Delphine Batho - Ecologie Integrale Le Manifeste
Delphine Batho - Ecologie Integrale Le Manifeste
Delphine Batho - Ecologie Integrale Le Manifeste
intégrale
Du même auteur
Écologie intégrale
Le manifeste
Postface de Dominique Bourg
Tous droits de traduction,
d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
www.editionsdurocher.fr
ISBN : 978-2-268-10131-6
EAN Epub : 9782268101422
Cela semble toujours impossible,
jusqu’à ce qu’on le fasse.
Nelson Mandela
Nous sommes toutes et tous des Terriennes et des Terriens. Par-delà nos
mille et une différences, d’apparences, d’idées, de modes de vie, c’est notre
condition commune.
Oubliez tout ce que vous avez aimé, imaginé, rêvé pour vous et pour l’avenir
de vos enfants, dans le confort plus ou moins assuré d’une vie moderne. Tout est
déstabilisé. Tout peut disparaître. Nos besoins les plus essentiels – respirer,
boire, se nourrir –, sont menacés par le chaos climatique et la destruction
massive du vivant sur Terre. Ce n’est plus une prévision scientifique pour plus
tard, mais un fait et déjà une réalité sensible. Cette destruction s’accélère avec
une violence inouïe. Elle est, en fait, la véritable cause de la crise politique
internationale, européenne et française. L’histoire des grandes idéologies qui ont
structuré le débat politique au XXe siècle est terminée, car le véritable combat
est ailleurs. Si nous ne parvenons pas à conserver ce qui rend possible une vie
harmonieuse sur Terre, à quoi bon les autres enjeux ?
Continuer à vivre sur cette planète est désormais le but premier. Il appelle
une pensée nouvelle, celle de l’écologie intégrale démocratique, qui propose une
espérance en rupture totale avec le libéralisme et le socialisme qui sont, en
réalité, les deux faces d’une même pièce : celle de l’effondrement de la nature
qui est la racine cachée de ces modèles. Là est la cause de l’obsolescence des
vieux appareils politiques traditionnels.
Partout, ces forces ne sont encore considérées que comme des minorités
agissantes, tenues éloignées du pouvoir. Depuis son émergence, l’écologie
partisane n’a que rarement assumé l’exercice des responsabilités, et toujours
dans des stratégies d’alliance à géométrie variable qui ont abouti à des échecs.
Les partis politiques actuels s’avèrent en effet incapables, quoi qu’ils en disent,
de se reconnaître coupables de nous avoir conduits à l’abîme. Ils refusent de
rompre avec toutes les dimensions du productivisme destructeur qui reste leur
seul horizon et qui, loin d’améliorer le sort de l’humanité, en ruine les conditions
d’existence. Faute d’apporter des solutions au principal enjeu vital en ce début
du XXIe siècle, leur inconscience, voire leur cynisme, fait partout le lit des
nouveaux fascismes. Quel que soit leur visage, le nationalisme et le
C’est la dernière station avant le crash. Mais les peurs et les haines ne sont
pas une fatalité. Dès qu’une étincelle d’espoir apparaît, les peuples s’en
saisissent. Pour les citoyens, l’alternative est désormais entre l’écologie ou la
barbarie. Entre les deux, il n’y a plus rien.
Écologie ou barbarie
dans l’Anthropocène
Nous tenons pour indiscutables des faits sans précédent et sans équivalent
dans l’histoire désormais inséparable de la Terre et des êtres humains :
En effet, les limites planétaires qui condition-nent la vie sur Terre sont
dépassées ou en passe de l’être. Parmi celles pour lesquelles des seuils ont pu
être déterminés par les scientifiques, quatre sont d’ores et déjà franchies :
l’érosion de la biodiversité, le changement climatique, le changement d’usage
des sols, la perturbation du cycle biogéochimique de l’azote et du phosphore.
Deux autres seront dépassées d’ici à 2050 : l’acidification des océans et
l’utilisation d’eau douce. Pour les autres limites, à savoir les pollutions
chimiques et la concentration en aérosols dans l’atmosphère, le seuil de
franchissement est inchiffrable.
Outrepasser les limites planétaires est possible. C’est ce que nous faisons
tous les jours un peu plus. La conséquence concrète en est le changement d’état
physique du système Terre, avec pour corollaire des difficultés grandissantes à y
vivre, et probablement une baisse prochaine de nos capacités de production
alimentaire.
Depuis le début du XXIe siècle, les 1 % les plus riches se sont approprié à
eux seuls la moitié de l’augmentation de la richesse mondiale. Les dommages
environnementaux dont ils sont responsables sont massivement subis par les plus
pauvres. 10 % de la population mondiale émettent 50 % des gaz à effet de serre
tandis que 50 % n’émettent que 10 % des émissions mondiales. L’extrême
concentration de ce pouvoir destructeur entraîne une baisse tendancielle des
conditions de vie du plus grand nombre et une explosion des inégalités. Le
nombre de pays pauvres a doublé entre 1971 et 2017. Les écarts de richesses au
sein des pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi importants depuis trente ans. Sur
la planète, huit individus détiennent autant de richesses que… les 3,6 milliards
de personnes les plus pauvres.
Pour la première fois depuis dix ans, la faim dans le monde progresse,
principalement en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est et en Asie de
l’Ouest, dans un contexte de conflits exacerbés par les inondations ou la
sécheresse, aggravés donc par le changement climatique. La finitude planétaire,
conjuguée à une population qui approche les 8 milliards, est la cause
fondamentale de l’intensification des luttes pour l’accaparement des terres, de
l’eau, de l’énergie, des minerais, qui sont à l’arrière-plan des conflits, des
guerres, du terrorisme financé par les pétro-monarchies, des flux migratoires.
Ainsi, que les uns soient favorables à la poursuite sans limites de la création
de richesses pour que, par ruissellement elles bénéficient à tous, ou que les
autres considèrent qu’il faille poursuivre sans limites la création de richesses
pour organiser leur redistribution immédiate, en dépit d’apparentes différences,
revient strictement au même. Ces conceptions restent prisonnières du
productivisme et ont fait de la croissance du PIB la condition de réalisation de
leurs programmes. Ainsi, ils martèlent qu’il faut « favoriser » la croissance, «
relancer » la croissance, « faire remonter la courbe » de la crois-sance, aller
chercher la croissance « avec les dents », « redistribuer les fruits » de la
croissance, dans des discours qui sonnent de plus en plus creux. Et pour cause :
la croissance est l’indicateur de la vitesse d’effondrement et de destruction de
notre habitat, la Terre. Contrairement à la gauche et à la droite, nous ne pensons
pas que « quand l’économie va, tout va », bien au contraire. L’augmentation du
produit intérieur brut est totalement dépendante de la consommation d’énergie et
de ressources, et passe sous silence la destruction du « capital » naturel qui en
découle. Massacrer la nature, cela fait augmenter le PIB ! Voilà pourquoi chaque
fois, ou presque, qu’il faut arbitrer entre les intérêts environnementaux et des
enjeux économiques, la gauche et la droite sont en général d’accord pour choisir
les seconds au détriment des premiers.
Les Terriens sont ceux qui veulent protéger les conditions d’existence de
l’humanité. Ils sont très largement majoritaires. Ce sont ceux qui savent,
intuitivement ou de façon plus savante, que l’humanité fait partie du vivant, que
les êtres humains sont des êtres naturels dont le destin collectif est intimement
lié à celui de l’ensemble du vivant. Les Terriennes et les Terriens sont toutes
celles et ceux qui défendent, aux quatre coins de la planète, leurs moyens de
subsistance, leurs paysages, leurs ressources naturelles, leur coin de nature, leur
santé.
À l’échelle mondiale, comme dans tous les pays, les Destructeurs sont au
pouvoir. Ils dominent jusqu’à présent les Terriens. Par la force et la violence
dans les dictatures, par la puissance des grands lobbies industriels dans les
démocraties, mais aussi par l’assise d’une domination culturelle installant la
société d’hyperconsommation comme norme universelle. Ainsi, les Destructeurs
font croire aux Terriens qu’ils les empoisonnent et qu’ils détruisent tout… pour
leur bien. Ils assurent, par un monopole, le contrôle du cyberespace qui permet à
l’humanité de se relier tout entière par le partage de l’information et de la
pensée. Ils déploient une industrie destinée à promouvoir dans la mondialisation
des référentiels de richesse uniformisés afin de nourrir un sentiment de pauvreté
et d’insatis-faction permanente qui est le ressort du « je consomme donc je suis
». Et ils manient partout et surtout leur arme de conviction massive : le chantage
à l’emploi. Les ouvriers sont ainsi sommés, pour garder leur travail, de défendre
les usines polluantes qui empoisonnent parfois leurs propres enfants. Les
agriculteurs, pour conserver un piètre revenu, sont sommés de faire confiance
aux firmes de l’agrochimie dont les produits sapent leur santé et tuent toute vie
dans les sols.
Les territoires les plus déshérités sont sommés de sacrifier leur beauté et
leurs ressources naturelles pour accueillir des projets dévastateurs afin de se «
développer ». Les Destructeurs demandent aux citoyens de coopérer à leur
propre mort.
En fait, ils savent que, pour une part, il est trop tard. Dans les cénacles des
chefs d’État et des gouvernements, avant même la COP21, nombreux sont ceux
qui considéraient qu’il n’y a strictement aucune chance de limiter le
réchauffement planétaire à 2 °C. Les ruptures nécessaires avec notre modèle
économique sont telles qu’ils les déclarent hors de portée. Au mieux, on estime
que, quand bien même notre Nation serait exemplaire au prix d’un effort
surhumain, de toute façon les autres pays ne s’engageront pas sur la même voie.
Toutes les paroles officielles sur le climat sont ainsi fondées sur un mensonge.
C’est la raison de leur discrédit. Et plus, le temps passant, les scientifiques
soulignent qu’il est peut-être encore possible de limiter le réchauffement
planétaire à la seule condition de procéder à des changements radicaux et
extrêmement rapides, et plus ceux qui gouvernent se disent que c’est impossible.
C’est ainsi qu’ils proclament qu’il faut continuer et amplifier des politiques
publiques qui ont implacablement échoué parce qu’elles sont marquées du sceau
de l’incohérence.
D’un côté, il y a les porte-étendards des Destructeurs comme Trump et
Bolsonaro, mais de l’autre ? Aujourd’hui comme hier les « champions du climat
» sont adeptes du « en même temps ». En même temps préparer la COP21 et
proposer le concours des entreprises françaises à l’exploitation des sables
bitumineux au Canada, hydrocarbures les plus sales du monde, à l’origine de la
destruction de la forêt boréale en Alberta et de contaminations des populations.
En même temps condamner la décision des États-Unis de sortir de l’Accord de
Paris et inviter Donald Trump le 14 Juillet, jour de fête nationale depuis la
Révolution française. En même temps appeler sur la scène internationale à «
Make our planet great again » et autoriser le groupe Total à importer 300 000
tonnes d’huile de palme au mépris du fléau de la déforestation. En même temps
les États généraux de l’agriculture pour une « alimentation saine et durable » et
le refus de l’interdiction du glyphosate par la loi ou encore de la vidéo
obligatoire dans les abattoirs. En même temps prôner la sortie des énergies
fossiles et vendre des armes à l’Arabie saoudite. Cette realpolitik n’est pas
l’apanage de l’actuel gouvernement. Elle a été celle de tous ses prédécesseurs.
La raison d’État, conçue comme celle des intérêts géostratégiques des
entreprises polluantes, l’emporte sur l’écologie, toujours.
Tous ceux qui veulent défendre la cause des Terriens doivent quitter les
partis actuels. Ils doivent choisir un projet et une stratégie politique indépendante
du vieux système politique : celle de l’écologie intégrale.
IV
L’écologie intégrale consiste à ce que tout choix politique soit fondé, dans
tous les domaines, sur et pour l’écologie. Elle place le respect de la Terre et notre
interdépendance à la Nature au centre des décisions démocratiques. Elle propose
une rupture radicale avec tous les programmes et toutes les pensées qui
considèrent l’écologie comme un domaine parmi d’autres des choix collectifs
propres aux sociétés humaines.
L’écologie intégrale est donc le nouveau cadre global à partir duquel nous
voulons nous atteler à la construction d’un programme de gouvernement qui
concerne toutes les sphères de l’action publique. Elle porte une vision
systémique et interroge avec méthode toute décision à prendre selon les critères
suivants : 1) Est-elle bénéfique, neutre ou nuisible pour le respect des limites
planétaires ? 2) Qu’apporte-t-elle au bien-être collectif et avec quelles
conséquences ? 3) Nous place-t-elle sur la bonne trajectoire à moyen et long
terme ? Elle donne la priorité aux changements structurels immédiats et à effets
dans la durée.
L’État-résilience
Nous sommes réalistes et lucides : pour une part, certaines destructions des
écosystèmes sont d’ores et déjà irréversibles. Un point de nonretour a été atteint
pour la biodiversité, même si la nature peut vite reprendre ses droits lorsqu’on
donne sa chance à sa régénération. Quant au climat, une trajectoire d’un
réchauffement planétaire global de 1,5 °C ou 2 °C est d’ores et déjà quasi
certaine. Encore faut-il souligner qu’il s’agit là d’une moyenne planétaire qui
signifiera une élévation de la température proche du double en Europe, avec des
extrêmes bien plus élevées par moments. Pour prendre un seul exemple, la
France pourra connaître des températures records de 50, voire 55 °C, lors des
canicules dans l’est du territoire métropolitain, selon une étude des chercheurs de
Météo France. Notre pays sera méconnaissable.
Toutes les conclusions politiques de ces vérités doivent être tirées dès à
présent. Cette approche n’est pas un renoncement, mais un commencement. Il
n’y a plus une minute à perdre pour l’action. Elle doit concerner autant la
résistance, c’est-à-dire la lutte pour endiguer la dynamique des processus en
cours, que la résilience, c’est- à-dire la capacité à faire face au choc, à l’absorber,
à s’adapter. La part certaine des bouleversements à l’œuvre oblige dès à présent
à organiser cette résilience pour maintenir les fonctions vitales et essentielles de
nos sociétés.
Notre projet politique unit écologie et sécurité. L’écologie intégrale est une
politique de sécurité nationale. Nous affirmons en effet que tout ce qui a trait à
l’écologie relève du nouveau rôle régalien de l’État, car il en va de la sûreté et de
la sécurité de la population. La protection civile, la gestion de crises, le
fonctionnement en toutes circonstances des infrastructures vitales, la prévention
des risques, l’anticipation des facteurs de vulnérabilité, mais aussi l’action pour
sortir des énergies fossiles, assurer notre sécurité alimentaire par l’agroécologie,
protéger la santé publique de l’impact des substances chimiques à l’origine
d’une pandémie de maladies chroniques qui pourrait ruiner la Sécu, mettre fin
aux modes d’élevages industriels qui génèrent la souffrance animale autant
qu’ils ruinent les paysans et ont ravagé les paysages de bocage qui régulaient
l’évaporation et évitaient les inondations… tout cela entre dans la définition
même de la mission régalienne de l’État qui est d’assurer la sûreté de la vie en
société et de protéger les conditions d’existence même de la Nation.
À terme, aucun modèle de financement privé ne pourra faire face aux risques
majeurs résultant des dérèglements du climat. Les coûts des catastrophes
climatiques ont déjà augmenté de 250 % au cours des vingt dernières années.
L’ampleur des impacts est telle, qu’il s’agisse des événements extrêmes ou de la
modification au long court des équilibres météorologiques, que ce risque sera
bientôt inassurable.
Le rôle de l’État central est d’assurer la gestion de crise, mais aussi de fixer
le cadre, les règles, les normes de la résilience et d’en permettre le contrôle par la
police et la justice de l’environ-nement, cette dernière étant actuellement
inexistante. Dans le cadre fixé, l’échelon local est celui qui doit organiser dans
les territoires le déploiement des actions de prévention et d’adaptation au
réchauffement climatique et de régénération de la nature, au plus près de leurs
spécificités et en associant les citoyens. Par définition, résilience rime avec
décentralisation car une plus grande autonomie d’action locale réduit les
vulnérabilités.
La République incorruptible
L’écologie est en première ligne. Elle est la première victime des conflits
d’intérêts, du pantouflage des hauts fonctionnaires partis dans le secteur privé,
du rétro-pantouflage des anciens hauts fonctionnaires partis dans le privé puis
revenus dans le secteur public, des élus reconvertis dans les cabinets de conseil,
c’est-à-dire le lobbying, de la fascination qui s’exerce, au sommet de l’État, pour
les grands groupes industriels. Tout cela a fait perdre, dans les cercles du
pouvoir, le sens et l’éthique de l’État.
L’écologie est la nouvelle ligne d’affrontement avec les règles du jeu d’un
système économique dont le profit est fondé sur la destruction
environnementale. Mais ce n’est pas une fatalité. Le système économique a fini
par accepter un compromis social avec le travail. Aujourd’hui, il n’en fait aucun,
ou presque, avec l’écologie. Il s’agit de le lui imposer.
Nous entrons en effet dans une époque nouvelle avec des institutions datées
et inadaptées. Elles sont le produit de l’histoire. La démocratie représentative
classique n’arrive pas à prendre à bras-le-corps les enjeux de l’Anthropocène
qui, de par leur complexité et leur caractère systémique, réclament une nouvelle
gouvernance, ouverte aux connaissances scientifiques, à l’expertise citoyenne,
au débat contradictoire et aux contrepouvoirs, aux conférences de citoyens, à
l’innovation démocratique, à la décentralisation, à la démocratie délibérative, à
l’innovation institutionnelle. Certains murmurent qu’il faudrait tirer une autre
conclusion que celle que nous venons de proposer de la paralysie démocratique à
l’œuvre. Ainsi, ils suggèrent à bas bruit que le seul recours serait d’attendre une
catastrophe majeure ou une guerre pour que les peuples acceptent de s’en
remettre à un despotisme éclairé, voire à une « dictature verte ». Dans leur esprit,
l’impopularité des mesures à prendre pour l’écologie, en particulier la réduction
de notre niveau de confort, justifierait qu’il n’y ait pas d’autre remède possible
que celui d’une solution autoritaire. Peu importe, à leurs yeux, que toute
l’histoire du XXe siècle ait prouvé, avec constance, que chaque fois que ceux qui
prétendaient faire le bonheur du peuple au nom d’un idéal ont faite leur la
politique du « la fin justifie les moyens », cela se soit terminé dans un bain de
sang. Nous réfutons frontalement cette dérive grave. Aujourd’hui comme hier,
les moyens déterminent la fin. La planète n’a pas besoin de dictateurs
supplémentaires. L’incapacité à répondre à l’impératif écologique ne résulte pas
d’un trop-plein de démocratie, mais de ses insuffisances. Le seul moyen d’ancrer
la transformation écologique dans nos sociétés est de convaincre une large
majorité de citoyens de sa nécessité et d’accomplir une révolution non-violente.
Ce processus d’éducation et de conscientisation est à l’œuvre, il faut l’amplifier.
C’est de la société que viendra le changement institutionnel. La démocratie n’est
pas condamnée à l’inertie. L’écologie s’accomplira par plus de démocratie, par
l’inventivité institutionnelle, jamais par la brutalité, l’ignorance et la tyrannie.
VII
Le système économique doit être fermé par une norme sociale transcrivant le
caractère limité du système planétaire. Celle-ci vise à rendre rentable le bien
commun et coûteuse la dégradation des ressources. Le laisser-faire laisser-aller
ne conduira pas spontanément à la sobriété, ni assez vite. On ne peut s’en
remettre à une vision mécaniste selon laquelle la raréfaction des ressources
entraînerait d’elle-même une hausse des coûts qui freinerait leur exploitation.
Certainement vraie à long voire à très long terme, cette tendance n’est de toute
façon pas assez rapide pour espérer maintenir un relatif équilibre du climat et
préserver la capacité des écosystèmes à se régénérer. Dans l’immédiat, on
constate par exemple que le renchérissement des coûts d’extraction du pétrole a
rendu rentables les investissements dans le gaz de schiste et les hydrocarbures
non conventionnels, au prix de catastrophes écologiques supplémentaires.
Pour s’engager sur ce chemin, la première étape est de compter les coûts
cachés de la pollution, de l’extraction des matières, de la destruction du vivant.
Actuellement, la destruction de la nature ne compte pas. La pollution ne compte
pas. La déstabilisation du climat ne compte pas. Les coûts écologiques sont
ravalés au rang d’« externalités négatives ». Les entreprises sont invitées à les
réduire sans que les instruments normatifs ou fiscaux n’aient été mis en place à
cet effet.
L’écoféminisme politique
Hélas, cet apport est longtemps sorti des écrans radars du féminisme en
France. Cette pensée féconde a été écartée, pour ne pas dire farouchement
combattue. Une philosophie essentialiste a été – le plus souvent à tort – prêtée
aux écoféministes, parce qu’elles se réappropriaient leur féminité, opposaient à
la misogynie une exaltation du féminin qu’elles exprimaient par l’art, par les
émotions, par leurs corps. Leur avant-gardisme constituait une contribution
majeure pour les combats écologistes comme féministes et aurait dû trouver des
prolongements. Au lieu de cela, les partis d’inspiration marxiste l’ont combattu,
préférant subordonner le féminisme à la lutte des classes, alors que le patriarcat
existait bien avant le capitalisme. Féminisme comme écologie ont été accusés de
détourner l’attention du combat principal.
L’écoféminisme doit être aujourd’hui redécouvert. Les progrès des droits des
femmes sont la plus grande avancée de l’histoire du XXe siècle. Mais ce combat
est loin d’être achevé. L’écoféminisme le prolonge, dans une perspective allant
au-delà même des revendications liées à l’éradication des violences sexuelles, à
l’égalité salariale et à la féminisation du pouvoir autant politique qu’économique
et culturel. Il est porteur d’une révolution anthropologique qui abolit la
domination sur la nature par l’espèce humaine, autant qu’il abolit
l’infériorisation des femmes. Il libère les hommes de l’injonction à surjouer leur
virilité, qui est un piège qui les prive de l’expression d’une part essentielle de
leur sensibilité.
Le rôle moteur des femmes dans la transformation écologique doit enfin être
reconnu. Il n’est pas lié à une quelconque différence de tempérament ou à une
prédisposition qui serait le fait de leur genre, mais à leur expérience concrète de
la domination. Exclues du pouvoir, les femmes ont été reléguées à tout un
ensemble de tâches matérielles qui a paradoxalement construit leur science de la
relation à la nature. Ce n’est pas une question de génétique, mais de culture.
Bien sûr, le sexe n’efface pas les différences d’idées et il y a des femmes
réactionnaires et anti-écologistes. Mais l’expérience commune des femmes de la
mise à l’écart du pouvoir dans tous les domaines, alors qu’elles sont majoritaires
dans la société, les rend plus promptes à vouloir transformer ce pouvoir et à
réinventer une relation positive de tous – hommes et femmes – au vivant.
Reste que la démographie doit assurément être maîtrisée. Or, 214 millions de
femmes en âge de procréer n’ont, à ce jour, pas accès à la contraception. Près de
40 % des grossesses en Afrique et 50 % en Amérique latine sont non désirées.
Le nombre d’enfants par femmes est directement corrélé à l’éducation et à
l’insertion professionnelle dans la vie active. Or dans de nombreux pays, les
filles subissent encore l’exclusion scolaire. Le taux d’emploi des femmes n’est
en moyenne que de 47 % dans le monde, avec de très fortes disparités selon les
continents. 70 % des personnes les plus pauvres dans les pays du Sud sont… des
femmes. L’égal accès des femmes et des hommes à l’éducation, au travail, au
pouvoir, à la liberté
Toute femme, tout homme, tout être humain est appelé à devenir Terrien.
Nous sommes des êtres naturels enracinés dans le vivant. Face à nos peurs
légitimes, à l’état de sidération que provoquent les destructions de la nature que
nous constatons désormais de visu, à l’angoisse que nous ressentons devant la
catastrophe planétaire en cours, il faut redonner ce sens à nos vies : nous
sommes des vivants. C’est notre joie de vivre, la fraternité avec nos semblables,
l’amour de la nature, notre harmonie avec l’ensemble du vivant qui peuvent
soulever des montagnes, augmenter notre puissance d’agir et abattre l’ordre
ancien des Destructeurs.
Nous affirmons que tout citoyen dispose du droit d’accéder, par l’éducation,
par la culture, par l’information, à cette conscience et à cette émancipation et a le
devoir d’en être acteur. Le nouvel âge de l’humanité s’appuie sur la conscience
personnelle et collective de la communauté de destin qui nous unit au vivant
humain, animal et végétal. Il réenvisage tous les rapports entre Terriens, et des
Terriens avec la nature, comme une relation symbiotique de coopération plutôt
que de compétition. En ce sens, il est un âge de l’entraide et tourne la page des
valeurs individualistes représentant la société comme une guerre de tous contre
tous.
Un des concepts phares proposé par Delphine Batho est celui d’État-
résilience. Pour construire cet État-résilience, il convient de chercher à mobiliser
la société autour de la confrontation qui décidera de notre avenir, celle qui
oppose désormais les Terriens, ceux qui veulent maintenir des conditions
favorables à la vie sur Terre, aux Destructeurs, ceux qui veulent continuer à
détruire l’habitabilité de la planète, quelle que soit d’ailleurs la raison qu’ils
invoquent. Et si les raisons de ces derniers sont en apparence multiples, elles
exigent toutes néanmoins la poursuite des activités économiques, leur croissance
et celle des flux d’énergie et de matières qui la sous-tendent. La raison
économique appelle diverses raisons secondaires. D’aucuns prétendent en effet
que la croissance permettra de mettre au point les technologies futures qui nous
sauveront ; d’aucuns qu’elle nous permettra d’aller chercher sur Mars ou sur
quelque entité spatiale les métaux qui nous feront défaut ; d’aucuns, plus
audacieux, qu’elle nous permettra de « terraformer » Mars, de rendre cette
planète habitable et d’y fuir (pour-quoi rendre la Terre impropre à la vie et se
réfugier ensuite sur une planète impropre à la recevoir ?) ; d’autres, enfin, plus
délirants encore, prétendent qu’elle nous permettra de poursuivre l’aventure
humaine sous une forme entièrement artificielle, en téléchargeant nos cerveaux
sur du silicium ! Et ceci toujours au bénéfice pécuniaire de quelques
investisseurs. Autant livrer au feu des espaces toujours plus nombreux de la
maison commune sous prétexte que les pompiers finiront bien par arriver.
Or, par-delà tous ces fantasmes d’élites rendues folles par l’appât du gain et
par des raisonnements d’un autre âge, ceux des années 1950 où l’on rêvait de
l’an 2000, force est de constater que la maison commune a d’ores et déjà
commencé à brûler. Et l’incendie n’a pas pris dans les étages, mais se répand
entre les piliers qui soutiennent l’édifice. Il le menace d’effondrement.
Alors quelle est aujourd’hui l’offre politique ? On ne peut que suivre ici
Delphine Batho dans son rejet du paysage politique en place. Considérons les
principales structurations des grands enjeux de société qui se partagent la scène
partisane en France : le macronisme, la bipolarité gauche-droite et le populisme.
Enfin, il reste non une ultime partition de la scène politique, mais un enjeu
devenu volens nolens structurant, à savoir celui des migrants. Je n’aborderai pas
ici l’épineuse question des vagues massives de migration que pourrait susciter le
dérèglement climatique en cours. Je me bornerai à faire remarquer que la
crispation sur les questions migratoires s’accompagne quasi systématiquement
d’un déni de la question climatique. Que l’on songe à Trump, à Salvini ou à
Orban. En conséquence, la protection que ces leaders prétendent apporter
exposera le plus grand nombre aux scénarios climatiques les plus extrêmes, et à
des vagues migratoires inconnues de toute l’histoire.
En termes traditionnels, les écologistes se sont retrouvés seuls sur la lice face
aux populistes fascisants.
Dominique BOURG
Université de Lausanne
Petite bibliographie de l’écologie intégrale pour aller
plus loin
SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Une autre fin du monde est possible, Seuil,
2018.
« Les mondes de l’écologie », revue Esprit, janvierfévrier 2018.
« La Résistance française à l’écologie. L’écologie peut-elle transformer
positivement le modèle français », note coordonnée par Lucile SCHMID, La
Fabrique écologique, juin 2015
« Chroniques de l’Anthropocène », le blog d’Alain GRANDJEAN –
https://alaingrandjean.fr
Table
V. L’État-résilience