Aziyadé Loti
Aziyadé Loti
Aziyadé Loti
DU MHMË AUTEUR
AU MAROC.
DÉSERT.
Formatg~andh)-18.
tvo).
1–
LE
FANTÔME
FLEURS
D'ORIENT.
D'ENNUI. i–
1–
JAPONERIES D'AUTOMNE. t–'
MORT.
LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA 1
.MADAME CHRYSANTHÈME. 1–
i–
YVES.
LE MARIAGE DE LOTI
D'ISLANDE. I.–
D'EXIL.
MON FRÈRE
PÊCHEUR 1–
PROPOS
LE ROMAN
ENFANT.
LE ROMAN D'UN
SPAIII
D'UN
1)
t–
~'t<!<fOtt<~tM<ee.
ÉYn.;U.Jm'RiMERtEDECHA[tLE5HÉB!SSËY
PIERRE LOTI
De ['Académie française.
A Z 1 Y A D Ë
VINGT-SIXIÈME EDITION
PARIS
CALM~NN LË~Y, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LËVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
189U
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède et la Norvège.
AZIYADE
PRÉFACE DE PLUMKETT
Le
0,
ciel, qui teint les eaux à peine remuées,
PLUMKET'f.
1
SALONIQUE
JOURNAL DE LOTI
16n)ail87G.
.Une belle journée de mai, un beau' soleil,
un ciel pur. Quand les canots étrangers arri-
vèrent, les bourreaux, sur les quais, mettaient
la dernière main à leur œuvre six pendus exé-
cutaient en présence de la foule l'horrible con-
torsion finale. Les fenêtres, les toits étaient en-
combrés de spectateurs; sur un- balcon voisin, les
autorités turques souriaient à ce spectacle fami-
lier.
Le gouvernement du sultan avait fait peu de
frais pour l'appareil du supplice les potences
étaient si basses que les pieds nus des condamnés
touchaient la terre. Leurs ongles crispés grin-
çaient sur le sable.
-II
III v
IV
'V
VI
VII
VIII
Salonique, 2 juin.
Ce n'était d'abord qu'une ivresse de l'imagi-
nation et des sens quelque chose de plus est
venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en
suis surpris et charmé.
Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami
Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire,
vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect
fantatisque. La porte se referme sur lui avec mys-
tère. C'est la case choisie pour ces changements de
décors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous
vous en souvenez, c'était pour Isabelle B.l'é~
toile la scène se passait dans un fiacre, ou Hay-
Market street, chez la maîtresse du grand Mar-
tyn vieille histoire que ces changements de
décors, et c'est ,à peine si le costume oriental leur
prête encore quelque peu d'attrait et de nou-
veauté.)
Début de mélodrame. Pre~M'er tableau: Un vieil
appartement obscur. Aspect assez misérable, mais
beaucoup de couleur orientale. Des narguilhés
traînent a terre avec des armes.
Votre ami Loti est planté au milieu et trois vieilles
juives s'empressent autour de lui sans mot dire.
Elles ont des costumes pittoresques- et des nez
crochus, de longues vestes ornées de paillettes,
des sequins enfilés pour colliers, et, pour coiffure,
des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de
lui enlever ses vêtements d'officier et se mettent à
l'habiller à la turque, en s'agenouillant pour com-
mencer par les guêtres dorées et les jarretières.
Loti conserve l'air sombre et préoccupé qui con-
vient au héros d'un drame lyrique.
Les trois vieilles mettent dans sa ceinture plu-
sieurs. poignards dont les manches d'argent sont
incrustés de corail, et, les lames damasquinées
d'or elles lui passent une veste dorée à manches
flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Après cela,
elles expriment, par des gestes, que Loti est très
beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.
Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit
tristement à cette toilette qui pourrait lui être
fatale et puis il disparait par une porte de der-
rière et traverse toute une ville saugrenue, des
bazars d'Orient et des mosquées il passe ina-
perçu dans des foules bariolées, vêtues de ces cou-
leurs éclatantes qu'on affectionne en Turquie;
quelques femmes voilées de blanc se disent seule-
ment sur son passage « Voici un Albanais qui est
bien mis, et ses armes sont belles.
Plus loin, mon cher William, il serait impru-
dent de suivre'votre ami Loti; au bout de cette
course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle
est la femme d'un Turc, entreprise insensée en
tout temps, et qui n'a plus de nom dans les cir-
constances du jour. Auprès d'elle, Loti va passer
une heure de complète ivresse, au risque de sa tête,
de la tête de plusieurs autres, et de toutes sortes
de complications diplomatiques.
Vous direz qu'il faut, pour en arriver là, un
terrible fonds d'égoisme; je ne dis pas le con-
traire mais j'en suis venu à penser que tout ce
qui me plaît est bon à faire et qu'il faut toujours.
épicer de son mieux le repas si fade de la vie.
Vous ne. vous plaindrez pas de moi, mon cher
William je vous ai écrit longuement. Je ne crois
nullement à votre affection, pas plus qu'à- celle de
personne; mais vous êtes, parmi les gens que
j'ai rencontrés deçà et delà dans le monde, un
de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir
à vivre et à échanger mes impressions. S'il y a
dans ma lettre quelque peu d'épanchement, il ne
faut pas m'en vouloir j'avais bu du vin de Chypre.
A présent c'est passé; je suis monté sur le pont
respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait piètre
mine ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles
bougies, posées sur une ville sale et. noire où fleu-
rissent les vices de Sodome. Quand l'air humide
me saisit comme une douche glacée, et que la na-
ture prend ses airs ternes et piteux, je retombe
sur moi-même; je ne retrouve plus au dedans de
moi que le vidé écœurant et l'immense ennui de
vivre.
Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai
de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant,
mes croyances religieuses et philosophiques, mes
principes de morale, mes théories sociales, etc.,
sont représentés par cette grande personnalité
le gendarme.
Je vous reviendrai sans doute en automne dans'
le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains
et je suis votre dévoué
LOTI.
XI
XII
XIII
XIV
XVI
XVII
PLUMKETT A LOTI
XIX
XX
La barque d'Aziyadé est remplie de tapis soyeux,
de coussins et de couvertures de Turquie. On y
trouve tous les raffinements de la nonchalance
orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plu-
tôt qu'une barque.
C'est une situation singulière que la nôtre il
nous est interdit d'échanger seulement une parole
tous les dangers se sont donné rendez-vous autour
de ce lit, qui dérive sans direction sur la mer pro-
fonde on dirait deux êtres qui ne se sont réunis
que pour goûter ensemble les charmes enivrants
de l'impossible.
Dans trois heures, il faudra partir, quand la
Grande Ourse se sera renversée dans le ciel im-
mense. Nous suivons chaque nuit son mouvement
régulier, elle est l'aiguille du cadran qui compte
nos heures d'ivresse.
D'ici là,, c'est l'oubli complet du monde et de
la vie, le même baiser commencé le soir qui dure
jusqu'au matin, quelque chose de comparable à
cette soif ardente des pays de sable de l'Afrique
qui s'excite en buvant de l'eau fraîche et que la
satiété n'apaise plus.
A une heure, un tapage inattendu dans le silence
de cette nuit des harpes et des voix de femmes
on nous crie gare, et à peine avons-nous le temps
de nous garer. Un canot de la j)/an« ~M{ passe grand
train près de notre barque; il est rempli d'officiers
-italiens en partie fine, ivres pour la plupart; il
avait failli passer sur nous et nous couler.
XXI
XXII
XXIII
Salonique, 29 juillet.
XXIV
XXV
30 juillet. Dimanche.
XXVI
XXVII
i
Constantinople,3aùùtl876.
Traversée en trois jours ét trois étapes Athos,
Dédéagatcb, les Dardanelles.
Nous étions une bande ainsi composée une belle
dame grecque, deux belles dames juives, un Alle-
mand, un missionnaire américain, sa femme, et
un derviche. Une société un peu drôle mais nous
avons fait bon ménage tout de même, et beaucoup
de musique. La conversation générale avait lieu en
latin, ou' en grec du temps d'Homère. Il y avait
même, entre le missionnaire et moi, des apartés
en langue polynésienne.
.Depuis trois jours, j'habite, aux frais de Sa
'Majesté Britannique, un hôtel du quartier de Péra.
Mes voisins sont un lord et une aimable lady, avec
laquelle les soirées se passent au piano à jouer
tout'Beethoven.
J'attends sans impatience le retour de mou
bateau, qui se promène quelque part, dans la mer
de Marmara.
II
Samuel m'a suivi comme un ami fidèle; j'en ai été
touché. H a réussi à se faufiler, lui aussi, à bord
d'un paquebot des Messagèries, et m'est arrivé ce
matiu; je l'ai embrassé de bon cœur, heureux de
revoir sa franche et honnête figure, la seule qui
me soit sympathique dans cette grande ville ofi je
ne connais âme qui vive.
Voilà, dit-il, efïendim j'ai tout laissé, mes
amis, mon pays, ma barque, et je t'ai suivi.
J'ai éprouvé déjà que, chez les pauvres gens
plus. qu'ailleurs, on trouve de ces dévouements
absolus et spontanés je les aime mieux que les
gens policés, décidément ils n'en ont pas l'égoïsme
ni les mesquineries.
III
Tous les verbes de Samuel se terminent ea ate;
tout ce qui fait du bruit se dit /<t<e ~OMm (faire
boum).
SiSamuel monte à cheval, dit-il, Samuel /<~e
~OM~/ (Lisez « Samuel tombera. !<)
Ses réflexions sont subites et incohérentes comme
celles des petits enfants il est religieux avec naï-
veté et candeur; ses superstitions sont originales,
et ses observances saugrenues. Il n'est jamais si
drôle que quand il veut faire l'homme sérieux.
IV
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury,août.l876.
Frère aimé,
Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses.
te voità parti comme un petit oiseau sur lequel
jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher petit
oiseau, capricieux, Masé, battu des vents, jouet
3.
des mirages, qui n'a pas vu encore où il fal-
lai't qu'il reposât sa tète fatiguée, son aile frémis-
sante.
Mirage à Salonique, mirage ailleurs Tournoie,
tournoie toujours, jusqu'à ce que, dégoûté de ce
vol inconscient, tu te poses pour la vie sur
quelque jolie branche de fraîche verdure. Non;
tu ne briseras pas tes ailes, et tu ne tomberas pas
dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseaux
a Mme fois parlé, et qu'il y a des anges qui veillent
autour de cette tête légère et chérie.
C'est donc uni Tu ne viendras pas cette année
t'asseoir sous les tilleuls L'hiver arrivera sans
que tu aies foulé notre gazon Pendant cinq années,
j'ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages,
avec.la douce, la charmante pensée que je vous y
verrais foMS~M.r. Chaque saison, chaque été, c'était
mon bonheur. Il n'y a plus que toi, et nous ne t'y
verrons pas.
Un beau matin d'aoùt, je t'écris de Brightbury,
de notre salon de campagne donnant sur la cour
aux tilleuls les oiseaux chantent, et les rayons
du soleil,filtrent joyeusement partout. C'est samedi,
et les pierres, et le plancher, fraîchement lavés,
racontent tout un petit poème rustique et intime,
auquel, je le sais, tu n'es point indiiïérent. Les
grandes chaleurs suffocantes sont passées et nous
entrons dans. cette période de paix, de charme
pénétrant, qui peut être si justement comparée au
second âge de l'homme les fleurs et les plantes,
îatiguées de toutes ces voluptés de l'été, s'élancent
maintenant, refleurissent vigoureuses; avec des
teintes plus ardentes au milieu d'une verdure écla-
tante, et quelques feuilles déjà jaunies ajoutent
au. charme viril de cette nature à sa seconde
pousse. Dans ce petit coin de mon Éden, tout
t'attendait, frère chéri il semblait que tout
poussait pour toi. et encore une fois, tout pas-
sera sans toi. C'est décidé, nous ne te verrons pas.
'V v
VI
VII
Constantinop)e,30apût.
vin
Les amis sont comme les chiens cela finit mal
toujours, et le mieux est. de n'en pas avoir.
1
IX
x
LOTI A WILLIAM BROWN
XI
La mosquée d'Eyoub, située au fond de la Corne
d'or, lut construite sous Mahomet II, sur l'empla-
cement du tombeau d'Eyoub, compagnon du pro-
phète.
L'accès en est de tout temps interdit aux chré-
tiens, et les abords mêmes n'en sont pas sûrs
pour eux.
Ce. monument est bâti en marbre blanc il est
placé dans un lieu solitaire, à la campagne, et
.entouré de cimetières de tous côtés. On voit à
peine son dôme et ses minarets sortant d'une
épaisse verdure~ d'un massif de.platanes gigan-
tesques et de cyprès séculaires.
Les chemins de ces cimetières sont très ombragé's
et sombres, dallés en pierre ou en marbre, che-
mins creux pour la plupart. Ils sont bordés
d'édifices de marbre fort anciens, dont la blan-
cheur, encore inaltérée, tranche sur les teintes
noires des cyprès..o
Des centaines de tombes dorées et entourées de
fleurs se pressent à l'ombre de ces sentiers ce
sont des tombes de morts vénérés, d'anciens pachas,
de grands dignitaires musulmans. Les cheik-ul-
islam ont leurs kiosques funéraires dans une de ces
avenues tristes.
C'est dans la mosquée d'Eyoub que sont sacrés
les sultans.
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
KARAGUËUZ
XIX
XX
XXI
Septembre 1876.
XXII
XXIII
On peut trouver un compagnon, mais non pas
un ami fidèle.
Si vous traversiez le monde entier, vous ne
trouveriez peut-être pas un ami. »
(Fa;a:'< d'MMe vieille poésie o/e)~a~.)
XXIV
LOTI A SA SOEUR, A BRIGTHBURY
Eyoub.1876.
T'ouvrir mon coeur devient de plus en plus
difficile, parce que chaque jour ton point de vue
et le mien s'éloignent davantage. L'idée chrétienne
était restée longtemps flottante dans mon imagi-
nation alors même que je ne croyais plus; elle
avait un charme vague et consolant. Aujourd'hui,
ce prestige est absolument tombé je ne connais
rien de si vain, de si mensonger, de si inadmissible.
J'ai eu de terribles moments dans ma vie, j'ai
cruellement souffert, tu le sais. =
XXV
LOTI A PLUMKETT
AI.OTI,DESASCEUR
Brightbury. 1876.
Frère chéri,
Depuis hier, je traîne le désespoir dans lequel
m'a mise ta lettre. Tu veux disparaître Un
jour, peut-être prochain, où notre bien-aimée
mère nous quittera, tu veux disparaître, m'aban-
donner pour toujours. Table rase dé tous nos sou-
venirs, engloutissement de notre passé,–la vieille
case de Brightbury vendue, les objets chéris disper-
sés, et toi qui ne seras pas mort. qui seras là
quelque part à végéter sous la griffe, de Satan,
quelque part où je ne saurai pas, mais où je sen-
tirai que tu vieillis et que tu souffres Que Dieu
plutôt te fasse mourir Alors, je te pleurerai;
alors, je saurai qu'il faut ainsi que le vide se
fasse, j'accepterai, je souffrirai, je courberai la tête.
Ce que tu dis me révolte et me fait saigner la
chair. Tu le ferais donc, puisque tu le dis tu le
ferais d'un visage froid, d'un coeur sec, puisque tu
te persuades suivre uu fil fatal et maudit, puisque
je ne suis plus rien dans ton existence. Ta vie est
ma vie, il ya un recoin de moi-même où personne
n'est. c'est ta place à toi, et quand tu me quitteras,
elle sera vide et me brûlera.
J'ai perdu mon frère, je suis prévenue –affaire
de temps, de quelques mois peut-être, il est
perdu pour le temps, et l'éternité, déjà mort de
mille morts. Et tout s'effondre, et tout se brise. Le
voilà, l'enfant chéri qui plonge dans un abîme sans
fond, l'abîme des abîmes 1, Il souffre, l'air lui
manque, la lumière, le soleil; mais il est sans
force; ses yeux restent attachés au fond, à ses
pieds; il ne relève plus sa tète, il ne peut plus, le
prince des ténèbres le lui défend. Quelquefois
pourtant il veut résister. Il entend une voix loin-
taine, celle qui a bercé son enfance mais le prince
lui dit 'Mensonge, vanité, folie et le pauvre
enfant, lié, garrotté, au fond de son abîme, san-
glant, éperdu, ayant appris de son maître à ap-
peler le bien mal, et le mal bien, que fait-il ?. il
sourit.
Rien ne me surprend de ta pauvre âme tra-
vaillée et chargée, même pas le sourire moqueur
de Satan.il le fallait bien! 1
XXVII
EYOUB A DEUX
Eyoub,le4decembrct8~C.
II
IV
VI
VIII
IX
x
Je le vois un soir, debout dans ma chambre et
frappant du pied.
Sen tchok chéytan, Loti ~M!a!nîa~M~sc'H!/
(Toi beaucoup le diable, Loti Tu es très malin,
Loti Je ne comprends pas qui tu es !)
Son bras agitait avec colère sa large manche
blanche sa petite tête faisait danser furieusement
le gland de soie de son fez.
Il avait comploté ceci avec Aziyadé pour me faire
rester m'offrir la moitié de son avoir, un de ses
chevaux, et je refusais en riant. Pour cela, j'étais
tchok cAo/ta~, et incompréhensible.
A dater de cette soirée, je l'ai aimé sincère--
ment.
Chère petite Aziyadé elle avait dépensé sa lo-
gique et ses larmes pour me retenir à Stamboul;
l'instant prévu dé mon. départ passait comme un
nuage noir sur son bonheur.
Et, quand elle eut tout épuisé
Boum a~m MHM:, Io~. (Mon âme est à toi,
Loti.) Tu es mon Dieu, mon frère, mon ami, mon
amant; quand tu seras parti, ce sera fini d'Aziyadé;
ses yeux seront fermés, Aziyadé sera morte
Maintenant, fais ce que tu voudras, toi, <M
sais
Toi, tttMM, phrase intraduisible, qui veut dire a
peu près ceci < Moi, je ne suis qu'une pauvre
petite qui ne peux pas te compr endre je m'incline
devant ta décision, et je l'adore.
Quand tu seras parti, je m'en irai au loin sur
ia montagne, et je chanterai pour toi ma chan-
son
C/t<<aK/af, <H<<
.A'a/)~!H~t)',<~t<e/MK6M!/ttr,
Arslandar, etc.
(Les diables, les djinns, les tigres, les lions, les
ennemis, passent loin de mon ami.) Et je m'en
irai mourir de faim sur la montagne, en chantant
ma chanson pour toi.
Suivait la chanson, chantée chaque soir d'une
voix douce, chanson longue, monotone, composée
sur un rythme étrange, avec les intervalles impos-
sibles, et les finales tristes de l'Orient.
Quand j'aurai quitté Stamboul, quand je serai
loin d'elle pour toujours, longtemps encore j'en-
tendrai la nuit la chanson d'Aziyadé.
XI
At.OTt.DESASnEUR
Cher frère,
l'ai lue, et relue, ta lettre! C'est tout ce que
Je
je puis demander pour le moment, et je puis dire
comme la Sunamite voyant son fils mort « Tout
va bien!»
Ton pauvre cœur est plein de contradictions,
ainsi que tous les cœurs troublés qui flottent sans
boussole.. Tu jettes des cris de 'désespoir, tu dis
que tout t'échappe, tu en appelles passionnément
'à ma tendresse, et, quand je t'en assure moi-même,
,avec passion, je trouve que ~t OM~'M ~s a~eH~, et
que tu es si heureux dans ce coin de l'Orient que tu
voudrais toujours voir durer cet Éden. Mais voilà,
moi, c'est permanent, immuable; tu le retrouveras,
quand ces douces folies seront oubliées pour faire
place à d'autres, et peut-être en feras-tu plus tard
plus de cas que tu ne penses.
Cher frère, tu es à moi, tu es à Dieu, tu es à
7
Bous. Je. le sens, un jour, bientôt peut-être, tu
reprendras courage, confiance et espoir. Tu verras
combien cette erre:M* est douce et délicieuse, pré-
cieuse et bienfaisante. Oh! mensonge mille fois
béni, que celui qui me fait vivre et me fera mou-
rir, sans regrets, et sans frayeur qui mène le
monde depuis des siècles, qui a fait les martyrs,
qui fait les grands peuples, qui change le deuil en
allégresse, qui crie partout < Amour, liberté et
charité D
XII
XIV
Je disais à Aziyadé
Que fais-tu chez ton maître? A quoi passez-
vous vos longues journées dans le harem?
Moi ? répondit-elle, je m'ennuie je pense à
toi, Loti; je regarde ton portrait; je touche tes
cheveux,' ou je m'amuse avec divers petits objets
à toi, que j'emporte d'ici pour me faire société là-
bas.
Posséder les cheveux et le portrait de quelqu'un
était pour Aziyadé une chose tout à fait singulière,
à laquelle elle n'eût jamais songé sans moi c'était,
une chose contraire à ses idées musulmanes, une
innovation de giaour, à laquelle elle trouvait un
charme mêlé d'une certaine frayeur.
Il avait fallu qu'elle m'aimât bien pour me per-
mettre de prendre de'ses cheveux à elle; la pensée
qu'elle pouvait subitement mourir, avant qu'ils
fussent repoussés, et paraître dans un autre monde
avec une grosse mèche coupée tout ras par un infi-
dèle, cette pensée la faisait frémir.
Mais, lui dis-je encore, avant mon arrivée en
Turquie, que faisais-tu, Aziyadé?
Dans ce temps-là, Loti, j'étais presque nue
petite fille. Quand pour la première fois je t'ai vu,
il n'y avait pas dix lunes que j'étais dans le harem
d'Abeddin, et je ne m'ennuyais pas encore. Je me
tenais dans mon appartement, assise sur mon
divan, à fumer des cigarettes, ou du hachisch.
à jouer aux cartes avec ma servante Emineh, ou à
écouter des histoires très drôles du pays des
hommes noirs, que Kadidja sait raconter parfaite-
ment.
Fenzilé-hanum m'apprenait à broder, et puis
nous avions les visites à rendre et à recevoir avec
les dames des autrès harems.
Nous avions aussi notre service à faire auprès
de notre maître, et enfin la voiture pour nous pro-
mener. Le carrosse de notre mari nous appartient
eu propre un jour à chacune mais nous aimons
mieux nous arranger pour sortir ensemble et faire
de compagnie nos promenades.
Nous nous entendons relativement fort bien.
Fenzilé-hanum, qui m'aime beaucoup, est la
dame la plus âgée et la plus considérable du
harem. Besmé est colère, et entre quelquefois dans
de grands emportements, mais elle est facile à
calmer et cela ne dure pas. Aïché est la plus mau-
vaise de nous quatre; mais elle a besoin de tout le
monde et fait la patte de velours parce qu'elle est
aussi la plus coupable. Elle a eu l'audace, une fois,
d'amener son amant dans son appartement
Cela avait été bien souvent mon rêve aussi, de
pénétrer une fois dans l'appartement d'Aziyadé,
pour avoir seulement une idée du lieu où ma bien-
aimée passait son existence. Nous avions beaucoup
discuté ce projet, au sujet duquel Fenzilé-banum
avait même été consultée mais nous ne l'avions
pas mis à exécution, et plus je suis au courant des
costumes de Turquie, plus je reconnais que l'en-
treprise eût été folle.
Notre harem, concluait Aziyadé, est réputé
partout comme un modèle, pour notre patience
mutuelle et le bon accord qui règne entre nous.
Triste modèle en tout cas!
'Y en a-t-il à Stamboul beaucoup comme celui-là ?
Le mal y est entré d'abord par l'intermédiaire de
la jolie Aïché-hanum. La contagion a fait en deux
ans des progrès si rapides, que la maison de ce
vieillard n'est plus qu'un loyer d'intrigues où tous
les serviteurs sont subornés. Cette grande cage si
bien grillée et d'un si sévère aspect, est devenue
uue sorte de boîte à trucs, avec portes secrètes et
escaliers dérobés les oiseaux prisonniers en peu-
vent impunément sortir, et prennent leur volée
dans toutes les directions du ciel.
xv
Stamboul, 25 décembre 1S76.
LOTI A PLUMKETT
Cher Plumkett,
XVII
Stamboul, 27 septembre.
7 Zi-il-iddjé 1293 de l'hégire,
désert..
Un silence de mort régnait sur cette place;
c'était un vrai
Le ciel clair, balayé par-un vent qu'on ne sentait
pas, était traversé par deux bandes de nuages
noirs, au-dessus desquels la lune était venue
plaquer son croissant bleuâtre. C'était un de ces
aspects à part que semble prendre la nature dans
ces moments où va se consommer quelque grand
événement de l'histoire des peuples.
Un grand bruit se fit entendre, bruit de pas et
de voix humaines; une bande de softas entrait par
les portiques du centre, portant des lanternes et
des bannières; ils criaient Vive le sultan! vive
Midhat-pacha vive la constitution vive la
guerre Ces hommes étaient comme enivrés de se
1
XX
XXI
XXII
DE PLUMKETT A LOT:
Liverpool, 1876.
Mon cher Loti,
XXIV
E~ub.~Mm~e~M.
Mon cher ami,
XXV
XXVI
9
XXVII
XXVIII
XXIX
Janvier 1877.
XXX
XXXI
o
<*
embrasures massives apparaissaient des jeunes
filles, vêtues comme des Parisiennes, qui jetaient
aux musiciens des piastres de cuivre.
Ce fut bien pis quand nous arrivâmes à Galata
jamais, dans aucun pays du monde, il ne fut
donné d'ouïr un vacarme plus discordant, ni de
contempler un spectacle plus misérable.
C'était un grouillement cosmopolite inimagi-
nable, dans lequel dominait en grande majorité
l'élément grec. L'immonde population grecque
affluait en masses compactes il en sortait de
toutes les ruelles de prostitution, de tous les esta-
minets, de toutes les tavernes. Impossible de se
figurer tout ce qu'il y avait là d'hommes et de
femmes ivres, tout ce qu'on y entendait de braille-
ments avinés, de cris écœurants.
Et quelques bons musulmans s'y trouvaient
aussi, venus pour rire tranquillement aux dépens
des infidèles, pour voir comment ces chrétiens du
Levant sur le sort desquels on a attendri l'Europe,
par de si pathétiques discours, célébraient la nais-
sance de leur prophète.
Tous ces hommes qui avaient si grande peur
d'être obligés d'aller se battre comme des Turcs,
9.
depuis que la Constitution leur conférait le titre
immérité de citoyens, s'en donnaient à cœur joie
de chanter et de boire.
XXXII
XXXIII
XXXIV
Eyoub, 20 janvier.
XXXV
< Euendis!
1
XXXIX
XL
PHJMKETT A LOTI
LOTI APLUMKETT
XLIII
XLIV
XLV
XLVIII
xnx
C'était l'heure de ]a prière du soir, un soir
d'hiver. Le muezzin chantait son éternelle chan-
son, et nous étions enfermés tous deux dans notre
mystérieux logis d'Eyoub.
Je la vois encore, la chère petite Aziyadé, assise
à terre sur un tapis turc rose et bleu que les juifs
nous ont pris, droite et sérieuse, les jambes
croisées dans son pantalon de soie d'Asie. Elle
avait cette expression presque prophétique qui
contrastait si fort avec l'extrême jeunesse de son
visage et la naïveté de ses idées expression qu'elle
prenait lorsqu'elle voulait faire entrer dans ma
tête quelque raisonnement à elle, appuyé le plus
souvent sur quelque parabole orientale, dont reflet
devait être concluant et irrésistible.
Bak, Zottm., disait-elle en fixant sur moi
ses yeux profonds, Aa<c~ tctMë parmaA ~OMt'a~a
oar?
Et elle montrait sa main, les doigts étendus.
(Regarde, Loti, et dis-moi combien de doigts
il y a là?)
Et je répondis en riant
Cinq, Aziyadé.
Oui, Loti, cinq seulement. Et cependant ils ne
sont pas tous semblables. Boit, &OMm~<m bir partcha
~utchtJi;. (Celui-ci le pouce est un peu plus
court que le suivant; le second, un peu plus court
que le troisième, etc.; enfin, celui-ci, le dernier,
est le plus petit de tous.)
Il était en euet très petit, le plus petit doigt
d'Aziyadé. Son ongle, très rose à la base, dans la
partie qui venait de pousser, était à sa partie supé-
rieure teint tout comme les autres d'une couche
de henné, d'un beau rouge orange.
Eh bien, dit-elle, de même, et à plus forte
raison, Loti, les créatures d'Allah, qui sont beau-
coup plus nombreuses, ne sont pas toutes sem-
blables toutes, les femmes ne sont pas les mêmes,
ni tous les hommes non plus
C'était une parabole ayant pour but de me prou-
ver que, si d'autres femmes aimées autrefois
avaient pu m'oublier; que, si des amis m'avaient
trompé et abandonné, c'était une erreur de juger
par eux toutes les femmes et tous les hommes
qu'elle, Aziyadé, n'était pas comme les autres, et
ne pourrait jamais m'oublier; que Achmet lui-
même.m'aimerait certainement toujours.
Donc, Loti, donc, reste avec nous.
Et puis elle songeait à l'avenir, à cet avenir
inconnu et sombre qui fascinait sa pensée.
La vieillesse, chose très lointaine, qu'elle
ne se représentait pas bien. Mais pourquoi ne pas
vieillir, ensemble et s'aimer encore; s'aimer
éternellement dans la vie, et après la vie.
Sen kodja, disait-elle (tu seras vieux); ben
Ao~'a (je serai vieille).
Cette dernière phrase était à peine articulée, et,
suivant son habitude, plutôt mimée que parlée.
Pour dire « Je serai vieille, elle cassait sa voix
D
Eyoub,fÉvrierl8'n.
LU
LUI
LV
LVI
Lvn
LOTIAPLUMKËTT
Février 1877.
LX
LXI
LXII
LXIII
LXV
Lo' '')
Elle m'apportait quelque chose de lourd, con-
tenu dans une toute petite boîte, qui sentait l'eau
de roses comme tout ce qui venait d'elle. Sa figure
rayonnait de joie en me remettant ce petit objet
mystérieux, très soigneusement caché dans sa
robe.
Tiens, Loti, dit-elle, ~o:t benden M~a ~të..
(Ceci est un cadeau que je te fais.)
C'était une lourde bague en or martelé,, sur
laquelle était gravé son nom.
Depuis longtemps, elle rêvait de me donner une
bague, sur laquelle j'emporterais dans mon pays
son nom gravé. Mais la pauvre petite n'avait pass
d'argent; elle vivait dans une large aisance, dans
un luxe relatif; il lui était possible d'apporter chez
moi des pièces de soie brodée, des coussins et diffé-
rents objets dont elle disposait sans contrôle; mais
on ne lui donnait que de petites sommes; tout
passait à payer la discrétion d'Emineh, sa servante,
et il lui était difficile d'acheter une bague sur ses
économies. Alors elle avait songé à ses bijoux à
elle mais elle avait eu peur de les envoyer vendre
ou troquer au bazar des bijoutiers, et il avait fallu
recourir aux expédients. C'étaient ses propres
bijoux, écrasés au marteau, en cachette, par un
forgeron de Scutari, qu'elle m'apportait aujour-
d'hui, transformés en une énorme bague, irrégu-
lière et massive.
Et je lui fis sur sa demande le serment que cette
bague ne me quitterait jamais, que je la porterais
toute ma vie.
LXVI
«
Qui sait, quand la belle saison finira, lequel
de nous sera encore en vie ?
D
Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison
du printemps passe vite, elle ne durera pas.
D
Écoutez la chanson du rossignol la saison
vernale s'approche.
» Le printemps a déployé un berceau de joie dans
chaque bosquet.
p Où
l'amandier répand ses fleurs argentées.
D
Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison
du printemps passe vite, elle ne durera pas D
Encore un printemps, les amandiers fleu-
rissent, et moi, je vois avec terreur, chaque sai-
son qui m'entraîne plus avant dans la nuit, chaque
année qui m'approche du gouffre. Où vais-je, mon
Dieu ?. Qu'y a-t-il après? et qui sera près de moi
quand il faudra boire la sombre coupé!
III
IV
Stamboul, 20 mars.[877.
21 mars.
VII
VIII
IX
XI
23 mars.
XII
XVI
24 mars.
XVII
XVIII
fanal.
pile de bois qui s'écroula avec fracas. Des bachibo-
zouks de patrouille qui passaient nous prirent
pour des malfaiteurs, et s'approchèrent avec un
26 mars.
XX
XXI
XXII
XXIII
XXV
XXVI
xxvn
En mer,27 mars 1877.
XXIX
Ton frère,
"ACHMET.
XXX
LOTI A IZEDDIN-ALI, A STAMBOUL
XXXI
a.
siennes, ses yeux étaient pleins de larmes.
XXXII
i
20 mai 1~7.
II
IV
JeveiHe,ct,BuHetjour,monfrou[.rt:vcenf!ammc
Ma joue en pleurs rUisselle,
Depmsqu'Atbaydcdanstatombear~rmë
Ses beaux yeux de gazelle.
(VtCTOnHuGO,Or~t!fa~cs.
CONCLUSION
FIN
TABLE
PRÉFACE DE PLUMKETT. 1
I. SALONIQUE.
Il. SOLITUDE 43
3
m.EYOUBADEUX. 73
V. AZRAEL.
~.MANË,THËCEL,PHARES. 24t
307
ÉTREUX.tMPEtMERtEDECBARLESnÉRtSSEY