Étienne Souriau

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ÉTIENNE SOURIAU FILMOLOGUE : HISTOIRE DE SA PENSÉE

ONTOLOGIQUE DU CINÉMA PARMI LES ARTS (CORPUS, INÉDITS,


ARCHIVES)

Fabien Le Tinnier

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2017/1 n° 19 | pages 127 à 139


ISSN 1969-2269
ISBN 9782130792529
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2017-1-page-127.htm
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études

FABIEN LE TINNIER

Étienne Souriau filmologue :


histoire de sa pensée ontologique
du cinéma parmi les arts
(corpus, inédits, archives)
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INTRODUCTION

Étienne Souriau (1892-1979), figure académique française du xxe  siècle,


professeur de philosophie et esthétique de l’ université de Paris, est en outre
l’ auteur de travaux sur le cinéma, pour lesquels il demeure encore aujourd’ hui
méconnu. À l’ exception notoire du concept de « diégèse » dont il renouvelle la
définition en 1950 dans le champ des études filmologiques avec l’ aide de sa fille,
Anne Souriau, sa pensée ontologique du cinéma reste entière à parcourir, et
paraît jusqu’ alors étudiée de façon parcellaire et provisoire.
1. Je pense ici à celle figurant dans numéro
spécial L’  Art instaurateur de la Revue
Certains de ces textes sur le cinéma, à l’ instar des pages de son Avenir de d’ esthétique (Paris, Union générale
la philosophie (posthume) sur lesquels je reviendrai, font figure aujourd’ hui d’ édition, coll. «  10/18  », 1980) consacrée
à l’ œuvre d’  Étienne Souriau tout juste
d’ inédits tant ces propos n’ avaient jusqu’ alors pas fait l’ objet d’ étude ni passée sa disparition. Cette bibliographie
n’ avaient été recensés dans les différentes bibliographies le concernant sur a fait longtemps office de référence,
mais demeure bien trop élémentaire et
le cinéma  [1]. Les spécialistes, universitaires, et philosophes, avaient bien le ne recense surtout que les publications
sentiment de n’ être point exhaustifs dans leurs études sur la pensée d’ Étienne majeures d’ Étienne Souriau.
2. Christian Metz, «  Sur un profil d’ Étienne
Souriau sur le cinéma. Christian Metz prévenait pourtant dès 1980 qu’ Étienne Souriau », in Revue d’ esthétique, n° spécial
Souriau filmologue ne « fonctionnait que par interventions [2] », sous-entendant « L’ Art instaurateur », ibid., p. 148.
ainsi qu’ elles étaient disséminées dans le grand œuvre du Souriau philosophe.
Aussi le projet de cet article réside dans le souhait de réunir l’ ensemble de ces
interventions, connues et méconnues, à mettre au jour les textes oubliés, et, à nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  127
études |  Étienne Souriau

présenter in fine les grands caractères de la pensée ontologique sur le cinéma


développée durant plus de quarante ans.

LE PROJET FILMOLOGIQUE

Été 1947, le premier numéro de la Revue internationale de filmologie, l’ organe


de publication de la toute nouvelle Association pour la Recherche filmologique [3],
présente à son lectorat son Comité directeur dans lequel figure « Étienne Souriau,
professeur à la Sorbonne [4] » parmi des noms fort prestigieux de l’ époque comme
Gaston Bachelard ou Georges Sadoul. Souriau publie en outre dans ce même
numéro, un premier article intitulé « Nature et limite des contributions positives
de l’ esthétique à la filmologie [5] », dans lequel il énumère et détaille les nombreux
apports que l’ esthétique apportera à l’ exercice de la recherche filmologique. À ce
3. Les publications de la Revue internationale
de filmologie cessent après la parution du titre, sa contribution s’ inscrit dans la ligne éditoriale qui qualifie ce premier numéro
numéro 43 en 1962. Voir « Collection des
titres de périodiques  » de la Bibliothèque
de la Revue qui vise à établir une méthode rigoureuse et résolument scientifique.
du film de la Cinémathèque française  : Souriau confirme, dans son article, l’ existence du cinéma comme art [6], et s’ emploie
<http://www.cineressources.net/ressource.
php?collection=PERIODIQUES&
à détailler, sur le modèle préexistant de ses études comparatives tout juste publiées
pk=296>(28 oct. 2016). C’ est encore ici, dans sa Correspondances des arts de 1947  [7], la façon dont le cinéma devra être
dans les collections de la Bibliothèque du
film qu’ il nous est donné à lire l’ ensemble
dorénavant étudié. La citation suivante fait office de véritable programme :
des numéros de la Revue internationale de
filmologie. Comparer l’ art filmique aux autres arts, c’ est à la fois savoir en quoi il y ressemble, en
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4. Lire l’ envers de la première page de cou- quoi il les égale ou peut les surpasser dans l’ obtention des mêmes fins esthétiques, et aussi
verture du n° 1 de la Revue internationale
de filmologie, Paris, Centre de recherches d’ autre part en quoi il s’ en distingue, quelles voies, quelles possibilités lui sont propres,
filmologiques, Puf, juillet-août 1947. et sur quels points il doit même s’ efforcer de contraster avec eux pour l’ exploitation
5. «  Nature et limite des contributions posi- artistique intensive de ses pouvoirs particuliers, de ses puissances inconcurrençables [8].
tives de l’ esthétique à la filmologie », Revue
internationale de filmologie, op. cit., pp. 47-
64.
6. Ibid., p. 62. Le projet de recherche filmologique d’ Étienne Souriau, et plus largement,
7. Étienne Souriau, La Correspondance des celui du nouveau Centre de recherches filmologiques, ne révolutionne
arts. Éléments d’ esthétique comparée, Paris,
librairie Félix Alcan, 1947.
guère, selon notre connaissance d’ historien de cinéma, la façon dont leurs
8. «  Nature et limite des contributions posi- prédécesseurs, théoriciens et/ou praticiens caractérisaient jadis, et ce depuis
tives de l’  esthétique à la filmologie  », les années 1910, le cinéma parmi les arts. Dans l’ édition du Temps du 23
op. cit., p. 59.
9. Adolphe Brisson, « s.t. », in Le Temps, 23 nov.
novembre 1908  [9], Adophe Brisson ne cherchait-t-il pas déjà à distinguer le
1908, n. p. ; publié plus tard sous le titre « Le cinéma du Film d’ Art – dont le célèbre Assassinat du Duc de Guise – à la fois
Film d’ Art », in Le Cinéma : naissance d’ un
art. 1895-1920, in Daniel Banda, José Moure
du théâtre classique français et de la photographie ? Dans le bel ouvrage, L’ Art
(dir.), Paris, Flammarion, 2008, pp. 170-174. cinématographique publié en 1927  [10] par la Librairie Félix Alcan qui publie
10. Léon-Pierre Quint, Germaine Dulac, également les premiers ouvrages d’ Étienne Souriau, Germaine Dulac  [11] ne
Lionel Landry et Abel Gance, L’ Art
cinématographique, t. II, Paris, librairie continuait-t-elle pas à vouloir dissocier le jeune art cinématographique du
Félix Alcan, 1927. multiséculaire art théâtral ? L’ histoire de cinéma pourrait fournir ainsi nombre
11. Germaine Dulac, «  Les esthétiques, les
entraves. La cinématographie intégrale », in
d’ exemples, datant de l’ entre-deux-guerres, et témoignant d’ une volonté de
L’ Art cinématographique, op. cit., pp. 29-50. définir le cinéma comme art. Le projet de recherche du Centre de recherches
filmologiques, puis de l’ Institut de filmologie, envisage par conséquent moins
renouveler une pensée sur le cinéma que de rendre rigoureux la méthode
nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  128 d’ analyse par l’ emploi d’ un vocabulaire scientifique. Mario Roques, alors
Étienne Souriau filmologue : histoire de sa pensée ontologique du cinéma parmi les arts... |  FABIEN LE TINNIER

professeur au Collège de France, en fait la démonstration dans son article


qui ouvre le premier numéro de la Revue  [12]. Désormais tout filmologue
s’ attellera à employer ce nouveau vocabulaire technique – du «  filmique  »
au «  filmographique  »  [13] – dont Roques nous précise qu’ il provient d’ une
traduction de l’ anglais vers le français  [14]. Étienne Souriau prolonge le projet
jusqu’ en 1953 et la parution, bien connue des historiens de cinéma, de sa
préface à L’ Univers filmique [15] dans laquelle il renouvelle la nécessité d’ un tel
vocabulaire :

Un des points que je crois particulièrement utiles parmi les acquisitions de ce travail
d’ équipe, c’ est la mise au point d’ un certain vocabulaire. Très vite nous nous sommes
rendu compte que nos travaux étaient fort gênés par le vague des termes en usage, par
l’ impossibilité de désigner clairement, avec des mots précis et unanimement acceptés,
certains faits ou certaines notions de base, en particulier pour ce qui concerne les divers
genres ou plutôt les divers plans de réalité sur lesquels se situent ces faits, et qui font 12. Mario Roques, «  Filmologie  », Revue
comme l’ épaisseur de l’ univers filmique [16]. internationale de filmologie, n° 1, op. cit.,
pp. 5-8.
13. Mario Roques, ibid., p. 5.
En cette année 1953, Étienne Souriau devient le porte-étendard de la 14. Mario Roques, idem.
recherche filmologique avec la parution de cet Univers filmique qui en outre 15. Étienne Souriau, «  Préface  », in Étienne
constituera après coup la pierre de touche de la pensée filmologique ainsi Souriau (dir.), L’ Univers filmique, Paris,
Flammarion, coll. «  Bibliothèque d’ esthé-
qu’ en atteste la dédicace manuscrite suivante de son élève Marie-Thérèse tique », 1953, pp. 5-10.
Poncet, auteure du « chapitre vii. – L’ imagination cosmique dans les rapports 16. « Préface », ibid., p. 6.
du décor et du costume  [17] », dans l’ une des éditions originales de L’ Univers 17. Marie-Thérèse Poncet, «  Chapitre vii.
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L’ imagination cosmique dans les rapports
filmique : du décor et du costume », in L’ Univers fil-
mique, ibid., pp. 101-118.
Un grand merci à Monsieur Souriau qui a eu l’ idée de faire publier le travail de ses 18. Dédicace manuscrite de Marie-Thérèse
Poncet de l’ édition originale de L’ Univers
chercheurs. Avec toute la reconnaissance de l’ élève pour le maître-filmologue. M.-T. filmique (1953) dont la famille Souriau m’ a
Poncet. 30-1-53 [18]. fait don en 2013, et provenant des archives
d’ Anne Souriau, fille d’ Étienne Souriau,
situées à l’ époque au 64 rue des Chantiers à
Versailles.
Mario Roques a certes défendu la nécessité d’ un nouveau vocabulaire dès
19. Étienne Souriau, «  La structure de l’ uni-
1947, mais c’ est bel et bien Étienne Souriau qui reprend le flambeau au terme vers filmique et le vocabulaire de la filmo-
du premier semestre l’ année universitaire 1950-1951, comme en témoigne logie », Revue internationale de filmologie,
t. II, Paris, Centre de recherches filmolo-
la courte introduction à son article, « La structure de l’ univers filmique et le giques, Puf, nos 7-8, 1951, pp. 231-240.
vocabulaire de la filmologie » paru en 1951  [19] dans laquelle il annonce avoir 20. Ibid., p. 231.
posé « les bases d’ une terminologie scientifique »  [20]. Il y fait référence dans 21. « Préface », L’ Univers filmique, op. cit., p. 6.
22. Ibid., p. 9. Dans l’ article de 1951, publié
sa préface de 1953 dans laquelle il reprend sa terminologie de 1951  [21]. Cette dans la Revue internationale de filmolo-
terminologie comprenant « huit adjectifs techniques [22] » contient notamment gie, Souriau listait sept acceptations. Il y a
donc une légère refonte de sa terminologie
le terme de « diégèse [23] » dont la postérité, due en partie aux travaux Gérard dont je tiens à souligner qu’ elle n’ a rien de
Genette  [24], continue aujourd’ hui d’ irriguer nombre d’ études, et, d’ être fondamental tant il s’ agit davantage d’ une
simplification logique.
couramment employé parmi les disciplines universitaires. À l’ échelle de la
23. Ibid., p. 7.
vie professionnelle d’ Étienne Souriau, la constitution d’ un tel vocabulaire 24. Lire notamment Gérard Genette, Figure III,
s’ inscrit d’ abord dans un désir profond chez lui, hérité des travaux de Victor Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972.
Basch et Charles Lalo avec lesquels il entreprend dès les années trente au
sein de l’ Association pour l’ étude des arts et les recherches relatives à l’ art, la
rédaction du Vocabulaire d’ esthétique dont le modèle réside dans les travaux nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  129
études |  Étienne Souriau

d’ André Lalande. Historiquement, l’ aventure filmologique débute avec la


25. Ernesto Valentini, professeur de psycho- parution en 1946 de l’ Essai sur les principes d’ une philosophie du cinéma
logie à l’ université de Rome, en témoigne
à juste titre dans son article « Perspectives de Gilbert Cohen-Séat, et se déplace enfin vers l’ étranger en 1956, de Paris
psychologiques en filmologie  », in Revue vers Rome, par l’ entremise du professeur Enrico Fulchignoni, prenant alors
internationale de filmologie, t. VII, Paris,
Centre de recherches filmologiques, Puf, une tournure radicale vers l’ étude des faits psychologiques  [25] et délaissant
n° 25, janv.-mars 1956, p. 4. quelque peu les travaux lexicaux menés par le groupe de recherche d’ Étienne
26. Étienne Souriau, Florence, photographies Souriau. Ce virage opéré dans la recherche filmologique conduit Souriau
de Frédéric Duran et notices géogra-
phiques, historiques et archéologiques de vers de curieuses vacances italiennes dont en témoigne particulièrement la
Renée Chapuis, Paris, libraire Hachette,
parution l’ année suivante, en 1957, de son Florence dans la collection « des
coll. «  Les Albums des Guides bleus  »,
1957. Guides bleus » de la Librairie Hachette  [26]. Chantant les louanges florentines
27. Ibid., pp. 30-31. des maîtres de « la Cité des Derniers Jours [27] », Souriau opère son retour vers
28. Je me réfère au formulaire de départ en sa préoccupation première : l’ Esthétique générale ; qui l’ occupera jusqu’ à son
retraite rempli par Étienne Souriau. Archives
personnelles de Filippo Domenicali. départ retraite effectif le 26 mai 1962  [28], à l’ âge de soixante-dix ans. Étienne
29. S.a., « Étienne Souriau. 1892-1979. Notice Souriau s’ éteindra à la fin de l’ année 1979, le 19 novembre [29].
biographique  », in Revue d’ esthétique,
numéro  3-4 spécial L’ Art instaurateur
consacré à l’ œuvre d’ Étienne Souriau tout
juste disparu : Paris, CNRS, Union général
d’ Édition, coll. « 10/18 », 1980, p. 14. CARTOGRAPHIE D’ UNE RECHERCHE SUR LE CINÉMA
30. La Correspondance des arts, op. cit.
31. Étienne Souriau y publie respectivement : L’ 
œuvre filmologique d’  Étienne Souriau ne saurait se réduire à la seule
1) «  Nature et limite des contributions
positives de l’ esthétique à la filmologie  » élaboration d’ une terminologie scientifique. Étienne Souriau, sur la base de son
en 1947 ; 2) « La structure de l’ univers fil- étude comparative des arts entre eux amorcée dès 1947 avec la publication de
mique » en 1951 ; 3) « Filmologie et esthé-
La Correspondance des arts  [30], développe une décennie durant (1947-1957) une
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tique comparée » en 1952 dans le numéro
d’ avril-juin (pp. 113-141) ; et 4) « L’ Univers véritable Correspondance du cinéma parmi les arts.
filmique et l’ art animalier » en 1956 dans le
numéro 25 de janv.-mars (t. II, pp. 51-62).
32. «  Chapitre i. Les grands caractères de L’ étude filmologique sourialienne court sur quatre articles chacun publié dans
l’ Univers filmique », in L’ Univers filmique,
la Revue internationale d’ esthétique  [31] et comprend en sus la parution en 1953 de
op. cit., pp. 11-31.
33. «  Rapport sur les candidats à la maîtrise L’ Univers filmique dans lequel Souriau signe la préface et le « Chapitre premier : Les
de conférences d’ esthétique  » présenté en grands caractères de l’ Univers filmique [32] ». L’ étude historique sur la vie et l’ œuvre
Conseil de Faculté le 28 oct. 1944 au nom
du Comité de philosophie et des profes- d’ Étienne Souriau, menée en collaboration avec Filippo Domenicali de l’ université
seurs de l’ Institut d’ Art par M.  Charles de Ferrare (Italie), nous a conduit à élargir la période cinéphilique d’ Étienne
Picard. Archives nationales, cote  :
« F/17/28060 » (Correspondance). Souriau jusqu’ à dater son commencement vers 1937 alors que Souriau enseigne
34. La Correspondance des arts, op. cit. à l’ université de Lyon. Dans un document daté de 1944, un certain Charles Picard
35. «  Le système des Beaux-arts  » d’ Étienne écrit qu’ Étienne Souriau a dû renoncer à poursuivre « il y a trois ans ses recherches
Souriau est consultable sous la forme d’ un
schéma à la page 97 de la première édition d’  esthétique expérimentale (par la méthode cinématographique) commencée
de La Correspondance des arts, op. cit. à Lyon en 1937  [33] ». Si nous n’ avons pas davantage d’ information quant à cette
36. Je me réfère aux premières lignes de l’ article entreprise expérimentale par la méthode cinématographique, pensée à l’ aune de
de Pierre-Henry Frangne – qui fut mon
directeur pour mon mémoire de recherche la parution après-guerre en 1947 de sa Correspondance des arts [34], et dans laquelle
sur L’ Ontologie du cinéma selon Étienne
Souriau ne manque pas d’ introduire parmi les Beaux-arts le cinéma dans son
Souriau (1939-1954), à l’  université de
Rennes II en 2013 (inédit) : « L’ Ontologie système [35], il nous est permis d’ y déceler dans cette démarche la volonté de Souriau
de l’ œuvre d’ art d’ Étienne Souriau  » in
Pratiques, PUR. n° 3-4, automne 1997,
d’ actualiser au mieux la désormais traditionnelle et multiséculaire classification des
p. 47. arts [36]. L’ aventure cinéphile se clôt au terme de l’ aventure filmologique. Le cinéma
ne figure plus qu’ au titre de (bon) exemple dans de rares publications ultérieures, à
l’ instar de sa contribution à la Revue de l’ Enseignement philosophique au printemps
nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  130 1973 dans laquelle il reconnaît le cinéma prompt à nourrir « l’ idée d’ Esprit » à la
Étienne Souriau filmologue : histoire de sa pensée ontologique du cinéma parmi les arts... |  FABIEN LE TINNIER

manière d’ une symphonie de Beethoven  [37] ; qualité qu’ il reconnaît déjà en 1969
dans sa préface de la nouvelle édition de sa Correspondance des arts :

L’ Art, c’ est tous les arts. Aphorisme qui à la fois pose l’ unité de l’ art, puisqu’ un seul
terme générique le désigne, et amorce la tumultueuse comparution de l’ architecture
et de la musique, de la peinture et de la sculpture, du cinématographe et de la
céramique, et cætera, nous forçant à nous demander ce qu’ ont de commun ces
activités créatrices différentes les unes des autres, qui taillent leurs œuvres les unes
dans le marbre, les autres dans la projection de lumières sur un écran, d’ autres dans
l’ air mis en vibration, et ainsi de suite [38].

Un rapide détour du côté des arts mécaniques de la radiophonie et de la


télévision révèle deux contributions aux Cahiers d’ études de Radio-Télévision
publiées toutes les deux en 1954 et finit de circonscrire l’ étendue de ses travaux
d’ ordre filmologiques – ou dans une moindre mesure  : portant sur le double
dispositif cinématographique image et son. Dans le premier des deux articles,
« Univers radiophonique et esthétique comparée », Étienne Souriau revendique
l’ ouverture des Beaux-arts aux arts mécaniques :

Depuis bien longtemps, les esthéticiens ou les philosophes de l’ art démontraient


qu’ il ne pouvait y avoir que six Beaux-arts et que l’ architecture, la sculpture, le
dessin, la peinture, la littérature et la musique étaient les seuls arts possibles. Ce 37. Étienne Souriau, «  Sur l’ enseignement de
qui prouve combien il est dangereux de faire des pronostics puisque, moins de cent l’ esthétique  », in Revue de l’ enseignement
philosophique, 23e année, n° 4, avril-mai
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ans après les dernières et les plus illustres de ces démonstrations (celles de Hegel 1973, § 4-5, p. 7.
ou de V. Cousin), sont nés le 7e, puis le 8e arts, c’ est-à-dire le cinématographe et la 38. «  Préface  », La Correspondance des arts,
radio [39]. op.cit., p. 7.
39. Étienne Souriau, «  Univers radiopho-
nique et esthétique comparée », in Cahiers
Souriau reprend son propos et insiste plus encore dans son second article pour la d’ étude de radio-télévision, Paris, Centre
même revue – avec cette fois, la télévision prise en compte parmi ce qu’ il nomme les d’ études radiophoniques, Puf, n° 1, 1954,
p. 5.
trois arts nouveaux : 40. Étienne Souriau, « Allocution de M. Étienne
Souriau », Actes du Congrès sur les Aspects
Il y a à peu près un siècle, pas beaucoup plus, un certain nombre de philosophes, sociologiques de la musique à la radio, orga-
nisé par le Centre d’ études radiophoniques
Victor Cousin, par exemple, ou bien et surtout Hegel, nous ont exposé qu’ il existait à Paris du 27 au 30 oct. 1954  ; et publié
six Arts, six Beaux-arts, dont le tableau est traditionnel : dessin, peinture, sculpture, dans les Cahiers d’ études de radio-télévision,
architecture, musique et poésie. […] Hélas, un siècle après, cette prophétie était op. cit., nos 3-4, 1954, p. 267.
immédiatement brisée et on voyait apparaître successivement trois arts nouveaux 41. Je me réfère aux dires de Nicole Malécot,
qui ont à peu près leurs dates de baptême de la façon suivante : petite fille d’ Étienne Souriau, rencontrée
à plusieurs reprises à Versailles (2013) et
– D’ abord le cinéma dont on peut faire naître la présence sociale à la date précise Paris (2015). Son élève Noémi Blumenkraz-
du 22 mars 1895 […]. Onimus se souvient de cette même
anedocte  : «  Nos exposés portaient sur
les sujets les plus divers  : la musique, la
Donc, trois arts nouveaux, c’ 
est-à-dire la moitié du tableau qui existait
peinture, la danse, la poésie, le théâtre,
auparavant [40]. l’ architecture, le roman, le cinéma (il disait
le cinématographe  !). Tout le passionnait
[…]. » ; cf. « Les séminaires de M. Souriau »,
in Revue d’ esthétique, n° spécial «  L’  Art
Cette citation, outre la revendication des arts mécaniques comme autant instaurateur », op. cit., p. 270.
de Beaux-arts, éclaire l’ occurrence «  par la méthode cinématographique  » à
l’ encontre de ses travaux menés à l’ université de Lyon. Le «  cinématographe  »
– Souriau n’ employait pas l’ apocope cinéma pourtant déjà usuelle à l’ époque  [41] nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  131
études |  Étienne Souriau

42. Je me réfère à nouveau aux propos de – et plus largement les arts mécaniques offraient à Étienne Souriau la formidable
Pierre-Henry Frangne, «  L’ Ontologie de opportunité d’ ouvrir à nouveau la traditionnelle classification des Beaux-arts
l’ œuvre d’ art d’ Étienne Souriau », op. cit.,
p. 47. refermée au début du xixe siècle par Hegel [42].
43. « Sur un profil d’ Étienne Souriau », in Revue
d’ esthétique, numéro spécial « L’ Art instau-
rateur », op. cit., p. 148.
44. Ibid., pp. 143-144. CINÉPHILIE
45. «  L’ Univers filmique et l’ art animalier  »,
op. cit., p. 55.
Étienne Souriau faisait-il encore «  profession de cinéphilie  [43]  »  ? À cette
46. Voir la « Présentation du Comité directeur »
publié à l’ envers de la première de couver- question, Christian Metz, dans le numéro spécial, « L’ Art instaurateur », de la Revue
ture dans le premier numéro de la Revue d’ esthétique consacré au maître-filmologue, écrit son souvenir :
internationale de filmologie, op. cit.
47. Étienne Souriau fait implicitement
référence à l’ Entrée d’ un train en gare de La Si j’ en juge par ces conversations, l’ un des traits les plus marquants de sa riche personnalité
Ciotat sans pourtant le nommer dans son était la variété, l’ extraordinaire étendue de ses champs de connaissance et de culture, plus
article, « Nature et limite des contributions encore de ses curiosités et de ses capacités d’ intérêt. C’ est là, sans doute, ce qui explique
positives de l’ esthétique à la filmologie  »,
op. cit., note de bas de page n° 1, pp. 58-59. sa position un peu insolite par rapport aux Études cinématographiques. Le cinéma n’ était
48. Étrangement traduit en France (comme pas au premier rang de ses préoccupations, il n’ en était pas un “spécialiste” […], il ne
souvent) avec pour titre  : Les Fiancés de se considérait pas comme tel, il n’ a pas consacré aux problèmes du film d’ articles très
Rome. nombreux ni très longs. Mais leur qualité […] a eu comme résultat que ce qui était peu
49. « Sur un profil d’ Étienne Souriau », op. cit., pour lui ne fut pas peu pour le développement de la théorie du cinéma. […] il me paraît
p. 148. indispensable de rappeler en quelques mots ce que les recherches filmiques doivent à
50. J’ en profite pour signaler la présence de Étienne Souriau sur un autre plan, celui du rayonnement personnel, de l’ aide apportée
Filippo Domenicali, la seconde fois, à
la Cinémathèque française à Paris. Ma aux “filmologues” débutants ou à l’ organisation des travaux, des interventions dans les
première rencontre avec Nicole Malécot institutions, etc. [44]
eut lieu à Versailles au domicile d’ Anne
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Souriau.
51. Étienne Souriau, comme l’ atteste de très
nombreuses sources en notre possession, Outre l’ éloge fait par Christian Metz envers le maître Étienne Souriau, c’ est
Filippo Domenicali et moi, vivait dès son
arrivée de Lyon à Paris en 1941 au 41, rue l’ affirmation d’ une large étendue de ses connaissances que l’ article, «  L’ Univers
Boulard dans le XIVe  arrondissement. filmique et l’ art animalier », confirme tant Souriau y multiplie les références ex- et
Citons par exemple la publication du
«  Comité international pour les études implicites, citant par exemple à la seule page 55 [45] les noms des cinéastes Jean Painlevé
d’ esthétique » dans lequel figure les adresses (qui certes figure dans l’ Association pour la Recherche filmologique  [46]), Robert
des membres, dont celle d’ É. Souriau  ; in
Bulletin international d’ esthétique, 9e année, Flaherty, Walt Disney, Man Ray et Cecil Heyworth. Un tour d’ horizon des références
Amsterdam, Institut d’  Esthétique de convoquées ailleurs dans l’ œuvre filmologiques d’ Étienne Souriau, témoigne encore
l’ université d’ Amsterdam, fasc. XXI/XXII,
oct. 1974, p. 1. de sa bonne connaissance des premiers temps du cinéma (les frères Lumières  [47],
52. Historiquement la «  covision  » désigne Émile Cohl) ou du cinéma italien qui lui est contemporain (Le Voleur de bicyclette de
le fait de regarder la télévision en famille
et en présence des voisins dans l’ un des
Vittorio de Sica, 1948 ; le Ragazze di Piazza di Spagna [48] de Luciano Emmer, 1952).
appartements de l’  immeuble où vous « En lisant les articles cinématographiques d’ Étienne Souriau, note Metz, on s’ aperçoit
habitez. Inaugurée en banlieue parisienne,
la «  covision  » désigne selon moi plus
qu’ il avait vu (et retenu, souvent, dans leur détail) un nombre de films assez étonnant
largement le fait de sortir pour aller regarder pour un homme qui ne faisait pas profession de cinéphilie [49]. »
la télévision en présence d’  inconnus ou
presque. Je renvoi à l’ article, « La télévision »,
s.a., publié dans Le Technicien du film, n° 48, Lors de mes entrevues en 2013 et 2015  [50] avec sa petite fille, Nicole Malécot,
mars 1959, p. 6.
elle me confirmait que son grand-père avait pour habitude d’ aller fumer sa pipe au
53. « Sur un profil d’ Étienne Souriau », op. cit.,
p. 148. cinéma quand ce n’ était pas au bistrot du coin de la rue Boulard [51] pour aller regarder
la télévision en «  covision  [52]  ». Pourtant malgré cette large et reconnue culture
cinématographique, Étienne Souriau, selon Christian Metz, n’ a pas développé « une
théorie complète du cinéma […]. Il procédait par interventions [53] ».
nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  132
Étienne Souriau filmologue : histoire de sa pensée ontologique du cinéma parmi les arts... |  FABIEN LE TINNIER

54. La Correspondance des arts, 1re éd., op. cit. Il


PENSÉE DU CINÉMA ne m’ est toutefois pas permis d’ affirmer ce
retard de publication, aucune source n’ en
témoignant. Seul le regard critique de l’ his-
En 1947 paraît sa Correspondance des arts [54] que la Seconde Guerre mondiale torien permet d’ établir cette probabilité,
a retardée. Y intégrant dans ce que Souriau nomme « le plérôme » des œuvres certes sujette à caution.

d’ art, « ce nouveau venu, qui n’ est plus contesté, l’ art cinématographique » [55], et 55. Ibid., à la page 67 de la seconde édition.
56. Ibid., à la page 111 de la première édition.
en accord, nous l’ avons dit, avec la méthode cinématographique expérimentée
57. Je reprends ici mon étude faite dans le
durant ces années lyonnaises, Souriau s’ emploie à bâtir son propre système des «  Chapitre ii. Les Modes d’ existence  » de
Beaux-arts dont il reconnaît le caractère à la fois empirique et provisoire à la mon mémoire, L’ Ontologie du cinéma selon
Étienne Souriau, op. cit., pp. 40-51.
différence des travaux de Victor Cousin ou de Hegel. Son projet consiste à mettre 58. Étienne Souriau, Les Différents Modes
en ordre la « sensibilité » artistique « traversée par les lignes de force de l’ action d’ existence, Paris, Puf, coll. «  Nouvelle
encyclopédie philosophique  », 1943. Je
instauratrice » [56] qu’ il s’ est attelé à définir plus en amont dans ses prolégomènes. renvoie en particulier aux deux premières
Ces sensibilités ayant été repérées puis hiérarchisée selon une logique sections du «  Chapitre iii. Les modes
spécifiques d’ existence  », § 37-72, pp.  49-
transcendante débutent, en premier lieu, par le mode d’ existence physique  ; 101. L’  ouvrage à fait en 2009, sous la
se poursuit avec le mode d’ existence phénoménale, puis le mode d’ existence codirection de Bruno Latour et Isabelle
Stengers, l’ objet d’ une réédition augmentée
réique (ou chosale) ; et se clôt avec le mode d’ existence transcendante  [57]. Ces de l’ article d’ Étienne Souriau, « Du mode
quatre modes, provenant d’ une précédente étude intitulée, Les Différents modes d’ existence de l’ œuvre à faire » (in Bulletin
de la Société française de philosophie,
d’ existence, publiée en 1943  [58], étaient à l’ origine développés au sein d’ un n° 1, janv.-mars 1956), et d’ une longue
« art de vivre  [59] ». Souriau, dans son écriture même laisse présager du projet introduction des deux philosophes, le tout
ayant eu un fort écho critique en France et
qui allait naître, dès lors que l’ on ne songe plus à la vie humaine mais cette en Belgique notamment (Puf).
fois à la vie de l’ œuvre d’ art  [60]. Le Différents modes d’ existence doit encore 59. Filippo Domenicali, «  La Vie comme
œuvre d’ art (sur l’ esthétique de l’ existence
être lu à l’ aune de L’ Instauration philosophique, publié en 1939, qui présente d’ Étienne Souriau  », article publié dans
l’ architecture d’ ensemble de la pensée d’ Étienne Souriau [61]. D’ année en année, ce présent numéro de la Nouvelle Revue
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d’ esthétique, et ayant à l’ origine fait l’ objet
Étienne Souriau a ainsi bâti un édifice de pensée qui trouve en 1947 dans d’ une communication au Congrès de la
l’ étude spécifique de l’ œuvre d’ art sa pleine efficacité qu’ il compare à la Mâya Société française d’ esthétique en juin 2016.
du Veda indien [62] désignant, pour le dire simplement, cette force d’ âme, certes 60. «  Chapitre iii. Les modes spécifiques
d’ existence  », op. cit., § 43, p. 56  : «  § 43.
productrice, mais ô combien trompeuse qu’ il s’ agit donc de maîtriser, comme Ainsi donc, quant à cet art immanent au
le sage maîtrise sa vie ou l’ artiste maîtrise son art. En 2013, je synthétisais ainsi phénomène […], il se peut en effet que le
phénomène lui doive tout son éclat. Mais
la pensée instauratrice d’ Étienne Souriau : il le doit, non à l’ art abstrait qu’ on peut
en isoler par comparaison et induction
généralisante, mais à l’ art concret qui est
L’ action instauratrice en art rompt avec l’ idée que l’ art est immanent et l’ inscrit effectivement et singulièrement à l’ œuvre
pleinement dans une contingence. L’ art est une pratique. L’ œuvre d’ art est une œuvre dans son existence présente. Cet art est la
en devenir qui nécessite qu’ un artiste la façonne : c’ est l’ action instaurative [63]. loi du phénomène, l’ âme de sa présence et
de sa patuité existentielle. […]. »
61. Étienne Souriau, L’ Instauration
philosophique, Paris, librairie Félix
Puis, j’ en spécifiais, selon la pensée d’ Étienne Souriau, ses modes d’ existence Alcan, «  Bibliothèque de philosophie
dans le domaine de l’ art : contemporaine  », 1939. Il fallait ne lire
qu’ 
une page pour s’  en convaincre, je
désignerai sans l’ ombre d’ un doute la page
Les modes d’  existence de l’ 
œuvre d’ art viennent-ils s’  apposer sur l’  œuvre d’ art 6 de l’ édition originale.
instaurée, réalisée ? Comme un calque que l’ on poserait sur l’ œuvre d’ art, les quatre 62. L’ 
occurrence figure dans le paragraphe
modes d’ existence nous en proposent sa typologie conceptuelle. Ici, la visée temporelle 44, à la page 57 des Différents modes
d’ existence (op. cit.) et a vraisemblablement
n’ est plus chronologie, contrairement à l’ action instauratrice, mais discursive. C’ est-à-
été à l’ origine consultée dans sa définition
dire qu’ il ne faut pas voir dans l’ enchaînement des quatre modes d’ existences quatre proposée par Auguste Wahlen dans son
moments chronologiques de la réalisation d’ une œuvre, fût-elle d’ art, mais y voir Nouveau dictionnaire de la conversation et
quatre moments discursifs qu’ il convient de lire dans cet ordre pour comprendre le
dernier mode de l’ existence transcendante au regard des trois modes précédents [64].

nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  133


études |  Étienne Souriau

de la lecture. Répertoire des connaissances Appliquée à l’ étude spécifique non seulement de l’ œuvre d’ art, mais en
usuelles, t.  VIII, Paris, librairie Belin-
Mandar, 1833. particulier à celle du cinéma, ces quatre modes d’ existence définissent le septième
63. L’ Ontologie du cinéma selon Étienne Souriau, art, d’ abord sur un mode d’ existence physique, comme l’ inscription d’ images
op. cit., p. 54.
et d’ une bande sonore sur une pellicule déroulée dans un temps défini  : soit
64. Ibid., p. 55.
une durée. Pour paraphraser Éric Rohmer, et pour en simplifier le propos  : le
65. Voir Éric Rohmer, Le Celluloïd et le Marbre,
Paris, Léo Sheer, 2010  ; à l’ origine publié cinéma c’ est physiquement du celluloïd  [65]. Sur un deuxième mode d’ existence
sous forme d’ une série d’ articles dans les phénoménale, le cinéma se définit par la réunion de la luminosité, de la mobilité
Cahiers du cinéma en 1955 (no 44, pp. 49-
53). et du mouvement dans, que je regroupais en 2013 sous l’ occurrence «  trinité
66. « V.2. – Trinité phénoménale », in L’ Onto- phénoménale  [66] ». Sur un mode d’ existence réique (ou chosale)  [67], le cinéma
logie du cinéma selon Étienne Souriau,
op. cit., pp. 101-102. établit un monde (univers ou cosmos  [68]) – un espace-temps diégétique. Enfin,
67. Étienne Souriau nous dit encore qu’ il est sur un mode d’ existence transcendante, le cinéma – comme œuvre d’ art  [69] –
« ontique » ; in La Correspondance des arts, verse dans son acceptation spectatorielle dont Gérard Genette précise qu’ elle
op. cit., 1re éd., dernier paragraphe, p. 66.
Il explore davantage cette nouvelle accep- est à entendre dans une dynamique « palimpsestueuse  [70] » en cela que l’ œuvre
tation du troisième mode d’ existence dans
quitte ses réalités ontologiques pour pénétrer les différents imaginaires de ceux
«  Les Structures maîtresses de l’  œuvre
d’ art », Paris, Centre de documentation de qui, pour le cas du film de cinéma, l’ audio-visionne [71] en salle de cinéma. Notons
la Sorbonne, «  Les cours de Sorbonne  »,
1966 [1re éd., SEDES : 1960].
tout de même que l’ article, « Univers radiophonique et esthétique comparée [72] »,
68. Les deux termes sont employés par Étienne de 1954, tend à combler en partie l’ absence de la prise en compte de la qualité
Souriau comme étant synonymes. Par sonore du cinéma. Car si l’ on considère que le son cinématographique rejoint
ailleurs, ils forment en quelque sorte la
genèse du terme «  diégèse  » qui naîtra les caractéristiques esthétiques du son radiophonique, il s’ avère que nombre des
officiellement durant l’ année 1950-1951 au propos développés par Souriau dans cet article répondent bien à ce dont nous
sein de l’ Institut de filmologie.
69. Il s’ entend que j’ aurai pu parler de « film »
sommes aujourd’ hui en mesure d’ attendre d’ une pensée sur l’ esthétique du son
ou de «  film de cinéma  » pour préciser à au cinéma : avec en guise d’ exemples 1) l’ absence de naturalisme en cela que le
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chaque le mot « cinéma » employé ici.
son enregistré, quand bien même il enregistre le réel, ne le restitue pas tel quel ;
70. Voir Gérard Genette, L’ Œuvre d’ art. Imma-
nence et transcendance, Paris, Seuil, coll. ou 2) le processus de recomposition d’ univers de l’ œuvre [73] :
« Poétique », 1994.
71. Je construis ce néologisme à la suite des Bien sûr, je peux disposer d’ une partie de cet univers en prise directe. Les sons, les
travaux de Michel Chion, et notamment de
bruits de cet univers viennent à moi tels quels […]. Mais il faut encore nous défier… je
son Audio-vision. Son et image au cinéma,
Paris, A. Colin, coll. «  Cinéma  », 2e  éd. vous ai dit qu’ il y a des sorciers, des faiseurs de miracles qui sont dans les coulisses et
2005. qui arrangent un peu les choses. Les bruits qu’ on me présente peuvent être des bruits
72. «  Univers radiophonique et esthétique extrêmement trompeurs. […] L’ exemple est classique, c’ est que lorsqu’ on veut faire une
comparée », op. cit. scène à la campagne en été, lorsqu’ on fauche les foins, pour faire le bruit de faucheuse
73. Ibid., p. 11. on prend le “bruit de l’ homme qui se rase” […].
74. La Correspondance des arts, op. cit., 1re éd.,
pp. 107-108.
75. Ibid., p. 108 : « Les deux autres plans, celui Ces mots d’ Étienne Souriau sont éloquents tant pour le son radiophonique que
de la matière et celui de la transcendance, pour le son cinématographique. La considération sonore du cinéma mise à part,
n’ ont pas à y apparaître, parce qu’ ils […]
permettent à tous les arts de communiquer les premier et dernier des quatre modes d’ existence dont nous parlions, s’ ils ont
entre eux, sur ces plans, c’ est-à-dire en le mérite de définir les possibles réalités ontologiques d’ une œuvre d’ art, seuls les
dessus et au-dessous de cette région où ils
se séparent.  » Concernant l’ impossibilité deux modes médians d’ existence – phénoménale et réique (ou chosale) –, et selon
de ce dernier mode d’ existence à distinguer
les dires de Souriau lui-même, sont les seuls à permettre une nette distinction
les arts entres eux, l’ idée figure déjà parmi
les formalistes russes, à l’ instar de Victor entre les arts [74], et à définir le champ d’ investigation de l’ esthétique comparée [75].
B.  Chklovski (in L’  Art comme précédé,
Allia, Paris, 2008 [1re éd. 1917]) qui
Cette étude, qui parcourt l’ œuvre philosophique d’ Étienne Souriau par-delà la
reprend la thèse d’ Alexandre A. Potébnia Seconde Guerre mondiale et son transfert de l’ université de Lyon vers Paris en
1941  [76], est a considérer comme l’ étude majeure d’ Étienne Souriau à l’ encontre
de l’ œuvre d’ art, et constitue, appliquée au cinéma, une magistrale démonstration
nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  134 de tentative de définition ontologique de l’ œuvre cinématographique. Toutefois la
Étienne Souriau filmologue : histoire de sa pensée ontologique du cinéma parmi les arts... |  FABIEN LE TINNIER

caractérisation du cinéma faite ci-dessus, résulte de mon appréhension de l’ étude


d’ Étienne Souriau à l’ encontre de l’ œuvre d’ art en général, et l’ on déplore qu’ il
n’ y ait pas eu, dans sa Correspondance des arts de 1947, d’ étude comparative du
cinéma parmi les arts, alors qu’ y figurent celles – par ailleurs exemplaires – de
« Musique et littérature », « Musique et arts plastiques »  [77] pour ne citer que les
titres des deux parties à l’ intérieur desquelles Souriau convoque d’ autres arts : le
cinéma excepté.

selon laquelle la poésie crée une image


dont la finalité est symbolique. Chklovski
L’ ŒUVRE FILMOLOGIQUE étend la thèse à tous les arts et formalise
ainsi l’ idée que «  l’ art est symboliste  » et
par conséquent indissociable. Il est difficile
Du temps où Étienne Souriau travaillait à l’ Institut de filmologie, rue Michelet, de dire où Étienne Souriau trouve, quant à
à Paris  [78], et parmi ses quatre articles publiés dans la Revue internationale de lui, sa référence.

filmologie, il consacre les trois premiers à la rédaction de comptes rendus des 76. Parmi les archives personnelles d’ Étienne
Souriau dont la famille m’ a fait don en
travaux menés sous sa direction, dans son groupe de recherche, à l’ Institut. Par 2013, figurent plusieurs lettres du minis-
conséquent, seul « L’ Univers filmique et l’ art animalier  [79] » constitue une étude tère de l’ Éducation Nationale du Régime
de Vichy attestant de son départ de Lyon
singulière qui lui propre, et dont nous devons lui attribuer l’ entière paternité. vers Paris à l’ été 1941. Filippo Domenicali
dispose lui des archives attestant de son
Dans l’ étude de 1947, « Nature et limite des contributions [80]… », Étienne Souriau arrivée à Paris.
demeure prospectif et programmatique en plein accord avec le fait qu’ il s’ agit là 77. «  Cinquième partie  : Musique et littéra-
de la première publication de la Revue internationale de filmologie. Ce sont par ture » et « Sixième partie : Musique et arts
plastiques  », La Correspondance des arts,
conséquent les deux études de 1951 et 1952 – « La Structure de l’ univers filmique » op. cit., pp. 115-240.
et « Filmologie et esthétique comparée » [81] – qui témoignent le mieux de l’ activité 78. Précisons que l’  Institut de filmologie
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est créé officiellement le 8 janvier 1947
menée par les élèves du groupe de recherche d’ Étienne Souriau, à l’ heure où en
et est rattaché en 1948 par convention
1950-1951, l’ aventure filmologique est en pleine effervescence. L’ article de 1951 à l’ université de Paris-Sorbonne. Cf.
«  Institut de filmologie  »  : <http://www.
étant consacré à la définition du vocabulaire de filmologie, ainsi que nous l’ avons siv.archivesnationales.culture.gouv.fr/
vu, celui de 1952 témoigne, lui, de l’ étude esthétique comparative du cinéma siv/rechercheconsultation/consultation/
ir/consultationIR.action?irId=FRAN_
avec d’ autres arts formant ce que Souriau nomme sous une belle occurrence  : IR_023379 (28 oct. 2016)>.
« Une pinacologie positive (si j’ ose forger ce mot – tiré du grec pinax qui veut dire 79. «  L’ Univers filmique et l’ art animalier  »,
tableau – pour désigner l’ étude scientifique et objective des œuvres du peintre) op. cit.
80. «  Nature et limite des contributions posi-
[…]  [82]. » L’ étude est précédée, comme de coutume chez Étienne Souriau, d’ une tives de l’ esthétique à la filmologie », op. cit.
courte introduction précisant qu’ elle résulte « des principales leçons d’ un cours 81. «  La Structure de l’ univers filmique  » et
fait à l’ Institut de Filmologie de l’ université de Paris pendant l’ année scolaire «  Filmologie et esthétique comparée  »,
op. cit.
1951-1952 [83] » et recense cinq études comparatives du cinéma avec 1) le théâtre ;
82. «  Filmologie et esthétique comparée  »,
2) le roman ; 3) la peinture ; 4) la chorégraphie (la danse, en somme [84]) ; et 5) ce art. cit., p. 113.
qu’ il nomme le «  Théâtre des Merveilles  » selon l’ expression qu’ il emprunte à 83. Idem.
Hannah Winter pour désigner : « Cet ensemble de spectacles qui va du ballet- 84. Étienne Souriau parle lui aussi de danse
dans les toutes premières lignes de cette
pantomime et du spectacle “à machines” jusqu’ aux spectacles de cirque ou de quatrième étude : ibid., p. 134.
music-hall, en passant par l’ illusionnisme et la prestidigitation, les exhibitions 85. Ibid., p. 137.
d’ animaux dressés, les acrobates, etc.  [85].  » En fin d’ article, Étienne Souriau 86. Ibid., p. 140.
87. Cf. les deux articles d’  Étienne Souriau
précise qu’ « il y aurait encore bien des confrontations à faire. L’ étude comparative publiés dans les Cahiers d’ études de radio-
en particulier, du film et de l’ art radiophonique, puis de la télévision […]  [86] ». télévision, op. cit.
Si Souriau répond en 1954, dans ses deux contributions à son souhait d’ opérer
la comparaison entre cinéma et radiophonie  [87], ce n’ est qu’ en 1957, une fois le
maître-filmologue ayant quitté l’ aventure, qu’ une courte notice programmatique nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  135
études |  Étienne Souriau

publiée dans la revue, Image et son, témoigne de la mise en place d’ une « Étude
comparée du film cinématographique et de la télévision  [88]  ». Dans cet article
de 1952, pour une pinacologie positive du cinéma, Étienne Souriau ne fait que
programmer la comparaison du cinéma parmi les arts mécaniques, et cantonne
son étude aux cinq arts susnommés.

Synthétique, je condense les cinq études publiées selon un nouvel ordre


davantage chronologique que celui, particulièrement arbitraire, proposé
par Étienne Souriau. Il en ressort que le cinéma  : comparé 1)  au «  théâtre des
merveilles » trouve chez lui ses origines foraine, déambulatoire et spectatorielle,
et par conséquent pré-industrielles ; comparé 2) au théâtre, le cinéma apparaît
comme l’ art du raccord et du montage, distinguant ainsi par nature l’ image
cinématographique de l’ image théâtrale ; comparé 3) à la chorégraphie, le cinéma
devient animiste en cela qu’ il peut mouvoir indifféremment les êtres et les choses
à l’ écran ; comparé 4) à la peinture, Souriau dresse une hiérarchie picturale des
images de cinéma selon cinq degrés distinguant respectivement les tableaux
vivants, des films sur l’ art, des films portant sur la genèse des œuvres (songeons
au célèbre Mystère Picasso d’ Henri-Georges Clouzot de 1955), du film d’ artiste
cinématographique usant sciemment d’ une grammaire tout cinématographique
(travelling, panoramiques, etc. Pour lui le bon exemple est Luciano Emmer
dont je vous citais un ces films tout à l’ heure), et de la « cinépeinture » que l’ on
rapprocherait par commodité au dessin animé ; et enfin comparé 5) à la littérature,
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le cinéma serait l’ art du présent et d’ une écriture résolument présentiste  [89].
La liste pouvait encore s’ allonger si les comparaisons du cinéma parmi les arts
mécaniques avaient été menées à leur terme, et leurs comptes rendus respectifs
publiés dans la Revue internationale de filmologie. Étienne Souriau prévient
toutefois à leur attention dans son Allocution de 1954 au Congrès sur les Aspects
sociologiques de la Musique à la Radio :

Ces trois arts nouveaux méritent l’  attention, la grande attention, d’  abord des
philosophes, simplement pour les rendre modestes, pour leur prouver qu’ il est toujours
très imprudent de prophétiser ou démontrer des faits sans être assuré qu’ ils étaient
exacts, ensuite, bien entendu, l’ attention passionnée des esthéticiens – c’ est pour un
88. S.a., « Institut de filmologie : programme », esthéticien un fait immense que cette naissance de trois souches nouvelles dans le
in Image et Sson : revue culturelle du cinéma, tableau des arts – esthéticiens qui ne sont pas tous encore « raccommodés » avec ces
Paris, Union française des œuvres laïques
d’ éducation par l’ image et le son (UFOCEL), Arts nouveaux – il y en a quelques-uns qui se permettent encore de les regarder avec un
n° 98, janv. 1957, p. 11. certain dédain comme si ce n’ étaient pas tout à fait des arts authentiques […]. […] le
89. Je renvoie pour lecture aux pages qui y sont grand fait social qu’ apportent ces trois radiations nouvelles du rayon des Arts, c’ est une
consacrées dans mon mémoire, L’ Ontologie immensité de présence humaine qui n’ a encore jamais été atteinte [90].
du cinéma selon Étienne Souriau, op.  cit.,
pp. 125-129.
90. «  Allocution de M. Étienne Souriau  »,
art. cit., pp. 267-268. Dans ce paragraphe Étienne Souriau réinscrit sa pensée au sein de celle qu’ il
91. La Correspondance des arts, op. cit. développait avant la Seconde Guerre mondiale, affirmant ici la patuité existentielle
accrue de présence humaine, soit l’ agrandissement sans précédent du mode
d’ existence transcendante ; ainsi que sa pensée comparatiste développée dans sa
nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  136 Correspondance des arts  [91] de 1947 renouvelant l’ intérêt des Arts mécaniques
Étienne Souriau filmologue : histoire de sa pensée ontologique du cinéma parmi les arts... |  FABIEN LE TINNIER

parmi les Beaux-arts, à ceci près toutefois que si la photographie y figurait


bien présente à l’ époque, Souriau omit à l’ époque de situer dans son système
la radiophonie pourtant forte déjà de plusieurs décennies d’ existence, et de la
télévision – qui il est vrai, n’ en était qu’ à ses débuts, la Radiodiffusion Télévision
française (RTF) n’ ayant été créée, officiellement, qu’ en 1949 [92].

PHILOSOPHIE ET CINÉMA

C’ est un court texte d’ Étienne Souriau jusqu’ alors oublié des spécialistes


du cinéma qui figure pourtant bel et bien dans son œuvre écrite. « Philosophie
et cinéma  » est le septième chapitre de son Avenir de la philosophie  [93] écrit et
terminé peu de temps avant sa mort survenue le 19 novembre 1979 [94]. Sept pages
durant, Souriau fait montre d’ une belle connaissance de l’ histoire du cinéma
du Cinématographe des frères Lumière jusqu’  aux récents courts-métrages
expérimentaux de Norman McLaren, en passant à les innovations majeures
accordées aux cinéastes emblématiques du patrimoine cinématographique
international avec les mentions de D.-W. Griffith, S.-M. Eisenstein ou Orson
Welles  [95]. Souriau mentionne encore, témoignant de sa bonne connaissance
des travaux menés sur le cinéma, les auteurs d’ ouvrages et dictionnaires sur l’ art
cinématographique. Sont ainsi cités la Petite littérature du cinéma de Claude
Mauriac (1957), le Dictionnaire du cinéma de Bellour et Brochier (1966), ou
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92. Voir le Fac-similé du décret publié Journal
la Métaphysique du cinéma de son proche ami Henri Agel (1976)  [96]. Quoique officiel du 10 fév. 1949, p. 1499.
cependant généraliste dans son approche, ce court texte témoigne à nouveau de 93. L’ Avenir de la philosophie, Paris, Gallimard,
1982 [posthume], pp. 174-181.
la nécessité chez Souriau d’ inclure le cinéma comme art parmi les Beaux-arts
94. Lire la courte introduction d’ Anne Souriau
préexistants et ainsi de remettre en question la classification hégélienne  [97]. édition de 1982 de L’ 
à l’  Avenir de la
Souriau revendique ainsi la dimension philosophique inhérente à l’  art philosophie, op. cit.
95. L’ Avenir de la philosophie, ibid., notam-
cinématographique et réhabilite la façon dont le cinéma peut donner matière à ment pp. 174-175.
penser pour le philosophe de l’ art et l’ esthéticien. Et c’ est précisément parce que le 96. Respectivement  : Mauriac, Paris, Éditions
cinéma est désormais pleinement reconnu comme art, non seulement comme un du Cerf, 1957  ; Bellour et Brochier, Paris,
Éditions universitaire, 1966 ; et Agel, Paris,
dispositif technique de prises de vues à des fins scientifiques, qu’ une philosophie Payot, 1976. Ouvrages cités dans L’ Avenir
du cinéma et par le cinéma peut exister. Souriau y consacre plusieurs pages dans de la philosophie, ibid.
97. Ibid., p. 174  : «  C’ est que les philosophes
son chapitre qui figure à juste titre dans la partie intitulée « Les philosophies non avaient quelque rancune envers le 7e  art.
techniques [98] ». Les dernières pages de son texte sont, elles, consacrées l’ univers Hegel et Cousin leur avaient doctement
expliqué qu’ il n’ y avait et ne pouvait y avoir
filmique et reviennent expliquer les travaux menés par le groupe de recherche que six arts fondamentaux. Le démenti
filmologique dont il assurait la direction dans les années cinquante [99]. était cruel. Depuis, les écrivains de cinéma
se sont amplement rattrapés. »
98. L’ Avenir de la philosophie, partie «  Livre  iii.
Les philosophies non écrites », « Chapitre vii.
HISTORIOGRAPHIE DU CONCEPT DE DIÉGÈSE Philosophie et cinéma  », op. cit. La
philosophie du cinéma et par le cinéma est
présentée dans les pages 176-178.
Enfin, s’ il demeure aujourd’ hui une trace des travaux d’ Étienne Souriau, 99. Ibid., pp. 178-181.
et en particulier du maître-filmologue, elle réside dans la remise au goût du
jour, d’ abord en 1951, puis en 1953 – respectivement dans l’ article de la Revue
internationale de filmologie  : «  La Structure de l’ univers filmique  », et, dans la nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  137
études |  Étienne Souriau

« Préface » à L’ Univers filmique  [100] – du concept de diégèse. Qualifié de « petit


coup de génie » par Christian Metz  [101], il s’ agit d’ une réactualisation heureuse
de la diégèsis aristotélicienne (διήγησις) en celui francisé de diégèse. Selon « La
Structure… », le terme émanerait donc des travaux en filmologie menés sous sa
direction durant l’ année universitaire 1950-1951. Metz présuppose que « Souriau
l’ avait emprunté à la poétique grecque  [102] » sans citer de prénom comme une
prémonition inconsciente du hiatus qui allait surgir plus tard, quand le maître-
filmologue disparu, il laissait sa fille, Anne Souriau, elle-même philosophe – et
ayant en outre contribué au collectif L’ Univers filmique de 1953  [103] – écrire en
1990 dans sa « Présentation » de la première édition du Vocabulaire d’ esthétique :
« […] les lettres A, B et C étaient à peu près terminées et la lettre D bien entamée,
quand la mort d’ Étienne Souriau vint porter au Vocabulaire un coup qui aurait
pu lui être fatal [104]. » N’ en précisant pas davantage, il nous faut relire la définition
de la diégèse figurant dans le Vocabulaire dont la notice est signée « A. S.  [105] »,
pour Anne Souriau, pour y découvrir la revendication d’ une paternité et,
possiblement la vérité historique. Selon elle, le terme de diégèse « a été créé en
1950 par Anne Souriau, dans le groupe des chercheurs en esthétique de l’ Institut
de filmologie  [106]  ». Corroborant cette version, j’ ai retrouvé dans les archives
d’ Étienne Souriau, conservée dans la demeure de sa fille, Anne Souriau, son
manuscrit de la définition de la diégèse qui fit l’ objet de la publication de 1951 [107]
dans la Revue internationale de filmologie. Abondamment raturé, et fortement
remanié, Souriau semble donc y chercher à définir le terme nouveau, d’ après les
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recherches menées dans son groupe de recherche, et donc, vraisemblablement sur
la proposition faite par sa fille. Je reproduis à l’ identique le début du manuscrit :

100. «  La Structure de l’  univers filmique  », 5° La Diégèse :


op. cit. ; et « Préface », in L’ Univers filmique, J’ intercale ici un peu arbitrairement en apparence, ce qui concerne les faits nommés
op. cit. déjà diégétiques : c’ est-à-dire relatifs à l’ histoire ainsi présentée filmophaniquement ;
101. « Sur un profil d’ Étienne Souriau », op. cit., à tout ce la qui concerne le film, en tant qu’ il est sensé représenter quelque chose. Est
p. 157.
diégétique tout ce qui concerne, non les moyens qu’ on prend en considération comme
102. Idem.
représenté par le film, et dans le genre de réalité supposé par la signification du film :
103. Anne Souriau signe deux chapitres : « Cha-
ce qu’ en on fonction pour peut être tenté d’ appelé la réalité des événements faits ; et
pitre iv. Succession et simultanéité dans le
film » et « Chapitre vi. Fonctions filmiques ce terme même n’ avait pas d’ inconvénient si on se rappelle que c’ est une réalité de
des costumes et des décors », in L’ Univers fiction [108].
filmique, op. cit., pp. 59-74 et 85-100.
104. «  Présentation  », in Vocabulaire d’ esthé-
tique, op. cit., p. vi.
Cette précision historique mise à part, il me semble que la genèse de
105. Déf. de « diégèse », ibid., p. 581.
cette définition de la diégèse, trouve toutefois son origine dans les pages de la
106. Idem.
107. «  La Structure de l’ 
univers filmique  »,
Correspondance des arts  [109] d’ Étienne Souriau de 1947. Ces pages énonçant
op. cit. la définition d’ un univers de l’ œuvre constituent – et c’ est l’ hypothèse que je
108. Manuscrit d’ Étienne Souriau de la défi- formule enfin – les fondements de la pensée diégétique. Si un lien tout naturel
nition de la diégèse, 1er  semestre 1951, f.
n° 11. Archives personnelles. vient inscrire le titre de L’ Univers filmique à la suite des travaux précédents
109. La Correspondance des arts, op. cit. entrepris sur l’ univers de l’ œuvre d’ art, c’ est que la diégèse, en cela qu’ elle désigne
dans son acceptation filmologique ce qui est représenté par le film. Dans Cinéma :
machine à mondes (2014), Alain Boillat retravaille le concept sourialien de la
nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  138 diégèse afin d’ explorer les multiples possibles qu’ ouvre – en transcendance aurait
Étienne Souriau filmologue : histoire de sa pensée ontologique du cinéma parmi les arts... |  FABIEN LE TINNIER

dit Souriau – le cinéma chez nous spectateurs. Déjà dans les années soixante,
Albert Laffay [110] ou Gérard Genette [111] reprenait à leur compte le concept en vue
l’ étoffer. Nombreux sont ceux, encore, qui aujourd’ hui continuent de travailler ce
concept de diégèse dont la postérité perdure.

CONCLUSION

Il y aurait encore tant à dire, par exemple concernant les sept autres termes
énoncés dans le vocabulaire filmologique d’ Étienne Souriau, mais la gageure de
cet exercice consistait à présenter en un tour d’ horizon son œuvre filmologique
aux prises avec sa pensée esthéticienne développée durant plus de cinquante ans ;
à dire encore sur ses amitiés bâties durant l’ aventure filmologique à l’ instar de
celle qui a lié Étienne Souriau à Henri Agel dont il saluait « les remarquables et
pénétrants travaux [112] ». 110. Albert Laffay, Logique du cinéma, Paris,
Masson, 1964.
Voilà. – Ce que j’ avais à dire d’ Étienne Souriau, il me semble que je l’ ai dit. C’ est peu 111. Gérard Genette, « Frontières du récit », in
Communications, n° 11, 1966.
de choses, au regard d’ une œuvre, d’ une vie pareilles. Je n’ ai pas connu l’ homme. Je n’ ai
étudié […] qu’ une petite partie de ses écrits. Pourtant je m’ aperçois, en terminant ces 112. «  L’ Univers filmique et l’ art animalier  »,
art.  cit., p. 56. Je précise enfin avoir
pages sur lui […] que j’ ai éprouvé pour lui quelque chose qui est de l’ ordre du respect bien récupéré les ouvrages portant sur
(l’ estime, avec un coefficient supplémentaire de déférence), et que j’ aurais aimé être le cinéma et figurant à l’  origine dans
son ami [113]. la bibliothèque personnelle d’  Étienne
Souriau (remerciements chaleureux aux
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donateurs de l’  École Duperré, Paris)
– Que j’ aurai aimé être son élève [114]. mais n’ est hélas pas en mesure d’ évaluer
la part que prennent ces ouvrages dans
la vie du maître filmologue. Au mieux
les nombreuses dédicaces, d’ Henri Agel
donc, d’ Edgar Morin, Henri Lemaître ou
Jacques Siclier témoigne de l’ attention que
les théoriciens d’  alors portaient envers
Étienne Souriau.
113. « Sur un profil d’ Étienne Souriau », art. cit.,
p. 158. Je m’ autorise à titre exceptionnel
de prendre ces lignes à mon compte, en
guise de témoignage infiniment recon-
naissant envers sa famille qui m’ a offert
cet incroyable voyage à travers sa vie et son
œuvre.
114. Je remercie Pierre-Henry Frangne pour
m’ avoir dirigé durant mon année de
mémoire (2013), la fidèle amitié de
Filippo Domenicali pour sa précieuse
collaboration depuis toute ses années et
les philosophes de l’ université de Bruxelles
pour leur invitation de 2015 à participer
à leur «  Atelier Souriau  » (dir. Isabelle
Stengers)  : Fleur Courtois-L’  Heureux,
Aline Wiame, dont je recommande la
lecture de leur ouvrage  : Étienne Souriau,
Une ontologie de l’ instauration, Paris, Vrin,
2015.

nouvelle Revue d’esthétique n° 19/2017 |  139

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