Une Alliance Tumultueuse: Les Commercantes Maliennes Du Dakar-Niger Et Les Agents de L'état
Une Alliance Tumultueuse: Les Commercantes Maliennes Du Dakar-Niger Et Les Agents de L'état
Une Alliance Tumultueuse: Les Commercantes Maliennes Du Dakar-Niger Et Les Agents de L'état
ABSTRACT
SENEGAL
MALI
Koulikoro
--v-w-_. ---A__
-.
-1 / \
,- Chemin de fer
__________ Route principale
_-__ Frontière 70 km
35
- Fleuve O-
Les Chemins de fer du Dakar-Niger
Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de l’État 91
dans les moindres espaces vacants, sous les sièges, sur les porte-bagages et dans
les lieux de passage. Des sacs plus volumineux de gingembre, tamarin, pois
sucrés, dattes ou borotzi (1) sont chargés dans le wagon collecteur et confiés aux
bons soins d’un convoyeur. Quelques heures plus tard, dans un vacarme
assourdissant de grincements et de cris, la «rame malienne » (2) démarre à une
allure de tortue. Les voyageuses supputent leurs chances de «faire cette fois-ci des
affaires », en même temps elles se préparent à affronter les fatigues et l’inconfort
d’un interminable voyage et surtout les tracasseries des agents des Chemins de
fer, de la douane et de la police.
A chaque arrêt, des voyageurs descendent, d’autres montent. Les échanges et
marchandages sont intenses entre les commerçantes du train et les villageois qui
affluent à son arrivée : à Kati (3), il faut acheter des fruits et des légumes, à
Dio (4) des cure-dents, à Badenko (5) du mil ou de l’arachide... à Kayes (6) des
éponges en fibres végétales ou des pagnes teints à l’indigo ... Au fur et à mesure de
sa progression, le train est de plus en plus encombré par les marchandises qui
seront écoulées plus loin, au Sénégal.
Pour le retour, dès Dakar, les voitures sont chargées de produits
manufacturés : chaussures, produits de beauté, tissus divers, bijoux de pacotille,
ustensiles de ménage en plastique ... A Kaffrine (7) les seaux se remplissent de
pâte d’arachide, à Tambacounda (8) le train est envahi par les sacs de sel
provenant de Kaolack (9) et les paniers de poisson séché de Mbour (10). Revenir
au Mali avec leur cargaison suppose, pour les femmes, de dures négociations avec
les douaniers et surtout l’obligation de débarquer leurs marchandises avant
Bamako où les attendent les agents des «Affaires Economiques ».
La problématique générale de cette étude (11) se situe dans le cadre d’une
approche anthropologique du monde du travail; elle vise à mettre en rapport le
secteur professionnel, qu’il soit salarié ou non, et le secteur hors-travail.
L’hypothèse émise ici est celle d’une superposition et d’une interaction du secteur
salarié, du commerce féminin sur le rail et des réseaux féminins extra-marchands,
familiaux ou de clientèle (12).
Le cadre conceptuel ainsi défini, l’objet de ce travail consiste en premier lieu
à élucider la nature des rapports du secteur informel, à travers les activités
marchandes féminines, avec 1’Etat comme «somme d’agents» et comme
institution centralisée (13). Dès l’abord, le train apparaît comme un microcosme ;
il matérialise un espace où sejoue le face-à-face ou plutôt les relations complexes
des deux protagonistes. La suite de ce travail corrobore l’idée que les «informels »
sont «au cœur même de 1’Etat » et que si ces deux acteurs entretiennent des
rapports ambigus, il convient de les aborder dans une perspective à la fois
historique et dialectique (13).
La seconde question abordée ici concerne l’existence de stratégies spécifique-
ment féminines, matrimoniales et résidentielles qui s’élaborent à l’intérieur, et
parfois en marge. des stratégies de groupes sociaux plus vastes, lignages ou
familles. Les femmes mettraient en œuvre des pratiques sociales et marchandes
particulières avec des moyens qui leur sont propres pour résister, contourner ou
s’adapter à la pression des agents de l’Etat et à celle des groupes marchands
dominant ce circuit.
Il convient enfin de s’interroger sur les conditions de reproduction de ces
activités marchandes gérées par les femmes, c’est-à-dire sur les logiques sociales et
économiques qui les sous-tendent et favorisent leur reconduction. Cette étape
autorise les prémisses d’une analyse différentielle des entreprises commerciales
féminines du Dakar-Niger.
Le contexte historique
La liaison du Chemin de fer de Dakar à Bamako, inaugurée en 1904,
fixer les limites par des interventions répressives particulièrement pour défendre
ses intérêts et ceux de ses «clients» et alliés. Un certain nombre d’opérations
ponctuelles ont été orchestré par la Régie des Chemins de fer ; la « Commission de
décongestion)), mise en place en 1980-1981 pour limiter les excédents de
marchandises dans le train’ a été momentanément opérationnelle, décourageant
un certain nombre de femmes qui se sont tournées vers d’autres circuits. Par la
suite, elle a été détournée et intégrée à son tour au système. Les «contrôles
inopinés» en cours de voyage, pendant lesquels le train est arrêté en pleine
brousse et soumis à des fouilles systématiques, se concluent généralement par des
négociations suivies d’« arrangements » entre les agents et les commerçantes.
Enfin, les saisies systématiques de certains produits comme la cola à la frontière
sénégalaise mettent en évidence la collusion entre les gros commerçants colatiers
et, ici, l’Etat sénégalais. Les retraits du savon et du sel à la frontière malienne
garantissent le monopole de la $EPOM (31) et celui de la SOMIEX (32).
Depuis quelques années, 1’Etat est de plus en plus soumis au diktat des
bailleurs de fonds qui lui imposent une politique de rigueur - compression de la
fonction publique, blocage des salaires. La gestion de la Régie des Chemins de fer
du Mali est assujettie au contrôle de la Banque Mondiale et de la Caisse centrale
de Coopération française. Le premier pas vers la normalisation du trafic
ferroviaire est prévu pour 1987 avec une nouvelle rame internationale malienne
dont le fonctionnement, à l’image de celui de sa sœur sénégalaise (33). devrait
« assainir » le circuit.
Les responsables de la Régie interviewés sont tiraillés entre deux logiques
contradictoires : rentabiliser un appareil d’Etat largement déficitaire et prendre
en compte le rôle social que remplit indubitablement le trafic ferroviaire. Certains
agents des Chemins de fer, bien connus et abhorrés pour leur incorruptibilité,
illustrent, par leur aptitude à appliquer strictement le règlement, la nouvelle
tendance qui se dessine. «Parfait » (34), un certain chef de gare, jeune sortant de
1’Ecole Nationale d’Administration, pénalise systématiquement à leur passage les
commerçantes repérées pour leurs excès de marchandises. « 12 020 » (35) célèbre
contrôleur, est réfractaire à tout arrangement avec les voyageuses sans titre de
transport et leur fait payer la totalité du billet.
L’affrontement qui oppose depuis quelques mois la plus ancienne des
commerçantes du rail aux responsables de 1%Régie des Chemins de fer, est
significatif de ce nouveau face-à-face entre l’Etat et le «secteur informel». A
chacun de ses voyages, elle est tenue de s’acquitter systématiquement d’une
amende de 200 000 à 700 000 Francs CFA pour ses excédents de marchandises
non déclarées. Il arrive même que sa voiture soit détachée du train. C’est la
première fois que la Régie des Chemins de fer ose affronter directement cette
femme avec laquelle les agents ont toujours eu intérêt à « s’arranger » et qui de
surcroît, est redoutée pour les fétiches et les pouvoirs occultes qu’elle détient. La
faillite de cette femme d’affaires est l’issue probable de cette entreprise de
sabotage menée sciemment par les responsables de la Régie, qui entendent faire
de ce cas un exemple devant préfigurer la normalisation prévue.
Mais ces opérations ponctuelles de répression sont particulièrement mal
acceptées par une population de plus en plus soumise à une dégradation
quotidienne de ses conditions de vie. Le fonctionnaire qui enfreint la norme
d’entraide est perçu comme un être associal, marginal ou comme un
« toubab » (36). La prédation-redistribution est acceptée, comme faisant partie
d’un jeu social où chacun devrait trouver son compte. L’application de la loi, ici
du règlement de l’administration des Chemins de fer hérité de la colonisation ne
peut viser qu’à spolier la population. Les détournements fréquents et connus de
tous (37) au Mali ne sont pas reprochés à 1’Etat; ce qui le menace plutôt, c’est
son incapacité à assurer la redistribution.
Les conséquences de la politique de rigueur préconisée par les bailleurs de
fonds sont malheureusement connues et touchent prioritairement les populations
les plus démunies comme celle des petites commerçantes qui ont de plus en plus
de difficultés à poursuivre leurs activités vitales pour la survie familiale. Si elles ne
parviennent pas à trouver des solutions de rechange en escomptant sur le système
traditionnel de redistribution, il est à craindre que les tensions sociales
s’exacerbent.
d’un même village ou d’une même région, avoir le même patronyme, être parent à
plaisanterie ou parent par alliance, avoir un ami commun ... ou tout simplement
partager le même voyage. Une cliente devient une « sœur », un logeur, un «frère »,
un contrôleur qui a coutume d’«arranger » une commerçante, sera son «mari»,
un douanier deviendra un « beau-frère » ...
Marquées du discours de la parenté, les relations commerciales se mettent à
intervenir dans l’organisation des réseaux marchands avec leurs obligations
d’échanges, de réciprocité et d’entraide. Les stratégies des femmes d’affaires
consistent à élargir leur «famille »?sur la base de laquelle pourront être résolus les
problèmes auxquels elles sont confrontées. Les différentes phases qui se succèdent
tout le long des circuits marchands sont l’occasion d’affrontements des acteurs
sociaux : les commerçantes en situation de concurrence et surtout le face-à-face
des femmes et des représentants de 1’Etat; contrôleurs.. douaniers, policiers,
agents des affaires économiques. C’est en appelant un pohcrer des Chemins de fer
« balma kè» (51) qu’une commerçante négocie le transport d’un excédent de
bagage.
Lorsqu’une femme aura fait d’un partenaire commercial éventuel un parent,
elle pourra entreprendre des tractations marchandes avec lui. Le réseau
commercial dune femme d’affaires s’organise comme une famille élargie, qui est
le fondement de la bonne marche de son entreprise.
Conclusion
Un seul article ne peut couvrir la totalité des thèmes de recherche suscités
par un tel objet d’étude. A l’issue de cette contribution, une question vitale
s’impose qui a trait au devenir des commerces féminins sur le Dakar-Niger. La
normalisation prévue sur le rail annonce-t-elle la mort de ces activités
marchandes ou bien une régularisation « à la sénégalaise » (57), qui éliminerait
d’emblée les plus petites commerçantes. Dans tous les cas, il est clair qu’un grand
nombre des commerçantes du rail entreprendront de se convertir sur d’autres
réseaux plus prometteurs (58). Le réseau du Dakar-Niger est à appréhender
comme un élément d’une chaîne plus vaste de circuits marchands (59). Les
acteurs sociaux doivent s’adapter aux pressions subies et être constamment en
quête de nouvelles opportunités génératrices de revenus : or dans ce domaine-là,
comme ce travail a tenté de le montrer, les femmes ne sont pas en reste.
Manuscrit accepté par le Comité de Rédaction le 14 octobre 1986
Notes
(1) Sorte de kaolin que les femmes enceintes consomment contre les nausées.
(2) Deux trains font le trajet Bamako-Dakar, l’un est malien, l’autre sénégalais: ils sont
censés partir à la même heure et doivent attendre de se croiser à la frontière pour
continuer.
(3) Première gare, à 15 km de Bamako.
(4) Petit village à quelques kilomètres de Kati.
(5) 150 km de Bamako.
(6) 100 km avant la frontière.
(7) 270 km de Dakar.
(8) 400 km de Dakar.
(9) Capitale du Sine Saloum, 210 km de Dakar (hors de la ligne).
(10) Important centre de pêche et de séchage de poisson situé à 83 km au sud de Dakar
(hors de la ligne).
(11) Cette étude a été réalisée en 1985 grâce au soutien de I’ORSTOM par l’obtention d’une
allocation de recherche et d’un budget dans le cadre de 1’UR 405 du département D,
et du CNRS, par l’obtention de financements de missions dans le cadre de l’ATP
«Tiers-Monde». Enfin, il faut signaler la contribution de nombreux amis maliens
grâce auxquels j’ai pu réaliser ce travail de terrain.
(12) Le travail d’enquête a consisté en partie à effectuer plusieurs voyages en compagnie de
commerçantes dans le but de mener un travail d’observation sur les modalités de
fonctionnement des réseaux marchands; recherches d’appuis, de clients, de logeurs ...
(13) MORICE (A.), «Les fonctionnaires et l’économie parallèle : propositions pour un
modèle à partir de deux exemples africains, l’Angola et la Guinée», Curnets des
Ateliers de Recherche, no 7, mars 1986, p. 34.
(14) Archives Nationales de Koulouba, 1930 (Bamako).
(15) Travailleurs saisonniers.
(16) Création de l’OPAM, Office des Produits Agricoles du Mali et de la SOMIEX, Société
Malienne d’Import Export.
(17) Période de l’éclatement de la Fédération du Mali.
(18) Les exportations de cola n’ont repris qu’en 1970.
(19) Jusqu’en 1984 (où le Mali dans le cadre de son adhésion à I’UMOA a adopté le
Franc CFA) les prix étaient deux fois moins élevés qu’au Sénégal.
(20) Provenant du Mali : produits du cru et à caractère traditionnel. Provenant du
Sénégal : produits manufacturés spécifiquement féminins, tissus, produits de beauté,
vêtements féminins, chaussures. Les commerçantes introduisent à Bamako la mode
dakaroise.
(21) Les permis de circulation attribués aux parents et agents des Chemins de fer, qui leur
donnent droit à la gratuité du transport sur le réseau national.
(22) La réussite de la plupart des petits commerces repose sur le fait que les commerçantes
ne payent ni titre de transport, ni frais d’expéditions, ni dédouanement. en vertu de
quoi elles doivent négocier des « arrangements ».
(23) Un fonctionnaire moyen est payé 25 000 Francs CFA alors qu’un sac de riz de 100 kg
nécessaire à la consommation mensuelle d’une graude famille coûte
15 000 Francs CFA (1 Franc CFA = 0,02 Franc français).
(24) L’État mène cependant depuis quelques années et sur les recommandations du FMI
une politique musclée «d’assainissement» de la fonction publique, assortie d’une
volonté de libéralisation et de privatisation.
(25) AMSELLE (J. L.), 1985. - Socialisme, capitalisme et précapitalisme au Mali, in
Bemstein M. & Campbell B. (eds) : Contradictions of accumulation in Africa, Beverly
Hill. Sage, p. 264.
(26) Le salaire d’un contrôleur avoisinant les 24000 Francs CFA en début de carrière,
considérons que celui-ci « arrange » à chaque voyage dans les voitures contrôlées une
dizaine de commerçantes sans titre de transport, en recevant 500 Francs CFA de
chacune d’elles. A raison de 2 allers-retours par semaine, si nous faisons le calcul, il
réalisera un revenu mensuel complémentaire de 80 000 Francs CFA sur lequel il devra
prélever un pourcentage pour remercier son supérieur hiérarchique.
(27) En 1986, plusieurs faux policiers ont été arrêtés à la gare de marchandises.
(28) Les agents des Chemins de fer comme ceux de la Douane et de la Police, bénéficient de
l’inestimable privilège d’être payés chaque mois.
(29) L’adoption du Franc CFA a entraîné une hausse des prix de 100 % alors que les
salaires n’ont été réévalués que de 10 %.
(30) MORICE (A.), ibid. p. 32.
(31) Société de Production des Oléagineux du Mali.
(32) La SOMIEX est censée couvrir la totalité du marché malien en sel.
(33) La nouvelle rame sénégalaise mise en fonctionnement en août 1983 est moins
fréquentée par les petites commerçantes car les contrôles y sont plus sévères.
(34) Surnom ironiquement attribué par les voyageurs à cet agent.
(35) Autre surnom (12020 Francs CFA = prix de la totalité du billet Bamako-Dakar).
(36) Un Blanc.
(37) La quasi-totalité des événements affectant la république est connue de tous grâce à une
circulation particulièrement efficace de l’information de groupe de buveurs de thé à
groupe de buveurs de thé dénommés «grins».
(38) Genre : le sexe socialement construit.
(39) Pour les familles des femmes marka interviewées, commerce à distance caravanier de
sel et tissus. Pour les familles de certaines femmes malinké interviewées, commerce de
traite avec la côte : céréales contre perles de verre.
(40) Chez les Gouro, Bété, Igbo.
(41) Une absence de spécialisation ethnique est constatée au niveau de la population
concernée par l’enquête; plusieurs ethnies y sont représentées : Malinké, Marka,
Bambara, Peul, Senufo, Kasonké, Bozo, Maures et Toucouleur.
(42) La mise en circulation des jeunes filles peut se justifier dans le cadre de la préparation
du mariage qui s’avère de plus en plus onéreux.
(43) En droit musulman prévalant chez les Maures, la femme a une part d’héritage
correspondant à la moitié de la part d’un homme.
(44) Dispersion due à l’établissement définitif de «navétanes » d’origine soudanaise au
Sénégal, à l’affectation d’agents des Chemins de fer à Thiès (Sénégal) et au pôle
d’attraction qu’a représenté Dakar, la capitale de I’AOF.
(45) Kayes, ville située à 100 km de la frontière sénégalaise, est une étape essentielle dans le
circuit.