Alexandre Dumas-Le Comte de Monte Cristo 3
Alexandre Dumas-Le Comte de Monte Cristo 3
Alexandre Dumas-Le Comte de Monte Cristo 3
LE COMTE DE
MONTE-CRISTO
Tome III
ALEXANDRE DUMAS
LE COMTE DE
MONTE-CRISTO
Tome III
1845
ISBN—978-2-8247-0044-1
BIBEBOOK
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— Bibliothèque Électronique du Québec
Fontes :
— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
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Le déjeuner
L
, se le rappelle, était un sobre convive. Albert en fit
la remarque en témoignant la crainte que, dès son commence-
ment, la vie parisienne ne déplût au voyageur par son côté le
plus matériel, mais en même temps le plus nécessaire.
« Mon cher comte, dit-il, vous me voyez atteint d’une crainte, c’est
que la cuisine de la rue du Helder ne vous plaise pas autant que celle de
la place d’Espagne. J’aurais dû vous demander votre goût et vous faire
préparer quelques plats à votre fantaisie.
— Si vous me connaissiez davantage, monsieur, répondit en souriant le
comte, vous ne vous préoccuperiez pas d’un soin presque humiliant pour
un voyageur comme moi, qui a successivement vécu avec du macaroni
à Naples, de la polenta à Milan, de l’olla podrida à Valence, du pilau à
Constantinople, du karrick dans l’Inde, et des nids d’hirondelle dans la
Chine. Il n’y a pas de cuisine pour un cosmopolite comme moi. Je mange
de tout et partout, seulement je mange peu ; et aujourd’hui que vous me
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XL
reprochez ma sobriété, je suis dans mon jour d’appétit, car depuis hier
matin je n’ai point mangé.
— Comment, depuis hier matin ! s’écrièrent les convives ; vous n’avez
point mangé depuis vingt-quatre heures ?
— Non, répondit Monte-Cristo ; j’avais été obligé de m’écarter de ma
route et de prendre des renseignements aux environs de Nîmes, de sorte
que j’étais un peu en retard, et je n’ai pas voulu m’arrêter.
— Et vous avez mangé dans votre voiture ? demanda Morcerf.
— Non, j’ai dormi comme cela m’arrive quand je m’ennuie sans avoir
le courage de me distraire, ou quand j’ai faim sans avoir envie de manger.
— Mais vous commandez donc au sommeil, monsieur ? demanda Mor-
rel.
— À peu près.
— Vous avez une recette pour cela ?
— Infaillible.
— Voilà qui serait excellent pour nous autres Africains, qui n’avons
pas toujours de quoi manger, et qui avons rarement de quoi boire, dit
Morrel.
— Oui, dit Monte-Cristo ; malheureusement ma recette, excellente
pour un homme comme moi, qui mène une vie tout exceptionnelle, serait
fort dangereuse appliquée à une armée, qui ne se réveillerait plus quand
on aurait besoin d’elle.
— Et peut-on savoir quelle est cette recette ? demanda Debray.
— Oh ! mon Dieu, oui, dit Monte-Cristo, je n’en fais pas de secret : c’est
un mélange d’excellent opium que j’ai été chercher moi-même à Canton
pour être certain de l’avoir pur, et du meilleur haschich qui se récolte en
Orient, c’est-à-dire entre le Tigre et l’Euphrate ; on réunit ces deux ingré-
dients en portions égales, et on fait des espèces de pilules qui s’avalent
au moment où l’on en a besoin. Dix minutes après l’effet est produit. De-
mandez à M. le baron Franz d’Épinay, je crois qu’il en a goûté un jour.
— Oui, répondit Morcerf, il m’en a dit quelques mots et il en a gardé
même un fort agréable souvenir.
— Mais, dit Beauchamp, qui en sa qualité de journaliste était fort in-
crédule, vous portez donc toujours cette drogue sur vous ?
— Toujours, répondit Monte-Cristo.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XL
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XL
d’un trône.
— Et c’est Peppino que vous avez délivré, n’est-ce pas ? s’écria Mor-
cerf ; c’est à lui que vous avez fait l’application de votre droit de grâce ?
— Peut-être, dit Monte-Cristo en souriant.
— Monsieur le comte, vous ne vous faites pas l’idée du plaisir que
j’éprouve à vous entendre parler ainsi ! dit Morcerf. Je vous avais annoncé
d’avance à mes amis comme un homme fabuleux, comme un enchanteur
des Mille et une Nuits ; comme un sorcier du Moyen Âge ; mais les Pari-
siens sont gens tellement subtils en paradoxes, qu’ils prennent pour des
caprices de l’imagination les vérités les plus incontestables, quand ces
vérités ne rentrent pas dans toutes les conditions de leur existence quoti-
dienne. Par exemple, voici Debray qui lit, et Beauchamp qui imprime tous
les jours qu’on a arrêté et qu’on a dévalisé sur le boulevard un membre du
Jockey-Club attardé ; qu’on a assassiné quatre personnes rue Saint-Denis
ou faubourg Saint-Germain ; qu’on a arrêté dix, quinze, vingt voleurs, soit
dans un café du boulevard du Temple, soit dans les Thermes de Julien, et
qui contestent l’existence des bandits des Maremmes, de la campagne de
Rome ou des marais Pontins. Dites-leur donc vous-même, je vous en prie,
monsieur le comte, que j’ai été pris par ces bandits, et que, sans votre gé-
néreuse intercession, j’attendrais, selon toute probabilité, aujourd’hui, la
résurrection éternelle dans les catacombes de Saint-Sébastien, au lieu de
leur donner à dîner dans mon indigne petite maison de la rue du Helder.
— Bah ! dit Monte-Cristo, vous m’aviez promis de ne jamais me parler
de cette misère.
— Ce n’est pas moi, monsieur le comte ! s’écria Morcerf, c’est quelque
autre à qui vous aurez rendu le même service qu’à moi et que vous aurez
confondu avec moi. Parlons-en, au contraire, je vous en prie ; car si vous
vous décidez à parler de cette circonstance, peut-être non seulement me
redirez-vous un peu de ce que je sais, mais encore beaucoup de ce que je
ne sais pas.
— Mais il me semble, dit en souriant le comte, que vous avez joué dans
toute cette affaire un rôle assez important pour savoir aussi bien que moi
ce qui s’est passé.
— Voulez-vous me promettre, si je dis tout ce que je sais, dit Morcerf,
de dire à votre tour tout ce que je ne sais pas ?
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XL
vous avez !
— Mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, je ne vois pas dans tout ce
que j’ai dit ou fait un seul mot qui me vaille, de votre part et de celle de
ces messieurs le prétendu éloge que je viens de recevoir. Vous n’étiez pas
un étranger pour moi, puisque je vous connaissais, puisque je vous avais
cédé deux chambres, puisque je vous avais donné à déjeuner, puisque je
vous avais prêté une de mes voitures, puisque nous avions vu passer les
masques ensemble dans la rue du Cours, et puisque nous avions regardé
d’une fenêtre de la place del Popolo cette exécution qui vous a si fort
impressionné que vous avez failli vous trouver mal. Or, je le demande
à tous ces messieurs, pouvais-je laisser mon hôte entre les mains de ces
affreux bandits, comme vous les appelez ? D’ailleurs, vous le savez, j’avais,
en vous sauvant, une arrière-pensée qui était de me servir de vous pour
m’introduire dans les salons de Paris quand je viendrais visiter la France.
Quelque temps vous avez pu considérer cette résolution comme un projet
vague et fugitif ; mais aujourd’hui, vous le voyez, c’est une bonne et belle
réalité, à laquelle il faut vous soumettre sous peine de manquer à votre
parole.
— Et je la tiendrai, dit Morcerf ; mais je crains bien que vous ne soyez
fort désenchanté, mon cher comte, vous, habitué aux sites accidentés, aux
événements pittoresques, aux fantastiques horizons. Chez nous, pas le
moindre épisode du genre de ceux auxquels votre vie aventureuse vous a
habitué. Notre Chimborazzo, c’est Montmartre ; notre Himalaya, c’est le
mont Valérien ; notre Grand-Désert, c’est la plaine de Grenelle, encore y
perce-t-on un puits artésien pour que les caravanes y trouvent de l’eau.
Nous avons des voleurs, beaucoup même, quoique nous n’en ayons pas
autant qu’on le dit, mais ces voleurs redoutent infiniment davantage le
plus petit mouchard que le plus grand seigneur ; enfin, la France est un
pays si prosaïque, et Paris une ville si fort civilisée, que vous ne trou-
verez pas, en cherchant dans nos quatre-vingt-cinq départements, je dis
quatre-vingt-cinq départements, car, bien entendu, j’excepte la Corse de
la France, que vous ne trouverez pas dans nos quatre-vingt-cinq dépar-
tements la moindre montagne sur laquelle il n’y ait un télégraphe, et la
moindre grotte un peu noire dans laquelle un commissaire de police n’ait
fait poser un bec de gaz. Il n’y a donc qu’un seul service que je puisse
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vous rendre, mon cher comte, et pour celui-là je me mets à votre disposi-
tion : vous présenter partout, ou vous faire présenter par mes amis, cela
va sans dire. D’ailleurs, vous n’avez besoin de personne pour cela ; avec
votre nom, votre fortune et votre esprit (Monte-Cristo s’inclina avec un
sourire légèrement ironique), on se présente partout soi-même, et l’on
est bien reçu partout. Je ne peux donc en réalité vous être bon qu’à une
chose. Si quelque habitude de la vie parisienne quelque expérience du
confortable, quelque connaissance de nos bazars peuvent me recomman-
der à vous, je me mets à votre disposition pour vous trouver une maison
convenable. Je n’ose vous proposer de partager mon logement comme j’ai
partagé le vôtre à Rome, moi qui ne professe pas l’égoïsme, mais qui suis
égoïste par excellence ; car chez moi excepté moi, il ne tiendrait pas une
ombre, à moins que cette ombre ne fût celle d’une femme.
— Ah ! fit le comte, voici une réserve toute conjugale. Vous m’avez en
effet, monsieur, dit à Rome quelques mots d’un mariage ébauché ; dois-je
vous féliciter sur votre prochain bonheur ?
— La chose est toujours à l’état de projet, monsieur le comte.
— Et qui dit projet, reprit Debray, veut dire éventualité.
— Non pas ! dit Morcerf ; mon père y tient, et j’espère bien, avant peu,
vous présenter, sinon ma femme, du moins ma future : mademoiselle Eu-
génie Danglars.
— Eugénie Danglars ! reprit Monte-Cristo ; attendez donc : son père
n’est-il pas M. le baron Danglars ?
— Oui, répondit Morcerf ; mais baron de nouvelle création.
— Oh ! qu’importe ? répondit Monte-Cristo, s’il a rendu à l’État des
services qui lui aient mérité cette distinction.
— D’énormes, dit Beauchamp. Il a, quoique libéral dans l’âme, com-
plété en 1829 un emprunt de six millions pour le roi Charles X, qui l’a, ma
foi, fait baron et chevalier de la Légion d’honneur, de sorte qu’il porte le
ruban, non pas à la poche de son gilet, comme on pourrait le croire, mais
bel et bien à la boutonnière de son habit.
— Ah ! dit Morcerf en riant, Beauchamp, Beauchamp, gardez cela pour
Le Corsaire et Le Charivari ; mais devant moi épargnez mon futur beau-
père. »
Puis se retournant vers Monte-Cristo :
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« Mais vous avez tout à l’heure prononcé son nom comme quelqu’un
qui connaîtrait le baron ? dit-il.
— Je ne le connais pas, dit négligemment Monte-Cristo ; mais je ne
tarderai pas probablement à faire sa connaissance, attendu que j’ai un
crédit ouvert sur lui par les maisons Richard et Blount de Londres, Arstein
et Eskeles de Vienne, et Thomson et French de Rome. »
Et en prononçant ces deux derniers noms, Monte-Cristo regarda du
coin de l’œil Maximilien Morrel.
Si l’étranger s’était attendu à produire de l’effet sur Maximilien Mor-
rel, il ne s’était pas trompé. Maximilien tressaillit comme s’il eût reçu une
commotion électrique.
« Thomson et French, dit-il : connaissez-vous cette maison, mon-
sieur ?
— Ce sont mes banquiers dans la capitale du monde chrétien, répondit
tranquillement le comte ; puis-je vous être bon à quelque chose auprès
d’eux.
— Oh ! monsieur le comte, vous pourriez nous aider peut-être dans des
recherches jusqu’à présent infructueuses ; cette maison a autrefois rendu
un service à la nôtre, et a toujours, je ne sais pourquoi, nié nous avoir
rendu ce service.
— À vos ordres, monsieur, répondit Monte-Cristo en s’inclinant.
— Mais, dit Morcerf, nous nous sommes singulièrement écartés, à pro-
pos de M. Danglars, du sujet de notre conversation. Il était question de
trouver une habitation convenable au comte de Monte-Cristo ; voyons,
messieurs, cotisons-nous pour avoir une idée. Où logerons-nous cet hôte
nouveau du Grand-Paris ?
— Faubourg Saint-Germain, dit Château-Renaud : monsieur trouvera
là un charmant petit hôtel entre cour et jardin.
— Bah ! Château-Renaud, dit Debray, vous ne connaissez que votre
triste et maussade faubourg Saint-Germain, ne l’écoutez pas, monsieur le
comte, logez-vous Chaussée-d’Antin : c’est le véritable centre de Paris. »
— Boulevard de l’Opéra, dit Beauchamp ; au premier, une maison à
balcon. Monsieur le comte y fera apporter des coussins de drap d’argent,
et verra, en fumant sa chibouque, ou en avalant ses pilules, toute la capi-
tale défiler sous ses yeux.
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vous, Morrel ?
— Le temps de donner ma carte à M. le comte, qui veut bien me pro-
mettre de venir nous faire une petite visite, rue Meslay, 14.
— Soyez sûr que je n’y manquerai pas, monsieur », dit en s’inclinant
le comte.
Et Maximilien Morrel sortit avec le baron de Château-Renaud, laissant
Monte-Cristo seul avec Morcerf.
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CHAPITRE XLI
La présentation
Q
A trouva en tête-à-tête avec Monte-Cristo :
« Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de commencer
avec vous mon métier de cicérone en vous donnant le spécimen
d’un appartement de garçon. Habitué aux palais d’Italie, ce sera pour vous
une étude à faire que de calculer dans combien de pieds carrés peut vivre
un des jeunes gens de Paris qui ne passent pas pour être les plus mal logés.
À mesure que nous passerons d’une chambre à l’autre, nous ouvrirons les
fenêtres pour que vous respiriez. »
Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et le salon du rez-
de-chaussée. Albert le conduisit d’abord à son atelier ; c’était, on se le
rappelle, sa pièce de prédilection.
Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes les choses qu’Al-
bert avait entassées dans cette pièce : vieux bahuts, porcelaines du Japon,
étoffes d’Orient, verroteries de Venise, armes de tous les pays du monde,
tout lui était familier, et, au premier coup d’œil, il reconnaissait le siècle,
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le pays et l’origine.
Morcerf avait cru être l’explicateur, et c’était lui au contraire qui fai-
sait, sous la direction du comte, un cours d’archéologie, de minéralogie et
d’histoire naturelle. On descendit au premier. Albert introduisit son hôte
dans le salon. Ce salon était tapissé des œuvres des peintres modernes ;
il y avait des paysages de Dupré, aux longs roseaux, aux arbres élancés,
aux vaches beuglantes et aux ciels merveilleux ; il y avait des cavaliers
arabes de Delacroix, aux longs burnous blancs, aux ceintures brillantes,
aux armes damasquinées, dont les chevaux se mordaient avec rage, tan-
dis que les hommes se déchiraient avec des masses de fer ; des aquarelles
de Boulanger, représentant tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur
qui fait du peintre l’émule du poète ; il y avait des toiles de Diaz, qui fait
les fleurs plus belles que les fleurs, le soleil plus brillant que le soleil ; des
dessins de Decamps, aussi colorés que ceux de Salvator Rosa, mais plus
poétiques ; des pastels de Giraud et de Muller, représentant des enfants
aux têtes d’ange, des femmes aux traits de vierge ; des croquis arrachés
à l’album du voyage d’Orient de Dauzats, qui avaient été crayonnés en
quelques secondes sur la selle d’un chameau ou sous le dôme d’une mos-
quée ; enfin tout ce que l’art moderne peut donner en échange et en dé-
dommagement de l’art perdu et envolé avec les siècles précédents.
Albert s’attendait à montrer, cette fois du moins, quelque chose de
nouveau à l’étrange voyageur ; mais à son grand étonnement, celui-
ci, sans avoir besoin de chercher les signatures, dont quelques-unes
d’ailleurs n’étaient présentes que par des initiales, appliqua à l’instant
même le nom de chaque auteur à son œuvre, de façon qu’il était facile de
voir que non seulement chacun de ces noms lui était connu, mais encore
que chacun de ces talents avait été apprécié et étudié par lui.
Du salon on passa dans la chambre à coucher. C’était à la fois un mo-
dèle d’élégance et de goût sévère : là un seul portrait, mais signé Léopold
Robert, resplendissait dans son cadre d’or mat.
Ce portrait attira tout d’abord les regards du comte de Monte-Cristo,
car il fit trois pas rapides dans la chambre et s’arrêta tout à coup devant
lui.
C’était celui d’une jeune femme de vingt-cinq à vingt-six ans, au teint
brun, au regard de feu, voilé sous une paupière languissante ; elle portait
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comtesse, qui, quoique mariés depuis plus de vingt ans, sont encore unis
comme au premier jour. »
Monte-Cristo jeta un regard rapide sur Albert, comme pour chercher
une intention cachée à ses paroles ; mais il était évident que le jeune
homme les avait dites dans toute la simplicité de son âme.
« Maintenant, dit Albert, vous avez vu toutes mes richesses, monsieur
le comte, permettez-moi de vous les offrir, si indignes qu’elles soient ;
regardez-vous comme étant ici chez vous, et, pour vous mettre plus à
votre aise encore, veuillez m’accompagner jusque chez M. de Morcerf, à
qui j’ai écrit de Rome le service que vous m’avez rendu, à qui j’ai annoncé
la visite que vous m’aviez promise ; et, je puis le dire, le comte et la com-
tesse attendaient avec impatience qu’il leur fût permis de vous remercier.
Vous êtes un peu blasé sur toutes choses, je le sais, monsieur le comte, et
les scènes de famille n’ont pas sur Simbad le marin beaucoup d’action :
vous avez vu d’autres scènes ! Cependant acceptez que je vous propose,
comme initiation à la vie parisienne, la vie de politesses, de visites et de
présentations. »
Monte-Cristo s’inclina pour répondre ; il acceptait la proposition sans
enthousiasme et sans regrets, comme une des convenances de société
dont tout homme comme il faut se fait un devoir. Albert appela son va-
let de chambre, et lui ordonna d’aller prévenir M. et Mᵐᵉ de Morcerf de
l’arrivée prochaine du comte de Monte-Cristo.
Albert le suivit avec le comte.
En arrivant dans l’antichambre du comte, on voyait au-dessus de la
porte qui donnait dans le salon un écusson qui, par son entourage riche
et son harmonie avec l’ornementation de la pièce, indiquait l’importance
que le propriétaire de l’hôtel attachait à ce blason.
Monte-Cristo s’arrêta devant ce blason, qu’il examina avec attention.
« D’azur à sept merlettes d’or posées en bande. C’est sans doute l’écus-
son de votre famille, monsieur ? demanda-t-il. À part la connaissance des
pièces du blason qui me permet de le déchiffrer, je suis fort ignorant en
matière héraldique, moi, comte de hasard, fabriqué par la Toscane à l’aide
d’une commanderie de Saint-Étienne, et qui me fusse passé d’être grand
seigneur si l’on ne m’eût répété que, lorsqu’on voyage beaucoup, c’est
chose absolument nécessaire. Car enfin il faut bien, ne fût-ce que pour que
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les douaniers ne vous visitent pas, avoir quelque chose sur les panneaux
de sa voiture. Excusez-moi donc si je vous fais une pareille question.
— Elle n’est aucunement indiscrète, monsieur, dit Morcerf avec la sim-
plicité de la conviction, et vous aviez deviné juste : ce sont nos armes,
c’est-à-dire celles du chef de mon père ; mais elles sont, comme vous
voyez, accolées à un écusson qui est de gueule à la tour d’argent, et qui
est du chef de ma mère ; par les femmes je suis Espagnol, mais la maison
de Morcerf est française, et, à ce que j’ai entendu dire, même une des plus
anciennes du Midi de la France.
— Oui, reprit Monte-Cristo, c’est ce qu’indiquent les merlettes. Presque
tous les pèlerins armés qui tentèrent ou qui firent la conquête de la Terre
Sainte prirent pour armes ou des croix, signe de la mission à laquelle ils
s’étaient voués, ou des oiseaux voyageurs, symbole du long voyage qu’ils
allaient entreprendre et qu’ils espéraient accomplir sur les ailes de la foi.
Un de vos aïeux paternels aura été de quelqu’une de vos croisades, et,
en supposant que ce ne soit que celle de saint Louis, cela nous fait déjà
remonter au treizième siècle, ce qui est encore fort joli.
— C’est possible, dit Morcerf : il y a quelque part dans le cabinet de
mon père un arbre généalogique qui nous dira cela, et sur lequel j’avais
autrefois des commentaires qui eussent fort édifié d’Hozier et Jaucourt.
À présent, je n’y pense plus ; cependant je vous dirai, monsieur le comte,
et ceci rentre dans mes attributions de cicérone, que l’on commence à
s’occuper beaucoup de ces choses-là sous notre gouvernement populaire.
— Eh bien, alors, votre gouvernement aurait bien dû choisir dans son
passé quelque chose de mieux que ces deux pancartes que j’ai remarquées
sur vos monuments, et qui n’ont aucun sens héraldique. Quant à vous, vi-
comte, reprit Monte-Cristo en revenant à Morcerf, vous êtes plus heureux
que votre gouvernement, car vos armes sont vraiment belles et parlent à
l’imagination. Oui, c’est bien cela, vous êtes à la fois de Provence et d’Es-
pagne ; c’est ce qui explique, si le portrait que vous m’avez montré est
ressemblant, cette belle couleur brune que j’admirais si fort sur le visage
de la noble Catalane. »
Il eût fallu être Œdipe ou le Sphinx lui-même pour deviner l’ironie
que mit le comte dans ces paroles, empreintes en apparence de la plus
grande politesse ; aussi Morcerf le remercia-t-il d’un sourire, et, passant
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tain.
Celui-ci se leva et salua profondément la comtesse, qui s’inclina à son
tour, muette et cérémonieuse.
« Eh, mon Dieu ! madame, demanda le comte, qu’avez-vous donc ?
serait-ce par hasard la chaleur de ce salon qui vous fait mal ?
— Souffrez-vous, ma mère ? » s’écria le vicomte en s’élançant au-
devant de Mercédès.
Elle les remercia tous deux avec un sourire.
« Non, dit-elle, mais j’ai éprouvé quelque émotion en voyant pour la
première fois celui sans l’intervention duquel nous serions en ce moment
dans les larmes et dans le deuil. Monsieur, continua la comtesse en s’avan-
çant avec la majesté d’une reine, je vous dois la vie de mon fils, et pour
ce bienfait je vous bénis. Maintenant je vous rends grâce pour le plaisir
que vous me faites en me procurant l’occasion de vous remercier comme
je vous ai béni, c’est-à-dire du fond du cœur. »
Le comte s’inclina encore, mais plus profondément que la première
fois ; il était plus pâle encore que Mercédès.
« Madame, dit-il, M. le comte et vous me récompensez trop généreuse-
ment d’une action bien simple. Sauver un homme, épargner un tourment
à un père, ménager la sensibilité d’une femme, ce n’est point faire une
bonne œuvre, c’est faire acte d’humanité. »
À ces mots, prononcés avec une douceur et une politesse exquises,
Mᵐᵉ de Morcerf répondit avec un accent profond :
« Il est bien heureux pour mon fils, monsieur, de vous avoir pour ami,
et je remercie Dieu qui a fait les choses ainsi. »
Et Mercédès leva ses beaux yeux au ciel avec une gratitude si infinie,
que le comte crut y voir trembler deux larmes.
M. de Morcerf s’approcha d’elle.
« Madame, dit-il, j’ai déjà fait mes excuses à M. le comte d’être obligé
de le quitter, et vous les lui renouvellerez, je vous prie. La séance ouvre à
deux heures, il en est trois, et je dois parler.
— Allez, monsieur, je tâcherai de faire oublier votre absence à notre
hôte, dit la comtesse avec le même accent de sensibilité. Monsieur le
comte, continua-t-elle en se retournant vers Monte-Cristo, nous fera-t-
il l’honneur de passer le reste de la journée avec nous ?
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cinq ans. Au surplus, rappelez-vous, ma mère, combien son œil est vif,
combien ses cheveux sont noirs et combien son front, quoique pâle, est
exempt de rides ; c’est une nature non seulement vigoureuse, mais encore
jeune. »
La comtesse baissa la tête comme sous un flot trop lourd d’amères
pensées.
« Et cet homme s’est pris d’amitié pour vous, Albert ? demanda-t-elle
avec un frissonnement nerveux.
— Je le crois madame.
— Et vous… l’aimez-vous aussi ?
— Il me plaît, madame, quoi qu’en dise Franz d’Épinay, qui voulait le
faire passer à mes yeux pour un homme revenant de l’autre monde. »
La comtesse fit un mouvement de terreur.
« Albert, dit-elle d’une voix altérée, je vous ai toujours mis en garde
contre les nouvelles connaissances. Maintenant vous êtes homme, et vous
pourriez me donner des conseils à moi-même ; cependant je vous répète :
Soyez prudent, Albert.
— Encore faudrait-il, chère mère, pour que le conseil me fût profitable,
que je susse d’avance de quoi me méfier. Le comte ne joue jamais, le comte
ne boit que de l’eau dorée par une goutte de vin d’Espagne ; le comte s’est
annoncé si riche que, sans se faire rire au nez, il ne pourrait m’emprunter
d’argent : que voulez-vous que je craigne de la part du comte ?
— Vous avez raison, dit la comtesse, et mes terreurs sont folles, ayant
pour objet surtout un homme qui vous a sauvé la vie. À propos, votre
père l’a-t-il bien reçu, Albert ? Il est important que nous soyons plus que
convenables avec le comte. M. de Morcerf est parfois occupé, ses affaires
le rendent soucieux, et il se pourrait que, sans le vouloir…
— Mon père a été parfait, madame, interrompit Albert ; je dirai plus : il
a paru infiniment flatté de deux ou trois compliments des plus adroits que
le comte lui a glissés avec autant de bonheur que d’à-propos, comme s’il
l’eût connu depuis trente ans. Chacune de ces petites flèches louangeuses
a dû chatouiller mon père, ajouta Albert en riant, de sorte qu’ils se sont
quittés les meilleurs amis du monde, que M. de Morcerf voulait même
l’emmener à la Chambre pour lui faire entendre son discours. »
La comtesse ne répondit pas ; elle était absorbée dans une rêverie si
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLI
profonde que ses yeux s’étaient fermés peu à peu. Le jeune homme, de-
bout devant elle, la regardait avec cet amour filial plus tendre et plus af-
fectueux chez les enfants dont les mères sont jeunes et belles encore ; puis,
après avoir vu ses yeux se fermer, il l’écouta respirer un instant dans sa
douce immobilité, et, la croyant assoupie, il s’éloigna sur la pointe du pied,
poussant avec précaution la porte de la chambre où il laissait sa mère.
« Ce diable d’homme, murmura-t-il en secouant la tête, je lui ai bien
prédit là-bas qu’il ferait sensation dans le monde : je mesure son effet sur
un thermomètre infaillible. Ma mère l’a remarqué, donc il faut qu’il soit
bien remarquable. »
Et il descendit à ses écuries, non sans un dépit secret de ce que, sans
y avoir même songé, le comte de Monte-Cristo avait mis la main sur un
attelage qui renvoyait ses bais au numéro 2 dans l’esprit des connaisseurs.
« Décidément, dit-il, les hommes ne sont pas égaux ; il faudra que je
prie mon père de développer ce théorème à la Chambre haute. »
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CHAPITRE XLII
Monsieur Bertuccio
P
le comte était arrivé chez lui ; il avait mis six
minutes pour faire le chemin. Ces six minutes avaient suffi pour
qu’il fût vu de vingt jeunes gens qui, connaissant le prix de l’at-
telage qu’ils n’avaient pu acheter eux-mêmes, avaient mis leur monture
au galop pour entrevoir le splendide seigneur qui se donnait des chevaux
de dix mille francs la pièce.
La maison choisie par Ali, et qui devait servir de résidence de ville à
Monte-Cristo, était située à droite en montant les Champs-Élysées, pla-
cée entre cour et jardin ; un massif fort touffu, qui s’élevait au milieu de la
cour, masquait une partie de la façade ; autour de ce massif s’avançaient,
pareilles à deux bras, deux allées qui, s’étendant à droite et à gauche, ame-
naient à partir de la grille, les voitures à un double perron supportant à
chaque marche un vase de porcelaine plein de fleurs. Cette maison, iso-
lée au milieu d’un large espace, avait, outre l’entrée principale, une autre
entrée donnant sur la rue de Ponthieu.
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CHAPITRE XLIII
La maison d’Auteuil
M
C qu’en descendant le perron, Ber-
tuccio s’était signé à la manière des Corses, c’est-à-dire en
coupant l’air en croix avec le pouce, et qu’en prenant sa place
dans la voiture il avait marmotté tout bas une courte prière. Tout autre
qu’un homme curieux eût eu pitié de la singulière répugnance manifes-
tée par le digne intendant pour la promenade méditée extra muros par le
comte ; mais, à ce qu’il paraît, celui-ci était trop curieux pour dispenser
Bertuccio de ce petit voyage.
En vingt minutes on fut à Auteuil. L’émotion de l’intendant avait été
toujours croissant. En entrant dans le village, Bertuccio, rencogné dans
l’angle de la voiture, commença à examiner avec une émotion fiévreuse
chacune des maisons devant lesquelles on passait.
« Vous ferez arrêter rue de la Fontaine, au n° 28 », dit le comte en
fixant impitoyablement son regard sur l’intendant, auquel il donnait cet
ordre.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIII
Méran… »
Et il parut chercher.
« Un vieux gentilhomme continua le concierge, un fidèle serviteur des
Bourbons, il avait une fille unique qu’il avait mariée à M. de Villefort, qui
a été procureur du roi à Nîmes et ensuite à Versailles. »
Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertuccio plus livide que
le mur contre lequel il s’appuyait pour ne pas tomber.
« Et cette fille n’est-elle pas morte ? demanda Monte-Cristo ; il me
semble que j’ai entendu dire cela.
— Oui, monsieur, il y a vingt et un ans, et depuis ce temps-là nous
n’avons pas revu trois fois le pauvre cher marquis.
— Merci, merci, dit Monte-Cristo, jugeant à la prostration de l’inten-
dant qu’il ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer de la bri-
ser ; merci ! Donnez-moi de la lumière, brave homme.
— Accompagnerai-je monsieur ?
— Non, c’est inutile, Bertuccio m’éclairera. »
Et Monte-Cristo accompagna ces paroles du don de deux pièces d’or
qui soulevèrent une explosion de bénédictions et de soupirs.
« Ah ! monsieur ! dit le concierge après avoir cherché inutilement sur
le rebord de la cheminée et sur les planches y attenantes, c’est que je n’ai
pas de bougies ici.
— Prenez une des lanternes de la voiture, Bertuccio, et montrez-moi
les appartements », dit le comte.
L’intendant obéit sans observation, mais il était facile à voir, au trem-
blement de la main qui tenait la lanterne, ce qu’il lui en coûtait pour obéir.
On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste ; un premier étage com-
posé d’un salon, d’une salle de bain et de deux chambres à coucher. Par
une de ces chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant dont
l’extrémité aboutissait au jardin.
« Tiens, voilà un escalier de dégagement, dit le comte, c’est assez com-
mode. Éclairez-moi, monsieur Bertuccio ; passez devant, et allons où cet
escalier nous conduira.
— Monsieur, dit Bertuccio, il va au jardin.
— Et comment savez-vous cela, je vous prie ?
— C’est-à-dire qu’il doit y aller.
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— Eh bien, assurons-nous-en. »
Bertuccio poussa un soupir et marcha devant. L’escalier aboutissait
effectivement au jardin.
À la porte extérieure l’intendant s’arrêta.
« Allons donc, monsieur Bertuccio ! » dit le comte.
Mais celui auquel il s’adressait était abasourdi, stupide, anéanti. Ses
yeux égarés cherchaient tout autour de lui comme les traces d’un passé
terrible, et de ses mains crispées il semblait essayer de repousser des sou-
venirs affreux.
« Eh bien ? insista le comte.
— Non ! non ! s’écria Bertuccio en posant la main à l’angle du mur
intérieur ; non, monsieur, je n’irai pas plus loin, c’est impossible !
— Qu’est-ce à dire ? articula la voix irrésistible de Monte-Cristo.
— Mais vous voyez bien, monsieur, s’écria l’intendant, que cela n’est
point naturel ; qu’ayant une maison à acheter à Paris, vous l’achetiez jus-
tement à Auteuil, et que l’achetant à Auteuil, cette maison soit le n° 28 de
la rue de la Fontaine ! Ah ! pourquoi ne vous ai-je pas tout dit là-bas, mon-
seigneur. Vous n’auriez certes pas exigé que je vinsse. J’espérais que la
maison de monsieur le comte serait une autre maison que celle-ci. Comme
s’il n’y avait d’autre maison à Auteuil que celle de l’assassinat !
— Oh ! oh ! fit Monte-Cristo s’arrêtant tout à coup, quel vilain mot
venez-vous de prononcer là ! Diable d’homme ! Corse enraciné ! toujours
des mystères ou des superstitions ! Voyons, prenez cette lanterne et visi-
tons le jardin ; avec moi vous n’aurez pas peur, j’espère ! »
Bertuccio ramassa la lanterne et obéit.
La porte, en s’ouvrant, découvrit un ciel blafard dans lequel la lune
s’efforçait vainement de lutter contre une mer de nuages qui la couvraient
de leurs flots sombres qu’elle illuminait un instant, et qui allaient ensuite
se perdre, plus sombres encore, dans les profondeurs de l’infini.
L’intendant voulut appuyer sur la gauche.
« Non pas, monsieur, dit Monte-Cristo, à quoi bon suivre les allées ?
voici une belle pelouse, allons devant nous. »
Bertuccio essuya la sueur qui coulait de son front, mais obéit ; ce-
pendant, il continuait de prendre à gauche. Monte-Cristo, au contraire,
appuyait à droite. Arrivé près d’un massif d’arbres, il s’arrêta.
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en France, en 1829, il vous envoya vers moi, muni d’une lettre de recom-
mandation dans laquelle il me recommandait vos précieuses qualités. Eh
bien, je vais écrire à l’abbé ; je le rendrai responsable de son protégé, et je
saurai sans doute ce que c’est que toute cette affaire d’assassinat. Seule-
ment, je vous préviens, monsieur Bertuccio, que lorsque je vis dans un
pays, j’ai l’habitude de me conformer à ses lois, et que je n’ai pas envie
de me brouiller pour vous avec la justice de France.
— Oh ! ne faites pas cela, Excellence, je vous ai servi fidèlement, n’est-
ce pas ? s’écria Bertuccio au désespoir, j’ai toujours été honnête homme,
et j’ai même, le plus que j’ai pu, fait de bonnes actions.
— Je ne dis pas non, reprit le comte, mais pourquoi diable êtes-vous
agité de la sorte ? C’est mauvais signe : une conscience pure n’amène pas
tant de pâleur sur les joues, tant de fièvre dans les mains d’un homme…
— Mais, monsieur le comte, reprit en hésitant Bertuccio, ne m’avez-
vous pas dit vous-même que M. l’abbé Busoni, qui a entendu ma confes-
sion dans les prisons de Nîmes, vous avait prévenu, en m’envoyant chez
vous, que j’avais un lourd reproche à me faire ?
— Oui, mais comme il vous adressait à moi en me disant que vous
feriez un excellent intendant, j’ai cru que vous aviez volé, voilà tout !
— Oh ! monsieur le comte ! fit Bertuccio avec mépris.
— Ou que, comme vous étiez Corse, vous n’aviez pu résister au désir
de faire une peau, comme on dit dans le pays par antiphrase, quand au
contraire on en défait une.
— Eh bien, oui, monseigneur, oui, mon bon seigneur, c’est cela ! s’écria
Bertuccio en se jetant aux genoux du comte ; oui, c’est une vengeance, je
le jure, une simple vengeance.
— Je comprends, mais ce que je ne comprends pas, c’est que ce soit
cette maison justement qui vous galvanise à ce point.
— Mais, monseigneur, n’est-ce pas bien naturel, reprit Bertuccio,
puisque c’est dans cette maison que la vengeance s’est accomplie ?
— Quoi ! ma maison !
— Oh ! monseigneur, elle n’était pas encore à vous, répondit naïve-
ment Bertuccio.
— Mais à qui donc était-elle ? à M. le marquis de Saint-Méran, nous
a dit, je crois, le concierge. Que diable aviez-vous donc à vous venger du
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marquis de Saint-Méran ?
— Oh ! ce n’était pas de lui, monseigneur, c’était d’un autre.
— Voilà une étrange rencontre, dit Monte-Cristo paraissant céder à ses
réflexions, que vous vous trouviez comme cela par hasard, sans prépara-
tion aucune, dans une maison où s’est passée une scène qui vous donne
de si affreux remords.
— Monseigneur, dit l’intendant, c’est la fatalité qui amène tout cela,
j’en suis bien sûr : d’abord, vous achetez une maison juste à Auteuil, cette
maison est celle où j’ai commis un assassinat ; vous descendez au jardin
juste par l’escalier où il est descendu ; vous vous arrêtez juste à l’endroit
où il reçut le coup ; à deux pas, sous ce platane, était la fosse où il venait
d’enterrer l’enfant : tout cela n’est pas du hasard, non, car en ce cas le
hasard ressemblerait trop à la Providence.
— Eh bien, voyons, monsieur le Corse, supposons que ce soit la Pro-
vidence ; je suppose toujours tout ce qu’on veut, moi ; d’ailleurs aux es-
prits malades il faut faire des concessions. Voyons, rappelez vos esprits et
racontez-moi cela.
— Je ne l’ai jamais raconté qu’une fois, et c’était à l’abbé Busoni. De
pareilles choses, ajouta Bertuccio en secouant la tête, ne se disent que
sous le sceau de la confession.
— Alors, mon cher Bertuccio, dit le comte, vous trouverez bon que je
vous renvoie à votre confesseur ; vous vous ferez avec lui chartreux ou
bernardin, et vous causerez de vos secrets. Mais, moi, j’ai peur d’un hôte
effrayé par de pareils fantômes ; je n’aime point que mes gens n’osent
point se promener le soir dans mon jardin. Puis, je l’avoue, je serais peu
curieux de quelque visite de commissaire de police ; car, apprenez ceci,
maître Bertuccio : en Italie, on ne paie la justice que si elle se tait, mais
en France on ne la paie au contraire que quand elle parle. Peste ! je vous
croyais bien un peu Corse, beaucoup contrebandier, fort habile intendant,
mais je vois que vous avez encore d’autres cordes à votre arc. Vous n’êtes
plus à moi, monsieur Bertuccio.
— Oh ! monseigneur ! monseigneur ! s’écria l’intendant frappé de ter-
reur à cette menace ; oh ! s’il ne tient qu’à cela que je demeure à votre
service, je parlerai, je dirai tout ; et si je vous quitte, eh bien, alors ce sera
pour marcher à l’échafaud.
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CHAPITRE XLIV
La vendetta
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a bien fait de tuer mon frère qui était bonapartiste, parce que vous êtes
royaliste, vous ; eh bien, moi, qui suis bonapartiste aussi, je vous déclare
une chose : c’est que je vous tuerai, vous. À partir de ce moment je vous
déclare la vendetta ; ainsi, tenez-vous bien, et gardez-vous de votre mieux,
car la première fois que nous nous trouverons face à face, c’est que votre
dernière heure sera venue.
« Et là-dessus, avant qu’il fût revenu de sa surprise, j’ouvris la porte
et je m’enfuis.
— Ah ! ah ! dit Monte-Cristo, avec votre honnête figure, vous faites
de ces choses-là, monsieur Bertuccio, et à un procureur du roi, encore ! Fi
donc ! et savait-il au moins ce que cela voulait dire ce mot vendea ?
— Il le savait si bien qu’à partir de ce moment il ne sortit plus seul et
se calfeutra chez lui, me faisant chercher partout. Heureusement j’étais
si bien caché qu’il ne put me trouver. Alors la peur le prit, il trembla de
rester plus longtemps à Nîmes ; il sollicita son changement de résidence,
et, comme c’était en effet un homme influent, il fut nommé à Versailles ;
mais, vous le savez, il n’y a pas de distance pour un Corse qui a juré de se
venger de son ennemi, et sa voiture, si bien menée qu’elle fût, n’a jamais
eu plus d’une demi-journée d’avance sur moi, qui cependant la suivis à
pied.
« L’important n’était pas de le tuer, cent fois j’en avais trouvé l’occa-
sion ; mais il fallait le tuer sans être découvert et surtout sans être arrêté.
Désormais je ne m’appartenais plus : j’avais à protéger et à nourrir ma
belle-sœur. Pendant trois mois je guettai M. de Villefort ; pendant trois
mois il ne fit pas un pas, une démarche, une promenade, que mon regard
ne le suivît là où il allait. Enfin, je découvris qu’il venait mystérieusement
à Auteuil : je le suivis encore et je le vis entrer dans cette maison où nous
sommes ; seulement, au lieu d’entrer comme tout le monde par la grande
porte de la rue, il venait soit à cheval, soit en voiture, laissait voiture ou
cheval à l’auberge, et entrait par cette petite porte que vous voyez là. »
Monte-Cristo fit de la tête un signe qui prouvait qu’au milieu de l’obs-
curité il distinguait en effet l’entrée indiquée par Bertuccio.
« Je n’avais plus besoin de rester à Versailles, je me fixai à Auteuil
et je m’informai. Si je voulais le prendre, c’était évidemment là qu’il me
fallait tendre mon piège.
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tout au bout de la rue d’Enfer, et, après avoir pris la précaution de couper
le lange en deux, de manière qu’une des deux lettres qui le marquaient
continuât d’envelopper le corps de l’enfant, je déposai mon fardeau dans
le tour, je sonnai et je m’enfuis à toutes jambes. Quinze jours après, j’étais
de retour à Rogliano, et je disais à Assunta :
« – Console-toi, ma sœur ; Israël est mort, mais je l’ai vengé.
« Alors elle me demanda l’explication de ces paroles, et je lui racontai
tout ce qui s’était passé.
« – Giovanni, me dit Assunta, tu aurais dû rapporter cet enfant, nous
lui eussions tenu lieu des parents qu’il a perdus, nous l’eussions appelé
Benedetto, et en faveur de cette bonne action Dieu nous eût bénis effec-
tivement.
« Pour toute réponse je lui donnai la moitié de lange que j’avais
conservée, afin de faire réclamer l’enfant si nous étions plus riches.
— Et de quelles lettres était marqué ce lange ? demanda Monte-Cristo.
— D’un H et d’un N surmontés d’un tortil de baron.
— Je crois, Dieu me pardonne ! que vous vous servez de termes de
blason, monsieur Bertuccio ! Où diable avez-vous fait vos études héral-
diques ?
— À votre service, monsieur le comte, où l’on apprend toutes choses.
— Continuez, je suis curieux de savoir deux choses.
— Lesquelles, monseigneur ?
— Ce que devint ce petit garçon ; ne m’avez-vous pas dit que c’était
un petit garçon, monsieur Bertuccio ?
— Non, Excellence ; je ne me rappelle pas avoir parlé de cela.
— Ah ! je croyais avoir entendu, je me serai trompé.
— Non, vous ne vous êtes pas trompé, car c’était effectivement un petit
garçon ; mais Votre Excellence désirait, disait-elle, savoir deux choses :
quelle est la seconde ?
— La seconde était le crime dont vous étiez accusé quand vous de-
mandâtes un confesseur, et que l’abbé Busoni alla vous trouver sur cette
demande dans la prison de Nîmes.
— Peut-être ce récit sera-t-il bien long, Excellence.
— Qu’importe ? il est dix heures à peine, vous savez que je ne dors pas,
et je suppose que de votre côté vous n’avez pas grande envie de dormir. »
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— Oh ! pardon, Excellence !
— Non ! non ! c’est que la philosophie à dix heures et demie du soir,
c’est un peu tard. Mais je n’ai pas d’autre observation à faire, attendu que
je la trouve exacte, ce qu’on ne peut pas dire de toutes les philosophies.
— Mes courses devinrent donc de plus en plus étendues, de plus en
plus fructueuses. Assunta était ménagère, et notre petite fortune s’arron-
dissait. Un jour que je partais pour une course :
« – Va, dit-elle et à ton retour je te ménage une surprise.
« Je l’interrogeais inutilement : elle ne voulut rien me dire et je partis.
« La course dura près de six semaines ; nous avions été à Lucques
charger de l’huile, et à Livourne prendre des cotons anglais ; notre débar-
quement se fit sans événement contraire, nous réalisâmes nos bénéfices
et nous revînmes tout joyeux.
« En rentrant dans la maison, la première chose que je vis à l’endroit
le plus apparent de la chambre d’Assunta, dans un berceau somptueux
relativement au reste de l’appartement, fut un enfant de sept à huit mois.
Je jetai un cri de joie. Les seuls moments de tristesse que j’eusse éprouvés
depuis l’assassinat du procureur du roi m’avaient été causés par l’abandon
de cet enfant. Il va sans dire que de remords de l’assassinat lui-même je
n’en avais point eu.
« La pauvre Assunta avait tout deviné : elle avait profité de mon ab-
sence, et, munie de la moitié du lange, ayant inscrit, pour ne point l’ou-
blier, le jour et l’heure précis où l’enfant avait été déposé à l’hospice, elle
était partie pour Paris et avait été elle-même le réclamer. Aucune objec-
tion ne lui avait été faite, et l’enfant lui avait été remis.
« Ah ! j’avoue, monsieur le comte, qu’en voyant cette pauvre créa-
ture dormant dans son berceau, ma poitrine se gonfla, et que des larmes
sortirent de mes yeux.
« – En vérité, Assunta, m’écriai-je, tu es une digne femme, et la Pro-
vidence te bénira.
— Ceci, dit Monte-Cristo, est moins exact que votre philosophie ; il est
vrai que ce n’est que la foi.
— Hélas ! Excellence, reprit Bertuccio, vous avez bien raison, et ce
fut cet enfant lui-même que Dieu chargea de ma punition. Jamais nature
plus perverse ne se déclara plus prématurément, et cependant on ne dira
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIV
pas qu’il fut mal élevé, car ma sœur le traitait comme le fils d’un prince ;
c’était un garçon d’une figure charmante, avec des yeux d’un bleu clair
comme ces tons de faïences chinoises qui s’harmonisent si bien avec le
blanc laiteux du ton général ; seulement ses cheveux d’un blond trop vif
donnaient à sa figure un caractère étrange, qui doublait la vivacité de son
regard et la malice de son sourire. Malheureusement il y a un proverbe
qui dit que le roux est tout bon ou tout mauvais ; le proverbe ne mentit
pas pour Benedetto, et dès sa jeunesse il se montra tout mauvais. Il est
vrai aussi que la douceur de sa mère encouragea ses premiers penchants ;
l’enfant, pour qui ma pauvre sœur allait au marché de la ville, située à
quatre ou cinq lieues de là, acheter les premiers fruits et les sucreries les
plus délicates, préférait aux oranges de Palma et aux conserves de Gênes
les châtaignes volées au voisin en franchissant les haies, ou les pommes
séchées dans son grenier, tandis qu’il avait à sa disposition les châtaignes
et les pommes de notre verger.
« Un jour, Benedetto pouvait avoir cinq ou six ans, le voisin Wasilio,
qui, selon les habitudes de notre pays, n’enfermait ni sa bourse ni ses
bijoux, car, monsieur le comte le sait aussi bien que personne, en Corse il
n’y a pas de voleurs, le voisin Wasilio se plaignit à nous qu’un louis avait
disparu de sa bourse ; on crut qu’il avait mal compté, mais lui prétendait
être sûr de son fait. Ce jour-là Benedetto avait quitté la maison dès le
matin, et c’était une grande inquiétude chez nous, lorsque le soir nous le
vîmes revenir traînant un singe qu’il avait trouvé, disait-il, tout enchaîné
au pied d’un arbre.
« Depuis un mois la passion du méchant enfant, qui ne savait quelle
chose s’imaginer, était d’avoir un singe. Un bateleur qui était passé à Ro-
gliano, et qui avait plusieurs de ces animaux dont les exercices l’avaient
fort réjoui, lui avait inspiré sans doute cette malheureuse fantaisie.
« – On ne trouve pas de singe dans nos bois, lui dis-je, et surtout de
singe enchaîné ; avoue-moi donc comment tu t’es procuré celui-ci.
« Benedetto soutint son mensonge, et l’accompagna de détails qui fai-
saient plus d’honneur à son imagination qu’à sa véracité ; je m’irritai, il
se mit à rire ; je le menaçai, il fit deux pas en arrière.
« – Tu ne peux pas me battre, dit-il, tu n’en as pas le droit, tu n’es pas
mon père.
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« Nous ignorâmes toujours qui lui avait révélé ce fatal secret, que nous
lui avions caché cependant avec tant de soin ; quoi qu’il en soit, cette ré-
ponse, dans laquelle l’enfant se révéla tout entier, m’épouvanta presque,
mon bras levé retomba effectivement sans toucher le coupable ; l’enfant
triompha, et cette victoire lui donna une telle audace qu’à partir de ce
moment tout l’argent d’Assunta, dont l’amour semblait augmenter pour
lui à mesure qu’il en était moins digne, passa en caprices qu’elle ne savait
pas combattre, en folies qu’elle n’avait pas le courage d’empêcher. Quand
j’étais à Rogliano, les choses marchaient encore assez convenablement ;
mais dès que j’étais parti, c’était Benedetto qui était devenu le maître de
la maison, et tout tournait à mal. Âgé de onze ans à peine, tous ses cama-
rades étaient choisis parmi des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans, les
plus mauvais sujets de Bastia et de Corte, et déjà, pour quelques espiègle-
ries qui méritaient un nom plus sérieux, la justice nous avait donné des
avertissements.
« Je fus effrayé ; toute information pouvait avoir des suites funestes :
j’allais justement être forcé de m’éloigner de la Corse pour une expédi-
tion importante. Je réfléchis longtemps, et, dans le pressentiment d’éviter
quelque malheur, je me décidai à emmener Benedetto avec moi. J’espé-
rais que la vie active et rude de contrebandier, la discipline sévère du
bord, changeraient ce caractère prêt à se corrompre, s’il n’était pas déjà
affreusement corrompu.
« Je tirai donc Benedetto à part et lui fis la proposition de me suivre, en
entourant cette proposition de toutes les promesses qui peuvent séduire
un enfant de douze ans.
« Il me laissa aller jusqu’au bout, et lorsque j’eus finis, éclatant de rire :
« – Êtes-vous fou, mon oncle ? dit-il (il m’appelait ainsi quand il était
de belle humeur) ; moi changer la vie que je mène contre celle que vous
menez, ma bonne et excellente paresse contre l’horrible travail que vous
vous êtes imposé ! passer la nuit au froid, le jour au chaud ; se cacher
sans cesse ; quand on se montre recevoir des coups de fusil, et tout cela
pour gagner un peu d’argent ! L’argent, j’en ai tant que j’en veux ! mère
Assunta m’en donne quand je lui en demande. Vous voyez donc bien que
je serais un imbécile si j’acceptais ce que vous me proposez.
« J’étais stupéfait de cette audace et de ce raisonnement. Benedetto
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petit mousse accourut tout effaré en disant qu’il avait vu une escouade
de douaniers se diriger de notre côté. Ce n’était pas précisément l’es-
couade qui nous effrayait : à chaque instant, surtout dans ce moment-là,
des compagnies entières rôdaient sur les bords du Rhône ; mais c’étaient
les précautions qu’au dire de l’enfant cette escouade prenait pour ne pas
être vue. En un instant nous fûmes sur pied, mais il était déjà trop tard ;
notre barque, évidemment l’objet des recherches, était entourée. Parmi
les douaniers, je remarquai quelques gendarmes ; et, aussi timide à la vue
de ceux-ci que j’étais brave ordinairement à la vue de tout autre corps
militaire, je descendis dans la cale, et, me glissant par un sabord, je me
laissai couler dans le fleuve, puis je nageai entre deux eaux, ne respirant
qu’à de longs intervalles, si bien que je gagnai sans être vu une tranchée
que l’on venait de faire, et qui communiquait du Rhône au canal qui se
rend de Beaucaire à Aigues-Mortes. Une fois arrivé là, j’étais sauvé, car
je pouvais suivre sans être vu cette tranchée. Je gagnai donc le canal sans
accident. Ce n’était pas par hasard et sans préméditation que j’avais suivi
ce chemin ; j’ai déjà parlé à Votre Excellence d’un aubergiste de Nîmes qui
avait établi sur la route de Bellegarde à Beaucaire une petite hôtellerie.
— Oui, dit Monte-Cristo, je me souviens parfaitement. Ce digne
homme, si je ne me trompe, était même votre associé.
— C’est cela, répondit Bertuccio ; mais depuis sept ou huit ans, il avait
cédé son établissement à un ancien tailleur de Marseille qui, après s’être
ruiné dans son état, avait voulu essayer de faire sa fortune dans un autre.
Il va sans dire que les petits arrangements que nous avions faits avec le
premier propriétaire furent maintenus avec le second ; c’était donc à cet
homme que je comptais demander asile.
— Et comment se nommait cet homme ? demanda le comte, qui pa-
raissait commencer à reprendre quelque intérêt au récit de Bertuccio.
— Il s’appelait Gaspard Caderousse, il était marié à une femme du
village de la Carconte, et que nous ne connaissions pas sous un autre nom
que celui de son village ; c’était une pauvre femme atteinte de la fièvre des
marais, qui s’en allait mourant de langueur. Quant à l’homme, c’était un
robuste gaillard de quarante à quarante-cinq ans, qui plus d’une fois nous
avait, dans des circonstances difficiles, donné des preuves de sa présence
d’esprit et de son courage.
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« En effet, la nuit était venue pendant cette discussion, et, avec la nuit,
l’orage qui menaçait depuis une demi-heure. On entendait gronder sour-
dement le tonnerre dans le lointain ; mais ni le bijoutier, ni Caderousse, ni
la Carconte, ne paraissaient s’en occuper, possédés qu’ils étaient tous les
trois du démon du gain. Moi-même, j’éprouvais une étrange fascination à
la vue de tout cet or et de tous ces billets. Il me semblait que je faisais un
rêve, et, comme il arrive dans un rêve, je me sentais enchaîné à ma place.
« Caderousse compta et recompta l’or et les billets, puis il les passa à
sa femme, qui les compta et recompta à son tour.
« Pendant ce temps, le bijoutier faisait miroiter le diamant sous les
rayons de la lampe, et le diamant jetait des éclairs qui lui faisaient oublier
ceux qui, précurseurs de l’orage, commençaient à enflammer les fenêtres.
« – Eh bien, le compte y est-il ? demanda le bijoutier.
« – Oui, dit Caderousse ; donne le portefeuille et cherche un sac, Car-
conte.
« La Carconte alla à une armoire et revint apportant un vieux porte-
feuille de cuir, duquel on tira quelques lettres graisseuses à la place des-
quelles on remit les billets, et un sac dans lequel étaient enfermés deux
ou trois écus de six livres, qui composaient probablement toute la fortune
du misérable ménage.
« – Là, dit Caderousse, quoique vous nous ayez soulevé une dizaine de
mille francs peut-être, voulez-vous souper avec nous ? c’est de bon cœur.
« – Merci, dit le bijoutier, il doit se faire tard, et il faut que je retourne
à Beaucaire ; ma femme serait inquiète » ; il tira sa montre. « Morbleu !
s’écria-t-il, neuf heures bientôt, je ne serai pas à Beaucaire avant minuit.
Adieu, mes petits enfants ; s’il vous revient par hasard des abbés Busoni,
pensez à moi.
« – Dans huit jours, vous ne serez plus à Beaucaire, dit Caderousse,
puisque la foire finit la semaine prochaine.
« – Non, mais cela ne fait rien ; écrivez-moi à Paris, à M. Joannès, au
Palais-Royal, galerie de Pierre, n° 45, je ferai le voyage exprès si cela en
vaut la peine.
« Un coup de tonnerre retentit, accompagné d’un éclair si violent qu’il
effaça presque la clarté de la lampe.
« – Oh ! oh ! dit Caderousse, vous allez partir par ce temps-là ?
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CHAPITRE XLV
La pluie de sang
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« Je me soulevai sur un bras, j’ouvris les yeux, qui ne virent rien dans
les ténèbres, et je portai la main à mon front, sur lequel il me semblait que
dégouttait à travers les planches de l’escalier une pluie tiède et abondante.
« Le plus profond silence avait succédé à ce bruit affreux. J’entendis
les pas d’un homme qui marchait au-dessus de ma tête, ses pas firent
craquer l’escalier. L’homme descendit dans la salle inférieure, s’approcha
de la cheminée et alluma une chandelle.
« Cet homme, c’était Caderousse ; il avait le visage pâle, et sa chemise
était tout ensanglantée.
« La chandelle allumée, il remonta rapidement l’escalier, et j’entendis
de nouveau ses pas rapides et inquiets.
« Un instant après il redescendit. Il tenait à la main l’écrin ; il s’as-
sura que le diamant était bien dedans, chercha un instant dans laquelle de
ses poches il le mettrait ; puis, sans doute, ne considérant point sa poche
comme une cachette assez sûre, il le roula dans son mouchoir rouge, qu’il
tourna autour de son cou.
« Puis il courut à l’armoire, en tira ses billets et son or, mit les uns dans
le gousset de son pantalon, l’autre dans la poche de sa veste, prit deux ou
trois chemises, et, s’élançant vers la porte, il disparut dans l’obscurité.
Alors tout devint clair et lucide pour moi ; je me reprochai ce qui venait
d’arriver, comme si j’eusse été le vrai coupable. Il me sembla entendre des
gémissements : le malheureux bijoutier pouvait n’être pas mort ; peut-être
était-il en mon pouvoir, en lui portant secours, de réparer une partie du
mal non pas que j’avais fait, mais que j’avais laissé faire. J’appuyai mes
épaules contre une de ces planches mal jointes qui séparaient l’espèce
de tambour dans lequel j’étais couché de la salle inférieure ; les planches
cédèrent, et je me trouvai dans la maison.
« Je courus à la chandelle, et je m’élançai dans l’escalier ; un corps le
barrait en travers, c’était le cadavre de la Carconte.
« Le coup de pistolet que j’avais entendu avait été tiré sur elle : elle
avait la gorge traversée de part en part, et outre sa double blessure qui
coulait à flots, elle vomissait le sang par la bouche. Elle était tout à fait
morte. J’enjambai par-dessus son corps, et je passai.
« La chambre offrait l’aspect du plus affreux désordre. Deux ou trois
meubles étaient renversés ; les draps, auxquels le malheureux bijoutier
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLV
ses détails. Ce que j’avais fait par entraînement obtint le même résultat
que si je l’eusse fait par calcul, l’aveu de ce premier assassinat, que rien ne
me forçait de lui révéler, lui prouva que je n’avais pas commis le second,
et il me quitta en m’ordonnant d’espérer, et en promettant de faire tout ce
qui serait en son pouvoir pour convaincre mes juges de mon innocence.
« J’eus la preuve qu’en effet il s’était occupé de moi quand je vis ma
prison s’adoucir graduellement, et quand j’appris qu’on attendrait pour
me juger les assises qui devaient suivre celles pour lesquelles on se ras-
semblait.
« Dans cet intervalle, la Providence permit que Caderousse fût pris
à l’étranger et ramené en France. Il avoua tout, rejetant la préméditation
et surtout l’instigation sur sa femme. Il fut condamné aux galères perpé-
tuelles, et moi mis en liberté.
— Et ce fut alors, dit Monte-Cristo, que vous vous présentâtes chez
moi porteur d’une lettre de l’abbé Busoni ?
— Oui, Excellence, il avait pris à moi un intérêt visible.
« – Votre état de contrebandier vous perdra, me dit-il ; si vous sortez
d’ici, quittez-le.
« – Mais mon père, demandai-je, comment voulez-vous que je vive et
que je fasse vivre ma pauvre sœur ?
« – Un de mes pénitents, me répondit-il, a une grande estime pour
moi, et m’a chargé de lui chercher un homme de confiance. Voulez-vous
être cet homme ? je vous adresserai à lui.
« – Ô mon père ! m’écriai-je, que de bonté !
« – Mais vous me jurez que je n’aurai jamais à me repentir.
« J’étendis la main pour faire serment.
« – C’est inutile, dit-il, je connais et j’aime les Corses, voici ma re-
commandation.
« Et il écrivit les quelques lignes que je vous remis, et sur lesquelles
Votre Excellence eut la bonté de me prendre à son service. Maintenant je
le demande avec orgueil à Votre Excellence, a-t-elle jamais eu à se plaindre
de moi ?
— Non, répondit le comte ; et, je le confesse avec plaisir, vous êtes un
bon serviteur, Bertuccio, quoique vous manquiez de confiance.
— Moi, monsieur le comte !
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLV
— Oui, vous. Comment se fait-il que vous ayez une sœur et un fils
adoptif, et que, cependant vous ne m’ayez jamais parlé ni de l’une ni de
l’autre !
— Hélas ! Excellence, c’est qu’il me reste à vous dire la partie la plus
triste de ma vie. Je partis pour la Corse. J’avais hâte, vous le comprenez
bien, de revoir et de consoler ma pauvre sœur ; mais quand j’arrivai à
Rogliano, je trouvai la maison en deuil ; il y avait eu une scène horrible
et dont les voisins gardent encore le souvenir ! Ma pauvre sœur, selon
mes conseils, résistait aux exigences de Benedetto, qui, à chaque instant,
voulait se faire donner tout l’argent qu’il y avait à la maison. Un matin,
il la menaça, et disparut pendant toute la journée. Elle pleura, car cette
chère Assunta avait pour le misérable un cœur de mère. Le soir vint, elle
l’attendit sans se coucher. Lorsque, à onze heures, il rentra avec deux de
ses amis, compagnons ordinaires de toutes ses folies, alors elle lui tendit
les bras ; mais eux s’emparèrent d’elle, et l’un des trois, je tremble que ce
ne soit cet infernal enfant, l’un des trois s’écria :
« – Jouons à la question, et il faudra bien qu’elle avoue où est son
argent.
« Justement le voisin Wasilio était à Bastia ; sa femme seule était restée
à la maison. Nul, excepté elle, ne pouvait ni voir ni entendre ce qui se
passait chez ma sœur. Deux retinrent la pauvre Assunta, qui ne pouvant
croire à la possibilité d’un pareil crime, souriait à ceux qui allaient devenir
ses bourreaux, le troisième alla barricader portes et fenêtres, puis il revint,
et tous trois réunis, étouffant les cris que la terreur lui arrachait devant
ces préparatifs plus sérieux, approchèrent les pieds d’Assunta du brasier
sur lequel ils comptaient pour lui faire avouer où était caché notre petit
trésor ; mais, dans la lutte, le feu prit à ses vêtements : ils lâchèrent alors la
patiente, pour ne pas être brûlés eux-mêmes. Tout en flammes elle courut
à la porte, mais la porte était fermée.
« Elle s’élança vers la fenêtre, mais la fenêtre était barricadée. Alors la
voisine entendit des cris affreux : c’était Assunta qui appelait au secours.
Bientôt sa voix fut étouffée ; les cris devinrent des gémissements, et le
lendemain, après une nuit de terreur et d’angoisses quand la femme de
Wasilio se hasarda de sortir de chez elle et fit ouvrir la porte de notre
maison par le juge, on trouva Assunta à moitié brûlée, mais respirant
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— Vous avez raison, en effet, et je puis vous dire ce que vous dirait
l’abbé Busoni : celui que vous avez frappé, ce Villefort, méritait un châti-
ment pour ce qu’il avait fait à vous et peut-être pour autre chose encore.
Benedetto, s’il vit, servira, comme je vous l’ai dit, à quelque vengeance
divine, puis sera puni à son tour. Quant à vous, vous n’avez en réalité
qu’un reproche à vous adresser : demandez-vous pourquoi, ayant enlevé
cet enfant à la mort, vous ne l’avez pas rendu à sa mère : là est le crime,
Bertuccio.
— Oui, monsieur, là est le crime et le véritable crime, car en cela
j’ai été un lâche. Une fois que j’eus rappelé l’enfant à la vie, je n’avais
qu’une chose à faire, vous l’avez dit, c’était de le renvoyer à sa mère.
Mais, pour cela, il me fallait faire des recherches, attirer l’attention, me
livrer peut-être ; je n’ai pas voulu mourir, je tenais à la vie par ma sœur,
par l’amour-propre inné chez nous autres de rester entiers et victorieux
dans notre vengeance ; et puis enfin, peut-être, tenais-je simplement à la
vie par l’amour même de la vie. Oh ! moi, je ne suis pas un brave comme
mon pauvre frère ! »
Bertuccio cacha son visage dans ses deux mains, et Monte-Cristo at-
tacha sur lui un long et indéfinissable regard.
Puis, après un instant de silence, rendu plus solennel encore par
l’heure et par le lieu :
« Pour terminer dignement cet entretien, qui sera le dernier sur ces
aventures, monsieur Bertuccio, dit le comte avec un accent de mélanco-
lie qui ne lui était pas habituel, retenez bien mes paroles, je les ai sou-
vent entendu prononcer par l’abbé Busoni lui-même : À tous maux il est
deux remèdes : le temps et le silence. Maintenant, monsieur Bertuccio,
laissez-moi me promener un instant dans ce jardin. Ce qui est une émo-
tion poignante pour vous, acteur dans cette scène, sera pour moi une sen-
sation presque douce et qui donnera un double prix à cette propriété. Les
arbres, voyez-vous, monsieur Bertuccio, ne plaisent que parce qu’ils font
de l’ombre, et l’ombre elle-même ne plaît que parce qu’elle est pleine de
rêveries et de visions. Voilà que j’ai acheté un jardin croyant acheter un
simple enclos fermé de murs, et point du tout, tout à coup cet enclos se
trouve être un jardin tout plein de fantômes, qui n’étaient point portés
sur le contrat. Or, j’aime les fantômes ; je n’ai jamais entendu dire que les
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLV
morts eussent fait en six mille ans autant de mal que les vivants en font
en un jour. Rentrez donc, monsieur Bertuccio, et allez dormir en paix. Si
votre confesseur, au moment suprême, est moins indulgent que ne le fut
l’abbé Busoni, faites-moi venir si je suis encore de ce monde, je vous trou-
verai des paroles qui berceront doucement votre âme au moment où elle
sera prête à se mettre en route pour faire ce rude voyage qu’on appelle
l’éternité. »
Bertuccio s’inclina respectueusement devant le comte, et s’éloigna en
poussant un soupir.
Monte-Cristo resta seul ; et, faisant quatre pas en avant :
« Ici, près de ce platane, murmura-t-il, la fosse où l’enfant fut déposé :
là-bas, la petite porte par laquelle on entrait dans le jardin ; à cet angle,
l’escalier dérobé qui conduit à la chambre à coucher. Je ne crois pas avoir
besoin d’inscrire tout cela sur mes tablettes, car voilà devant mes yeux,
autour de moi, sous mes pieds, le plan en relief, le plan vivant. »
Et le comte, après un dernier tour dans ce jardin, alla retrouver sa
voiture. Bertuccio, qui le voyait rêveur, monta sans rien dire sur le siège
auprès du cocher.
La voiture reprit le chemin de Paris.
Le soir même, à son arrivée à la maison des Champs-Élysées, le comte
de Monte-Cristo visita toute l’habitation comme eût pu le faire un homme
familiarisé avec elle depuis de longues années ; pas une seule fois, quoi-
qu’il marchât le premier, il n’ouvrit une porte pour une autre, et ne prit
un escalier ou un corridor qui ne le conduisît pas directement où il comp-
tait aller. Ali l’accompagnait dans cette revue nocturne. Le comte donna à
Bertuccio plusieurs ordres pour l’embellissement ou la distribution nou-
velle du logis, et tirant sa montre, il dit au Nubien attentif :
« Il est onze heures et demie, Haydée ne peut tarder à arriver. A-t-on
prévenu les femmes françaises ? »
Ali étendit la main vers l’appartement destiné à la belle Grecque, et
qui était tellement isolé qu’en cachant la porte derrière une tapisserie
on pouvait visiter toute la maison sans se douter qu’il y eût là un salon
et deux chambres habités ; Ali, disons-nous donc, étendit la main vers
l’appartement, montra le nombre trois avec les doigts de sa main gauche,
et sur cette même main, mise à plat, appuyant sa tête, ferma les yeux en
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLV
guise de sommeil.
« Ah ! fit Monte-Cristo, habitué à ce langage, elles sont trois qui at-
tendent dans la chambre à coucher, n’est-ce pas ?
— Oui, fit Ali en agitant la tête de haut en bas.
— Madame sera fatiguée ce soir, continua Monte-Cristo, et sans doute
elle voudra dormir ; qu’on ne la fasse pas parler : les suivantes françaises
doivent seulement saluer leur nouvelle maîtresse et se retirer ; vous veille-
rez à ce que la suivante grecque ne communique pas avec les suivantes
françaises. »
Ali s’inclina.
Bientôt on entendit héler le concierge ; la grille s’ouvrit, une voiture
roula dans l’allée et s’arrêta devant le perron. Le comte descendit ; la por-
tière était déjà ouverte ; il tendit la main à une jeune femme enveloppée
d’une mante de soie verte toute brodée d’or qui lui couvrait la tête.
La jeune femme prit la main qu’on lui tendait, la baisa avec un certain
amour mêlé de respect, et quelques mots furent échangés, tendrement de
la part de la jeune femme et avec une douce gravité de la part du comte,
dans cette langue sonore que le vieil Homère a mise dans la bouche de
ses dieux.
Alors, précédé d’Ali qui portait un flambeau de cire rose, la jeune
femme, laquelle n’était autre que cette belle Grecque, compagne ordinaire
de Monte-Cristo en Italie, fut conduite à son appartement, puis le comte
se retira dans le pavillon qu’il s’était réservé.
À minuit et demi, toutes les lumières étaient éteintes dans la maison,
et l’on eût pu croire que tout le monde dormait.
81
CHAPITRE XLVI
Le crédit illimité
L
, deux heures de l’après-midi une calèche at-
telée de deux magnifiques chevaux anglais s’arrêta devant la
porte de Monte-Cristo ; un homme vêtu d’un habit bleu, à bou-
tons de soie de même couleur, d’un gilet blanc sillonné par une énorme
chaîne d’or et d’un pantalon couleur noisette, coiffé de cheveux si noirs
et descendant si bas sur les sourcils, qu’on eût pu hésiter à les croire natu-
rels tant ils semblaient peu en harmonie avec celles des rides inférieures
qu’ils ne parvenaient point à cacher ; un homme enfin de cinquante à
cinquante-cinq ans, et qui cherchait à en paraître quarante, passa sa tête
par la portière d’un coupé sur le panneau duquel était peinte une cou-
ronne de baron, et envoya son groom demander au concierge si le comte
de Monte-Cristo était chez lui.
En attendant, cet homme considérait, avec une attention si minutieuse
qu’elle devenait presque impertinente, l’extérieur de la maison, ce que
l’on pouvait distinguer du jardin, et la livrée de quelques domestiques
82
Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVI
que l’on pouvait apercevoir allant et venant. L’œil de cet homme était vif,
mais plutôt rusé que spirituel. Ses lèvres étaient si minces, qu’au lieu de
saillir en dehors elles rentraient dans la bouche ; enfin la largeur et la pro-
éminence des pommettes, signe infaillible d’astuce, la dépression du front,
le renflement de l’occiput, qui dépassait de beaucoup de larges oreilles des
moins aristocratiques, contribuaient à donner, pour tout physionomiste,
un caractère presque repoussant à la figure de ce personnage fort recom-
mandable aux yeux du vulgaire par ses chevaux magnifiques, l’énorme
diamant qu’il portait à sa chemise et le ruban rouge qui s’étendait d’une
boutonnière à l’autre de son habit.
Le groom frappa au carreau du concierge et demanda :
« N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Monte-Cristo ?
— C’est ici que demeure Son Excellence, répondit le concierge, mais… »
Il consulta Ali du regard.
Ali fit un signe négatif.
« Mais ?… demanda le groom.
— Mais Son Excellence n’est pas visible, répondit le concierge.
— En ce cas, voici la carte de mon maître, M. le baron Danglars. Vous
la remettrez au comte de Monte-Cristo, et vous lui direz qu’en allant à la
Chambre mon maître s’est détourné pour avoir l’honneur de le voir.
— Je ne parle pas à Son Excellence, dit le concierge ; le valet de
chambre fera la commission. »
Le groom retourna vers la voiture.
« Eh bien ? » demanda Danglars.
L’enfant, assez honteux de la leçon qu’il venait de recevoir, apporta à
son maître la réponse qu’il avait reçue du concierge.
« Oh ! fit celui-ci, c’est donc un prince que ce monsieur, qu’on l’appelle
Excellence, et qu’il n’y ait que son valet de chambre qui ait le droit de lui
parler ; n’importe, puisqu’il a un crédit sur moi, il faudra bien que je le
voie quand il voudra de l’argent. »
Et Danglars se rejeta dans le fond de sa voiture en criant au cocher,
de manière qu’on pût l’entendre de l’autre côté de la route :
« À la Chambre des députés ! »
Au travers d’une jalousie de son pavillon, Monte-Cristo, prévenu à
temps, avait vu le baron et l’avait étudié, à l’aide d’une excellente lor-
83
Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVI
gnette, avec non moins d’attention que M. Danglars en avait mis lui-
même à analyser la maison, le jardin et les livrées.
« Décidément, fit-il avec un geste de dégoût et en faisant rentrer les
tuyaux de sa lunette dans leur fourreau d’ivoire, décidément c’est une
laide créature que cet homme ; comment, dès la première fois qu’on le
voit, ne reconnaît-on pas le serpent au front aplati, le vautour au crâne
bombé et la buse au bec tranchant !
« Ali ! » cria-t-il, puis il frappa un coup sur le timbre de cuivre. Ali
parut. « Appelez Bertuccio », dit-il.
Au même moment Bertuccio entra.
« Votre Excellence me faisait demander ? dit l’intendant.
— Oui, monsieur, dit le comte. Avez-vous vu les chevaux qui viennent
de s’arrêter devant ma porte ?
— Certainement, Excellence, ils sont même fort beaux.
— Comment se fait-il, dit Monte-Cristo en fronçant le sourcil, quand
je vous ai demandé les deux plus beaux chevaux de Paris, qu’il y ait à
Paris deux autres chevaux aussi beaux que les miens, et que ces chevaux
ne soient pas dans mes écuries ? »
Au froncement de sourcil et à l’intonation sévère de cette voix, Ali
baissa la tête.
« Ce n’est pas ta faute, bon Ali, dit en arabe le comte avec une dou-
ceur qu’on n’aurait pas cru pouvoir rencontrer ni dans sa voix, ni sur son
visage ; tu ne te connais pas en chevaux anglais, toi. »
La sérénité reparut sur les traits d’Ali.
« Monsieur le comte, dit Bertuccio, les chevaux dont vous me parlez
n’étaient pas à vendre. »
Monte-Cristo haussa les épaules :
« Sachez, monsieur l’intendant, que tout est toujours à vendre pour
qui sait y mettre le prix.
— M. Danglars les a payés seize mille francs, monsieur le comte.
— Eh bien, il fallait lui en offrir trente-deux mille ; il est banquier, et
un banquier ne manque jamais une occasion de doubler son capital.
— Monsieur le comte parle-t-il sérieusement ? » demanda Bertuccio.
Monte-Cristo regarda l’intendant en homme étonné qu’on ose lui
faire une question.
84
Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVI
« Ce soir, dit-il, j’ai une visite à rendre ; je veux que ces deux chevaux
soient attelés à ma voiture avec un harnais neuf. »
Bertuccio se retira en saluant ; près de la porte, il s’arrêta :
« À quelle heure, dit-il, Son Excellence compte-t-elle faire cette visite ?
— À cinq heures, dit Monte-Cristo.
— Je ferai observer à Votre Excellence qu’il est deux heures, hasarda
l’intendant.
— Je le sais », se contenta de répondre Monte-Cristo.
Puis se retournant vers Ali :
« Faites passer tous les chevaux devant madame, dit-il, qu’elle choi-
sisse l’attelage qui lui conviendra le mieux, et qu’elle me fasse dire si elle
veut dîner avec moi : dans ce cas on servira chez elle ; allez ; en descen-
dant, vous m’enverrez le valet de chambre. »
Ali venait à peine de disparaître, que le valet de chambre entra à son
tour.
« Monsieur Baptistin, dit le comte, depuis un an vous êtes à mon ser-
vice ; c’est le temps d’épreuve que j’impose d’ordinaire à mes gens : vous
me convenez. »
Baptistin s’inclina.
« Reste à savoir si je vous conviens.
— Oh ! monsieur le comte ! se hâta de dire Baptistin.
— Écoutez jusqu’au bout, reprit le comte. Vous gagnez par an quinze
cents francs, c’est-à-dire les appointements d’un bon et brave officier qui
risque tous les jours sa vie ; vous avez une table telle que beaucoup de
chefs de bureau, malheureux serviteurs infiniment plus occupés que vous,
en désireraient une pareille. Domestique, vous avez vous-même des do-
mestiques qui ont soin de votre linge et de vos effets. Outre vos quinze
cents francs de gages, vous me volez, sur les achats que vous faites pour
ma toilette, à peu près quinze cents autres francs par an.
— Oh ! Excellence !
— Je ne m’en plains pas, monsieur Baptistin, c’est raisonnable ; cepen-
dant je désire que cela s’arrête là. Vous ne retrouveriez donc nulle part
un poste pareil à celui que votre bonne fortune vous a donné. Je ne bats
jamais mes gens, je ne jure jamais, je ne me mets jamais en colère, je par-
donne toujours une erreur, jamais une négligence ou un oubli. Mes ordres
85
Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVI
sont d’ordinaire courts, mais clairs et précis ; j’aime mieux les répéter à
deux fois et même à trois, que de les voir mal interprétés. Je suis assez
riche pour savoir tout ce que je veux savoir, et je suis fort curieux, je vous
en préviens. Si j’apprenais donc que vous ayez parlé de moi en bien ou en
mal, commenté mes actions, surveillé ma conduite, vous sortiriez de chez
moi à l’instant même. Je n’avertis jamais mes domestiques qu’une seule
fois ; vous voilà averti, allez ! »
Baptistin s’inclina et fit trois ou quatre pas pour se retirer.
« À propos, reprit le comte, j’oubliais de vous dire que, chaque année,
je place une certaine somme sur la tête de mes gens. Ceux que je renvoie
perdent nécessairement cet argent, qui profite à ceux qui restent et qui
y auront droit après ma mort. Voilà un an que vous êtes chez moi, votre
fortune est commencée, continuez-la. »
Cette allocution, faite devant Ali, qui demeurait impassible, attendu
qu’il n’entendait pas un mot de français, produisit sur M. Baptistin un effet
que comprendront tous ceux qui ont étudié la psychologie du domestique
français.
« Je tâcherai de me conformer en tous points aux désirs de Votre Ex-
cellence, dit-il ; d’ailleurs je me modèlerai sur M. Ali.
— Oh ! pas du tout, dit le comte avec une froideur de marbre. Ali a
beaucoup de défauts mêlés à ses qualités ; ne prenez donc pas exemple
sur lui, car Ali est une exception ; il n’a pas de gages, ce n’est pas un do-
mestique, c’est mon esclave, c’est mon chien ; s’il manquait à son devoir,
je ne le chasserais pas, lui, je le tuerais. »
Baptistin ouvrit de grands yeux.
« Vous doutez ? » dit Monte-Cristo.
Et il répéta à Ali les mêmes paroles qu’il venait de dire en français à
Baptistin.
Ali écouta, sourit, s’approcha de son maître, mit un genou à terre, et
lui baisa respectueusement la main.
Ce petit corollaire de la leçon mit le comble à la stupéfaction de M.
Baptistin.
Le comte fit signe à Baptistin de sortir, et à Ali de le suivre. Tous deux
passèrent dans son cabinet, et là ils causèrent longtemps.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVI
À cinq heures, le comte frappa trois coups sur son timbre. Un coup
appelait Ali, deux coups Baptistin, trois coups Bertuccio.
L’intendant entra.
« Mes chevaux ! dit Monte-Cristo.
— Ils sont à la voiture, Excellence, répliqua Bertuccio. Accompagnerai-
je monsieur le comte ?
— Non, le cocher, Baptistin et Ali, voilà tout. »
Le comte descendit et vit attelés à sa voiture, les chevaux qu’il avait
admirés le matin à la voiture de Danglars.
En passant près d’eux il leur jeta un coup d’œil.
« Ils sont beaux, en effet, dit-il, et vous avez bien fait de les acheter,
seulement c’était un peu tard.
— Excellence, dit Bertuccio, j’ai eu bien de la peine à les avoir, et ils
ont coûté bien cher.
— Les chevaux en sont-ils moins beaux ? demanda le comte en haus-
sant les épaules.
— Si Votre Excellence est satisfaite, dit Bertuccio, tout est bien. Où va
Votre Excellence ?
— Rue de la Chaussée-d’Antin, chez M. le baron Danglars. »
Cette conversation se passait sur le haut du perron. Bertuccio fit un
pas pour descendre la première marche.
« Attendez, monsieur, dit Monte-Cristo en l’arrêtant. J’ai besoin d’une
terre sur le bord de la mer, en Normandie, par exemple, entre le Havre et
Boulogne. Je vous donne de l’espace, comme vous voyez. Il faudrait que,
dans cette acquisition, il y eût un petit port, une petite crique, une petite
baie, où puisse entrer et se tenir ma corvette ; elle ne tire que quinze pieds
d’eau. Le bâtiment sera toujours prêt à mettre à la mer, à quelque heure
du jour ou de la nuit qu’il me plaise de lui donner le signal. Vous vous
informerez chez tous les notaires d’une propriété dans les conditions que
je vous explique ; quand vous en aurez connaissance, vous irez la visiter,
et si vous êtes content, vous l’achèterez à votre nom. La corvette doit être
en route pour Fécamp, n’est-ce pas ?
— Le soir même où nous avons quitté Marseille, je l’ai vu mettre à la
mer.
— Et le yacht ?
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVI
Danglars se pinça les lèvres : il vit que, sur ce terrain-là, il n’était pas
de force avec Monte-Cristo, il essaya donc de revenir sur un terrain qui
lui était plus familier.
« Monsieur le comte, dit-il en s’inclinant, j’ai reçu une lettre d’avis de
la maison Thomson et French.
— J’en suis charmé, monsieur le baron. Permettez-moi de vous traiter
comme vous traitent vos gens, c’est une mauvaise habitude prise dans des
pays où il y a encore des barons, justement parce qu’on n’en fait plus. J’en
suis charmé, dis-je ; je n’aurai pas besoin de me présenter moi-même, ce
qui est toujours assez embarrassant. Vous aviez donc, disiez-vous, reçu
une lettre d’avis ?
— Oui, dit Danglars ; mais je vous avoue que je n’en ai pas parfaite-
ment compris le sens.
— Bah !
— Et j’avais même eu l’honneur de passer chez vous pour vous de-
mander quelques explications.
— Faites, monsieur, me voilà, j’écoute et suis prêt à vous entendre.
— Cette lettre, dit Danglars, je l’ai sur moi, je crois (il fouilla dans sa
poche). Oui, la voici : cette lettre ouvre à M. le comte de Monte-Cristo un
crédit illimité sur ma maison.
— Eh bien, monsieur le baron, que voyez-vous d’obscur là-dedans ?
— Rien, monsieur ; seulement le mot illimité…
— Eh bien, ce mot n’est-il pas français ?… Vous comprenez, ce sont
des Anglo-Allemands qui écrivent.
— Oh ! si fait, monsieur, et du côté de la syntaxe il n’y a rien à redire,
mais il n’en est pas de même du côté de la comptabilité.
— Est-ce que la maison Thomson et French, demanda Monte-Cristo de
l’air le plus naïf qu’il put prendre, n’est point parfaitement sûre, à votre
avis, monsieur le baron ? diable ! cela me contrarierait, car j’ai quelques
fonds placés chez elle.
— Ah ! parfaitement sûre, répondit Danglars avec un sourire presque
railleur ; mais le sens du mot illimité, en matière de finances, est tellement
vague…
— Qu’il est illimité, n’est-ce pas ? dit Monte-Cristo.
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million…
— Plaît-il ? fit Monte-Cristo.
— Je dis un million, répéta Danglars avec l’aplomb de la sottise.
— Et que ferais-je d’un million ? dit le comte. Bon Dieu ! monsieur, s’il
ne m’eût fallu qu’un million, je ne me serais pas fait ouvrir un crédit pour
une pareille misère. Un million ? mais j’ai toujours un million dans mon
portefeuille ou dans mon nécessaire de voyage. »
Et Monte-Cristo retira d’un petit carnet où étaient ses cartes de visite
deux bons de cinq cent mille francs chacun, payables au porteur, sur le
Trésor.
Il fallait assommer et non piquer un homme comme Danglars. Le coup
de massue fit son effet : le banquier chancela et eut le vertige ; il ouvrit sur
Monte-Cristo deux yeux hébétés dont la prunelle se dilata effroyablement.
« Voyons, avouez-moi, dit Monte-Cristo, que vous vous défiez de la
maison Thomson et French. Mon Dieu ! c’est tout simple ; j’ai prévu le
cas, et, quoique assez étranger aux affaires, j’ai pris mes précautions. Voici
donc deux autres lettres pareilles à celle qui vous est adressée, l’une est de
la maison Arestein et Eskoles, de Vienne, sur M. le baron de Rothschild,
l’autre est de la maison Baring, de Londres, sur M. Laffitte. Dites un mot,
monsieur, et je vous ôterai toute préoccupation, en me présentant dans
l’une ou l’autre de ces deux maisons. »
C’en était fait, Danglars était vaincu ; il ouvrit avec un tremblement
visible la lettre de Vienne et la lettre de Londres, que lui tendait du bout
des doigts le comte, vérifia l’authenticité des signatures avec une minu-
tie qui eût été insultante pour Monte-Cristo, s’il n’eût pas fait la part de
l’égarement du banquier.
« Oh ! monsieur, voilà trois signatures qui valent bien des millions,
dit Danglars en se levant comme pour saluer la puissance de l’or person-
nifiée en cet homme qu’il avait devant lui. Trois crédits illimités sur nos
maisons ! Pardonnez-moi, monsieur le comte, mais tout en cessant d’être
défiant, on peut demeurer encore étonné.
— Oh ! ce n’est pas une maison comme la vôtre qui s’étonnerait ainsi,
dit Monte-Cristo avec toute sa politesse ; ainsi, vous pourrez donc m’en-
voyer quelque argent, n’est-ce pas ?
— Parlez, monsieur le comte ; je suis à vos ordres.
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CHAPITRE XLVII
L
, du comte, traversa une longue file d’apparte-
ments remarquables par leur lourde somptuosité et leur fas-
tueux mauvais goût, et arriva jusqu’au boudoir de Mᵐᵉ Dan-
glars, petite pièce octogone tendue de satin rose recouvert de mousseline
des Indes ; les fauteuils étaient en vieux bois doré et en vieilles étoffes ;
les dessus des portes représentaient des bergeries dans le genre de Bou-
cher ; enfin deux jolis pastels en médaillon, en harmonie avec le reste de
l’ameublement, faisaient de cette petite chambre la seule de l’hôtel qui
eût quelque caractère ; il est vrai qu’elle avait échappé au plan général
arrêté entre M. Danglars et son architecte, une des plus hautes et des plus
éminentes célébrités de l’Empire, et que c’était la baronne et Lucien De-
bray seulement qui s’en étaient réservé la décoration. Aussi M. Danglars,
grand admirateur de l’antique à la manière dont le comprenait le Direc-
toire, méprisait-il fort ce coquet petit réduit, où, au reste, il n’était admis
en général qu’à la condition qu’il ferait excuser sa présence en amenant
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se ruiner qui m’a envoyé ce matin son intendant, mais le fait est que j’ai
gagné seize mille francs dessus ; ne me boudez pas, et je vous en donnerai
quatre mille, et deux mille à Eugénie. »
Mᵐᵉ Danglars laissa tomber sur son mari un regard écrasant.
« Oh ! mon Dieu ! s’écria Debray.
— Quoi donc ? demanda la baronne.
— Mais je ne me trompe pas, ce sont vos chevaux, vos propres chevaux
attelés à la voiture du comte.
— Mes gris pommelé ! » s’écria Mᵐᵉ Danglars.
Et elle s’élança vers la fenêtre.
« En effet, ce sont eux », dit-elle.
Danglars était stupéfait.
« Est-ce possible ? dit Monte-Cristo en jouant l’étonnement.
— C’est incroyable ! » murmura le banquier.
La baronne dit deux mots à l’oreille de Debray, qui s’approcha à son
tour de Monte-Cristo.
« La baronne vous fait demander combien son mari vous a vendu son
attelage.
— Mais je ne sais trop, dit le comte, c’est une surprise que mon inten-
dant m’a faite, et… qui m’a coûté trente mille francs, je crois. »
Debray alla reporter la réponse à la baronne.
Danglars était si pâle et si décontenancé, que le comte eut l’air de le
prendre en pitié.
« Voyez, lui dit-il, combien les femmes sont ingrates : cette prévenance
de votre part n’a pas touché un instant la baronne ; ingrate n’est pas le
mot, c’est folle que je devrais dire. Mais que voulez-vous, on aime toujours
ce qui nuit ; aussi, le plus court, croyez-moi, cher baron, est toujours de
les laisser faire à leur tête ; si elles se la brisent, au moins, ma foi ! elles ne
peuvent s’en prendre qu’à elles. »
Danglars ne répondit rien, il prévoyait dans un prochain avenir une
scène désastreuse ; déjà le sourcil de Mᵐᵉ la baronne s’était froncé, et
comme celui de Jupiter olympien, présageait un orage ; Debray, qui le
sentait grossir, prétexta une affaire et partit. Monte-Cristo, qui ne voulait
pas gâter la position qu’il voulait conquérir en demeurant plus longtemps,
salua Mᵐᵉ Danglars et se retira, livrant le baron à la colère de sa femme.
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Ali sourit.
« Eh bien, écoute, dit Monte-Cristo. Tout à l’heure une voiture passera
emportée par deux chevaux gris pommelé, les mêmes que j’avais hier.
Dusses-tu te faire écraser, il faut que tu arrêtes cette voiture devant ma
porte. »
Ali descendit dans la rue et traça devant la porte une ligne sur le pavé :
puis il rentra et montra la ligne au comte, qui l’avait suivi des yeux.
Le comte lui frappa doucement sur l’épaule : c’était sa manière de
remercier Ali. Puis le Nubien alla fumer sa chibouque sur la borne qui
formait l’angle de la maison et de la rue, tandis que Monte-Cristo rentrait
sans plus s’occuper de rien.
Cependant, vers cinq heures, c’est-à-dire l’heure où le comte attendait
la voiture, on eût pu voir naître en lui les signes presque imperceptibles
d’une légère impatience : il se promenait dans une chambre donnant sur la
rue, prêtant l’oreille par intervalles, et de temps en temps se rapprochant
de la fenêtre, par laquelle il apercevait Ali poussant des bouffées de tabac
avec une régularité indiquant que le Nubien était tout à cette importante
occupation.
Tout à coup on entendit un roulement lointain, mais qui se rappro-
chait avec la rapidité de la foudre ; puis une calèche apparut dont le co-
cher essayait inutilement de retenir les chevaux, qui s’avançaient furieux,
hérissés, bondissant avec des élans insensés.
Dans la calèche, une jeune femme et un enfant de sept à huit ans, se
tenant embrassés, avaient perdu par l’excès de la terreur jusqu’à la force
de pousser un cri ; il eût suffi d’une pierre sous la roue ou d’un arbre
accroché pour briser tout à fait la voiture, qui craquait. La voiture tenait
le milieu du pavé, et on entendait dans la rue les cris de terreur de ceux
qui la voyaient venir.
Soudain Ali pose sa chibouque, tire de sa poche le lasso, le lance, enve-
loppe d’un triple tour les jambes de devant du cheval de gauche, se laisse
entraîner trois ou quatre pas par la violence de l’impulsion ; mais, au bout
de trois ou quatre pas, le cheval enchaîné s’abat, tombe sur la flèche, qu’il
brise, et paralyse les efforts que fait le cheval resté debout pour continuer
sa course. Le cocher saisit cet instant de répit pour sauter en bas de son
siège ; mais déjà Ali a saisi les naseaux du second cheval avec ses doigts
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— Mᵐᵉ Danglars ?… j’ai cet honneur, et ma joie est double de vous voir
sauvée du péril que ces chevaux vous ont fait courir ; car ce péril, c’est à
moi que vous eussiez pu l’attribuer : j’avais acheté hier ces chevaux au
baron ; mais la baronne a paru tellement les regretter, que je les lui ai
renvoyés hier en la priant de les accepter de ma main.
— Mais alors vous êtes donc le comte de Monte-Cristo dont Hermine
m’a tant parlé hier ?
— Oui, madame, fit le comte.
— Moi, monsieur, je suis Mᵐᵉ Héloïse de Villefort. »
Le comte salua en homme devant lequel on prononce un nom parfai-
tement inconnu.
« Oh ! que M. de Villefort sera reconnaissant ! reprit Héloise car enfin
il vous devra notre vie à tous deux : vous lui avez rendu sa femme et son
fils. Assurément, sans votre généreux serviteur, ce cher enfant et moi,
nous étions tués.
— Hélas ! madame ! je frémis encore du péril que vous avez couru.
— Oh ! j’espère que vous me permettrez de récompenser dignement
le dévouement de cet homme.
— Madame, répondit Monte-Cristo, ne me gâtez pas Ali, je vous prie,
ni par des louanges, ni par des récompenses : ce sont des habitudes que
je ne veux pas qu’il prenne. Ali est mon esclave ; en vous sauvant la vie il
me sert, et c’est son devoir de me servir.
— Mais il a risqué sa vie, dit Mᵐᵉ de Villefort, à qui ce ton de maître
imposait singulièrement.
— J’ai sauvé cette vie, madame, répondit Monte-Cristo, par consé-
quent elle m’appartient. »
Mᵐᵉ de Villefort se tut : peut-être réfléchissait-elle à cet homme qui,
du premier abord, faisait une si profonde impression sur les esprits.
Pendant cet instant de silence, le comte put considérer à son aise l’en-
fant que sa mère couvrait de baisers. Il était petit, grêle, blanc de peau
comme les enfants roux, et cependant une forêt de cheveux noirs, rebelles
à toute frisure, couvrait son front bombé, et, tombant sur ses épaules en
encadrant son visage, redoublait la vivacité de ses yeux pleins de malice
sournoise et de juvénile méchanceté ; sa bouche, à peine redevenue ver-
meille, était fine de lèvres et large d’ouverture ; les traits de cet enfant
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de huit ans annonçaient déjà douze ans au moins. Son premier mouve-
ment fut de se débarrasser par une brusque secousse des bras de sa mère,
et d’aller ouvrir le coffret d’où le comte avait tiré le flacon d’élixir ; puis
aussitôt, sans en demander la permission à personne, et en enfant habitué
à satisfaire tous ses caprices, il se mit à déboucher les fioles.
« Ne touchez pas à cela, mon ami, dit vivement le comte, quelques-
unes de ces liqueurs sont dangereuses, non seulement à boire, mais même
à respirer. »
Mᵐᵉ de Villefort pâlit et arrêta le bras de son fils qu’elle ramena vers
elle ; mais, sa crainte calmée, elle jeta aussitôt sur le coffret un court mais
expressif regard que le comte saisit au passage.
En ce moment Ali entra.
Mᵐᵉ de Villefort fit un mouvement de joie, et ramena l’enfant plus
près d’elle encore :
« Édouard, dit-elle, vois-tu ce bon serviteur : il a été bien courageux,
car il a exposé sa vie pour arrêter les chevaux qui nous emportaient et la
voiture qui allait se briser. Remercie-le donc, car probablement sans lui, à
cette heure, serions-nous morts tous les deux. »
L’enfant allongea les lèvres et tourna dédaigneusement la tête.
« Il est trop laid », dit-il.
Le comte sourit comme si l’enfant venait de remplir une de ses espé-
rances ; quant à Mᵐᵉ de Villefort, elle gourmanda son fils avec une mo-
dération qui n’eût, certes, pas été du goût de Jean-Jacques Rousseau si le
petit Édouard se fût appelé Émile.
« Vois-tu, dit en arabe le comte à Ali, cette dame prie son fils de te
remercier pour la vie que tu leur as sauvée à tous deux, et l’enfant répond
que tu es trop laid. »
Ali détourna un instant sa tête intelligente et regarda l’enfant sans
expression apparente ; mais un simple frémissement de sa narine apprit
à Monte-Cristo que l’Arabe venait d’être blessé au cœur.
« Monsieur, demanda Mᵐᵉ de Villefort en se levant pour se retirer,
est-ce votre demeure habituelle que cette maison ?
— Non, madame, répondit le comte, c’est une espèce de pied-à-terre
que j’ai acheté : j’habite avenue des Champs-Élysées, n° 30. Mais je vois
que vous êtes tout à fait remise, et que vous désirez vous retirer. Je viens
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CHAPITRE XLVIII
Idéologie
S
de Monte-Cristo eût vécu depuis longtemps dans le
monde parisien, il eût apprécié en toute sa valeur la démarche
que faisait près de lui M. de Villefort.
Bien en cour, que le roi régnant fût de la branche aînée ou de la branche
cadette, que le ministre gouvernant fût doctrinaire, libéral ou conserva-
teur ; réputé habile par tous, comme on répute généralement habiles les
gens qui n’ont jamais éprouvé d’échecs politiques ; haï de beaucoup, mais
chaudement protégé par quelques-uns sans cependant être aimé de per-
sonne, M. de Villefort avait une des hautes positions de la magistrature,
et se tenait à cette hauteur comme un Harlay ou comme un Molé. Son
salon, régénéré par une jeune femme et par une fille de son premier ma-
riage à peine âgée de dix-huit ans, n’en était pas moins un de ces salons
sévères de Paris où l’on observe le culte des traditions et la religion de
l’étiquette. La politesse froide, la fidélité absolue aux principes gouver-
nementaux, un mépris profond des théories et des théoriciens, la haine
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLVIII
porte de Monte-Cristo.
Le valet de chambre annonça M. de Villefort au moment où le comte,
incliné sur une grande table, suivait sur une carte un itinéraire de Saint-
Pétersbourg en Chine.
Le procureur du roi entra du même pas grave et compassé qu’il en-
trait au tribunal ; c’était bien le même homme, ou plutôt la suite du même
homme que nous avons vu autrefois substitut à Marseille. La nature,
conséquente avec ses principes, n’avait rien changé pour lui au cours
qu’elle devait suivre. De mince, il était devenu maigre, de pâle il était de-
venu jaune ; ses yeux enfoncés étaient caves, et ses lunettes aux branches
d’or, en posant sur l’orbite, semblaient faire partie de la figure ; excepté sa
cravate blanche, le reste de son costume était parfaitement noir, et cette
couleur funèbre n’était tranchée que par le léger liséré de ruban rouge
qui passait imperceptible par sa boutonnière et qui semblait une ligne de
sang tracée au pinceau.
Si maître de lui que fût Monte-Cristo, il examina avec une visible cu-
riosité, en lui rendant son salut, le magistrat qui, défiant par habitude et
peu crédule surtout quant aux merveilles sociales, était plus disposé à voir
dans le noble étranger – c’était ainsi qu’on appelait déjà Monte-Cristo –
un chevalier d’industrie venant exploiter un nouveau théâtre, ou un mal-
faiteur en état de rupture de ban, qu’un prince du Saint-Siège ou un sultan
des Mille et une Nuits.
« Monsieur, dit Villefort avec ce ton glapissant affecté par les magis-
trats dans leurs périodes oratoires, et dont ils ne peuvent ou ne veulent
pas se défaire dans la conversation, monsieur, le service signalé que vous
avez rendu hier à ma femme et à mon fils me fait un devoir de vous re-
mercier. Je viens donc m’acquitter de ce devoir et vous exprimer toute ma
reconnaissance. »
Et, en prononçant ces paroles, l’œil sévère du magistrat n’avait rien
perdu de son arrogance habituelle. Ces paroles qu’il venait de dire, il les
avait articulées avec sa voix de procureur général, avec cette raideur in-
flexible de cou et d’épaules qui faisait comme nous le répétons, dire à ses
flatteurs qu’il était la statue vivante de la loi.
« Monsieur, répliqua le comte à son tour avec une froideur glaciale,
je suis fort heureux d’avoir pu conserver un fils à sa mère, car on dit que
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comme vous, je n’avais rien à faire, je chercherais une moins triste oc-
cupation.
— C’est vrai, monsieur, reprit Monte-Cristo, et l’homme est une laide
chenille pour celui qui l’étudie au microscope solaire. Mais vous venez
de dire, je crois, que je n’avais rien à faire. Voyons, par hasard, croyez-
vous avoir quelque chose à faire, vous, monsieur ? ou, pour parler plus
clairement, croyez-vous que ce que vous faites vaille la peine de s’appeler
quelque chose ? »
L’étonnement de Villefort redoubla à ce second coup si rudement
porté par cet étrange adversaire ; il y avait longtemps que le magistrat
ne s’était entendu dire un paradoxe de cette force, ou plutôt, pour parler
plus exactement, c’était la première fois qu’il l’entendait.
Le procureur du roi se mit à l’œuvre pour répondre.
« Monsieur, dit-il, vous êtes étranger, et, vous le dites vous-même, je
crois, une portion de votre vie s’est écoulée dans les pays orientaux ; vous
ne savez donc pas combien la justice humaine, expéditive en ces contrées
barbares, a chez nous des allures prudentes et compassées.
— Si fait, monsieur, si fait ; c’est le pede claudo antique. Je sais tout
cela, car c’est surtout de la justice de tous les pays que je me suis occupé,
c’est la procédure criminelle de toutes les nations que j’ai comparée à la
justice naturelle ; et, je dois le dire, monsieur, c’est encore cette loi des
peuples primitifs c’est-à-dire la loi du talion, que j’ai le plus trouvée selon
le cœur de Dieu.
— Si cette loi était adoptée, monsieur, dit le procureur du roi, elle sim-
plifierait fort nos codes, et c’est pour le coup que nos magistrats n’au-
raient, comme vous le disiez tout à l’heure, plus grand-chose à faire.
— Cela viendra peut-être, dit Monte-Cristo, vous savez que les inven-
tions humaines marchent du composé au simple, et que le simple est tou-
jours la perfection.
— En attendant, monsieur, dit le magistrat, nos codes existent avec
leurs articles contradictoires, tirés des coutumes gauloises, des lois ro-
maines, des usages francs ; or, la connaissance de toutes ces lois-là, vous
en conviendrez, ne s’acquiert pas sans de longs travaux, et il faut une
longue étude pour acquérir cette connaissance, et une grande puissance
de tête, cette connaissance une fois acquise, pour ne pas l’oublier.
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— Je suis de cet avis-là, monsieur ; mais tout ce que vous savez, vous, à
l’égard de ce code français, je le sais moi, non seulement à l’égard du code
de toutes les nations : les lois anglaises, turques, japonaises, hindoues,
me sont aussi familières que les lois françaises ; et j’avais donc raison
de dire que, relativement (vous savez que tout est relatif, monsieur), que
relativement à tout ce que j’ai fait, vous avez bien peu de chose à faire, et
que relativement à ce que j’ai appris, vous avez encore bien des choses à
apprendre.
— Mais dans quel but avez-vous appris tout cela ? » reprit Villefort
étonné.
Monte-Cristo sourit.
« Bien, monsieur, dit-il ; je vois que, malgré la réputation qu’on vous a
faite d’homme supérieur, vous voyez toute chose au point de vue matériel
et vulgaire de la société, commençant à l’homme et finissant à l’homme,
c’est-à-dire au point de vue le plus restreint et le plus étroit qu’il ait été
permis à l’intelligence humaine d’embrasser.
— Expliquez-vous, monsieur, dit Villefort de plus en plus étonné, je
ne vous comprends pas… très bien.
— Je dis, monsieur, que, les yeux fixés sur l’organisation sociale des
nations, vous ne voyez que les ressorts de la machine, et non l’ouvrier su-
blime qui la fait agir, je dis que vous ne reconnaissez devant vous et autour
de vous que les titulaires des places dont les brevets ont été signés par des
ministres ou par un roi, et que les hommes que Dieu a mis au-dessus des
titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à pour-
suivre au lieu d’une place à remplir, je dis que ceux-là échappent à votre
courte vue. C’est le propre de la faiblesse humaine aux organes débiles
et incomplets. Tobie prenait l’ange qui venait lui rendre la vue pour un
jeune homme ordinaire. Les nations prenaient Attila, qui devait les anéan-
tir, pour un conquérant comme tous les conquérants et il a fallu que tous
révélassent leurs missions célestes pour qu’on les reconnût ; il a fallu que
l’un dit : « Je suis l’ange du Seigneur » ; et l’autre : « Je suis le marteau de
Dieu », pour que l’essence divine de tous deux fût révélée.
— Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et croyant parler à un
illuminé ou à un fou, vous vous regardez comme un de ces êtres extraor-
dinaires que vous venez de citer ?
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çaises.
— Je le sais, monsieur, répondit Monte-Cristo, mais quand je dois aller
dans un pays, je commence à étudier, par des moyens qui me sont propres,
tous les hommes dont je puis avoir quelque chose à espérer ou à craindre,
et j’arrive à les connaître aussi bien, et même mieux peut-être qu’ils ne se
connaissent eux-mêmes. Cela amène ce résultat que le procureur du roi,
quel qu’il fût, à qui j’aurais affaire, serait certainement plus embarrassé
que moi-même.
— Ce qui veut dire, reprit avec hésitation Villefort, que la nature hu-
maine étant faible, tout homme selon vous, a commis des… fautes ?
— Des fautes… ou des crimes, répondit négligemment Monte-Cristo.
— Et que vous seul, parmi les hommes que vous ne reconnaissez pas
pour vos frères, vous l’avez dit vous-même, reprit Villefort d’une voix
légèrement altérée, et que vous seul êtes parfait ?
— Non point parfait, répondit le comte ; impénétrable, voilà tout. Mais
brisons là-dessus, monsieur, si la conversation vous déplaît ; je ne suis pas
plus menacé de votre justice que vous ne l’êtes de ma double vue.
— Non, non, monsieur ! dit vivement Villefort, qui sans doute crai-
gnait de paraître abandonner le terrain ; non ! Par votre brillante et
presque sublime conversation, vous m’avez élevé au-dessus des niveaux
ordinaires ; nous ne causons plus, nous dissertons. Or, vous savez com-
bien les théologiens en chaire de Sorbonne, ou les philosophes dans leurs
disputes, se disent parfois de cruelles vérités : supposons que nous faisons
de la théologie sociale et de la philosophie théologique, je vous dirai donc
celle-ci, toute rude qu’elle est : Mon frère, vous sacrifiez à l’orgueil ; vous
êtes au-dessus des autres, mais au-dessus de vous il y a Dieu.
— Au-dessus de tous, monsieur ! répondit Monte-Cristo avec un ac-
cent si profond que Villefort frissonna involontairement. J’ai mon orgueil
pour les hommes, serpents toujours prêts à se dresser contre celui qui les
dépasse du front sans les écraser du pied. Mais je dépose cet orgueil de-
vant Dieu, qui m’a tiré du néant pour me faire ce que je suis.
— Alors, monsieur le comte, je vous admire, dit Villefort, qui pour la
première fois dans cet étrange dialogue venait d’employer cette formule
aristocratique vis-à-vis de l’étranger qu’il n’avait jusque-là appelé que
monsieur. Oui, je vous le dis, si vous êtes réellement fort, réellement supé-
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yeux, quoique présente à mon cœur. Cent auteurs, depuis Socrate, de-
puis Sénèque, depuis saint Augustin, depuis Gall, ont fait en prose ou en
vers le rapprochement que vous venez de faire ; mais cependant je com-
prends que les souffrances d’un père puissent opérer de grands change-
ments dans l’esprit de son fils. J’irai, monsieur, puisque vous voulez bien
m’y engager, contempler au profit de mon humilité ce terrible spectacle
qui doit fort attrister votre maison.
— Cela serait sans doute, si Dieu ne m’avait point donné une large
compensation. En face du vieillard qui descend en se traînant vers la
tombe sont deux enfants qui entrent dans la vie : Valentine, une fille de
mon premier mariage avec mademoiselle de Saint-Méran, et Édouard, ce
fils à qui vous avez sauvé la vie.
— Et que concluez-vous de cette compensation, monsieur ? demanda
Monte-Cristo.
— Je conclus, monsieur, répondit Villefort, que mon père, égaré par les
passions, a commis quelques-unes de ces fautes qui échappent à la justice
humaine, mais qui relèvent de la justice de Dieu, et que Dieu, ne voulant
punir qu’une seule personne, n’a frappé que lui seul. »
Monte-Cristo, le sourire sur les lèvres, poussa au fond du cœur un
rugissement qui eût fait fuir Villefort, si Villefort eût pu l’entendre.
« Adieu, monsieur, reprit le magistrat, qui depuis quelque temps déjà
s’était levé et parlait debout, je vous quitte, emportant de vous un sou-
venir d’estime qui, je l’espère, pourra vous être agréable lorsque vous me
connaîtrez mieux, car je ne suis point un homme banal, tant s’en faut.
Vous vous êtes fait d’ailleurs dans Mᵐᵉ de Villefort une amie éternelle. »
Le comte salua et se contenta de reconduire jusqu’à la porte de son
cabinet seulement Villefort, lequel regagna sa voiture précédé de deux
laquais qui, sur un signe de leur maître, s’empressaient de la lui ouvrir.
Puis, quand le procureur du roi eut disparu :
« Allons, dit Monte-Cristo en tirant avec effort un sourire de sa poi-
trine oppressée ; allons, assez de poison comme cela, et maintenant que
mon cœur en est plein, allons chercher l’antidote. »
Et frappant un coup sur le timbre retentissant :
« Je monte chez madame, dit-il à Ali ; que dans une demi-heure la
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CHAPITRE XLIX
Haydée
O
quelles étaient les nouvelles ou plutôt les anciennes
connaissances du comte de Monte-Cristo qui demeuraient rue
Meslay : c’étaient Maximilien, Julie et Emmanuel.
L’espoir de cette bonne visite qu’il allait faire, de ces quelques moments
heureux qu’il allait passer, de cette lueur du paradis glissant dans l’enfer
où il s’était volontairement engagé, avait répandu, à partir du moment où
il avait perdu de vue Villefort, la plus charmante sérénité sur le visage du
comte, et Ali, qui était accouru au bruit du timbre, en voyant ce visage si
rayonnant d’une joie si rare, s’était retiré sur la pointe du pied et la res-
piration suspendue, comme pour ne pas effaroucher les bonnes pensées
qu’il croyait voir voltiger autour de son maître.
Il était midi : le comte s’était réservé une heure pour monter chez Hay-
dée ; on eût dit que la joie ne pouvait rentrer tout à coup dans cette âme
si longtemps brisée, et qu’elle avait besoin de se préparer aux émotions
douces, comme les autres âmes ont besoin de se préparer aux émotions
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIX
violentes.
La jeune Grecque était, comme nous l’avons dit, dans un apparte-
ment entièrement séparé de l’appartement du comte. Cet appartement
était tout entier meublé à la manière orientale ; c’est-à-dire que les par-
quets étaient couverts d’épais tapis de Turquie, que des étoffes de brocart
retombaient le long des murailles, et que dans chaque pièce, un large di-
van régnait tout autour de la chambre avec des piles de coussins qui se
déplaçaient à la volonté de ceux qui en usaient.
Haydée avait trois femmes françaises et une femme grecque. Les trois
femmes françaises se tenaient dans la première pièce, prêtes à accourir
au bruit d’une petite sonnette d’or et à obéir aux ordres de l’esclave ro-
maïque, laquelle savait assez de français pour transmettre les volontés de
sa maîtresse à ses trois caméristes, auxquelles Monte-Cristo avait recom-
mandé d’avoir pour Haydée les égards que l’on aurait pour une reine.
La jeune fille était dans la pièce la plus reculée de son appartement,
c’est-à-dire dans une espèce de boudoir rond, éclairé seulement par le
haut, et dans lequel le jour ne pénétrait qu’à travers des carreaux de verre
rose. Elle était couchée à terre sur des coussins de satin bleu brochés d’ar-
gent, à demi renversée en arrière sur le divan, encadrant sa tête avec son
bras droit mollement arrondi, tandis que, du gauche, elle fixait à travers
ses lèvres le tube de corail dans lequel était enchâssé le tuyau flexible d’un
narguilé, qui ne laissait arriver la vapeur à sa bouche que parfumée par
l’eau de benjoin, à travers laquelle sa douce aspiration la forçait de passer.
Sa pose, toute naturelle pour une femme d’Orient, eût été pour une
Française d’une coquetterie peut-être un peu affectée.
Quant à sa toilette, c’était celle des femmes épirotes, c’est-à-dire un
caleçon de satin blanc broché de fleurs roses, et qui laissait à découvert
deux pieds d’enfant qu’on eût crus de marbre de Paros, si on ne les eût vus
se jouer avec deux petites sandales à la pointe recourbée, brodée d’or et
de perles ; une veste à longues raies bleues et blanches, à larges manches
fendues pour les bras, avec des boutonnières d’argent et des boutons de
perles ; enfin une espèce de corset laissant, par sa coupe ouverte en cœur,
voir le cou et tout le haut de la poitrine, et se boutonnant au-dessous du
sein par trois boutons de diamant. Quant au bas du corset et au haut du
caleçon, ils étaient perdus dans une des ceintures aux vives couleurs et
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIX
aux longues franges soyeuses qui font l’ambition de nos élégantes Pari-
siennes.
La tête était coiffée d’une petite calotte d’or brodée de perles, inclinée
sur le côté, et au-dessous de la calotte, du côté où elle inclinait, une belle
rose naturelle de couleur pourpre ressortait mêlée à des cheveux si noirs
qu’ils paraissaient bleus.
Quant à la beauté de ce visage, c’était la beauté grecque dans toute la
perfection de son type, avec ses grands yeux noirs veloutés, son nez droit,
ses lèvres de corail et ses dents de perles.
Puis, sur ce charmant ensemble, la fleur de la jeunesse était répandue
avec tout son éclat et tout son parfum ; Haydée pouvait avoir dix-neuf ou
vingt ans.
Monte-Cristo appela la suivante grecque, et fit demander à Haydée la
permission d’entrer auprès d’elle.
Pour toute réponse, Haydée fit signe à la suivante de relever la ta-
pisserie qui pendait devant la porte, dont le chambranle carré encadra la
jeune fille couchée comme un charmant tableau. Monte-Cristo s’avança.
Haydée se souleva sur le coude qui tenait le narguilé, et tendant au
comte sa main en même temps qu’elle l’accueillait avec un sourire :
« Pourquoi, dit-elle dans la langue sonore des filles de Sparte et
d’Athènes, pourquoi me fais-tu demander la permission d’entrer chez
moi ? N’es-tu plus mon maître, ne suis-je plus ton esclave ? »
Monte-Cristo sourit à son tour.
« Haydée, dit-il, vous savez…
— Pourquoi ne me dis-tu pas tu comme d’habitude ? interrompit la
jeune Grecque ; ai-je donc commis quelque faute ? En ce cas il faut me
punir, mais non pas me dire vous.
— Haydée, reprit le comte, tu sais que nous sommes en France, et par
conséquent que tu es libre.
— Libre de quoi faire ? demanda la jeune fille.
— Libre de me quitter.
— Te quitter !… et pourquoi te quitterais-je ?
— Que sais-je, moi ? Nous allons voir le monde.
— Je ne veux voir personne.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIX
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIX
— Oui, ma fille, dit Monte-Cristo ; tu sais bien que ce n’est jamais moi
qui te quitterai. Ce n’est point l’arbre qui quitte la fleur, c’est la fleur qui
quitte l’arbre.
— Je ne te quitterai jamais, seigneur, dit Haydée, car je suis sûre que
je ne pourrais pas vivre sans toi.
— Pauvre enfant ! dans dix ans je serai vieux, et dans dix ans tu seras
jeune encore.
— Mon père avait une longue barbe blanche, cela ne m’empêchait
point de l’aimer ; mon père avait soixante ans, et il me paraissait plus
beau que tous les jeunes hommes que je voyais.
— Mais voyons, dis-moi, crois-tu que tu t’habitueras ici ?
— Te verrai-je ?
— Tous les jours.
— Eh bien, que me demandes-tu donc, seigneur ?
— Je crains que tu ne t’ennuies.
— Non, seigneur, car le matin je penserai que tu viendras, et le soir
je me rappellerai que tu es venu ; d’ailleurs, quand je suis seule, j’ai de
grands souvenirs, je revois d’immenses tableaux, de grands horizons avec
le Pinde et l’Olympe dans le lointain ; puis j’ai dans le cœur trois senti-
ments avec lesquels on ne s’ennuie jamais : de la tristesse, de l’amour et
de la reconnaissance.
— Tu es une digne fille de l’Épire, Haydée, gracieuse et poétique, et
l’on voit que tu descends de cette famille de déesses qui est née dans ton
pays. Sois donc tranquille, ma fille, je ferai en sorte que ta jeunesse ne
soit pas perdue, car si tu m’aimes comme ton père, moi, je t’aime comme
mon enfant.
— Tu te trompes, seigneur ; je n’aimais point mon père comme je
t’aime ; mon amour pour toi est un autre amour : mon père est mort et je
ne suis pas morte ; tandis que toi, si tu mourais, je mourrais. »
Le comte tendit la main à la jeune fille avec un sourire de profonde
tendresse ; elle y imprima ses lèvres comme d’habitude.
Et le comte, ainsi disposé à l’entrevue qu’il allait avoir avec Morrel et
sa famille, partit en murmurant ces vers de Pindare :
« La jeunesse est une fleur dont l’amour est le fruit… Heureux le ven-
dangeur qui le cueille après l’avoir vu lentement mûrir. »
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre XLIX
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CHAPITRE L
La famille Morrel
L
en quelques minutes rue Meslay, n° 7.
La maison était blanche, riante et précédée d’une cour dans la-
quelle deux petits massifs contenaient d’assez belles fleurs.
Dans le concierge qui lui ouvrit cette porte le comte reconnut le vieux
Coclès. Mais comme celui-ci, on se le rappelle, n’avait qu’un œil, et que
depuis neuf ans cet œil avait encore considérablement faibli, Coclès ne
reconnut pas le comte.
Les voitures, pour s’arrêter devant l’entrée, devaient tourner, afin
d’éviter un petit jet d’eau jaillissant d’un bassin en rocaille, magnificence
qui avait excité bien des jalousies dans le quartier, et qui était cause qu’on
appelait cette maison le Petit-Versailles.
Inutile de dire que dans le bassin manœuvraient une foule de poissons
rouges et jaunes.
La maison, élevée au-dessus d’un étage de cuisines et caveaux, avait,
outre le rez-de-chaussée, deux étages pleins et des combles ; les jeunes
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre L
Le bruit des pas fit lever la tête à une jeune femme de vingt à vingt-
cinq ans, vêtue d’une robe de chambre de soie, et épluchant avec un soin
tout particulier un rosier noisette.
Cette femme, c’était notre petite Julie, devenue, comme le lui avait
prédit le mandataire de la maison Thomson et French, Mᵐᵉ Emmanuel
Herbault.
Elle poussa un cri en voyant un étranger. Maximilien se mit à rire.
« Ne te dérange pas, ma sœur, dit-il, monsieur le comte n’est que de-
puis deux ou trois jours à Paris, mais il sait déjà ce que c’est qu’une ren-
tière du Marais, et s’il ne le sait pas, tu vas le lui apprendre.
— Ah ! monsieur, dit Julie, vous amener ainsi, c’est une trahison de
mon frère, qui n’a pas pour sa pauvre sœur la moindre coquetterie… Pe-
nelon !… Penelon !… »
Un vieillard qui bêchait une plate-bande de rosiers du Bengale ficha
sa bêche en terre et s’approcha, la casquette à la main, en dissimulant
du mieux qu’il le pouvait une chique enfoncée momentanément dans les
profondeurs de ses joues. Quelques mèches blanches argentaient sa che-
velure encore épaisse, tandis que son teint bronzé et son œil hardi et vif
annonçaient le vieux marin, bruni au soleil de l’équateur et hâlé au souffle
des tempêtes.
« Je crois que vous m’avez hélé, mademoiselle Julie, dit-il, me voilà. »
Penelon avait conservé l’habitude d’appeler la fille de son patron
Mˡˡᵉ Julie, et n’avait jamais pu prendre celle de l’appeler Mᵐᵉ Herbault.
« Penelon, dit Julie, allez prévenir M. Emmanuel de la bonne visite qui
nous arrive, tandis que M. Maximilien conduira monsieur au salon. »
Puis se tournant vers Monte-Cristo :
« Monsieur me permettra bien de m’enfuir une minute, n’est-ce
pas ? »
Et sans attendre l’assentiment du comte, elle s’élança derrière un mas-
sif et gagna la maison par une allée latérale.
« Ah çà ! mon cher monsieur Morrel, dit Monte-Cristo, je m’aperçois
avec douleur que je fais révolution dans votre famille.
— Tenez, tenez, dit Maximilien en riant, voyez-vous là-bas le mari qui,
de son côté, va troquer sa veste contre une redingote ? Oh ! c’est qu’on
vous connaît rue Meslay, vous étiez annoncé, je vous prie de le croire.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre L
« – Mon ami, dit ma sœur, la maison Morrel ne peut être tenue que
par un Morrel. Sauver à tout jamais des mauvaises chances de la fortune
le nom de notre père, cela ne vaut-il pas bien trois cent mille francs ?
« – Je le pensais, répondit Emmanuel ; cependant je voulais prendre
ton avis.
« – Eh bien, mon ami, le voilà. Toutes nos rentrées sont faites, tous nos
billets sont payés ; nous pouvons tirer une barre au-dessous du compte
de cette quinzaine et fermer nos comptoirs ; tirons cette barre et fermons-
le. » Ce qui fut fait à l’instant même. Il était trois heures : à trois heures un
quart, un client se présenta pour faire assurer le passage de deux navires ;
c’était un bénéfice de quinze mille francs comptant.
« – Monsieur, dit Emmanuel, veuillez vous adresser pour cette assu-
rance à notre confrère M. Delaunay. Quant à nous, nous avons quitté les
affaires.
« – Et depuis quand ? demanda le client étonné.
« – Depuis un quart d’heure.
« Et voilà, monsieur, continua en souriant Maximilien, comment ma
sœur et mon beau-frère n’ont que vingt-cinq mille livres de rente. »
Maximilien achevait à peine sa narration pendant laquelle le cœur du
comte s’était dilaté de plus en plus, lorsque Emmanuel reparut, restauré
d’un chapeau et d’une redingote. Il salua en homme qui connaît la qualité
du visiteur ; puis, après avoir fait faire au comte le tour du petit enclos
fleuri, il le ramena vers la maison.
Le salon était déjà embaumé de fleurs contenues à grand-peine dans
un immense vase du Japon à anses naturelles. Julie, convenablement vê-
tue et coquettement coiffée (elle avait accompli ce tour de force en dix
minutes), se présenta pour recevoir le comte à son entrée.
On entendait caqueter les oiseaux d’une volière voisine ; les branches
des faux ébéniers et des acacias roses venaient border de leurs grappes les
rideaux de velours bleu : tout dans cette charmante petite retraite respirait
le calme, depuis le chant de l’oiseau jusqu’au sourire des maîtres.
Le comte depuis son entrée dans la maison s’était déjà imprégné de
ce bonheur ; aussi restait-il muet, rêveur, oubliant qu’on l’attendait pour
reprendre la conversation interrompue après les premiers compliments.
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jeune homme un globe de cristal sous lequel une bourse de soie reposait
précieusement couchée sur un coussin de velours noir. Je me demandais
seulement à quoi sert cette bourse, qui, d’un côté, contient un papier, ce
me semble, et de l’autre un assez beau diamant. »
Maximilien prit un air grave et répondit :
« Ceci, monsieur le comte, c’est le plus précieux de nos trésors de
famille.
— En effet, ce diamant est assez beau, répliqua Monte-Cristo.
— Oh ! mon frère ne vous parle pas du prix de la pierre, quoiqu’elle
soit estimée cent mille francs, monsieur le comte ; il veut seulement vous
dire que les objets que renferme cette bourse sont les reliques de l’ange
dont nous vous parlions tout à l’heure.
— Voilà ce que je ne saurais comprendre, et cependant ce que je
ne dois pas demander, madame, répliqua Monte-Cristo en s’inclinant ;
pardonnez-moi, je n’ai pas voulu être indiscret.
— Indiscret, dites-vous ? oh ! que vous nous rendez heureux, monsieur
le comte, au contraire, en nous offrant une occasion de nous étendre sur
ce sujet ! Si nous cachions comme un secret la belle action que rappelle
cette bourse nous ne l’exposerions pas ainsi à la vue. Oh ! nous voudrions
pouvoir la publier dans tout l’univers, pour qu’un tressaillement de notre
bienfaiteur inconnu nous révélât sa présence.
— Ah ! vraiment ! fit Monte-Cristo d’une voix étouffée.
— Monsieur, dit Maximilien en soulevant le globe de cristal et en bai-
sant religieusement la bourse de soie, ceci a touché la main d’un homme
par lequel mon père a été sauvé de la mort, nous de la ruine, et notre
nom de la honte ; d’un homme grâce auquel nous autres, pauvres enfants
voués à la misère et aux larmes, nous pouvons entendre aujourd’hui des
gens s’extasier sur notre bonheur. Cette lettre – et Maximilien tirant un
billet de la bourse le présenta au comte – cette lettre fut écrite par lui un
jour où mon père avait pris une résolution bien désespérée, et ce diamant
fut donné en dot à ma sœur par ce généreux inconnu. »
Monte-Cristo ouvrit la lettre et la lut avec une indéfinissable expres-
sion de bonheur, c’était le billet que nos lecteurs connaissent, adressé à
Julie et signé Simbad le marin.
« Inconnu, dites-vous ? Ainsi l’homme qui vous a rendu ce service est
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CHAPITRE LI
Pyrame et isbé
A
du faubourg Saint-Honoré, derrière un bel hô-
tel, remarquable entre les remarquables habitations de ce riche
quartier, s’étend un vaste jardin dont les marronniers touffus
dépassent les énormes murailles, hautes comme des remparts, et laissent,
quand vient le printemps, tomber leurs fleurs roses et blanches dans deux
vases de pierre cannelée placés parallèlement sur deux pilastres quadran-
gulaires dans lesquels s’enchâsse une grille de fer du temps de Louis XIII.
Cette entrée grandiose est condamnée, malgré les magnifiques géra-
niums qui poussent dans les deux vases et qui balancent au vent leurs
feuilles marbrées et leurs fleurs de pourpre, depuis que les propriétaires
de l’hôtel, et cela date de longtemps déjà, se sont restreints à la posses-
sion de l’hôtel, de la cour plantée d’arbres qui donne sur le faubourg, et
du jardin que ferme cette grille, laquelle donnait autrefois sur un ma-
gnifique potager d’un arpent annexé à la propriété. Mais le démon de la
spéculation ayant tiré une ligne, c’est-à-dire une rue à l’extrémité de ce
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LI
potager, et la rue, avant d’exister, ayant déjà grâce à une plaque de fer
bruni, reçu un nom, on pensa pouvoir vendre ce potager pour bâtir sur
la rue, et faire concurrence à cette grande artère de Paris qu’on appelle le
faubourg Saint-Honoré.
Mais, en matière de spéculation, l’homme propose et l’argent dispose ;
la rue baptisée mourut au berceau ; l’acquéreur du potager, après l’avoir
parfaitement payé, ne put trouver à le revendre la somme qu’il en voulait,
et, en attendant une hausse de prix, qui ne peut manquer, un jour ou
l’autre, de l’indemniser bien au-delà de ses pertes passées et de son capital
au repos, il se contenta de louer cet enclos à des maraîchers, moyennant
la somme de cinq cent francs par an.
C’est de l’argent placé à un demi pour cent, ce qui n’est pas cher par
le temps qui court, où il y a tant de gens qui le placent à cinquante, et qui
trouvent encore que l’argent est d’un bien pauvre rapport.
Néanmoins, comme nous l’avons dit, la grille du jardin, qui autre-
fois donnait sur le potager, est condamnée, et la rouille ronge ses gonds ;
il y a même plus : pour que d’ignobles maraîchers ne souillent pas de
leurs regards vulgaires l’intérieur de l’enclos aristocratique, une cloison
de planches est appliquée aux barreaux jusqu’à la hauteur de six pieds. Il
est vrai que les planches ne sont pas si bien jointes qu’on ne puisse glisser
un regard furtif entre les intervalles ; mais cette maison est une maison
sévère, et qui ne craint point les indiscrétions.
Dans ce potager, au lieu de choux, de carottes, de radis, de pois et de
melons, poussent de grandes luzernes, seule culture qui annonce que l’on
songe encore à ce lieu abandonné. Une petite porte basse, s’ouvrant sur
la rue projetée, donne entrée en ce terrain clos de murs, que ses locataires
viennent d’abandonner à cause de sa stérilité et qui, depuis huit jours, au
lieu de rapporter un demi pour cent, qui comme par le passé, ne rapporte
plus rien du tout.
Du côté de l’hôtel, les marronniers dont nous avons parlé couronnent
la muraille, ce qui n’empêche pas d’autres arbres luxuriants et fleuris de
glisser dans leurs intervalles leurs branches avides d’air. À un angle où le
feuillage devient tellement touffu qu’à peine si la lumière y pénètre, un
large banc de pierre et des sièges de jardin indiquent un lieu de réunion
ou une retraite favorite à quelque habitant de l’hôtel situé à cent pas, et
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reconnu.
— Chère Valentine, dit le jeune homme, vous êtes trop au-dessus de
mon amour pour que j’ose vous en parler, et cependant, toutes les fois que
je vous vois, j’ai besoin de vous dire que je vous adore, afin que l’écho de
mes propres paroles me caresse doucement le cœur lorsque je ne vous
vois plus. Maintenant je vous remercie de votre gronderie : elle est toute
charmante, car elle me prouve, je n’ose pas dire que vous m’attendiez,
mais que vous pensiez à moi. Vous vouliez savoir la cause de mon retard
et le motif de mon déguisement ; je vais vous les dire, et j’espère que vous
les excuserez : j’ai fait choix d’un état…
— D’un état !… Que voulez-vous dire, Maximilien ? Et sommes-nous
donc assez heureux pour que vous parliez de ce qui nous regarde en plai-
santant ?
— Oh ! Dieu me préserve, dit le jeune homme, de plaisanter avec ce
qui est ma vie ; mais fatigué d’être un coureur de champs et un escala-
deur de murailles, sérieusement effrayé de l’idée que vous me fîtes naître
l’autre soir que votre père me ferait juger un jour comme voleur, ce qui
compromettrait l’honneur de l’armée française tout entière, non moins
effrayé de la possibilité que l’on s’étonne de voir éternellement tourner
autour de ce terrain, où il n’y a pas la plus petite citadelle à assiéger ou
le plus petit blockhaus à défendre, un capitaine de spahis, je me suis fait
maraîcher, et j’ai adopté le costume de ma profession.
— Bon, quelle folie !
— C’est au contraire la chose la plus sage, je crois, que j’aie faite de
ma vie, car elle nous donne toute sécurité.
— Voyons, expliquez-vous.
— Eh bien, j’ai été trouver le propriétaire de cet enclos ; le bail avec
les anciens locataires était fini, et je le lui ai loué à nouveau. Toute cette
luzerne que vous voyez m’appartient, Valentine ; rien ne m’empêche de
me faire bâtir une cabane dans les foins et de vivre désormais à vingt pas
de vous. Oh ! ma joie et mon bonheur, je ne puis les contenir. Comprenez-
vous, Valentine, que l’on parvienne à payer ces choses-là ? C’est impos-
sible, n’est-ce pas ? Eh bien, toute cette félicité, tout ce bonheur, toute
cette joie, pour lesquels j’eusse donné dix ans de ma vie, me coûtent, de-
vinez combien ?… Cinq cents francs par an, payables par trimestre. Ainsi,
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vous le voyez, désormais plus rien à craindre. Je suis ici chez moi, je puis
mettre des échelles contre mon mur et regarder par-dessus, et j’ai, sans
crainte qu’une patrouille vienne me déranger, le droit de vous dire que
je vous aime, tant que votre fierté ne se blessera pas d’entendre sortir ce
mot de la bouche d’un pauvre journalier vêtu d’une blouse et coiffé d’une
casquette. »
Valentine poussa un petit cri de surprise joyeuse ; puis tout à coup :
« Hélas, Maximilien, dit-elle tristement et comme si un nuage jaloux
était soudain venu voiler le rayon de soleil qui illuminait son cœur, main-
tenant nous serons trop libres, notre bonheur nous fera tenter Dieu ; nous
abuserons de notre sécurité, et notre sécurité nous perdra.
— Pouvez-vous me dire cela, mon amie, à moi qui, depuis que je vous
connais, vous prouve chaque jour que j’ai subordonné mes pensées et ma
vie à votre vie et à vos pensées ? Qui vous a donné confiance en moi ?
mon bonheur, n’est-ce pas ? Quand vous m’avez dit qu’un vague instinct
vous assurait que vous couriez quelque grand danger, j’ai mis mon dé-
vouement à votre service, sans vous demander d’autre récompense que
le bonheur de vous servir. Depuis ce temps, vous ai-je, par un mot, par
un signe, donné l’occasion de vous repentir de m’avoir distingué au mi-
lieu de ceux qui eussent été heureux de mourir pour vous ? Vous m’avez
dit, pauvre enfant, que vous étiez fiancée à M. d’Épinay, que votre père
avait décidé cette alliance, c’est-à-dire qu’elle était certaine, car tout ce
que veut M. de Villefort arrive infailliblement. Eh bien, je suis resté dans
l’ombre, attendant tout, non pas de ma volonté, non pas de la vôtre, mais
des événements, de la Providence, de Dieu, et cependant vous m’aimez,
vous avez eu pitié de moi, Valentine, et vous me l’avez dit ; merci pour
cette douce parole que je ne vous demande que de me répéter de temps
en temps, et qui me fera tout oublier.
— Et voilà ce qui vous a enhardi, Maximilien, voilà ce qui me fait à la
fois une vie bien douce et bien malheureuse, au point que je me demande
souvent lequel vaut mieux pour moi, du chagrin que me causait autrefois
la rigueur de ma belle-mère et sa préférence aveugle pour son enfant, ou
du bonheur plein de dangers que je goûte en vous voyant.
— Du danger ! s’écria Maximilien ; pouvez-vous dire un mot si dur et
si injuste ? Avez-vous jamais vu un esclave plus soumis que moi ? Vous
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— Eh bien ?
— Eh bien, cela me semble étrange de mêler à ce que nous disions
une question d’argent, eh ! bien, mon ami, je crois que sa haine vient de
là du moins. Comme elle n’a pas de fortune de son côté, que moi je suis
déjà riche du chef de ma mère, et que cette fortune sera encore plus que
doublée par celle de M. et de Mᵐᵉ de Saint-Méran, qui doit me revenir un
jour, eh bien, je crois qu’elle est envieuse. Oh ! mon Dieu ! si je pouvais
lui donner la moitié de cette fortune et me retrouver chez M. de Villefort
comme une fille dans la maison de son père, certes je le ferais à l’instant
même.
— Pauvre Valentine !
— Oui, je me sens enchaînée, et en même temps je me sens si faible,
qu’il me semble que ces liens me soutiennent, et que j’ai peur de les
rompre. D’ailleurs, mon père n’est pas un homme dont on puisse en-
freindre impunément les ordres : il est puissant contre moi, il le serait
contre vous, il le serait contre le roi lui-même, protégé qu’il est par un
irréprochable passé et par une position presque inattaquable. Oh ! Maxi-
milien ! je vous le jure, je ne lutte pas, parce que c’est vous autant que moi
que je crains de briser dans cette lutte.
— Mais enfin, Valentine, reprit Maximilien, pourquoi désespérer ainsi,
et voir l’avenir toujours sombre ?
— Ah ! mon ami, parce que je le juge par le passé.
— Voyons cependant, si je ne suis pas un parti illustre au point de
vue aristocratique, je tiens cependant, par beaucoup de points, au monde
dans lequel vous vivez ; le temps où il y avait deux Frances dans la France
n’existe plus ; les plus hautes familles de la monarchie se sont fondues
dans les familles de l’Empire : l’aristocratie de la lance a épousé la no-
blesse du canon. Eh bien, moi, j’appartiens à cette dernière : j’ai un bel
avenir dans l’armée, je jouis d’une fortune bornée, mais indépendante ;
la mémoire de mon père, enfin, est vénérée dans notre pays comme celle
d’un des plus honnêtes négociants qui aient existé. Je dis notre pays, Va-
lentine, parce que vous êtes presque de Marseille.
— Ne me parlez pas de Marseille, Maximilien, ce seul mot me rappelle
ma bonne mère, cet ange que tout le monde a regretté, et qui, après avoir
veillé sur sa fille pendant son court séjour sur la terre, veille encore sur
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et même M. Danglars.
« – Morrel, dit mon père, attendez donc ! » (Il fronça le sourcil.)
« Serait-ce un de ces Morrel de Marseille, un de ces enragés bonapartistes
qui nous ont donné tant de mal en 1815 ?
« – Oui, répondit M. Danglars ; je crois même que c’est le fils de l’an-
cien armateur. »
— Vraiment ! fit Maximilien. Et que répondit votre père, dites, Valen-
tine ?
— Oh ! une chose affreuse et que je n’ose vous redire.
— Dites toujours, reprit Maximilien en souriant.
« – Leur Empereur, continua-t-il en fronçant le sourcil, savait les
mettre à leur place, tous ces fanatiques : il les appelait de la chair à canon,
et c’était le seul nom qu’ils méritassent. Je vois avec joie que le gouverne-
ment nouveau remet en vigueur ce salutaire principe. Quand ce ne serait
que pour cela qu’il garde l’Algérie, j’en féliciterais le gouvernement, quoi-
qu’elle nous coûte un peu cher.
— C’est en effet d’une politique assez brutale, dit Maximilien. Mais ne
rougissez point, chère amie, de ce qu’a dit là M. de Villefort ; mon brave
père ne cédait en rien au vôtre sur ce point, et il répétait sans cesse :
« Pourquoi donc l’Empereur, qui fait tant de belles choses, ne fait-il pas
un régiment de juges et d’avocats, et ne les envoie-t-il pas toujours au
premier feu ? » Vous le voyez, chère amie, les partis se valent pour le
pittoresque de l’expression et pour la douceur de la pensée. Mais M. Dan-
glars, que dit-il à cette sortie du procureur du roi ?
— Oh ! lui se mit à rire de ce rire sournois qui lui est particulier et
que je trouve féroce ; puis ils se levèrent l’instant d’après et partirent. Je
vis alors seulement que mon grand-père était tout agité. Il faut vous dire,
Maximilien, que, moi seule, je devine ses agitations, à ce pauvre para-
lytique, et je me doutais d’ailleurs que la conversation qui avait eu lieu
devant lui (car on ne fait plus attention à lui, pauvre grand-père !) l’avait
fort impressionné, attendu qu’on avait dit du mal de son Empereur, et
que, à ce qu’il paraît, il a été fanatique de l’Empereur.
— C’est, en effet, dit Maximilien, un des noms connus de l’empire : il
a été sénateur, et, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas,
Valentine, il fut près de toutes les conspirations bonapartistes que l’on fit
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LI
sous la Restauration.
— Oui j’entends quelquefois dire tout bas de ces choses-là qui me
semblent étranges : le grand-père bonapartiste, le père royaliste ; enfin,
que voulez-vous ?… Je me retournai donc vers lui. Il me montrait le jour-
nal du regard.
« – Qu’avez-vous, papa ? lui dis-je ; êtes-vous content ?
« Il me fit de la tête signe que oui.
« – De ce que mon père vient de dire ? demandai-je.
« Il fit signe que non.
« – De ce que M. Danglars a dit ?
« Il fit signe que non encore.
« – C’est donc de ce que M. Morrel, je n’osai pas dire Maximilien, est
nommé officier de la Légion d’honneur ?
« Il fit signe que oui.
« Le croiriez-vous, Maximilien ? il était content que vous fussiez
nommé officier de la Légion d’honneur, lui qui ne vous connaît pas. C’est
peut-être de la folie de sa part, car il tourne, dit-on, à l’enfance : mais je
l’aime bien pour ce oui-là.
— C’est bizarre, pensa Maximilien. Votre père me haïrait donc, tandis
qu’au contraire votre grand-père… Étranges choses que ces amours et ces
haines de parti !
— Chut ! s’écria tout à coup Valentine. Cachez-vous, sauvez-vous ; on
vient ! »
Maximilien sauta sur une bêche et se mit à retourner impitoyablement
la luzerne.
« Mademoiselle ! Mademoiselle ! cria une voix derrière les arbres, Mᵐᵉ
de Villefort vous cherche partout et vous appelle ; il y a une visite au salon.
— Une visite ! dit Valentine tout agitée ; et qui nous fait cette visite ?
— Un grand seigneur, un prince, à ce qu’on dit, M. le comte de Monte-
Cristo.
— J’y vais », dit tout haut Valentine.
Ce nom fit tressaillir de l’autre côté de la grille celui à qui le j’y vais
de Valentine servait d’adieu à la fin de chaque entrevue.
« Tiens ! se dit Maximilien en s’appuyant tout pensif sur sa bêche,
comment le comte de Monte-Cristo connaît-il M. de Villefort ? »
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LI
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CHAPITRE LII
Toxicologie
C
’ M. le comte de Monte-Cristo qui venait
d’entrer chez Mᵐᵉ de Villefort, dans l’intention de rendre à M. le
procureur du roi la visite qu’il lui avait faite, et à ce nom toute la
maison, comme on le comprend bien, avait été mise en émoi.
Mᵐᵉ de Villefort, qui était au salon lorsqu’on annonça le comte, fit
aussitôt venir son fils pour que l’enfant réitérât ses remerciements au
comte, et Édouard, qui n’avait cessé d’entendre parler depuis deux jours
du grand personnage, se hâta d’accourir, non par obéissance pour sa mère,
non pour remercier le comte, mais par curiosité et pour faire quelque
remarque à l’aide de laquelle il pût placer un de ces lazzis qui faisaient dire
à sa mère : « Ô le méchant enfant ! Mais il faut bien que je lui pardonne,
il a tant d’esprit ! »
Après les premières politesses d’usage, le comte s’informa de M. de
Villefort.
« Mon mari dîne chez M. le Chancelier, répondit la jeune femme ; il
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LII
vient de partir à l’instant même, et il regrettera bien, j’en suis sûre, d’avoir
été privé du bonheur de vous voir. »
Deux visiteurs qui avaient précédé le comte dans le salon, et qui le
dévoraient des yeux, se retirèrent après le temps raisonnable exigé à la
fois par la politesse et par la curiosité.
« À propos, que fait donc ta sœur Valentine ? dit Mᵐᵉ de Villefort à
Édouard ; qu’on la prévienne afin que j’aie l’honneur de la présenter à M.
le comte.
— Vous avez une fille, madame ? demanda le comte, mais ce doit être
une enfant ?
— C’est la fille de M. de Villefort, répliqua la jeune femme ; une fille
d’un premier mariage, une grande et belle personne.
— Mais mélancolique », interrompit le jeune Édouard en arrachant,
pour en faire une aigrette à son chapeau, les plumes de la queue d’un
magnifique ara qui criait de douleur sur son perchoir doré.
Mᵐᵉ de Villefort se contenta de dire :
« Silence, Édouard !
« Ce jeune étourdi a presque raison, et répète là ce qu’il m’a bien des
fois entendue dire avec douleur car Mˡˡᵉ de Villefort est, malgré tout ce
que nous pouvons faire pour la distraire, d’un caractère triste et d’une
humeur taciturne qui nuisent souvent à l’effet de sa beauté. Mais elle ne
vient pas ; Édouard, voyez donc pourquoi cela.
— Parce qu’on la cherche où elle n’est pas.
— Où la cherche-t-on ?
— Chez grand-papa Noirtier.
— Et elle n’est pas là, vous croyez ?
— Non, non, non, non, non, elle n’y est pas, répondit Édouard en chan-
tonnant.
— Et où est-elle ? Si vous le savez, dites-le.
— Elle est sous le grand marronnier », continua le méchant garçon, en
présentant, malgré les cris de sa mère, des mouches vivantes au perroquet,
qui paraissait fort friand de cette sorte de gibier.
Mᵐᵉ de Villefort étendait la main pour sonner, et pour indiquer à la
femme de chambre le lieu où elle trouverait Valentine, lorsque celle-ci
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LII
Le comte mit sa main sur son front comme pour concentrer tous ses
souvenirs :
« Non, c’est au-dehors… c’est… je ne sais pas… mais il me semble que
ce souvenir est inséparable d’un beau soleil et d’une espèce de fête reli-
gieuse… mademoiselle tenait des fleurs à la main ; l’enfant courait après
un beau paon dans un jardin, et vous, madame, vous étiez sous une treille
en berceau… Aidez-moi donc, madame ; est-ce que les choses que je vous
dis là ne vous rappellent rien ?
— Non, en vérité, répondit Mᵐᵉ de Villefort ; et cependant il me semble,
monsieur, que si je vous avais rencontré quelque part, votre souvenir se-
rait resté présent à ma mémoire.
— Monsieur le comte nous a vus peut-être en Italie, dit timidement
Valentine.
— En effet, en Italie… c’est possible, dit Monte-Cristo. Vous avez
voyagé en Italie, mademoiselle ?
— Madame et moi, nous y allâmes il y a deux ans. Les médecins crai-
gnaient pour ma poitrine et m’avaient recommandé l’air de Naples. Nous
passâmes par Bologne, par Pérouse et par Rome.
— Ah ! c’est vrai, mademoiselle, s’écria Monte-Cristo, comme si cette
simple indication suffisait à fixer tous ses souvenirs. C’est à Pérouse, le
jour de la Fête-Dieu, dans le jardin de l’hôtellerie de la Poste, où le hasard
nous a réunis, vous, mademoiselle, votre fils et moi, que je me rappelle
avoir eu l’honneur de vous voir.
— Je me rappelle parfaitement Pérouse, monsieur, et l’hôtellerie de la
Poste, et la fête dont vous me parlez, dit Mᵐᵉ de Villefort ; mais j’ai beau
interroger mes souvenirs ; et, j’ai honte de mon peu de mémoire, je ne me
souviens pas d’avoir eu l’honneur de vous voir.
— C’est étrange, ni moi non plus, dit Valentine en levant ses beaux
yeux sur Monte-Cristo.
— Ah ! moi, je m’en souviens, dit Édouard.
— Je vais vous aider, madame, reprit le comte. La journée avait été
brûlante ; vous attendiez des chevaux qui n’arrivaient pas à cause de la
solennité. Mademoiselle s’éloigna dans les profondeurs du jardin, et votre
fils disparut, courant après l’oiseau.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LII
Napolitain ou un Arabe.
— Ainsi, vous le croyez, le résultat serait encore plus sûr chez nous
qu’en Orient, et au milieu de nos brouillards et de nos pluies, un homme
s’habituerait plus facilement que sous une chaude latitude à cette absorp-
tion progressive du poison ?
— Certainement ; bien entendu, toutefois, qu’on ne sera prémuni que
contre le poison auquel on se sera habitué.
— Oui, je comprends ; et comment vous habitueriez-vous, vous, par
exemple, ou plutôt comment vous êtes-vous habitué ?
— C’est bien facile. Supposez que vous sachiez d’avance de quel poison
on doit user contre vous… Supposez que ce poison soit de la… brucine,
par exemple…
— La brucine se tire de la fausse angusture, je crois, dit Mᵐᵉ de Ville-
fort.
— Justement, madame, répondit Monte-Cristo ; mais je crois qu’il ne
me reste pas grand-chose à vous apprendre ; recevez mes compliments :
de pareilles connaissances sont rares chez les femmes.
— Oh ! je l’avoue, dit Mᵐᵉ de Villefort, j’ai la plus violente passion pour
les sciences occultes qui parlent à l’imagination comme une poésie, et se
résolvent en chiffres comme une équation algébrique ; mais continuez, je
vous prie : ce que vous me dites m’intéresse au plus haut point.
— Eh bien, reprit Monte-Cristo, supposez que ce poison soit de la bru-
cine, par exemple, et que vous en preniez un milligramme le premier jour,
deux milligrammes le second, eh bien, au bout de dix jours vous aurez un
centigramme ; au bout de vingt jours, en augmentant d’un autre milli-
gramme, vous aurez trois centigrammes, c’est-à-dire une dose que vous
supporterez sans inconvénient, et qui serait déjà fort dangereuse pour
une autre personne qui n’aurait pas pris les mêmes précautions que vous ;
enfin, au bout d’un mois, en buvant de l’eau dans la même carafe, vous
tuerez la personne qui aura bu cette eau en même temps que vous, sans
vous apercevoir autrement que par un simple malaise qu’il y ait eu une
substance vénéneuse quelconque mêlée à cette eau.
— Vous ne connaissez pas d’autre contrepoison ?
— Je n’en connais pas.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LII
fantastiques comme les contes qui nous viennent de leur beau pays ? un
homme y peut donc être supprimé impunément ? c’est donc en réalité
la Bagdad ou la Bassora de M. Galland ? Les sultans et les vizirs qui ré-
gissent ces sociétés, et qui constituent ce qu’on appelle en France le gou-
vernement, sont donc sérieusement des Haroun-al-Raschid et des Giaffar
qui non seulement pardonnent à un empoisonneur, mais encore le font
premier ministre si le crime a été ingénieux, et qui, dans ce cas, en font
graver l’histoire en lettres d’or pour se divertir aux heures de leur ennui ?
— Non, madame, le fantastique n’existe plus même en Orient : il y a là-
bas aussi, déguisés sous d’autres noms et cachés sous d’autres costumes,
des commissaires de police, des juges d’instruction, des procureurs du roi
et des experts. On y pend, on y décapite et l’on y empale très agréablement
les criminels ; mais ceux-ci en fraudeurs adroits, ont su dépister la justice
humaine et assurer le succès de leurs entreprises par des combinaisons
habiles. Chez nous, un niais possédé du démon de la haine ou de la cupi-
dité, qui a un ennemi à détruire ou un grand-parent à annihiler, s’en va
chez un épicier, lui donne un faux nom qui le fait découvrir bien mieux
que son nom véritable, et achète, sous prétexte que les rats l’empêchent
de dormir, cinq à six grammes d’arsenic s’il est très adroit, il va chez cinq
ou six épiciers, et n’en est que cinq ou six fois mieux reconnu ; puis, quand
il possède son spécifique, il administre à son ennemi, à son grand-parent,
une dose d’arsenic qui ferait crever un mammouth ou un mastodonte,
et qui, sans rime ni raison, fait pousser à la victime des hurlements qui
mettent tout le quartier en émoi. Alors arrive une nuée d’agents de po-
lice et de gendarmes, on envoie chercher un médecin qui ouvre le mort
et récolte dans son estomac et dans ses entrailles l’arsenic à la cuiller. Le
lendemain, cent journaux racontent le fait avec le nom de la victime et
du meurtrier. Dès le soir même, l’épicier ou les épiciers vient ou viennent
dire : « C’est moi qui ai vendu l’arsenic à monsieur. » Et plutôt que de
ne pas reconnaître l’acquéreur, ils en reconnaîtront vingt ; alors le niais
criminel est pris, emprisonné, interrogé, confronté, confondu, condamné
et guillotiné ; ou si c’est une femme de quelque valeur, on l’enferme pour
la vie. Voilà comme vos Septentrionaux entendent la chimie, madame.
Desrues cependant était plus fort que cela, je dois l’avouer.
— Que voulez-vous ! monsieur, dit en riant la jeune femme, on fait ce
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LII
qu’on peut. Tout le monde n’a pas le secret des Médicis ou des Borgia.
— Maintenant, dit le comte en haussant les épaules, voulez-vous que
je vous dise ce qui cause toutes ces inepties ? C’est que sur vos théâtres,
à ce dont j’ai pu juger du moins en lisant les pièces qu’on y joue, on voit
toujours des gens avaler le contenu d’une fiole ou mordre le chaton d’une
bague et tomber raides morts : cinq minutes après, le rideau baisse ; les
spectateurs sont dispersés. On ignore les suites du meurtre ; on ne voit
jamais ni le commissaire de police avec son écharpe, ni le caporal avec ses
quatre hommes, et cela autorise beaucoup de pauvres cerveaux à croire
que les choses se passent ainsi. Mais sortez un peu de France, allez soit
à Alep soit au Caire, soit seulement à Naples et à Rome, et vous verrez
passer par la rue des gens droits, frais et roses dont le Diable boiteux,
s’il vous effleurait de son manteau, pourrait vous dire : « Ce monsieur
est empoisonné depuis trois semaines, et il sera tout à fait mort dans un
mois. »
— Mais alors, dit Mᵐᵉ de Villefort, ils ont donc retrouvé le secret de
cette fameuse aqua-tofana que l’on me disait perdu à Pérouse.
— Eh, mon Dieu ! madame, est-ce que quelque chose se perd chez
les hommes ! Les arts se déplacent et font le tour du monde ; les choses
changent de nom, voilà tout, et le vulgaire s’y trompe ; mais c’est toujours
le même résultat, le poison porte particulièrement sur tel ou tel organe ;
l’un sur l’estomac, l’autre sur le cerveau, l’autre sur les intestins. Eh bien,
le poison détermine une toux, cette toux une fluxion de poitrine ou telle
autre maladie cataloguée au livre de la science, ce qui ne l’empêche pas
d’être parfaitement mortelle, et qui, ne le fût-elle pas, le deviendrait grâce
aux remèdes que lui administrent les naïfs médecins, en général fort mau-
vais chimistes, et qui tourneront pour ou contre la maladie, comme il vous
plaira, et voilà un homme tué avec art et dans toutes les règles, sur lequel
la justice n’a rien à apprendre, comme disait un horrible chimiste de mes
amis, l’excellent abbé Adelmonte de Taormine, en Sicile, lequel avait fort
étudié ces phénomènes nationaux.
— C’est effrayant, mais c’est admirable, dit la jeune femme immobile
d’attention ; je croyais, je l’avoue, toutes ces histoires des inventions du
Moyen Âge ?
— Oui, sans doute, mais qui se sont encore perfectionnées de nos jours.
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pez au coup de la loi humaine qui vous dit : « Ne trouble pas la société ! »
Voilà comment procèdent et réussissent les gens d’Orient, personnages
graves et flegmatiques, qui s’inquiètent peu des questions de temps dans
les conjonctures d’une certaine importance.
— Il reste la conscience, dit Mᵐᵉ de Villefort d’une voix émue et avec
un soupir étouffé.
— Oui, dit Monte-Cristo, oui, heureusement, il reste la conscience,
sans quoi l’on serait fort malheureux. Après toute action un peu vi-
goureuse, c’est la conscience qui nous sauve car elle nous fournit mille
bonnes excuses dont seuls nous sommes juges ; et ces raisons, si excel-
lentes qu’elles soient pour nous conserver le sommeil, seraient peut-être
médiocres devant un tribunal pour nous conserver la vie. Ainsi Richard
III, par exemple, a dû être merveilleusement servi par la conscience après
la suppression des deux enfants d’Édouard IV, en effet, il pouvait se dire :
« Ces deux enfants d’un roi cruel et persécuteur, et qui avaient hérité les
vices de leur père, que moi seul ai su reconnaître dans leurs inclinations
juvéniles ; ces deux enfants me gênaient pour faire la félicité du peuple an-
glais, dont ils eussent infailliblement fait le malheur. » Ainsi fut servie par
sa conscience Lady Macbeth, qui voulait, quoi qu’en ait dit Shakespeare,
donner un trône, non à son mari, mais à son fils. Ah ! l’amour maternel
est une si grande vertu, un si puissant mobile, qu’il fait excuser bien des
choses ; aussi, après la mort de Duncan, Lady Macbeth eut-elle été fort
malheureuse sans sa conscience. »
Mᵐᵉ de Villefort absorbait avec avidité ces effrayantes maximes et ces
horribles paradoxes débités par le comte avec cette naïve ironie qui lui
était particulière.
Puis après un instant de silence :
« Savez-vous, dit-elle, monsieur le comte, que vous êtes un terrible
argumentateur, et que vous voyez le monde sous un jour quelque peu
livide ! Est-ce donc en regardant l’humanité à travers les alambics et les
cornues que vous l’avez jugée telle ? Car vous aviez raison, vous êtes un
grand chimiste, et cet élixir que vous avez fait prendre à mon fils, et qui
l’a si rapidement rappelé à la vie…
— Oh ! ne vous y fiez pas, madame, dit Monte-Cristo, une goutte de cet
élixir a suffi pour rappeler à la vie cet enfant qui se mourait, mais trois
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CHAPITRE LIII
Robert le Diable
L
l’Opéra était d’autant meilleure à donner qu’il y
avait ce soir-là solennité à l’Académie royale de musique. Le-
vasseur, après une longue indisposition, rentrait par le rôle de
Bertram, et, comme toujours, l’œuvre du maestro à la mode avait attiré la
plus brillante société de Paris.
Morcerf, comme la plupart des jeunes gens riches, avait sa stalle d’or-
chestre, plus dix loges de personnes de sa connaissance auxquelles il pou-
vait aller demander une place, sans compter celle à laquelle il avait droit
dans la loge des lions.
Château-Renaud avait la stalle voisine de la sienne.
Beauchamp, en sa qualité de journaliste, était roi de la salle et avait sa
place partout.
Ce soir-là, Lucien Debray avait la disposition de la loge du ministre,
et il l’avait offerte au comte de Morcerf, lequel, sur le refus de Mercédès,
l’avait envoyée à Danglars, en lui faisant dire qu’il irait probablement
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LIII
faire dans la soirée une visite à la baronne et à sa fille, si ces dames vou-
laient bien accepter la loge qu’il leur proposait. Ces dames n’avaient eu
garde de refuser. Nul n’est friand de loges qui ne coûtent rien comme un
millionnaire.
Quant à Danglars, il avait déclaré que ses principes politiques et sa
qualité de député de l’opposition ne lui permettaient pas d’aller dans la
loge du ministre. En conséquence, la baronne avait écrit à Lucien de la
venir prendre, attendu qu’elle ne pouvait pas aller à l’Opéra seule avec
Eugénie.
En effet, si les deux femmes y eussent été seules, on eût, certes, trouvé
cela fort mauvais ; tandis que Mˡˡᵉ Danglars allant à l’Opéra avec sa mère
et l’amant de sa mère il n’y avait rien à dire : il faut bien prendre le monde
comme il est fait.
La toile se leva, comme d’habitude, sur une salle à peu près vide. C’est
encore une habitude de notre fashion parisienne, d’arriver au spectacle
quand le spectacle est commencé : il en résulte que le premier acte se
passe, de la part des spectateurs arrivés, non pas à regarder ou à écouter
la pièce, mais à regarder entrer les spectateurs qui arrivent, et à ne rien
entendre que le bruit des portes et celui des conversations.
« Tiens ! dit tout à coup Albert en voyant s’ouvrir une loge de côté de
premier rang, tiens ! la comtesse G… !
— Qu’est-ce que c’est que la comtesse G… ? demanda Château-
Renaud.
— Oh ! par exemple, baron, voici une question que je ne vous pardonne
pas ; vous demandez ce que c’est que la comtesse G… ?
— Ah ! c’est vrai, dit Château-Renaud, n’est-ce pas cette charmante
Vénitienne ?
— Justement. »
En ce moment la comtesse G… aperçut Albert et échangea avec lui un
salut accompagné d’un sourire.
« Vous la connaissez ? dit Château-Renaud.
— Oui, fit Albert ; je lui ai été présenté à Rome par Franz.
— Voudrez-vous me rendre à Paris le même service que Franz vous a
rendu à Rome ?
— Bien volontiers.
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statuaire eût données à celui de Junon : sa bouche seule était trop grande,
mais garnie de belles dents que faisaient ressortir encore des lèvres dont le
carmin trop vif tranchait avec la pâleur de son teint ; enfin un signe noir
placé au coin de la bouche, et plus large que ne le sont d’ordinaire ces
sortes de caprices de la nature, achevait de donner à cette physionomie
ce caractère décidé qui effrayait quelque peu Morcerf.
D’ailleurs, tout le reste de la personne d’Eugénie s’alliait avec cette
tête que nous venons d’essayer de décrire. C’était, comme l’avait dit
Château-Renaud, la Diane chasseresse, mais avec quelque chose encore
de plus ferme et de plus musculeux dans sa beauté.
Quant à l’éducation, qu’elle avait reçue, s’il y avait un reproche à lui
faire, c’est que, comme certains points de sa physionomie, elle semblait un
peu appartenir à un autre sexe. En effet, elle parlait deux ou trois langues,
dessinait facilement, faisait des vers et composait de la musique ; elle était
surtout passionnée pour ce dernier art, qu’elle étudiait avec une de ses
amies de pension, jeune personne sans fortune, mais ayant toutes les dis-
positions possibles pour devenir, à ce que l’on assurait, une excellente
cantatrice. Un grand compositeur portait, disait-on, à cette dernière, un
intérêt presque paternel, et la faisait travailler avec l’espoir qu’elle trou-
verait un jour une fortune dans sa voix.
Cette possibilité que Mˡˡᵉ Louise d’Armilly, c’était le nom de la jeune
virtuose, entrât un jour au théâtre faisait que Mˡˡᵉ Danglars, quoique la
recevant chez elle, ne se montrait point en public en sa compagnie. Du
reste, sans avoir dans la maison du banquier la position indépendante
d’une amie, Louise avait une position supérieure à celle des institutrices
ordinaires.
Quelques secondes après l’entrée de Mᵐᵉ Danglars dans sa loge, la
toile avait baissé et, grâce à cette faculté, laissée par la longueur des en-
tractes, de se promener au foyer ou de faire des visites pendant une demi-
heure, l’orchestre s’était à peu près dégarni.
Morcerf et Château-Renaud étaient sortis des premiers. Un instant
Mᵐᵉ Danglars avait pensé que cet empressement d’Albert avait pour but
de lui venir présenter ses compliments, et elle s’était penchée à l’oreille
de sa fille pour lui annoncer cette visite, mais celle-ci s’était contentée
de secouer la tête en souriant ; et en même temps, comme pour prouver
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d’or qui formait le prix gagné par le cheval et le jockey inconnus. Dans la
coupe il y avait un petit papier sur lequel étaient écrits ces mots : « À la
comtesse G…, Lord Ruthwen. »
— C’est justement cela, dit Morcerf.
— Comment ! c’est justement cela ; que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que c’est Lord Ruthwen en personne.
— Quel Lord Ruthwen ?
— Le nôtre, le vampire, celui du théâtre Argentina.
— Vraiment ! s’écria la comtesse ; il est donc ici ?
— Parfaitement.
— Et vous le voyez ? vous le recevez ? vous allez chez lui ?
— C’est mon ami intime, et M. de Château-Renaud lui-même a l’hon-
neur de le connaître.
— Qui peut vous faire croire que c’est lui qui a gagné ?
— Son cheval inscrit sous le nom de Vampa…
— Eh bien, après ?
— Eh bien, vous ne vous rappelez pas le nom du fameux bandit qui
m’avait fait prisonnier ?
— Ah ! c’est vrai.
— Et des mains duquel le comte m’a miraculeusement tiré ?
— Si fait.
— Il s’appelait Vampa. Vous voyez bien que c’est lui.
— Mais pourquoi m’a-t-il envoyé cette coupe, à moi ?
— D’abord, madame la comtesse, parce que je lui avais fort parlé de
vous, comme vous pouvez le croire ; ensuite parce qu’il aura été enchanté
de retrouver une compatriote, et heureux de l’intérêt que cette compa-
triote prenait à lui.
— J’espère bien que vous ne lui avez jamais raconté les folies que nous
avons dites à son sujet !
— Ma foi, je n’en jurerais pas, et cette façon de vous offrir cette coupe
sous le nom de Lord Ruthwen…
— Mais c’est affreux, il va m’en vouloir mortellement.
— Son procédé est-il celui d’un ennemi ?
— Non, je l’avoue.
— Eh bien !
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« Ma foi, mon cher, dit Debray vous voyez un homme à bout, et qui
vous appelle en aide pour le relayer. Voici madame qui m’écrase de ques-
tions sur le comte, et qui veut que je sache d’où il est, d’où il vient, où il
va ; ma foi, je ne suis pas Cagliostro, moi, et pour me tirer d’affaire, j’ai
dit : « Demandez tout cela à Morcerf, il connaît son Monte-Cristo sur le
bout du doigt » ; alors on vous a fait signe.
— N’est-il pas incroyable, dit la baronne, que lorsqu’on a un demi-
million de fonds secrets à sa disposition on ne soit pas mieux instruit que
cela ?
— Madame, dit Lucien, je vous prie de croire que si j’avais un demi-
million à ma disposition, je l’emploierais à autre chose qu’à prendre des
informations sur M. de Monte-Cristo, qui n’a d’autre mérite à mes yeux
que d’être deux fois riche comme un nabab ; mais j’ai passé la parole à
mon ami Morcerf ; arrangez-vous avec lui, cela ne me regarde plus.
— Un nabab ne m’eût certainement pas envoyé une paire de chevaux
de trente mille francs, avec quatre diamants aux oreilles, de cinq mille
francs chacun.
— Oh ! les diamants, dit en riant Morcerf, c’est sa manie. Je crois que,
pareil à Potemkin, il en a toujours dans ses poches, et qu’il en sème sur
son chemin comme le petit Poucet faisait de ses cailloux.
— Il aura trouvé quelque mine, dit Mᵐᵉ Danglars ; vous savez qu’il a
un crédit illimité sur la maison du baron ?
— Non, je ne le savais pas, répondit Albert, mais cela doit être.
— Et qu’il a annoncé à M. Danglars qu’il comptait rester un an à Paris
et y dépenser six millions ?
— C’est le schah de Perse qui voyage incognito.
— Et cette femme, monsieur Lucien, dit Eugénie, avez-vous remarqué
comme elle est belle ?
— En vérité, mademoiselle, je ne connais que vous pour faire si bonne
justice aux personnes de votre sexe. »
Lucien approcha son lorgnon de son œil.
« Charmante ! dit-il.
— Et cette femme, M. de Morcerf sait-il qui elle est ?
— Mademoiselle, dit Albert, répondant à cette interpellation presque
directe, je le sais à peu près, comme tout ce qui regarde le personnage
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LIII
mystérieux dont nous nous occupons. Cette femme est une Grecque.
— Cela se voit facilement à son costume, et vous ne m’apprenez là que
ce que toute la salle sait déjà comme nous.
— Je suis fâché, dit Morcerf, d’être un cicérone si ignorant, mais je dois
avouer que là se bornent mes connaissances ; je sais, en outre, qu’elle est
musicienne, car un jour que j’ai déjeuné chez le comte, j’ai entendu les
sons d’une gazla qui ne pouvaient venir certainement que d’elle.
— Il reçoit donc, votre comte ? demanda Mᵐᵉ Danglars.
— Et d’une façon splendide, je vous le jure.
— Il faut que je pousse Danglars à lui offrir quelque dîner, quelque bal,
afin qu’il nous les rende.
— Comment, vous irez chez lui ? dit Debray en riant.
— Pourquoi pas ? avec mon mari !
— Mais il est garçon, ce mystérieux comte.
— Vous voyez bien que non, dit en riant à son tour la baronne, en
montrant la belle Grecque.
— Cette femme est une esclave, à ce qu’il nous a dit lui-même, vous
rappelez-vous, Morcerf ? à votre déjeuner ?
— Convenez, mon cher Lucien, dit la baronne qu’elle a bien plutôt l’air
d’une princesse.
— Des Mille et une Nuits.
— Des Mille et une Nuits, je ne dis pas ; mais qu’est-ce qui fait les
princesses, mon cher ? ce sont les diamants, et celle-ci en est couverte.
— Elle en a même trop, dit Eugénie ; elle serait plus belle sans cela, car
on verrait son cou et ses poignets, qui sont charmants de forme.
— Oh ! l’artiste. Tenez, dit Mᵐᵉ Danglars, la voyez-vous qui se pas-
sionne ?
— J’aime tout ce qui est beau, dit Eugénie.
— Mais que dites-vous du comte alors ? dit Debray, il me semble qu’il
n’est pas mal non plus.
— Le comte ? dit Eugénie, comme si elle n’eût point encore pensé à le
regarder, le comte, il est bien pâle.
— Justement, dit Morcerf, c’est dans cette pâleur qu’est le secret que
nous cherchons. La comtesse G… prétend, vous le savez, que c’est un vam-
pire.
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qui ne sait pas ce que cela veut dire. Je vous réponds d’une chose, par
exemple, c’est qu’un Parisien peut aller à Tunis, à Constantinople, à Bag-
dad ou au Caire, on ne fera pas cercle autour de lui.
— C’est que vos Orientaux sont des gens sensés, et qu’ils ne regardent
que ce qui vaut la peine d’être vu ; mais croyez-moi, Ali ne jouit de cette
popularité que parce qu’il vous appartient, et qu’en ce moment vous êtes
l’homme à la mode.
— Vraiment ! et qui me vaut cette faveur ?
— Parbleu ! vous-même. Vous donnez des attelages de mille louis ;
vous sauvez la vie à des femmes de procureur du roi ; vous faites cou-
rir, sous le nom de major Brack, des chevaux pur sang et des jockeys gros
comme des ouistitis ; enfin, vous gagnez des coupes d’or, et vous les en-
voyez aux jolies femmes.
— Et qui diable vous a conté toutes ces folies ?
— Dame ! la première, Mᵐᵉ Danglars, qui meurt d’envie de vous voir
dans sa loge, ou plutôt qu’on vous y voie ; la seconde, le journal de Beau-
champ, et la troisième, ma propre imaginative. Pourquoi appelez-vous
votre cheval Vampa, si vous voulez garder l’incognito ?
— Ah ! c’est vrai ! dit le comte, c’est une imprudence. Mais dites-moi
donc, le comte de Morcerf ne vient-il point quelquefois à l’Opéra ? Je l’ai
cherché des yeux, et je ne l’ai aperçu nulle part.
— Il viendra ce soir.
— Où cela ?
— Dans la loge de la baronne, je crois.
— Cette charmante personne qui est avec elle, c’est sa fille ?
— Oui.
— Je vous en fais mon compliment. »
Morcerf sourit.
« Nous reparlerons de cela plus tard et en détail, dit-il. Que dites-vous
de la musique ?
— De quelle musique ?
— Mais de celle que vous venez d’entendre.
— Je dis que c’est de fort belle musique pour de la musique composée
par un compositeur humain, et chantée par des oiseaux à deux pieds et
sans plumes, comme disait feu Diogène.
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CHAPITRE LIV
La hausse et la baisse
Q
cette rencontre, Albert de Morcerf vint
faire visite au comte de Monte-Cristo dans sa maison des
Champs-Élysées, qui avait déjà pris cette allure de palais, que
le comte, grâce à son immense fortune, donnait à ses habitations même
les plus passagères.
Il venait lui renouveler les remerciements de Mᵐᵉ Danglars, que lui
avait déjà apportés une lettre signée baronne Danglars, née Herminie de
Servieux.
Albert était accompagné de Lucien Debray, lequel joignit aux paroles
de son ami quelques compliments qui n’étaient pas officiels sans doute,
mais dont, grâce à la finesse de son coup d’œil, le comte ne pouvait sus-
pecter la source.
Il lui sembla même que Lucien venait le voir, mû par un double sen-
timent de curiosité, et que la moitié de ce sentiment émanait de la rue
de la Chaussée-d’Antin. En effet, il pouvait supposer, sans crainte de se
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tromper, que Mᵐᵉ Danglars, ne pouvant connaître par ses propres yeux
l’intérieur d’un homme qui donnait des chevaux de trente mille francs, et
qui allait à l’Opéra avec une esclave grecque portant un million de dia-
mants, avait chargé les yeux par lesquels elle avait l’habitude de voir de
lui donner des renseignements sur cet intérieur.
Mais le comte ne parut pas soupçonner la moindre corrélation entre
la visite de Lucien et la curiosité de la baronne.
« Vous êtes en rapports presque continuels avec le baron Danglars ?
demanda-t-il à Albert de Morcerf.
— Mais oui, monsieur le comte ; vous savez ce que je vous ai dit.
— Cela tient donc toujours ?
— Plus que jamais, dit Lucien ; c’est une affaire arrangée. »
Et Lucien, jugeant sans doute que ce mot mêlé à la conversation lui
donnait le droit d’y demeurer étranger, plaça son lorgnon d’écaille dans
son œil, et mordant la pomme d’or de sa badine, se mit à faire le tour de
la chambre en examinant les armes et les tableaux.
« Ah ! dit Monte-Cristo ; mais, à vous entendre, je n’avais pas cru à
une si prompte solution.
— Que voulez-vous ? les choses marchent sans qu’on s’en doute ; pen-
dant que vous ne songez pas à elles, elles songent à vous ; et quand vous
vous retournez vous êtes étonné du chemin qu’elles ont fait. Mon père et
M. Danglars ont servi ensemble en Espagne, mon père dans l’armée, M.
Danglars dans les vivres. C’est là que mon père, ruiné par la Révolution,
et M. Danglars, qui n’avait, lui, jamais eu de patrimoine, ont jeté les fon-
dements, mon père, de sa fortune politique et militaire, qui est belle, M.
Danglars, de sa fortune politique et financière, qui est admirable.
— Oui, en effet, dit Monte-Cristo, je crois que, pendant la visite que
je lui ai faite, M. Danglars m’a parlé de cela ; et, continua-t-il en jetant un
coup d’œil sur Lucien, qui feuilletait un album, et elle est jolie, Mˡˡᵉ Eugé-
nie ? car je crois me rappeler que c’est Eugénie qu’elle s’appelle.
— Fort jolie, ou plutôt fort belle, répondit Albert, mais d’une beauté
que je n’apprécie pas. Je suis un indigne !
— Vous en parlez déjà comme si vous étiez son mari !
— Oh ! fit Albert, en regardant autour de lui pour voir à son tour ce
que faisait Lucien.
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aller respirer l’air de la mer. À quel jour est fixé votre dîner ?
— À samedi.
— Nous sommes à mardi, bien ; demain soir nous partons ; après-
demain nous serons au Tréport. Savez-vous, monsieur le comte, que vous
êtes un homme charmant de mettre ainsi les gens à leur aise !
— Moi ! en vérité vous me tenez pour plus que je ne vaux ; je désire
vous être agréable, voilà tout.
— Quel jour avez-vous fait vos invitations ?
— Aujourd’hui même.
— Bien ! Je cours chez M. Danglars, je lui annonce que nous quittons
Paris demain, ma mère et moi. Je ne vous ai pas vu ; par conséquent je ne
sais rien de votre dîner.
— Fou que vous êtes ! et M. Debray, qui vient de vous voir chez moi,
lui !
— Ah ! c’est juste.
— Au contraire, je vous ai vu et invité ici sans cérémonie, et vous
m’avez tout naïvement répondu que vous ne pouviez pas être mon
convive, parce que vous partiez pour le Tréport.
— Eh bien, voilà qui est conclu. Mais vous, viendrez-vous voir ma mère
avant demain ?
— Avant demain, c’est difficile ; puis je tomberais au milieu de vos
préparatifs de départ.
— Eh bien, faites mieux que cela ; vous n’étiez qu’un homme char-
mant, vous serez un homme adorable.
— Que faut-il que je fasse pour arriver à cette sublimité ?
— Ce qu’il faut que vous fassiez ?
— Je le demande.
— Vous êtes aujourd’hui libre comme l’air ; venez dîner avec moi :
nous serons en petit comité, vous, ma mère et moi seulement. Vous avez
à peine aperçu ma mère ; mais vous la verrez de près. C’est une femme
fort remarquable, et je ne regrette qu’une chose : c’est que sa pareille
n’existe pas avec vingt ans de moins ; il y aurait bientôt, je vous le jure,
une comtesse et une vicomtesse de Morcerf. Quant à mon père, vous ne
le trouverez pas : il est de commission ce soir et dîne chez le grand ré-
férendaire. Venez, nous causerons voyages. Vous qui avez vu le monde
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LIV
tout entier, vous nous raconterez vos aventures ; vous nous direz l’his-
toire de cette belle Grecque qui était l’autre soir avec vous à l’Opéra, que
vous appelez votre esclave et que vous traitez comme une princesse. Nous
parlerons italien, espagnol. Voyons, acceptez ; ma mère vous remerciera.
— Mille grâces, dit le comte ; l’invitation est des plus gracieuses, et
je regrette vivement de ne pouvoir l’accepter. Je ne suis pas libre comme
vous le pensiez, et j’ai au contraire un rendez-vous des plus importants.
— Ah ! prenez garde ; vous m’avez appris tout à l’heure comment,
en fait de dîner, on se décharge d’une chose désagréable. Il me faut une
preuve. Je ne suis heureusement pas banquier comme M. Danglars ; mais
je suis, je vous en préviens, aussi incrédule que lui.
— Aussi vais-je vous la donner », dit le comte.
Et il sonna.
« Hum ! fit Morcerf, voilà déjà deux fois que vous refusez de dîner
avec ma mère. C’est un parti pris, comte. »
Monte-Cristo tressaillit.
« Oh ! vous ne le croyez pas, dit-il ; d’ailleurs voici ma preuve qui
vient. »
Baptistin entra et se tint sur la porte debout et attendant.
« Je n’étais pas prévenu de votre visite, n’est-ce pas ?
— Dame ! vous êtes un homme si extraordinaire que je n’en répondrais
pas.
— Je ne pouvais point deviner que vous m’inviteriez à dîner, au moins.
— Oh ! quant à cela, c’est probable.
— Eh bien, écoutez, Baptistin… que vous ai-je dit ce matin quand je
vous ai appelé dans mon cabinet de travail ?
— De faire fermer la porte de M. le comte une fois cinq heures sonnées.
— Ensuite ?
— Oh ! monsieur le comte… dit Albert.
— Non, non, je veux absolument me débarrasser de cette réputation
mystérieuse que vous m’avez faite, mon cher vicomte. Il est trop diffi-
cile de jouer éternellement le Manfred. Je veux vivre dans une maison de
verre. Ensuite… Continuez, Baptistin.
— Ensuite, de ne recevoir que M. le major Bartolomeo Cavalcanti et
son fils.
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CHAPITRE LV
La major Calvacanti
N
ni Baptistin n’avaient menti en annonçant à Morcerf
cette visite du major Lucquois, qui servait à Monte-Cristo de
prétexte pour refuser le dîner qui lui était offert.
Sept heures venaient de sonner, et M. Bertuccio, selon l’ordre qu’il en
avait reçu, était parti depuis deux heures pour Auteuil, lorsqu’un fiacre
s’arrêta à la porte de l’hôtel, et sembla s’enfuir tout honteux aussitôt qu’il
eut déposé près de la grille un homme de cinquante-deux ans environ,
vêtu d’une de ces redingotes vertes à brandebourgs noirs dont l’espèce
est impérissable, à ce qu’il paraît, en Europe. Un large pantalon de drap
bleu, une botte encore assez propre, quoique d’un vernis incertain et un
peu trop épaisse de semelle, des gants de daim, un chapeau se rapprochant
pour la forme d’un chapeau de gendarme, un col noir, brodé d’un liséré
blanc, qui, si son propriétaire ne l’eût porté de sa pleine et entière volonté,
eût pu passer pour un carcan : tel était le costume pittoresque sous lequel
se présenta le personnage qui sonna à la grille en demandant si ce n’était
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— Oui, dit Monte-Cristo, c’était major. C’est le nom que l’on donne en
France au grade que vous occupiez en Italie.
— Bon, dit le Lucquois, je ne demande pas mieux, moi, vous compre-
nez…
— D’ailleurs, vous ne venez pas ici de votre propre mouvement, reprit
Monte-Cristo.
— Oh ! bien certainement.
— Vous m’êtes adressé par quelqu’un.
— Oui.
— Par cet excellent abbé Busoni ?
— C’est cela ! s’écria le major joyeux.
— Et vous avez une lettre ?
— La voilà.
— Eh pardieu ! vous voyez bien. Donnez donc. »
Et Monte-Cristo prit la lettre qu’il ouvrit et qu’il lut.
Le major regardait le comte avec de gros yeux étonnés qui se portaient
curieusement sur chaque partie de l’appartement, mais qui revenaient
invariablement à son propriétaire.
« C’est bien cela… ce cher abbé, le major Cavalcanti, un digne prati-
cien de Lucques, descendant des Cavalcanti de Florence, continua Monte-
Cristo tout en lisant, jouissant d’une fortune d’un demi-million de re-
venu. »
Monte-Cristo leva les yeux de dessus le papier et salua.
« D’un demi-million, dit-il ; peste ! mon cher monsieur Cavalcanti.
— Y a-t-il un demi-million ? demanda le Lucquois.
— En toutes lettres ; et cela doit être, l’abbé Busoni est l’homme qui
connaît le mieux toutes les grandes fortunes de l’Europe.
— Va pour un demi-million, dit le Lucquois ; mais, ma parole d’hon-
neur, je ne croyais pas que cela montât si haut.
— Parce que vous avez un intendant qui vous vole ; que voulez-vous,
cher monsieur Cavalcanti, il faut bien passer par là !
— Vous venez de m’éclairer, dit gravement le Lucquois, je mettrai le
drôle à la porte. »
Monte-Cristo continua :
« – Et auquel il ne manquerait qu’une chose pour être heureux ».
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voilà un bonheur ! Oui, reprit-il, voilà un bonheur, car je n’y eusse pas
songé, moi.
— Pardieu ! je crois bien, on ne songe pas à tout. Mais heureusement
l’abbé Busoni y a songé pour vous.
— Voyez-vous, ce cher abbé !
— C’est un homme de précaution.
— C’est un homme admirable, dit le Lucquois ; et il vous les a envoyés ?
— Les voici. »
Le Lucquois joignit les mains en signe d’admiration.
« Vous avez épousé Olivia Corsinari dans l’église de Sainte-Paule de
Monte-Catini ; voici le certificat du prêtre.
— Oui, ma foi ! le voilà, dit le major en le regardant avec étonnement.
— Et voici l’acte de baptême d’Andrea Cavalcanti, délivré par le curé
de Saravezza.
— Tout est en règle, dit le major.
— Alors prenez ces papiers, dont je n’ai que faire, vous les donnerez
à votre fils qui les gardera soigneusement.
— Je le crois bien !… S’il les perdait…
— Eh bien, s’il les perdait ? demanda Monte-Cristo.
— Eh bien, reprit le Lucquois, on serait obligé d’écrire là-bas, et ce
serait fort long de s’en procurer d’autres.
— En effet, ce serait difficile, dit Monte-Cristo.
— Presque impossible, répondit le Lucquois.
— Je suis bien aise que vous compreniez la valeur de ces papiers.
— C’est-à-dire que je les regarde comme impayables.
— Maintenant, dit Monte-Cristo, quant à la mère du jeune homme ?…
— Quant à la mère du jeune homme… répéta le major avec inquiétude.
— Quant à la marquise Corsinari ?
— Mon Dieu ! dit le Lucquois, sous les pas duquel les difficultés sem-
blaient naître, est-ce qu’on aurait besoin d’elle ?
— Non, monsieur, reprit Monte-Cristo ; d’ailleurs, n’a-t-elle point ?…
— Si fait, si fait, dit le major, elle a…
— Payé son tribut à la nature ?…
— Hélas ! oui, dit vivement le Lucquois.
— J’ai su cela, reprit Monte-Cristo ; elle est morte il y a dix ans.
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CHAPITRE LVI
Andrea Cavalcanti
L
Monte-Cristo entra dans le salon voisin que Baptis-
tin avait désigné sous le nom de salon bleu, et où venait de le
précéder un jeune homme de tournure dégagée, assez élégam-
ment vêtu, et qu’un cabriolet de place avait, une demi-heure auparavant,
jeté à la porte de l’hôtel. Baptistin n’avait pas eu de peine à le reconnaître ;
c’était bien ce grand jeune homme aux cheveux blonds, à la barbe rousse,
aux yeux noirs, dont le teint vermeil et la peau éblouissante de blancheur
lui avaient été signalés par son maître.
Quand le comte entra dans le salon, le jeune homme était négligem-
ment étendu sur un sofa, fouettant avec distraction sa botte d’un petit
jonc à pomme d’or.
En apercevant Monte-Cristo, il se leva vivement.
« Monsieur est le comte de Monte-Cristo ? dit-il.
— Oui, monsieur, répondit celui-ci, et j’ai l’honneur de parler, je crois,
à monsieur le vicomte Andrea Cavalcanti ?
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Le comte, depuis son entrée au salon, n’avait pas perdu de vue le jeune
homme, il avait admiré l’assurance de son regard et la sûreté de sa voix ;
mais à ces mots si naturels : Votre père est en effet ici et vous cherche, le
jeune Andrea fit un bond et s’écria :
« Mon père ! mon père ici ?
— Sans doute, répondit Monte-Cristo, votre père, le major Bartolomeo
Cavalcanti. »
L’impression de terreur répandue sur les traits du jeune homme s’ef-
faça presque aussitôt.
« Ah ! oui, c’est vrai, dit-il, le major Bartolomeo Cavalcanti. Et vous
dites, monsieur le comte, qu’il est ici, ce cher père.
— Oui, monsieur. J’ajouterai même que je le quitte à l’instant, que
l’histoire qu’il m’a contée de ce fils chéri, perdu autrefois, m’a fort tou-
ché ; en vérité, ses douleurs, ses craintes, ses espérances à ce sujet com-
poseraient un poème attendrissant. Enfin il reçut un jour des nouvelles
qui lui annonçaient que les ravisseurs de son fils offraient de le rendre, ou
d’indiquer où il était, moyennant une somme assez forte. Mais rien ne re-
tint ce bon père ; cette somme fut envoyée à la frontière du Piémont, avec
un passeport tout visé pour l’Italie. Vous étiez dans le Midi de la France,
je crois ?
— Oui, monsieur, répondit Andrea d’un air assez embarrassé ; oui,
j’étais dans le Midi de la France.
— Une voiture devait vous attendre à Nice ?
— C’est bien cela, monsieur ; elle m’a conduit de Nice à Gênes, de
Gênes à Turin, de Turin à Chambéry, de Chambéry à Pont-de-Beauvoisin,
et de Pont-de-Beauvoisin à Paris.
— À merveille ! il espérait toujours vous rencontrer en chemin, car
c’était la route qu’il suivait lui-même ; voilà pourquoi votre itinéraire
avait été tracé ainsi.
— Mais, dit Andrea, s’il m’eût rencontré, ce cher père, je doute qu’il
m’eût reconnu ; je suis quelque peu changé depuis que je l’ai perdu de
vue.
— Oh ! la voix du sang, dit Monte-Cristo.
— Ah ! oui, c’est vrai, reprit le jeune homme, je n’y songeais pas à la
voix du sang.
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éducation, et j’ai été traité par les larrons d’enfants à peu près comme
l’étaient dans l’Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres faisaient des
grammairiens, des médecins et des philosophes, pour les vendre plus cher
au marché de Rome. »
Monte-Cristo sourit avec satisfaction ; il n’avait pas tant espéré, à ce
qu’il paraît, de M. Andrea Cavalcanti.
« D’ailleurs, reprit le jeune homme, s’il y avait en moi quelque défaut
d’éducation ou plutôt d’habitude du monde, on aurait, je suppose, l’indul-
gence de les excuser, en considération des malheurs qui ont accompagné
ma naissance et poursuivi ma jeunesse.
— Eh bien, dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous
voudrez, vicomte, car vous êtes le maître, et cela vous regarde ; mais, ma
parole, au contraire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures, c’est
un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans serrés
entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de ceux qu’il
voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous pouvez l’être.
Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler, monsieur le vi-
comte ; à peine aurez-vous raconté à quelqu’un votre touchante histoire,
qu’elle courra dans le monde complètement dénaturée. Vous serez obligé
de vous poser en Antony, et le temps des Antony est un peu passé. Peut-
être aurez-vous un succès de curiosité, mais tout le monde n’aime pas à se
faire centre d’observations et cible à commentaires. Cela vous fatiguera
peut-être.
— Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme
en pâlissant malgré lui, sous l’inflexible regard de Monte-Cristo ; c’est là
un grave inconvénient.
— Oh ! il ne faut pas non plus se l’exagérer dit Monte-Cristo ; car, pour
éviter une faute, on tomberait dans une folie. Non, c’est un simple plan de
conduite à arrêter ; et, pour un homme intelligent comme vous, ce plan est
d’autant plus facile à adopter qu’il est conforme à vos intérêts ; il faudra
combattre, par des témoignages et par d’honorables amitiés, tout ce que
votre passé peut avoir d’obscur. »
Andrea perdit visiblement contenance.
« Je m’offrirais bien à vous comme répondant et caution, dit Monte-
Cristo ; mais c’est chez moi une habitude morale de douter de mes
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— Oui, mais garanti par Lord Wilmore, qui vous a, sur la demande de
votre père, ouvert un crédit de cinq mille francs par mois chez M. Dan-
glars, un des plus sûrs banquiers de Paris.
— Et mon père compte rester longtemps à Paris ? demanda Andrea
avec inquiétude.
— Quelque jours seulement, répondit Monte-Cristo, son service ne lui
permet pas de s’absenter plus de deux ou trois semaines.
— Oh ! ce cher père ! dit Andrea visiblement enchanté de ce prompt
départ.
— Aussi, dit Monte-Cristo, faisant semblant de se tromper à l’accent
de ces paroles ; aussi je ne veux pas retarder d’un instant l’heure de votre
réunion. Êtes-vous préparé à embrasser ce digne M. Cavalcanti ?
— Vous n’en doutez pas, je l’espère ?
— Eh bien, entrez donc dans le salon, mon cher ami, et vous trouverez
votre père, qui vous attend. »
Andrea fit un profond salut au comte et entra dans le salon.
Le comte le suivit des yeux, et, l’ayant vu disparaître, poussa un res-
sort correspondant à un tableau, lequel, en s’écartant du cadre, laissait,
par un interstice habilement ménagé, pénétrer la vue dans le salon.
Andrea referma la porte derrière lui et s’avança vers le major, qui se
leva dès qu’il entendit le bruit des pas qui s’approchaient.
« Ah ! monsieur et cher père, dit Andrea à haute voix et de manière
que le comte l’entendit à travers la porte fermée, est-ce bien vous ?
— Bonjour, mon cher fils, fit gravement le major.
— Après tant d’années de séparation, dit Andrea en continuant de
regarder du côté de la porte, quel bonheur de nous revoir !
— En effet, la séparation a été longue.
— Ne nous embrassons-nous pas, monsieur ? reprit Andrea.
— Comme vous voudrez, mon fils », dit le major.
Et les deux hommes s’embrassèrent comme on s’embrasse au Théâtre-
Français, c’est-à-dire en se passant la tête par-dessus l’épaule.
« Ainsi donc nous voici réunis ! dit Andrea.
— Nous voici réunis, reprit le major.
— Pour ne plus nous séparer ?
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votre fils : par conséquent, vous comprenez bien que ce n’est pas moi qui
serai disposé à nier que vous soyez mon père. »
Le major regarda avec inquiétude autour de lui.
« Eh ! soyez tranquille, nous sommes seuls, dit Andrea, d’ailleurs nous
parlons italien.
— Eh bien, à moi, dit le Lucquois, on me donne cinquante mille francs
une fois payés.
— Monsieur Cavalcanti, dit Andrea, avez-vous foi aux contes de fées ?
— Non, pas autrefois, mais maintenant il faut bien que j’y croie.
— Vous avez donc eu des preuves ? »
Le major tira de son gousset une poignée d’or.
« Palpables, comme vous voyez.
— Vous pensez donc que je puis croire aux promesses qu’on m’a
faites ?
— Je le crois.
— Et que ce brave homme de comte les tiendra ?
— De point en point ; mais, vous comprenez, pour arriver à ce but, il
faut jouer notre rôle.
— Comment donc ?…
— Moi de tendre père…
— Moi, de fils respectueux.
— Puisqu’ils désirent que vous descendiez de moi…
— Qui, ils ?
— Dame, je n’en sais rien, ceux qui vous ont écrit ; n’avez vous pas
reçu une lettre ?
— Si fait.
— De qui ?
— D’un certain abbé Busoni.
— Que vous ne connaissez pas ?
— Que je n’ai jamais vu.
— Que vous disait cette lettre ?
— Vous ne me trahirez pas ?
— Je m’en garderai bien, nos intérêts sont les mêmes.
— Alors lisez. »
Et le major passa une lettre au jeune homme.
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LVI
dessous.
« En vérité, dit-il, voilà deux grands misérables ! Quel malheur que ce
ne soit pas véritablement le père et le fils ! »
Puis après un instant de sombre réflexion :
« Allons chez les Morrel, dit-il ; je crois que le dégoût m’écœure encore
plus que la haine. »
223
CHAPITRE LVII
L’enclos à la luzerne
I
nos lecteurs nous permettent de les ramener à cet en-
clos qui confine à la maison de M. de Villefort, et, derrière la grille
envahie par des marronniers, nous retrouverons des personnages
de notre connaissance.
Cette fois Maximilien est arrivé le premier. C’est lui qui a collé son œil
contre la cloison, et qui guette dans le jardin profond une ombre entre les
arbres et le craquement d’un brodequin de soie sur le sable des allées.
Enfin, le craquement tant désiré se fit entendre, et au lieu d’une ombre
ce furent deux ombres qui s’approchèrent. Le retard de Valentine avait été
occasionné par une visite de Mᵐᵉ Danglars et d’Eugénie, visite qui était
prolongée au-delà de l’heure où Valentine était attendue. Alors, pour ne
pas manquer à son rendez-vous, la jeune fille avait proposé à Mˡˡᵉ Danglars
une promenade au jardin, voulant montrer à Maximilien qu’il n’y avait
point de sa faute dans le retard dont sans doute il souffrait.
Le jeune homme comprit tout avec cette rapidité d’intuition particu-
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LVII
lière aux amants et son cœur fut soulagé. D’ailleurs, sans arriver à la por-
tée de la voix, Valentine dirigea sa promenade de manière que Maximilien
pût la voir passer et repasser, et chaque fois qu’elle passait et repassait,
un regard inaperçu de sa compagne, mais jeté de l’autre côté de la grille
et recueilli par le jeune homme, lui disait :
« Prenez patience, ami, vous voyez qu’il n’y a point de ma faute. »
Et Maximilien, en effet, prenait patience tout en admirant ce contraste
entre les deux jeunes filles : entre cette blonde aux yeux languissants et
à la taille inclinée comme un beau saule, et cette brune aux yeux fiers et
à la taille droite comme un peuplier ; puis il va sans dire que dans cette
comparaison entre deux natures si opposées, tout l’avantage, dans le cœur
du jeune homme du moins, était pour Valentine.
Au bout d’une demi-heure de promenade, les deux jeunes filles s’éloi-
gnèrent. Maximilien comprit que le terme de la visite de Mᵐᵉ Danglars
était arrivé.
En effet, un instant après, Valentine reparut seule. De crainte qu’un
regard indiscret ne suivît son retour, elle venait lentement ; et, au lieu de
s’avancer directement vers la grille, elle alla s’asseoir sur un banc, après
avoir sans affectation interrogé chaque touffe de feuillage et plongé son
regard dans le fond de toutes les allées.
Ces précautions prises, elle courut à la grille.
« Bonjour, Valentine, dit une voix.
— Bonjour, Maximilien ; je vous ai fait attendre, mais vous avez vu la
cause ?
— Oui, j’ai reconnu Mˡˡᵉ Danglars ; je ne vous croyais pas si liée avec
cette jeune personne.
— Qui vous a donc dit que nous étions liées, Maximilien ?
— Personne ; mais il m’a semblé que cela ressortait de la façon dont
vous vous donnez le bras, de la façon dont vous causiez : on eût dit deux
compagnes de pension se faisant des confidences.
— Nous nous faisions nos confidences, en effet, dit Valentine, elle
m’avouait sa répugnance pour un mariage avec M. de Morcerf, et moi,
je lui avouais de mon côté que je regardais comme un malheur d’épouser
M. d’Épinay.
— Chère Valentine !
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LVII
— Voilà pourquoi, mon ami, continua la jeune fille, vous avez vu cette
apparence d’abandon entre moi et Eugénie ; c’est que, tout en parlant de
l’homme que je ne puis aimer, je pensais à l’homme que j’aime.
— Que vous êtes bonne en toutes choses, Valentine, et que vous avez
en vous une chose que Mˡˡᵉ Danglars n’aura jamais : c’est ce charme indé-
fini qui est à la femme ce que le parfum est à la fleur, ce que la saveur est
au fruit ; car ce n’est pas le tout pour une fleur que d’être belle, ce n’est
pas le tout pour un fruit que d’être beau.
— C’est votre amour qui vous fait voir les choses ainsi, Maximilien.
— Non, Valentine, je vous jure. Tenez, je vous regardais toutes deux
tout à l’heure, et, sur mon honneur, tout en rendant justice à la beauté
de Mˡˡᵉ Danglars, je ne comprenais pas qu’un homme devînt amoureux
d’elle.
— C’est que, comme vous le disiez, Maximilien, j’étais là, et que ma
présence vous rendait injuste.
— Non… mais dites-moi… une question de simple curiosité, et qui
émane de certaines idées que je me suis faites sur Mˡˡᵉ Danglars.
— Oh ! bien injustes, sans que je sache lesquelles certainement. Quand
vous nous jugez, nous autres pauvres femmes, nous ne devons pas nous
attendre à l’indulgence.
— Avec cela qu’entre vous vous êtes bien justes les unes envers les
autres !
— Parce que, presque toujours, il y a de la passion dans nos jugements.
Mais revenez à votre question.
— Est-ce parce que Mˡˡᵉ Danglars aime quelqu’un qu’elle redoute son
mariage avec M. de Morcerf ?
— Maximilien, je vous ai dit que je n’étais pas l’amie d’Eugénie.
— Eh ! mon Dieu ! dit Morrel, sans être amies, les jeunes filles se font
des confidences ; convenez que vous lui avez fait quelques questions là-
dessus. Ah ! je vous vois sourire.
— S’il en est ainsi, Maximilien, ce n’est pas la peine que nous ayons
entre nous cette cloison de planches.
— Voyons, que vous a-t-elle dit ?
— Elle m’a dit qu’elle n’aimait personne, dit Valentine ; qu’elle avait
le mariage en horreur ; que sa plus grande joie eût été de mener une vie
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vieillard, qui n’aime que moi au monde, et qui, Dieu me pardonne si c’est
un blasphème, et qui n’est aimé au monde que de moi. Si vous saviez,
quand il a appris ma résolution, comme il m’a regardée, ce qu’il y avait
de reproche dans ce regard et de désespoir dans ces larmes qui roulaient
sans plaintes, sans soupirs, le long de ses joues immobiles ! Ah ! Maxi-
milien, j’ai éprouvé quelque chose comme un remords, je me suis jetée
à ses pieds en lui criant : « Pardon ! pardon ! mon père ! On fera de moi
ce qu’on voudra, mais je ne vous quitterai jamais. » Alors il leva les yeux
au ciel !… Maximilien, je puis souffrir beaucoup, ce regard de mon vieux
grand-père m’a payée d’avance pour ce que je souffrirai.
— Chère Valentine ! vous êtes un ange, et je ne sais vraiment pas com-
ment j’ai mérité, en sabrant à droite et à gauche des Bédouins, à moins
que Dieu ait considéré que ce sont des infidèles, je ne sais pas comment
j’ai mérité que vous vous révéliez à moi. Mais enfin, voyons, Valentine,
quel est donc l’intérêt de Mᵐᵉ de Villefort à ce que vous ne vous mariiez
pas ?
— N’avez-vous pas entendu tout à l’heure que je vous disais que j’étais
riche, Maximilien, trop riche ? J’ai, du chef de ma mère, près de cinquante
mille livres de rente ; mon grand-père et ma grand-mère, le marquis et la
marquise de Saint-Méran, doivent m’en laisser autant ; M. Noirtier a bien
visiblement l’intention de me faire sa seule héritière. Il en résulte donc
que, comparativement à moi, mon frère Édouard, qui n’attend, du côté de
Mᵐᵉ de Villefort, aucune fortune, est pauvre. Or, Mᵐᵉ de Villefort aime cet
enfant avec adoration, et si je fusse entrée en religion, toute ma fortune,
concentrée sur mon père, qui héritait du marquis, de la marquise et de
moi, revenait à son fils.
— Oh ! que c’est étrange cette cupidité dans une jeune et belle femme !
— Remarquez que ce n’est point pour elle, Maximilien, mais pour son
fils, et que ce que vous lui reprochez comme un défaut, au point de vue
de l’amour maternel, est presque une vertu.
— Mais voyons, Valentine, dit Morrel, si vous abandonniez une por-
tion de cette fortune à ce fils ?
— Le moyen de faire une pareille proposition, dit Valentine, et surtout
à une femme qui a sans cesse à la bouche le mot de désintéressement ?
— Valentine, mon amour m’est toujours resté sacré, et comme toute
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— Moi ?
— Oui. C’est celui qui a sauvé la vie à votre belle-mère et à son fils.
— Le comte de Monte-Cristo ?
— Lui-même.
— Oh ! s’écria Valentine, il ne peut jamais être mon ami, il est trop
celui de ma belle-mère.
— Le comte, l’ami de votre belle-mère, Valentine ? mon instinct ne
faillirait pas à ce point ; je suis sûr que vous vous trompez.
— Oh ! si vous saviez, Maximilien ! mais ce n’est plus Édouard qui
règne à la maison, c’est le comte : recherché de madame de Villefort,
qui voit en lui le résumé des connaissances humaines ; admiré, entendez-
vous, admiré de mon père, qui dit n’avoir jamais entendu formuler avec
plus d’éloquence des idées plus élevées ; idolâtré d’Édouard, qui, malgré
sa peur des grands yeux noirs du comte, court à lui aussitôt qu’il le voit ar-
river, et lui ouvre la main, où il trouve toujours quelque jouet admirable :
M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez mon père ; M. de Monte-Cristo n’est
pas ici chez Mᵐᵉ de Villefort : M. de Monte-Cristo est chez lui.
— Eh bien, chère Valentine, si les choses sont ainsi que vous dites, vous
devez déjà ressentir ou vous ressentirez bientôt les effets de sa présence.
Il rencontre Albert de Morcerf en Italie, c’est pour le tirer des mains des
brigands ; il aperçoit Mᵐᵉ Danglars, c’est pour lui faire un cadeau royal ;
votre belle-mère et votre frère passent devant sa porte, c’est pour que
son Nubien leur sauve la vie. Cet homme a évidemment reçu le pouvoir
d’influer sur les choses. Je n’ai jamais vu des goûts plus simples alliés à
une haute magnificence. Son sourire est si doux, quand il me l’adresse
que j’oublie combien les autres trouvent son sourire amer. Oh ! dites-moi,
Valentine, vous a-t-il souri ainsi ? S’il l’a fait, vous serez heureuse.
— Moi ! dit la jeune fille, oh ! mon Dieu ! Maximilien, il ne me re-
garde seulement pas, ou plutôt, si je passe par hasard, il détourne la vue
de moi. Oh ! il n’est pas généreux, allez ! ou il n’a pas ce regard profond
qui lit au fond des cœurs, et que vous lui supposez à tort ; car s’il eût
été généreux, me voyant seule et triste au milieu de toute cette maison,
il m’eût protégée de cette influence qu’il exerce ; et puisqu’il joue, à ce
que vous prétendez, le rôle de soleil, il eût réchauffé mon cœur à l’un de
ses rayons. Vous dites qu’il vous aime, Maximilien ; eh ! mon Dieu, qu’en
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lation jusque dans ses plus simples actions, jusque dans ses plus secrètes
pensées entre mes actions et mes pensées. Vous allez encore rire de moi,
Valentine, mais depuis que je connais cet homme, l’idée absurde m’est
venue que tout ce qui m’arrive de bien émane de lui. Cependant, j’ai vécu
trente ans sans avoir eu besoin de ce protecteur, n’est-ce pas ? n’importe,
tenez, un exemple : il m’a invité à dîner pour samedi, c’est naturel au point
où nous en sommes, n’est-ce pas ? Eh bien, qu’ai-je su depuis ? Votre père
est invité à ce dîner, votre mère y viendra. Je me rencontrerai avec eux,
et qui sait ce qui résultera dans l’avenir de cette entrevue ? Voilà des cir-
constances fort simples en apparence ; cependant, moi, je vois là-dedans
quelque chose qui m’étonne ; j’y puise une confiance étrange. Je me dis
que le comte, cet homme singulier qui devine tout, a voulu me faire trou-
ver avec M. et Mᵐᵉ de Villefort, et quelquefois je cherche, je vous le jure,
à lire dans ses yeux s’il a deviné mon amour.
— Mon bon ami, dit Valentine, je vous prendrais pour un visionnaire,
et j’aurais véritablement peur pour votre bon sens, si je n’écoutais de vous
que de semblables raisonnements. Quoi ! vous voyez autre chose que du
hasard dans cette rencontre ? En vérité, réfléchissez donc. Mon père, qui
ne sort jamais, a été sur le point dix fois de refuser cette invitation à Mᵐᵉ
de Villefort, qui, au contraire, brûle du désir de voir chez lui ce nabab
extraordinaire, et c’est à grand-peine qu’elle a obtenu qu’il l’accompa-
gnerait. Non, non, croyez-moi, je n’ai, à part vous, Maximilien, d’autre
secours à demander dans ce monde qu’à mon grand-père, un cadavre !
d’autre appui à chercher que dans ma pauvre mère, une ombre !
— Je sens que vous avez raison, Valentine, et que la logique est pour
vous, dit Maximilien ; mais votre douce voix, toujours si puissante sur
moi, aujourd’hui, ne me convainc pas.
— Ni la vôtre non plus, dit Valentine, et j’avoue que si vous n’avez pas
d’autre exemple à me citer…
— J’en ai un, dit Maximilien en hésitant ; mais en vérité, Valentine, je
suis forcé de l’avouer moi-même, il est encore plus absurde que le premier.
— Tant pis, dit en souriant Valentine.
— Et cependant, continua Morrel, il n’en est pas moins concluant pour
moi, homme tout d’inspiration et de sentiment, et qui ai quelquefois, de-
puis dix ans que je sers, dû la vie à un de ces éclairs intérieurs qui vous
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CHAPITRE LVIII
M. Noirtier de Villefort
V
s’était passé dans la maison du procureur du roi après
le départ de Mᵐᵉ Danglars et de sa fille, et pendant la conversa-
tion que nous venons de rapporter.
M. de Villefort était entré chez son père, suivi de Mᵐᵉ de Villefort ; quant
à Valentine, nous savons où elle était.
Tous deux, après avoir salué le vieillard, après avoir congédié Barrois,
vieux domestique depuis plus de vingt-cinq ans à son service, avaient pris
place à ses côtés.
M. Noirtier, assis dans son grand fauteuil à roulettes, où on le plaçait
le matin et d’où on le tirait le soir, assis devant une glace qui réfléchissait
tout l’appartement et lui permettait de voir, sans même tenter un mou-
vement devenu impossible, qui entrait dans sa chambre, qui en sortait,
et ce qu’on faisait tout autour de lui ; M. Noirtier, immobile comme un
cadavre, regardait avec des yeux intelligents et vifs ses enfants, dont la
cérémonieuse révérence lui annonçait quelque démarche officielle inat-
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Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LVIII
tendue.
La vue et l’ouïe étaient les deux seuls sens qui animassent encore,
comme deux étincelles, cette matière humaine déjà aux trois quarts fa-
çonnée pour la tombe ; encore, de ces deux sens, un seul pouvait-il révéler
au-dehors la vie intérieure qui animait la statue ; et le regard qui dénon-
çait cette vie intérieure était semblable à une de ces lumières lointaines
qui, durant la nuit, apprennent au voyageur perdu dans un désert qu’il y
a encore un être existant qui veille dans ce silence et cette obscurité.
Aussi, dans cet œil noir du vieux Noirtier, surmonté d’un sourcil noir,
tandis que toute la chevelure, qu’il portait longue et pendante sur les
épaules, était blanche ; dans cet œil, comme cela arrive pour tout organe
de l’homme exercé aux dépens des autres organes, s’étaient concentrées
toute l’activité, toute l’adresse, toute la force, toute l’intelligence, répan-
dues autrefois dans ce corps et dans cet esprit. Certes, le geste du bras, le
son de la voix, l’attitude du corps manquaient, mais cet œil puissant sup-
pléait à tout : il commandait avec les yeux ; il remerciait avec les yeux ;
c’était un cadavre avec des yeux vivants, et rien n’était plus effrayant par-
fois que ce visage de marbre au haut duquel s’allumait une colère ou lui-
sait une joie. Trois personnes seulement savaient comprendre ce langage
du pauvre paralytique : c’était Villefort, Valentine et le vieux domestique
dont nous avons déjà parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement
son père, et, pour ainsi dire, quand il ne pouvait faire autrement ; comme,
lorsqu’il le voyait, il ne cherchait pas à lui plaire en le comprenant, tout
le bonheur du vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était par-
venue, à force de dévouement, d’amour et de patience, à comprendre du
regard toutes les pensées de Noirtier. À ce langage muet ou inintelligible
pour tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa physionomie,
toute son âme, de sorte qu’il s’établissait des dialogues animés entre cette
jeune fille et cette prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et
qui cependant était encore un homme d’un savoir immense, d’une pé-
nétration inouïe et d’une volonté aussi puissante que peut l’être l’âme
enfermée dans une matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se faire
obéir.
Valentine avait donc résolu cet étrange problème de comprendre la
pensée du vieillard pour lui faire comprendre sa pensée à elle ; et, grâce à
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cette étude, il était bien rare que, pour les choses ordinaires de la vie, elle
ne tombât point avec précision sur le désir de cette âme vivante, ou sur
le besoin de ce cadavre à moitié insensible.
Quant au domestique, comme depuis vingt-cinq ans, ainsi que nous
l’avons dit, il servait son maître, il connaissait si bien toutes ses habitudes,
qu’il était rare que Noirtier eût besoin de lui demander quelque chose.
Villefort n’avait en conséquence besoin du secours ni de l’un ni de
l’autre pour entamer avec son père l’étrange conversation qu’il venait
provoquer. Lui-même, nous l’avons dit, connaissait parfaitement le voca-
bulaire du vieillard, et s’il ne s’en servait point plus souvent, c’était par
ennui et par indifférence. Il laissa donc Valentine descendre au jardin, il
éloigna donc Barrois, et après avoir pris sa place à la droite de son père,
tandis que Mᵐᵉ de Villefort s’asseyait à sa gauche :
« Monsieur, dit-il, ne vous étonnez pas que Valentine ne soit pas mon-
tée avec nous et que j’aie éloigné Barrois, car la conférence que nous al-
lons avoir ensemble est de celles qui ne peuvent avoir lieu devant une
jeune fille ou un domestique ; Mᵐᵉ de Villefort et moi avons une commu-
nication à vous faire. »
Le visage de Noirtier resta impassible pendant ce préambule, tandis
qu’au contraire l’œil de Villefort semblait vouloir plonger jusqu’au plus
profond du cœur du vieillard.
« Cette communication, continua le procureur du roi avec son ton
glacé et qui semblait ne jamais admettre la contestation, nous sommes
sûrs, Mᵐᵉ de Villefort et moi, qu’elle vous agréera. »
L’œil du vieillard continua de demeurer atone ; il écoutait : voilà tout.
« Monsieur, reprit Villefort, nous marions Valentine. »
Une figure de cire ne fût pas restée plus froide à cette nouvelle que ne
resta la figure du vieillard.
« Le mariage aura lieu avant trois mois », reprit Villefort.
L’œil du vieillard continua d’être inanimé.
Mᵐᵉ de Villefort prit la parole à son tour, et se hâta d’ajouter :
« Nous avons pensé que cette nouvelle aurait de l’intérêt pour vous,
monsieur ; d’ailleurs Valentine a toujours semblé attirer votre affection ;
il nous reste donc à vous dire seulement le nom du jeune homme qui lui
est destiné. C’est un des plus honorables partis auxquels Valentine puisse
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— Ils t’ont dit alors que M. d’Épinay consentait à ce que nous demeu-
rassions ensemble ?
— Oui.
— Alors pourquoi es-tu fâché ? »
Les yeux du vieillard prirent une expression de douceur infinie.
« Oui, je comprends, dit Valentine ; parce que tu m’aimes ? »
Le vieillard fit signe que oui.
« Et tu as peur que je ne sois malheureuse ?
— Oui.
— Tu n’aimes pas M. Franz ? »
Les yeux répétèrent trois ou quatre fois :
« Non, non, non.
— Alors tu as bien du chagrin, bon père ?
— Oui.
— Eh bien, écoute, dit Valentine en se mettant à genoux devant Noir-
tier et en lui passant ses bras autour du cou, moi aussi, j’ai bien du chagrin,
car, moi non plus, je n’aime pas M. Franz d’Épinay. »
Un éclair de joie passa dans les yeux de l’aïeul.
« Quand j’ai voulu me retirer au couvent, tu te rappelles bien que tu
as été si fort fâché contre moi ? »
Une larme humecta la paupière aride du vieillard.
« Eh bien, continua Valentine, c’était pour échapper à ce mariage qui
fait mon désespoir. »
La respiration de Noirtier devint haletante.
« Alors, ce mariage te fait bien du chagrin, bon père ? Ô mon Dieu,
si tu pouvais m’aider, si nous pouvions à nous deux rompre leur projet !
Mais tu es sans force contre eux, toi dont l’esprit cependant est si vif
et la volonté si ferme, mais quand il s’agit de lutter tu es aussi faible et
même plus faible que moi. Hélas ! tu eusses été pour moi un protecteur
si puissant aux jours de ta force et de ta santé ; mais aujourd’hui tu ne
peux plus que me comprendre et te réjouir ou t’affliger avec moi. C’est
un dernier bonheur que Dieu a oublié de m’enlever avec les autres. »
Il y eut à ces paroles, dans les yeux de Noirtier, une telle impression
de malice et de profondeur, que la jeune fille crut y lire ces mots :
« Tu te trompes, je puis encore beaucoup pour toi.
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— Tu peux quelque chose pour moi, cher bon papa ? traduisit Valen-
tine.
— Oui. »
Noirtier leva les yeux au ciel. C’était le signe convenu entre lui et
Valentine lorsqu’il désirait quelque chose.
« Que veux-tu, cher père ? voyons. »
Valentine chercha un instant dans son esprit, exprima tout haut ses
pensées à mesure qu’elles se présentaient à elle, et voyant qu’à tout ce
qu’elle pouvait dire le vieillard répondait constamment non :
« Allons, fit-elle, les grands moyens, puisque je suis si sotte ! »
Alors elle récita l’une après l’autre toutes les lettres de l’alphabet, de-
puis A jusqu’à N, tandis que son sourire interrogeait l’œil du paralytique ;
à N, Noirtier fit signe que oui.
« Ah ! dit Valentine, la chose que vous désirez commence par la lettre
N ! c’est à l’N que nous avons affaire ? Eh bien, voyons, que lui voulons-
nous à l’N ? Na, ne, ni, no.
— Oui, oui, oui, fit le vieillard.
— Ah ! c’est no ?
— Oui. »
Valentine alla chercher un dictionnaire qu’elle posa sur un pupitre
devant Noirtier : elle l’ouvrit, et quand elle eut vu l’œil du vieillard fixé
sur les feuilles, son doigt courut vivement du haut en bas des colonnes.
L’exercice, depuis six ans que Noirtier était tombé dans le fâcheux état
où il se trouvait, lui avait rendu les épreuves si faciles, qu’elle devinait
aussi vite la pensée du vieillard que si lui-même eût pu chercher dans le
dictionnaire.
Au mot notaire, Noirtier fit signe de s’arrêter.
« Notaire, dit-elle ; tu veux un notaire, bon papa ? »
Le vieillard fit signe que c’était effectivement un notaire qu’il désirait.
« Il faut donc envoyer chercher un notaire ? demanda Valentine.
— Oui, fit le paralytique.
— Mon père doit-il le savoir ?
— Oui.
— Es-tu pressé d’avoir ton notaire ?
— Oui.
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CHAPITRE LIX
Le testament
A
Barrois sortit, Noirtier regarda Valentine avec cet
intérêt malicieux qui annonçait tant de choses. La jeune fille
comprit ce regard et Villefort aussi, car son front se rembrunit
et son sourcil se fronça.
Il prit un siège, s’installa dans la chambre du paralytique et attendit.
Noirtier le regardait faire avec une parfaite indifférence ; mais, du coin
de l’œil, il avait ordonné à Valentine de ne point s’inquiéter et de rester
aussi.
Trois quarts d’heure après, le domestique rentra avec le notaire.
« Monsieur, dit Villefort après les premières salutations, vous êtes
mandé par M. Noirtier de Villefort, que voici ; une paralysie générale lui
a ôté l’usage des membres et de la voix, et nous seuls, à grand-peine, par-
venons à saisir quelques lambeaux de ses pensées. »
Noirtier fit de l’œil un appel à Valentine, appel si sérieux et si impé-
ratif, qu’elle répondit sur-le-champ :
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les formules consacrées et qui sont toujours les mêmes, et quant aux dé-
tails, la plupart seront fournis par l’état même des affaires du testateur et
par vous qui, les ayant gérées, les connaissez. Mais d’ailleurs, pour que
cet acte demeure inattaquable, nous allons lui donner l’authenticité la
plus complète ; l’un de mes confrères me servira d’aide et, contre les ha-
bitudes, assistera à la dictée. Êtes-vous satisfait, monsieur ? continua le
notaire en s’adressant au vieillard.
— Oui », répondit Noirtier, radieux d’être compris.
« Que va-t-il faire ? » se demanda Villefort à qui sa haute position
commandait tant de réserve, et qui d’ailleurs, ne pouvait deviner vers
quel but tendait son père.
Il se retourna donc pour envoyer chercher le deuxième notaire dé-
signé par le premier ; mais Barrois, qui avait tout entendu et qui avait
deviné le désir de son maître, était déjà parti.
Alors le procureur du roi fit dire à sa femme de monter.
Au bout d’un quart d’heure, tout le monde était réuni dans la chambre
du paralytique, et le second notaire était arrivé.
En peu de mots les deux officiers ministériels furent d’accord. On lut à
Noirtier une formule de testament vague, banale ; puis pour commencer,
pour ainsi dire l’investigation de son intelligence, le premier notaire se
retournant de son côté, lui dit :
« Lorsqu’on fait son testament, monsieur, c’est en faveur de quel-
qu’un.
— Oui, fit Noirtier.
— Avez-vous quelque idée du chiffre auquel se monte votre fortune ?
— Oui.
— Je vais vous nommer plusieurs chiffres qui monteront successive-
ment ; vous m’arrêterez quand j’aurai atteint celui que vous croirez être
le vôtre.
— Oui. »
Il y avait dans cet interrogatoire une espèce de solennité ; d’ailleurs
jamais la lutte de l’intelligence contre la matière n’avait peut-être été plus
visible ; et si ce n’était un sublime, comme nous allions le dire, c’était au
moins un curieux spectacle.
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« Alors c’est donc à votre petit-fils Édouard de Villefort que vous lais-
sez votre fortune, cher monsieur Noirtier ? » demanda la mère.
Le clignement des yeux fut terrible : il exprimait presque la haine.
« Non, fit le notaire ; alors c’est à monsieur votre fils ici présent ?
— Non », répliqua le vieillard.
Les deux notaires se regardèrent stupéfaits ; Villefort et sa femme se
sentaient rougir, l’un de honte, l’autre de colère.
« Mais, que vous avons-nous donc fait, père, dit Valentine ; vous ne
nous aimez donc plus ? »
Le regard du vieillard passa rapidement sur son fils, sur sa belle-fille,
et s’arrêta sur Valentine avec une expression de profonde tendresse.
« Eh bien, dit-elle, si tu m’aimes, voyons, bon père, tâche d’allier cet
amour avec ce que tu fais en ce moment. Tu me connais, tu sais que je
n’ai jamais songé à ta fortune : d’ailleurs, on dit que je suis riche du côté
de ma mère, trop riche ; explique-toi donc. »
Noirtier fixa son regard ardent sur la main de Valentine.
« Ma main ? dit-elle.
— Oui, fit Noirtier.
— Sa main ! répétèrent tous les assistants.
— Ah ! messieurs, vous voyez bien que tout est inutile, et que mon
pauvre père est fou, dit Villefort.
— Oh ! s’écria tout à coup Valentine, je comprends ! Mon mariage,
n’est-ce pas, bon père ?
— Oui, oui, oui, répéta trois fois le paralytique lançant un éclair à
chaque fois que se relevait sa paupière.
— Tu nous en veux pour le mariage, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Mais c’est absurde, dit Villefort.
— Pardon, monsieur, dit le notaire, tout cela au contraire est très lo-
gique et me fait l’effet de s’enchaîner parfaitement.
— Tu ne veux pas que j’épouse M. Franz d’Épinay ?
— Non, je ne veux pas, exprima l’œil du vieillard.
— Et vous déshéritez votre petite-fille, s’écria le notaire parce qu’elle
fait un mariage contre votre gré ?
— Oui, répondit Noirtier.
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Table des matières
XL Le déjeuner 1
XLI La présentation 15
XLIV La vendetta 44
257
Le comte de Monte-Cristo III Chapitre LIX
258
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