4 - Chose Et Bien N. Kanayama
4 - Chose Et Bien N. Kanayama
4 - Chose Et Bien N. Kanayama
Chose et bien
Naoki KANAYAMA∗
I. DIFFÉRENCE HISTORIQUE
∗
Professeur à l’Université de Keio.
1
G. BOISSONADE, Projet de Code civil pour l’Empire du Japon, nouv. éd., 4 vols, Tokio,
2 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS
même temps que l’ancien Minpô en 18902, ce qui peut paraître curieux, mais
nous laisserons ce détail de côté. Toujours est-il que, par rapport au Code
civil de l’Empire du Japon accompagné d’un exposé des motifs, écrit par
Boissonade, la nouvelle – et dernière – édition du Projet se révèle plus utile,
car elle recèle des explications détaillées qui expriment bien les conceptions
propres de ce professeur français.
Boissonade commence son Projet relatif au droit patrimonial par la
définition des biens et des choses. Au début du Livre II sur les Biens,
figurent les « Dispositions préliminaires », qui traitent, en trente articles,
« De la division des biens et des choses ». Pourquoi tant de dispositions ?
Selon Boissonade, le Code civil français « n’a traité que des biens et a
négligé la nomenclature des nombreuses divisions des choses que pourtant il
devait rencontrer, chemin faisant, et à l’égard desquelles il devait statuer
diversement » (p. 16). C’est pourquoi le Code Boissonade « s’écarte
notablement du Code civil français » (p. 16).
C’est dans ces conditions que l’article 1er des Biens de l’Ancien Minpô
fut rédigé comme suit3 :
Art. 1er. Les Biens sont les droits composant le patrimoine, soit des
particuliers, soit des personnes morales, publiques ou privées.
Ils sont de deux sortes : les droits réels, et les droits personnels.
Boissonade tire de cet article une certaine fierté car, selon lui,
« [a]ucune législation n’a encore affirmé avec cette netteté, l’idée,
incontestable d’ailleurs, que les seuls biens sont les droits » (p. 17). Cette
juxtaposition des biens et des droits permet à Boissonade de classer les
choses en tant qu’ « objets des droits, c’est-à-dire sur lesquelles portent les
droits ou que les droits tendent à faire acquérir » (p. 16). Dans le cas de la
propriété, « ce n’est pas la chose qui nous appartient, c’est le droit de
propriété » ; dans le cas de l’obligation, qui n’a rien à voir directement avec
une chose, « ce qui est un bien … est le droit de l’exiger, le droit de
créance » (p. 17).
C’est dans ce sens que des articles du Code civil français – notamment
ses articles 516, 526 et 529 – furent l’objet de critiques, car, selon
Boissonade, « le propriétaire d’un meuble ou d’un immeuble semble avoir
deux biens : la chose elle-même et le droit de propriété sur cette chose »
(p. 17).
Bref, les biens ne sont pas autre chose que les droits dans le système de
Boissonade. C’est ainsi qu’une distinction claire est établie entre les droits,
4
Masaakira Tomii, docteur en droit de Lyon, a étudié le droit allemand à travers le français, le
droit allemand étant à la mode contemporaine en France.
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 5
droits réels ou des droits personnels, car cette distinction perdrait alors tout
son sens. Concrètement, le droit de propriété pourrait même porter sur un
droit personnel.
D’où l’idée de limiter la notion de chose aux seules choses corporelles,
ce qui correspondrait mieux au sens commun et aux législations
européennes. À cet égard, le [premier] projet de BGB (art. 778) édicte que
« Les choses, au sens de la loi, sont seulement les objets corporels »5.
Pourtant, il faut bien admettre que, parfois, les règles relatives aux
choses corporelles s’appliquent à des choses incorporelles. Dans de tels cas,
mieux vaut prévoir, par des dispositions particulières, l’application des
règles relatives aux choses corporelles aux choses incorporelles, et garder la
notion matérielle de chose comme définition de principe6.
C’est ainsi que le principe est formellement arrêté : « La chose désigne
uniquement la chose corporelle, et l’application des règles sur les choses aux
choses incorporelles sera prévue au cas par cas »7.
Au terme de cet arrêté, le Minpô, voté en 1895 et mis en vigueur en
1896, dispose que :
Art. 85. Le mot choses, dans le présent Code, désigne les objets
corporels.
A. – Principe
directe sur les biens se fait de manière tangible. Les droits personnels
impliquent, quant à eux aussi souvent – au moins indirectement – des choses
corporelles. Le système du Minpô, basé sur la distinction fondamentale entre
droits réels et droits personnels, est ainsi édifié et justifié.
Dans ce système, les droits réels comprennent d’une part, en tant que
droits réels principaux, la propriété, la superficie, l’emphytéose, et les
servitudes et, d’autre part, en tant que droits réels accessoires, le droit de
rétention, les privilèges, le droit de gage, et les hypothèques. L’objet d’un
droit réel est toujours une chose corporelle ; les droits réels démembrés,
principaux ou accessoires, sont certes nés d’un droit de propriété mais
fondés sur une chose corporelle. C’est le principe. La définition de la chose
est ainsi intimement liée à la notion de droit réel.
B. – Choses incorporelles
9
Cf. art. 519 de l’avant-projet : « Le patrimoine d’une personne est l’universalité de droit
comprenant l’ensemble de ses biens et obligations, présents et à venir, l’actif répondant du passif ».
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 9
10
P. MALAURIE et L. AYNÈS, Droit civil, Les biens, 3e éd., Defrénois, 2007, p. 58, no 205.
11
J. CARBONNIER, Droit civil, t. 3, Les biens, 19e éd., PUF, 2000, p. 92, no 50.
10 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS
12
Kenjiro UME, Minpô yogi, t. 1, 1911, sur l’art. 85 du Minpô.
13
Fujio OHO, Minpô sosoku kogi, 1955, pp. 124-126.
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 11
nature des choses en dicte une conception étroite, celle de chose corporelle.
À cela s’ajoute l’importance de la distinction entre les droits réels et les
droits personnels, ce qui favorise une conception matérielle de la chose. Si
l’on admet, au contraire, la notion de chose incorporelle, la délicate
question, à savoir ce que l’on inclut dans la notion de chose incorporelle et
le champ d’application des règles relatives à la chose corporelle, se posera
inévitablement. Mais même si l’on retient une conception étroite de la chose
corporelle, il faut pourtant bien admettre l’importance des choses
incorporelles dans le domaine des affaires et donc leur reconnaissance sur le
plan juridique. C’est pourquoi les droits réels portant sur des droits sont déjà
fort nombreux. La distinction entre les droits réels et les droits personnels
est devenue de plus en plus complexe. Chaque système comporte des
aspects positifs et négatifs. Voilà les idées exprimées au Japon, il y a déjà 55
ans, par un éminent auteur, Fujio Oho, le maître de mon maître14.
Bref, il nous reste encore à beaucoup réfléchir sur l’objet des droits
subjectifs.
14
OHO, op. cit., p. 126.