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LES SEKSAWA

Recherches sur les structures sociales


du Haut-Atlas occidental
UNIVERSITÉ DE PARIS -- FACULTÉ DES LETTRES

LES SEKSAWA
Recherches
sur les structures sociales
du Haut-Atlas occidental
THÈSE POUR LE DOCTORAT ks LETTRES
PRÉSENTÉE A LA FACULTÉ DES LETTRES
DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS
PAR

Jacques BERQUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN - PARIS
1954
AVERTISSEMENT
J'ai écrit ce livre en collaboration avec les tribus du Haut-
Atlas occidental, et surtout les Seksawa. Rien de plus farouche,
de mieux préservé que ces fils du schiste noir. La pente verti-
gineuse qui monte à l'un de leurs hauts lieux, le Tichka, porte
un arbre isolé qu'ils appellent fasgharf wawal, quelque chose
comme «l'arbre de la parole ». Ils administrent ses feuilles en
infusion aux enfants lents à parler. J'ai mis bien du temps moi-
i même à délier la langue des Seksawa.
Abandonnant la méthode suspecte de l' « informateur » et
des questionnaires, je laissais venir à moi les problèmes et les
faits. Un an s'écoula avant que j'atteignisse au niveau des
notices composées, vers 1925, à Imintanout par le lieutenant
de La Chapelle. Le meilleur de ma provende, je le recueillais
presque au hasard, à la faveur de tournées dans la montagne,
de longues causeries sur les chemins, de débats judiciaires,
de fêtes, de veillées. Ainsi s'approfondissaient simultanément
l'amitié et la connaissance.
A l'une comme à l'autre, j'ai eu la joie d'associer maints
visiteurs. Ils se reconnaîtront ici. Peut-être évoqueront-ils,
en lisant telle ou telle page, l'heure rapide et brûlante, l'irrem-
plaçable morceau de vie qui nous unirent passagèrement à
l'histoire de l'Atlas.

Ce livre a donc été écrit dans la communication. Bien qu'il ne


revendique l'autorité d'aucun de ceux qui l'ont lu en manuscrit,
par fragments ou en totalité, il a largement bénéficié de leurs
remarques. Toutes lui furent précieuses. Mais je ne saurais dire
s'il en a toujours fait son profit autant qu'il l'aurait dû. Je ne
puis donc ni hiérarchiser la gratitude, ni donner par là à entendre
que je m'autorise de tel ou tel des maîtres qui ont bien voulu me
conseiller. Les imperfections de mon travail seront seules,
hélas, à affronter de trop justes critiques. J'avoue pourtant ma
; dette à l'égard de MM. G. Davy, L. Gernet, R. Montagne,
VI STRUCTURES SOCIALES DU HAUT-ATLAS
J. CélérieiyJ. Dresch, F. Braudel, L. Milliot, H. Terrasse, E. Lévi-
Provençal, J. Despois, E. Laoust, J. Orieux, G. H. Bousquet,
A. Adam. L'Institut des Hautes Études marocaines m'a apporté
l'aide la plus substantielle. M. L. Galand a contrôlé des graphies
berbères, dont les leçons de M.A. Basset m'avaient fait pressentir
l'exigeante délicatesse. Je suis redevable à Lucie Berque de ses
dessins, à M. Leloup de sa cartographie, à M. J. Van den Hove
de son attentive révision. A tous, merci. Et merci à tous mes
collaborateurs d'Imintanout, petits et grands, français et maro-
cains, qui ont participé à la recherche ou à sa mise en œuvre.
Bien des noms se pressent ici sous ma plume, que je ne puis
citer, faute de place, et que je dois laisser dans l'anonymat
de l'amitié.

Entre tous, c'est aux Seksawa que va ma gratitude. Mêlé


plusieurs années à leur vie, j'ai progressé, lentement, dans leur
connaissance, et peut-être dans leur confiance. Bien entendu,
je n'ai été jusqu'au bout de l'une, ni de l'autre. Il aurait fallu,
pour aller plus loin, un séjour plus durable encore, et à vrai dire
une naturalisation définitive, analogue à celle qui, au cours des
siècles, a introduit tant de fils lointains dans le petit peuple de
Lalla Aziza.
Tout était bien ainsi. Si grandes que soient ses ambitions,
l'analyse s'arrête devant des intimités qu'elle ne saurait
enfreindre, et qui ne se révéleront que quand elles le pourront,
• quand elles le voudront, s'il en est temps encore. L'avenir, dans
l'Atlas comme ailleurs, fera peut-être parler les silencieux.
Laissons-lui la tâche de compléter notre recherche, si elle en
vaut la peine, le jour où les Seksawa auront goûté à l'arbre de
la parole.
Le Caire, ier oclubre 1954.
NOTE SUR LES TRANSCRIPTIONS
SIGLES ET ABRÉVIATIONS
A) TRANSCRIPTIONS
Bien que s'appuyant sur une masse de noms de lieux et de groupes,
cette recherche n'avait pas de visées linguistiques. Elle s'est donc résignée
à un système sommaire de transcriptions, celui qu'utilisent par exemple
la « Bibliotheca arabica » de l'Université d'Alger, la revue Ibla
de Tunis, etc. Certes les sons propres au chleuh ne sont ainsi rendus que
très grossièrement. On a considéré qu'en règle générale le parler local
négligeait les voyelles longues et que, d'autre part, la fricative laryngale,
caractéristique de l'arabe (où nous la rendons par l'esprit rude C), était
si peu appuyée qu'on pouvait la transcrire, comme E. Laoust dans cer-
tains de ses travaux, par un â.
Pour modestes qu'elles soient, ces ambitions ne laissent pas de se
heurter à certaines difficultés, dès lors qu'on veut noter dé façon dis-
tinctive le parler berbère des Seksawa, l'arabe vernaculaire qu'ils
emploient sporadiquement (et dont nous faisons précéder les citations
du sigle ar), et leur langage notarial à tour technologique et prétentions
classiques. Et ces distinctions se font jour parfois pour le même mot,
qu'il faut donc transcrire différemment à quelques lignes de distance.
Le vrai est qu'une contradiction résidait entre l'importance conférée
par notre enquête au matériel linguistique, et l'impossibilité où nous
nous trouvions de rendre rigoureusement tous ces noms et tous ces mots,
faute de moyens typographiques, et surtout de spécialisation.
Enfin les circonstances qui m'ont éloigné de l'Atlas et du Maroc,
au moment de l'impression du livre, m'ont interdit les ultimes vérifi-
cations et m'ont empêché de tirer des contrôles dévoués de M. L. Galand
tout le profit qu'on eût attendu d'une contribution aussi valable.
B) SIGLES
a ait I. A. A. Institut Agricole d'Algérie
ar arabe I Ida\v
arch... archives lm .... Imint.anon),
art.... article in inédit
b ibn R revue
B. N.. Bibliothèque Nationale t tome
chl.... chleuh tr traduction
c. r... compte rendu Ud.... Awlâd
éd.... édition vol.... volume
C) ABRÉVIATIONS
Elles renvoient aux collections et périodiques suivants :
Afr. fr. «l'Afrique française » (1891...), Paris.
A. M. ou Arch. mar. « Archives marocaines », Paris (1904-1936), puis
Rabat.
Ann. géo. «Annales de géographie » (1891...), Paris.
Ann. hist. soc. «Annales d'histoire économique et sociale »(1930-1939),
puis «Annales d'histoire sociale »(1939-41 et 1945), «Mélanges d'his-
toire sociale » (1942-1944) devenues en 1946 «Annales (économies-
sociétés-civilisations) », cette dernière série étant parfois précisée
« Ann. E. S. G. », Paris.
Ann. soc. «L'Année sociologique » (lre série 1923-24, 2e série 1939-40
«Annales sociologiques », 3e série 1948-49), Paris.
Bull. E. P. M. «Bulletin de l'enseignement public du Maroc », Rabat.
CHEAM « Documentation du Centre de Hautes Études d'adminis-
tration musulmane », Paris.
Hesp. «Hesperis », archives berbères et bulletin del'Institut des Hautes
Études marocaines (T. 1 : 1924...), Paris.
R. afr. «Revue africaine » (T. I : 1856), Alger.
R. al. « Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et de
jurisprudence »(1886...) (fait suite à «Revue algérienne et tunisienne
de législation et de jurisprudence » 1885), Alger.
Rens. col. «Renseignements coloniaux », annexe au bulletin del'Afrique
française, Paris.
R. E. I. «Revue des Études islamiques »(T. I : 1927), Paris.
R. J. C. «Revue de jurisprudence coutumière », périodiqueinédit dela
direction des Affaires chérifiennes, Rabat.
Sour. in. «Collection des sources inédites de l'histoire du Maroc», Paris
(suivi d'initiales et de chiffres indiquant la série et le pays considérés).
PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE APPROCHE DU PAYS
ET DES HOMMES
1
LE PAYS
UN NOM
L'existence de Seksawa, ou Iseksawan, est attestée depuis
huit siècles au moins dans la même vallée du Haut Atlas. A ce
nom, maintenant, se reconnaissent entre elles, et se distinguent
d'autrui une dizaine de petites communautés, groupées dans le
même bassin fluvial. Ces syllabes évoquent une multitude de
traits de caractère, de tradition, d'institutions : donc une person-
nalité. Mais point de synthèse généalogique pour en rendre
compte. Bien que la légende Seksawa n'ignore pas le thème du
héros, ou même de l'ancêtre éponyme, nulle explication de cet
ordre n'est alléguée pour l'ensemble. La diversité d'ascendance,
une hétérogénéité proclamée sont inséparables de la profession de
Seksawa.
Le nomne sous-entend donc ici aucun statut de parenté. Il se
réduit à une simple notation verbale au contenu à la fois limité et

FIG. 1. — Les Seksawa par rapport au bassin méditerranéen


fuyant. Signifiant sans signifié, dirions-nous, si nous osions
recourir à une terminologie commode. Mais ces syllabes, en
revanche, portent d'exactes correspondances topographiques. Le
périmètre de terres qu'elles recouvrent est resté à peu près fixe
depuis le XIIe siècle, date des plus anciens témoignages écrits : et
ce n'est pas là, sans doute, un commencement. Dans les désordres
de cette histoire en plein mouvement, histoire de nomades, de
transferts de races et de conquérants ethniques, voici, dans un
coin de l'Atlas, un peuple qui vraisemblablement n'a pas bougé,
dont l'existence est attestée à la même place depuis presque un
millénaire. Et cela ne lui est pas particulier. La même chose ou
presque pourrait être dite de ses cousins Maçmûda. Nous savions
certes que nous étions dans une société de sédentaires, qu'il
s'agissait même là des plus vieux sédentaires du Maghreb. Mais où
la chose se complique, c'est que si le nom, lui, est resté immuable
et localisé, cette immutabilité ne fut que formelle.
Aussi certainement que les Seksawa se conservent ici, en tant
que tels, depuis l'épopée almohade, qui les trouve et les laisse à la
même place, ils ne sont plus aujourd'hui, à 90 % peut-être, ou
plus encore, que des allogènes. Il ne s'agit pas là de ces transfor-
mations insensibles, inhérentes à la vie d'un peuple, et qui font
qu'il n'y a pas de races pures, au sens biologique du terme. Il
s'agit de remplacements, catalogués dans la mémoire populaire, et
qui, sur les quatre siècles embrassés par les traditions locales,
s'affirment comme le fait le plus irrécusable, et presque comme
une donnée de base de cette personnalité.
C'est un grand débat que de chercher, pour un peuplement
donné, quel a été le facteur déterminant, du groupe ou du terri-
toire (1). Un berbérisant a émis l'hypothèse que des appellations
telles que Seksawa, Urika, Gedmiwa, etc., auraient un contenu
surtout topographique (2). Une grosse part des sédentaires du
Haut-Atlas se trouve là mise en cause. Ces populations sont les
seules du Maghreb, peut-être, dont on puisse affirmer la perma-
nence d'habitat sur un laps aussi étendu : les seules donc qui
offrent quelque garantie à ce genre de supposition.
(1) A. MORETet G. DAVY,Des clans aux empires, 1923, pp. 64 sq.
(2) E. LAOUST, Contribution à une étude de la toponymie du Haut Atlas,
R. E. 1., 1939, III-IV, et 1940, 1-11, tiré à part, p. 150. Déjà, FOUCAULD,Recon-
naissance au Maroc, 1888, pp. 90 sq., avait judicieusement distingué 3 sortes
de groupes : la tribu, le village et le district. De cette dernière notion, il fait un
large usage, pp. 268 sq. M. QUEDENFELDT,Division et répartition de la popula-
tion berbère au Maroc, tr. H. SIMON, p. 131, note qu'entre H'âh'a et Ntifa
«habitent des tribus qui portent toutes les mêmes noms que leurs principaux
établissements ».
Ainsi posé, le problème est insoluble. Pour l'éclairer, il faut
recourir à des unités bien plus modestes que ces noms de peuples,
seuls connus de la chronique. Il faut recourir, sur le plan topogra-
phique, au nom du terroir; sur le plan humain, à celui du groupe
agnatique. Ce sont là deux réalités conductrices. Elles ne cesseront
pas de nous guider dans toute cette recherche. Et déjà, la toute
première analyse d'un terme comme celui de Seksawa fait sentir
la combinaison qu'il opère entre une valeur géographique et une
valeur historique.
Le nom peut livrer plus. Il est aujourd'hui consacré dans sa
forme actuelle. Celle-ci semble régner depuis les Sâadiens. Des
textes antérieurs, celui d'Ibn Khaldûn par exemple, donnent
Saksîwa, où le vocalisme de la deuxième syllabe est celui de noms
contigus, comme Damsîra, Ganfîsa, Gadmîwa (1). Mais le système
berbère paraît trop éloigné, du moins à présent, de la voyelle
longue, pour que nous puissions rien fonder là-dessus. De toutes
façons, on n'entend maintenant que Seksawa, doublet du nom
usité par les intéressés mêmes : Iseksawan (avec parfois redou-
blement de la sifflante). Le sing. Iseksiwi semble refait sur
l'arabe. On attendrait plutôt un Aseksu, comme on a ailleurs un
Admu, un Aglawu. Or, non seulement cet ethnique ne s'entend
pas des membres du groupe ici étudié, mais il existe paradoxa-
lement ailleurs comme nom juif, et même juif d'Oranie (2).
Ce qu'il y a de remarquable, ce n'est pas que des Juifs portent
le même nom qu'un groupement berbère. C'est, d'une part, que
l'ethnique singulier ait été perdu par les intéressés eux-mêmes, et,
d'autre part et surtout, que le nom des Seksawa soit isolé dans
l'anthroponymie des groupes maghrébins (3).
(1) C'est l'orthographe que donne de Slane, sur la foi des mss qu'il a utilisés,
par exemple le ms. 1521 de la Bibliothèque nationale, pp. 235 v, 1-2 de fine sq.
Un arbre généalogique, que le traducteur n'a pas gardé dans son édition (p. 365,
l. 16 sq.), donne même un éponyme Saksiw b. Ganfîsb. Maçmûd. Le ms. de RABAT,
D, 14, 98, Uns al-faqîr d'Ibn Qunfûdh connaît de même des Saksîwa, p. 41 a,
1.2 sq. En revanche al-Baydhâq écrit Saksâwa, E. LÉVI-PROVENÇAL,Documents
inédits d'histoire almohade, 1928, p. 65, et texte arabe, p. 43.
(2) Renseignements fournis par L. BRUNOT, qui a bien voulu consulter
pour moi des rabbins marocains. Cf. aussi, I. HAMET, Les Juifs dans le Nord de
l'Afrique, 1928, p. 57 ; dictionnaire de M. EISENBETH, Les Juifs de l'Afrique
du Nord, 1936, p. 174. Au Mellah' d-'Imintanout, une famille israélite provenant
d'Ilutjan, en Seksawa, porte le nom curieux de Elkeslasi, prononcé Lkslasi,
nom à rapprocher de celui du lieu-dit Amskslan en Mtugga-Ud Bessebâc.
(3) Qu'on le compare par exemple à la véritable grappe de noms analogues
que fournit l'ensemble : Mtugga, a. Atig, Tigguga, Tuggana, etc. Pourtant, on
trouve parmi les noms anciens de l'Occident musulman des Sakâsik, Saksâkî.
Un ancêtre légendaire des Berbères s'appelle ainsi. Ibn H'AZM, Jamhara, éd.
Lévi-Provençal, p. 462, 1. 21. On le retrouve, désigné comme ancêtre des
Howwâra, par Ibn KHALDÛN, tr. Histoire des Berbères, 1925, t. I, pp. 170, 185,
273. Cf. ms Bibliothèque Nationale, 1520, p. 108 v, 1. Il. Cela orienterait vers
PREMIÈRES COORDONNÉES DU PAYS
Un certain pays, voilà ce qu'en fin de compte suggère, tant
par l'étymologie que dans l'usage commun, le nom des Seksawa.
De ce pays, l'essentiel est et a toujours été, selon une loi monta-
gnarde qui se lit par exemple dans le compartimentage historique
des Pyrénées, le bassin d'un torrent, asif i-yseksawan, ou Lwâd
Sseksawa. Ce bassin est circonscrit par une arête de hautes mon-
tagnes qui sur trois côtés l'enclôt (fig. 2). Le Dir, puis la plaine
dite aujourd'hui Bujmâda forment déversoir. Le torrent y perd son
nom. Déjà il est devenu, de la petite plaine de Tuz'z'umt jusqu'à
une racine S. K., à redoublement. Mais on peut aussi penser à une racine S. W.
où le redoublement aurait différencié le deuxième élément. Cette hypothèse
tirerait non pas une vraisemblance, mais quelque appui d'une rencontre de
sons : celle d'Iseksawan et d'Ichefchawan, c'est-à-dire Chîchâwa. On sait qu'il
s'agit là du même cours d'eau, ou du même système d'irrigations, l'un en aval
de l'autre, et que l'extension du domaine Seksawa à la plaine, au cours du
Moyen Age et jusqu'aux temps mérinides offre une certaine probabilité.
A. Basset veut bien m'indiquer qu'il n'y a pas d'impossibilité linguistique
à ce que ces deux noms Iseksawan et (I)chefchawan remontent à une racine
bilitère avec redoublement complet, et passage respectif de w à k et de w à f.
Mais il précise qu'il faudrait pouvoir justifier la présence de ces différents trai-
tements dans le mot voulu et au lieu voulu.
Dans un domaine bien lointain, mais dont les curieux chassés-croisés lin-
guistiques de l'Afrique du Nord ne rendent pas le rappel tellement invraisem-
blable, je veux dire chez les Touareg, on relève, parmi les toponymes employés
dans le sens de «vallée, système de points d'eau », toute une gamme de formes
où l'imagination pourrait retrouver des étapes intermédiaires entre Seksawa et
Chîchâwa : Sesau, Aseksam, Segga, Ichaffen, Chawa. P. DE FOUCAULD, Dic-
tionnaire abrégé touareg-français des noms propres, éd. A. Basset, 1940, pp. 18,
19, 239, 244, 251. Notons aussi l'existence de Chuchawa dans l'Ouarsenis, et
aussi, bien entendu, l'existence d'une Chefchawen dans les Jebâla.
Pour E. Laoust, Seksawa pourrait se ramener au factitif d'une racine k. s.
« paître ». Mais « aucun document, en dehors de l'examen de la forme de
l'ethnique, ne confirme une telle conclusion », op. laud., p. 148. Je signalerai
pourtant l'existence de populations résiduelles dans le même domaine, dont le
nom pourrait remonter à cette même racine : Ikessan, a. Tiksit, a. Gasa même.
On pense aussi à l'Wâd Siksû, du Moyen Atlas.
M. L. Galand m'écrit : « Dans sg. Iseksiwi pl. Iseksawan, l'opposition de
singulier à pluriel appartient à un type connu en berbère ; le w apparaît ici
comme un élément radical. Dans sg. Agdem (aussi Igedm) / pl. Igedmiwen,
a-t-on affaire à un w radical qui aurait été perdu au singulier, comme dans
ameksa / imeksawen (cf. aussi inebgi / inebgiwen) ? Cette hypothèse ne trouve
aucun appui dans les formes actuelles du nom : Agdem, sans voyelle finale,
répond mal aux exemples précédents, et surtout, pour le féminin généralement
plus conservateur, on ne m'a donné que Tagdemt en face de tameksawl (cf.
aussi tinebgiwl). En attendant une recherche plus poussée, j'hésite donc à voir
dans le w de Igedmiwen autre chose qu'un élément suffixal.
Dès lors, la différence de structure qui sépare Iseksawan de Igedmiwen rend
suspect le trop beau parallélisme des formes arabes Sakstwa et Gadmîwa. Le
pluriel des noms de tribus est plus usité que le singulier ; c'est lui qu'apprend
d'abord un étranger : les Arabes ont-ils senti que dans Gadmîwa ils englobaient
un suffixe et que dans Saksîwa, peut-être sous l'influence de Gadmîwa,
Damsîra, etc., ils maltraitaient le vocalisme berbère qu'ils avaient respecté
dans Saksâwa ? On peut en douter. »
Bucanfir, en Ud Bessebâe, L w â d n-Qihra ou W â d Lqîhra. Les
limites, de ce côté, ont t o u t le flou d ' u n passé qui nous renseigne
mal sur la limitation de l'aventure Seksawa vers le Nord.
Voici donc u n pays s'identifiant partiellement sans doute,
mais sûrement à u n bassin fluvial. Cette identification toute
classique se poursuivra, jusque dans le détail, p a r la division du
bassin en cantons, lesquels correspondront à la fois à une person-
nalité secondaire et à l'unité d'une ravine affluente. Cette vallée
forme la dernière échancrure de la grande chaîne vers l'O. Elle
i n t e r r o m p t cette façade montagneuse que sa dénomination indi-
gène de Dir qualifie à merveille en é v o q u a n t la courroie de poi-
trail du cheval harnaché (1). D'ailleurs le terme m a n q u e de pré-
cision. Il t r a d u i t indistinctement la côte et son piémont. Dans le
paysage, cette côte n'est ni continue, ni unique. Q u a n d on regarde
l'Atlas de la route de Mogador à Marrakech, un peu après
Chichaoua, ou mieux encore, lorsqu'on l'observe des pâquis à
chameaux du Lmjjûn, en Ud Bessebâc, on aperçoit une première
ride courant en avant-garde : c'est, dans le cas présent, celle de
Talamenzu. Cette défense p a r boulevard préliminaire s'accentue
à mesure qu'on va vers l'E. Elle est frappante de plusieurs points
de la route impériale longtemps a v a n t et longtemps après
Marrakech. A h a u t e u r des Seksawa, au contraire, de Chichaoua à
Bulcwân, pas de dénivellation. C'est ce que t r a d u i t la des-
cente S.-N. du thalweg du fleuve, lequel est escorté, sur sa droite
comme sur sa gauche, par des séguias divergentes, certaines com-
munes a u x Seksawa, a u x Dwiran et a u x Ud Bessebâc. Cette solida-
rité, ou cette continuité, ne sont pas sans incidences. Le même
plan de terres remontera, u n peu plus à l'O., vers une autre
« bouche », celle d ' I m i n - T a n u t , c o m m a n d a n t l'accès du Sous p a r
le Tizi Umachchô et le Bwibaun. La vieille route sultanienne
l'emprunte après avoir rasé, d'E. en 0., le Dir (2).
Imaginons le voyageur m u s u l m a n du XIIIe siècle venu de Fès
ou d'Andalousie, et que l ' a p p â t du négoce ou la queste de science

(1)'Le déchiffrement du pays est grandement facilité par le « Croquis


orographique du Grand Atlas occidental, depuis l'oued ait Mousi jusqu'à la
chaîne Igdet-Erdouz »au 1/100.000, dressé initialement par J. DRESCH (en
couleurs), et par la série de cartes au 1/200.000 annexée à ses Documents sur les
genres de vie de montagne dans le massif central du Grand Atlas, 1941. Cette
documentation, que nous avons gardée toujours présente dans nos tournées,
et que nous avons surtout complétée quant à la toponymie, et réinterprétée à
l'aide de la couverture aérienne exécutée depuis 1950, est à la base de notre
propre investigation et de toute la cartographie de cette étude.
(2) On peut trouver sur cet itinéraire une masse d'informations déjà consi-
dérable dans E. RENOU, Description géographique de l'empire du Maroc, 1846,
pp. 187, 190, 204, qui condense un grand nombre de récits de voyages.
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p r o m è n e n t s u r t o u t e l a f a c e d u m o n d e c o n n u . C e s « b o u c h e s »,
b â i l l a n t s u r u n a r r i è r e - p a y s m y s t é r i e u x , lui c a u s e r o n t mille émois.
P e u t - ê t r e , a u p a s s a g e d u S e k s a w a , a-t-il été r a n ç o n n é . Il pense,
a v e c u n e h o r r e u r d é v o t e , a u x vieilles p r a t i q u e s i n e x p u g n a b l e s :
a d o r a t i o n d u b é l i e r (1), l i b e r t é s e x u e l l e (2), q u e l ' o n r é c i t e d e s
m o n t a g n a r d s . Mais l ' a c h a t d ' a m a n d e s , d'olives e t de noix, fût-ce
s u r c e f o n d d ' i l l i c i t e , l ' e s p è c e d e p a n i q u e q u i le s a i s i t d e v a n t le
f o i s o n n e m e n t d e s p e u p l a d e s e m b u s q u é e s s u r les h a u t e u r s , ani-
m e r o n t s o n p a s s a g e , c o m m e p l u s t a r d ses s o u v e n i r s , sa Rih' la,
d o n t il c u l t i v e d é j à la p o m p e u s e o r d o n n a n c e , n o n p a s d e d é d a i n
m a i s d ' i n q u i é t u d e e t de convoitise.
Il n e s e r a p a s i n u t i l e d ' a v o i r s i t u é ainsi, d a n s l ' o p t i q u e de
l ' o r t h o d o x i e , c'est-à-dire s o m m e t o u t e jusqu'ici de l ' a u t h e n t i c i t é
— p u i s q u e nos seules sources historiques accessibles sont arabes —
le p a y s S e k s a w a . I l s ' o u v r e , c o m m e la d e r n i è r e i m p a s s e s u r la m a i n
g a u c h e , à c e l u i q u i , d e M a r r a k e c h , g a g n e le S o u s . A u p a r a v a n t se
s o n t p a r e i l l e m e n t o u v e r t e s les v a l l é e s d u Nffis e t de l'asif el-Mâl.
T o u t d e s u i t e a p r è s , a y a n t g r a v i le s e u i l d ' I m i n t a n o u t ( 9 0 0 m . ) ,
n o t r e v o y a g e u r p o u r r a se r e p o s e r d a n s u n b o u r g à p r ô n e h e b d o -
m a d a i r e , c ' e s t - à - d i r e d a n s u n e m a d î n a . Il y s a v o u r e r a ces a u x i -
l i a i r e s d e la p r i è r e q u e s o n t l ' é t u v e e t le c o m m e r c e d e s p i e u s e s
g e n s . S i m u l t a n é m e n t , il s ' a d o n n e r a à q u e l q u e n é g o c e a v e c d e
sévères personnages, qu'il n o m m e r a des chuyûkh, sans trop
a n a l y s e r le c a r a c t è r e l é g a l d e l e u r i n v e s t i t u r e , e t q u i p r ê t e r o n t à l a
c o m m a n d i t e e t a u x a c h a t s e n v e r t le s e c o u r s d e l e u r b i l i n g u i s m e .
Q u e l q u e s Israélites, usuriers d é b o n n a i r e s , c u l t i v e n t de discrets
c o u r t a g e s . A y a n t a i n s i r e f a i t s e s f o r c é e , le c r o y a n t s ' e n f o n c e r a
v e r s le S. L e v o i c i b i f u r q u a n t e n d i r e c t i o n d u c o l d e s B w i b a u n ,
m a i n t e n a n t d é t r ô n é d a n s n o t r e n o m e n c l a t u r e p a r le T i z i
U m a c h c h ô (3). E t d e là v e r s le S o u s , p a r la v a l l é e d e l ' I s s e n . A u
loin, les délices s a v a n t e s d ' u n e c a p i t a l e , T a r o u d a n t .
M a i s l a i s s o n s - l à ce p é r i p l e i m a g i n a i r e : o n n e s ' e s t a m u s é à
l ' e s q u i s s e r q u e p o u r m i e u x f a i r e s e n t i r p e u t - ê t r e le d é m e n t i q u e
v a l u i a p p o r t e r l ' h i s t o i r e . Ce v o y a g e u r m u s u l m a n e s t i n t e m p o r e l :
o n n ' e s t p a s s û r q u e s o n I m i n t a n o u t a i t e x i s t é a v a n t le x v i e e t la

(1) G. GERMAIN est conduit par divers indices, dont la présence actuelle
d'Idaw i-yzimmer, à situer dans notre région ces hérétiques dénoncés par al-
Bakrî au XIIe siècle, Le culte du bélier en Afrique du Nord, Hesp., 1948, p. 113.
(2) On sait que ce thème, à la fois juridique et polémique, n'a pas encore
été abandonné.
(3) Telle est en effet la prononciation locale, qui est mise en rapport avec les
grès rouges stéphanotriasiques du col : on les nomme amachchô «roche de chat »
(allusion à la couleur). Mais la dénominaton des roches dans la région manque
absolument de rigueur. Je cite les explications qui m'ont été données.
décadence des Maçmûda. Quant aux amandiers et aux oliviers,
dans quelle mesure ont-ils survécu, ou au contraire succédé à la
forêt d'arganiers qui peut-être s'étendait jusqu'à l'asif el-Mâl
au xve siècle, c'est ce qu'il est difficile de préciser. Et que penser
d'éléments aussi caractéristiques d'un paysage qu'ont pu l'être,
dans ce piémont aujourd'hui déboisé, le thuya, le gommier, ou les
associations de l'oléolenliscelum ?
Revenons donc à la carte, encore qu'imparfaite. Ces vallées,
ces trouées, le Nffis, l'asif el-Mâl, le Seksawa, divergent toutes
d'un même château d'eau, le massif du Tichka (1), lieu historique
important, et qui, de son énorme môle granitique, fait butoir au
pays Seksawa vers le S. Avec les cimes proches, montant à 3.000
et 3.400 m., un ressaut d'un millier de m. environ fait surgir le
massif ancien au-dessus de la dépression permotriasique et de la
zone subtabulaire de l'O. C'est la première barrière face aux vents
de l'Atlantique, d'où forte condensation des nuages arrivant en
général du S.-O. C'est aussi, lorsqu'on vient de l'E., la dernière
affirmation de haute montagne. Après, on ne trouvera plus que
les causses, les collines Mtugga et H'âh'a.
Le Seksawa, le Nffis, l'asif el-Mâl, et deux des affluents les
plus importants de l'Issen proviennent directement du Tichka.
Les autres affluents de l'Issen, plusieurs affluents du Sous
sourdent du versant Sud de la chaîne axiale. Toutes ces sources
ponctuent une distance de moins de 30 km. Il y a donc là un
important foyer hydrogéographique, donc de culture sédentaire,
donc de constance historique. Ce rôle du Tichka, ou plus exac-
tement de la crête qu'il flanque, a été perçu par les auteurs
musulmans. Ibn Khaldûn le marque en un passage dont les pré-
cises correspondances sauvent le métaphorisme. Le marabout de
Tasaft est encore plus formel. Il compare ces bassins fluviaux,
suspendus à la crête, à des outres dont les hauts cantons sont les
pattes. Le Tichka, dit-il, est « la balance des eaux », mîzân al-
miyâh, le'réservoir de la montagne (2). Réservoir de bien d'autres
choses encore, comme on sait.

(1) Cf. notre étude sur les Antiquités Seksawa, Hesp., 1953, p. 363. Le pre-
mier à avoir souligné l'importance de ce môle d'histoire, d'économie pastorale,
et de sociologie tribale, est R. MONTAGNE,L'Aghbar et les hautes vallées du
Grand Atlas, Hesp., 1927, p. 16.
(2) JUSTINARD, La Rihla du marabout de Tasatt, 1940, p. 91.
LIMITATION DU MONDE SEKSAWA

Oncomprend que cette crête ait frappé les imaginations. Pour


qui remonte le fleuve, elle constitue vers le S., l'E., et l'O. un rem-
part continu.
Qu'on se figure deux murs, orientés N.-S. Cesont le Bwibaun
à l'O., côté Demsira, l'Afuzar à l'E., côté Gedmiwa. Entre les
deux, la vallée du Seksawa, remontant vers le S., en bissectrice,
jusqu'à l'angle d'un Vconcave dont la pointe, dirigée vers le Sous,
serait le Temt'daden (3.340 m.). L'une des branches du Vpart
vers le N.-O. La chaîne continue (3.000 m.) est ébréchée de
quelques cols : le Tizi n-Tmirût, le T. Uzdud et surtout le T. n-
Trga, qu'a franchi Brives, et qui est d'une grande importance
historique, car c'est par lui qu'arrivèrent les immigrants du Sous.
Là, décrochement vers le N. : voici leTabgurt (3.210m.), pivot des
paysages Seksawa. Du Tabgurt, la chaîne fléchit franchement
vers l'O. : elle se soudera, vers le Wagrarat, au prolongement
méridional du mur d'O. L'autre jambage du Vrejoint les hauts
niveaux très complexes du Tichka, où s'enracine le mur d'E. Sur
ce parcours, l'anticlinal culmine au dôme géométrique du Ras
Mulay Ali (3.400 m.). Avec l'Ikis, en «bosse de chameau »ou en
«crête de coq », selon les observateurs (3.180 m.), et le Tabgurt, le
Ras, «la tête »(ou mieux l'Akyud' «la tresse »), MulayAli, s'offre
constamment aux regards de très loin en plaine. Et de toutes
les hautes surfaces séparant les vallées, se découvrent à la fois, à
l'E. comme à l'O., ces«longs murs »du paysage Seksawa que sont
le Bwibaun et l'Afuzar. Sur tout ce contour, clos au S. par de for-
midables masses, la barrière ne descend jamais au-dessous des
2.000 m. : caisson bien délimité qu'achève de bloquer, au S.
d'Imintanout, l'Urkus. C'est seulement vers le N.-E., après le
massif du Tamejlocht, du côté du Dwiran, que les plateaux de
l'Imlilen viennent battre une falaise aux entablements calcaires,
le Waffagga. Sur cette face, l'accès est facile aux cuvettes du haut
Dwiran, Tissekht, Aduz. On est ici dans des confins.
Quelle impression tirer de cette délimitation du pays
Seksawa ? D'abord celle de son orientation du N. au S., ortho-
gonique par rapport à la chaîne de l'Atlas. D'où l'importance dela
pente. Niveaux orographiques, horizons végétaux, degrés d'éloi-
gnement de la plaine et du pouvoir central, progression du parti-
cularisme montagnard :tout cela concourt à une gradation simple
à partir du débouché de Bulcwân(740m.au guéde la route deMar-
rakech), jusqu'aux plus hauts villages (1.900 m. à Wawnsawt).
Cette fermeté de contours autorisera, l'événement aidant, une vie
d'ensemble bien défendue du dehors. Mais à aucun titre elle ne
formera limite naturelle vers le S. : c'est de là qu'est venu tout
l'être moderne des Seksawa. Et certes, il sera superflu de dire ici
que jamais ces crêtes, coupées de cols, ne font obstacle, entre mon-
tagnards, même aux relations hebdomadaires d'un souq : c'est ce
qu'on voit bien de nos jours à la fréquentation, par des Idaw
Geryun, du marché des Imedlawen. Au surplus, une part impor-
tante de l'activité de ces populations réside précisément dans le
courtage des cols et dans une circulation intense, bien que dure,
dangereuse et impliquant tout un contexte d'accords entre
groupes, et presque d'initiation individuelle. La muraille est un
obstacle conventionnel. Pour les autres, jamais pour soi, et seule-
ment quand on le veut.
Il est vrai qu'à plusieurs reprises dans leur histoire, et pour de
longues périodes, les Seksawa ont voulu cet isolement.
MESURE DE CET ESPACE
Rien ne serait plus faux que d'apprécier la masse du pays
d'après notre système métrique. La réelle unité, celle qui est la
mesure même de l'homme, y est la durée de l'effort du marcheur
agile ou du notable juché sur la mule au trot vif. Encore faudrait-
il que cette durée fût appréciable quantitativement. Elle ne l'est
naturellement pas en heures et en minutes. Tout au plus l'inter-
valle des prières, elles-mêmes marquées par les positions du soleil,
pourrait-il servir d'étalon. Mais on ne prie guère. Avrai dire, ce
sont des mesures encore plus lâches : matin, méridienne, soir
ççbah', zziwal, içfirar, qui seront le plus sensibles au cœur. Mais
nous ne répèterons pas ici les réflexions de Lucien Febvre sur le
« temps flottant », le « temps dormant »des sociétés de type
« médiéval » (1). Aussi bien, s'agissant de temps mécanique,
j'entends très précisément de temps servant à mesurer ou sec-
tionner un effort très précis, et de durée constante, c'est bien
d'heures que nous allons nous servir pour mesurer l'espace
Seksawa, comme l'ont fait les officiers de la pénétration.
Négligeons les immenses confins qui, au delà des villages, du
côté de Tichka comme de celui du Ras Mulay Ali, se prolongent
encore bien loin. Lavie Seksawa, la vie de fond de vallée, qui est la
vie municipale, la vie dense, à plein potentiel, est mesurée par de
(1) L. FEBVRE, Le problème de l'incroyance au XVIv siècle, 1942, pp. 426 à
434, et G. FRIEDMANN, L'homme et le milieu naturel, Ann. hist. soc., 1945, II,
pp. 109 sq.
bien faibles durées. Nous le verrons, en effet : à d'autres rythmes
correspondent les espaces intercalaires, entablements séparant les
vallées, sommets arrondis et, à plus forte raison, pâquis inter-
tribaux. La mesure du pasteur n'est pas celle de l'horticulteur de
village : elle n'est presque pas celle du citoyen. Si l'on voulait
subtiliser, on opposerait aussi à cette mesure des honnêtes gens,
qui est celle des chemins muletiers, celle de l'expédition guerrière.
Celle-ci néglige les sentiers battus, survient de façon foudroyante,
ayant franchi forêts et escarpements. Dans la période récente, un
grand guerrier, le Caïd Lmokhtar des a. Lh'sen, sera l'homme de
ces imprévus, de ces éclairs topographiques, dirait-on. Mesure du
pasteur, mesure du guerrier : ces variantes, l'une élargissant,
l'autre ramassant à l'excès l'espace Seksawa, ont leur valeur
d'indices sur la psychologie individuelle et les rythmes sociaux :
on peut les éliminer pourtant dans une analyse soucieuse de tabler
sur une certaine constance civique.
La rosace de distances figurant sur le croquis ci-dessous (fig. 3)
et dont le cœur est Lalla Aziza, suggère diverses réflexions qui ne
seront pas inutiles à l'intelligence du milieu. Ces durées, calculées
en temps de cheminement sur le sentier qui suit le lit, reflètent
certes différents facteurs tels que la difficulté du terrain, les
méandres, la multiplicité des gués, etc. Mais plus encore elles
traduisent, et fort exactement, la notion que les Seksawa de tous
les temps purent se faire de l'ampleur des cantons. Et par là nous
sont rendues au plus vrai les dimensions d'une histoire. Ce qui
éclate, c'est la disproportion entre les tiges supérieures et la partie
inférieure de la rosace. Une vision fondée sur les concepts de la
plaine — et, prenons-y garde, sur quoi d'autres se fondèrent,
d'Ibn Khaldûn à nous, les observateurs ? — insiste, que ce soit
dans la connaissance ou l'action, sur les secteurs les plus proches.
L'homme de la plaine perd son zèle à comprendre ou à intervenir
dans la mesure même où la distance s'accroît et où son regard se
lasse sur les arrière-plans neigeux. Mais une vision authentique,
celle qu'a d'elle-même cette société, situe au contraire l'essentiel
tout en haut, dans le repaire inviolé, le mieux défendu en tout
cas du renseignement » par le relief, la légende et une incertitude
devenue graduellement opaque. La basse vallée ne sera plus
qu'un couloir, un débouché, un appendice, ou tout autre équi-
valence métaphorique qu'on en voudra donner.
Combien ne s'éclairent pas, dès lors, et l'histoire du xive siècle
qui nous montre l'expansion venant des hautes terres, et l'histoire
plus récente, qui a reconstitué sur ces mêmes altitudes, grâce à
l'afflux conquérant des gens du Sud, de nouvelles bases d'expan-
sion ! De même, la vraie vie Seksawa ne gardera sa justesse, dans
un espace à sa mesure et selon son cœur, loin des contaminations
et des mesquineries de la plaine, qu'en deçà de ce rayon de deux à
trois heures de marche en amont de Lalla Aziza. Tout ce qui est au

FIG. 3

delà, c'est-à-dire tout l'aval, sera soumis à l'influence des pouvoirs


et des meneurs d'en bas. Donc,, zone d'aventure, d'hésitation, de
mélanges. Plus loin encore, dans la plaine, peuvent s'étaler
d'autres ensembles, sujets à d'autres mesures : ce qui compte ici,
c'est la traite du cavalier, de bivouac en bivouac. Mais que cette
optique de l'homme de cheval, c'est-à-dire, en l'espèce, et depuis
cinq cents ans, de l'Arabe, nous éloigne du monde montagnard,
ce monde tellement plus concentré, plus nerveux ! Un jour de
marche, et l'on remonte la vallée de part en part. Le domaine
Idma, de la zaouia d'Ammern à celle d'Assttif, couvre, sur sa plus
grande diagonale, cinq heures. A peu près autant d'Iguntar au
Seksawa : les conquêtes du Caïd Lmokhtar s'inscrivent aussi sur
cinq heures de diagonale. Et guère plus de l'Amerdul à la base du
Tichka : tout le règne des a. H'adduyws.
Monde d'une densité toute méditerranéenne.
APERÇU SUR LA STRUCTURE DU PAYS (1)
Le voyageur qui, des hauteurs dominant le Tizi Umachchô,
contemple le panorama Nord, remarque qu'il se partage en trois
sections de couleur différente : un pays blanc, un pays rouge, un
pays noir.
Des calcaires clairs, jurassiques et surtout crétacés, épandent
vers le N.-O. les causses pierreux du Mtugga. Jurassique égale-
ment, sur l'O., le long cylindre du Lemgo. Et la couche seprolonge
vers l'E. pour constituer des éléments qui, de ce belvédère, n'ap-
paraissent pas encore, mais que nous retrouverons plus tard : le
dôme de l'Urkus, écrasant à ses pieds le centre d'Imintanout, la
basse vallée du Seksawa, et les entablements du haut Dwiran, qui
s'échelonnent jusqu'au palier élevé de l'Azzeg, commun aux trou-
peaux de Dwiran, Mez'ûd'a et Gedmiwa. Immédiatement sous nos
yeux, voici une nappe rougeoyante. C'est le stephano-trias, décou-
vert entre les roches primaires et secondaires et, qui, mince en
deçà du col, s'épanouit largement au delà vers Bigud'in. Au N. et
à l'E., partout, un pays noir de schistes cambriens et ordoviciens.
Leur masse trapue constitue la presque totalité du haut Seksawa,
si l'on en excepte les calcaires axiaux et les granites du Tichka,
que l'on n'aperçoit pas d'ici. Ces schistes luisent au soleil, sur
pentes et arêtes, au point de donner à distance l'illusion d'un
suintement, d'une cascade. De près, on voit qu'ils se délitent,
éclatent, se divisent en feuilles et en aiguilles. Mais de loin leur
relief est puissant et lourd : masse morose et sans grâce, où rien ne
décèle les vallées bucoliques dont elle est entaillée.
Transportons-nous sur un autre belvédère, en plein pays
Seksawa cette fois, au revers N. des croupes du Mzawt. De là
l'œil suit toujours les trois teintes dans le paysage. La vue dévale
sur le bassin des a.Musa, pour remonter ensuite vers le rebord
tabulaire du pays Dwiran : Wawmright, Waffagga, et plus loin
(1) Tout ce paragraphe doit beaucoup à J. DRESCH,Recherches sur l'évolution .
du relief dans le massif central du Grand Atlas, le Haouz et le Sous, 1941.
encore, Kattos. A mi-hauteur de ces couches blanches ou dorées,
apparaît la roche rouge talzza, qui se déverse ensuite sur les
marnes de l'Imlilen. A 1.000 m. en contrebas, le fleuve, largement
étalé parmi les tamaris de la petite plaine (940 m.), retrouve,
aussitôt passé l'ancien Suq Lkhmis, vers T'abya, les mêmes
hautes et sombres falaises qu'en amont.
L'analyse tectonique explique plusieurs des traits actuels par
le remaniement qu'opéra, au tertiaire, le plissement de l'Atlas sur
un relief hercynien. Mais il ne lui est pas toujours facile de déter-
miner dans les structures actuelles la part contributive des deux
phases, bien que leur style respectif soit fort différent. En effet,
l'intervention de cassures, perpendiculaires à l'axe des plis, peut
entraîner d'autant plus de confusions de lecture, que la direction
générale des deux mouvements s'avère grossièrement orthogoni-
que : méridienne pour le socle, O.S.O.-E.N.E. pour le remaniement.
Au modelé hercynien ressortissent une série parallèle de trois
anticlinaux et surtout l'action de cycles d'érosion qui ont dénudé
les terres rouges du permo-trias et aplani l'avant-pays crétacé. La
subsistance de ce dernier, plus largement que dans le reste du Dir,
est en effet un trait important. Cette formation dessine même une
ample échancrure vers le haut Dwiran et Mez'ûd'a.
La tectonique atlasique est « brutale et simple... Architecture
austère de blocs rigides qui montent par étages successifs au N.,
plus brutalement au S., jusqu'aux hautes crêtes massives ». On la
reconnaît aujourd'hui, en Seksawa, à « une série de blocs, plus ou
moins basculés et séparés par des accidents brutaux [et s'élevant]
vers une haute chaîne vigoureusement plissée » (1). D'une façon
générale, on est frappé du contraste entre la lourdeur de ces hauts
reliefs et la jeunesse mordante des versants et des vallées. A
1.500 m., puis à 2.000, et encore à 2.500, un regard panoramique
ne découvre guère que des niveaux, des dômes très aplatis, des
crêtes mûres et tassées. Dans un large morceau du pays, en gros
tout le moyen Seksawa, c'est presque une surface homogène,
malgré l'interruption des vallées, qui étale sa perspective autour
des 2.000 m. : Azur, Tassila, Amudder, Ibuban. Surface d'apla-
nissement antécrétacée, dont le rôle important sur les formes de
la vie est encore lisible et avec laquelle tranche paradoxalement
le délié d'une crête axiale la surplombant de plus de 1.000 m.
avec ses calcaires durs et aigus.
La morphologie touche ici directement à l'humain. Capital a
été le rôle de ces surfaces de moindre pente, quelle qu'en soit

(1) ID., op. laud., p. 67.


l'origine : plateaux structuraux crétacés, d'ailleurs aujourd'hui
presque entièrement hors du domaine Seksawa ; surfaces en cours
d'érosion conservées ; bien plus bas, terrasses fluviales ; entre les
deux, paliers constitués sur une déclivité par une inégale résis-
tance des roches affleurantes. Ces plans ou «replats »ont été un
facteur essentiel dans la constitution d'un système de vie et d'un
paysage rural. Autre élément structural à grand retentissement :
le mûrissement des vallées par degrés successifs, évolution qui
semble avoir marqué des pauses et des réveils, et, se combinant
avec l'inégale dureté des couches franchies, les avoir découpées en
tronçons. L'orientation générale du fleuve, conforme à celle de
l'asif el-Mâl et du Nffis, épouse en gros la direction du modelé
hercynien : elle s'est donc faite, ou maintenue, à contre-sens du
plissement atlasique. Là où la roche est dure, commeentre Z'init'
et Tamezgurt, entre Tasselli et Igerssafen, entre Sekrat et Iguntar,
s'encaissent des gorges vertigineuses, aux parois abruptes. Ail-
leurs, l'existence de schistes tendres, ou la rencontre avec un
synclinal, comme à plusieurs endroits de l'asif n-a. Lh'sen, élar-
gissent la vallée, voire créent, comme en bas a.Musa, un chapelet
de petits bassins. Une autre conséquence de cette direction
contrariée, c'est qu'elle conspire avec le plan de surrection lui-
même, pour fractionner le pays à angles droits. Tout concourt dès
lors à un partage cantonal, d'autant plus net parfois que l'érosion
fluviale n'a pas encore harmonisé son profil et que celui-ci se
détache souvent en paliers. Profil à saccades, si j'ose dire. Des
tronçons relativement mûris s'étalent parfois largement —ainsi
en a. H'adduyws, à Tuz'z'umt —mais sont vivement séparés les
unsdes autres. Enfin, cet étalement s'opérant surcertaines sections
du lit, tandis que l'érosion amollit les hauteurs, une frappante
correspondance finit par s'établir : auges profondes en contrebas ;
sommets aplanis en surplomb. D'où des couples caractéristiques
de formes : chai! «bombement »de l'Illikkri, au-dessus du bassin
des a. Mh'and ; chaif d'Azur au-dessus de celui des a.Musa. Ces
ensembles sont favorables à une vie pastorale et agricole. Ils
contrastent généreusement avec des formes plus inhospitalières,
comme celle de la ravine abrupte héroïquement entaillée de gra-
dins d'Usikis, ou même répugnant à toute utilisation. L'ambition
des sociétés de montagne sera toujours de tenir à la fois le petit
delta fluvial et les hautes croupes à pàquis, à bois et à seigles. Il
arrive même que ces épanouissements du lit soient assez simples
pour révéler, comme en aval de Tuz'z'umt ou dans l'asif n-a.
Lh'sen, la succession de plusieurs niveaux parallèles en longueur.
Ce sont, comme dit J. Dresch, «des banquettes naturelles »: et il
est bien remarquable que là aussi la géologie ait, de sa large écri-
ture, tracé comme un modèle au travail de l'homme.
On a peut-être trop poussé cette enquête —encore que som-
maire, et d'une technicité d'emprunt —sur la structure du pays
Seksawa. Mais, pour notre propre recherche, d'importantes don-
nées s'en dégagent. D'abord, la nette démarcation d'un pays,
sorte d'impasse à porte entr'ouverte sur la plaine et sur le N. Puis
sa matière simple, procédant, du N. au S., dans un sens qui est
celui d'une coupe géologique. Cet approfondissement progressif
sera aussi celui de l'originalité des institutions et de la conser-
vation d'une authenticité. En particulier, l'âge des sols, croissant
en raison inverse de la force des derniers aménagements tecto-
niques, mène à un môle d'archaïsme géologique, et aussi de
signification sociologique, le Tichka. Et encore ce cloisonne-
ment à angle droit, résultant des directions croisées des modelés
hercynien et atlasique. D'où une structure cantonale qu'avive la
coexistence de paliers mûrs et d'engorgements abrupts. Enfin
toute une horizontalité de moyenne montagne, offrant des relais
en hauteurs, et comme un classement préétabli à une vie qui,
d'étage en étage, parmi la dureté qui de toutes parts la presse,
trouve des pentes où s'accrocher, et même des surfaces où
s'épanouir.
II
UN PAYSAGE RURAL
PALIERS VÉGÉTAUX
Cet étagement seconfirme lorsqu'on examine les végétaux qui
s'échelonnent depuis les 740 m. du gué de Tagoyyamt, jusqu'aux
3.400 m. du Ras MulayAli (1).
L'exposition joue, entre ces différences d'altitude, un rôle
d'autant plus décisif que l'habitat et l'irrigation se blottissent au
fond des vallées, et que l'orientation méridienne de l'axe principal
accentue les effets de l'insolation. Commedans toutes les sociétés
de montagne, on retrouve jusque dans la toponymie la distinction
de l'adret et de l'ubac, annammer et amalu. Autre influence du
relief : il n'est pas indifférent que malgré la lourdeur toute saha-
rienne de ces croupes, le Haut-Atlas, du point de vue botanique,
soit «une péninsule méditerranéenne en pays steppique et déser-
tique »(2). Cecaractère de la flore se retrouve-t-il au même degré
dans les techniques et les autres formes sociales ? Contentons-
nous pour le moment, et sans rien préjuger, de noter un caractère
qui se traduit visuellement et suggère certains genres de vie. Or,
ici, à beaucoup d'égards, le rappel méditerranéen est archaïsme.
Dans la civilisation de steppes, imposée par le climat aux basses
plaines alentour, et parmi la généralisation de formes de vie ins-
tables à tout le Maghreb depuis le bas Moyen-Age, l'Atlas a
érigé un bastion conservateur. Il a concentré des modes que
nous dirions européens. Ces qualificatifs, vagues et littéraires
lorsqu'il s'agit de sociétés, tirent du langage du botaniste une tout
(1) Note de L. EMBERGER sur La végétation du massif des Seksawa, in
Comptes rendus de l'Académie des Sciences, séance du 5-11-1934. En dehors des
explorations (en cours) de MM. Sauvage et Quézel, c'est la seule information
propre aux Seksawa. Sur le plan général, toutefois, j'ai consulté avec profit,
L. EMBERGER,Aperçu général sur la végétation du Maroc, 1938 ; Ch. SAUVAGE,
La richesse de la flore marocaine, Bull. de l'Enseignement public du Maroc,
n° 216, 1952 ; sur un domaine voisin, R. MAIRE,Etudes sur la végétation et laflore
du Grand Atlas et du Moyen Atlas marocains, 1924. Enfin mes propres— et bien
inexpertes —tentatives d'herborisation ont été grandement secourues par les
identifications botaniques de MM.Sauvage, Vindt et Nègre, qui voudront bien
trouver ici l'expression de ma reconnaissance.
(2) R. MAIRE, op. cil., p. 10.
autre précision. D'autre part, l'exposition océanique de ces der-
nières hautes montagnes de l'Atlas vers l'O. entraîne, comme
l'observe L. Emberger, une relative douceur, qui les oppose aux
secteurs contigus à l'E., par exemple aux Gedmiwa, pour les
rapprocher, quant à la flore, des hauts sommets calcaires du Haut
Atlas oriental et même du Moyen-Atlas. Gros facteur d'originalité
pour le domaine Seksawa, par rapport à ses voisins immédiats.
En bas, l'arbre cultivé caractéristique est l'olivier, qui
couvre de ses plaques alternativement sombres ou cendrées,
selon les sautes de vent, le fond des vallées jusqu'à Z'init' et
Meghdir (1.100 m.). L'amandier, dont les peuplements vert
tendre contrastent avec l'olivaie, par masses égales, superposées
l'une à l'autre, à Tuz'z'umt par exemple, grimpe beaucoup plus
haut : jusqu'à plus de 1.800 m., à Targa Ufella, au pied de la
montée du Tichka. Mais la limite de l'olivier n'est pas extrême-
ment nette. Le spécialiste devra déterminer les raisons de cas
sporadiques trouvés beaucoup plus haut que la limite des 1.100 m.
comme à Ad'erd'ur, Wanchkrir. Des conditions locales permettent
là encore à l'olivier de croître vigoureusement, mais sans donner
de fruits. Inversement, le noyer est solidaire des hautes vallées où,
à partir de juin, il masse son froid et odorant feuillage. Il aime
l'axe des ravines. Il le souligne, vu d'en haut, par une dense et
étroite traînée de frondaison, formant rue couverte. Ainsi à
Iguntar. Ainsi encore d'Ad'er'ur à a.Mh'nd, ou dans le bucolique
hallier que domine a. Zemlal. Certes, il y a du noyer partout,
même à Tuz'z'umt, mais à l'état isolé. Son véritable domaine
s'affirme à partir de 1.400 m. Encore rare à Tannsmekht, il
s'étale par peuplements de plus de 500 à la fois à Tasselli, et sur-
tout Usikis ; par milliers en a. H'adduyws et I. Geryun. Il monte
alors jusqu'à 2.350 m.
Un autre trait immédiatement lisible est l'existence d'une
steppe alfatière qui couvre entre 800 et 1.600 m. le plateau à sols
rouges de l'Imlilen. Ce vaste morceau de terres, formant confins
entre Seksawa et Dwiran, est sans analogue dans le reste du pays
que nous étudions. Vide d'habitat humain, il contient quelques
cultures clairsemées. Il est surtout utilisé par les troupeaux des
Idma, à qui est ainsi épargnée la descente d'hiver. Pâquis varié et
odorant mais fécond en épineux (1). En un point, la végétation

(1) Plantes caractéristiques de cet horizon : Peganum Harmala, Launaea


arborescens, Pulicaria mauritanica, Atriplex Halimus, Carex, Ballola hirsula,
Juncus maritimus, Lavandula maroccana, Salsola vermiculala, Stipa relorla,
Artemisia herba-alba. L'auri n'est pas en réalité de l'alfa. C'est le sparte,
Lygeum sparlum.
buissonneuse se hausse à l'arbre : un peuplement clairsemé de
gommiers campe ses feuillages piquants à cosses caractéristiques,
sur des affleurements calcaires qui dominent les marnes. C'est une
forêt résiduelle. La plante souveraine est ici l'alfa, sous deux
types distingués par le nom : tanalt et aurÍ. Seul l'auri gravira les
paliers supérieurs : on le trouvera à toutes les altitudes, jusqu'au
col du Tabgurt où, tout rabougri lui-même, il est escorté d'autres
graminées plus mesquines, telles qu'izggri ou largha (1).
A 500 m. au-dessus du plateau de l'Imlilen, surplombant le
fond de Z'init' d'une rampe d'un millier de mètres, commence la
forêt du Mzawt (2). Elle règne sans interruption sur l'énorme
dôme de terres qui sépare la vallée principale de celle d'Ammern :
entresol préalable au Tabgurt. La montée verticale au-dessus de
Z'init' permet de repérer successivement l'amanderaie, puis une
végétation de jujubier sauvage atteignant la forme arborescente.
Puis des genévriers oxycèdres, particulièrement denses sur la
face Nord des plis. A partir de 1.400 m., le chêne vert, que le gené-
vrier ne parsème plus que de loin en loin. Au Mzawt fait pendant,
de l'autre côté du Seksawa, le pâté montagneux de l'Azur, beau-
coup plus déboisé. Les deux forêts sont fort dégradées, jusqu'à
1.500 ou 1.600 m., puis raffermissent leur caractère à mesure qu'on
approche de la cote 2.000. Mais de ci de là, elles sont interrompues
de clairières culturales, qui semblent rechercher les plus hautes
croupes, comme au-dessus de Lalla Aziza. D'en bas, le vert
rugueux de la forêt paraît troué de ces aires comme polies au
doigt. L'étage est essentiellement celui du chêne vert Quercus
ilex, chl. lasall, recherché pour son bois et son fruit. C'est l'arbre
classique par excellence : véritable « fond de teint »forestier de la
montagne. Vers le Tabgurt il monte jusqu'à 2.800 m. et y cons-
titue, fait unique au Maroc, la limite supérieure de la forêt. Autre
arbre caractéristique, le genévrier, liqqi. C'est l'oxycèdre qui est
représenté. Son piqueté sombre, jamais dense, parsème la chênaie.
Ailleurs, le thurifère atteint 3.150 m. En Seksawa il ne joue pas ce
rôle de marge supérieure d'altitude.
La grande masse des arbres s'arrête court au-dessus d'Inraren
Z'dinin par une lisière de visible déboisement, dont le genévrier
thurifère semble avoir fait les frais. Plus au S., les revers Nord des
plis dominant les vallées d'Wanchkrir et d'Usikis d'une part,
(1) A cet horizon : Bupleurum, Euphorbia, Ononis atlantica, Alyssum spi-
nosum, Stipa retorta, Isatis tinctoria, Astragalus Ibrahimianus, Erinacea -
Anthyllis, Descurainia sophia.
(2) A cet horizon : Tragopogon porrifolius, Roemeria hybrida, Leucanthemum
maroccanum, Silene Cucubalus, Hypochaeris radicata, Scorzonera laciniata.
d'Assttif de l'autre (Tizi n-Tkchchudin), offrent des boisements
encore importants, mais isolés. La dénudation des pentes du
Tabgurt est frappante. Tout cet étage est celui du pâquis. Les
facteurs qui ont joué ici sont contradictoires. D'une part, influence
desséchante de la ventilation et d'une insolation accrues ; d'autre
part, concentration par places de l'humidité provenant d'un
enneigement abondant : les mares, les suintements, les prés
humides az'mu sont fréquents. L'az'mu le plus remarquable se
trouve au sommet du Tichka (2.600 m.). C'est un pâquis célèbre.
La tonalité générale des fleurs de ces hautes terres en leur prin-
temps tardif (mai, juin) est jaune : aghozzir, uchfud, anâghud,
amaler, aloggo, dont plusieurs sont des genêts. C'est à peine si les
touffes spongieuses de l'ifessi waghad' laissent percer un violet de
pervenche (1). L'étage subalpin, qu'il est facile d'étudier au Tizi
n-Tbgurt (2.600 m.), se caractérise par une végétation rasant le
sol. Chaque plante devient un buisson en miniature, pour se mieux
protéger du froid et du vent. Les plantes, pour ainsi dire, font le
gros dos contre les conditions inclémentes. Elles affrontent l'exté-
rieur par petits paquets de feutrage bombé et épineux.
Tels sont les principaux étages phytogéographiques du pays
Seksawa. Mais une telle description, pour sommaire qu'elle soit,
serait inexacte si, reprenant nos considérations initiales, nous ne
marquions à présent combien la flore de fond de vallée échappe en
fait, et par une écologie différente, et par la contagion de l'homme,
à un étagement simpliste. Non seulement elle est nuancée, com-
plexe et parfois paradoxale — en matière d'arbres fruitiers
notamment —, mais encore elle ne reflète les conditionnements de
l'altitude que pour encore accentuer ses différences avec la flore de
pentes ou de sommets. A propos de la vallée de l'Urika, R. Maire a
énuméré les associations ripicoles pressées sur les berges des tor-
rents et qui, conjugant leur effet fixateur des graviers du lit avec
l'incidence des cultures de berge, parviennent dans certains cas à
constituer un sous-bois de tamaris ou de peupliers. Le taillis
ombrage des prairies à fauche : autre type d'az'mu différant
profondément et par l'origine, et par l'utilisation, de l'az'mu
montagnard.
Ces influences proprement botaniques, et celles de l'abri,
développent, à chaque confluent imi d'une ravine avec la vallée
principale, des halliers ayant chacun sa physionomie : forêt
vierge de lauriers géants à l'Imi w-Ussttif ; vallon virgilien de
l'Imi y-Ikis, avec ses figuiers, ses grenadiers, ses ronces de mûres et

(1) Alyssum spinosum.


ses eaux murmurantes. On trouve là une petite fleur violâtre à
l'odeur sucrée, fort recherchée pour le thé, aferl'wkkwel (1). On se
sent ici dans un «vallon d'Arcadie ». Dût cette comparaison n'être
que fort peu exacte, surtout dans ces hautes terres qu'ombragent
solennellement les noyers, elle n'en parle pas moins à l'imagi-
nation, et lui suggère à tout le moins une idée juste : celle de la
profonde personnalité de ces recoins de montagne, et de leur
charme immémorial.

UN PAYSAGE CONSTRUIT (2)


Mais c'est là le domaine des groupements végétaux dont
l'homme est l'agent majeur. Un degré de plus dans son action, et
nous voilà aux plantes cultivées, avec leurs marges adventives ou
subspontanées, que nous avons étudiées ailleurs (3). A vrai dire,
cette considération de l'homme, de ses mouvements, de ses nourri-
tures ne doit nulle part faire défaut. Bien des traits, dans ce petit
développement sur la couverture végétale, menaient à l'homme.
D'abord le cachet méditerranéen de cette flore ; l'opposition e
entre les fonds de vallées et leurs parois supérieures ou les som-
mets ; étagement qui, dans les grandes lignes, explique, s'il ne la
motive entièrement, une vie pastorale du type pyrénéen. Enfin
cette absence de la couche supérieure de la forêt, ce manque de
5 à 600 mètres de genévrier thurifère, qui s'observent ailleurs au
même étage, et ont ici disparu (4). Une telle lacune, traduisant la ;
décadence du cadre végétal, suggère peut-être des époques loin-
taines où le haut Seksawa, plus boisé à cette altitude, pouvait
aussi nourrir une vie plus puissante : celle précisément qu'il a
nourrie au xive siècle. Et nous voilà subitement plongés, par une
simple remarque sur le paysage, au plus profond de l'histoire.
Ces pays de l'Atlas sont les plus « construits » des pays du
Maghreb. La marque de l'homme, répétons-le, y ressort tout natu-
rellement d'un examen même sommaire des horizons végétaux.
(1) Salvia taraxacifolia. Autres plantes : Marrubium vulgare, Globularia ;
Alypum, Rumex papilio, Satureja Hochreutineri, Catananche coerulea, Arrhena-
therum elatius. • j
(2) J. CÉLÉRIER, Le paysage rural au Maroc, Hesp., 1943, pp. 152 sq.,
étude pleine des notations des plus pénétrantes, à l'égard desquelles notre
dette est grande.
(3) A propos d'un Glossaire notarial arabo-chleuh du Deren (XVIIIc siècle),
R. afr., 1950, pp. 357 sq., nous avons étudié en détail le cadre biogéographique
du champ, les plantes cultivées, et donné la liste de près d'une quarantaine
d'espèces subspontanées qu'utilise accessoirement l'alimentation humaine
(pp. 379 et 380).
(4) L. EMBERGEn, Les arbres du Maroc, 1938, p. 68.
s
Elle est profonde, en effet. Amandiers, oliviers, céréales, et, à un
moindre degré, noyers témoignent de son ouvrage. L'usure de la
forêt, la richesse des pâquis en variétés comestibles ou au contraire
en épineux, la densité des associations en espèces subspontanées :
tout cela encore le postule.
Réciproquement, ce qui frappe en lui, c'est, si l'on peut dire,
son adhérence géologique. Non qu'il faille parler à son propos de
réussite particulière dans l'adaptation. Maintes discordances
entre les conditions naturelles, ses techniques, l'usage qu'il en fait,
et sa conception même de la vie, ressortiront çà et là de l'exposé.
Mais ce dont il est impossible de ne pas être frappé, à première
vision de l'habitant, c'est la rigueur avec laquelle il colle à son
rocher. Cela au propre. Un déterminisme structural, dirait-on, a
modelé la forme même de sa vie. Les terrassements qui entaillent
les rives ne font qu'utiliser, façonner et prolonger dans bien des
cas les paliers successifs qu'a commencé à sculpter l'érosion dans
le lit du fleuve. A Bul'wân, Tuz'z'umt, Ilutjan, a.Wagenna,
Tabratjut même, l'étagement des cultures par niveaux reproduit
ce schéma naturel. Vus d'en haut, les villages, dont les terrasses,
par séries longues et étroites, s'échelonnent le long de la pente,
rappellent exactement, avec leur couleur rugueuse et jaunâtre, les
terrasses de culture qui les avoisinent. L'illusion est complète au
moment des labours. Le toit de terre battue n'est pas traité
autrement qu'un sol. La technique qui le soude au sol pour mieux
résister à la pluie, à la neige et au vent, est une technique de
remblai, de blocage. Le village s'apparente à la roche. Mais le
terroir lui-même est architecture.

LE TERROIR
Cultures sur le toit, cultures au balcon, cultures à même la
rue : ces trois métaphores, se référant au pays Seksawa considéré
comme une cité, ne seront démenties ni par la réalité des choses, ni
par la vision qu'en a le génie coutumier.
Le toit, ce sont les vastes plans qui couronnent les moyens et
même les hauts reliefs, et perchent autour de 2.000 m., dans le
silence de l'alpage et de la forêt, les labours de l'homme. Voilà une
forme caractéristique de cette partie de l'Atlas. Sa molle horizon-
talité tranche avec l'énergie du plissement alentour. Qu'elle
résulte d'érosions antérieures au mouvement tertiaire, ou au
contraire de remaniements plus tardifs, c'est de quoi discutent les
géologues. La chose n'en est pas moins là, avec tous ses effets
géographiques et sociaux. Ces plans sont utilisés par le pacage et
la culture. Celui-là succède à celle-ci dès l'enlèvement des récoltes,
ou bien s'approprie de vastes domaines. Les hautes emblavures
sont appelées lbur, terme arabe qui revient souvent dans la topo-
nymie (et aussi les formes albur, ilburan, talburt, talburin, etc.).
Au-dessus de 2.000 m., et de plus en plus haut, règne le seigle. Pour
reprendre le mot de nos montagnards, c'est là le plâ pyrénéen oule
replat alpin. Une série de mots chleuhs, tasila, agoni, aggwmi,
agodal éveillent, peut-être sémantiquement, la même idée et cor-
respondent à la même réalité surtout pastorale. Mais le mouve-
ment pastoral est collectif, tandis que l'agriculture sur les hautes
terres est l'affaire de quelques-uns. Elle implique des transports,
des déplacements amples, dont le riche est seul capable. Ce n'est
donc pas pour tous qu'elle comportera cette «remue » incessante
si caractéristique de nos paysans de montagne. Là-haut, seul le
notable, apte aux conflits à longue portée, se répandra. La démo-
cratie agricole règne plus bas, tout contre le village, où elle
s'acharne à son horticulture de balcons. Le riche, par son associé,
ou ses cousins pauvres, ou ses bergers, surveille les confins entre
cantons. Au droit de fond de vallée, étroitement municipal, se
substituent, sur ces hauteurs, les accords, les drames et les trêves
d'un droit international. Là naissent, de la contemplation des
vastes perspectives, nécessaires au troupeau, des stratégies d'ex-
pansion d'autant plus ressenties et soutenues par le groupe, qu'avec
les cultures du chef, c'est la possession des alpages et l'impluvium
des torrents qu'elles mettent en jeu.
Tout autre style dans les fonds de vallée. D'en haut, on dirait
d'un dessin patient, tout en courbes de niveaux. A la couleur
fauve des parois s'opposent, selon les saisons, l'ocre vif des
labours, le vert des jeunes pousses ou l'or des moissons. Tout ce
monde de teintes vives et de minutieuses géométries, damiers de
parcelles, parallèles de terrasses, se casse brusquement vers le
haut, à la rainure d'une séguia. Au delà, et à l'infini, c'est la roche
schisteuse, la forêt, le pâquis. En deçà bouillonne une vie persé-
vérante et cloîtrée. Le village est, dans cette île que forme la
montagne au sein de la steppe, lui-même une île. C'est l'île de
l'île. D'extraordinaires valeurs de synthèse, de concentration s'y
font jour.
Le mot français de balcon éveille tout naturellement l'idée de
ces cultures que nous disons aussi en banquettes, ou en terrasses,
ou en gradins. Il exprime bien ces encoches sur la paroi dévalante
où un peu de végétation est juchée sur un peu de terre, à grand
renfort de peine de l'homme. Il s'agit de transformer en ligne
brisée, à degrés horizontaux, si ténus soient-ils, la droite déclive
que constitue la pente. Par là, simultanément la maîtrise des sols
et la distribution de l'eau d'irrigation seront possibles, et par là
seulement l'eau et la terre naîtront simultanément du labeur. Le
géographe est assez familiarisé avec ce genre de cultures, dont des
exemples classiques peuvent être trouvés aussi bien en Orient
qu'en Europe. Cela éveille toujours une idée de vertus rustiques,
de courage et de travail. Incessant ouvrage pour s'opposer à la
descente des sols, à la chute de l'eau, lentes remontées, couffin à
l'épaule, attentif aménagement à la houe et aux «petits outils »,
art des murs en pierres sèches : tout cela sur guère plus d'espace
qu'un pot de fleurs, ou qu'un caisson de terreau à la fenêtre d'un
building ! La surprise est ici que tant de peine n'aboutisse qu'à
une poignée d'orge ou du maïs. Ces « grandes cultures », au
scandale de l'économiste, jurent paradoxalement avec un cadre
aussi minutieux, aussi coûteux. N'y a-t-il pas là subversion
économique ?
Descendons encore. La rue, c'est le torrent. Ses parois, dans les
meilleurs cas, s'étagent en paliers successifs, en terrasses natu-
relles. Il y a aussi des plaines et des bassins suspendus parfois
assez spacieux : à Sidi Âmer u H'addô, à Tuz'z'umt. Ailleurs aussi,
plus pauvrement. Mais parfois le fond du couloir se réduit au lit
actuel du fleuve. Et l'on s'avise alors que ce lit lui-même n'est pas
négligé. Des murs de pierre perpendiculaires au courant s'érigent.
Vienne la crue : là où ils ne tiennent pas, tout est emporté. Ainsi
en Sekrat. Ailleurs, des cheminements de rigoles tâchent de pro-
fiter d'une déclivité générale, sans souci de l'orage qui prendra
tout. Ainsi en Imt'ddan.
Peine infinie, art presque gratuit, imprévoyance totale, dirions-
nous. Toute une agriculture de lit de torrent édifie et réédifie des
défenses, chaque année plusieurs fois vaincues. La pierre est si
familière : on la déplace, on la replace avec une telle légèreté !
Propension cyclopéenne, gaspillage d'ouvrage humain. Et l'on
croit, d'une foi aveugle, au bienfait de l'eau. On fera donc de
l'orge et du maïs avec de la pierre et de l'eau. Le fleuve grossit,
arrache le tout. Mais on aura parfois l'aubaine d'une récolte :
orge forcé sur le galet, véritable explosion végétale. Et le monta-
gnard de braver le torrent : ghwan izri, nezdagh nokni, «il passe
et nous demeurons » (1). Forte maxime d'un abus de courage.
Par là la vie s'exalte, peine, et de temps à autre, misérablement
festoie.

(1) Adage des a.Lh'sen qui sont ceux en effet qui ont le mieux colonisé
leur asif.
Car cette vie si dure a ses jaillissements. Une alacrité vigilante
l'anime. Ici pas de nonchalance, pas de cette langueur des plaines
atlantiques, doublement influencée par la mollesse de l'air et les
fatalités bédouines. Tout, dans cette montagne, est dur, contrasté,
nerveux. De toutes parts, des coins et des recoins finement
affouillés, des fonds de vallée ciselés par la houe, un pays découpé
en vallons et cantons. Autant de signes de l'homme, d'un génie
aux passions fortes, aux non moins fortes patiences. L'Atlas est,
on l'a vu, botaniquement une île méditerranéenne, isolée et ana-
chronique. Ce ne sera pas préjuger de la suite de cette étude, que
de dire déjà qu'avec cet aspect du pays, une certaine histoire et
certaines structures sociales conspirèrent, pour que fût assumé,
dans l'encerclement du Sud, un destin à part.
III

DES HOMMES
LAMAISON (1)
Pays de bourgs. Malgré l'identité de la teinte et des matériaux
avec la roche alentour, la maison, par sa verticalité audacieuse,
son entassement géométrique de cubes et de terrasses, oppose un
vif contraste à la nature environnante. Ce paysan, si proche de
son support géologique, affirme ainsi une initiative qui proclame
l'énergie de la communauté.
Environ 80 agglomérations, groupant actuellement une dou-
zaine de mille habitants, s'égrènent dans les fonds de vallée. Elles
y profitent d'une sorte d'inversion qui tourne ici en avantages les
tares habituelles de l'économie montagnarde. La basse latitude,
qui fait fructifier l'olivier jusqu'à Ad'erd'ur en moyenne vallée,
remédie aux rigueurs de l'altitude. L'abri sousparois escarpées, au
lieu d'effets répulsifs par le froid et l'ombre, offre une protection
contre l'insolation estivale. D'autres causes encore ont fait de
cette partie du Maroc, prise entre les steppes, un refuge plutôt
qu'un repoussoir. Delà la densité de la vie qui tend, d'emblée, par
les formes mêmes de l'habitat et de l'architecture, au système
urbain.
Le village étale des terrasses presque continues. A peine si
d'étroites ruelles, parfois ouvertes en tunnel, les séparent. Une
légende de Tinmel illustre l'antiquité d'un tel style. Un bélier
échappé put, dit-on, y sauter une journée entière de terrasse en
terrasse (2). Hyperbole, sans doute, mais instructive.
Dès lors l'incertitude est grande quant aux limites de la
(1) Sur la maison du Haut-Atlas, R. MONTAGNE, L'Aghbar et les hautes
vallées du Grand Atlas, Hesp., 1927, p. 4 sq., Les Berbères et le Makhzen dans le
S. du Maroc, 1930, pp. 41 sq. ; planches et légendes dans Villages et kasbahs
berbères, 1930, pp. 5 sq. ; J. DRESCH et J. DE LEPINAY, Le guide alpin de la
montagne marocaine, lemassif du Toubkal, 1938, p. 73sq. Dans un autre domaine
chleuh, où la réalité technique et linguistique paraît plus riche que celle du
Haut-Atlas, A. ADAM, La maison et le village dans quelques tribus de l'Anti-
Atlas, 1951, pp. 8 sq. Enfin, on ne peut pas ne pas citer, dans un domaine géo-
graphique très différent, E. LAOUST,L'habitation chez les transhumants du Maroc
Central, 1935.
(2) JUSTINARD, La Rihla du marabout de Tasaft, 1940, p. 119.
«maison ». Ce sont entre autres des nécessités de défense qui ont
inspiré cette architecture de masses et de blocs. Mais prenons
garde que le mot iigemmi, s'il désigne bien l'agrégat matériel de
cubes maçonnés, de cours, de baies horizontales, de terrasses
percées d'un trou carré, s'entend aussi, de façon plus étroite, de la
«demeure »qui n'en est qu'une fraction, et qui se décompose par-
fois encore elle-même en «appartements »Ibyut. Cette demeure est
une. C'est l' « ouverture » tiflut, ou même imi « dégagement,
débouché », qui la définit et la rend autonome de celles avec
lesquelles elle est agglomérée. Il n'y a donc pas à proprement
parler en Seksawa de maisons d'ikhs, bien qu'il puisse y avoir,
comme par exemple aux a. Mh'nd, des blocs plus ou moins com-
pacts pressant les demeures d'un même ikhs. Mais c'est là un cas
privilégié et à peu près unique. D'une façon générale, une partie
seulement de l'ikhs s'agglomère. Et le contraste est frappant entre
une architecture qui, à certains égards, reste agnatique, et l'ha-
bitat divis à l'échelon de la famille conjugale.
Non seulement les Seksawa bâtissent des maisons, mais ces
maisons sont de pierres et à étages : beau sujet d'étonnement pour
les premiers observateurs venus de ce «Maroc utile »que désole la
hutte. Un examen plus attentif permettra de nuancer cette
appréciation. Jusqu'à mi-vallée, s'observe l'architecture de
pisé (1) du Sud. C'estle loh'h', constitué par coffrage et «damage ».
Levillage de Bulcwân, par exemple, orgueilleusement dominé par
la maison d'un amghar, ne serait pas déplacé plus bas dans la
plaine. Uncrépissage extérieur à la chaux a mêmeété ici pratiqué.
Fait exceptionnel, parce que seigneurial. Mais l'architecture de
pisé se raréfie à mesure qu'on remonte le fleuve. Encore en
a. Musa, elle prédomine de beaucoup : environ deux tiers des
maisons. Mais elle devient fort rare (un dixième environ) à Z'init'
et en Imt'ddan. Inexistante en Idma et plus haut. Ce n'est pas
que la terre manque : elle sert encore ici à un crépissage intérieur,
et parfois extérieur : mais l'architecture de pierre règne de plus en
plus absolument à mesure qu'on monte.
Ce n'est pas seulement les matériaux qui changent. Mais
naturellement aussi la forme de la maison. C'est maintenant une
maison dressée : à deux ou trois étages. La première qui frappe
l'œil, c'est, à la limite dirait-on destechniques proprement monta-
(1) E. Laoust, dans le travail cité ci-dessus examine, pp. 295 et 296, le pro-
blème que pose cette technique du pisé, familière au Maghreb et à l'Espagne.
H. TERRASSE, Kasbahs berbères de l'Atlas et des oasis, 1938, pp. 48 sq., voit dans
le pisé, « le fourrier d'une autre civilisation », en l'espèce des influences urbaines -i
(p. 79).
gnardes, mais avec une perfection toute classique, l'agglomération
de T i g e m m i y-Iggiz : assemblage en ruche d'alvéoles qui sont des
d e m e u r e s i n d i v i d u e l l e s : 7 f o y e r s y v i v e n t . P e u à p e u se d é g a g e u n
t y p e m o n u m e n t a l , qui c o m p t e déjà de b e a u x exemplaires, d'allure
p r e s q u e u r b a i n e à Z ' i n i t ' , e t c u l m i n e e n a. H ' a d d u y w s a u x
c i n q é t a g e s d u p a l a i s d e l ' a n c i e n a m g h a r U m u l i d . N o r m a l e m e n t , le
rez-de-chaussée, agrur, sert d'étable et de chauffage central. A u -
dessus, des a p p a r t e m e n t s Ibyut, t i n w a l i n ; a u - d e s s u s , f a c u l t a t i -
v e m e n t , la tameçrit, pièce de r é c e p t i o n o u de vie m a s c u l i n e ; enfin,
l'asqqif, g r e n i e r - v é r a n d a , p i t t o r e s q u e m e n t o u v e r t s u r l ' u n e de ses
faces, a v e c d e s piliers de bois p a r f o i s s ' a j u s t a n t à la b o r d u r e de la
terrasse p a r une sorte de dorique. L a m a i s o n à asqqif a p p a r a î t en
a . M u s a , o ù elle c o n s t i t u e e n v i r o n u n t i e r s d e s t y p e s . D a n s l a h a u t e
v a l l é e , elle e s t g é n é r a l e . L ' o u v e r t u r e d e t o u t e s les v é r a n d a s b â i l l e
s u r la m ê m e o r i e n t a t i o n . R i e n d e p l u s f r a p p a n t q u e c e s v i l l a g e s
é t a g é s e t a r c h i t e c t u r e s , a u x l o n g u e s b a i e s p a r a l l è l e s t r o u a n t la
façade : tel a p p a r a î t F e n s u à celui qui d e s c e n d d ' U z a g a .
T o u t cela est noir e t triste. C'est b â t i en pierre schisteuse, a u x
c a s s u r e s l o n g i t u d i n a l e s , a u x p l a n s l u s t r é s , e t lié d e t e r r e g r a s s e . L e
t o i t , d o n t R . M o n t a g n e p o u r l ' A g h b a r , J . D r e s c h p o u r le T u b k a l
o n t d é c r i t la c o m p o s i t i o n f e u i l l e t é e , n ' e s t a u f o n d q u ' u n sol. Il f a i t
chaussée. Les maisons, s ' a c c u m u l a n t d a n s u n système jointif, o ù
c h a q u e n o u v e a u p a r t i c i p a n t a u t o n o m e loge son p r o p r e a p p o r t de
pièces, s ' o r d o n n e n t v o l o n t i e r s e n q u a r t i e r s , s é p a r é s p a r des ruelles
o u d e s t u n n e l s . U n b e l e x e m p l e d u g e n r e à I g e r s s a f f e n , o ù le c h e m i n
m u l e t i e r s u i v a n t la vallée d o i t e m p r u n t e r u n p a s s a g e c o u v e r t .
Ces d e m e u r e s s o n t b i e n f e r m é e s . L e s p o r t e s , c o n f o r m e s a u t y p e
h o m é r i q u e , n e t o u r n e n t pas s u r des g o n d s e n c a s t r é s d a n s u n m o n -
t a n t immobile : mais leur axe t o u r n e lui-même mobile sur des
c r a p a u d i n e s . C ' e s t d u d e d a n s q u e la s e r r u r e f o n c t i o n n e . S y s t è m e
a u m a n i e m e n t c o m p l i q u é , c o n s i s t a n t e n p e n n e s d e b o i s o u d e fer.
U n t r o u p o u r la m a i n p e r m e t d e l ' o u v r i r d u d e h o r s . E t l ' o n s e
rappelle, sans vouloir faire de r a p p r o c h e m e n t , c e t t e a n e c d o t e de
l ' A f r i c a i n A p u l é e , s u r l a m é s a v e n t u r e d ' u n v o l e u r : il i n t r o d u i t l a
m a i n , m a i s u n e v i e i l l e , g u e t t a n t d e r r i è r e la p o r t e , l u i e n f o n c e u n e
a l è n e d a n s le p o i g n e t , d e s o r t e q u e , p o u r n e p a s r e s t e r p r i s , il e s t
o b l i g é d e se t r a n c h e r l u i - m ê m e le b r a s .

LES BOURGS

L a f o r m e de l ' h a b i t a t est celle d u « h a m e a u » lmud'a aux


m a i s o n s s o u d é e s , o p p o s a n t à la m e n a c e e x t e r n e u n p é r i m è t r e
s a n s fissure. L ' a g g l o m é r a t i o n est p a r f o i s i m p o r t a n t e : a i n s i les
a . M h ' n d (600 hab.). Elle p e u t aussi ne consister q u ' e n un « écart »
de d e u x o u trois m a i s o n s . Ainsi à I g h i l a n , face à B u t e g h r a d i n :
u n e v a s t e p o r t i o n de p e n t e est o c c u p é e p a r u n e série de p e t i t s
q u a r t i e r s , c h a c u n se r a m a s s a n t à p a r t d e s a u t r e s . N a t u r e l l e m e n t ,
les p r é o c c u p a t i o n s d e d é f e n s e o n t p r é v a l u s u r les c o m m o d i t é s .
M ê m e s u r celle d e l ' a p p r o v i s i o n n e m e n t e n eau. A m s g e r d a t r e s t e
p e r c h é e a u s o m m e t d ' u n e i n v r a i s e m b l a b l e falaise. Ailleurs, c o m m e
à Tasselli, s u r v i t la f o r m u l e p r é h i s t o r i q u e dite de « l ' é p e r o n
b a r r é ». M a i s la s t r a t é g i e n ' a p a s s e u l e c o n d i t i o n n é l ' i n s t a l l a t i o n .
P a r f o i s m ê m e elle e s t n é g l i g é e . U n b o u r g c o m m e T u z ' z ' u m t s ' é t a l e
s a n s c r a i n t e . E t , p r e s q u e p a r t o u t , c ' e s t la c o l l i n e a u b o r d d u
f l e u v e , le p r e m i e r r e s s a u t d e l a p a r o i , e t n o n l ' e s c a r p e m e n t , q u e
l ' o n choisit p o u r b â t i r . P l u s e n c o r e q u e la sécurité, on r e c h e r c h e la
p u b l i c i t é . I l f a u t a u c i t o y e n u n e s i t u a t i o n d ' o ù il e m b r a s s e le
p é r i m è t r e d e s c u l t u r e s , e t p u i s s e s u i v r e les d é p l a c e m e n t s d e
c h a c u n . M a l h e u r à l ' h o m m e seul : c'est u n m é c h a n t . T o u t dans
c e t t e v i e r u r a l e d o i t se p a s s e r a u g r a n d j o u r , a f f r o n t e r le d é b a t . A
c e t t e p r é o c c u p a t i o n r é p o n d e n t d e u x o r g a n e s i m p o r t a n t s d u vil-
lage : l ' e m p l a c e m e n t p o u r la c é l é b r a t i o n de c e r t a i n s rites, az'allo,
e t c e l u i o ù se p r e s s e n t les a i r e s à d é p i q u e r , i n r a r e n . D e s b o u r g s
i m p o r t a n t s o n t aussi l e u r f o r u m , siège des r é u n i o n s e t des d a n s e s :
c ' e s t l ' a s a ï s o u a s a r a g . P a r c o n t r e j a m a i s n e se r e n c o n t r e , s a u f -
r a r i s s i m e e x c e p t i o n , la m a i s o n isolée, la villa p a t r i a r c a l e m e n t
e n t o u r é e d e s e s f o n d s q u i s ' i n s t a u r e à la l i m i t e d e s H ' â h ' a e t d e s
Mtugga.
L e c h l e u h n e d i s t i n g u e p a s le h a m e a u d u b o u r g d é j à p r e s q u e
u r b a i n . I l e m p l o i e t o u j o u r s le m o t l m u d ' a « l o c a l i t é », e x o t i q u e
a p p o r t a r a b e , d ' u n v a g u e t o u t suspect. E n règle générale, nulle
c o ï n c i d e n c e e n t r e l ' u n i t é p o l i t i q u e , la l a q b i l l , e t l ' u n i t é d ' h a b i t a t
a g g l o m é r é . ( O n n ' e n t r o u v e , d a n s n o t r e s e c t e u r , q u ' u n cas isolé,
c e l u i d e s a . M h ' n d ) . N i a v e c l ' u n i t é s o c i a l e , l' i k h s . P o u r t a n t il
a r r i v e p a r f o i s q u e des é l é m e n t s de t o u t u n ikhs h a b i t e n t à p a r t , o u
p l u s f r é q u e m m e n t q u e le v i l l a g e se d é c o m p o s e e n q u a r t i e r s ,
c o m m e à T ' a b y a . Mais ce q u i c o m p t e , c ' e s t p l u t ô t l'indifférence de
l ' h a b i t a t q u a n t a u x s t r u c t u r e s sociales et à l'ordre agraire. L ' e n -
c h e v ê t r e m e n t des ikhs-s e n t r e h a m e a u x du m ê m e c a n t o n , e t de
l e u r s t e r r e s d a n s les d i f f é r e n t s q u a r t i e r s , s a n s a u t r e c o r r e s p o n -
d a n c e a v e c les d i v i s i o n s d e l ' h a b i t a t q u e c e t t e c o m p l e x i t é m ê m e ,
e s t b i e n p l u t ô t la r è g l e .
P o u r t a n t , l ' a g g l o m é r a t i o n c o m m e telle p e u t r e v ê t i r u n e signi-
f i c a t i o n : c ' e s t q u a n d les p r o p o r t i o n s e x c e s s i v e s d e la l a q b i l l f o n t
é c l a t e r ses ikhs-s e n t r o n ç o n s , l e s q u e l s m è n e r o n t u n e v i e de p l u s e n
p l u s i n d é p e n d a n t e d a n s c h a c u n d e s v i l l a g e s o ù ils s ' i n s t a l l e n t ,
c o m b i n é s avec d ' a u t r e s éléments. Ainsi du p a r t a g e des I s e q q a l e n
e n t r e p l u s i e u r s v i l l a g e s d u p a y s I d m a . Il e s t v r a i q u e c e t t e dis-
p e r s i o n n e v a p a s t r è s loin. Il e x i s t e p o u r t a n t u n e s o l i d a r i t é de
v i l l a g e , d o n t le s i g n e le p l u s c o m p l e t e s t c e l u i d e l ' e x i s t e n c e d ' u n e
t i m e z g i d a : l i e u d e c u l t e , si l ' o n v e u t , e n c o r e q u e d ' u n e o r t h o d o x i e
a u g o û t singulier, mais aussi cercle m u n i c i p a l . L ' u n i t é iimezgida
e s t c e l l e q u i , à d e r a r e s a n o m a l i e s p r è s , p o u r r a le m i e u x r e n s e i g n e r
s u r l a q u o t i t é m o y e n n e d e s a g g l o m é r a t i o n s d a n s les d i v e r s c a n -
t o n s . A i n s i e n a . H ' a d d u y w s , 21 m o s q u é e s d o n n e n t u n e m o y e n n e
de 125 h a b i t a n t s g r o u p é s . E n c o r e ce r é s u l t a t est-il s e n s i b l e m e n t
faussé p a r l ' e x i s t e n c e de d e u x bourgs, T a s a e t F e n s u , de 3 à
4 0 0 h a b i t a n t s c h a c u n . E n I d m a , 13 a g g l o m é r a t i o n s , d o n t u n
b o u r g de p r è s de 5 0 0 h a b i t a n t s , Usikis ; la m o y e n n e f a i t 160 h a b i -
t a n t s . L ' u n i q u e b o u r g des a. M h ' n d a q u e l q u e 6 0 0 h a b i t a n t s :
m a i s c ' e s t à lui s e u l u n e iaqbilf. L e s I m t ' d d a n e t les a. M u s a
n ' a t t e i g n e n t p a s la c e n t a i n e d ' h a b i t a n t s a g g l o m é r é s e n m o y e n n e .
D ' u n e f a ç o n g é n é r a l e , o n le v o i t , c e s u n i t é s s o n t t r è s p e t i t e s . O n
r e v i e n d r a s u r les p r o b l è m e s d e s t r u c t u r e q u e c e l a p o s e . T e n o n s -
n o u s e n p o u r le m o m e n t à d e u x i m p r e s s i o n s q u i p e u v e n t t i r e r , d e
la c o m p a r a i s o n a v e c d ' a u t r e s m i l i e u x , u n e c e r t a i n e v i v a c i t é .
U n e a s s o c i a t i o n d ' i d é e s i n v i n c i b l e lie, p o u r n o u s , l a n o t i o n
d ' a r c h i t e c t u r e e n p i e r r e s à celle d e d u r é e , e t a u s s i d e m a g n i f i -
c e n c e (1). I l n ' e n e s t r i e n ici. T o u t e s l e s c i r c o n v a l l a t i o n s d e p i e r r e s
q u i d é f e n d e n t les g r a d i n s d e c u l t u r e s o n t s u j e t t e s à r é v i s i o n
i n c e s s a n t e . D a n s la m a i s o n , d ' a u t r e p a r t , f û t - e l l e d e d a l l e s s c h i s -
t e u s e s d r e s s é e s a u c o r d e a u , r i e n q u i s e n t e le s e i g n e u r . C e l u i - c i ,
p l u s l o i n a u S., h a b i t e s a q a ç b a d e p i s é . D a n s c e t t e p a r t i e d u
M a r o c , le p a l a i s e s t d e b o u e , e t l a b i c o q u e d e p i e r r e . R i e n d e p l u s
d é c o n c e r t a n t p o u r n o u s q u e l a f a c i l i t é a v e c l a q u e l l e le m o n t a -
g n a r d a b a n d o n n e la m a s u r e , p r é l è v e m e n t f a i t des seules boiseries,
e t se m e t à b â t i r a i l l e u r s . D e l à t a n t d e r u i n e s é p a r s e s : t e l s
villages antiques, avec leurs b a n q u e t t e s e t leurs murailles, s o n t
a b a n d o n n é s . A q u o i il y a p l u s i e u r s r a i s o n s , d o n t l ' u n e e s t s a n s
doute morale : horreur des ruines, auxquelles s ' a t t a c h e n t des
forces vengeresses, e t l ' a u t r e é c o n o m i q u e : c e t t e i m m e n s e
d é b a u c h e de m a i n - d ' œ u v r e q u i , p a r ses r é a l i s a t i o n s m a g i s t r a l e s
parfois, m a i s saccadées, dispense l ' a c t i o n h u m a i n e de p e r s é v é r a n c e .
A u t r e idée à réviser, celle q u e n o u s n o u s faisons s o u v e n t d ' u n
h a b i t a t a u s s i m o r c e l é . P o u r le g é o g r a p h e e u r o p é e n , c e s e r a le

(1) Cf. réflexions de VIDAL DELABLACHE,Principes degéographie humaine,


1922, sur l'architecture de terre (adobe), p. 150, et de pierre, pp. 150 et 154 sq.
Il voit dans la connexion des cultures en terrasses et de l'architecture de pierre
une chose essentiellement méditerranéenne (p. 156).
signe d'un particularisme anarchique, d'une défaillance des
structures sociales. Or c'est ici tout le contraire. Rien n'est plus
étroitement uni que ces ensembles d'écarts ou de hameaux
lmud'a, jetés comme au hasard dans la vallée, et n'obéissant
qu'aux exigences d'une capricieuse stratégie, ou de l'humeur. La
cité chleuhe se casse en petits morceaux : mais elle est cité. Elle
s'émiette sur tout le canton. C'est que, par l'effet combiné d'un
milieu inhospitalier et de l'énergie des hommes, d'immenses pans
de nature sauvage, de parcs et de jardins, sont maintenus entre
les pâtés de maisons.

LA FAMILLE, VUE DU DEHORS


« Ce qu'on trouve, dans ces montagnes, c'est la famille-souche
selon Le Play. La personne individuelle s'y absorbe, sous l'auto-
rité patriarcale de l'ancien. De village en village, ces petits foyers
sociaux et politiques s'affrontent en deux ligues, à la mesure de
toute l'étendue des provinces. »
S'agit-il de l'Atlas, de ses « familles patriarcales » et de ses
leff-s ? Non point, mais des Basques (1) et de la dualité qui les
oppose en onacinos et gamboinos aux xive et xve siècles. Mais
laissons cette comparaison, qui n'est qu'une amusette. Atta-
chons-nous à deviner sous des faits et des images simples les rap-
ports de l'individu et de la famille dans cette partie de l'Atlas.
Avouons tout de suite que ce chapitre ne saurait conclure :
d'abord parce qu'à cette place, il ne vise qu'à décrire, sans pré-
juger des analyses économiques et juridiques qui seules permet-
tront de prolonger la description en l'interprétant. Et aussi et
surtout parce qu'en l'état actuel des études psychologiques au
Maghreb, on ne saurait ici prétendre qu'apporter quelques maté-
riaux aux enquêtes à venir.
Les Seksawa sont monogames. Il n'y a pas actuellement chez
eux un centième d'individus ayant deux ou trois épouses. Encore
s'agit-il de personnages hors du commun. Une étude plus poussée
révélerait entre laqbilt-s, quant au rôle de la polygamie, quant à la
nuptialité et quant à la proportion des divorces, d'instructives
diversités. En gros la force du lien matrimonial s'affirme à mesure j
(1) J. Caro BAROJA, Los pueblos de Espana, Barcelone, 1946, p. 274. Cf. dans
Ann. hist. soc., 1951, pp. 497 sq., le compte rendu d'ouvrages de ce spécialiste.
Dans le Derecho consuetudinario y economia popular de Espana, Barcelone,
1902, t. II, J. COSTA donne une remarquable étude sur les différents types de
famille dans le N. de l'Espagne, pp. 234 sq. Ce ne sera pas là la seule fois que,
dans un but non pas de comparatisme, mais d'analogie géographique, nous
ferons appel à une documentation espagnole.
qu'on remonte la vallée. Mais un contraste autrement vigoureux
oppose les Seksawa en bloc, comme d'ailleurs tous leurs voisins du
Dir d'Imintanout, aux tribus arabes de la plaine, comme les Ud
Bessebâc, essentiellement polygames. Une enquête récente a de
même révélé dans ces montagnes un fait incontestable : la fré-
quence du célibat. Soit, par rapport aux gens mariés, et en com-
prenant adolescents nubiles, veufs et divorcés, un tiers de céliba-
taires pour les hommes, une moitié pour les femmes. De tels
chiffres, à défaut d'investigation spécialisée, ne sauraient rien
fonder. Ils n'en doivent pas moins être notés ici pour le démenti
qu'ils infligent d'emblée à certaines idées préconçues.
Toutes les femmes Seksawa ont les clefs de la resserre. Elles les
exigent. Qui les leur refuse les voit abandonner la vie conjugale, ce
qui est, pour le mari frustré, ridicule et coûteux. L'opinion
publique attribue ce trait à un caractère enclin aux disputes
domestiques, mais qu'elles savent compenser par d'autres
talents : celui de sorcière par exemple, ou de championne habile
aux procès, ou encore, comme le dit l'adage, de beauté nocturne
apte à fournir, le jour, un travail de bête de somme ! Enfin, c'est une
Tasseksiwit : et cela suffit. La tribu commente avec une indul-
gence amusée et secrètement admirative ces traits, qui, pense-
t-elle, la différencient de tous ses voisins : des Gedmiwa ou de
ceux d'outre-Tichka. Par exemple des Idaw Kais, ou des a. Tkssit
chez qui, dit-on, dix à quinze foyers peuvent cohabiter sans que-
relle, ou de ces Idaw Mh'mud où fleurit l'institution masculine
de l'agadir (1). Dans l'agadir, en effet, c'est l'homme, exclusive-
ment, qui garde la clef de la logette à grain ; et encore sa gérance
s'exerce-t-elle dans un concert communal qui en accentue le carac-
tère extra-domestique. Ailleurs, en Nfifa, en Mez'ud'a, a fortiori
chez les arabes UdBessebâ0, c'est « le chef de famille » qui admi-
nistre la réserve. Celle-ci est d'ailleurs souvent ensilée hors de la
demeure. Ce chef de famille est en général l'ancien de la maison. Il
distribue périodiquement aux couples qui coexistent dans la
tigemmi des provisions qui, dans la plupart des cas, seront indivi-
duellement apprêtées.
En Mtugga, on évalue à une moitié des familles celles qui
pratiquaient, avant le Protectorat, la communauté simultanée
(1) Il n'y a qu'un agadir à fonctionner en Seksawa, celui d'Ikis. Restes d'un
agadir ruiné à Iguntar. Cf. lieut. P. DupAS, Note sur les magasins collectifs du
Haut Atlas occidental, Hesp., 1929, pp. 303 sq. La richesse des I. Mh'mûd
en agadir-s contraste avec la quasi-absence de ceux-ci en Seksawa, où il y en
aurait peut-être eu, si l'on en croit la toponymie, mais à une époque extrême-
ment ancienne. Ce qui est donc caractéristique des Seksawa, ce n'est pas l'exis-
tence, mais la non-existence de l'agadir, au moins pour l'époque moderne.
d'habitat et de cuisine. Mais une évolution s'est fait jour. Si
l'ancien tient toujours la clef des réserves, un dixième seulement
des familles reste fidèle à la table unique. D'autre part, la grande
maison tombe en défaveur. Les foyers essaiment tout autour, et
bâtissent pour leur compte un logement qui leur soit propre.
Enfin, dans des tribus voisines, comme les I. Buzia, c'est le père
qui abandonne aux fils la maison commune, bâtit à part, et,
souvent alors, prend une jeune femme. Cette division de régime
et d'habitat met donc en cause des phénomènes complexes : les
rapports de bon ton entre le barbon et ses fils adultes, l'interven-
tion du «démon de midi »qui, ici, disperse la tablée commune, et,
ailleurs, oriente l'homme vieillissant vers les affiliations secrètes.
Il n'y a pas, on le voit, forcément coïncidence entre la gestion
des réserves et la distribution des aliments. Dans les tribus de
plaine, en effet, si la première incombe le plus souvent à un seul
mâle, la seconde se fait foyer par foyer, c'est-à-dire par familles
conjugales au sens étroit. Encore subsiste-t-il quelques maisons,
grandes maisons, vieilles maisons —car la tradition enregistre ici
une décadence —où le patriarche dispensateur des grains préside
aussi à un communisme alimentaire. Deux tablées sont organi-
sées : celle des femmes, et celle des hommes. La cuisine est faite à
tour de rôle par les épouses dans un local unique : aârich en
Mtugga, kechchina dans la plaine, anual dans la montagne. Mais la
proportion de ces survivances, ou du moins considérées comme
telles en plaine, ne dépasse pas le dixième, ou tout au plus le
cinquième.
Il n'en est pas autrement en Seksawa. Mais là, la dispersion
des cuisines entre foyers, mode majoritaire, mode normal, n'est
nullement donnée comme consécutive à une évolution quel-
conque. Bien plutôt l'irascibilité des femmes, vantée comme une
qualité nationale, ou presque, fournit l'immédiate explication
d'un mode de vie qu'un fort contraste oppose donc à la forme de
l'habitat, cette ligemmi, véritable ruche, où les pièces s'agglo-
mèrent parfois par dizaines, et comportant même, dans les cas les
plus développés, plusieurs cours internes et plusieurs loggias.
Mêmequand la commensalité subsiste, chacun, à part soi dans sa
chambre, apprête sur un réchaud des mets d'appoint. Une évo-
lution du régime alimentaire est ici décelable. Elle a fourni à cette
subsistance, complémentaire de la fade potée commune, une
matière commode :le thé sucré (1). Et ce n'est pas là seulement un
(1) Le thé a été, dans les milieux ruraux marocains, un prolongement
modern-style, si j'ose dire, de ce type de «nourritures aqueuses », encore repré-
« dessert », encore que sa généralisation en somme récente, les
ustensiles qu'il requiert, sa provenance citadine et exotique l'ap-
parentent à un ordre de choses qui n'est pas celui de la vie canto-
nale, mais à certains égards, celui de la rêverie, du jeu et de
l'évasion. C'est aussi un véritable aliment, qui « fait passer » à
merveille le pain et vous stimule au delà de sa valeur réelle en
calories. Et, bien qu'il soit devenu ici, comme dans le reste du
Maroc, l'auxiliaire obligé de toute vie de société, il est encore, dans .
la mesure où il s'oppose au brouet ancestral, le signe d'un affran-
chissement individuel.
Le pécule rapporté du travail en ville fait le plus souvent les
frais du régal. Mais, on l'a vu, les provisions de grain sont aussi, le
plus souvent, individuelles. Si dans la ligemmi coexistent deux et
même trois générations, et parfois des ensembles plus vastes de
collatéraux, ce n'est pas le communisme, mais un coopératisme
fort exact qui anime l'économie rurale. Le troupeau, il est vrai,
reste en général commun. L'entretien du berger est assuré à tour
de rôle. Une répartition assez compliquée peut aussi s'exercer
quant à l'entretien des valets akheddam, plur. ikheddamen, s'il y en
a plusieurs. Mais, si la division du fonds est rare, du moins tant
que le père vit avec ses fils adultes, la récolte est intégralement
partagée soit au moment du dépôt des javelles : c'est le système
ddu iadla — soit après le dépiquage et sur l'aire : c'est le système
s-triall, « au couffin ». La femme, naturellement, entre parmi ces
ayants-droit. Sa part s'absorbe avec celle de l'époux dans une
communauté qui ne se résoudra qu'en cas de divorce. Mais, on le
voit, le champ de cette communauté se réduit au couple conjugal.
Et encore est-elle justiciable de précises arithmétiques en cas de
dissolution.
Ainsi, même quand le traditionalisme de l'ensemble, ou le
prestige de l'un des membres établissent, à l'échelon de toute la
ligemmi, l'unité du mode d'existence, manifestée par la pitance
commune, subsiste la personnalité économique du couple. Ce n'a
pas été l'une des moindres surprises des enquêteurs du recense-
ment de 1952 dans cette région que de constater que le mot «foyer »

senté ici par toutes sortes de bouillies, et où VARAGNACet MAURISIOvoient un


stade culinaire extrêmement ancien. P.-E. BACHE, Souvenir d'un voyage à
Mogador, Revue maritime et coloniale, 1861, p. 87, attribue l'origine de la diffu-
sion du thé au Maroc à un présent fait par les Anglais au Sultan en 1820. Lors
du séjour de Bache à Mogador (1859), cette boisson est déjà très répandue.
P. CHATINIÈRES,Dans le Grand Atlas marocain, en 1917, constate la consomma-
tion de thé en Meçfiwa (pp. 81 sq.). G. LEMPRIÈRE,dont le voyage est de 1790-91,
Voyage dans l'empire deMaroc et leroyaume de Fès, 1801, note déjà la cérémonie
du thé, mais chez les riches seulement, p. 250.
iakal, ar : kânûn, utilisé dans le formulaire, était uniquement
compris comme correspondant à la famille conjugale au sens
strict : ce qui fait que son effectif moyen n'était que de 3 en
général, parfois de 4, mais très rarement de 5 personnes, comme
on l'avait cru jusque-là. Ce caractère économique s'est renforcé
évidemment d'évolutions récentes : celle du régime alimentaire,
par exemple, ou celle des possibilités d'émigration ouvrière.
Ainsi donc, et bien qu'il faille noter que les montagnards
n'attribuent à nulle décadence, à nul changement des mœurs
l'actuel morcellement des foyers, cette observation appelle
quelques correctifs. Le domaine des a. H'adduyws, de même qu'il
se caractérise par une pratique plus rare du divorce — moitié
moins que chez les Idma, par exemple — semble être resté plus
fidèle à une tradition antique d'agrégats familiaux.
Il est un autre point où une évolution récente a influencé le
comportement. Nous aurons à parler en détail d'une importante
pratique patrimoniale, que paraît avoir raréfiée le nouveau régime
notarial. Il s'agit de la disposition, par le père, de tout ou partie de
ses immeubles au profit de tels ou tels de ses héritiers, en général
des mâles. L'institution, aujourd'hui assez imprécise, s'appelle,
selon le cas, waçiyya, ççadaqa, ou même lh'obus. Ce serait une étude
bien intéressante que de déterminer quelle pouvait être la fréquence
de ces partages successoraux anticipés, si j'ose dire, par lesquels le
père, de son propre gré, se mettait à égalité avec ses fils quant à la
propriété des champs ancestraux. On n'a pas entrepris cette
recherche d'archives. Mais si l'état de choses présent ne peut
apporter là-dessus de précisions suffisantes, car l'institution est
très oblitérée, les actes de ce genre sont nombreux dans le passé,
et semblent révéler une tendance très forte des mœurs.
Une telle égalisation entre père et fils va à l'encontre de tout ce
que l'on pourrait imaginer d'une culture patriarcale. Mais c'est à
cette impression que conduirait déjà la grande- initiative indivi-
duelle qu'une telle société laisse aux jeunes gens dans le choix du
conjoint. Les accordailles sont libres. Elles se font peut-être par-
fois dans une atmosphère — d'ailleurs aujourd'hui bien pâlie — de
groupes d'âge et de fête communale. Jamais elles ne procèdent des
parents. Ceux-ci sont en général requis par le jeune homme ou la
jeune fille de prêter à l'accord leur seule entremise, nécessaire à
une consécration juridique, et partie intégrante du contexte
cérémoniel.
Si la désinvolture de l'adolescent est telle à l'égard de son père,
si l'autonomie du couple tranche si vivement dans l'agrégat de la
ligemmi, que sera-ce des rapports de ces familles conjugales avec
l'ensemble agnatique plus vaste de l'ikhs, défini par un sobriquet
ou un nom d'ancêtre ? L'impression est que ces rapports ne sont
1 — aujourd'hui en tout cas — conçus que sous l'angle du droit
public. Nulle loi, nulle morale, et même nul bon ton ne forcent le
citoyen autonome, le rrami, à prendre conseil de ses collatéraux.
Cette société est même sur ce point étrangement irrespectueuse de

FIG. 4. — Les Taqbilt-s, division cantonale de l'ensemble Seksawa


la vieillesse, dont nous lui prêterions le culte. Car le collatéral, en
l'espèce, c'est souvent l'usurpateur ou le créancier, acharné à
remembrer « sur sa tête » le patrimoine gentilice.
Or l'individu n'a guère de nom, si l'on peut dire. Les anthropo-
nymes sont incontestablement ici plus pauvres, moins variés
qu'en pays arabe. Plus monotones, et aussi plus légers à ouïr. Ils
ne consistent en général qu'en brèves syllabes, dont l'assemblage
est rarement original. Il n'est pas de village si modeste qu'il n'ait
plusieurs Bihi u Âli, plusieurs Âddi u Bella. Les combinaisons de
ces binomes, où la grandeur des noms sémitiques théophores
déchoit en abréviations familières, tout en voyelles rustiques,
sont pauvres de gamme. Il est vrai, que, contrairement au pays
arabe, l'ikhs, lui, a toujours sa désignation. Ce gentilice est en géné-
ral évocateur et sonore. Sa richesse et sa solidité contrastent avec
cette banalité du praenomen, à peu près comme dans le système
latin, mais avec cette différence que le surnom, si fréquent en pays
arabe, laqab, est ici très rare.
Selon le milieu où se meuvent, l'ordre d'idées auquel se
réfèrent les interlocuteurs, des cercles concentriques de plus en
plus larges, si j'ose dire, d'identification sont émus. Tout ce que
l'on peut affirmer, c'est que le nom de l'ikhs, lui, échappe à toute
ambiguïté, et ne se réfère, pour être intelligible, à rien d'autre qu'à
l'unité politique, la iaqbilt. Dès le premier pas, donc, de cette
enquête, la force de l'ikhs éclate. Et, simultanément, d'autres
faits d'évidence, d'ordre juridique ou ressortissant aux gestes de la
vie quotidienne : cuisine, agriculture, allées et venues de chacun,
établissent tout aussi irrécusablement que la personne indivi-
duelle affirme un jeu totalement indépendant, au moins dans la
vie civile. Peut-être le stade actuel a-t-il refoulé dans une ombre
pudique des solidarités anciennes tirant leur raison d'être de la
guerre et de la rapine. L'ancienne organisation des paires ou « ait
Arbâin » fait aussi partie des choses dont on n'aime plus parler.
Mais l'impression ne s'en impose pas moins que si l'ikhs est un
cadre essentiel à l'intelligence de cette civilisation, de son histoire,
de ses structures foncières, de ses substrats magico-religieux, de sa
continuité dans tous les domaines, il le cède, dans les mœurs, à l'au-
tonomie de la famille conjugale, à l'agressive vitalité de l'individu.
IV

PERSONNALITÉS CANTONALES
DESCENTE DU TICHKA : LE BOUT DU MONDE
Il existe dans la montagne d'Amizmiz un «bout du monde »
Imi n-ddunit. Bien que le nom ne se retrouve pas ici, c'est bien au
bout du monde que l'étranger se sent, lorsqu'il est parvenu au
dernier palier de la dernière impasse, au flanc même du Tichka.
Mais ce qui est aboutissement, ultime effort pour le visiteur venu
de la plaine, explorateur, conquérant, prosélyte, sera pour nous,
plus justement, un point de départ.
Commençons donc à descendre du fond de la vallée des «fils de
Géryon », Idaw Geryun, à partir de leur bourg nommé Targa
Ufella «la séguia suprême ». Derrière nous, plus rien que le Tizi
Uzdim, dont l'escarpement, entaillé dans le granit du vieux
massif, vous mène en plein ciel, aux pâquis silencieux du Tichka.
Six mois de l'année, de novembre à mars, la neige les couvre. Et,
à partir du 10mars, une mise en défense impérieusement «nouée »
aggwmiiqqan, sauvegarde les herbages jusqu'à ce que les I. Geryun
la «délient ». Alors y affluent, outre les troupeaux Seksawa, ceux
des tribus environnantes : Imedlaun, Idaw Mçat't'og, Tigguga,
a. Tkssit et même a. Ughbar. Pendant cette longue interdiction,
les troupeaux du haut Seksawa ont transhumé en plaine chez les
arabes UdBessebâc. Outre le mouton, la richesse de ces vallées est
le noyer, dont les feuillages odorants, à partir de mai, font de
chaque ravine un couloir de verte pénombre, en contraste violent
avec les reliefs d'alentour, puissants, tristes, dévorés de soleil ou
de frimas.
En effet, le pays des I. Geryun est de tous côtés enserré de
montagnes. Le Tanddri, dominant l'archaïque bourg d'Ikis et
souvent appelé Ikis lui-même par nos cartes, s'élance en cône
aigu, d'une rectitude presque géométrique, aux échappées de la
rive droite. Sur la gauche, un autre cône, le Ras Mulay Âli, point
culminant de cette partie de la chaîne, dont sa pyramide élancée
défie l'habituelle lourdeur. Son sommet (3.310 m.) est une minus-
cule plate-forme, partout entourée de pentes à 80 % et entière-
ment occupée par les ruines de bâtisses en pierre sèche, dites
1954. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)
ÉDIT. N° 23.556 IMP. N° 13.744
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