Les Radicaux Italien - Emmanuele Quinz
Les Radicaux Italien - Emmanuele Quinz
Les Radicaux Italien - Emmanuele Quinz
Emanuele Quinz
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 31/10/2021 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
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Pino Brugellis,
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Gianni Pettena et
Alberto Salvadori (éd.)
Macerata, Quodlibet,
Utopie Radicali
2017, 352 p.
(Archizoom, Remo Buti, 9999,
Gianni Pettena, Superstudio,
UFO, Zziggurat)
}
Gianni Pettena
Berlin, Sternberg Press,
Non-Conscious Architecture
2018, 236 p.
Marco Scotini (éd.).
}
Gianni Pettena
The Curious Mr. Pettena. Milan, Humboldt Books,
Rambling Around 2017, 118 p.
the USA. 1971-73
Luca Cerizza (éd.).
}
Superstudio
Macerata, Quodlibet, 2016,
Opere 1966-1978
CXXIV + 668 p.
Gabriele Mastrigli (éd.).
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« exagérée 2 », qui, à la fin des années 1960 et au début des
années 1970, entre la faculté d’architecture de Florence et le
milieu intellectuel et cosmopolite de Milan, a ouvert de nou-
velles voies aux disciplines du projet 3, par-delà et contre la
vulgate moderniste. Surtout, grâce à l’engagement d’institu-
tions culturelles internationales (et d’éditeurs indépendants,
comme Quodlibet et plug_in en Italie ou B2 en France), un
nombre croissant de publications, monographies, antholo-
gies et catalogues rend aujourd’hui accessible la production
théorique, pléthorique et percutante, qui a caractérisé ce
moment unique de l’histoire de l’architecture – et du design.
À l’origine disséminés dans une multitude de revues établies,
comme Domus et Casabella, ou plus confidentielles comme
In, mais aussi dans une nébuleuse de programmes, fanzines,
tapuscrits et cahiers de notes, ces documents, au-delà de
l’éblouissement que suscitent leur intensité théorique et leur
force visuelle, favorisent aujourd’hui une enquête historio-
graphique et philologique plus approfondie et rigoureuse. Si
l’analyse peut saisir des dissonances internes dans la poly-
phonie des voix, un effort de synthèse permet d’identifier avec
plus de précision les lignes de convergence, les références
communes, ou d’isoler certaines récurrences d’images qui
se répètent et tissent des liens souterrains entre parcours,
œuvres et contextes hétérogènes.
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tion du travail » prend la forme d’une « réduction technique
de la culture » (riduzione tecnica della cultura) 6. A aussi été
exploré l’héritage des « pédagogies radicales », notamment à
partir de la non-école Global Tools (1973-1975) 7, qui marque
à la fois l’apogée et le déclin de la saison radicale. D’autres
influences ont été relevées, même si elles n’ont pas encore fait
l’objet d’études approfondies : telles la théorie de la commu-
nication de McLuhan ou l’analyse sémiotique de « l’architec-
ture comme signe » par Giovanni Klaus Koenig, Gillo Dorfles
et surtout Umberto Eco, tous professeurs à Florence – le
rôle de ces derniers étant particulièrement visible dans les
actions du groupe UFO, réuni autour de Lapo Binazzi.
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d’une architecture (et un design) du vide.
Mais avant d’entreprendre ce « voyage », il est nécessaire
de démêler les fils de la relation entre design et architecture
dans l’ensemble complexe des théories et des pratiques radi-
cales. Il y a quelques années, au début d’une enquête 8, j’avais
envisagé – en suivant les indications d’Andrea Branzi, à la
fois protagoniste et exégète de l’aventure radicale – l’hypo-
thèse d’une progressive « déviation vers le design ». Déviation
qui correspond au déplacement de certains protagonistes, de
Florence et d’une formation commune en architecture, vers
Milan, capitale du design – c’est le cas de Branzi, justement.
Face à l’échec du projet, plus politique que formel, de l’archi-
tecture moderniste, le design se présente comme une voie
médiane entre l’art et l’architecture, empruntant à l’art les
formes symboliques et à l’architecture le mandat social.
Cette déviation peut être interprétée comme une réduction
d’échelle : de l’horizon étendu de la ville vers le plan resserré
des objets, le « paysage domestique » de la société de consom-
mation ; on peut y voir aussi une réduction de l’ambition
théorique, voire politique. Mais la déviation de l’architecture
radicale vers le design radical, si elle semble s’appliquer à cer-
tains parcours (comme ceux de Branzi, Deganello ou Pesce),
ne devient manifeste qu’après la fin de la saison radicale.
D’autre part, il ne suffit pas de séparer ceux qui s’obsti-
nent à ne pas produire et ceux qui trouvent tôt ou tard leur
place dans l’industrie ; ceux qui restent fidèles à l’architecture
et ceux qui la « trahissent » pour le design. En réalité, même
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est commune : le design s’oppose au design, tout comme
l’architecture à l’architecture.
Est ici mise en cause une certaine vision générale de l’ar-
chitecture (et du design) : celle de la modernité, qui donne
pour tâche à l’architecture de coloniser la nature. Si le moder-
nisme, avec sa rationalité fonctionnaliste, marque l’apogée
de ce projet et en incarne l’idéologie (ainsi que la noblesse),
les mégalopoles anonymes et hostiles, avec leur planification
inhumaine, et les supermarchés, avec leurs étalages de mar-
chandises, en constituent la réalité la plus répandue. L ’adver-
saire, c’est l’architecture (jointe au design) en tant que travail
spécialisé et stratégie générale de conditionnement : en tant
que progettazione, planification rationnelle, « dispositif phy-
sique du pouvoir 9 ». Les positions singulières sont unifiées
par une commune opposition à cet adversaire, par une ten-
sion commune vers une redéfinition radicale de l’architec-
ture (et du design) comme pratique politique, sociale, voire
existentielle. Branzi le résume bien :
L ’architecture radicale s’inscrit dans un mouvement plus général
de libération de l’homme de la culture, ce qui signifie : libération
individuelle de la culture, par la suppression de tous les paramètres
formels et moraux qui, agissant comme des structures inhibitrices
(inhibitrices dans la mesure où elles ne sont pas conçues par l’in-
dividu lui-même), empêchent l’individu de s’épanouir pleinement.
L ’architecture [...] tend alors à réduire à zéro tous les processus
de conception, refusant le rôle de secteur disciplinaire engagé pour
préfigurer, par le biais de structures environnementales, un avenir
déjà codifié 10.
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tout ce qui fait l’environnement extérieur de la vie humaine ; le vou-
drions-nous que nous ne pourrions nous y dérober, dès lors que
nous faisons partie de la civilisation, car [architecture] veut dire
remodelage et transformation, au service des besoins humains, du
visage même de la terre – sauf dans les déserts les plus reculés
[except in the outermost desert] 11.
11. �����������
W. Morris, Prospects of Architecture in Civilization, conférence
à la London Institution [1881] ; dans On art and Socialism, Londres,
John Lehmann, 1947, p. 245.
12. L. Benevolo, Storia dell’architettura moderna [1960], Bari,
Laterza, 1974, 7e édition, p. 14.
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résultats d’un choix conscient, mais par une réalité « extérieure »
et subie. [...]
Alors, il n’y a plus d’issue : point d’autre salut que ce désert... Ce que
nous tentons est de le chercher non pas à l’extérieur mais à l’inté-
rieur de la civilisation, en entendant par « désert » non pas l’absence
de communication, mais un espace vide de tout héritage 13.
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expérience éblouissante, ils reviennent avec une multitude de
photographies et de films, et la volonté de « développer une
architecture (progettazione) d’actions 15 » plus que d’objets.
Quant à Gianni Pettena, à partir de 1970, il passe plusieurs
années aux États-Unis, entre Minneapolis, Salt Lake City et
les déserts du Southwest.
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y sont placées dans une perspective cosmologique, voire
eschatologique.
Pour ceux qui, comme nous, sont convaincus que l’architecture est
l’un des rares moyens de rendre visible l’ordre cosmique sur terre,
de mettre de l’ordre et, surtout, d’affirmer la capacité de l’homme
à agir selon la raison, c’est une sorte d’« utopie modérée » (uto-
pia moderata) que d’émettre l’hypothèse d’un avenir proche où
toute architecture serait produite par un seul acte, par un unique
disegno capable de clarifier une fois pour toutes les raisons qui
ont poussé l’homme à élever des dolmens, des menhirs, des pyra-
mides, à tracer des villes carrées, circulaires, stellaires et enfin à
tracer, comme ultima ratio, une ligne blanche dans le désert 19.
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dateur, celui du mur : de la barrière qui sépare et définit,
se prolongeant à l’infini dans les curtain-walls qui, dans les
collages du Monumento Continuo, emprisonnent les villes et
remplacent graduellement le paysage naturel. L ’architecture
redevient surface, supersuperficie, environnement, espace et
temps de l’expérience – en un mot : vie.
Comme l’explique Gian Piero Frassinelli (dont une série
de publications récentes 22 permet aujourd’hui d’apprécier le
rôle au sein du groupe), le passage d’un vide d’architecture
(et de design) à une architecture (et un design) du vide se
configure comme un processus de « refondation anthropo-
logique et philosophique de l’architecture 23 », qui procède à
l’étude comparative des « état[s] de non-conditionnement ». Et
de même que le désert représente l’état « non conditionné » de
l’espace, la nudité représente celle du corps : d’où l’insistant
retour de la nudité dans les images des Radicaux – depuis
les Metafore de Sottsass (1972-2002) jusqu’aux collages des
9999 –, en résonance avec le naturisme hippie de l’époque,
mais aussi avec les cultures aborigènes, notamment chez
Frassinelli et Superstudio, qui en étudient coutumes et rituels.
Ainsi, les recherches des premières années 1970 sur les « ter-
ritoires “naturels” vierges de toute dynamique superstructu-
rale », l’enquête sur les « technologies simples », les « outils
primaires » des cultures rurales et préindustrielles, l’éloge du
nomadisme sont autant de voies qui, en émancipant progres-
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passage d’un état d’artifice, conditionné par des « structures
formelles », « à un état de nature » 27.
Cette architecture du vide trouve sa forme extrême dans
l’environnement présenté au MoMA de New York, en 1972,
dans l’exposition Italy : the New Domestic Landscape. Pensé
comme une « fable morale sur le design qui disparaît 28 »,
comme « une réévaluation critique de la possibilité de vie sans
objets29 », cet environnement se présente comme un cube de
miroirs polarisés dans une chambre noire, tel un plan qua-
drillé infini, avec au centre une multiprise électrique à partir
de laquelle s’étendent les ramifications d’un système nerveux
de fils innervant toutes les fonctions vitales. En contrepoint,
le film Supersurface. An Alternative Model for Life on Earth,
qui constituera ensuite le premier chapitre (Vita) du cycle
inachevé de films Les Actes fondamentaux (Gli atti fonda-
mentali), offre la vision paradisiaque d’un monde enfin libéré
des objets. Cette référence paradisiaque est explicite :
Le design, devenu parfait et rationnel, procède par incorporation
syncrétique de différentes réalités et se transforme finalement, non
pas en sortant de lui-même, mais en rentrant en lui-même, dans
son essence ultime de philosophie naturelle. Le design (progetta-
zione) coïncide de plus en plus avec l’existence : il n’existe plus à
l’abri des objets de design, mais existe en tant que projet. [...]
Le design (progettazione) d’une région libérée de la pollution du
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Dans l’une de ses premières apparitions, le Monument
continu se superpose à un Earthwork de Walter De Maria,
Mile Long Drawing (1968). La confrontation avec le Land
Art américain est affirmée, et c’est à nouveau le désert
qui constitue le lien. Mais c’est surtout Gianni Pettena qui
empruntera cette voie, en établissant un dialogue étroit avec
les artistes américains : notamment avec Robert Smithson,
qu’il rencontre à Rome (en 1969) puis à Minneapolis, avec
qui il visite Spiral Jetty en 1972 et avec qui il dialogue dans
la revue Domus 32. Si Smithson s’intéresse aux ruines, aux
traces d’implantations humaines soumises à l’érosion de la
nature, Pettena s’intéresse aux formations naturelles comme
traces (parfois invisibles) d’implantations humaines. Si pour
Smithson, que Pettena s’obstine à considérer comme un archi-
tecte, l’architecture se révèle comme nature, pour Pettena
c’est la nature qui se révèle comme architecture : il l’explique
dans son ouvrage méconnu La città invisibile (1983), ainsi
que dans l’essai d’introduction (Dal deserto rivisitato alla
città invisibile) du catalogue de l’exposition qu’il organise à
la Biennale de Venise en 1996. Dans ce dernier texte, qui
fait date dans l’historiographie des Radicaux, Pettena part,
encore une fois, du motif du désert, en analysant les œuvres
de Heizer, Smithson, Oppenheim, et en décrivant les plaines
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déjà habités, déjà acquis comme architectures, car ce n’est que
lorsque le nomade ne trouve pas d’architecture naturelle qu’il la
construit lui-même, il construit la grotte, sinon il reconnaît tou-
jours l’architecture dans ce que la nature lui fournit 34.
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tuels américains les plus rigoureux et exigeants, ne se des-
sèche pas dans l’exercice aride du constat ou de la proposition
analytique, mais demeure toujours habitée par un enthou-
siasme et une vitalité toute latine. Ses œuvres sont des actions
légères mais incisives, éphémères mais intemporelles, des
interventions performatives qui laissent une place à l’action
des éléments naturels. Telle Tumbleweeds Catcher (1972),
tour construite avec des planches de bois à la périphérie d’une
ville, et sur laquelle butent et s’accrochent des éléments vire-
voltants poussés par le vent du désert : architecture éphémère
qui parle de dissolution, de flux, d’interdépendance.
Cette même intransigeance maintient Pettena à distance
du design. Les rares objets qu’il dessine peuvent être inter-
prétés comme des exemples précoces de « design critique »,
à l’image du canapé Rumble (1967). Invité à la grande expo-
sition sur le design italien au MoMA de New York en 1972,
Pettena refuse d’y participer ; quelques mois avant l’ouver-
ture, il riposte en exposant ses photos de déserts à la gale-
rie John Weber. De la même manière, quand il prend part
à la réunion de fondation de Global Tools, à la rédaction de
Casabella, au moment de la photo-souvenir il affiche une
pancarte où on lit : « Io sono la spia » (Je suis l’espion, 1973).
C’est en prenant appui sur le désert – mais aussi sur
les Dolomites où, comme Sottsass avant lui, Pettena est né,
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ment, comportement, expérience. À nouveau, en un mot : vie.
Emanuele QUINZ