Une Alliance Tumultueuse: Les Commercantes Maliennes Du Dakar-Niger Et Les Agents de L'état

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Une alliance tumultueuse :

les commercantes maliennes du Dakar-Niger


et les agents de l’État
Agnès LAMBERT DE FRONDEVILLE
ORSTOM, Département D-UR 405
213, rue La Fayette, 75010 Paris

L’origine et le développement des activités marchandes féminines sur le réseau ferré du


Dakar-Niger sont liés au secteur salarié des Chemins de fer. Les commerçantes tirent parti
du système de redistribution qui prévaut au Mali et qui se manifeste par l’accès à des
avantages divers pour mener à bien leurs a-ires. Mais elles sont de plus en plus l’objet de
prédation de la part des agents de l’Etat -douaniers, contrôleurs, policiers -,
particulièrement depuis quelques années où les conditions de vie de la population et des
fonctionnaires se sont notablement dégradées. L’organisation des filières marchandes
fkminines repose en grande partie sur les réseaux familiaux et contribue à les renforcer.
Cependant, l’exercice d’un commerce à distance place les femmes dans une situation
particulière qui les rend susceptibles de modifier les structures lignagères traditionnelles.
MOTS-CLÉS : Commerces féminins - Chemins de fer - Agents de l’État - Prédation -
Redistribution - Stratégies féminines - Stratégies lignagères.

ABSTRACT

A stormy union between the tradeswomen of the Dakar-Niger railways


and the State officiais in Mali

Origin and development of Dakar-Niger’s tradeswomen are close& related to the


railways S wage-earning sector. Tradeswomen ben& j?om the redistribution system which is
in use in Mali. But more and more often, they are subject to the predatory practices of state
agents (custom officers, ticket collectors, policemen) especially since a few years when
population and civil servants’ life conditions went worse. Tradeswomen networks rest on
fa&lial networks which they reinforce. However long distance trade places these women in a
particular position which makes them able to change traditional kinship structures.
KEY WoRDs : Tradeswomen - State agents - Predation - Redistribution -
Feminine strategy - Lineager strategy.

La gare de Bamako un mercredi matin : les cartons de bananes plantain, de


patates douces ou d’ignames, les calebasses empilées, les pagnes noués remplis de
couscous séché, d’encens ou d’arachides grillées, les bols émaillés contenant le
repas du voyage ... sont hissés par la fenêtre du train et entassés laborieusement

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MAURITANIE

SENEGAL

MALI

Koulikoro

--v-w-_. ---A__
-.
-1 / \

,- Chemin de fer
__________ Route principale
_-__ Frontière 70 km
35
- Fleuve O-
Les Chemins de fer du Dakar-Niger
Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de l’État 91

dans les moindres espaces vacants, sous les sièges, sur les porte-bagages et dans
les lieux de passage. Des sacs plus volumineux de gingembre, tamarin, pois
sucrés, dattes ou borotzi (1) sont chargés dans le wagon collecteur et confiés aux
bons soins d’un convoyeur. Quelques heures plus tard, dans un vacarme
assourdissant de grincements et de cris, la «rame malienne » (2) démarre à une
allure de tortue. Les voyageuses supputent leurs chances de «faire cette fois-ci des
affaires », en même temps elles se préparent à affronter les fatigues et l’inconfort
d’un interminable voyage et surtout les tracasseries des agents des Chemins de
fer, de la douane et de la police.
A chaque arrêt, des voyageurs descendent, d’autres montent. Les échanges et
marchandages sont intenses entre les commerçantes du train et les villageois qui
affluent à son arrivée : à Kati (3), il faut acheter des fruits et des légumes, à
Dio (4) des cure-dents, à Badenko (5) du mil ou de l’arachide... à Kayes (6) des
éponges en fibres végétales ou des pagnes teints à l’indigo ... Au fur et à mesure de
sa progression, le train est de plus en plus encombré par les marchandises qui
seront écoulées plus loin, au Sénégal.
Pour le retour, dès Dakar, les voitures sont chargées de produits
manufacturés : chaussures, produits de beauté, tissus divers, bijoux de pacotille,
ustensiles de ménage en plastique ... A Kaffrine (7) les seaux se remplissent de
pâte d’arachide, à Tambacounda (8) le train est envahi par les sacs de sel
provenant de Kaolack (9) et les paniers de poisson séché de Mbour (10). Revenir
au Mali avec leur cargaison suppose, pour les femmes, de dures négociations avec
les douaniers et surtout l’obligation de débarquer leurs marchandises avant
Bamako où les attendent les agents des «Affaires Economiques ».
La problématique générale de cette étude (11) se situe dans le cadre d’une
approche anthropologique du monde du travail; elle vise à mettre en rapport le
secteur professionnel, qu’il soit salarié ou non, et le secteur hors-travail.
L’hypothèse émise ici est celle d’une superposition et d’une interaction du secteur
salarié, du commerce féminin sur le rail et des réseaux féminins extra-marchands,
familiaux ou de clientèle (12).
Le cadre conceptuel ainsi défini, l’objet de ce travail consiste en premier lieu
à élucider la nature des rapports du secteur informel, à travers les activités
marchandes féminines, avec 1’Etat comme «somme d’agents» et comme
institution centralisée (13). Dès l’abord, le train apparaît comme un microcosme ;
il matérialise un espace où sejoue le face-à-face ou plutôt les relations complexes
des deux protagonistes. La suite de ce travail corrobore l’idée que les «informels »
sont «au cœur même de 1’Etat » et que si ces deux acteurs entretiennent des
rapports ambigus, il convient de les aborder dans une perspective à la fois
historique et dialectique (13).
La seconde question abordée ici concerne l’existence de stratégies spécifique-
ment féminines, matrimoniales et résidentielles qui s’élaborent à l’intérieur, et
parfois en marge. des stratégies de groupes sociaux plus vastes, lignages ou
familles. Les femmes mettraient en œuvre des pratiques sociales et marchandes
particulières avec des moyens qui leur sont propres pour résister, contourner ou
s’adapter à la pression des agents de l’Etat et à celle des groupes marchands
dominant ce circuit.
Il convient enfin de s’interroger sur les conditions de reproduction de ces
activités marchandes gérées par les femmes, c’est-à-dire sur les logiques sociales et
économiques qui les sous-tendent et favorisent leur reconduction. Cette étape
autorise les prémisses d’une analyse différentielle des entreprises commerciales
féminines du Dakar-Niger.

Le contexte historique
La liaison du Chemin de fer de Dakar à Bamako, inaugurée en 1904,

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parachevait la domination et les projets coloniaux français sur le Soudan. Les


dispositifs administratifs et douaniers mis en place garantissaient le monopole des
maisons de traite bordelaises et marseillaises au détriment des commerçants
maliens. Elles exportaient par le train le caoutchouc, les peaux, le bétail, le riz et
l’arachide et elles importaient les produits manufacturés : tissus, vêtements,
denrées. Des documents d’archives (14) signalent cependant le transport
frauduleux de cola vers le Sénégal par voie d’eau et par caravanes, et l’expédition
régulière par le train du même produit par des commerçants soudanais travaillant
en accord avec des Syro-Libanais. Le rail assurait également le transport des
navétanes (15) pour la campagne arachidière au Sénégal et celui des matériaux de
construction.
A l’Indépendance, le régime socialiste au pouvoir a entrepris une politique
d’étatisation du secteur commercial (16) qui a évincé les maisons de traite
françaises et restreint le champ d’activité des commerçants. Mais l’incapacité des
sociétés d’Etat à assurer l’approvisionnement de l’ensemble du marché malien a
constitué une brèche dans laquelle les hommes d’affaires privés se sont engouffrés
en se livrant au trafic de divers produits.
A partir de 1968, le régime militaire a pris des mesures incitatives pour le
commerce privé malien et pour le retour des Européens et Syro-Libanais. Les
Chemins de fer, depuis la reprise des échanges avec le Sénégal, momentanément
interrompus de 1960 à 1963 (17), acheminent à l’exportation essentiellement les
produits du cru - karité, gomme arabique, tourteaux d’arachide, mil, cola (18)
- et à l’importation des produits manufacturés - tissus, sel, hydrocarbures,
ciment et matériel pour la construction des barrages. Avec les années de
sécheresse, les exportations ont notablement diminué et les importations de
céréales sont devenues prioritaires. Pendant l’hivernage de 1985: 80 % des
wagons de marchandises ont été réquisitionnés pour le transport de 80 000 tonnes
de céréales en souffrance au port de Dakar. L’OPAM et surtout les gros
commerçants céréaliers monopolisent les wagons de marchandises au détriment
des grossistes de moindre envergure (dont certaines femmes font partie) qui ont
de plus en plus de difficultés à importer leurs produits.

Le commerce féminin sur le Dakar-Niger


et Etat comme somme d’agents
L’histoire du commerce féminin sur le Dakar-Niger est indissociable de celle
du secteur salarié des Chemins de fer. La gestion coloniale de la Régie limitait le
trafic sur le rail; cependant, dès la mise en fonctionnement du réseau ferré, le
petit commerce ferroviaire a représenté pour les cheminots et leur famille un
complément de ressources. Des interviews de cheminots retraités ont mis en
évidence l’étroite connexion existant entre leur activité professionnelle et
l’apparition d’un petit trafic marchand sur le rail. Un conducteur mécanicien à la
retraite relate qu’il transportait à chaque voyage les pagnes tissés et teints par ses
deux épouses pour les vendre à Dakar d’où il les approvisionnait en fil. Un
mécanicien retraité, affecté aux ateliers centraux à Thiès où il s’était installé avec
sa famille, autorisait sa deuxième femme qui n’avait pas d’enfant à venir voir ses
parents au Mali, ce qui était pour elle l’occasion de se livrer au commerce. Des
grossistes âgées évoquent les débuts de leur entreprise : elles confiaient des
mangues et du tamarin à des employés des Chemins de fer chargés de les vendre à
des intermédiaires commerçantes à Dakar.
Le petit trafic sur le rail s’est notablement intensifie après 1963, mais c’est
surtout à partir des années 1970-75 qu’il a pris une ampleur considérable. La
dégradation de la situation économique a obligé les familles à diversifier leurs
stratégies d’acquisition de revenus. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à
emprunter le train et les cheminots retraités eux-mêmes y reprennent une activité

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Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de /‘État 93

marchande géneratrice de revenus. Le caractère lucratif du commerce sur le


réseau ferré repose sur la différence des prix entre le Mali et le Sénégal (19), sur la
complémentarité des zones d’échange (20) et sur les opérations spéculatives à
partir de certaines denrées comme le riz.
Pour une famille, avoir un parent cheminot donne droit à un certain nombre
de privilèges (21) et d’appuis qui facilitent le transit des marchandises. Une
relation, un parent à la douane ou à la police des Chemins de fer, est également
une porte d’accès au trafic. En même temps la circulation des commerçantes en
situation fréquemment irrégulière (22) constitue pour le personnel de la Régie,
des douanes et de la police une source de revenus.
Pour plus de clarté, une analyse sur la nature de l’emploi en général au Mali
et sur la valeur économique du salaire s’impose. L’emploi donne accès à un
salaire minimal dont la valeur est sans aucune mesure avec le minimum requis
pour la reproduction de la force de travail d’une famille (23). Cet état de fait est
particulièrement flagrant au vu des salaires dérisoires, versés de surcroît avec des
retards chroniques de trois mois. Mais l’emploi, c’est aussi acquérir une situation
au sein de l’administration qui donne droit à des avantages divers, légaux et
clandestins - exonérations, gratuité des services publics, accès à des produits de
consommation ... - et à des relations qui autorisent l’accès à un certain nombre
de faveurs. Cet ensemble de privilèges octroyés au salarié représente son salaire
réel parfois sans comparaison possible avec son salaire nominal.
La question du salariat, aurMali, ne peut être abordée que conjointement à
une réflexion sur la nature de 1’Etat actuellement encore premier employeur (24).
Depuis l’Indépendance, la bureaucratie au- pouvoir assure sa reproduction
élargie, gràce aux appareils et aux sociétés d’Etat dont le fonctionnement repose
sur une logique multiséculaire de prédation et de redistribution. L’Etat prédateur-
redistributeur devient ainsi la sousce d’un vaste réseau de clientèle englobant de
larges secteurs de la population (25). La période d’éviction du commerce privé
sous l’ancien régime a été suivie d’une phase symbiotique où la classe marchande
et la classe bureaucratique conjuguent leurs efforts pour organiser la ruine du
secteur public.
La Régie des Chemins de fer, «service public à caractère industriel et
commercial H est devenue comme Y-administration des Douanes et de la Police un
instrument entre les mains de 1’Etat et des grands commerçants. Un ancien
ministre, membre du Comité Militaire, limogé en 1975, puisait régulièrement
dans les caisses de la Régie avec la complicité du directeur de l’époque. Plus
récemment, des pièces de locomotives données par Ia France ont disparu,
revendues par un fonctionnaire.
Mais c’est également l’ensemble de l’appareil administratif des Chemins de
fer qui est soumis à cette double logique de prédation-redistribution. Les salariés
n’y ont de cesse que de mettre en œuvre des stratégies d’accès à des emplois
pourvoyeurs de revenus extra-salariaux.
La promotion aux postes de roulants - convoyeurs, chefs de train,
conducteurs, contrôleurs, inspecteurs d’accompagnement - est particulièrement
visée dans la mesure où elle place les agents en relation avec des activités illicites
donc sujettes à ponction. Les agents interprètent leurs fonctions selon leurs
propres besoins ; ainsi un inspecteur d’accompagnement prévu sur un voyage
aller-retour devant durer trois jours s’arrange avec un chef de train qui le
remplace au retour et s’attribue ses prérogatives, afin que lui-même puisse rester
une semaine à Dakar pour «régler ses affaires ». Les supérieurs hiérarchiques qui
couvrent et autorisent ces pratiques reçoivent leur part des avantages acquis ainsi
par les deux agents. Dans un tel système, la bonne gestion du personnel consiste à
savoir organiser la distribution des privilèges.
Il serait fastidieux d’énumérer les innombrables spoliations dont sont
victimes les commerçantes, mais en évoquer quelques-unes permet d’apprécier les
conditions dans lesquelles s’exercent leurs activités. Les convoyeurs négocient des

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arrangements avec les commerçantes pour garantir l’acheminement de leurs


marchandises dont les frais d’expédition n’ont pas été acquittés. Les amendes
payées par les commerçantes sans titre de transport sont directement destinées à
rentabiliser le voyage des contrôleurs (26). Les douaniers évaluent la taxe selon
leur bon vouloir et l’encaissent sans délivrer de justificatifs, ou bien ils prélèvent
directement une partie ou la totalité de la marchandise frauduleuse ou prohibée
- tissus, savon, sel 7 si elle leur convient. La complicité peut exister également
entre les agents de 1’Etat et certaines commerçantes anciennement implantées sur
le réseau ; l’une d’elles a l’habitude de rançonner les commerçantes qui occupent
sa voiture dans le but de garantir leur immunité, il arrive même qu’elle dénonce
les femmes qui voudraient se soustraire à son contrôle. Certains policiers et
agents des Chemins de fer sont les auteurs d’un trafic lucratif de permis de
circulation: ainsi les policiers qui ont fait cadeau de ceux-ci à des commerçants
pour s’accorder leurs faveurs, s’arrogent le droit de les leur retirer selon les
circonstances. Compte tenu de la pléthore des agents de l’Etat - Douane,
Affaires Economiques, Contrôle des Prix, Sûreté -, l’interprétation des fonc-
tions crée une confuslon qui laisse aux agents le champ libre pour outrepasser
leurs droits. tout en profitant de l’ignorance des commerçantes. Enfin, toute une
série de petits emplois informels prolifère, se greffant au trafic ferroviaire ; des
indicateurs et mouchards de tout acabit travaillent en cheville avec les agents de
la douane ou des Affaires économiques, de faux policiers rackettent les
commerçantes contre la promesse d’une protection (27), des voleurs opèrent à
partir du toit du train, la nuit, avec la complicité des policiers ...
Le coût de cette prédation entame variablement les revenus des commerçan-
tes. Selon une évaluation réalisée sur la population étudiée, les femmes doivent
compter payer pour leur protection de 20 à 50 % du prix d’achat de leur
marchandise. Mais toutes les commerçantes ont vécu à un moment ou à un autre
le retrait de la totalité de leur marchandise par la douane. Provisoirement en
cessation d’activité, elles ont dû obtenir l’aide de parents ou relations afin de
pouvoir se reconvertir sur des circuits moins contrôlés ou dans le commerce de
produits moins compromettants.
D’autres critères interviennent pour déterminer le coût de la prédation : à la
fin du mois (28) et avant les fêtes, les agents de l’Etat, alors exclusivement
préoccupés par la recherche de sources additionnelles de revenus, exercent un
pillage systématique sur les commerçantes. La baisse considérable du pouvoir
d’achat de l’ensemble de la population depuis juillet 1984 (29) favorise la
multiplication des exactions des fonctionnaires des Chemins de fer, de la police et
de la douane à l’encontre des usagers du train. Mais ces excès peuvent être
tempérés par un réseau de relations plus ou moins efficaces ; toute femme qui
voyage tente de s’assurer préalablement le soutien d’un policier, d’un contrôleur
ou d’une autre commerçante connue sur le circuit. La réussite des entreprises
marchandes féminines dépend en partie de l’aptitude des femmes à négocier leur
immunité.

Les commerces féminins et l’État comme institution centralisée


Le «secteur informel» par l’intermédiaire des activités marchandes fémini-
nes, et I’Etat par celle de ses agents, entretiennent des rapports complexes ; dans
la mesure où ils sont chacun animés par les «logiques plus ou moins
contradictoires » ou par «les stratifications sociales qui y opèrent » (30) les deux
protagonistes s’accordent quand ils défendent les intérêts des mêmes groupes
sociaux.
Mais la contradiction réside en ce que les agents des Chemins de fer
représentent également l’Etat comme institution centralisée. Au IMali où le
système de prédation-redistribution semble généralisé, le rôle de I’Etat est d’en

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Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de /‘État 95

fixer les limites par des interventions répressives particulièrement pour défendre
ses intérêts et ceux de ses «clients» et alliés. Un certain nombre d’opérations
ponctuelles ont été orchestré par la Régie des Chemins de fer ; la « Commission de
décongestion)), mise en place en 1980-1981 pour limiter les excédents de
marchandises dans le train’ a été momentanément opérationnelle, décourageant
un certain nombre de femmes qui se sont tournées vers d’autres circuits. Par la
suite, elle a été détournée et intégrée à son tour au système. Les «contrôles
inopinés» en cours de voyage, pendant lesquels le train est arrêté en pleine
brousse et soumis à des fouilles systématiques, se concluent généralement par des
négociations suivies d’« arrangements » entre les agents et les commerçantes.
Enfin, les saisies systématiques de certains produits comme la cola à la frontière
sénégalaise mettent en évidence la collusion entre les gros commerçants colatiers
et, ici, l’Etat sénégalais. Les retraits du savon et du sel à la frontière malienne
garantissent le monopole de la $EPOM (31) et celui de la SOMIEX (32).
Depuis quelques années, 1’Etat est de plus en plus soumis au diktat des
bailleurs de fonds qui lui imposent une politique de rigueur - compression de la
fonction publique, blocage des salaires. La gestion de la Régie des Chemins de fer
du Mali est assujettie au contrôle de la Banque Mondiale et de la Caisse centrale
de Coopération française. Le premier pas vers la normalisation du trafic
ferroviaire est prévu pour 1987 avec une nouvelle rame internationale malienne
dont le fonctionnement, à l’image de celui de sa sœur sénégalaise (33). devrait
« assainir » le circuit.
Les responsables de la Régie interviewés sont tiraillés entre deux logiques
contradictoires : rentabiliser un appareil d’Etat largement déficitaire et prendre
en compte le rôle social que remplit indubitablement le trafic ferroviaire. Certains
agents des Chemins de fer, bien connus et abhorrés pour leur incorruptibilité,
illustrent, par leur aptitude à appliquer strictement le règlement, la nouvelle
tendance qui se dessine. «Parfait » (34), un certain chef de gare, jeune sortant de
1’Ecole Nationale d’Administration, pénalise systématiquement à leur passage les
commerçantes repérées pour leurs excès de marchandises. « 12 020 » (35) célèbre
contrôleur, est réfractaire à tout arrangement avec les voyageuses sans titre de
transport et leur fait payer la totalité du billet.
L’affrontement qui oppose depuis quelques mois la plus ancienne des
commerçantes du rail aux responsables de 1%Régie des Chemins de fer, est
significatif de ce nouveau face-à-face entre l’Etat et le «secteur informel». A
chacun de ses voyages, elle est tenue de s’acquitter systématiquement d’une
amende de 200 000 à 700 000 Francs CFA pour ses excédents de marchandises
non déclarées. Il arrive même que sa voiture soit détachée du train. C’est la
première fois que la Régie des Chemins de fer ose affronter directement cette
femme avec laquelle les agents ont toujours eu intérêt à « s’arranger » et qui de
surcroît, est redoutée pour les fétiches et les pouvoirs occultes qu’elle détient. La
faillite de cette femme d’affaires est l’issue probable de cette entreprise de
sabotage menée sciemment par les responsables de la Régie, qui entendent faire
de ce cas un exemple devant préfigurer la normalisation prévue.
Mais ces opérations ponctuelles de répression sont particulièrement mal
acceptées par une population de plus en plus soumise à une dégradation
quotidienne de ses conditions de vie. Le fonctionnaire qui enfreint la norme
d’entraide est perçu comme un être associal, marginal ou comme un
« toubab » (36). La prédation-redistribution est acceptée, comme faisant partie
d’un jeu social où chacun devrait trouver son compte. L’application de la loi, ici
du règlement de l’administration des Chemins de fer hérité de la colonisation ne
peut viser qu’à spolier la population. Les détournements fréquents et connus de
tous (37) au Mali ne sont pas reprochés à 1’Etat; ce qui le menace plutôt, c’est
son incapacité à assurer la redistribution.
Les conséquences de la politique de rigueur préconisée par les bailleurs de
fonds sont malheureusement connues et touchent prioritairement les populations

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96 A. LAMBERT DE FRONDEVILLE

les plus démunies comme celle des petites commerçantes qui ont de plus en plus
de difficultés à poursuivre leurs activités vitales pour la survie familiale. Si elles ne
parviennent pas à trouver des solutions de rechange en escomptant sur le système
traditionnel de redistribution, il est à craindre que les tensions sociales
s’exacerbent.

Stratégies féminines - stratégies lignagères


L’étude des généalogies des commerçantes du Dakar-Niger met en relief le
déploiement des stratégies des groupes lignagers pour assurer leur reproduction.
La logique de mise au travail des membres du lignage est régie par les rapports
sociaux d’âge et de sexe. Les catégories de sexe, comme celles de l’âge et de toute
autre catégorie sociale, sont contingentes et soumises à des différenciations et
déterminismes multiples et complexes. Elles sont également interactives et ne se
modifient pas lune sans l’autre. Au Mali, la norme de ségrégation de genres (38)
et le principe de pouvoir qui régit leur rapport sont transversaux à l’ensemble des
champs du social.
A partir du postulat de l’universalité de la subordination des femmes, on
suppose leurs stratégies, soit seulement dictées par celles des groupes lignagers,
soit émanant d’elles comme acteurs sociaux et économiques à part entière. La
suite de ce travail corroborera cette seconde optique, en montrant que les femmes
élaborent des pratiques spécifiques et qu’elles interprètent selon leur propre point
de vue les règles sociales lignagères.
La reconstitution des trajectoires lignagères des commerçantes révèle que la
combinaison d’une insertion des hommes dans les affaires et dans l’administra-
tion coloniale puis malienne est une préoccupation constante. Le commerce à
distance, tradition familiale dans le cas des Marka et Malinké (39), demeurait
l’apanage des hommes. Les femmes, contrairement à celles des pays de la
côte (40), s’adonnaient exclusivement au petit commerce local de produits
vivriers, mets préparés, pagnes teints. Le mode de résidence virilocale qui prévaut
dans les groupes sociaux considérés (41) réglementait leurs déplacements, et les
autorisait seulement à aller rendre visite à leur famille d’origine.
Toute une série de facteurs ont concouru à l’émergence des commerces
féminins à distance.
Il est opportun en premier lieu d’évoquer un détail non négligeable :
l’apparition des moyens de transport modernes qui a facilité les déplacements des
femmes. Plusieurs commerçantes âgées ont emprunté la route longtemps avant de
se lancer sur le rail. Pendant les années 1945-1950, elles avaient l’habitude de
louer collectivement un camion pour transporter et vendre le poisson de Mopti à
Bamako et Kolokani.
La mobilisation des filles comme employées s’est inscrite dans les stratégies
de certains chefs de famille commerçants, et a constitué pour elles une étape
précédant une activité marchande autonome. Deux cas seront décrits : celui dune
jeune fille voyageant comme courtière pour son père jusqu’à ce que celui-ci décide
de sa capacité à gérer ses propres affaires (42) en lui allouant une aide, et celui
d’une jeune femme mariée dans une autre ville où elle a été la représentante de
l’entreprise paternelle jusqu’à ce qu’elle en «hérite». Il convient de signaler que
dans les deux situations il s’agissait de filles aînées.
La promotion de jeunes commerçantes par leur grande sœur ou tante
également femmes d’affaires s’accompagne également d’une première phase,
durant laquelle elles travaillent pour leurs protectrices jusqu’à ce qu’argent ou
faveurs leur soient accordés les autorisant à débuter leur propre négoce. La durée
de cette période de dépendance est inversement proportionnelle à la proximité de
la parenté., et la jeune commerçante qui débute restera toujours tributaire de sa
commanditaire.

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Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et /es agents de /‘État 97

Les règles régissant l’attribution de l’aide familiale à l’origine d’une activité


marchande féminine sont difficiles à généraliser, mais il est évident qu’elles sont
connectées aux rapports de genre et d’âge, et soumises aux lois de l’entraide et de
la réciprocité.
La somme correspondant à l’investissement initial exigé par le commerce à
distance a pu être acquise par la vente de l’or épargné ou par les économies
réalisées au cours des activités antérieures, marchandes dans la plupart des cas.
L’accès exceptionnel à l’héritage est illustré dans le cas dune commerçante
mauresque : à la mort de son père, cette dernière a reçu sa part de bétail (43)
qu’elle a vendue pour se procurer camions et boeufs et se lancer dans le commerce
entre le Mali et la Côte d’ivoire.
La dispersion géographique des lignages, renforcée sous l’effet de la
colonisation (44), a servi de base à la mobilité des femmes. L’assiduité des
commerçantes mariées auprès de leur famille d’origine a été le prétexte d’une
activité marchande à distance, régulière. Actuellement encore, les commerçantes
bamakoises d’origine kayesienne font reposer une partie de leur réseau sur la
présence à Kayes (45) de parents, tantes et sœurs qui sont leurs logeurs et
intermédiaires.
La situation matrimoniale est également un facteur déterminant d’émergence
d’un commerce à distance. Le divorce, fréquent en ville, dû à l’incapacité des
hommes à remplir leur rôle de pourvoyeurs des revenus familiaux (46), le
veuvage, le célibat et dans une certaine mesure la polygamie garantissent aux
femmes une disponibilité propice au commerce. Elles s’emploient à prolonger
cette situation même si elles doivent en dernière extrémité consentir à se marier
ou à se remarier selon les cas. Leur participation au «prix du condiment » (47)
quotidien et aux dépenses courantes, et le droit de poursuivre leur négoce
constitueront alors les termes de nouveaux contrats conjugaux plus ou moins
tacitement admis, et justifiés par l’inaptitude du nouveau mari à répondre seul
aux exigences familiales. Les femmes plus âgées ayant achevé leur période de
fécondité sont soumises à de moindres restrictions pour leurs déplacements. Par
contre, il est très difficile pour les jeunes commerçantes qui vont se marier de faire
admettre leur activité à un mari particulièrement soucieux de contrôler leur
circulation. Sachant que leur mariage signifie l’interruption de leur activité
marchande sur le rail, elles s’efforcent d’en prolonger la période des préparatifs,
tout en prévoyant leur conversion dans une activité compatible avec leurs
obligations familiales.
La spécificité de ce commerce soustrait partiellement et momentanément les
femmes au contrôle social, familial en particulier; elles sont alors en mesure de
diversifier leurs réseaux de relations extra-familiaux. Les difficultés économiques
perturbent la fiabilité des appuis commerciaux, qu’ils soient familiaux ou non ; la
plupart des commerçantes se plaignent d’avoir à un moment ou un autre confié
une somme d’argent à une parente ou amie chargée de s’acquitter d’une tâche, et
qui a dépensé cette somme pour résoudre ses propres problèmes. Elles doivent
donc multiplier leurs relations pour satisfaire aux impératifs de leurs activités et
envisager des solutions de rechange dans le but de parer aux aléas. C’est dans
cette perspective que sont envisagées les relations aux hommes comme moyen
d’accès aux ressources. Les stratégies marchandes féminines suscitent un habitus
masculin qui se définit par l’aptitude à donner, faire des cadeaux. L’habileté
d’une commerçante se mesure à sa capacité de provoquer la générosité d’hommes
riches et influents : commerçants qui les couvrent de cadeaux, fonctionnaires qui
leur obtiennent des avantages divers - permis de circulation, patentes, licence. Il
est difficile d’évaluer la part que représentent ces cadeaux masculins dans une
entreprise commerciale, en particulier pour les femmes mariées, plus réticentes à
les évoquer. En revanche les jeunes commerçantes relatent aisément leurs exploits
qui consistent à tirer parti d’hommes prodigues qui concourent à la réussite de

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98 A. LAMBERT DE FRONDEVILLE

leurs affaires. La perspective matrimoniale peut servir de motif à cette circulation


de l’argent des hommes aux femmes.
La promotion des femmes dans le commerce à distance et les pratiques qui
en découlent ne sont pas sans conséquence sur l’organisation sociale. Les
commerces féminins exercent un effet structurant sur les réseaux lignagers, dans
la mesure où ils s’appuient sur eux et en même temps les entretiennent par les
canaux de la redistribution des revenus commerciaux. Mais de façon contradic-
toire, ces activités marchandes favorisent la déstabilisation et la dissolution des
structures lignagères traditionnelles, ce qui se manifeste particulièrement par une
modification de la division sociale et sexuelle du travail. Le nombre croissant de
femmes «chefs économiques de famille » (48) en ville, et en particulier parmi les
commerçantes du rail, constitue la nouvelle donnée d’un jeu social en perpétuelle
recomposition d’où ne sont absents ni tensions ni conflits. Conjointement à ces
effets, la logique de rentabilité et de réussite individuelle perturbe les pratiques
sociales qui s’atomisent : plusieurs femmes interviewées ont abandonné les
tontines de commerçantes, la pratique de l’achat groupé ou la location collective
de véhicules et de locaux. Mais la logique redistributive dans le cadre de l’entraide
familiale perdure malgré tout.

Efficacité du discours de la parenté


Dans la société bambara, comme dans toutes celles de la région, la parenté
est étendue par toutes sortes de moyens : l’alliance, l’adoption, l’intégration. Ce
principe déjà ancien n’est pas spécifique au milieu villageois, si ce n’est qu’en ville
les rapports de parenté sont réinterprétés selon de nouveaux impératifs
économiques et résidentiels. L’extension de la parenté ou plutôt l’utilisation du
discours qui l’accompagne répond aux nouvelles stratégies d’acquisition de
revenus des familles et des individus.
Dans ce contexte, la parenté remplit des fonctions diverses : elle garantit MW
couverture idéologique unljîcatrice, en dissimulant les rapports réels entre individus
et groupes (49), c’est-à-dire les conflits. les rivalités familiales, les discriminations.
La situation des employés des femmes grossistes du Dakar-Niger est éloquente
sur la manière dont le discours de la parenté occulte l’exploitation de la force de
travail familiale. Présentés comme des «fils » et «filles » aidant leurs mamans, leur
sort est en fait totalement assujetti à la marche de l’entreprise ; ils sont expédiés à
Bamako, à Dakar ou sur un autre point de la ligne au gré de l’écoulement et du
transport des marchandises. Dédommagés au coût minimum de reproduction
physique de leur force de travail, leur situation résidentielle et leur avenir
professionnel et matrimonial dépendent du bon vouloir de la parente qui les
emploie.
Le discours de la parenté opère également pour masquer les conflits
familiaux (50) : la « fadenya », rivalité entre enfants de même père mais de mères
différentes reproduit la compétition entre CO-épouses,et l’incompatibilité entre la
belle-mère et sa belle-fille qui reste une étrangère à évaluer quotidiennement selon
son aptitude à servir la famille de son mari. Passer du temps en compagnie des
femmes hors de l’enceinte de la concession paternelle ou du mari est instructif
pour découvrir l’intensité des affrontements latents, des divergences d’intérêts et
des forces centrifuges qui animent la plupart des grandes familles.
En même temps, la parenté est un instrument entre les mains des acteurs
sociaux, groupes et individus. Pour les commerçantes du Dakar-Niger, le train,
comme le marché ou le quartier, est un espace à jalonner des repères de la
parenté.
Le hasard des rencontres donne aux individus des parents de toutes natures
sur la base de liens plus ou moins fictifs. Il s’agit dans toute nouvelle rencontre de
situer l’interlocuteur et de se trouver une appartenance commune ; être originaire

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Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de l’État 99

d’un même village ou d’une même région, avoir le même patronyme, être parent à
plaisanterie ou parent par alliance, avoir un ami commun ... ou tout simplement
partager le même voyage. Une cliente devient une « sœur », un logeur, un «frère »,
un contrôleur qui a coutume d’«arranger » une commerçante, sera son «mari»,
un douanier deviendra un « beau-frère » ...
Marquées du discours de la parenté, les relations commerciales se mettent à
intervenir dans l’organisation des réseaux marchands avec leurs obligations
d’échanges, de réciprocité et d’entraide. Les stratégies des femmes d’affaires
consistent à élargir leur «famille »?sur la base de laquelle pourront être résolus les
problèmes auxquels elles sont confrontées. Les différentes phases qui se succèdent
tout le long des circuits marchands sont l’occasion d’affrontements des acteurs
sociaux : les commerçantes en situation de concurrence et surtout le face-à-face
des femmes et des représentants de 1’Etat; contrôleurs.. douaniers, policiers,
agents des affaires économiques. C’est en appelant un pohcrer des Chemins de fer
« balma kè» (51) qu’une commerçante négocie le transport d’un excédent de
bagage.
Lorsqu’une femme aura fait d’un partenaire commercial éventuel un parent,
elle pourra entreprendre des tractations marchandes avec lui. Le réseau
commercial dune femme d’affaires s’organise comme une famille élargie, qui est
le fondement de la bonne marche de son entreprise.

Les conditions de reproduction des commerces


féminins sur le Dakar-Niger
Appréhender les conditions de reproduction du secteur des activités
marchandes sur le rail, permet d’ébaucher une différenciation des entreprises
commerciales féminines (52).
Conformément à un premier schéma constaté, les revenus commerciaux sont
investis prioritairement dans la reproduction sociale et économique de la famille.
Les reliquats sont la plupart du temps insuffisants pour permettre la constitution
d’un autre stock de marchandises. Dans ce cas-là, c’est d’une quasi-non-
reproduction de l’activité dont il s’agit ou plutôt d’une reproduction épisodique.
Voyageant sans titre de transport et sans déclaration d’expédition de sesproduits,
la commerçante est particulièrement vulnérable aux contrôles et surtout aux
saisies douanières qui peuvent frapper l’ensemble de sa marchandise.
Avant d’entreprendre un nouveau voyage, elle doit compter sur une entrée
d’argent provenant de crédits qui tardent à être payés ou d’une aide extérieure.
La régularité de son activité est liée en partie à des facteurs extra-commerciaux.
Cette catégorie de commerçantes confond bénéfices (53) et revenus commerciaux.
Elles se satisfont de récupérer, après la vente, seulement la mise de départ,
qu’elles affectent prioritairement à des impératifs familiaux. En aucun cas, elles
ne retournent chez elles sans une certaine quantité de marchandises, denrées
diverses et vêtements qui sont destinés à la consommation familiale et à être
donnés aux parents.
D’autres micro-entreprises fonctionnent sur le mode de la reproduction
simple. Les bénéfices commerciaux existent et permettent d’assurer la reproduc-
tion de la famille, de satisfaire aux exigences de solidarité familiale. de renouveler
le fond de commerce, si petit soit-il, et de prévoir un nouveau voyage. La petite
entreprise marchande végète, l’accaparement du profit par les canaux des
obligations sociales rendant l’accumulation très difficile. Mais elle a le mérite de
continuer à exister. A l’épreuve des faits, nombreuses sont les micro-entreprises
féminines qui passent du schéma de la reproduction simple à celui de la
reproduction épisodique. Elles doivent attendre la conjonction d’une série de
facteurs favorables pour réamorcer le cycle de la reproduction simple.
Une petite minorité d’entreprises féminines satisfont au modèle de la

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reproduction élargie. Après avoir répondu aux impératifs familiaux. la plus-value


commerciale accumulée contribue à la création d’un capital commercial. Celui-ci
autorise un approvisionnement régulier et élargi en stocks de marchandises et un
investissement dans des moyens commerciaux et des équipements susceptibles de
développer l’activité : location de wagons entiers, de magasins, achat de
véhicules, de balances (54).
La question se pose de déterminer quelle est l’origine de cette reproduction
élargie. Existe-t-il une évolution graduelle et continue d’un mode de reproduction
simple à un mode de reproduction élargie? C’est hors du domaine de l’économie,
comme cela a été montré précédemment dans la relation à la famille mais aussi
aux hommes, qu’il faut rechercher les sources d’une accumulation marchande.
C’est l’approche du groupe social de la commerçante qui permettra de déterminer
les causes d’une réussite et de repérer où se font les transferts du secteur public
salarié au secteur commercial. Illustrant ce propos, une des plus importantes
grossistes du Dakar-Niger doit sa réussite commerciale à l’ascension sociale de sa
famille. Son père, petit traitant d’arachides sous la colonisation, scolarise ses
enfants. L’un d’eux réussit à être cadre dans la principale société commerciale
d’Etat, une autre se marie au directeur d’une entreprise d’Etat produisant de
l’huile et du savon. Les positions privilégiées des enfants dans le secteur public,
par leur réussite professionnelle ou par le jeu des alliances, profitent à l’ensemble
de la famille. Le chef de famille, ses quatre femmes et sa fille commerçantes,
verront leurs affaires se démultiplier rapidement. Ce sera pour cette dernière le
coup d’envoi d’une entreprise florissante.
Quelles sont les raisons qui prévalent à la poursuite de commerces non
rentables, de surcroît particulièrement éprouvants? On serait tenté de corroborer
l’affirmation selon laquelle «l’économique est subordonné au social» (55).
La logique sociale de redistribution prime sur la logique d’accumulation. Ces
commerces sont prétexte à une activité sociale intense : échanges de dons, de
visites, circulation de biens et de membres de la famille ... Ils permettent de
maintenir les règles sociales de réciprocité. Cette logique est en contradiction avec
une accumulation individualiste qu’exigerait une réussite commerciale.
Le commerce sur le Dakar-Niger est un moyen d’aflirmer le statut et le rôle
social des femmes avant de consacrer leur pouvoir économique. Le symbole de la
réussite d’une des grossistes est d’avoir pu à l’âge de 20 ans remettre
500 000 FM (56) à son père. Si la commerçante s’acquitte des obligations sociales
d’entraide et si elle en a les moyens, elle pourra accumuler. Mais toute femme
d’affaires vit un tiraillement permanent entre ces deux logiques d’échange et
d’accumulation.

Conclusion
Un seul article ne peut couvrir la totalité des thèmes de recherche suscités
par un tel objet d’étude. A l’issue de cette contribution, une question vitale
s’impose qui a trait au devenir des commerces féminins sur le Dakar-Niger. La
normalisation prévue sur le rail annonce-t-elle la mort de ces activités
marchandes ou bien une régularisation « à la sénégalaise » (57), qui éliminerait
d’emblée les plus petites commerçantes. Dans tous les cas, il est clair qu’un grand
nombre des commerçantes du rail entreprendront de se convertir sur d’autres
réseaux plus prometteurs (58). Le réseau du Dakar-Niger est à appréhender
comme un élément d’une chaîne plus vaste de circuits marchands (59). Les
acteurs sociaux doivent s’adapter aux pressions subies et être constamment en
quête de nouvelles opportunités génératrices de revenus : or dans ce domaine-là,
comme ce travail a tenté de le montrer, les femmes ne sont pas en reste.
Manuscrit accepté par le Comité de Rédaction le 14 octobre 1986

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Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de /‘État 101

Notes

(1) Sorte de kaolin que les femmes enceintes consomment contre les nausées.
(2) Deux trains font le trajet Bamako-Dakar, l’un est malien, l’autre sénégalais: ils sont
censés partir à la même heure et doivent attendre de se croiser à la frontière pour
continuer.
(3) Première gare, à 15 km de Bamako.
(4) Petit village à quelques kilomètres de Kati.
(5) 150 km de Bamako.
(6) 100 km avant la frontière.
(7) 270 km de Dakar.
(8) 400 km de Dakar.
(9) Capitale du Sine Saloum, 210 km de Dakar (hors de la ligne).
(10) Important centre de pêche et de séchage de poisson situé à 83 km au sud de Dakar
(hors de la ligne).
(11) Cette étude a été réalisée en 1985 grâce au soutien de I’ORSTOM par l’obtention d’une
allocation de recherche et d’un budget dans le cadre de 1’UR 405 du département D,
et du CNRS, par l’obtention de financements de missions dans le cadre de l’ATP
«Tiers-Monde». Enfin, il faut signaler la contribution de nombreux amis maliens
grâce auxquels j’ai pu réaliser ce travail de terrain.
(12) Le travail d’enquête a consisté en partie à effectuer plusieurs voyages en compagnie de
commerçantes dans le but de mener un travail d’observation sur les modalités de
fonctionnement des réseaux marchands; recherches d’appuis, de clients, de logeurs ...
(13) MORICE (A.), «Les fonctionnaires et l’économie parallèle : propositions pour un
modèle à partir de deux exemples africains, l’Angola et la Guinée», Curnets des
Ateliers de Recherche, no 7, mars 1986, p. 34.
(14) Archives Nationales de Koulouba, 1930 (Bamako).
(15) Travailleurs saisonniers.
(16) Création de l’OPAM, Office des Produits Agricoles du Mali et de la SOMIEX, Société
Malienne d’Import Export.
(17) Période de l’éclatement de la Fédération du Mali.
(18) Les exportations de cola n’ont repris qu’en 1970.
(19) Jusqu’en 1984 (où le Mali dans le cadre de son adhésion à I’UMOA a adopté le
Franc CFA) les prix étaient deux fois moins élevés qu’au Sénégal.
(20) Provenant du Mali : produits du cru et à caractère traditionnel. Provenant du
Sénégal : produits manufacturés spécifiquement féminins, tissus, produits de beauté,
vêtements féminins, chaussures. Les commerçantes introduisent à Bamako la mode
dakaroise.
(21) Les permis de circulation attribués aux parents et agents des Chemins de fer, qui leur
donnent droit à la gratuité du transport sur le réseau national.
(22) La réussite de la plupart des petits commerces repose sur le fait que les commerçantes
ne payent ni titre de transport, ni frais d’expéditions, ni dédouanement. en vertu de
quoi elles doivent négocier des « arrangements ».

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102 A. LAMBERT DE FRONDEVILLE

(23) Un fonctionnaire moyen est payé 25 000 Francs CFA alors qu’un sac de riz de 100 kg
nécessaire à la consommation mensuelle d’une graude famille coûte
15 000 Francs CFA (1 Franc CFA = 0,02 Franc français).
(24) L’État mène cependant depuis quelques années et sur les recommandations du FMI
une politique musclée «d’assainissement» de la fonction publique, assortie d’une
volonté de libéralisation et de privatisation.
(25) AMSELLE (J. L.), 1985. - Socialisme, capitalisme et précapitalisme au Mali, in
Bemstein M. & Campbell B. (eds) : Contradictions of accumulation in Africa, Beverly
Hill. Sage, p. 264.
(26) Le salaire d’un contrôleur avoisinant les 24000 Francs CFA en début de carrière,
considérons que celui-ci « arrange » à chaque voyage dans les voitures contrôlées une
dizaine de commerçantes sans titre de transport, en recevant 500 Francs CFA de
chacune d’elles. A raison de 2 allers-retours par semaine, si nous faisons le calcul, il
réalisera un revenu mensuel complémentaire de 80 000 Francs CFA sur lequel il devra
prélever un pourcentage pour remercier son supérieur hiérarchique.
(27) En 1986, plusieurs faux policiers ont été arrêtés à la gare de marchandises.
(28) Les agents des Chemins de fer comme ceux de la Douane et de la Police, bénéficient de
l’inestimable privilège d’être payés chaque mois.
(29) L’adoption du Franc CFA a entraîné une hausse des prix de 100 % alors que les
salaires n’ont été réévalués que de 10 %.
(30) MORICE (A.), ibid. p. 32.
(31) Société de Production des Oléagineux du Mali.
(32) La SOMIEX est censée couvrir la totalité du marché malien en sel.
(33) La nouvelle rame sénégalaise mise en fonctionnement en août 1983 est moins
fréquentée par les petites commerçantes car les contrôles y sont plus sévères.
(34) Surnom ironiquement attribué par les voyageurs à cet agent.
(35) Autre surnom (12020 Francs CFA = prix de la totalité du billet Bamako-Dakar).
(36) Un Blanc.
(37) La quasi-totalité des événements affectant la république est connue de tous grâce à une
circulation particulièrement efficace de l’information de groupe de buveurs de thé à
groupe de buveurs de thé dénommés «grins».
(38) Genre : le sexe socialement construit.
(39) Pour les familles des femmes marka interviewées, commerce à distance caravanier de
sel et tissus. Pour les familles de certaines femmes malinké interviewées, commerce de
traite avec la côte : céréales contre perles de verre.
(40) Chez les Gouro, Bété, Igbo.
(41) Une absence de spécialisation ethnique est constatée au niveau de la population
concernée par l’enquête; plusieurs ethnies y sont représentées : Malinké, Marka,
Bambara, Peul, Senufo, Kasonké, Bozo, Maures et Toucouleur.
(42) La mise en circulation des jeunes filles peut se justifier dans le cadre de la préparation
du mariage qui s’avère de plus en plus onéreux.
(43) En droit musulman prévalant chez les Maures, la femme a une part d’héritage
correspondant à la moitié de la part d’un homme.
(44) Dispersion due à l’établissement définitif de «navétanes » d’origine soudanaise au
Sénégal, à l’affectation d’agents des Chemins de fer à Thiès (Sénégal) et au pôle
d’attraction qu’a représenté Dakar, la capitale de I’AOF.
(45) Kayes, ville située à 100 km de la frontière sénégalaise, est une étape essentielle dans le
circuit.

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Les commerçantes maliennes du Dakar-Niger et les agents de /‘État 103
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(46) En milieu urbain fortement islamisé, il revient traditionnellement au mari d’assurer la


totalité des dépenses familiales.
(47) Somme quotidienne que le mari «capable » donne à sa ou ses femmes pour acheter les
produits de la sauce (viande, poisson séché, condiments divers, légumes) qui
accompagnent la céréale de base achetée mensuellement : riz. mil, maïs.
(48) Cette notion inclut les femmes seules, veuves, divorcées et également celles qui
assument l’entretien familial quand le mari est chômeur, retraité ou sous-rémunéré.
(4% SAMAKE (M.), 1984. - Pouvoir traditionnel et conscience politique paysanne, les
Kafo de la région de Bougouni - Mali. Thèse pour le doctorat de 3” cycle, Paris,
EHESS.
(50) Les grandes familles bamakoises sont composées : du chef de famille, ses femmes, un
de ses frères et ses femmes, leurs enfants non mariés et leurs 8ls mariés avec leurs
femmes et enfants, sans compter les visiteurs et autres «parents», ce qui peut
représenter de 50 à 100 personnes.
(51) Frère de même père et de même mère.
(52) Il faut signaler que la dégradation de la situation économique évoquée précédemment
a porté atteinte à l’ensemble des entreprises marchandes féminines.
(53) Difficile à évaluer, compte tenu de la pratique généralisée du crédit ; quand ils existent,
les bénéfices avoisinent 5 à 15000 Francs CFA par voyage (en 1985).
(54) Le chiffre d’affaires annuel de certains grossistes avoisinerait les 50 millions de Francs
CFA; cependant leur volume d’exportations a diminué depuis 1984; quant à leurs
importations. elles sont devenues de plus en plus limitées.
(55) Fatou SOW (déc. 1976), Femmes, sociétés et valeurs africaines, Dakar, brochure IFAN
no 3886, p. 13.
(56) 2 FM (Francs maliens) = 1 franc CFA.
(57) Cf. note 33.
(58) Lors de mon dernier séjour à Pâques 1986, plusieurs commerçantes avaient abandonné
le train au profit de la route SUI la Guinée, où les possibilités de spéculation sont très
importantes en ce moment. Elles allaient en particulier y vendre deux fois plus cher le
riz importé au Mali.
(5% Les circuits possibles : Mali-Côte d’ivoire, Mali-Guinée, sans oublier les régions
aurifères aux frontières de la Côte d’ivoire et de la Guinée et les zones de construction
de barrage qui drainent de nombreux commerçants. Pour les plus fortunées : Mali-
France, Mali - Gabon, Mali - La Mecque ...

Cah. Sci. Hum. : 23 (1) 1987 : 89-103.

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