Musique Et Societe
Musique Et Societe
Musique Et Societe
Makis Solomos
1Frankfurt am Main, Surhrkamp, 1971-1986. Les trois derniers volumes, portant sur la musique, ne sont pas
encore parus.
2"Zur gesellschaftlichen Lage der Musik", publié dans dans la revue de l'Ecole de Francfort, le Zeitschrift für
Sozialforschung (repris dans les Gesammelte Schriften, op. cit., vol.18, 1984, pp.729-777).
3Traduction de M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1982.
4Le livre sur Wagner (Essai sur Wagner, traduction de H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard,
1966), rédigé en 1937-38, fut publié en 1952; il suscita des réactions virulentes.
5Le livre sur Mahler (Mahler. Une physionomie musicale, traduction de J.-L. Leleu et Th. Leydenbach, Paris,
éd. de Minuit, 1976) parut à l'occasion du centenaire de la naissance du compositeur, en 1960; il permit de
réinterpréter radicalement Mahler que, à l'époque, les traditionnalistes récupéraient à leur compte et que l'avant-
garde rejetait. L'ouvrage Alban Berg. Le maître de la transition infinie (Paris, Gallimard, 1989) fut publié un an
avant la mort d'Adorno, en 1968.
2
moins des modèles de leur unité concrète"6; ou encore, l'écrit sur Schönberg contenu dans la
Philosophie de la nouvelle musique 7, rédigé en 1940-41 et qui constitue l'équivalent de la
Théorie Esthétique pour la "nouvelle musique" (l'avant-garde de l'avant-guerre), s'achève à la
façon de cette dernière (paragraphe intitulé "Position à l'égard de la société") et contient la
fameuse définition du matériau musical comme "esprit sédimenté, [comme] quelque chose de
socialement préformé à travers la conscience des hommes" (PNM, p.45); enfin, Adorno a
publié en 1962 un ouvrage fondamental sur la question, L'introduction à la sociologie de la
musique 8 —qui aurait pu aussi s'intituler "fondements d'une sociologie non-positiviste de la
musique"— et qui nous servira ici pour exposer sa vision des relations entre la musique et la
société.
Le choix de l'avant-garde des années 50 pour aborder ces relations dans un cadre précis est
aussi fondé sur Adorno. Né en 1903, celui-ci s'est fait le défenseur de la première modernité
musicale, celle de Schönberg. Or, face à la seconde modernité, c'est-à-dire aux
développements musicaux de l'immédiat après-guerre (mais, déjà aussi, de Webern, qui
constitua la transition entre le dodécaphonisme de Schönberg et le sérialisme de la génération
de Darmstadt), Adorno est resté sceptique. Il a suivi de près ces développements (il a
participé à certains des séminaires de Darmstadt où, à la fin des années 50 et au début des
années 60, se réunissaient les jeunes Boulez, Stockhausen, Pousseur, Berio, Nono et Ligeti),
mais, tout en avouant sa position délicate9, il a pris des positions souvent tranchées (dans des
conférences comme "Musique et nouvelle musique"10, "Vers une musique informelle"11 ou
"Modernité"12, sur lesquelles nous nous baserons), les comparant parfois défavorablement à
la première modernité musicale. Par rapport à la question qui nous intéresse ici, sur les
relations musique-société, son jugement sur Schönberg est nettement positif: "L'isolement de
la musique radicale nouvelle ne provient pas de son contenu asocial, mais de son contenu
social: par sa pure qualité, et avec d'autant plus de vigueur qu'elle laisse apparaître cette
qualité plus pure, elle indique le chaos social au lieu de le faire se volatiliser dans l'imposture
qui présente l'humanité comme humanité déjà réalisée. Elle n'est plus idéologie" (PNM,
p.140). Par contre, celui sur la musique des années 50 reste très ambigu: "Il est difficile de
juger si ce qu'il y a de négatif [dans cette musique] exprime et, par là, transcende ce qu'il y a
de négatif dans le social, ou si, tenu inconsciemment sous le charme, il se contente de l'imiter;
même une fine analyse ne peut en fin de compte trancher" (ISM, p.185). Nous tenterons de
démentir cette accusation d'"imitation", qui revient à affirmer que cette musique serait
idéologique.
1.
Ces deux citations, ainsi que, d'emblée, l'emploi du terme "idéologie" (au sens marxiste du
terme: toute position, pensée ou musique qui ne vise qu'à légitimer une situation) constituent
la meilleure introduction à la pensée d'Adorno, que nous qualifierons de socio-musicale (ou
musico-sociale). En effet, Adorno n'appréhende nullement les relations musique-société sous
un angle sociologique, au sens que ce terme a pris lorsqu'on pense aux études que couvre la
"sociologie de la musique" en tant que discipline spécialisée. Pour lui, toute musique a un
contenu social: l'ignorer constitue une position idéologique, qui ne vise qu'à la "neutralisation
de la conscience" (cf. ISM, p.68) —ainsi, ne pas comprendre que Beethoven exprime la
bourgeoisie révolutionnaire, est du même ordre que de ne pas comprendre le contenu
purement musical de son oeuvre (cf. idem). Par conséquent, la tâche véritable d'une
sociologie de la musique n'est pas d'élaborer une discipline autonome —qui étudierait la
musique sous un angle sociologique, au même titre que l'histoire l'aborde avec un regard
historique, que la théorie en envisage les fondements musico-théoriques ou que l'esthétique
l'appréhende philosophiquement—, mais d'élucider le "contenu idéologique", "l'effet
idéologique de la musique", pour déboucher sur "une théorie critique de la société" (cf. ISM,
p.228). C'est pourquoi l'Introduction à la sociologie de la musique ne saurait se satisfaire des
études sociologiques de l'époque, essentiellement empiriques. A travers l'ouvrage, on trouvera
trois autres critiques à l'égard de la sociologie empirique (dont Adorno reconnaît la nécessité):
l'absence de réflexion théorique à sa base (cf. ISM, p.7); le fait qu'elle tend à réduire la
musique à un simple stimulus, à un quelconque objet de consommation (cf. ISM, p.6); surtout
4
—car de là découlent les autres critiques—, son impasse sur le contenu proprement musical
(cf. ISM, p.202).
Cette dernière critique nous permet d'aborder l'enjeu essentiel de la pensée socio-musicale
d'Adorno. Elucider les relations entre la société et la musique même: voilà sans doute le
leitmotiv de L'Introduction à la sociologie de la musique ainsi que, sans doute, la raison d'être
de tous les écrits d'Adorno sur la musique. Adorno reconnaît que l'immatérialité de l'art des
sons pose un problème quant au déchiffrement de son contenu social (cf. ISM, p.200).
Cependant, ce n'est pas une raison pour centrer l'étude sur les aspects sociaux extérieurs à la
musique en tant qu'art autonome. Ainsi, la sociologie qui focalise son discours sur la
réception ou sur le marché musical ne saisit pas l'essentiel: "La distribution et la réception
sociale de la musique sont de simples épiphénomènes; l'essence est la constitution sociale
objective de la musique en soi" (ISM, p.202); une véritable sociologie de la musique devrait
déterminer les questions qu'elle pose à ces deux sphères d'après les questions "sur le contenu
social de la musique et l'interprétation théorique de sa fonction" (ISM, pp.202-203). De
même, l'analyse de l'origine sociale des compositeurs n'offre pas un grand intérêt: non
seulement parce que cette origine ne se traduit pas littéralement en sons (cf. ISM, p.63), mais
aussi, et surtout, parce que, en dernière analyse, elle est de toute façon relativement
homogène (cf. ISM, p.64) —les compositeurs apparaissent socialement comme des
"quémandeurs" et "c'est pourquoi, note Adorno dans une de ces formulations lapidaires qu'on
interprète parfois comme des aphorismes, il existe tant de musique gaie" (idem). Enfin,
reproduire à distance la pensée non-musicale d'un compositeur risque de dégénérer en
idéologie —autre exemple qui peut choquer: "le pathos beethovénien de l'humanité, pensé de
façon critique sur ses lieux, peut être dégradé au rang de rituel célébrant ce qui existe, tel qu'il
est. Ce changement de fonction a valu à Beethoven la position d'un classique, dont il faudrait
le délivrer" (ISM, pp.74-75).
Il s'agit donc d'appréhender le contenu social d'une oeuvre dans ce qu'elle a de proprement
musical. C'est le sens du premier chapitre de l'Introduction à la sociologie de la musique 13
qui, interprété différemment, peut prêter à des malentendus. Adorno y classe les auditeurs et
leur distribue des étiquettes selon une hiérarchisation très stricte, en apparence fort élitiste:
"l'expert", le "bon auditeur", le "consommateur de culture", "l'auditeur émotionnel",
"l'auditeur de ressentiment", celui qui écoute "la musique comme divertissement", "celui qui
est contre la musique" (cf. ISM, pp.10-22). Le propos d'Adorno n'est pas, nous semble-t-il, de
bâtir une tour d'ivoire —les "experts" sont souvent critiqués dans son livre et il reproche à la
musique de l'après-guerre d'être devenue un "domaine spécialisé" (cf. ISM, p.187)—, mais
d'affirmer qu'une typologie des auditeurs ne peut pas être élaborée à partir de leur
13A l'origine de ce chapitre se trouvent les études d'Adorno de 1939 dans le cadre du Princeton Radio Research
Project.
5
comportement propre: le critère doit être l'adéquation de leur écoute à la musique même. Les
auditeurs qui s'écartent de cette adéquation ne proposent pas un autre type d'écoute: tout
simplement, ils subissent la réification de l'oeuvre musicale, qui devient alors objet de
consommation14.
En quoi la musique possède-t-elle un contenu social dans ce qu'elle a de proprement
musical? Dans quel moment de l'oeuvre même réside l'unité du social et du musical? La
musique est certes un monde différent du monde réel —elle jouit d'une autonomie; cependant,
parce qu'elle est structurée, elle possède "une commune mesure avec le monde extérieur, la
réalité sociale" (ISM, p.50). C'est par le biais de l'élément le plus strictement interne à la
musique, la structure, que se réalise le lien avec la société. Admettre cela, c'est comprendre
aussi pourquoi, pour Adorno, la sociologie de la musique ne peut se réaliser que sous la forme
d'une critique sociale, pourquoi sa pensée est foncièrement socio-musicale: "Ce qu'il y a
d'organisé dans les oeuvres est emprunté à l'organisation de la société; à l'endroit où elles la
transcendent se situe leur protestation contre le principe d'organisation même, contre la
domination sur la nature intérieure et externe" (ISM, p.219).
Quiconque s'intéresse au contenu social de la musique, doit donc le chercher dans son
organisation interne. Or, celle-ci désigne, en fin de compte, sa complexion technique. Nous
citerons, pour éclairer cette affirmation, un long extrait de l'Introduction à la sociologie de la
musique, qui a aussi l'avantage d'offrir un exemple concret ainsi que de poser la question du
comment se réalise l'unité du social et du proprement musical: "C'est pas le biais de l'état des
techniques respectives que la société se reflète jusque dans les oeuvres. Entre les techniques
de la production matérielle et de la production musicale règnent des affinités bien plus
étroites que ce qu'admet la division scientifique du travail. La segmentation des processus de
travail depuis la période de manufacture et le travail motivique-thématique depuis Bach,
procédé à la fois de dissociation et de synthèse, se correspondent foncièrement; chez
Beethoven en particulier, on peut légitimement parler de travail social. La dynamisation de la
société par le principe bourgeois et la dynamisation de la musique relèvent de la même
signification; mais la manière dont cette unité se réalise est pour l'instant tout à fait obscure"
(ISM, p.227).
L'Introduction à la sociologie de la musique d'Adorno tente de démontrer l'unité du social
et du musical (répétons-le, du proprement musical et non de tout ce qui entoure la musique);
cependant, la question du comment se réalise cette unité n'est abordée qu'occasionnellement.
Il va de soi qu'il ne saurait être question d'une primauté du social sur le musical: Adorno
rejette catégoriquement la théorie du reflet (cf. ISM, p.208), même si, parfois —comme dans
14Ce chapitre de l'Introduction à la sociologie de la musique doit être compris par rapport à l'article de 1938,
"Du fétichisme en musique et de la régression de l'audition", traduit par M. Jimenez dans Inharmoniques n°3,
1988, pp.138-166.
6
la phrase précédemment citée—, il emprunte sa terminologie (tel élément social se reflète, est
représenté, se traduit, est imité, etc… dans la musique). Sa pensée travaille l'analogie, voire
même, le rapprochement direct grâce à l'emploi d'un vocabulaire philosophique qui décrit à la
fois le social et le musical: ainsi, le fossé entre le "général" et le "particulier", dont nous
reparlerons, est tout autant visible dans la musique de l'après-guerre que dans dans la société
de l'époque (cf. ISM, p.185). Cependant, le raisonnement analogique ne répond pas à la
question posée. Sur ce point, la position d'Adorno est très délicate. La seule hypothèse qu'il
émet sur la manière avec laquelle se réalise l'unité du social et du musical nous semble trop
générale: "La médiation de la musique et de la société advient probablement dans la
substructure des processus de travail en dessous des deux domaines. Etudier cela serait la
tâche d'une histoire de la musique qui réunirait sérieusement les points de vue technologique
et sociologique" (ISM, pp.210-211).
2.
15"On voit surgir [à propos de la musique électronique] tous les lieux communs —mécanisation, négation de la
personnalité, musique sans âme— qui ont accompagné la nouvelle musique depuis qu'elle liquida tout ce qui
était cliché éprouvé pour des sentiments non moins éprouvés. Cette manière d'en appeler avec suffisance à une
humanité qui, dans la réalité, est si bien absente est des plus suspectes" ("Musique et nouvelle musique", op. cit.,
p.286).
16Op. cit. J'utiliserai désormais l'abréviation MNV.
17Op. cit. J'utiliserai désormais l'abréviation VMI.
7
est simplement. Aussi enfouie fût-elle, c'est le changement social qui en constituait la
substance. Le noyau de la différence sociologique entre la nouvelle musique des années
soixante et celle des années vingt est sans doute la résignation politique […]. Le sentiment
que rien ne peut être changé a atteint la musique" (ISM, p.187).
Les raisons de cette résignation sont multiples. Parmi les plus extérieures à la musique, on
peut citer avec Adorno le fait que, dans les années 50, la musique contemporaine devint un
"domaine spécialisé", qui donc, tenu et entretenu à l'écart, ne choque plus, n'éprouve plus le
besoin de s'opposer à la société (cf. MNV, p.272 ou ISM, p.187); ou encore, le besoin d'un
"retour à l'ordre" (Adorno évoque la systématisation des procédés compositionnels) qui la
saisit (cf. VMI, p.313), au même titre qu'il saisit Schönberg après l'époque de la libre atonalité
(qu'Adorno voudrait prolonger dans ce qu'il nomme, en employant l'expression française, une
"musique informelle", sans répugner à utiliser une formule qui était déjà devenue un mot
d'ordre) et qui le conduisit "sinon à l'invention de la technique de douze sons, du moins à
l'apologie qu'on en a faite couramment" (VMI, p.311). Cependant, si on a suivi l'exposé de la
pensée socio-musicale d'Adorno —pour laquelle il s'agit de cerner le contenu social de la
musique dans sa structure interne et non dans les facteurs extérieurs—, on comprendra
aisément que c'est dans la complexion technique des oeuvres des années 50 qu'il faudra
rechercher ces raisons.
Est d'abord mise en cause ce que nous nommons la spatialisation de la musique18. A de
multiples reprises, Adorno reproche à la nouvelle musique sa staticité, une critique que tout
auditeur fait immédiatement sienne dès la première écoute d'oeuvres comme Zeitmasse
(1955-56) de Stockhausen, Polyphonie X (1950-51) de Boulez ou même, Il canto sospeso
(1956) de Nono et Pithoprakta (1954-55) de Xenakis, deux des chefs-d'oeuvres de l'époque.
Car ces compositions se fondent sciemment sur une conception du temps qui refuse la
linéarité, le développement au sens traditionnel du terme. De ce fait, les liens temporels
s'intériorisent, voire même, se disloquent —Stockhausen est même allé jusqu'à fonder en
théorie et en pratique des oeuvres entièrement repliées sur l'instant19. Par ailleurs, et c'est
pourquoi nous parlons de spatialisation, l'espace métaphorique -et physique, dès la fin des
années 50 (pensons à Gruppen (1955-57) de Stockhausen)— prend une importance capitale.
En témoignent la généralisation de la substitution du terme hauteur à celui de ton ou de note,
ainsi que la banalisation de l'expression "espace de hauteurs". En outre, depuis Varèse, on ne
voit pas des "volumes" qu'ensuite on cherche à percevoir auditivement: on les entend
directement. Les graphiques qu'un Xenakis élabore dans un premier temps avant de les
transcrire en notation usuelle, ne sont pas un artifice, un moyen comme un autre de composer
18Sur cette notion, cf. mon article à paraître "L'espace-son. Notes sur la spatialisation de la musique et
l'émergence du son".
19Cf. son oeuvre Kontakte (1958-60) et son article "Momentform" (1960), Contrechamps n°9, 1988, p.110.
8
en l'absence de règles universelles dans la nouvelle musique; ils font partie intégrante de sa
musique. La preuve en est qu'il est alors possible de comparer le compositeur à un
sculpteur20: il ne développe plus (dans le temps) un thème, mais il sculpte de l'intérieur le
son.
La staticité, la spatialisation de la musique découlent —Adorno y insiste— de la
rationalisation du temps. Pour fonder une première théorie de la musique, les anciens Grecs
avaient dû procéder à sa géométrisation. Et, dans la musique contemporaine, l'exigence de la
construction intégrale est synonyme d'extrême spatialisation. Critiquant les spéculations du
sérialisme, Adorno écrit: "Le traitement quasi spatial du temps, devient sérieux: le temps lui-
même doit, par la manipulation sérielle, devenir disponible, être en quelque sorte capturé. Il
cesse d'être ouvert, et semble spatialisé. […] On pourrait se demander si la rationalité
intégrale à laquelle tend la musique est simplement compatible avec la dimension du temps;
si ce pouvoir de l'équivalent et du quantitatif que représente la rationalité ne nie pas au fond le
non-équivalent et le qualitatif dont la dimension du temps est inséparable. Ce n'est pas un
hasard si toutes les tendances à la rationalisation -dans la réalité bien plus encore qu'en art-
vont dans le sens d'une abolition des méthodes traditionnelles, et par là, virtuellement, de
l'histoire. Il se peut que l'intégration du temps, sa déconstruction, soit fatale au temps lui-
même, comme il sied, du point de vue anthropologique, à une époque dont les sujets, de plus
en plus, se dépouillent de tout souvenir" (MNV, pp.280-281).
La spatialisation devrait logiquement conduire au renoncement à la contestation, à
l'acceptation de l'ordre social existant: elle est synonyme, en quelque sorte, de l'évacuation du
temps et donc de l'espoir à un changement. Dans ce sens, la rationalisation de la musique
mène au paradis post-historique ou anhistorique d'une société qui, "ne voyant plus rien devant
elle, nie le processus lui-même et se satisfait de l'utopie d'un repliement du temps dans
l'espace" (PNM, p.195). La devise de ce paradis pourrait être la phrase de J. Barraqué21 qui
conclut son analyse de La Mer de Debussy: "Tout a donc pris fin par la paralysie générale de
la musique, privée ainsi de toute possibilité d'expression". Or, la spatialisation de l'art du
temps n'est pas nouvelle, Adorno le souligne volontiers. Son livre sur Wagner développe
l'idée que, dans sa musique, la staticité comme refus de développer et la tendance de
l'harmonie à se muer en sonorité22 constituent la matérialisation musicale de la réactivation
idéologique du mythe et sont, par conséquent, à l'image d'une pensée qui a renoncé à l'utopie
sociale. Dans la Philosophie de la nouvelle musique, il va même jusqu'à rapprocher
Schönberg de Stravinsky sur ce point: "Chez tous les deux, la musique menace de se figer
20Ainsi, Stockhausen emploie, à propos de son oeuvre Carré (1959-60), l'expression "sculpture sonore" (cité
par Helga de la Motte-Haber, "Raum-Zeit als ästhetische Idee der Musik der achtziger Jahre", dans Die Musik
der Achtziger Jahre, Mainz, Schott, 1990, p.82.
21"La Mer de Debussy, ou la naissance des formes ouvertes", Analyse musicale n°12, 1988, p.62.
22Cf. Essai sur Wagner, op. cit., chap. "Sonorité".
9
dans l'espace", écrit-il (PNM, p.80). Aussi, on pourrait se demander si la spatialisation, dans
les oeuvres des années 50, n'aurait pas atteint un tel degré qu'il serait possible d'envisager une
autre issue que celle d'une musique résignée, thème que nous développerons ultérieurement.
La seconde raison pour laquelle Adorno soupçonne la jeune musique de l'après-guerre
d'"imiter" l'ordre social est fondée sur la constatation que, dans ses procédés compositionnels
et à l'image de la société, s'accroît le fossé entre le général (le tout) et le particulier (le détail):
"Le général devient une règle qui se pose elle-même, dictée par un particulier et rendue ainsi
illégitime à l'égard de tout particulier; le particulier devient hasard abstrait, détaché de toute
détermination propre —pensable uniquement en tant que détermination transmise
subjectivement—, simple exemplaire de son principe" (ISM, p.186).
Cette situation est facile à mettre en évidence. Car, lorsque les jeunes sériels tentent de
sauver le caractère fonctionnel de la musique et évoquent, avec Boulez, un "engendrement
fonctionnel"23, quel type de fonctionnalisme instaurent-ils? Il est certain que celui-ci n'a rien
de comparable avec le fonctionnalisme de la tonalité, qui tenait de l'existence de niveaux de
médiation entre le tout et la partie (entre l'harmonie et la note si l'on se réfère à l'organisation
des hauteurs, ou, en ce qui concerne la construction formelle, entre la forme et ses parties).
Ces niveaux tendent à disparaître dans la première partie du XXème siècle (pensons aux
enchaînements harmoniques non-fonctionnels de Debussy ou aux collages de Stravinsky24);
l'aboutissement en est le dodécaphonisme schönbergien où plus rien ne relie le matériau à la
forme et où surgit une contradiction très poussée entre un matériau dodécaphonique et une
forme conventionnelle. Pour résoudre cette dernière, le sérialisme en est venu à un
aplanissement total: en lui, le niveau inférieur dérive d'une manière mécanique du niveau
supérieur ou, inversement, le matériau engendre de la même façon la totalité.
La preuve la plus flagrante de la disparition des médiations est la contingence à laquelle
est abandonnée le détail. "L'élément de contingence qui s'accroît à mesure qu'augmente
l'intégration de la construction était déjà présent dans la technique de douze sons, écrit
Adorno. Cette contingence frappe en premier lieu la succession des détails, qui sont privés de
la nécessité qui jadis les liait l'un à l'autre. […] Les tenants d'un constructivisme radical, plus
poussé que chez Schönberg, en tirent les conséquences en ne se préoccupant plus du tout de
relier le détail organiquement, et même en s'insurgeant contre un tel type de relations" (VMI,
pp.328-329). Dans la construction par le haut (ou, ce qui revient au même, dans
l'engendrement "fonctionnel" —c'est-à-dire mécanique— par le bas), le détail peut être
supprimé, ou bien livré à lui-même. Ainsi, chez Boulez, on ne peut distinguer ce qui est
"essentiel" de ce qui est "accidentel". Ailleurs, chez Xenakis notamment, le détail en tant que
détail foisonne, mais le fait que son sort lui est indifférent constitue un secret de polichinelle!
Le fossé entre le général et le particulier est dû, de même que la spatialisation de la
musique, au constructivisme des jeunes compositeurs, à la rationalisation poussée de la
musique. Cette rationalisation peut être littéralement interprétée comme "imitation" de la
(fausse) rationalité du monde administré dans ce que nous nommerons la tendance, très
évidente dans les années 50, vers une techno-musique 25. Cette expression —forgée par
équivalence avec le terme "techno-science"— ne se réfère pas nécessairement à l'utilisation
ponctuelle de la technologie; ni même au moment où à la technique musicale tend à se
substituer la technique tout court, moment capital, mais qui reste un épiphénomène; encore
moins est-il question de l'interprétation sociologisante ou humaniste qui, hypostasiant la
technique, parle d'une soumission de la musique à cette dernière26 -l'attitude techniciste est
issue d'une évolution du monde à laquelle la musique a contribué activement. Par techno-
musique, nous entendons le fait que les moyens tendent à s'ériger en fin.
Adorno dénonça cette tendance —qui conduit à l'instrumentalisation de la raison— déjà à
propos de la phase dodécaphonique de Schönberg: "En tant que système clos, et en même
temps opaque à soi-même, où la constellation des moyens s'hypostasie immédiatement en fin
et loi, la rationalité dodécaphonique se rapproche de la superstition", affirme-t-il dans la
Philosophie de la nouvelle musique (PNM, p.75). Toutefois, cet ouvrage finit par opérer un
"sauvetage" de Schönberg, alors que l'Introduction à la sociologie de la musique emploie des
mots très sévères pour la musique dont il est question ici: "Les compositions, dont le sujet
s'extrait comme s'il avait honte de sa propre survie et qui sont confiées à l'automatisme de la
construction ou du hasard, touchent à la frontière de la technologie débridée, mais superflue
au-delà du monde utilitaire. Toutefois le bricolage n'est pas simplement la signature qui
distingue les mauvais compositeurs des bons. Tout ce qui réussit semble être, pour une part
au moins, conquis sur lui: l'expression choc du vide et le procédé vide, neutralisé, se
confondent presque inextricablement. La tendance à bricoler, qui a également saisi les plus
doués des jeunes compositeurs avec une irrésistibilité incompréhensible pour la vieille
25Cf. le chap.I de ma thèse de doctorat (A propos des premières oeuvres de I. Xenakis. Pour une approche
historique du phénomène de l'émergence du son, Université de Paris IV, 1993), d'où sont extraites les lignes qui
suivent.
26Je me réfère à des analyses du type: "L'art moderne est devenu un épiphénomène [du système technicien]. Il
existe dans le milieu technique et se constitue par rapport aux techniques" (Jacques Ellul, L'empire du non-sens.
L'art et la société technicienne, Paris, P.U.F., 1980, pp.59-60).
1
1
27On comparera ce jugement quasi définitif au texte suivant, antérieur de seulement deux années: "Sans doute
l'intérêt que rencontre la musique électronique a-t-il partie liée, de façon trouble, avec le bricolage. Elle profite
de la manière dont partout, y compris dans le domaine intellectuel, les moyens se substituent aux fins, de la joie
qu'on prend à faire fonctionner des appareils, de la primauté du “comment” sur le “quoi”. Cependant, même de
telles constatations sont à manier avec prudence. Nul art —et à plus forte raison l'art actuel, avec sa
rationalisation très poussée— n'est tout à fait transparent à lui-même, et il est fréquent que dans des recherches
purement techniques, où l'esprit n'a aucune part, la ruse de la raison soit à l'oeuvre: la ruse de tendances
spirituelles objectives qui n'aboutiraient pas si elles étaient poursuivies de façon consciente par le sujet, et non
concrètement" (MNM, pp.286-287).
28Musiques Formelles (1963), réédition: Paris, Stock, 1981, p.33.
29"La première pièce [du premier livre de Structures] a été composée très rapidement, en une nuit, parce que je
voulais utiliser les possibilités d'un matériau et voir jusqu'où pouvait aller l'automatisme des relations musicales,
sans que l'invention individuelle apparaisse autrement que par certains degrés d'agencement vraiment très
primaires, des agencements de densité, par exemple" (Pierre Boulez, Par volonté et par hasard. Entretiens avec
Célestin Deliège, Paris, Seuil, 1975, p.70).
30Repris dans Relevés d'apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp.205-222.
31Cf. L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.409.
1
2
32"Contraintes cognitives sur les systèmes compositionnels", Contrechamps n°10, 1989, p.27.
33Cf. Jalons (pour une décennie), Paris, Christian Bourgois, 1989, pp.386-388.
34Pour prendre un exemple, l'enveloppe peut structurer un "paramètre extérieur" comme le registre et "la
perception d'une telle enveloppe fera appel à des critères de jugement très sommaires, mais très efficaces, qui
permettront à l'auditeur de s'orienter avant même que le contenu lui soit clair; à une seconde écoute, conscient de
l'enveloppe qu'il a repérée, il pourra se concentrer sur des spécificités plus profondément déterminantes" (ibid,
p.386).
1
3
3.
Les critiques d'Adorno de l'avant-garde musicale des années 50 tournent autour, on l'aura
constaté, de la question de la rationalisation de la musique. La staticité de la jeune musique de
l'époque (qui signifie, au niveau de son contenu social, le renoncement à changer la société)
découle du fait que, pour Adorno, la rationalité intégrale à laquelle elle tend est sans doute
incompatible avec la dimension du temps. Le fossé qu'elle met en jeu entre le général et le
particulier -analogue à celui qui règne dans la société- est aussi une conséquence de sa
volonté d'aboutir à une oeuvre intégralement construite. Enfin, elle met en oeuvre le même
renversement de la raison que la société: les moyens s'érigent en fin. En somme, l'art musical
de l'après-guerre aurait tendance à déployer la fausse rationalité -une rationalité
instrumentale- du monde administré, d'où le fait qu'il aurait cessé de s'y opposer.
Ces critiques sont pertinentes —et nous les avons même accentuées, en parlant de
"spatialisation" et de tendance vers une "techno-musique". Incontestablement, des oeuvres
comme la Deuxième sonate pour piano (1948) et Structures (livre I, 1951-52), comme
Kreuzspiel (1951) et Zeitmasse (1955-56), comme Achorripsis (1956-57) et Morsima-
Amorsima (1956-62) —pour ne citer que des oeuvres de trois compositeurs, Boulez,
Stockhausen et Xenakis, dont la composition s'étale sur toute la décennie en question—, ont
quelque chose d'une Aufklärung qui aurait débouché sur l'adjectif illuminé dans son sens
péjoratif! Mais qu'en est-il du Marteau sans maître (1953-55), du Gesang der Jüngliche
(1955-56), de Pithoprakta (1954-55), trois oeuvres des mêmes compositeurs? Ces
compositions ne constituent pas seulement des chefs-d'oeuvre au sein d'un univers
indifférencié. Elles ne sont pas uniquement, par rapport aux autres pièces citées, dans la
relation de l'oeuvre accomplie à la pièce expérimentale (à l'étude) —cela est évident pour
35Plus généralement, dans "toute la musique écrite depuis 1945 […] en l'absence de référentiel de principe, […]
la norme se confond avec l'exception et l'attentat avec la règle", écrit Hughes Dufourt (Musique, pouvoir,
écriture, Paris, Christian Bourgois, 1991, p.124).
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Prenons l'exemple du Marteau sans maître. Cette oeuvre définit un univers très
spatialisé, où l'extrême staticité tend à produire des flots fragmentaires qui, condensés,
prennent parfois l'allure du geste. En elle, de même que dans toute oeuvre de Boulez comme
il a déjà été dit, il est impossible de distinguer l'essentiel du détail du fait de l'engendrement
sériel qui tient d'une fonctionnalité technique. Enfin, le langage compositionnel du Marteau,
d'une complexité extraordinaire36, est un pur langage artificiel (ce qui ne signifie pas qu'il
soit historiquement arbitraire). En somme, la réussite du Marteau ne peut être expliquée
comme un succès obtenu malgré les trois critiques adorniennes (bien sûr, elle tient aussi, mais
seulement en partie, aux éléments surajoutés auxquels se réfère Lerdahl)37.
Cette réussite tient au fait que, le dernier élément incriminé, l'extrême technicisation
(l'évolution accomplie vers une techno-musique au sens où, pour prendre un exemple, le
travail intervallique, qui constituait par le passé un moyen, est devenu, en apparence, une fin
en soi), conduit à une indifférenciation totale. De ce fait, les dimensions traditionnelles du
son, sur lesquelles portent encore les procédés sériels (séries de hauteurs, de rythmes, etc…),
perdent totalement leur pertinence en tant que dimensions autonomes. En même temps,
consciemment ou non, la musique du Marteau est clairement orientée vers ce qui caractérise
tout Boulez: les "éclats", les "résonances". Ceux-ci surviennent à la manière d'un surplus
sensible.
Surplus: les dimensions du son, parce qu'elles ont perdu leur autonomie, convergent et il
en résulte une totalité intégralement construite, que nous nommons "sonorité", en tant que
synonyme de la ramification intérieure de l'espace acoustique global. On doit pouvoir écouter
Le Marteau sans maître comme succession de sonorités, sans chercher à percevoir les séries,
bien que ce sont celles-ci qui les déterminent. En somme, les dimensions et les séries qui les
structurent sont devenues des moyens pour construire des sonorités. Il y a donc, en quelque
sorte, un dépassement de la raison instrumentale: bien que Boulez traite les moyens (les
séries) comme des fins en soi —il ne compose pas consciemment des sonorités—,
l'émergence par excès de la sonorité impose une autre analyse, une autre audition de sa
musique. Certes, ce n'est pas le cas de toute oeuvre sérielle. C'est peut-être là que réside la
différence entre une oeuvre sérielle réussie et les autres: dans ces dernières, la fétichisation
36"Quoique ce soit une oeuvre d'une communication beaucoup plus facile, plus séduisante que le livre de
Structures ou Polyphonie, la technique y est beaucoup plus poussée et plus savante. […] Une analyse technique
du Marteau sans maître serait certainement beaucoup plus difficile que celle de Polyphonie parce que, s'il y a
une direction très nette, très stricte, il y a place à partir de cette direction stricte et de disciplines globales, pour
ce que j'appelle l'indiscipline locale: globalement, il y a une discipline, une direction; localement, il y a une
indiscipline, une liberté de choix, de décision, de refus" (Pierre Boulez, Par volonté et par hasard, op. cit., p.84).
On lira l'analyse très détaillée du Marteau par Lev Koblyakov, Pierre Boulez. A World of Harmony, London,
Harwood Academic Publishers, 1990.
37Cf. supra.
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des moyens n'est pas dépassée —le traitement sériel ne contribue pas à la
composition de sonorités.
Sensible: l'impossibilité de com-prendre le travail proprement sériel (puisqu'il tient du
langage artificiel) conduit l'auditeur à abandonner toute prétention à la saisie de l'oeuvre. S'il
en est saisi, c'est en s'y immergeant, en y découvrant de l'intérieur un univers qui, à travers
son hypertechnicisation, échappe totalement au monde des sensations réifiées pour les
réinventer de toute pièce. Voici les dires d'un autre jeune compositeur de l'époque, H.
Pousseur38, à propos des Structures de Boulez, dires qu'il serait encore plus facile d'invoquer
à propos du Marteau: "Si […] nous écoutons la troisième pièce du premier cahier des
Structures de Pierre Boulez […] nous entendons des sortes de cohortes sonores, statistiques et
de densité variable […]. Si le charme de cette pièce est cependant incontestable, il s'agit
beaucoup moins du charme d'une “géométrie” parfaitement claire et translucide, que d'un
charme plus mystérieux, exercé par beaucoup de formes distributives rencontrées dans la
nature, comme le lent déplacement de nuages en lambeaux, comme l'éparpillement du gravier
au fond d'un ruisseau de montagne ou comme le jaillissement d'une vague se brisant sur
quelque rivage rocailleux"!
Ces quelques éléments39 ne constituent pour l'instant que l'ébauche d'une tentative de
suggérer en quoi, dans les oeuvres réussies des années 50, la rationalisation poussée de la
musique n'est pas l'"imitation" de la fausse rationalité du monde administré, en quoi elle offre
au contraire la promesse d'une musique qui, non seulement résiste à la réification, mais, en
outre, propose un monde humain. Savoir si un tel monde s'est finalement accompli dans la
musique postérieure serait une autre question!
38"La question de l'“ordre” dans la musique nouvelle" (1963), repris dans Musique, sémantique, société,
Tournai, Casterman, 1972, pp.78-79.
39On se reportera, pour une analyse plus détaillée de ce que je nomme "sonorité" à propos de Boulez, à ma
communication "L'interrelation conception-perception dans le Marteau sans Maître. Esquisse d'un modèle
d'analyse", dans Actes de la 3ème Conférence Internationale pour la Perception et la Cognition musicales,
Liège, ESCOM, 1994, pp.205-206. Pour des développements plus soutenus de cette notion (en rapport avec
l'idée d'une rationalisation poussée de la musique), à propos principalement de l'oeuvre Xenakis, cf. la première
partie de ma thèse de doctorat, op. cit.