La Nuit de La Peste.
La Nuit de La Peste.
La Nuit de La Peste.
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LES NUITS DE LA PESTE ENTIER
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En avril 1901, il se murmure que la peste s’est déclarée à Mingher, une ORHAN
PAMUK ORHAN PAMUK
île au large de Rhodes sur la route d’Alexandrie. Deux éminents spé-
cialistes des épidémies sont dépêchés sur place par le sultan Abdülha-
mid II. La maladie infectieuse est rapidement confirmée mais imposer
des mesures sanitaires représente un véritable défi, en particulier
LES NUITS DE LA PESTE
LES NUITS DE LA PESTE
lorsqu’elles se heurtent aux croyances religieuses. Dans cette île multi- roman
culturelle où musulmans et orthodoxes tentent de cohabiter, la maladie Traduit du turc
par Julien Lapeyre de Cabanes
agit comme un accélérateur des tensions communautaires. Et si l’union
était rendue possible par la construction d’une identité nationale ?
Affaiblie par les contagions croissantes mais vive dans ses élans révo-
lutionnaires, Mingher, « perle de la Méditerranée orientale », va connaître
des mois décisifs pour son histoire et voir son destin bouleversé.
Avec un talent de conteur hors pair, Orhan Pamuk fait de cette île
imaginaire, minutieusement dépeinte, le théâtre d’une grande fresque
historique où s’amorce la chute de l’Empire ottoman. Mêlant habilement
fiction et réalité, atmosphères funestes et élans amoureux, Les nuits
de la peste est un roman grave et tendre qui nous montre comment une
situation de crise peut devenir le terreau d’une révolution politique.
9:HSMARC=]Z\W^Y:
DU M Ê M E A UT E U R
LA MAISON DU SILENCE
LE LIVRE NOIR
LE CHÂTEAU BLANC
LA VIE NOUVELLE
MON NOM EST ROUGE
NEIGE
ISTANBUL
D’AUTRES COULEURS
LE MUSÉE DE L’INNOCENCE
L’INNOCENCE DES OBJETS
LE ROMANCIER NAÏF ET LE ROMANCIER SENTIMENTAL
CEVDET BEY ET SES FILS
CETTE CHOSE ÉTRANGE EN MOI
LA FEMME AUX CHEVEUX ROUX
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Du monde entier
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ORHAN PAMUK
LES NUITS
DE LA PESTE
roman
Traduit du turc
par Julien Lapeyre de Cabanes
GALLIMARD
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De Léon Tolstoï
Traduit du russe par Boris de Schlœzer
© Éditions Gallimard, , pour la traduction française,
dont un passage est cité en exergue du roman.
D’Alessandro Manzoni
Traduit de l’italien par Yves Branca
© Éditions Gallimard, , pour la traduction française,
dont un passage est cité en exergue du roman.
Titre original :
Introduction
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dépêché sur place son premier chimiste, afin d’en prélever des
souches. Une autre fois, il avait chargé Bonkowski Pacha d’analy-
ser quotidiennement la qualité de l’eau que buvaient la princesse
Pakizê et sa famille dans le palais de Çırağan. Abdülhamid contrô-
lait étroitement ce palais où il avait fait enfermer son frère aîné, le
sultan déchu Mourad V, dont il faisait surveiller les moindres allées
et venues. Mais quand il s’agissait de maladie, il lui envoyait ses
meilleurs médecins. Dans son enfance, Pakizê avait souvent vu
au palais et dans les appartements du harem le docteur Markos,
un grec 1 à la barbe très noire qui avait été le médecin personnel
de son grand-oncle Abdülaziz, le sultan assassiné, ainsi que
Mavrogenis Pacha, celui d’Abdülhamid.
« Des années plus tard, j’ai revu Bonkowski Pacha au palais de
Yıldız, dit Pakizê. Il inspectait les eaux du palais et écrivait un
nouveau rapport. Quel dommage qu’il se fût alors contenté, à
l’adresse de mes sœurs et moi, d’un vague et lointain sourire, au
lieu de l’une de ces histoires amusantes qu’il nous racontait quand
nous étions enfants. »
Les souvenirs du docteur Nuri Pacha avec l’homme du sultan
étaient d’une nature bien moins intime. Son zèle et l’application
sans faille dont il avait fait preuve lors de la Conférence de Venise,
où ils représentaient ensemble l’Empire, lui avaient fait gagner
l’estime du grand chimiste. Le médecin raconta ensuite à sa jeune
épouse, et l’émotion se sentait dans sa voix, que c’était sans doute
Bonkowski Pacha lui-même qui avait le premier vanté ses mérites
auprès d’Abdülhamid, puis il ajouta que leurs chemins s’étaient
recroisés par la suite, après la fin de ses études. Une fois, sur
l’ordre de Blacque Bey, alors président de la municipalité de Péra,
ils avaient inspecté ensemble les conditions d’hygiène d’un abat-
toir qui faisait égorger les bêtes en pleine rue. Une autre fois,
1. Ici, « grec » (« Rum » en turc) désigne les Grecs « byzantins », c’est‑à-dire les
chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman, parlant grec et rattachés au Patriarcat
de Constantinople, qui constituaient la plus importante minorité de l’Empire.
Nous emploierons le substantif « grec » sans majuscule pour désigner ces grecs
définis par la religion, et « Grec » avec une majuscule pour ceux de Grèce, définis
par leur nationalité.
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— Comment donc ?
— La peste a contaminé les quartiers musulmans de l’île, mon
cher Damad Pacha. Et il est bien naturel que vous vous étonniez de
ne pas en avoir été informé tandis que vous prépariez votre
mariage, car le fait est caché. Nous n’avons pu nous rendre à vos
noces, mais nous avons une excuse. Nous étions à Smyrne !
— Croyez bien que je suis de près la marche de l’épidémie, à
Hong Kong, à Bombay, je lis tout ce qui s’écrit.
— La situation est bien pire que tout ce qui s’écrit, asséna
Bonkowski Pacha d’une voix autoritaire. C’est le même microbe,
la même épidémie que celle qui tue les gens par milliers en Inde et
en Chine. À Smyrne, c’était elle, la même.
— En Inde les populations sont décimées, mais… Vous avez
arrêté la peste à Smyrne.
— Car les journaux et les habitants de cette ville nous ont été
d’un grand secours ! » s’écria Bonkowski Pacha. Puis il marqua un
silence pour faire sentir qu’il allait dire quelque chose d’impor-
tant. « À Smyrne la maladie a frappé les quartiers grecs, reprit le
pacha. Du reste, la population de Smyrne est éclairée, civilisée. À
Mingher elle frappe surtout les quartiers musulmans, et elle a déjà
fait quinze morts ! Notre tâche en cette île sera bien plus ardue. »
Le docteur Nuri savait d’expérience qu’il était plus difficile de
faire respecter les mesures de quarantaine aux musulmans
qu’aux chrétiens. Mais les incessantes et volubiles plaintes que
nourrissaient à ce sujet ses confrères chrétiens, tel Bonkowski
Pacha, avaient quelque chose de lassant et pour tout dire l’écœu-
raient. Il n’entra pas dans la polémique. Le silence s’installant, il
sentit néanmoins qu’il fallait dire quelque chose, et comme si
c’était une explication pour le capitaine et Pakizê, il conclut :
« Ah, c’est un sujet de dispute infini ! »
« Vous connaissez l’histoire du pauvre docteur Jean-Pierre !
reprit Bonkowski Pacha avec son sourire malicieux de professeur.
Comme Sa Majesté Impériale est convaincue que les allégations de
peste à Mingher relèvent d’un motif politique, il m’a été recom-
mandé maintes fois de ne révéler à personne et sous aucun pré-
texte le but de ma venue sur l’île, et par la Chancellerie, et par le
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que les pays ainsi barbouillés étaient exactement ceux qui avaient
été perdus sous son règne, ou bien cédés à l’ennemi sans livrer
bataille, quoique encore formellement sous bannière ottomane
(mais figurés comme territoires impériaux sur la carte), et il en
conçut aussitôt une haine féroce pour ce fils félon qui tenait son
père pour responsable de l’anéantissement progressif de
l’Empire. Pakizê, qui était l’objet d’une détestation semblable de
la part de son oncle, écrit que la haine du père envers son fils se
trouva encore augmentée lorsque Abdülhamid, dix ans plus tard,
découvrit que la cousine d’une femme du harem qu’il convoitait
était amoureuse de Selim Efendi.
Pakizê avait souvent entendu parler de ces pertes de territoires,
elle avait été le témoin direct de l’émoi suscité par ces catastrophes
qui commencèrent à frapper l’Empire immédiatement après que
son père, Mourad V, eut été détrôné. Elle se souvenait de l’époque
où les soldats russes aux uniformes vert et bleu campaient à San
Stefano, à quatre heures seulement du palais d’Abdülhamid, et où
les rues et les jardins d’Istanbul étaient envahis par les tentes que
l’armée donnait à ces musulmans à la peau claire et aux yeux verts
qui, dans leur fuite devant les armées russes, abandonnant leurs
maisons incendiées, avaient tout perdu, et l’Empire, avec eux, en
l’espace de quatorze mois, une grande partie de ces Balkans qu’il
tenait depuis quatre siècles.
Les jeunes époux, retenant leurs larmes, se souvinrent d’autres
désastres qui avaient rythmé leur enfance : l’île de Chypre, un peu
à l’est de celle de Mingher qu’ils venaient de quitter, était passée
avec ses orangeraies parfumées, ses foisonnements d’oliviers et
ses mines de cuivre sous domination anglaise en , avant
même la fin du congrès de Berlin. L’Égypte, elle, contrairement à
ce qu’indiquait la carte, n’était plus ottomane depuis longtemps.
Au moment de la révolte d’Urabi Pacha, les Anglais, prétextant
de la menace qui pesait sur les chrétiens d’Alexandrie, avaient
d’abord tenu la ville sous le feu de leurs navires de guerre, avant
d’occuper le pays en . (En ce temps où son anxiété prover-
biale virait doucement à la paranoïa, le rusé Abdülhamid soup-
çonnait que la révolte menée par le pacha avait été fomentée par
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Bonkowski Pacha avait dit ces mots dans un turc qui ressemble
assez à celui que nous écrivons aujourd’hui, et qu’il employait
chaque fois qu’il parlait des affaires de l’État. Mais entre eux,
parce qu’ils avaient étudié à Paris l’un la médecine, l’autre la chi-
mie, le docteur Élias et Bonkowski Pacha préféraient souvent le
français. Ainsi, lorsqu’ils entrèrent dans la chambre où aucune
lumière ne brûlait, le chimiste de soixante ans, tâtonnant dans le
noir en essayant de comprendre où était l’armoire, où la fenêtre,
où les choses et où les ombres, s’écria en français, comme au
milieu d’un rêve : « Tout cela ne me dit rien qui vaille ! »
Un bruit les réveilla au milieu de la nuit. Ça ressemblait au
trottinement d’un rat ; ils en perdirent le sommeil. À Smyrne, la
lutte contre la peste s’était plus ou moins résumée à une chasse
aux rats. Et ils s’étonnèrent qu’ici, à Mingher, dans les apparte-
ments mêmes où le gouverneur recevait ses hôtes, aucun piège
n’eût été posé. La capitale avait pourtant envoyé un nombre incal-
culable de télégrammes aux gouverneurs et aux autorités sani-
taires des provinces pour leur rappeler que c’était par les rats, via
les puces que ceux-ci transportaient, que se propageait la peste.
Le matin, ils décidèrent que le bruit qui les avait réveillés venait
des mouettes qui marchaient sur la gouttière de leur résidence,
un bâtiment en bois, grinçant et à moitié en ruine. Le gouverneur
Sami Pacha, pour les soustraire à la curiosité des journalistes, aux
ragots des commerçants et à la malveillance des consuls étrangers,
avait en effet décidé de loger le célèbre chimiste et son assistant
non dans la suite réservée aux hôtes dans le palais du gouverneur,
mais dans ce bâtiment désaffecté que le directeur des fondations
pieuses avait fait préparer en un jour, et où l’on avait posté à la
hâte un ou deux domestiques et quelques sentinelles.
Le gouverneur rendit à ses invités secrets une visite matinale et
informelle ; il tenait à s’excuser pour l’état du logement. En le
voyant pour la première fois après tant d’années, Bonkowski Pacha
sentit aussitôt qu’il pouvait faire confiance à Sami Pacha. Avec son
torse large et presque majestueux, sa barbe grisonnante, son nez
fort et ses gros sourcils broussailleux, l’homme dégageait une sorte
de puissance, de solidité.
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— C’est petit ici, vous aurez beau vous cacher, si vous allez visiter
des malades on saura que vous êtes médecin, et les gens parleront,
dit le gouverneur. Cela ruinera leur bonne humeur, brisera leur
moral. Personne ne veut entendre parler d’épidémie. Et tout le
monde sait qu’une quarantaine signifie la fermeture des échop-
pes, l’arrêt du commerce, les médecins et les soldats qui forcent la
porte des maisons. Or vous savez mieux que moi le sort qu’on
réserve au médecin chrétien qui essaie de pénétrer à la force des
baïonnettes dans la demeure d’un musulman. Si vous insistez pour
dire qu’il y a la peste, les boutiquiers vous traiteront de calomnia-
teur, et le lendemain ils diront que c’est vous qui l’avez apportée.
Elle n’est certes pas très peuplée, notre île. Mais ils ont le crâne
dur, et chaque caboche y va de sa chanson.
— De combien exactement est la population ?
— Lors du recensement de , on comptait quatre-vingt
mille habitants, dont vingt-cinq mille à Arkaz. La proportion de
musulmans et de non-musulmans est à peu près égale. En réalité,
on peut affirmer que les musulmans sont majoritaires depuis ces
trois dernières années, à cause de l’arrivée des réfugiés de Crète,
mais comme cette affirmation serait aussitôt contestée, je n’insiste
pas et ne donne aucun chiffre.
— Et combien compte-t‑on de morts à ce jour ?
— Quinze selon les uns, davantage selon d’autres. Certains
cachent leurs morts par peur que la police sanitaire vienne fermer
leurs maisons, leurs commerces, et brûler leurs affaires. D’autres
encore disent de chaque nouveau mort que c’est la peste qui l’a
tué. Chaque été nous avons une épidémie de diarrhée. Le direc-
teur du Conseil sanitaire, le docteur Nikos, un vieillard, veut télé-
graphier à Istanbul pour annoncer le choléra. Je l’arrête et lui dis
d’attendre. Lui envoie les pompiers armés de pulvérisateurs désin-
fecter les marchés, les caniveaux, les fontaines, les quartiers
pauvres, et ce qu’il appelle épidémie disparaît. Si je télégraphie
“choléra” à Istanbul, c’est une épidémie et les consuls s’en
mêlent ; si j’envoie “diarrhée estivale”, tout le monde oublie et
l’on n’en parle plus.
— La population de Smyrne est huit fois plus nombreuse que
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douleur, et qu’ils avaient déjà vu, au moins trois fois, sur les
cadavres de Smyrne. Les vomissures, les taches de sang, l’odeur
aussi étaient identiques. Le docteur défit soigneusement les bou-
tons de la tunique du gardien pour découvrir son torse. Le cou et
les aisselles étaient vierges de bubons. Mais quand ils désha-
billèrent entièrement le mort et découvrirent ses jambes, ils virent,
au-dessus de l’aine gauche, le bubon de la peste. Sa forme et sa
grosseur ne laissaient aucun doute. En le pressant légèrement du
bout du doigt, ils sentirent qu’il avait perdu sa dureté initiale, et en
conclurent que la maladie avait au moins trois jours et que le mort
avait dû souffrir atrocement.
Tandis que le docteur Élias nettoyait avec un liquide désinfec-
tant la seringue et le bistouri qu’il venait de sortir de son sac,
Bonkowski Pacha retourna vers la porte en chasser les curieux. Si
le malade avait été encore en vie, incisant le bubon pour le vider
de son pus, ils seraient parvenus à alléger un peu ses souffrances.
L’assistant enfonça la pointe de la seringue dans le bubon pour y
prélever quelques gouttes d’un liquide gélatineux et jaunâtre. Il
étala ensuite délicatement le liquide sur une plaque de verre colo-
rée, la déposa dans une boîte en aluminium qu’il plaça dans son
sac, et leur travail dans ces geôles fut terminé. Ils devaient encore
envoyer l’échantillon à Smyrne pour avoir confirmation que
c’était bien la peste, non le choléra.
Après avoir ordonné qu’on brûle tous les vêtements du mort,
Bonkowski Pacha, profitant qu’on ne le regardait pas, découpa
d’un coup de bistouri le cordon de l’amulette que le gardien por-
tait autour du cou. Il la désinfecta et la glissa dans sa poche pour
l’examiner plus tard, puis il sortit retrouver la lumière du jour. Il
savait désormais, au vu de ce cadavre, que la peste se répandrait
rapidement, qu’il y aurait encore des morts, beaucoup de morts, et
cette idée était si accablante qu’il sentit la douleur l’étrangler de la
gorge à l’estomac.
Dans les rues étroites et tortueuses de la vieille ville, Bonkowski
Pacha et son assistant le docteur Élias regardèrent les marchands
de cuivre ouvrir leurs échoppes, les forgerons et les menuisiers
commencer leur journée de travail ; la vie suivait son cours ordi-
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ORHAN PAMUK DU
ND E EN
MONDE
MO TI
LES NUITS DE LA PESTE ENTIER
D
U E
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En avril 1901, il se murmure que la peste s’est déclarée à Mingher, une ORHAN
PAMUK ORHAN PAMUK
île au large de Rhodes sur la route d’Alexandrie. Deux éminents spé-
cialistes des épidémies sont dépêchés sur place par le sultan Abdülha-
mid II. La maladie infectieuse est rapidement confirmée mais imposer
des mesures sanitaires représente un véritable défi, en particulier
LES NUITS DE LA PESTE
LES NUITS DE LA PESTE
lorsqu’elles se heurtent aux croyances religieuses. Dans cette île multi- roman
culturelle où musulmans et orthodoxes tentent de cohabiter, la maladie Traduit du turc
par Julien Lapeyre de Cabanes
agit comme un accélérateur des tensions communautaires. Et si l’union
était rendue possible par la construction d’une identité nationale ?
Affaiblie par les contagions croissantes mais vive dans ses élans révo-
lutionnaires, Mingher, « perle de la Méditerranée orientale », va connaître
des mois décisifs pour son histoire et voir son destin bouleversé.
Avec un talent de conteur hors pair, Orhan Pamuk fait de cette île
imaginaire, minutieusement dépeinte, le théâtre d’une grande fresque
historique où s’amorce la chute de l’Empire ottoman. Mêlant habilement
fiction et réalité, atmosphères funestes et élans amoureux, Les nuits
de la peste est un roman grave et tendre qui nous montre comment une
situation de crise peut devenir le terreau d’une révolution politique.
GALLIMARD GALLIMARD
turc le plus lu au
t politique, il est
traduite en une
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GALLIMARD GALLIMARD
08/02/2022 14:41