantes pour la force FCas et l’énergie ECas
h−cπ 2 A h−cπ 2 A
FCas = ECas = A ≫ L2 . (10.12)
240L4 720L3
Cette force attractive a une amplitude faible – environ 0,1 µN pour A = 1 cm2
et L = 1 µm – mais elle a été observée dans un certain nombre d’expériences
historiques [24], avec une précision de l’ordre de 100 %. Elle a été récemment
mesurée avec une précision nettement améliorée (références dans [38]), ce
qui est important pour au moins deux raisons.
D’abord, la force de Casimir est la conséquence expérimentale la plus ac-
cessible dans le monde macroscopique des fluctuations du vide. En raison des
difficultés évoquées ci-dessus, il est important d’examiner avec grand soin les
prévisions que fait la théorie des champs quantiques à propos de l’énergie du
vide. N’importe quelle définition pragmatique du vide implique une région de
l’espace limitée par une enceinte et la force de Casimir n’est autre que la ma-
nifestation physique des fluctuations du vide enfermées dans cette cavité. Ces
fluctuations étant modifiées par la cavité, l’énergie du vide dépend de la dis-
tance L entre les miroirs et il en résulte une force attractive. Dans le cas idéal
de miroirs parfaitement réfléchissants dans le vide, la force dépend seulement
de la distance et de deux constantes fondamentales, la vitesse de la lumière
c et la constante de Planck h−. C’est une propriété universelle remarquable,
en particulier parce que la force de Casimir est indépendante de la charge de
l’électron, contrairement aux forces de Van der Waals. Autrement dit, la force
de Casimir correspond à une réponse saturée des miroirs qui refléchissent au
plus 100 % de la lumière. Cependant la plupart des expériences sont faites à
234 température ambiante, avec des miroirs qui ne refléchissent pas parfaitement
Fluctuations du vide quantique
toutes les fréquences de champ, et ceci doit être pris en considération dans
les évaluations théoriques [39, 40].
Ensuite, l’évaluation de la force de Casimir est un point crucial pour beau-
coup de mesures très précises de force pour des distances entre le nanomètre
et le millimètre. Ces expériences sont motivées par des tests de gravité newto-
nienne aux distances courtes [41] ou par des recherches de nouvelles faibles
forces à courte portée prévues par les modèles théoriques d’unification (réfé-
rences dans [38]). Fondamentalement, elles visent à mettre des contraintes
sur les déviations de la théorie standard actuelle par comparaison des résultats
expérimentaux aux prédictions théoriques. La force de Casimir étant la force
dominante entre deux objets non magnétiques neutres dans cette gamme de
distance, il est important de tenir compte des différences entre le cas idéal
considéré par Casimir et les situations réelles étudiées dans les expériences.
Pour des comparaisons théorie-expérience de cette sorte, l’exactitude des cal-
culs théoriques devient aussi cruciale que la précision des expériences [42].
En ce qui concerne l’évaluation de la force dans la configuration géomé-
trique considérée par Casimir – force entre deux surfaces planes et parallèles
à la limite d’une surface grande – on dispose désormais de méthodes théo-
riques fiables pour traiter les effets de réflexion imparfaite et de température
non nulle. Dans ces méthodes, on décrit les miroirs par des amplitudes de
diffusion qui dépendent de la fréquence tout en respectant des propriétés gé-
nérales d’unitarité, de causalité et de transparence à haute fréquence. Avec
ces hypothèses qui consistent à décrire un miroir réel comme on le fait en
optique, la force de Casimir est simplement la différence de pression entre
les côtés externe et interne des miroirs. L’expression obtenue ainsi est finie,
contrairement à l’énergie du vide discutée plus haut, et elle redonne l’expres-
sion idéale de Casimir dans la limite des miroirs parfaits [43]. Pour les métaux
par exemple, la force réelle dévie du résultat idéal (10.12) lorsque la distance
L est plus courte que quelques longueurs plasma, typiquement L ∼ 0,3 µm
pour l’or ou le cuivre [44]. La correction due à la température non nulle est
obtenue en ajoutant la pression de rayonnement des fluctuations thermiques à
celle des fluctuations du vide. La modification est importante pour les grandes
distances, typiquement L ∼ 3 µm à température ambiante [45].
Ce genre d’évaluations théoriques devrait permettre une comparaison pré-
cise entre expérience et théorie, si d’autres déviations de la situation idéale
sont également maîtrisées. Cette remarque concerne la géométrie – les expé-
riences récentes sont faites avec une sphère et un plan alors que les calculs
précis sont faits entre deux plans – et l’effet de rugosité des surfaces qui joue 235
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
un rôle important pour les mesures à très courte distance. Il est clair que
l’existence de la force de Casimir, son signe et sa grandeur, sont maintenant
démontrés expérimentalement, à quelques % près pour la grandeur. Par consé-
quent, il n’est plus possible d’écarter les effets mécaniques des fluctuations
du vide. Comme nous l’avons déjà dit, la question se pose alors de l’accord de
ces effets avec les principes de la théorie de la relativité. Dans la suite, nous
discutons plusieurs questions intéressantes de ce point de vue.
6. L’énergie de Casimir
et le principe d’équivalence
La première de ces questions est directement reliée au principe d’équiva-
lence d’Einstein. Nous l’avons déjà dit, alors que la valeur moyenne de l’éner-
gie du vide ne contribue certainement pas à la gravité, par contre les diffé-
rences d’énergie doivent contribuer. C’est en particulier le cas pour l’énergie
de Casimir, une variation de l’énergie du vide avec la longueur de la cavité. Si
le principe d’équivalence d’Einstein est vérifié, alors cette énergie doit égale-
ment contribuer à l’inertie de la cavité de Fabry-Pérot. Bien sûr, cet effet aura
une influence quantitativement faible sur le mouvement d’une cavité macro-
scopique. Néanmoins, il a une importance fondamentale en tant que version
quantique, au niveau des fluctuations du vide, de l’argument d’Einstein sur
l’inertie d’une boîte contenant un photon [46, 47]. Dans le cas de la cavité,
qui est un corps composé soumis à une contrainte interne, la loi d’inertie de
l’énergie doit être écrite sous la forme suivante [48] :
ECas − FCas L
Fmot = −µa µ= . (10.13)
c2
Une analyse détaillée de cette question exige une évaluation des forces de
Casimir quand les miroirs de la cavité bougent. Pour un mouvement global
de la cavité avec une accélération uniforme, on trouve une force qui corres-
pond exactement à la contribution inertielle de l’énergie de Casimir [49]. Ceci
confirme que les variations de l’énergie du vide contribuent effectivement à
la gravitation et à l’inertie comme le prévoient les principes généraux de la
relativité.
En continuant selon les mêmes lignes, les fluctuations de l’énergie du vide
doivent également contribuer à la gravitation. Ceci implique que les fluctua-
tions quantiques des tenseurs d’énergie et des courbures d’espace-temps sont
236 couplées entre elles [50–53]. Ce problème peut être traité par des techniques
Fluctuations du vide quantique
de réponse linéaire [54], par analogie avec l’étude des fluctuations du mou-
vement d’objets couplés à des forces fluctuantes [55] et il est ainsi lié à la
question de la relativité du mouvement [56].
Ce résultat peut être deviné à partir du précédent par une simple analyse di-
mensionnelle : le facteur θ 4 apparaissant dans (10.15) est remplacé par 4
dans (10.16). Cet argument jouait un rôle semblable dans la discussion de
l’expression (10.11) de la densité d’énergie du vide avec cependant une diffé-
rence importante : l’expression est maintenant parfaitement régulière pour le
vide et elle correspond à un effet physique bien caractérisé du point de vue
théorique et, au moins du point de vue des principes, observable.
Cet effet a été discuté pour la première fois en 1976 par Fulling et Davies
dans le cas simple d’un miroir parfaitement réfléchissant se déplaçant dans le
vide d’un champ scalaire dans un espace-temps à 2 dimensions – c’est-à-dire
pour un espace à une dimension [61, 62]. Dans ce cas, la force dissipative est
proportionnelle à la dérivée troisième de la position par rapport au temps q′′′ ,
puisque cA2 5 est remplacé par 3 dans l’argument dimensionnel précédent.
La force de réaction du vide a ainsi la même forme que pour un électron dans
le vide électromagnétique et elle soulève les mêmes problèmes de causalité
et de stabilité [63]. Cette difficulté est cependant résolue pour n’importe
quel miroir réel en remarquant que celui-ci est certainement transparent aux
hautes fréquences, ce qui mène à un traitement satisfaisant du mouvement
dans le vide [64]. En outre, l’équilibre stable atteint par le miroir couplé
aux fluctuations de pression de rayonnement du vide contient une description
cohérente des fluctuations quantiques du miroir, qui généralise l’équation de
Schrödinger habituelle [65].
La force motionnelle ne soulève pas d’objection vis-à-vis du principe de
relativité restreinte. En effet, la réaction du vide (10.16) s’annule dans le
cas particulier d’une vitesse uniforme. Le formalisme quantique donne une
interprétation intéressante de cette propriété : les fluctuations du vide appa-
raissent exactement identiques à un observateur inertiel et à un observateur
au repos. Par conséquent l’invariance du vide sous les transformations de Lo-
rentz est une propriété essentielle pour la validité du principe de relativité
du mouvement, et elle établit une relation précise entre ce principe et les sy-
métries du vide. Plus généralement, le vide ne s’oppose pas aux mouvements
uniformément accélérés et cette propriété correspond à la symétrie conforme
238 du vide quantique [66].
Fluctuations du vide quantique
8. Discussion
Les résultats évoqués ci-dessus démontrent que la théorie quantique a
permis de mettre en place un cadre conceptuel tout à fait nouveau où les
questions soulevées dans l’introduction peuvent maintenant trouver des ré-
ponses satisfaisantes.
L’espace dans lequel le mouvement a lieu ne peut plus être considéré
comme absolument vide puisque des fluctuations de champ quantique y sont
toujours présentes. Ces fluctuations provoquent des effets observables. En
particulier, elles provoquent des effets mécaniques dissipatifs dans le cas du
mouvement dans le vide d’un objet diffusant. Ces effets constituent un défi
pour le principe de relativité du mouvement dans son acception la plus gé-
nérale : le mouvement produit des effets observables, en l’occurence la ré-
sistance du vide au mouvement et l’émission de rayonnement par le miroir
mobile, bien qu’il n’y ait aucune autre référence pour ce mouvement que les
fluctuations du vide elles-mêmes. Ce défi ne constitue pas en lui-même une
contradiction : en effet, la relativité générale est une théorie classique et il
est tout à fait normal qu’elle ne rende pas compte d’effets quantiques liés aux
fluctuations du vide. Toutefois, il signale une évolution importante du cadre
conceptuel.
Les fluctuations du vide quantique sont une réalité positive parfaitement
caractérisée du point de vue théorique. Quand un objet bouge dans l’espace,
il bouge au moins par rapport à ces fluctuations qui ne peuvent être reti-
rées de l’espace, alors que la matière peut en principe en être retirée, du
moins par la pensée quand on considère une région délimitée de l’espace. Et
le mouvement par rapport à ces fluctuations a des conséquences physiques 239
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
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242
11 Causalité et localisation
en Mécanique Quantique
Relativiste
André Heslot
1. Introduction
p̂p | p = p | p , Ĥ | p = E | p , (11.1)
p | p ′ = δ(pp − p ′ ), (11.2)
avec E = p2 c2 + m2 c4 . On ne parlera pas ici du générateur Kˆ des boosts.
Un état quelconque | ψ = dpp ψ(pp ) | p est décrit par ψ(pp ), et on
prouve aisément que
1 p̂pc2
v̂v = x , Ĥ] =
− [x̂ , (11.7)
ih Ĥ
d’où v̂v 2 < c2 . Inversement,
mv̂v mc2
p̂p = , Ĥ = . (11.8)
1 − v̂v 2 /c2 1 − v̂v 2 /c2
soit
1 −
ψ(pp, t) = √ − e−iEt/h , (11.12)
2πh 245
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
et donc
1 − −
ψ(xx , t) = √ −
dpp eippx /he−iEt/h. (11.13)
2πh
On peut écrire,
−
1 ∂ − e−iEt/h 1 ∂ +
ψ(xx , t) = √ dpp eippx /h ≡√ (xx , t). (11.14)
2π ∂t E 2π ∂t
L’intérêt en est que + (xx , t) est invariant par transformation de Lorentz
(orthochrone propre), ce qui en simplifie le calcul. On trouve :
π mc √
π mc √
− N0 − c2 t2 − x 2 − i ǫ(t)J0 − c2 t2 − x 2
c h c h
+
(xx , t) = pour x 2 < c2 t 2 , (11.15)
√
ǫ mc
K
0 x 2 − c2 t2 pour x 2 > c2 t2 ,
c h−
où N0 , J0 et K0 sont des fonctions de Bessel, et ǫ(t) = signe de t. Il en
résulte :
mc2 |t| √
′ mc 2 t2 − x 2
J c
− √
2h− c2 t2 − x 2 0 h−
mc2 t √
′ mc
1 − −
√ − dpp eippx /he−iEt/h →
2πh
− − − −
1 eippx /he−iEt/h + e−ippx /he+iEt/h
√ − dpp
2πh 2
− −
1 − e
ippx /h
−iEt/h
+ e+iEt/h
p
= √ − dp e , (11.17)
2πh 2
ce qui revient à considérer, à côté des états d’énergie positive E, des états
d’énergie négative −E.
Développons précisément cette idée : pour décrire une particule de masse
m, on considèrera une représentation réductible, somme directe d’une repré-
sentation irréductible de masse m à énergie positive et de la représentation
iréductible de même masse m et d’énergie négative. En comparaison de (11.1), 247
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Par contre, le α(pp ) ne peut être modifié, sauf d’un facteur de phase constant.
Le problème maintenant est de trouver un α(pp) tel que le x̂x correspondant
248 soit causal. Bien sûr, α(pp ) = 0 est exclu, sinon on aurait simplement en deux
Causalité et localisation en Mécanique Quantique Relativiste
i.e.,
h− mc3
− ′
ψ+ (pp)
ihψ + p
(p ) + ψ − p
(p )
2 E2
x̂x = . (11.27)
ψ− (pp) −
h mc 3
ih−ψ−′ (pp) + p
(p )ψ − p
(p )
2 E2
En utilisant
2 mc2 + ippc
e 2 Arctg mc = eiArctg mc =
i p p
,
E
on calcule que cette amplitude vaut
−iEt/h− iEt/h−
1 −
ippx /h e +e
(a⋆ A + b⋆ B) dpp e
2πh− 2
− −
1 mc2 ippx /h− e−iEt/h − eiEt/h
+(a B + b A)
⋆ ⋆
dpp e
2πh− E 2
−iEt/h− −
1 ippc ippx /h− e − eiEt/h
+(b⋆ A − a⋆ B) dpp e ,
2πh− E 2
ou encore,
i ∂ mc2 c ∂
(a A + b B)
⋆ ⋆
+ (a B + b A) − + (b A − a B)
⋆ ⋆ ⋆ ⋆
(xx , t),
2π ∂t 2πh 2π ∂xx
où
− −
e−iEt/h − eiEt/h
ippx /h−
(xx , t) = dpp e =
2E
π mc √
4. Interprétation et discussion
4.1. Propriétés de la position
Interprétation des états d’énergie négative : via une théorie à la Dirac,
i.e., ils sont complètement remplis dans l’étatdu vide. Un état à une particule
ψ(pp )
est de ce fait un état à énergie positive, i.e. ≡ | ψ> .
0
On a − ′
ihψ (pp)
ψ(pp)
x̂x = h− mc3 . (11.31)
0 ψ(p p )
2 E 2
i.e.,
ψ+ ih−ψ+′
ψ> | x̂x | ψ> =
ψ> | q̂q | ψ> , où q̂q =
ψ− ih−ψ−′
et cela donne une bonne limite non-relativiste :
Ceci implique
2
2 h−2 mc3
xx = −h−2
dpp ψ (pp)ψ (pp) +
⋆ ′′
dpp ψ (pp)ψ(pp)
⋆
=
qq2 + · · · .
4 E2
Comme
xx = ih− dpp ψ ⋆ (pp)ψ ′ (pp) =
qq, on obtient
(xx )2 =
xx 2 −
xx 2
2
2 2 h−2 mc3
=
qq −
qq + dpp ψ (pp)ψ(pp) ⋆
4 E2
2
h−2 h−2 mc3
≥ + dpp |ψ(pp)|2 . (11.32)
4pp 2 4 E2
Par rapport à la théorie non-relativiste, il y a un xx supplémentaire. Par
exemple, si |φ(pp)|2 ≈ δ(pp) (état dont l’impulsion est voisine de 0), on a
h−
xx suppl ≈ · (11.33)
2mc
Une autre façon de présenter cela serait considérer le terme de Darwin
dans une intéraction avec potentiel extérieur.
p c2 φ+ + imc3 φ−
φ+ E
v̂v , (11.34)
=
φ− −ppc2 φ− − imc3 φ+
252 E
Causalité et localisation en Mécanique Quantique Relativiste
et
2 φ+ 2 φ+
v̂v =c . (11.35)
φ− φ−
Les valeurs propres de v̂v sont c et −c. Déterminons les vecteurs propres
correspondants (dans le cas général, i.e., on ne cherche pas ceux de ces vec-
teurs propres qui sont aussi vecteurs propres de p̂p ). On trouve facilement
mc2
valeur c : φ− = −i φ+ (11.36)
pc + E
i
valeur −c : φ− = (ppc + E)φ+ . (11.37)
mc2
Ici, un état de vitesse déterminée est toujours une superposition d’états
d’énergies des deux signes.
Un état physique à énergie positive ne peut pas avoir une vitesse déter-
minée :
pc 2
E φ
φ
v̂v = , (11.38)
0
mc3
−i φ
E
ce qui implique
# 2$
p c2 pc
vv = dpp φ (pp)φ(pp)
⋆
= . (11.39)
E E
Ceci est satisfaisant puisqu’il y a complet accord avec les théories à un seul
signe pour l’énergie. Enfin,
(vv )2 = vv 2 − vv 2 = c2 − vv 2 . (11.40)
Autrement dit,
vv t est la somme d’un terme constant (comme si x̂x était q̂q) et
d’un terme oscillant. Plus précisément, si on prend un état d’impulsion voisine
de p i , i.e.,
φ+ a
= × (pp − pi ), avec 2 (pp − pi ) = δ(pp − pi ).
φ− b
On aura
pi c2 2 mc3 2iEi t/h− ⋆ −
Le terme oscillant est en sin (2Et/h−) et cos (2Et/h−). Il s’explique bien sûr
par interférence entre les états d’énergie positive et ceux d’énergie négative
correspondant à la valeur donnée p i de p et cela produit le facteur de Bohr
correspondant (bien sûr, le Zitterbewegung disparaît pour un état à énergie
positive). On a rapporté en appendice les calculs similaires portant sur l’opé-
rateur position.
Une dernière propriété de la vitesse et de la position (on y reviendra) : on
calcule
[x̂x , v̂v ] = 0, (11.44)
ce qui est curieux a priori ...
ψ1 (xx )
Ainsi, | ψ est décrit par . On calcule immédiatement :
ψ2 (xx )
φ | ψ = dxx φ1⋆ (xx )ψ1 (xx ) + φ2⋆ (xx )ψ2 (xx ) . (11.47)
ψ1 (xx ) −ih−ψ1′ (xx )
p̂p = , (11.49)
ψ2 (xx ) −ih−ψ2′ (xx )
mc2 ψ2 (xx ) + h−cψ2′ (xx )
ψ1 (xx )
Ĥ = , (11.50)
ψ2 (xx ) mc2 ψ1 (xx ) − h−cψ1′ (xx )
ou encore, si on introduit
ψ1 01 ψ1 ψ2
β̂ = = , (11.51)
ψ2 10 ψ2 ψ1
ψ1 0 −ic ψ1 −icψ2
α
α̂ = = , (11.52)
ψ2 ic 0 ψ2 icψ1
alors
αp̂p + β̂mc2 ,
Ĥ = α̂ (11.53)
−
Pour obtenir
xx t , il suffit de remplacer φ± par φ± e∓iEt/h, ce qui donne après
quelques calculs :
x
x t = dpp ih− φ+⋆ φ+′ + φ−⋆ φ−′
p c2 t ⋆ ′
+ dpp φ+ φ+ − φ−⋆ φ−′
E
h mc3 2iEt/h− ⋆
−
−
−2iEt/h
+ dpp e φ φ
+ − + e φ ⋆
φ
− +
2 E2
= a + bt + Zitterbewegung. (11.56)
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256
12 Il y a différentes manières
de prendre position1
Jean-Pierre Gazeau
1. Introduction
Le formalisme de la mécanique quantique et celui de l’analyse du signal ont
beaucoup d’aspects communs. On trouve dans l’un et l’autre un ensemble brut
X de paramètres ou données de base : il peut être l’espace des phases pour l’un,
le temps, le plan temps-fréquence pour l’autre. En fait, il peut être bien plus.
Cet ensemble a une structure minimale : il est doté d’une mesure µ(dx) ce qui
lui confère le statut d’espace mesurable. Cela permet une lecture statistique
de l’ensemble des fonctions mesurables f (x), à valeurs réelles ou complexes :
calculer par exemple des valeurs moyennes sur un sous-ensemble de mesure
bornée. L’analyse du signal comme la mécanique quantique envisagent en fait
des moyennes quadratiques. Leur objet d’étude devient l’espace de Hilbert
L2 (X, µ) des fonctions f (x) de carré intégrable sur X : X |f (x)| µ(dx) < ∞. On
parlera de signal d’énergie finie dans un cas, et d’état quantique dans l’autre.
C’est toutefois à ce point que la lecture quantique de X diffère à plusieurs
titres de la lecture signaliste :
1. Toutes les fonctions de carré intégrable ne sont pas éligibles comme
états quantiques.
2. Un état quantique est défini à un facteur de phase près.
3. Celles parmi les fonctions f (x) qui sont éligibles comme états quan-
tiques et qui sont normalisées à l’unité, X |f (x)| µ(dx) = 1, donnent
lieu à une interprétation probabiliste : |f (x)|2µ(dx) est une densité de
Aθ = | 0
0 | + | θ
θ |, (12.2) 259
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
n−1 $#
2 2πq 2πq
= ½. (12.5)
n q=0 n n
u 2π
| u = dθ cos (φ − θ ) | θ , (12.7)
π 0
action qui s’écrit plus simplement quand elle s’applique à un vecteur unitaire :
g(φ) | θ = | θ + φ , (12.10)
forme de rotation, de la sonde | 0 (ou | 0
0 |). Cette sonde nous permet une
exploration directionnelle (sur-)complète du plan. Notons enfin que la réso-
lution de l’identité est en fait une simple conséquence du lemme de Schur :
en appliquant (12.11) et en effectuant le changement de variable θ + φ → θ
2π
dans l’intégrale, on voit bien que l’opérateur A = 0 Pθ dθ commute avec les
opérateurs g(φ) pour tout φ. Or ces derniers agissent irréductiblement sur le
tore, et donc A est multiple de l’identité.
262 α ′′ = αα ′ + δδ ′ + ββ ′ , δ ′′ = αδ ′ + α ′ δ, β ′′ = αβ ′ + α ′ β. (12.17)
Il y a différentes manières de prendre position
Les symboles des trois éléments de base sont respectivement donnés par
1 1
cos 2θ = σ̌3 (θ ) = σ̂3 (θ ), sin 2θ = σ̌1 (θ ) = σ̂1 (θ ). (12.18)
2 2
a+d a−d
Ǒ(θ ) = + cos 2θ + b sin 2θ = α + δ cos 2θ + β sin 2θ ,
2 2
1
Ô(θ ) = α + 2δ cos 2θ + 2β sin 2θ = 2Ǒ(θ ) − Tr O. (12.19)
2
On remarquera que ces symboles sont tous des éléments du sous-espace des
séries de Fourier réelles engendré par la constante et les cosinus et sinus
de la deuxième harmonique. De plus, la loi multiplicative de Jordan (12.16),
commutative mais non associative, génère un produit « ⋆ » ( on dira star
produit), de même nature, au niveau des symboles. Par exemple, nous avons
pour les symboles supérieurs :
O
⊙ O′ (θ ) ≡ Ô(θ ) ⋆ Ô′ (θ ) = α Ô′ (θ ) + α ′ Ô(θ ) + δδ ′ + ββ ′ − αα ′ , (12.20)
Cette double inégalité est non triviale. Dégagée du contexte euclidien, elle
peut se lire ainsi :
1
g(t + r cos θ ) ≤ ]g(t + r) + g(t − r)] ≤
g(t + 2r cos θ ), (12.22)
2
qui est clairement un élément de L2 (S1 ). Nous avons là une isométrie puis-
qu’une application directe de la résolution de l’identité (12.6) nous amène à
1 2π 1 2π
u(θ )v(θ ) dθ =
u | θ
θ | v =
u | v . (12.26)
π 0 π 0
Où l’on voit comment le plan euclidien s’injecte isométriquement dans l’espace
des séries de Fourier, en ayant pour image le sous-espace de dimension deux
engendré par le sinus et le cosinus de l’harmonique fondamentale. Où l’on
remarque aussi que le sous-espace des symboles est le carré algébrique de
cette image du plan euclidien.
des opérateurs linéaires positifs sur le plan euclidien (l’acronyme anglais d’un
tel objet est POV). D’ailleurs, nous pourrions aussi bien noter la « densité »
(1/π)Pθ dθ par a(dθ ) de telle sorte que
a() = a(dθ ), (12.29)
et il nous arrivera par la suite d’utiliser une telle notation. Notons de plus que
cette mesure possède une propriété de covariance par rapport aux rotations
du plan. En effet,
qui, une fois intégrée sur toutes les directions, redonne la surface du cercle
unité. On peut donc penser que
φ | a() | φ est la probabilité pour une
droite du plan d’être part de l’ensemble des sécantes aux segments issus de
l’ensemble des projections
φ | θ des vecteurs unitaires | θ , θ ∈ sur le 265
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
G̃(1, 1) = ( × T × S) ⋊ V, (12.35)
prend une forme diagonale si l’on choisit comme « base » d’états les pics de
Dirac | κ centrés en l’impulsion κ :
k | κ = δ(kk − κ ), P | κ = κ | κ . (12.42)
P2
H= + U, (12.43)
2m
où U est une constante communément appelée énergie interne, et
∂
K = mi · (12.44)
∂kk
Bien que les objets de « base » dans (12.42) soient des distributions et non des
éléments de l’espace de Hilbert des états, il existe un formalisme, dit d’espace
nucléaire, élaboré par l’école de Gel’fand [11] et légitimant leur caractère
« normalisé à l’unité »,
κ ′ | κ = δ(κκ ′ − κ ), et total ou surcomplet en ce sens
qu’ils résolvent l’unité :
+∞
| κ
κ | dκκ = ½. (12.45)
−∞
Q | ξ = ξ | ξ , (12.48)
où
1
κ | ξ = √ eiκκ ·ξξ =
ξ | κ . (12.51)
2π
Cela n’est rien d’autre qu’une transformation de Fourier reliant
k | ψ = ψ(kk )
à
x | ψ ≡ φ(xx ), avec un nécessaire changement de notation pour désigner
l’état en représentation position afin d’éviter toute confusion :
+∞ +∞
1 ikk ·xx 1
φ(xx ) = √ e ψ(kk ) dkk , ψ(kk ) = √ e−ikk·xx φ(xx ) dxx. (12.52)
2π −∞ 2π −∞
1 d2 ∂
H=− + U, P = −i , (12.53)
2m dxx 2 ∂xx
et la représentation unitaire Rm opère maintenant comme suit :
2
R̂m (θ , b, a, v )φ (xx ) = ei(θ +(PP /2m)b+mvv·(xx−aa)) φ(xx − a ). (12.54)
Ainsi, P() est un opérateur de localisation spatiale pour l’espace des états
du système. Sa valeur moyenne dans un état | ψ ,
instant donné dans une région bornée du plan s’étale à l’infini immédiatement
après. Il suffit pour admettre cela de considérer l’évolution temporelle d’un
état localisé, à l’instant t = 0, dans l’intervalle [0, 1], et dont la fonction
d’onde serait justement à cet instant : (xx , 0) = χ[0,1] (xx ). On montre grâce à
des résultats classiques sur la transformation de Fourier que (xx , t) est donné
pour t > 0 par
" 1
im (xx − x ′ )2
(xx , t) = exp −im dxx ′ (12.62)
2πt 0 t
σ0 (qq, p ) = 0, 0, q, . (12.63)
m
Choisissons un état sonde | η normalisé, η = 1, du système, et transportons
le à l’aide de cette section en faisant varier (qq, p) dans R2 . Nous obtenons 271
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
ainsi une famille de vecteurs, dits états cohérents pour le groupe de Galilée
(étendu),
| ησ0 (qq,pp) = Rm (σ0 (qq, p ) | η , (12.64)
dont on montre, grâce à l’unitarité et à l’irréductibilité de la représentation
Rm , qu’ils résolvent l’unité [1, 4],
1
| ησ0 (qq,pp)
ησ0 (qq,pp) | dqq dpp = ½. (12.65)
2π X
D’une manière analogue à (12.104), nous pouvons maintenant définir sur la
σ -algèbre B(X) des boréliens de l’espace des phases une mesure à valeurs
opérateur positif :
1
B(X) ∋ → aσ0 () = | ησ0 (qq,pp)
ησ0 (qq,pp) | dqq dpp ≡ aσ0 (dqq dpp).
2π δ
(12.66)
Nous avons bien ici toutes les propriétés d’une mesure :
On dira en conséquence que les couples (Rm , aσ0 ()), pour variant dans
B(X), forment un système de covariance pour le groupe de Galilée étendu.
Du fait de la résolution de l’identité, la famille des états cohérents (12.64)
forment un repère continu strict pour l’espace L2 (R) des états du système.
mais ce repère nous offre de plus une méthode de quantification canonique
des plus naturelles. Rappelons brièvement ce qu’on entend par quantification
canonique. Partant de l’espace des phases X de la mécanique classique, variété
symplectique munie de sa 2-forme dqq ∧ dpp, il s’agit d’établir une correspon-
dance entre observables classiques, fonctions f (qq, p ) ayant un certain degré
de régularité, et observables quantiques, opérateurs F (essentiellement) auto-
adjoints agissant dans un espace de Hilbert (projectif) H dit espace des états
272 quantiques du système. Cette correspondance doit obéir aux règles suivantes.
Il y a différentes manières de prendre position
Q NW est l’opérateur position que Newton et Wigner ont proposé dans [19] pour
définir et asseoir leur axiomatique de localisation spatiale en mécanique quan-
tique einsteinienne, un concept approfondi par Wightman dans [22]. Revoyons
plus en détail cette localisation. On remarquera tout d’abord la manière dont
Q NW se transforme sous l’action des translations spatio-temporelles du groupe
de Poincaré :
(i) Translation d’espace,
définie par +∞
1 dkk
φ(xx ) = (F ψ)(xx ) = √ eikk·xx ψ(k) , (12.85)
2π −∞ k0 275
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Qφ(xx ) = x φ(xx ).
Q̂ (12.86)
Ainsi, comme dans le cas galiléen, la famille des P() avec la restriction
de la représentation de Wigner Ûm au sous-groupe des translations spatiales
constituent un sytème d’imprimitivité.
Ce schéma de localisation à la Newton-Wigner, certes séduisant par sa
simplicité toute galiléenne, ne résiste néanmoins pas à une analyse plus ap-
profondie de toutes ses implications au plan d’une théorie à la fois causale
et quantique. Par exemple, la valeur moyenne
φ | P() | φ ne peut être
interprétée comme la probabilité de trouver le système dans la région . Ou
encore, (t, x )2 n’est en aucune manière la composante temporelle d’un
courant de probabilité conservé. La section suivante en apporte une preuve
276 rigoureuse.
Il y a différentes manières de prendre position
Des résultats similaires sont obtenus pour des régions infinies dont la
distance à leurs translatées respectives devient arbitrairement grande, et aussi
pour des régions d’espace-temps et non plus seulement d’espace [12, 13].
En conclusion, il est impossible de préparer un état à un système élé-
mentaire qui soit strictement localisé dans une région finie . En particulier,
N() ne peut être un projecteur, à la différence de la mécanique quantique
galiléenne. Toute localisation binaire à la Newton-Wigner porte en elle une
violation de la causalité.
où σ0 (qq, p ) ≡ ((0, q), h(p)) est la section à temps nul ou encore galiléenne
et f (qq, p ) = q ϑ(pp ) + ϕ(pp). La fonction ϕ(pp) est arbitraire tandis que ϑ(pp) est
contraint à satisfaire l’inégalité
p0 ϑ(pp) sgn(pp)
|β(pp)| < 1, où β(pp) = · (12.98)
m + p ϑ(pp)
La quantité β(pp) a une signification profonde en terme de chronogéomé-
trie minkowskienne. Écrivant (12.97) sous la forme d’un élément de groupe,
σ (qq, p ) = (q̂, h(p)), et dans la « jauge » où ϕ(pp) est nulle, on a la relation
q̂0 = β(pp) sgn(pp) q̂q. Ainsi, la contrainte (12.98) indique que l’axe des q̂q est de
genre espace pour tout p . On parlera aussi bien pour σ d’une section de genre
espace. Une discussion plus approfondie de ces aspects se trouve dans [4]
dans le cas à 1 + 1 dimensions) et dans [2, 5] dans le cas à 3 + 1 dimensions. 279
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Bibliographie
1. Introduction
Les mesures récentes indiquant que la constante cosmologique n’est pro-
bablement pas nulle relancent l’intérêt pour l’espace-temps de de Sitter. Consi-
dérons en effet l’équation d’Einstein
G(g) + g = T
G(g) = 0
G(g) + g = 0
Ceci est évidement un argument de poids pour procéder à une étude dé-
taillée de la théorie quantique des champs sur l’espace-temps de de Sitter.
Mais il y a au moins une autre raison pour s’intéresser à cet espace, c’est la
présence d’un groupe de symétrie de dimension maximale.
Dans le cas de l’espace-temps de Minkowski, la procédure de quantifica-
tion fait l’objet d’un large consensus, ce qui n’est pas le cas pour d’autres
espace-temps où l’on assiste à une prolifération des quantifications. Ceci est
dû essentiellement à l’absence d’un groupe d’isométrie jouant un rôle compa-
rable à celui, décisif, du groupe de Poincaré [12]. De ce point de vue, l’espace
de de Sitter présente des qualités remarquables pour tester les différentes
méthodes de quantification : l’existence d’un groupe de Lie d’isométries de
dimension maximale et d’une procédure bien maîtrisée de passage à la limite
de courbure nulle dans les représentations de ce groupe. Il semble alors rai-
sonnable d’exiger de toute procédure de quantification qu’elle donne, quand
elle est appliquée à l’espace de de Sitter, un résultat complètement covariant
(comme c’est le cas dans l’espace de Minkowski) et que ce champ donne à la
limite de courbure nulle les résultats connus pour Minkowski.
Malgré toutes ces bonnes raisons, la théorie quantique des champs sur
l’espace de de Sitter est loin d’être totalement claire. En particulier, le champ
minimalement couplé, qui est une étape naturelle vers la quantification de la
gravitation dans son approximation linéaire, était considéré comme ne pou-
vant pas être quantifié de façon covariante. Nous montrerons dans ce qui
suit qu’une nouvelle méthode de quantification conduit à une quantification
parfaitement covariante de ce champ et, de surcroît, cette nouvelle quantifi-
cation présente la propriété intéressante de supprimer la divergence ultravio-
lette dans le calcul de l’énergie du champ et de donner une énergie nulle pour
l’état du vide [10, 11].
L’espace-temps de de Sitter peut être représenté comme un hyperboloïde
plongé dans l’espace de Minkowski à cinq dimensions :
MH = X ∈ R5 | X 2 = ηαβ X α X β = Xα X α = −H−2 ,
où ηαβ = diag(1, −1, −1, −1, −1). La (pseudo-)sphere MH est clairement in-
variante sous l’action des transformations de Lorentz en dimension 5. Donc
cet espace-temps admet un groupe d’isométries à 10 paramètres, le groupe de
de Sitter : O(1, 4) dont on considèrera seulement la composante connexe de
286 l’identité SOo (1, 4).
Quantification canonique et énergie du vide
Ug φ1 , Ug φ2 = φ1 , φ2 .
(Ug f1 , Ug f2 ) = (f1 , f2 ).
c’est ϕ(f ), où f est une fonction test, c’est-à-dire une fonction C∞ à support
compact sur M, qui est un opérateur bien défini, mais nous ferons le plus
souvent l’abus de langage consistant à écrire ϕ(x). Il y a un certain nombre de
propriétés qu’un tel champ doit raisonnablement vérifier pour être admissible.
Équation du champ
Le champ quantique doit vérifier l’équation du champ :
( + ζ 2 )ϕ(x) = 0,
U−1
g ϕ(x)Ug = ϕ(g · x), ∀x ∈ M, ∀g ∈ G.
où les Ak et A†k sont des opérateurs vérifiant les relations canoniques de com-
mutation (ccr) :
Ces relations sont une conséquence directe des principes généraux de quanti-
fication d’une théorie lagrangienne : transformation des crochets de Poisson
en commutateurs. La raison pour laquelle notre notation est différente de la
notation usuelle est que ces relations sont le point de départ aussi bien de la
quantification canonique traditionnelle que de notre quantification à la Gupta-
Bleuler : ces deux quantifications ne diffèreront que par la représentation de
ces relations, c’est-à-dire la réalisation des Ak comme opérateurs agissant sur
un certain espace. Avant tout choix de représentation, il est clair que, au
moins formellement, le champ ainsi construit vérifie l’équation et la condition
de causalité puisque les relations canoniques de commutation impliquent que
Le point crucial est que l’on peut définir p de façon indépendante de la base
des φk ; pour cela on se rappellera que p, tout comme ϕ, est en fait une
distribution, et qu’il est nécessaire pour être rigoureux, de faire intervenir des
fonctions test (que l’on choisira réelles) f ∈ C∞ o (M). La définition correcte de
ϕ est donc :
ϕ(f ) = f (x)ϕ(x)dµ(x)
= φk (x)f (x)dµ(x)ak + φk∗ (x)f (x)dµ(x)a†k
k k
= (φk∗ , f )ak + (φk , f )a†k ,
k k
Définissons
p(f ) = (φk , f )φk ∈ Hp , (13.7)
k
on a
ϕ(f ) = a (p(f )) + a† (p(f )) , (13.8)
où p est une distribution à valeurs dans Hp qui peut être définie de la façon
suivante : p(f ) est l’unique élément de l’espace de Hilbert Hp pour lequel
Ug p = pUg . (13.10)
†
Ug ϕ(f )U−1
g = a Ug p(f ) + a Ug p(f )
= a p(Ug f ) + a† p(Ug f )
= ϕ(Ug f ).
0|ak ak′ |0 = 0 =
0|a†k′ a†k |0, et pour k = k′
0|a†k ak′ |0 = 0 =
0|ak′ a†k |0. 293
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Il reste donc
0|ϕ(x)ϕ(x)|0 = |φk (x)|2
0|(ak a†k + a†k ak )|0
k
†2 1
=2 |φk (x)|
0| ak ak + |0
2
k
=2 |φk (x)|2
0|a†k ak |0 + |φk (x)|2
0|0
k k
= 0 + ∞.
Ce calcul repose sur les ccr, mais aussi sur la définition du vide par ak |0 = 0.
Dans le paragraphe suivant, nous présenterons une nouvelle quantification
dans laquelle les ccr sont toujours valables mais avec un vide différent ne
vérifiant pas ak |0 = 0.
4. Quantification à la Gupta-Bleuler
Une quantification du type Gupta-Bleuler suppose qu’on distinguera l’es-
pace des états sur lequel sont définies les observables de l’espace des états
physiques contenu dans le précédent, où seront prises les valeurs moyennes
des observables. De plus le grand espace est muni d’une métrique indéfinie,
c’est-à-dire que certains états (non physiques) ont une norme négative.
La véritable quantification de Gupta-Bleuler avait été inventée pour sau-
vegarder la covariance en présence d’une invariance de jauge. Il n’est pas
surprenant qu’une telle méthode fonctionne (au contraire de la quantifica-
tion canonique habituelle) pour le champ minimallement couplé où apparaît
également une sorte d’invariance de jauge.
On se donne les modes vérifiant les mêmes conditions que ci-dessus. La
seule différence est que notre construction n’exige plus que Hp soit fermé par
l’action du groupe. Il suffira que le grand espace H = Hp + Hp∗ le soit, ce qui
est, bien sûr, une condition strictement plus faible. Là encore, le champ est
défini par
ϕ(x) = φk (x)Ak + φk∗ (x)A†k ,
k
où les Ak et A†k sont des opérateurs vérifiant les relations canoniques de com-
mutation :
p(f ), ψ = (f , ψ) ∀ψ ∈ H. (13.11)
En posant formellement p(f ) = p(x)f (x)dx, on obtient la définition formelle
p(x), ψ = ψ(x). On vérifie que le noyau de p est la fonction G̃ :
ce qui implique
On en déduit que
0|Ak Ak′ |0 = 0 = 0|A†k′ A†k |0, et pour k = k′ 0|A†k Ak′ |0 = 0 = 0|Ak′ A†k |0.
Il reste donc
0|ϕ(x)ϕ(x)|0 = |φk (x)|2
0|(Ak A†k + A†k Ak )|0 = 0,
k
H = Hp ⊕ Hp∗ ,
avec 1
2
Hp = ck φk , avec |ck | < ∞ ·
k∈K k∈K
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Press, New York 1975.
300
14 Courbes elliptiques, homotopie
et extensions de l’espace
Joseph Kouneiher
« Le développement de la physique théorique dans le dernier quart du
XX esiècle a été guidé par un véritable système de valeurs romantiques. As-
pirant à décrire les processus fondamentaux à l’échelle de Planck, les physi-
ciens sont obligés de perdre toutes connexions avec le monde observable. Dans
ce contexte social, les mathématiques sophistiquées émergeant en théorie des
cordes cessent de n’être que des outils techniques compliqués requis unique-
ment pour calculer des effets mesurables mais deviennent matière à principe.
Aujourd’hui, certains d’entre nous sont encore nourris par l’ancien sentiment
platonicien selon lequel les idées mathématiques sont prédestinées à décrire le
monde physique, aussi loin que leurs origines semblent éloigner de la réalité.
De ce point de vue, on peut espérer que la théorie des nombres devienne la
branche des mathématiques la plus appliquée. » (Y. Manin [10])
1 – Nous pensons ici aux problèmes conceptuels qui surgissent de la différence des bases de la relativité
générale et de la théorie quantique, ainsi que des problèmes à propos de chacune des théories en
302 elle-même.
Courbes elliptiques, homotopie et extensions de l’espace
autre que celle d’une variété, devient aisément acceptable, ce qui n’était pas
le cas lorsque l’influence de la forme originale des positions kantiennes domi-
nait [9]. En fait, faute de théorie physique valable qui l’admette, cette idée
n’avait presque aucune influence sur la philosophie de la géométrie2 .
Aujourd’hui, plusieurs approches non conventionnelles, par exemple la gra-
vitation quantique, postulent une structure de non variété à l’espace temps.
Même dans les approches plutôt conventionnelles, nous remarquons des in-
dications d’une structure discrète sous-jacente à l’image continue de départ.
Par exemple, dans le programme d’Ashtekar [1], la surface et le volume de-
viennent discrets. En théorie des supercordes, il y a des indications fortes sur
la présence d’une valeur minimale de la longueur.
Ces propositions soulèvent plusieurs questions pour les philosophes de la
géométrie. La principale concerne leur accommodation avec les positions tra-
ditionnelles, versions diverses de l’empirisme et du conventionnalisme. Notre
discussion compte-t-elle pour ou contre le réalisme, en particulier le réalisme
scientifique ? Présuppose-t-elle le réalisme ou plutôt sa falsifiabilité ? Même
en prenant les propositions de théorie des cordes de façon réaliste, elle ne
compte ni en faveur ni à l’encontre du réalisme scientifique. Ce manque d’en-
gagement n’est pas surprenant vu le statut problématique de la question de
l’élaboration de test en théorie des cordes.
En effet, le réalisme scientifique présuppose que les prétentions d’une
théorie scientifique, réussie ou mature, soient vraies ou approximativement
vraies et décrivent une réalité indépendante de nous. Ainsi, c’est une thèse
conjonctive où une ontologie, à propos de la notion de vérité comme corres-
pondance, est associée à une réalité indépendante.
Évidemment, les discussions concernant la théorie des cordes ou celles de
la gravitation quantique, ne suivent pas obligatoirement cette doctrine. En
effet, la théorie des cordes, et ceci indépendamment de ce que « réussie » et
« mature » signifient, ne nous fournit pas de telles théories. Plus précisément,
même si nous approuvons la première conjonction de réalisme scientifique
concernant la vraisemblance de la théorie, la seconde, i.e., son association
avec une réalité indépendante, ne s’applique pas à la théorie des cordes.
Néanmoins, nous pouvons rester soumis au réalisme scientifique à travers
le traitement de deux « théories ingrédients », la théorie quantique et la relati-
vité générale. Mais ceci ne signifie pas un engagement au réalisme scientifique
2 – Son rôle principal, et via le point de vue de Riemann endossé aujourd’hui par Grunbaum : l’idée est
que dans un espace discret et non pas une variété, la métrique est ou peut être intrinsèque et par
conséquent non conventionnelle (voir [12]). 303
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
3 – L’évolution d’une corde dans l’espace-temps peut être formalisée en considérant une application du
segment (dans le cas d’une corde ouverte) ou de cercle (corde fermée) dans la variété d’espace-
temps M appelée aussi espace-but. 305
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
4 – Ce phénomène peut être généralisé pour davantage d’extra dimensions, avec une topologie plus
complexe que celle du produit de cercles.
5 – Un troisième type de dualité, « symétrie miroir », joue aussi un rôle important à ce niveau.
306 Voir [5, 7].
Courbes elliptiques, homotopie et extensions de l’espace
6 – De ce point de vue, quantifier correspond à construire une algèbre A et une représentation unitaire,
telle que la dynamique apparaît comme une symétrie particulière. La dynamique et la symétrie sont
données en des formes adjointes, i.e. si les équations classiques sont de la forme q′ = F(q), la
dynamique est réalisée par le crochet F(q) = [H, q] ; où H est un élément de l’algèbre A.
7 – Selon Feynman, pour calculer l’amplitude de diffusion, on intègre sur tous les arrangements pos-
sibles de branchements des particules. De plus, pour une particule voyageant entre deux événe-
ments x et y de l’espace-temps, nous devons admettre au niveau quantique toutes les trajectoires
classiques possibles : pour évaluer la propagation d’une particule de x à y, nous intégrons sur tous
les chemins possibles entre x et y, tout en utilisant un facteur de poids qui dérive de l’action
classique pour le chemin. Une propriété importante des diagrammes de Feynman vus comme des
graphes à une dimension est le fait qu’ils soient singuliers au point de branchement. Cette propriété
induit deux difficultés centrales : la présence des infinis en théorie quantique des champs et le
nombre arbitraire des théories quantiques des champs lié à l’arbitraire dans le choix des coefficients
de couplage. 307
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
l’espace-temps, il faut que l’espace-temps ait une métrique. Le plus simple est
alors de travailler avec un espace de Minkowski de dimension n.
Nous cherchons les équations du mouvement de la corde en extrêmisant
l’action. Ces équations impliquent que l’évolution de la corde au cours du
temps est décrit comme une collection de lacets constitués d’un matériel
parfaitement élastique. En effet, nous remplaçons la trajectoire unidimen-
sionnelle de la particule dans l’espace-temps par l’orbite à deux dimensions
d’une corde. Ces cordes peuvent être de taille quelconque mais, sous cer-
taines conditions imposées par les prédictions de la théorie de la constante
de Newton et de la constante de la structure fine, cette taille est de l’ordre de
10−32 cm. Ainsi, parfois, le remplacement des particules par des cordes n’est
pas si crucial, mais dans d’autres cas il est fondamental. La situation est com-
parable à l’introduction de la constante de Planck en passant de la physique
classique à celle quantique : la théorie des cordes introduit une constante
fondamentale α qui contrôle la tension de la corde.
Une conséquence de l’introduction du concept de corde est le fait que
les diagrammes de Feynman deviennent lisses : alors que des lignes d’Univers
se joignent singulièrement aux points d’intersection, les tubes d’Univers se
joignent d’une façon lisse8 . Ce fait résout les difficultés liées aux divergences.
De plus, il suffit de comprendre la propagation des cordes libres pour étudier
8 – Ajoutons que la théorie des cordes traite aussi d’autre type de singularité. Mais la définition d’une
singularité en théorie des cordes est différente de celle en relativité générale, même au niveau clas-
sique. En relativité générale, on définit habituellement une singularité en termes d’incomplétude
des géodésiques fondée sur le mouvement de particules test. En théorie des cordes, il faut utiliser
des cordes test. Ainsi un espace-temps est considéré comme singulier si les cordes test ne se com-
portent pas bien. (Plus précisément, il faut également que les autres objets étendus en théorie des
branes aient une propagation bien définie.) Il est donc possible que certains espace-temps qui en
relativité générale sont singuliers ne le soient pas en théorie des cordes.
Un exemple simple serait le quotient de l’espace euclidien par un sous groupe discret du groupe
de rotation. L’espace résultant, appelé orbifold, a une singularité conique à l’origine. En relativité
générale, ceci conduit à une incomplétude des géodésiques, tandis que la théorie des cordes est
totalement exempte de ce type de singularité. La raison principale en est que les cordes sont des
objets étendus. Cet orbifold a une singularité très douce, mais même les singularités de courbure
peuvent disparaître en théorie des cordes. La théorie des cordes a comme solutions exactes le
produit d’un espace de Minkowski à 4 dimensions et d’un espace de Calabi-Yau compact. (Un
espace de Calabi-Yau est un espace vers lequel les extra dimensions exigées par la théorie des cordes
tendent après enroulement. Cet espace est consistent avec les équations de la théorie.) Une variété
de Calabi-Yau admet généralement une famille complète de métriques de Ricci plates. On peut donc
construire une solution dans laquelle les quatre grandes dimensions restent approximativement
plates et la variété de Calabi-Yau change lentement d’une métrique de Ricci plate à une autre.
Dans ce processus, l’espace de Calabi-Yau peut avoir une singularité de la courbure. Dans plusieurs
cas, ceci peut être vu comme résultant d’un rétrécissement topologique non trivial de S2 ou S3 à
une surface nulle. On montre ainsi que la théorie reste complétement bien définie. Par conséquent,
l’évolution continue à travers la singularité géométrique vers un espace de Calabi-Yau non singulier
308 présent sur l’autre facette.
Courbes elliptiques, homotopie et extensions de l’espace
les interactions. Ainsi, nous n’avons plus besoin de décrire les propriétés des
points d’interaction, d’où la non-nécessité de l’espace-temps.
Par conséquent, nous avons un nouveau paradigme : l’espace-temps est un
concept dérivé à partir d’une théorie de champs 2-dimensionnelle. En effet,
un espace-temps qui obéit aux équations des champs classiques correspond à
une théorie des champs à 2 dimensions qui est invariante conforme (i.e., inva-
riante par le changement de mesure de la distance le long de la corde). Si nous
calculons les conditions exigées par cette invariance conforme de la théorie
quantique dérivée d’un lagrangien, tout en supposant que les champs varient
lentement à l’échelle de la corde, nous obtenons généralement des équations
covariantes qui sont simplement les équations d’Einstein plus d’autres termes.
Ces lacets vibrent, se séparent et se rejoignent au cours du temps. Il
semble peut être plus facile de comprendre comment la corde vibre si l’on
se place dans le cadre de l’approche hamiltonienne. Ceci est pourtant sub-
til puisque la théorie des cordes contient un grand nombre de symétries de
jauge9 . Or, il existe une technique pour obtenir les symétries de jauge de toute
théorie à partir de l’action. En l’appliquant à la théorie des cordes, on trouve
que deux applications de la surface dans l’espace temps sont physiquement
équivalentes si elles diffèrent simplement d’une reparamétrisation de cette
surface (décrite dans l’espace temps).
Plusieurs techniques permettent de rendre compte des symétries de jauge
dans l’approche hamiltonienne. Une d’elles est l’approche appelée « jauge fixée
sur le cône de lumière ». Cela revient à choisir une paramétrisation de notre
surface telle que ses deux coordonnées soient reliées de façon simple à deux
des coordonnées de l’espace de Minkowski de dimension n. Ceci résulte de
l’invariance par reparamétrisation. Mais une fois la paramétrisation fixée, nous
n’avons plus la possibilité de la modifier : d’où le terme fixation de jauge.
L’application de la surface S vers l’espace temps de dimension n se représente
comme un champ sur S à n composantes. Dans le choix de la jauge du cône de
lumière, deux composantes de ce champ s’expriment simplement en fonction
des autres. Ceci nous permet de voir notre corde comme un champ à n − 2
composantes satisfaisant l’équation d’onde
d2 d2
− X(t, x) = 0,
dt2 dx2
9 – Nom par lequel les physiciens désignent une symétrie qui permet de passer entre différentes des-
criptions mathématiques qui rendent compte de la même situation physique. 309
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
la même que celle qui décrit une corde de violon idéalisée. L’unique différence
est que, à la place d’un segment de corde de violon, on a un ensemble de lacets
fermés de corde. L’énergie, ou hamiltonien, est alors donnée par l’équation
d’onde hamiltonienne usuelle :
5 2 2 6
dX dX
H = (1/2) + dx.
dt dx
En particulier, l’énergie du plus bas niveau est appelée point zéro d’énergie
ou énergie du vide. En général, il n’est pas trop difficile de le soustraire en
redéfinissant le hamiltonien ; mais il est parfois important. Pour obtenir l’ex-
pression du point zéro d’énergie totale de tout les modes des mouvements à
droite, on additionne les points zéro d’énergie k/2 pour toutes les fréquences
k = 1, 2, 3, ... :
(1 + 2 + 3 + ...)
·
2
Bien que cette série soit divergente, nous pouvons, comme nous verrons plus
bas, lui assigner des valeurs. En effet, Euler a associé12 à la série 1 + 2 +
3... la valeur −1/12. Ainsi, l’énergie totale du point zéro est : −1/24. Plus
généralement, si nous avons une corde dans un espace temps de Minkowski
de dimension n, le champ X a n − 2 composantes, et l’énergie totale du point
zéro est
−(n − 2)
·
24
D’autre part, la validité de la théorie des cordes exige que le point zéro d’éner-
gie soit égal à −1 13 . En effet, la subsistance de l’invariance lorentzienne de
12 – La formule d’Euler
1
1+2+3+... = −
12
est un exemple de régularisation de la fonction zéta. La fonction de Riemann zéta est définie par
1 1 1
ζ (s) = + + + . . .,
1s 2s 3s
lorsque la somme converge, et par sa continuation analytique aux valeurs de s pour lesquelles cette
somme ne converge plus. Par continuation analytique, on obtient :
1
ζ (s) = − ·
12
On peut utiliser l’équation fonctionnelle pour la fonction de Riemann zéta selon laquelle :
F(s) = F(1 − s)
où s s
F(s) = π − 2 Ŵ ζ (s)
2
et Ŵ est la célèbre fonction telle que Ŵ(n) = (n − 1)! pour n = 1, 2, 3, ... et Ŵ(s + 1) = s Ŵ(s) pour
tout s. En utilisant
1 √
Ŵ = π
2
et
π2
ζ (2) =
6
1
l’équation fonctionnelle implique que ζ (−1) = − 12 . Mais il faudrait , bien sûr pour cela avoir avant
tout prouvé l’équation fonctionnelle.
13 – Cela a un rapport avec les subtilités de la fixation de jauge en théorie quantique des champs.
Par exemple, certaines symétries au niveau classique peuvent parfaitement être perdues au niveau
quantique, à cause de la présence de ces anomalies. 311
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Ainsi, nous pouvons la traiter comme une fonction sur le tore résultant
des identifications des côtés deux par deux, haut et bas, gauche et droite.
Plus généralement, soit P(z) une fonction doublement périodique sur le
plan complexe, de périodes ω1 et ω2 , i.e. :
P(z + ω1 ) = P(z)
P(z + ω2 ) = P(z).
Ainsi, P(z) reste invariante en tous les points du réseau L = nω1 + mω2 , qui
peut soit avoir la forme de carré vu plus haut ou comme ceci :
Si P(z) est analytique sur tout le plan (et sans pôle), elle sera bornée sur
chaque petit parallélogramme. Comme elle est doublement périodique, elle
sera une fonction analytique bornée sur tout le plan complexe, donc constante
d’après le théorème de Liouville.
Intéressons-nous au cas non trivial, c’est-à-dire une fonction qui a des
pôles. Supposons d’abord ces pôles localisés en les points de réseau :
L = nω1 + mω2 .
1
Nous pouvons montrer que le cas où P(z) a des pôles de type z−w en
chacun des points de réseau est en fait trivial. En revanche, si les pôles sont
1
d’ordre 2, i.e. de type (z−w) 2 , nous obtenons une fonction périodique. Mais
y2 = 4x3 − g2 x − g3
où x et y sont des nombres complexes. L’ensemble des paires (x, y) qui satis-
font l’équation cubique forment quelque chose comme un tore, appelé courbe
elliptique15 . De plus le tore peut être vu comme un groupe muni d’une loi
additive en additionnant les nombres complexes modulo les éléments de ré-
seau L. Par conséquent, les solutions de l’équation
y2 = 4x3 − g2 x − g3
forment un groupe.
1
∞
k=1 ·
(1 − e−bk )
b 1
Z(b) = e 24 ∞
k=1 ,
(1 − e−bk )
1 k
η(q) = q 24 ∞
k=1 1 − q .
f (z) = zd
du cercle unité dans lui-même. Si d est positif, cette fonction enroule le cercle
unité sur lui-même d fois dans le sens des aiguilles d’une montre. Si d est nul,
f (z) = 1 : une fonction constante sans enroulement.
Nous pouvons montrer que toute fonction continue du cercle dans lui-
même peut être déformée continuement pour donner exactement une fonction
de la forme f (z) = zd . La théorie des homotopies concerne des déformations
continues. Selon cette théorie, nous dirons que deux fonctions d’un espace
dans un autre sont homomorphiques si on peut déformer continuement l’une
d’elle pour donner l’autre, si elles appartiennent à la même classe d’homo-
topie. Dans le cadre de la topologie, à la place du terme fonction continue,
c’est celui d’application qui est plutôt utilisé. Selon ces termes, on peut dire
que l’on connaît la classe d’homotopie d’une application d’un cercle dans lui-
même, si on connaît son nombre de nœuds.
En dimensions supérieures, nous ne connaissons les classes d’homotopie
des applications d’une m-sphère dans une k-sphère que pour certaines valeurs
spécifiques de m et k. Pour mieux appréhender cela, on prend les notations
standards, utilisant m (X) pour désigner l’ensemble des classes d’homotopies
des applications de la m-sphère dans l’espace X. Quand m > 0, cet ensemble
est un groupe appelé m-ième groupe d’homotopie de X. Ces groupes sont
d’une importance fondamentale en topologie algébrique. Nous nous intéres-
sons à πm (Sk ) : l’ensemble des classes d’homotopie des façons d’enrouler une
m-sphère sur une k-sphère. Dans le cas du cercle, vu plus haut
316 π1 (S1 ) = Z
Courbes elliptiques, homotopie et extensions de l’espace
π2 (S2 ) = Z.
f (φ, θ ) = (φ, d, θ ).
Ainsi, il existe toujours un entier k qui joue le rôle de nombre de nœuds d’une
application d’une n-sphère dans elle-même. En mathématiques ce nombre est
appelé degré.
Dans le cas où m est différente de k,
π2 (S1 ) = 0.
19 – Ce résultat fut un choc important quand Heinz Hopf le découvrit dans les années 1930. En effet,
auparavant personne ne savait combien de classes d’homotopie il y avait dans ce cas. 317
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
π4 (S3 ) = Z/2
π3 (S1 ) = 0
π4 (S2 ) = Z/2
π5 (S3 ) = Z/2
π6 (S4 ) = Z/2
et ainsi
πk+2 (Sk ) = Z/2 pour tout k ≥ 2.
Enrouler une 4-sphère sur une 2-sphère est un problème intéréssant. En com-
posant des éléments des groupes d’homotopie des sphères, on en déduit de
nouveaux. Par exemple, pour obtenir un élément non trivial de π4 (S2 ). On
considère l’application f : S3 → S2 qui génère π3 (S2 ) et on le compose avec
une application20 g : S4 → S3 générant π4 (S3 ) pour déduire l’application
désirée de S4 dans S2 . De même :
π4 (S1 ) = 0
π5 (S2 ) = Z/2
π6 (S3 ) = Z/12
π7 (S4 ) = Z/2 + Z/12
π8 (S5 ) = Z/24
π9 (S6 ) = Z/24
πm = 0 pour tout m ≥ 2.
Ensuite, il existe une formule quand les groupes d’homotopie sont fixés. Ainsi
πk+n (Sk ) est indépendant de k aussi longtemps que k ≥ n + 2.
Les groupes d’homotopie peuvent être stabilisés avant, comme nous
l’avons vu, pour n = 2 mais pas après. En général, ils se stabilisent pour
20 – g est obtenue à partir de f par suspension. 319
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
définie en cousant un tore à deux perforations sur une surface de genre g avec
n perforations, ce qui augmente le genre de 1. On introduit M(∞, n) comme
la limite directe pour g → ∞ et
permettent de coudre deux surfaces ensemble avec une sphère à trois perfo-
rations. En utilisant ce produit, on peut définir le complété du groupe :
M(∞, 1)+,
qui donne :
π3 (M(∞, 1)+) = Z/24 + H
pour un groupe inconnu H. Comme ce résultat concerne les groupes de classes
d’applications de surfaces, il doit être relié à la façon dont la théorie des
champs conformes donne toujours des représentations projectives de ces
groupes de classe d’applications avec l’ambiguïté de phase de la forme e2π ci/24 ,
où c est la charge centrale.
La démonstration est directement liée aux groupes stables d’homotopies
de la sphère. On peut utiliser les applications explicites entre le groupe stable
d’homotopies des sphères :
XIX e siècle sur les fonctions elliptiques modulaires et j’ai remarqué quelque
chose d’étrange dans le développement de la fonction j 22 . » (McKay.)
Cette coïncidence apparaît à McKay quand il examine les coefficients de la
fonction j, écrite sous la forme d’une somme infinie. Le troisième coefficient
était 196,884. Or, 196,883 est le second nombre dans la table du Monstre, le
premier étant 1. Le groupe monstre23 simple est le plus grand groupe isolé,
simple, fini connu. Il représente les symétries de quelque chose sur lequel les
mathématiciens n’ont pas d’indice. Quelque chose de trop compliqué pour le
nommer objet géométrique parce que le Monstre vit non pas à 3 dimensions
mais à 196,883. Et en 21, 296, 876 dimensions ainsi que toutes les autres
dimensions de la colonne de la table. Quel que soit l’objet qui donne jour au
groupe monstrueux, il doit être excessivement symétrique.
Chaque coefficient de la fonction modulaire est une simple somme de
nombres de cette liste de dimensions dans lesquels le Monstre vit.
Conway et d’autres suggèrent [4] que ces connexions ne sont pas une
coïncidence mais l’effet d’une unité plus profonde. Appelant cette conjec-
ture Moonshine, une nouvelle spécialité mathématique naît pour essayer de la
prouver.
Borcherds [2, 3], après huit années de travail sur ce problème, trouva en
1989 la troisième pièce de cette énigme : la connexion était la théorie des
cordes par l’intermédiaire du nombre 26. Comme nous l’avons déjà vu, en théo-
rie des cordes, l’idée de base est que les particules élémentaires ne sont plus
fondamentales mais sont composées de lacets de cordes de dimension 1. Pour
comprendre comment les lois de la nature opèrent dans différentes théories,
les physiciens utilisent des diagrammes de lignes. Chaque ligne représente la
trace de la particule et les interactions, ou vortex, interviennent quand les
particules entrent en collision ou interagissent. En théorie des cordes, les la-
cets remplacent les points, de sorte que maintenant les diagrammes ne sont
plus réalisés à partir de lignes mais de tubes. Les mathématiques utilisées en
théorie des cordes décrivent ce qui se passe quand ces tubes se rencontrent
par l’intermédiaire de l’algèbre de vertex.
22 – Les fonctions modulaires elliptiques apparaissent quand on commence à étudier les surfaces de
tores qui résultent de l’enroulement du plan complexe. Sur une feuille de papier, on peut dénom-
brer les colonnes avec les nombres entiers (1, 2, 3, ...) et les lignes par les nombres imaginaires
(1i, 2i, 3i, ...). On peut replier la feuille de telle sorte à joindre la fin des tubes du tore pour faire
des tores de tailles différentes. En d’autres termes, si on se donne une taille pour le tore, on peut
alors utiliser la fonction j pour convertir cette taille en un nombre complexe. Bien que la fonction
j semble obscure, c’est un outil très utile en mathématique et physique.
23 – Les symétries des objets géométriques et autres constructions mathématiques forment les éléments
des groupes finis. Une théorie des cordes particulières appliquée à un tore replié en dimensions 26
322 a plus de 1054 symétries et produit le groupe monstre.
Courbes elliptiques, homotopie et extensions de l’espace
Quand on essaie de réaliser ces calculs en théorie des cordes, il faut que
certains éléments s’annulent entre eux, ce qui peut seulement arriver quand
il y 24 extra dimensions, soit au total 26 (en comptant le temps et la corde
elle-même), exactement ce qui est nécessaire au Monstre. « Si la dimension
critique de la théorie des corde était autre chose que 26, je n’aurais pas pu
prouver les conjectures moonshine. » (Borcherds.)
En fait, Borcherds en inventant l’algèbre de vertex, a essentiellement
donné les lois de la théorie des cordes. L’algèbre de vertex décrit une corde
se déplaçant dans un espace à 26 dimensions qui a la caractéristique unique
que toutes les dimensions sont enroulées. Cela s’apparente à un tore enroulé
sur lui-même de façon simple, en utilisant une technique qui fonctionne uni-
quement à 26 dimensions.
Dans le cas de tores plus compliqués, c’est la fonction j qui agit. Et
Borcherds a montré que le Monstre est simplement le groupe de toutes les
symétries d’une théorie des cordes particulière, théorie qui n’a certainement
rien à voir avec le monde dans lequel nous évoluons.
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324
15 Espace et observateurs
en cosmologie
Marc Lachièze-Rey
1. Introduction
La relativité générale et la cosmologie relativiste considèrent l’espace-
temps comme arène de la physique. Cependant, les physiciens essaient depuis
longtemps d’y définir séparément espace et temps. Si les problèmes de relati-
vité générale et de cosmologie peuvent se passer d’une telle prescription, qui
apparaît ainsi plutôt académique (il s’agit du choix d’un système de référence
global), la littérature abonde de références à l’espace, par exemple lorque l’on
déclare que l’espace est plat (ou non), homogène (ou non) dans un modèle
cosmologique donné. Par ailleurs, la physique quantique, ou plutôt son inter-
prétation, requiert le plus souvent un découpage de l’espace-temps en espace
et temps. D’où la nécessité de définir un système de référence convenable. Le
simple exemple de deux observateurs de vitesses différentes, dans l’espace-
temps de Minkowski, montre qu’une définition de l’espace doit dépendre de
l’observateur.
Un observateur a besoin d’un repère pour faire de la physique dans son en-
vironment. En relativité générale, l’espace associé à un observateur est défini
localement sans ambigüité, par orthogonalité à sa ligne d’univers, c’est-à-dire
à sa vitesse u. Mais il y a de multiples manières d’étendre cette définition au-
delà d’un voisinage local. Si l’on veut envisager des procédures de synchroni-
sation, qui mettent en jeu l’observateur à différents moments de son histoire,
il sera nécessaire de définir un repère global, aux propriétés convenables tout 325
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
u
τ+δ
rayon
lumineux Ligne
d'univers de
l'observateur u
n+
b n-
Espace
u
n- n+ τ
Σ=τ
b
rayon
lumineux
rayon
lumineux
τ−δ
O l’est, dans le cas avec expansion. Le long des lignes d’univers de u, le temps
propre est appelé t, avec t = τ le long de O.
2.4.1. Décalages
2.4.2. Référentiels
332 C = I + ∩ I − = I + ∩ . (15.9)
Espace et observateurs en cosmologie
observateur
D
R=Cte u
b
Σ=τ
x
C
Cette 2-sphère déformée C(τ , δ) est l’ensemble de tous les points à la même
valeur de δ au moment τ , i.e., l’ensemble de tous les points de l’hypersurface
τ à même PT-intervalle. u et b sont tous deux orthogonaux à C.
Nous pouvons choisir deux vecteurs spatiaux unitaires orthogonaux e3
et e4 dans C (plusieurs choix sont possibles ; en l’absence de rotation, le
problème est à 2 dimensions et ce choix importe peu). e3 et e4 forment une
base de C, tangent à la 2-surface C. chacune des paires précédentes forme
avec ces deux vecteurs une base (pseudo-ON ou ON) de l’espace tangent à
l’espace-temps. En outre, n+ or n− , e3 et e4 forment une base pseudo-ON pour
l’espace tangent aux cônes de lumière.
2.4.3. La métrique
ds2 = ũ2 − b̃2 − (e3 )2 − (e4 )2 = N2 (dT 2 − dR2 ) − (e3 )2 − (e4 )2 , (15.10)
u0 = c, u1 = s, u2 = u3 = 0,
Observateur O
R=Cte
Espace
pour O
x0 = τ , x1 = x2 = x3 = 0, pour t < 0,
x0 = c τ , x1 = s τ , x2 = x3 = 0, pour t > 0,
avec c := cosh ψ et s := sinh ψ.
Le cône de lumière de l’observateur à t = 0, L0 , divise l’espace-temps en
trois parties I, II et III (voir figure 15.4), correspondant aux régions passée,
future et spatialement reliée au point d’accélération. L’étude des rayons lumi-
neux du [vers le] point x vers [de] l’observateur fournit les fonctions N ε (x),
T(x) et R(x) dans les trois régions. 335
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Ligne d'univers de
l'observateur
de Langevin
II
III
III
– Region III :
2τ = x0 + c x0 − s x1 + (c x0 − s x1 )2 − (x0 )2 + (x1 )2 − x1
= x0 + c x0 − s x1 + c x1 − s x0 − x1 , (15.13)
ou
τ exp(ψ/2)
= −x0 + x1 tanh(ψ/2) : (15.14)
336 cosh(ψ/2)
Espace et observateurs en cosmologie
Pour l’observateur, l’espace se constitue d’un disque plan SI [ou SII ] qui
s’étend jusqu’au cône de lumière L0 . Au delà, il se continue par une surface
composite SIII . En dehors du seul instant d’accélération, l’espace n’est ni plat
ni homogène.
Cet exemple est le plus simple pour lequel notre prescription diffère des
autres. On sait que, dans ce cas, il est impossible d’étendre les coordonnées de
Fermi en dehors des régions coniques. Par ailleurs, aucune surface homogène
ne peut faire l’affaire. Notre prescription est donc ici la seule à fournir un
système de référence associé à l’observateur et valide dans la totalité de
l’espace-temps, à permettre l’extension de son temps propre, et à permettre
des procédures de synchronisation (conclusion similaire par Dolby et Gull [3]).
4. L’observateur de Rindler
L’observateur de Rindler dans l’espace-temps de Minkowski est défini par
son accélération constante. Il a pour vitesse
Nous verrons que (x1 )2 − (x0 )2 > 0, ce qui permet d’introduire les coordonnées
de Rindler
Nε = η + ε|ξ |,
T = η, R = |ξ |
et N2 = a−2 exp(2a ξ ) = [x2 −t2 ]. L’hypersurface (la ligne) τ a pour équation
η = τ , soit x0 = tanh τ x1 : c’est une droite passant par l’origine. Les surfaces
de PT-intervalle δ constant sont les hyperboles d’équation ξ = δ, ou (x1 )2 −
(x0 )2 = a−2 exp(2a δ).
5. L’observateur cosmologique
Les modèles cosmologiques de Friedmann-Lemaître possèdent des sections
spatiales à symétrie maximale. Avec des coordonnées convenables, la métrique
s’écrit
% &
ds2 = A(η)2 dη − dσ 2 − S(σ )2 dα 2 + sin2 α dβ 2 , (15.21)
27 τ = η (η2 + 3 σ 2 ), (15.27)
R=1 Observateur
associé
R=2
Espace
T=2
Espace
T=1
C’est réellement la distance entre deux objets dans l’espace, à un instant bien
défini et unique pour le CIO. Pour lui, T et R apparaissent ainsi comme de
bonnes coordonnées pour mesurer espace et temps.
6. Discussion
La prescription de synchronicité définit espace et temps globalement, sans
ambigüité, pour tout observateur, inertiel ou non, dans un espace-temps
arbitraire (sans croisement de géodésiques nulles), en particulier celui de
Minkowski ou les modèles Friedmann-Lemaître. La définition de l’espace est
relative à l’observateur (il diffère pour un autre), à chaque instant de sa
ligne d’univers. Cela constitue une foliation de l’espace-temps, relative à cet
observateur, que l’on peut interprèter comme une classe d’observateurs ca-
noniquement associés, ou une « cinématique » de l’espace-temps [10]. Cela
342 fournit un système naturel de référence, qui reste minkowskien le long de la
Espace et observateurs en cosmologie
ligne d’univers de l’observateur (le temps y coïncide avec son temps propre)
et pertinent pour des mesures physiques. Pour l’observateur de Rindler, ce
système coincide avec celui généralement utilisé sans autre justification que
d’être « naturel », et le justifie a posteriori.
L’application à l’espace-temps de Minkowski confirme que l’espace et le
temps diffèrent pour les observateurs inertiels avec des vitesses différentes.
Elle fournit une définition globale de l’espace et du temps pour l’observateur
de Langevin, à qui aucune autre prescription ne s’applique. Dans le cas de
l’observateur de Rindler (accélération constante), les coordonnées synchrones
ici définies sont les coordonnées de Rindler usuelles. L’effet Unruh s’interprète
alors comme dû à la dépendance de l’espace et temps de l’observateur.
En cosmologie, la prescription définit l’espace pour un observateur iner-
tiel. Ce n’est pas une section spatiale à symétrie maximale : dans un modèle
Friedmann-Lemaître, aucun observateur inertiel ne « voit » un espace homo-
gène, cette absence d’homogénéité étant engendrée par la courbure spatio-
temporelle correspondant à l’expansion cosmique. En particulier, l’espace n’est
ni plat ni homogène (cependant le caractère inertiel de l’observateur pré-
serve l’isotropie) dans le modèle Einstein-de Sitter, pourtant souvent qualifié
« d’univers plat » ! Dans l’espace-temps de de Sitter, l’espace n’est pas, non
plus, une hypersurface à symétrie maximale.
Ces résultats ne modifient aucune formule cosmologique, pourvu qu’elle
soit écrite sous forme covariante, et qu’elle n’implique aucune définition de
l’espace. Ils modifient cependant l’interprétation de résultats observationnels
se réfèrant à l’espace (qu’il soit homogène, plat, etc.). Ils modifient égale-
ment l’interprétation de la distance propre : celle-ci n’apparaît plus comme
la mesure d’un intervalle purement spatial, entre deux événements se dérou-
lant au même moment ; mais plutôt comme celle d’un intervalle mixte entre
deux événements non synchrones du point de vue de l’observateur (ils se-
raient synchrones si la montre de l’observateur indiquait le temps conforme).
On peut introduire une « distance-temps-propre », un intervalle véritablement
spatial (dans le sens introduit ici) entre deux événements synchrones pour
l’observateur. Elle correspond au résultat d’une mesure que l’observateur peut
effectivement mener avec sa montre (qui indique par définition son temps
propre).
Cette prescription concerne l’interprétation d’effets quantiques en espace-
temps courbe, et/ou du point de vue d’observateurs non inertiels. Pour l’obser-
vateur de Rindler, cela confirme les résultats usuels à propos de l’effet Unruh,
et en fournit une compréhension plus claire. Mais, dans la plupart des cas, 343
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Bibliographie
[1] Bel, L., 1998, gr-qc/9812062.
[2] Birrel, N.D., Davis, P.C.W., Quantum fields in curved espace, Cambridge
University Press, 1982.
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no 1, pp. 83–111, 1990.
[5] Lachièze-Rey, M., A&A 376 (2001) 17–27 (arXiv:gr-qc/0107010).
[6] Landau, L., Lifshitz, E., Field Theory, MIR (URSS), 1966.
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[8] Misner, C.W., Thorne, K.S., Wheeler, J.A., Gravitation, Freeman et co.,
1973.
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[11] Sriramkumar, L., Padmanabhan, T., 1999, gr-qc/9903054 v2.
344
16 La machine électromagnétique
à remonter le temps
Mario Novello
1. Introduction
La force électromagnétique subie par un photon dans un régime non li-
néaire peut être géometrisée. C’est un résultat certainement inattendu, et en
même temps très intéressant, de l’analyse récente du comportement des dis-
continuités des champs électromagnétiques non-linéaires. Nous allons mon-
trer comment une telle géometrisation est possible. Cette propriété n’est pas
restreinte aux champs de spin 1, mais elle est très générale, valable pour des
théories non linéaires de spin quelconque. Cependant nous nous bornerons ici
aux cas de spin 1.
3. Définitions
Le champ électromagnétique est noté par le tenseur Fµν , et par son dual
∗ . 1
Fαβ = ηαβ µν Fµν , (16.1)
2
où ηαβµν représente le tenseur antisymétrique de Levi-Civita ; le tenseur mé-
trique de Minkowski est représenté par sa forme standard ηµν . Les deux inva-
riants que l’on peut construire avec ces deux tenseurs sont :
.
F = F µν Fµν , (16.2)
. ∗
G = F µν Fµν . (16.3)
Étant donné que les modifications du vide ne changent pas l’invariance de
jauge de la théorie, la forme la plus générale du Lagrangien peut s’écrire en
fonction de ces deux invariants, c’est-à-dire
L = L(F, G).
[Fµν ] = 0, (16.4)
et
[∂λ Fµν ] = fµν kλ , (16.5)
dans lequel le symbole
346
[J] ≡ lim+ (J|+δ − J|−δ )
δ→0
La machine électromagnétique à remonter le temps
2 δŴ
Tµν ≡ √ , (16.15)
−γ δ γ µν
Nous avons choisi un système de coordonnées tel que γµν se réduit à ηµν . En
termes de ce tenseur, la géométrie effective (16.14) se réduit à2
L LFF LFF µν
g = LF +
µν
ηµν + T . (16.18)
LF LF
5. Géodésiques nulles
L’importance de la géometrie effective va bien au-delà de cette simple ca-
ractérisation. En effet, une structure dynamique intervient aussi, comme nous
allons le démontrer : les courbes intégrales du vecteur kν (i.e., les trajectoires
µν
348 2 – Par simplification on va noter la métrique effective gµν et non pas geff .
La machine électromagnétique à remonter le temps
ce qui entraîne
gµν kµ;λ kν ≡ gµν kµ,λ − Ŵ σ µλ kσ kν = 0. (16.22)
kµ;λ kλ = 0, (16.23)
ce qui montre que kµ est un vecteur géodésique. Comme c’est un vecteur nul
(par rapport à la géometrie effective gµν ), il s’en suit que les photons se
propagent comme des géodésiques nulles dans la métrique effective.
L = L(F, G) (16.24)
∂ν (LF F µν + LG F ∗ µν ) = 0. (16.25)
8. Diélectrique en mouvement
Dans le cas où le diélectrique a un mouvement par rapport à un obser-
vateur de vitesse vµ , un calcul semblable donne pour résultat une métrique
effective de la forme
ǫ′E µ ν
gµν = ηµν + vµ vν (µ ǫ − 1 + µ ǫ ′ E) − ℓ ℓ , (16.45)
ǫ
où ℓµ est le vecteur unitaire dans la direction du champ électrique. 351
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
Le vide d’Euler-Heisenberg :
où 3
. 8 2 h− 1
µ= α , (16.47)
45 me c me c 2
et α représente la constante de structure fine.
La trace du tenseur d’énergie corespondant est
2 7 2
T =µ F + G . (16.48)
4
9. Exemple-I
Nous allons montrer l’efficacité de cette méthode par deux exemples. Dans
les deux cas, le photon subit des effets électromagnétiques qui lui font suivre
une trajectoire fermée dans l’espace-temps. Nous allons ainsi montrer que la
géometrie effective peut avoir des propriétés du même type que la géometrie
découverte par Gödel dans le cas de la Relativité génerale, où existent des
courbes fermées de genre temps.
La géométrie de fond est celle de Minkowski, décrite dans un système de
coordonnées (t, r, ϕ, z) c’est-à-dire
− 21
v2
normalisée vµ = γ 1, 0, ϕ̇c , 0 , où γ ≡ 1 − c2 et v ≡ r φ̇. Il en résulte
que la composante électrique non-nulle est E = − Eγcr ϕ̇ et E(2) = − Eγr . Le
(0)
ǫ′E 2
g00 = 1 + (µ ǫ − 1 + µ ǫ ′ E) γ 2 − γ v, (16.52)
ǫ
ǫ′E 2
g22 = −1 + (µ ǫ − 1 + µ ǫ ′ E) (γ v)2 − γ , (16.54)
ǫ
ǫ′E 2
g02 = (µ ǫ − 1 + µ ǫ ′ E) (γ v)2 − γ v, (16.55)
ǫ
Cette courbe est un chemin pour le photon si la condition g22 = 0 est satis-
faite, c’est-à-dire si la vitesse du diélectrique est donnée par
v √
= ǫµ. (16.58)
c2
Une telle vitesse est possible pour des matériaux réels (e.g., v < c) lorsque la
permitivité est plus petite que 1, c’est-à-dire, lorsque la susceptibilité élec-
trique χ, définie par ǫ = ǫ0 (1 + χ) est négative.
10. Exemple-II
Le système physique consiste en un fil chargé à travers un solénoide. La
géométrie de fond (Minkowski) est écrite dans un système de coordonnées
(t, r, ϕ, z)
ds2 = dt2 − dr 2 − r 2 dϕ 2 − dz2 . (16.59)
353
L’espace physique entre mathématiques et philosophie
r LF F 01 = Q (16.60)
12
r LF F = µ, (16.61)
g00 = 1 − ψ E2 (16.62)
g11 = −1 − ψ B2 r 2 − E2 (16.63)
02
g = ψ EB (16.64)
1
g22 = − 2 + ψ B2 (16.65)
r
g33 = − 1, (16.66)
et par conséquent
LFF
> 0. (16.71)
LF rc
Un exemple simple d’une telle situation est donné par un lagrangien du genre
Born-Infeld 7
β2 F
L= 1− 2 −1 . (16.72)
2 β
11. Commentaires
Ces deux exemples montrent que la possibilité d’avoir une trajectoire fer-
mée pour des particules n’est pas une exclusivité de la gravitation dans le
schéma de la théorie de la relativité générale. Nous avons montré qu’il peut
exister une courbe fermée pour le photon dans un régime non-linéaire de
l’électromagnetisme. On s’aperçoit alors que le point important n’est pas la
force gravitationnelle mais son caractère non-linéaire. Une situation sem-
blable peut exister en électromagnetisme, dans un régime non-linéaire.
Cela entraîne des situations tout à fait étranges et non-conventionnelles.
Cela remet en cause la question ancienne : quelle est la vraie nature de la
géométrie de l’espace-temps ? D’après ce que nous avons exposé ici, cela dé-
pend de l’objet que l’on utilise pour la mesurer. Pour des photons dans un
milieu non-linéaire, la réponse peut être bien différente de celle que nous
aurions obtenue en utilisant de la matière comme des électrons ou des pro-
tons. Cela nous ramène à une situation semblable à celle du commencement
du XXe siècle : il n’existe pas une seule géométrie de l’espace-temps.
355
Équations (F.R.W.)
17 de la cosmologie
et cosmologie quantique
Edgar Elbaz
montre en effet que le coefficient g00 (x) est indépendant de la position d’un
observateur et conduit ainsi à un temps t valable partout, temps global, temps
cosmologique. La fonction R(t) représente un facteur d’échelle, improprement
appelé « rayon d’univers », le paramètre k, enfin, désigne la courbure spatiale
de l’Univers, de valeur +1 dans un modèle elliptique, −1 hyperbolique, et 0
pour un modèle euclidien.
Les équations fondamentales de la cosmologie [1], s’écrivent souvent avec
le facteur d’expansion θ , dérivée par rapport au temps du logarithme du fac-
teur d’échelle élevé au cube :
γ =0 P = −ρ vide quantique
γ = 4/3 P = 1/3ρ ère radiative (17.4)
γ =1 P=0 ère de matière (actuelle).
∂t ρ + γ ρθ = 0. (17.5)
Équation de Raychaudhuri :
Équation F.R.W. :
1/3θ 2 = ρ − 3k/R2 . (17.7)
Il faut d’ailleurs noter que cette dernière équation peut être considérée comme
la traduction de la conservation de l’énergie totale E d’une particule de
masse m, soumise à un potentiel gravitationnel newtonien classique non-
relativiste V(R) = −G M m/R, dans laquelle on pose k = −2E/m, pour un fluide
de densité uniforme ρ, de pression P nulle [1].
Reprenant l’essentiel d’un article déjà publié [2], déterminons, une forme
hamiltonienne des équations précédentes en posant :
H = −p2 + A qn . (17.8)
p = aθ α ρ β (17.9)
q = bρ .
σ
(17.10)
358
Équations (F.R.W.) de la cosmologie et cosmologie quantique
ce qui, par comparaison avec (18.5) fixe les valeurs des coefficients
a/b = 1/3 = −γ β,
β(n − 2) = 1 et n = (2 − 3γ ), (17.14)
2−n
A = −1/6b .
Pour que q ait la dimension d’une longueur et p celle d’un moment, il faut
affecter une dimension au paramètre libre b. L’intégration de l’équation (17.5)
de conservation de l’énergie donne ρ(t) en fonction du facteur d’échelle R(t) :
q = (bM−1/3γ
γ )R. (17.21)
Cela conduit à une force newtonienne effective Fγ = (1/3 − 1/2γ )Mγ R1−3γ ,
attractive : F1 (R) = −1/6M1 R−2 pour un fluide cosmique sans pression ;
F4/3 (R) = −1/3M4/3 R−3 pour un fluide constitué de pur rayonnement.
Le vide quantique est modélisé classiquement par une force répulsive
proportionnelle au facteur d’échelle F0 (R) = 1/3M0 R. Est-ce la traduction de
l’existence de la constante cosmologique ? Il faut alors noter que cette force
répulsive n’est pas constante, car le facteur d’échelle R dépend du temps
cosmologique. Cela est assez étonnant quand on pense à l’hypothèse de la
quintessence, récemment introduite par les cosmologistes [3], pour expliquer
l’accélération de l’expansion, mesurée en 1998 par deux équipes d’astrophysi-
ciens [4].
Réécrivons maintenant le hamiltonien H, avec les variables θ et ρ, en
utilisant (17.15), (17.16), (17.17), puis la dernière des équations F.R.W. :
360 H = Eγ . (17.25)
Équations (F.R.W.) de la cosmologie et cosmologie quantique
Bibliographie
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Theor. Phys. 38 (1999) 5.
362
Dans la même collection...
Les textes réunis dans cet ouvrage, dont certains sont inédits, retracent les
réflexions de leur auteur sur la définition de la cosmologie, les problèmes
philosophiques posés par cette discipline et sur les conceptions des idées
cosmologiques qui ont eu cours depuis le XVIIIe siècle, de Pierre Simon de
Laplace à Albert Einstein.
Dans cet ouvrage, Philosophie, langage, science, qui réunit des textes soit
inédits, soit dispersés dans des publications d’accès difficile aujourd’hui,
Gilles-Gaston Granger examine le type particulier de connaissance qu’est la
connaissance philosophique dans son rapport au langage, à l’histoire et aux
sciences.