Zone Appolinaire
Zone Appolinaire
Zone Appolinaire
♦ En quoi peut-on affirmer que le poème « Zone » est moderne ? ♦ Pourquoi Apollinaire a-t-il
choisi de commencer son recueil Alcools par « Zone » ? ♦ En quoi ce poème peut-il être
considéré comme un art poétique ? ♦ Qu’est-ce qui est novateur dans ce poème ?
Annonce du plan
Dans cette lecture analytique, nous verrons tout d’abord qu’Apollinaire affirme dans « Zone » une esthétique
novatrice, puis nous nous demanderons à quel point ce texte représente une rupture avec la poésie traditionnelle.
Pour terminer, nous remarquerons que c’est son quotidien qu’Apollinaire place au centre de ce poème.
Un bref survol du texte suffit pour que la structure du poème surprenne le lecteur : « Zone » commence par trois
vers désolidarisés les uns des autres, puis une petite strophe de trois vers, puis deux strophes beaucoup plus
longues, de 8 et 10 vers, respectivement.
De même, les rimes ne respectent pas les règles traditionnelles : bien qu’il semble y avoir un schéma très simple
de rimes suivies, beaucoup d’entre elles sont des rimes pauvres (ancien/matin, haut/journaux, nom/clairon, etc.) et
certaines ne sont que des échos sonores (Christianisme/Pie X, sténo-dactylographes/passent, industrielle/Ternes).
Enfin, il convient de remarquer l’absence totale de ponctuation, qui oblige le lecteur à trouver son propre rythme de
lecture et de diction.
B – Dans l’énonciation
La situation d’énonciation de ce poème (qui parle ? à qui ? quand ?) est très particulière : le premier pronom à
apparaître est celui de la deuxième personne du singulier, « tu », au vers 1, qu’on retrouve ensuite aux vers 3, 7, 9,
10, 11.
Mais on trouve également la deuxième personne du pluriel, « vous », au vers 8 (une adresse explicite au Pape :
« c’est vous Pape Pie X ») et la première du singulier, « je », aux vers 15 et 23.
Quels sont donc les interlocuteurs de ce dialogue ? Il semble en réalité que la première et la deuxième personne du
singulier renvoient au poète-narrateur, comme le révèle, à la suite de cet extrait, certains indices autobiographiques
marqués par la deuxième personne (« tu n’es encore qu’un petit enfant », « tu es très pieux », etc.).
Les indices temporels sont eux aussi brouillés et n’aident pas le lecteur à clarifier la situation : la plupart des verbes
sont au présent, mais la dernière strophe de l’extrait laisse apparaître du passé composé et de l’imparfait (« J’ai vu »,
« j’ai oublié », « était »).
L’expression « ce matin » apparaît trois fois (vers 2, 10 et 15) mais se retrouve ensuite sous la forme « le matin » (vers
19), qui renvoie à une temporalité moins précise (tous les matins).
C – Dans la langue
Le style du poète-narrateur de « Zone » apparaît relâché, avec un niveau de langue familier : « Tu en as assez » (v.
3), « il y a » (v. 12 et 13). Dans la dernière strophe de cet extrait, le poète semble raconter au lecteur une de ses
flâneries dans Paris, nonchalamment, utilisant des verbes simples et directs pour s’exprimer (« J’ai vu », v. 15),
« J’aime », v. 23) et des indications étonnamment précises dans un texte poétique (« entre la rue Aumont-Thieville et
l’avenue des Ternes », dernier vers).
Les images invoquées par le poète sont elles aussi banales et peu ressemblantes à ce qu’on attend de la poésie
traditionnelle : « automobiles » (v. 4), « hangars » (v. 6), « journaux » (v. 12), « rue industrielle » (v. 23).
Transition : Apollinaire inscrit clairement « Zone » dans une esthétique nouvelle, qui frappe dès les premiers vers par
son originalité. On peut néanmoins se demander à quel point le poète s’éloigne de la tradition.
Dès le premier vers de « Zone », la volonté de rupture du poète se manifeste clairement : « A la fin tu es las de ce
monde ancien ». Cette volonté de rupture se décline plus familièrement au vers 3 : « Tu en as assez de l’antiquité
grecque et romaine ».
Le « monde ancien » et « l’antiquité grecque et romaine » font référence au siècle qui vient de s’achever (le XIXe) et
aux formes d’art classique, jugées obsolètes par Guillaume Apollinaire. Le début du XXe siècle voit en effet fleurir
des mouvements expérimentaux, comme le cubisme et le futurisme.
Au tout début de ce poème, lui-même placé en début de recueil, Apollinaire prône donc un renouvellement du
monde et de l’art, marqué par l’omniprésence du présent de l’indicatif : ce qui compte, c’est « ce matin ».
B – Le lyrisme
Alors qu’il célèbre le monde nouveau qui l’entoure, la figure du poète, présente par la deuxième personne du
singulier « tu », ne semble pas entièrement à l’aise. Sans s’épancher sur ses états d’âme, il fait référence à sa
« honte » (v. 9) provoquée par le regard des autres, ou peut-être de Dieu (« toi que les fenêtres observent ») et à
son envie de se « confesser » (v. 10), c’est-à-dire d’exprimer ses sentiments.
Plus loin dans « Zone », il évoque son enfance pieuse : cette veine autobiographique se rattache elle aussi à une
certaine tradition poétique et lyrique.
On peut aussi noter l’utilisation du vocatif « ô », très utilisée dans la littérature classique (« ô tour Eiffel », v. 2,
« ôChristianisme », v. 7), qui souligne l’élan lyrique du poète.
C – Le rôle de la religion
La religion occupe une place importante dans « Zone », et Apollinaire y revient davantage dans la suite du poème. Le
pronom personnel « tu » renvoie d’ailleurs autant au poète lui-même qu’au christianisme (« tu n’es pas antique ô
Christianisme », v. 7), créant un rapprochement surprenant.
On peut déjà remarquer ici le paradoxe entre la lassitude exprimée devant « ce monde ancien » et la vigueur du
christianisme, cette religion qui « est restée toute neuve » (v. 5), qui n’est « pas antique » (v. 7) et comparée aux
« hangars de Port-Aviation » (v. 6).
La religion n’est pas inscrite dans le temps, elle ne peut donc pas vieillir. Le sentiment religieux est éternel : alors
même qu’Apollinaire est athée, il reste marqué par son enfance pieuse, évoquée plus loin dans « Zone ». C’est ainsi
qu’il ressent l’envie d’« entrer dans une église » (v. 10), tout en y renonçant par « honte », peut-être honte de la
perte de sa foi.
Transition : Guillaume Apollinaire conserve donc des liens avec la tradition qui l’a précédé, notamment dans
les tonalités lyriques et spiritualistes du poème. Mais son sujet central, lui, est pour le moins surprenant et
novateur : le quotidien d’un Parisien en début de siècle.
Il s’agit évidemment de Paris (« tour Eiffel », « Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes »).
Ce qui intéresse le poète, c’est une « rue industrielle » (v. 23) banale mais « neuve », et c’est ce qui fait tout son
attrait et sa « grâce ».
Loin du « monde ancien », la rue industrielle est le témoin de la modernité et voit défiler « quatre fois par jour » (v.
18) les parisiens de ce nouveau siècle, « Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes » (v. 17).
Cette longue strophe sur une rue professionnelle et bruyante (« Une cloche rageuse y aboie », v. 20, « à la façon des
perroquets qui criaillent », v. 22) montre qu’Apollinaire s’intéresse à la réalité quotidienne plutôt qu’aux thèmes
traditionnellement associés à la poésie (l’amour, le temps qui passe, etc.). Le quotidien est lui aussi digne d’être un
sujet poétique.
B – Un art né de la banalité
La modernité du nouveau siècle se manifeste sous de nombreuses formes, notamment les nouvelles formes de
littérature, comme les romans policiers ou les biographies (« les livraisons pleines d’aventures policières / Portraits
des grands hommes et mille titres divers », v. 13-14).
La ville moderne est un sujet poétique : le regard du poète transforme ce qu’il voit en images insolites et
novatrices.
Ainsi, la tour Eiffel, symbole fort de modernité puisque érigée en 1890, se transforme en « bergère » dans un paysage
bucolique de «troupeau de ponts » qui « bêle » (v. 2), associant ville et campagne.
Cette personnification permet de doter la ville d’une âme : elle devient animée (de même, les « fenêtres observent »,
« les affiches chantent tout haut », « la sirène y gémit », la « cloche rageuse aboie », etc.)
C – L’inspiration cubiste
Difficile de ne pas penser au mouvement cubiste à la lecture de « Zone » : Apollinaire crée des images très visuelles,
un tableau composé de fragments de ce qu’il perçoit en déambulant dans les rues de Paris.
Le lecteur est livré à lui-même, submergé par ce patchwork d’images, avec la liberté de trouver lui-même le rythme
du poème, tout comme le spectateur d’un tableau cubiste cherche lui-même l’angle par lequel aborder le sujet de
la toile.
Les associations insolites de termes permettent de créer une nouvelle manière de voir les choses, à la fois pleine
d’humouret déstabilisante pour le lecteur, mais pleine de sens.
Ainsi, la religion comparée aux « hangars de Port-Aviation » prépare l’image du Christ aviateur à la suite de cet
extrait, qui prête à sourire mais qui dans le même temps accorde une qualité spirituelle à l’aviation moderne.
En abordant le quotidien sous un nouvel angle, le poète utilise désormais son art pour sublimer le quotidien et
transfigurer les éléments les plus banals du monde contemporain, qui acquièrent une qualité presque magique pour
qui sait les regarder.
La forme épouse ici le sujet : c’est un poème résolument moderne et optimiste, célébrant la nouveauté et
l’inventivité de ce début de siècle.