Aziyadé Loti

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Aziyadé : extrait des notes et

lettres d'un lieutenant de la


marine anglaise entré au
service de la Turquie le 10
mai [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Loti, Pierre (1850-1923). Auteur du texte. Aziyadé : extrait des
notes et lettres d'un lieutenant de la marine anglaise entré au
service de la Turquie le 10 mai 1876, tué sous les murs de Kars le
27 octobre 1877 (26ème éd.) / Pierre Loti,.... 1895.

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AZIYADE
CALMANN LÉVY, EDITEUR

DU MHMË AUTEUR

AU MAROC.
DÉSERT.
Formatg~andh)-18.

tvo).
1–
LE
FANTÔME

FLEURS
D'ORIENT.
D'ENNUI. i–
1–
JAPONERIES D'AUTOMNE. t–'
MORT.
LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA 1

.MADAME CHRYSANTHÈME. 1–
i–
YVES.
LE MARIAGE DE LOTI

D'ISLANDE. I.–
D'EXIL.
MON FRÈRE
PÊCHEUR 1–
PROPOS

LE ROMAN
ENFANT.
LE ROMAN D'UN
SPAIII
D'UN
1)

t–
~'t<!<fOtt<~tM<ee.

PÊCHEUR D'ISLANDE, format in-8° Jésus, nom-


breusescompositionsdeE.Hu'DAUx. Ivot.

ÉYn.;U.Jm'RiMERtEDECHA[tLE5HÉB!SSËY
PIERRE LOTI
De ['Académie française.

A Z 1 Y A D Ë

EXTRAIT DES KOTES ET LETTRES

D'UN LIEUTENANT DE LA MARINE ANGLAISE

ENTBE AU SERVICE DE LA TURQUIE


LE 10 MAI 1876
TUÉ SOUS LES M L'US DE K A H S LE 27 OCTOBRE 1877

VINGT-SIXIÈME EDITION

PARIS
CALM~NN LË~Y, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LËVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

189U
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède et la Norvège.
AZIYADE

PRÉFACE DE PLUMKETT

-AMI DE LOT! `'

Dans tout roman bien conduit, une description


du héros est de rigueur. Mais ce livre n'est point
un roman, ou, du moins, c'en est un qui n'a pas
été plus conduit que la vie de son héros. Et puis
décrire au public indifférent ce Loti que nous
aimions n'est pas chose aisée, et les plus habiles
pourraient bien s'y perdre.
Pour son portrait physique, lecteur, allez à
Musset ouvrez < Namouna, conte oriental et
lisez

Bien cambré, bien lavé


Des mains de patricien, l'aspect fier et nerveux
Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux.

Comme Hassan, il était très joyeux, et pourtant


1
très maussade; indignement naïf, et pourtant très
blasé. En bien comme en mal, il allait loin tou-
ours mais nous l'aimions mieux que cet Hassan
égoïste, et c'était à Rolla plutôt qu'il eût pu res-
sembler.
Dans plus d'une âme on voit deux choses la fois

Le
0,
ciel, qui teint les eaux à peine remuées,

Et la vase, fond morne, affreux, sombre et dormant.


(YtCTOR HUGO, les OH~HM.)

PLUMKET'f.
1

SALONIQUE

JOURNAL DE LOTI

16n)ail87G.
.Une belle journée de mai, un beau' soleil,
un ciel pur. Quand les canots étrangers arri-
vèrent, les bourreaux, sur les quais, mettaient
la dernière main à leur œuvre six pendus exé-
cutaient en présence de la foule l'horrible con-
torsion finale. Les fenêtres, les toits étaient en-
combrés de spectateurs; sur un- balcon voisin, les
autorités turques souriaient à ce spectacle fami-
lier.
Le gouvernement du sultan avait fait peu de
frais pour l'appareil du supplice les potences
étaient si basses que les pieds nus des condamnés
touchaient la terre. Leurs ongles crispés grin-
çaient sur le sable.

-II

L'exécution terminée, les soldats se retirèrent


et les morts restèrent jusqu'à la tombée du jour
exposés aux yeux du peuple. Les six cadavres,
debout sur leurs pieds, firent, jusqu'au soir, là
hideuse grimace de la mort au beau soleil de
Turquie, au milieu de promeneurs indifférents et
de groupes silencieux de jeunes femmes..

III v

Les gouvernements de France et d'Allemagne


avaient exigé ces exécutions d'ensemble, comme
réparation de ce massacre des consuls qui ut du
bruit en Europe au début de la crise orientale.
Toutes les nations européennes avaient envoyé
sur rade de Salonique d'imposants cuirassés.
L'Angleterre s'y était une des premières fait re-
présenter, et c'est ainsi que j'y étais venu moi-
même, sur l'une des corvettes de Sa Majesté.

IV

Un beau jour de printemps, un des premiers où


il nous fut permis de circuler dans Salonique de
Macédoine, peu après les massacres, trois jours
après les pendaisons, vers quatre heures de l'après-
midi, il arriva que je, m'arrêtai devant la porte
fermée d'une vieille mosquée, pour regarder se
battre deux cigognes.
La scène se passait dans une rue du vieux
quartier musulman. Des maisons caduques bor-
daient de petits chemins tortueux,.à moitié recou-
verts par les saillies des shaknisirs (sorte d'obser-
vatoires mystérieux, de grands balcons fermés
et grillés, d'où les passants sont reluqués par des
petits trous invisibles). Des avoines poussaient
entre les pavés de galets noirs, et des branches
de fraîche verdure couraient sur les toits le ciel,
entrevu par échappées, était pur et bleu on res-
pirait partout l'air tiède et la bonne odeur de mai.
La population de Salonique conservait encore
.envers nous une attitude contrainte et hostile:;
aussi l'autorité nous obligeait-elle à traîner par
les rues un sabre et tout un appareil de guerre.
De loin en loin, quelques personnages à turban
passaient en longeant les murs, et aucune tête de
femme ne se montrait derrière les grillages dis-
crets des haremlikes; on eût dit une ville morte.
Je me croyais si parfaitement seul, que j'éprou-
vai une étrange impression en apercevant près
de moi, derrière d'épais barreaux de fer, le haut
d'une tête humaine, deux grands yeux verts fixés
sur les miens.
Les sourcils étaient bruns, légèrement froncés,
.rapprochés jusqu'à se rejoindre; l'expression de
ce regard était un mélange d'énergie et de naïveté
on eut dit un regard d'enfant, tant il avait dè
fraîcheur et de jeunesse.
La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et
montra jusqu'à la ceinture sa taille enveloppée
d'un camail à la turque (/e~'s) aux plis longs et
rigides. Le camail était de soie verte, orné de bro-
deries d'argent.. Un voile blanc enveloppait soi-
gneusement la tète, n'en laissant paraître que le
front et les grands yeux. Les prunelles étaient
Lien vertes,. de cette teinte vert de mer d'autrefois
chantée par les poètes d'Orient.
Cette jeunefemmeétaitAziyadé.

'V

Aziyadé nie regardait fixement. Devant un Turc,


elle se fût cachée mais un giaour n'est pas un
homme tout au plus est-ce un objet de curiosité
qu'on peut contempler à loisir. Elle paraissait
surprise qu'un de ces étrangers, qui étaient venus
menacer son pays sur de si terribles machines de
fer, pût être un très jeune homme dont l'aspect
ne lui causait ni répulsion ni frayeur.

VI

Tous les canots des escadres étaient partis quand


je revins sur le quai; les yeux verts m'avaient
légèrement captivé, bien que le visage exquis
caché par le voile blanc me fût encore inconnu;
j'étais repassé trois fois devant la mosquée aux
cigognes, et l'heure s'en était allée sans que j'en
eusse conscience.
Les impossibilités étaient entassées comme à
plaisir entre cette jeune femme et moi impossi-
bilité d'échanger avec elle une pensée, de lui parler
ni de lui écrire; défense de quitter le bord après
six heures du soir; et autrement qu'en armes
départ probable avant huit jours pour ne jamais
revenir, et, par-dessus tout, les farouches surveil-
lances des harems.
Je regardai s'éloigner les derniers canots an-
glais, le soleil près de disparaître, et je m'assis
irrésolu sous la tente d'un café turc.

VII

Un attroupement fut aussitôt formé autour de


moi; c'était une bande de ces hommes qui vivent
à la belle étoile sur les quais de Salonique, bate-
liers ou portefaix, qui désiraient savoir pourquoi
j'étais resté à terre' et attendaient là, dans l'espoir
que peut-être j'aurais besoin de leurs services.
Dans ce groupe de Macédoniens, je remarquai un
homme qui avait une drôle de barbe, séparée en
petites boucles comme les plus antiques statues
de ce pays il était assis devant moi par terre et
m'examinait avec beaucoup de curiosité; mon
costume et surtout mes bottines paraissaient l'in-
téresser vivement. Il s'étirait avec des airs câlins,
des mines de gros chat angora, et bâillait en mon-
trant deux rangées de dents toutes, petites, aussi
brillantes que des perles.
Il avait d'ailleurs une très belle tête, une grande
douceur dans les yeux qui resplendissaient d'hon-
nêteté et d'intelligence. Il était tout dépenaillé,
pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux,
mais propre comme une chatte.
Ce personnage était Samuel.

VIII

Ces deux êtres rencontrés le même jour devaient


bientôt remplir un rôle dans mon existence et
jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi on
m'eût beaucoup. étonné en me le disant. Tous deux
devaient abandonner ensuite leur pays pour me
suivre, et nous étions destinés à passer l'hiver
ensemble, sous le même toit, à Stamboul.
l.
IX

Samuel s'enhardit jusqu'à me dire les trois


mots qu'il savaitd'anglais:
Do you M~a~t to go on board ? (Avez-vous besoin
d'aller à bord?)
Et il continua en sabir
Te por~etM col la mia barca. (Je t'y porterai
avec ma barqué.)
Samuel entendait le sabir; je songeai tout de
suite au parti qu'on pouvait tirer d'un garçon
intelligent et déterminé, parlant une langue con-
nue, pour. cette entreprise insensée qui Qottait
déjà devant moi à l'état de vague ébauche.
L'or était un moyen de m'attacher ce va-nu-
pieds, mais j'en avais peu. Samuel, d'ailleurs, de-
vait être honnête, et un garçon qui l'est ne consent
point pour de l'or à servir d'intermédiaire entre
un jeune homme et une jeune femme.
x
WILLIAM BROWN, LIEUTENANT
A

AU 3e D'INFANTERIE DE LIGNE, A LONDRES,

Salonique, 2 juin.
Ce n'était d'abord qu'une ivresse de l'imagi-
nation et des sens quelque chose de plus est
venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en
suis surpris et charmé.
Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami
Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire,
vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect
fantatisque. La porte se referme sur lui avec mys-
tère. C'est la case choisie pour ces changements de
décors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous
vous en souvenez, c'était pour Isabelle B.l'é~
toile la scène se passait dans un fiacre, ou Hay-
Market street, chez la maîtresse du grand Mar-
tyn vieille histoire que ces changements de
décors, et c'est ,à peine si le costume oriental leur
prête encore quelque peu d'attrait et de nou-
veauté.)
Début de mélodrame. Pre~M'er tableau: Un vieil
appartement obscur. Aspect assez misérable, mais
beaucoup de couleur orientale. Des narguilhés
traînent a terre avec des armes.
Votre ami Loti est planté au milieu et trois vieilles
juives s'empressent autour de lui sans mot dire.
Elles ont des costumes pittoresques- et des nez
crochus, de longues vestes ornées de paillettes,
des sequins enfilés pour colliers, et, pour coiffure,
des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de
lui enlever ses vêtements d'officier et se mettent à
l'habiller à la turque, en s'agenouillant pour com-
mencer par les guêtres dorées et les jarretières.
Loti conserve l'air sombre et préoccupé qui con-
vient au héros d'un drame lyrique.
Les trois vieilles mettent dans sa ceinture plu-
sieurs. poignards dont les manches d'argent sont
incrustés de corail, et, les lames damasquinées
d'or elles lui passent une veste dorée à manches
flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Après cela,
elles expriment, par des gestes, que Loti est très
beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.
Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit
tristement à cette toilette qui pourrait lui être
fatale et puis il disparait par une porte de der-
rière et traverse toute une ville saugrenue, des
bazars d'Orient et des mosquées il passe ina-
perçu dans des foules bariolées, vêtues de ces cou-
leurs éclatantes qu'on affectionne en Turquie;
quelques femmes voilées de blanc se disent seule-
ment sur son passage « Voici un Albanais qui est
bien mis, et ses armes sont belles.
Plus loin, mon cher William, il serait impru-
dent de suivre'votre ami Loti; au bout de cette
course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle
est la femme d'un Turc, entreprise insensée en
tout temps, et qui n'a plus de nom dans les cir-
constances du jour. Auprès d'elle, Loti va passer
une heure de complète ivresse, au risque de sa tête,
de la tête de plusieurs autres, et de toutes sortes
de complications diplomatiques.
Vous direz qu'il faut, pour en arriver là, un
terrible fonds d'égoisme; je ne dis pas le con-
traire mais j'en suis venu à penser que tout ce
qui me plaît est bon à faire et qu'il faut toujours.
épicer de son mieux le repas si fade de la vie.
Vous ne. vous plaindrez pas de moi, mon cher
William je vous ai écrit longuement. Je ne crois
nullement à votre affection, pas plus qu'à- celle de
personne; mais vous êtes, parmi les gens que
j'ai rencontrés deçà et delà dans le monde, un
de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir
à vivre et à échanger mes impressions. S'il y a
dans ma lettre quelque peu d'épanchement, il ne
faut pas m'en vouloir j'avais bu du vin de Chypre.
A présent c'est passé; je suis monté sur le pont
respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait piètre
mine ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles
bougies, posées sur une ville sale et. noire où fleu-
rissent les vices de Sodome. Quand l'air humide
me saisit comme une douche glacée, et que la na-
ture prend ses airs ternes et piteux, je retombe
sur moi-même; je ne retrouve plus au dedans de
moi que le vidé écœurant et l'immense ennui de
vivre.
Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai
de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant,
mes croyances religieuses et philosophiques, mes
principes de morale, mes théories sociales, etc.,
sont représentés par cette grande personnalité
le gendarme.
Je vous reviendrai sans doute en automne dans'
le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains
et je suis votre dévoué
LOTI.

XI

Ce fut une des époques troublées de mon exis-


tence que ces derniers jours de mai 1876.
Longtemps j'étais resté anéanti, le cceur vide,
inerte, à force d'avoir souffert; mais cet état tran-
sitoire avait passé, et la force de la jeunesse ame-
nait le réveil. Je m'éveillais seul dans la vie mes
dernières croyances s'en étaient allées, et aucun
frein ne me retenait plus.
Quelque chose comme de l'amour naissait sur
ces ruines, et l'Orient jetait son grand charme sur
ce réveil de moi-même, qui se traduisait par le
trouble des, sens.

XII

Elle était venue habiter avec les trois autres


femmes de son maître un T/s~ de campagne, dans
un bois, sur le chemin de Monastir là, on.la sur-
veillait moins.
Le'jour je descendais en armés. Par grosse mer,
toujours, un canot me jetait sur les quais, au mi-
lieu de la foule des bateliers et des pêcheurs et
Samuel, placé comme par hasard sur mon pas-
sage, recevait par signes mes ordres pour la nuit.
J'ai passe bien des journées à errer sur ce che-
min de Monastir. C'était une campagne nue et
triste, où Fœil s'étendait à perte de vue sur des
cimetières antiques des tombes de marbre en
ruine, dont le lichen rongeait les inscriptions
mystérieuses; des champs plantés de menhirs de
grànit; des sépultures grecques, byzantines, mu
sulmanes, couvraient ce vieux sol de Macédoine
où' les grands peuples du- passé ont laissé leur
poussière. De' loin en loin, -la silhouette aiguë
d'un cyprès, ou un platane immense, abritant des
bergers albanais et des chèvres sur la terre aride,
de larges. fleurs lilas pâle, répandant une douce
odeur de chèvrefeuille, 'sous un soleil déjà brû-
lant. Les-moindres détails de ce pays sont restés
dans ma mémoire.
La nuit, c'était un calme tiède, inaltérable, un
silence mêlé de bruits de cigales, un air pur rem-
pli de parfums d'été; la mer immobile, le ciel
aussi brillant- qu'autrefois dans mes nuits des tro-
piques.
Elle ne m'appartenait pas encore; mais il n'yy
avait plus entre nous que des barrières maté-
rielles, la présence de son maître, et le grillage
de fer de ses fenêtres.
Je passais ces nuits à l'attendre, à attendre ce
moment très court quelquefois, où je pouvais tou-
cher ses bras à travers les terribles barreaux, et
embrasser dans l'obscurité, ses mains blanches,
ornées de bagues d'Orient.
Et puis, à certaine heure du matin, avant le jour,
je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma cor-
vette par un moyen convenu avec les offiéiers de
garde.

XIII

Mes soirées se passaient en compagnie de Samuel.


J'ai vu d'étranges choses avec'lui, dans les tavernes
des. bateliers; j'ai fait des études de moeurs que,
peu de gens ont pu faire, dans les coit?'~ ~es nwa-
cles et les tapis /raHM des juifs de la Turquie. Le
costume que je promenais dans ces bouges était
celui des matelots turcs, le moins compromettant
pour traverser de nuit la rade de Salonique. Sa-
muel contrastait singulièrement avec de pareils
milieux sa belle et douce figure rayonnait sur
ces sombres repoussoirs. Peu à peu je m'attachais
à lui, et son refus de me servir auprès d'Aziyadé
me faisait l'estimer davantage.
Mais j'ai vu d'étranges choses la nuit avec ce
vagabond, une prostitution étrange, dans les caves
où se consomment jusqu'à complète ivresse le
mastic et le raki.

XIV

Une nuit tiède de juin, étendus tous deux à terre


dans la campagne, nous attendions deux heures
du matin, l'heure convenue. Je me souviens
de cette belle nuit étoilée, où l'on n'entendait que
le faible bruit de la mer calme. Les cyprès des-
sinaient sur la montagne des larmes noires, les
platanes des masses obscures de loin en loin, de
vieilles bornes séculaires marquaient la place ou-
bliée de quelque derviche d'autrefois l'herbe
sèche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur
c'était un bonheur d'être en pleine campagne une
pareille nuit, et il faisait bon vivre.
Mais Samuel paraissait subir cette corvée noc-
turne avec une détestable humeur, et ne me ré-
pondait même plus.
Alors je lui pris la main pour la première fois,
en signe d'amitié, et lui fis.en espagnol à peu près
ce discours
Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit
sur la terre dure ou sur des planches l'herbe qui
est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet.
Dormez, et vous serez de plus belle humeur aprèsl
N'êtes-vous pas content de moi? et qu'ai-je pu vous
.faire?
Sa main tremblait dans la mienne et la serrait
plus qu'il n'eût été nécessaire.
Che volete, dit-il d'une voix sombre et trou-
blée, che volete MM ? (Que voulez-vous de moi ?).
Quelque chose d'inouï et de ténébreux avait un
moment passé dans la tète du pauvre Samuel
dans le vieil Orient tout est possible et puis il-
s'était couvert la figure de ses bras, et restait !à,
terrifié de lui-même, immobile et tremblant
Mais, depuis cet instant étrange, il est à mon
service corps et âme il joue chaque soir sa liberté
et sa vie en entrant dans la maison qu'Aziyadé
habite il traverse, dans l'obscurité, pour aller la
chercher, ce cimetière rempli pour lui de visions
et de terreurs mortelles; il rame jusqu'au matin
dans sa barque pour veiller sur la nôtre, ou bien
m'attend toute la nuit, couché pêle-mêle avec cin-
quante vagabonds, sur la cn:<yM!en!e dalle de pierre
du quai de Salonique. Sa personnalité est comme
absorbée dans la mienne, et je le trouve partout
dans mon ombre, quels que soient le lieu et le cos-
tume que j'aie choisis, prêt à défendre ma vie au
risque de la siennne
XV

LOTI A PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE

Salonique, mai 1876

Mon cher Plumkett,


Vous pouvez me raconter, sans m'ennuyer ja-
mais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou
même gaies, qui vous passeront par là tête comme
vous êtes classé pour moi en dehors du « vil trou-
peau je lirai toujours avec plaisir ce que vous
m'écrirez.
Votre lettre m'a été remise sur la fin d'un diner
au vin d'Espagne, et je me souviens qu'elle m'a un
peu, à première vue, abasourdi par son ensemble
original. Vous êtes en effet « un drôle de type
mais cela, je' le savais déjà. Vous êtes aussi un
garçon d'esprit, ce qui était connu. Mais ce n'est
point là seulement ce que j'ai démeié dans votre
longue lettre, je vous l'assure.
J'ai vu que vous avez dû beaucoup souffrir, et
c'est là un point de commun entre nous deux. Moi
aussi, il y a dix longues années que j'ai été lancé'
dans la vie, à Londres, livré à moi-même à seize
ans j'ai goûté un peu toutes les jouissances; mais
je ne crois pas non plus qu'aucun genre de douleur
m'ait été épargné. Je me trouve fort vieux, malgré
mon extrême jeunesse physique, que j'entretiens
par l'escrime et l'acrobatie.
Les confidences d'ailleurs ne servent à rien il
'suffit que vous ayez souffert pour qu'il y ait sym-
pathie entre nous.
Je vois aussi que j'ai été assez heureux pour vous
inspirer quelque anection; je vous en remercie.
Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous ap-
pelez une am:<M Mtt~c~M~, et nos relations nous
aideront à passer le temps maussade de la vie.
A la quatrième page de votre papier, votre main
courait un peu vite sans doute, quand vous avez
écrit « une affection et un dévouement illimités. »
Si vous avez pensé cela, vous voyez bien, mon cher
ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et
de la fraîcheur, et que tout n'est pas perdu. Ces
belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plus
que moi n'en a éprouvé tout le charme mais,
voyez-vous, ou les a à dix-huit ans; à vingt-cinq,
elles sont finies, et on n'a plus de dévouement que
pour soi-même. C'est désolant, ce que je vous dis
là, mais c'est terriblement vrai.

XVI

Salonique, juin 1876.

C'était un bonheur de faire à Salonique ces cor-


vées matinales qui vous mettaient à terre avant le
lever du soleil. L'air était si léger, la fraîcheur si
délicieuse, qu'on n'avait aucune peine à vivre; on
était comme pénétré de bien-être. Quelques Turcs
commençaient à circuler, vêtus de robes rouges,
vertes ou oranges, sous les rues voûtées des ba-
zars, à peine éclairées encore d'une demi-lueur
transparente.
L'ingénieur Thompson jouait auprès de moi Je
rôle du confident d'opéra-comique, et nous avons
bien couru ensemble par les vieilles rues de cette
ville, aux heures les plus prohibées et dans les
tenues les moins réglementaires.
Le sou', c'était pour les yeux un enchantement
d'un autre genre tout était rose ou doré. L'O-
lympe avait des teintes de braise ou de métal en
fusion, et se réfléchissaitdans une mer unie comme
une giace. Aucune vapeur dans l'air il semblait
qu'il n'y avait plus d'atmosphère et que les mon-
tagnes se découpaient dans le vide, tant leurs arêtes
les plus lointaines étaient nettes et décidées.
Nous étions souvent assis le soir sur Jes quais
pu se portait la foule, devaut cette baie tranquille.
Les or~MM de Barbarie d'Orient y jouaient leurs
airs bizarres, accompagnés de clochettes et de
chapeaux chinois les ca/e~M encombraient la
voie publique de leurs petites tables toujours gar-
nies, et ne suffisaient plus à servir les narguilhés,
les skiros,. le lokoum'et le raki.
Samuel était heureux et fier quand nous l'invi-
tions à notre table. Il rôdait alentour, pour me
transmettre par signes convenus quelque rendez-
vous d'Aziyadé, et je tremblais d'impatience en
songeant à la nuit qui allait venir.

XVII

Salonique, juillet 1876.


Aziyadé avait dit à Samuel qu'il resterait cette
nuit-là auprès de nous. Je la regardais faire avec
étonnement elle m'avait prié de m'asseoir entre
elle et lui, et commençait à lui parler en langue
turque.
C'était un entretien qu'elle voulait, le premier
entre nous deux, et Samuel devait servir d'inter
prête; depuis un mois, liés:par l'ivresse des sens,
sans avoir pu échanger même une pensée, nous
étions restés jusqu'à cette nuit étrangers l'un à
l'autre et inconnus.
Où es-tu né? Où as-tu vécu Quel âge as-tu?
As-tu une mère ? Crois-tu .en Dieu ? Es-tu allé dans
le pays des hommes noirs ? As-tu eu beaucoup
de maîtresses? Es-tu un seigneur dans ton pays ?
Elle, elle était une petite fille circassienne venue
à Constantinople avec une autre petite de son âge;
un marchand l'avait vendue à un vieux Turc qui
l'avait élevée pour la donner à son fils le fils était
mort, le vieux Turc aussi elle, qui avait seize ans,
était extrêmement belle alors/elle avait été prise
par cet homme, qui l'avait remarquée à Stamboul
et ramenée dans sa maison de Salonique.
Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est
pas le même que le tien, et qu'elle n'est pas bien
sûre, d'après le Koran, que les femmes aient une
2
âme comme les hommes elle pense que, quand tu
seras parti, vous ne vous verrez jamais, même
après que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle
pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle
demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle
tout de suite et vous vous laisserez couler au fond
en vous tenant serrés tous les deux. Et moi, en-'
suite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne
vous ai pas vus.
Moi, dis-je, je le veux bién, pourvu qu'elle ne
pleure plus; partons tout de suite, ce sera fini après.
Aziyadé comprit, elle passa ses bras en tremblant
autour de mon cou et nous nous penchâmes tous
deux sur l'eau.
Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur,
en nous retenant tous deux avec une poigne de fer.
Vilain baiser que vous vous donneriez là. Eu se
noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.
Ccia était dit en sabir avec une crudité sauvage
que le français ne peut pas traduire.

Il était l'heure pour Aziyadé de.repartir, et, l'ins-


tant d'après, elle nous quitta.
XVIII

PLUMKETT A LOTI

Londres, juin 1876.

Mon cher Loti,

J'ai une vague souvenance de vous avoir envoyé


le mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni
rime ni raison. Une de ces lettres que le primesaut
'vous dicte, où l'imagination galope, suivie par la
plume, qui, elle, ne fait que trotter, et encore en
butant souvent comme une vieille rossinante de
louage.
Ces lettres-là, on ne les a jamais relues avant
-de les fermer car alors on. ne les aurait point en-
voyées. Des digressionsplus ou'moins pédantesques
dont il est inutile de chercher l'à-propos, suivies
-d'àneries indignes du TM~anMH're. Ensuite, pour
le bouquet, un auto-panégyriqued'individu incom-
pris qui cherche à se faire plaindre, pour récolter
des compliments que vous êtes assez bon pour lui
envoyer. Conclusion tout cela était bien ridicule.
Et les protestations de dévouement Oh pour
le coup, c'est là que la vieille, rossinante à deux
becs prenait le mors aux dents Vous répondez à
cet article de ma lettre comme eût pu le faire cet
écrivain du xvie siècle avant notre ère qui ayant
essayé de tout, d'être un grand roi, un grand phi-
losophe, un grand architecte, d'avoir six cents
femmes, etc., en vint à s'ennuyer. et à se dégoûter
tellement de toutes ces choses, qu'il déclara sur
ses vieux jours, toutes réflexions faites, que tout
n'était que vanité.
Ce que vous me répondiez là, en style d'Ecclé-
siaste, je le savais bien je suis si bien de votre
avis sur tout et même sur autre chose, que je doute
fort qu'il m'arrive jamais de discuter avec vous
autrement que comme Pandore avec son briga-
dier. Nous n'avons absolument rien à nous appren-
dre l'un à l'autre, pour ce qui est des choses de
l'ordre moral.
Les confidences, me dites-vous, sont inu-
tiles.
Plus que jamais, je m'incline-: j'aime à avoir
des vues d'ensemble sur les personnes et les
choses, j'aime à en deviner les grands traits;
quant aux détails, je les ai toujours eus en hor-
reur.
"Ailection et dévouement illimités! Que voulez-
vous c'était un de ces bons mouvements, un
de ces heureux éclairs à la faveur desquels on est
meilleur que soi-même. Croyez bien que l'on est
sincère au moment où l'on écrit ainsi. Si ce ne
sont que des éclairs, à qui faut-il s'en prendre ?.
Est-ce à vous et à moi, qui ne sommes aucunement
responsables de la profonde imperfection de notre
nature? Est-ce à celui qui ne nous a créés que
pour nous laisser à demi ébauchés, susceptibles
des aspirations les plus élevées mais incapables
d'actes qui soient en rapport avec nos conceptions?
N'est-ce à personne du tout ? Dans le doute où
nous sommes à ce sujet, je crois que c'est ce qu'il
y a de mieux à faire.
Merci pour ce que vous me dites de la fraîcheur
de mes sentiments. Pourtant je n'en crois rien. Ils
ont trop servi, ou plutôt je m'en suis trop servi,
pour qu'ils ne. soient pas un peu défraîchis par
l'usage que j'en ai fait. Je pourrais dire que ce sont
des sentiments d'occasion, et, à ce propos, je vous
rappellerai que souvent on trouve de très bonnes
2.
occasions. Je vous ferai également remarquer qu'il
est des choses qui gagnent en solidité ce que
l'usure peut leur avoir enlevé de brillant. et de
fraîcheur; comme exemple tiré du noble métier
que nous exerçons tous deux, je vous citerai le
vieux filin.
Il est donc bien entendu que je vous aime beau-
coup. Il n'y a plus à revenir là-dessus. Une fois
pour toutes, je vous déclare que vous êtes très bien
doué, et qu'il serait fort malheureux que vous
laissiez s'atrophier par l'acrobatie la meilleure par-
tie de vous-même. Cela posé, je cesse de vous as-
sommer de mon affection et de mon admiration,
pour entrer dans quelques détails sur mon indi-
vidu.
Je suis bien portant physiquement, et en traite-
ment pour ce qui est du moral. Mon traitement
consiste à ne plus me tourner la cervelle à l'envers,
et à mettre un régulateur à ma sensibilité. Tout
est équilibre en ce monde, au dedans de nous-même
comme au dehors. Si la sensibilité prend le dessus,
c'est toujours aux dépens de la raison. Plus vous
serez poète, moins vous serez géomètre, et, dans la
vie, il faut un peu de géométrie, et, ce qui est pis
encore, beaucoup d'arithmétique. Je crois, Dieu me
pardonne, que je vous écris là quelque chose qui
a presque le sens commun
Tout à vous,
PLUMKETT.

XIX

Nuit du 27 juillet, Salonique.


A neuf heures, les uns après les autres, les offi-
ciers du bord rentrent dans leurs chambres; ils se
retirent tous en me souhaitant bonne chance et.
bonne nuit mon secret est devenu celui-de tout
le monde.
Et je regarde avec anxiété le ciel du côté du vieil
Olympe, d'où partent trop souvent ces gros nuages
cuivrés, indices d'orages et de pluie torrentielle.
Ce soir, de ce côté-là, tout est pur, et la montagne
mythologique découpe nettement sa cime sur le
ciel profond.
Je descends dans ma cabine, je m'habille et je
remonter
Alors commence l'attente anxieuse de chaque
soir une heure, deux heures se passent, les mi-
nutes se traînent et sont longues comme des nuits.
A onze heures, un léger bruit d'avirons sur la
mer calme; un point lointain s'approche en glissant
comme une ombre. C'est la barque de Samuel. Les
factionnaires le couchent en joue et le héleut.
Samuel ne répond rien, et cependant les fusils
s'abaissent les factionnaires ont une consigne
secrète qui concerne lui seul, et le voilà le long du
bord.
On lui remet pour moi des filets, et diGéreuts
ustensiles de pêche les apparences sont sauvées
ainsi, et je saute dans la barque, qui s'éloigne
j'enlève le manteau qui couvrait mon costume
turc et la transformation est faite. Ma veste dorée
brille légèrement dans l'obscurité, la brise est
molle et tiède, et Samuel rame sans bruit dans la
direction de la terre.
Une petite barque est là qui stationne. Elle
contient une vieille négresse hideuse enveloppée
d'un drap bleu, un vieux domestique albanais armé
jusqu'aux dents, au costume pittoresque; et puis
une femme, tellement voilée qu'on ne voit plus rien
d'elle-même qu'une informe masse blanche.
Samuel reçoit dans sa barque les deux premiers
de ces personnages, et s'éloigne sans mot dire. Je
suis resté seul avec la femme au voile, aussi muette
et immobile qu'un fantôme blanc j'ai pris les
rames, et, en sens inverse, nous nous éloignons
aussi dans la direction du large. Les yeux fixés
sur elle, j'attends avec anxiété qu'elle fasse un
mouvement ou un signe.
Quand, à son gré, nous sommes assez loin, elle
me tend ses bras c'est le signal attendu pour venir
m'asseoir auprès d'elle. Je tremble en la touchant,
ce premier contact me pénètre d'une langueur mor-
telle, son voile est imprégné des parfums de
l'Orient, son contact est ferme et froid.
J'ai aimé plus qu'elle une autre jeune femme
que, à présent, je n'ai plus le droit de voir .mais
jamais mes sens n'ont connu pareille ivresse.

XX
La barque d'Aziyadé est remplie de tapis soyeux,
de coussins et de couvertures de Turquie. On y
trouve tous les raffinements de la nonchalance
orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plu-
tôt qu'une barque.
C'est une situation singulière que la nôtre il
nous est interdit d'échanger seulement une parole
tous les dangers se sont donné rendez-vous autour
de ce lit, qui dérive sans direction sur la mer pro-
fonde on dirait deux êtres qui ne se sont réunis
que pour goûter ensemble les charmes enivrants
de l'impossible.
Dans trois heures, il faudra partir, quand la
Grande Ourse se sera renversée dans le ciel im-
mense. Nous suivons chaque nuit son mouvement
régulier, elle est l'aiguille du cadran qui compte
nos heures d'ivresse.
D'ici là,, c'est l'oubli complet du monde et de
la vie, le même baiser commencé le soir qui dure
jusqu'au matin, quelque chose de comparable à
cette soif ardente des pays de sable de l'Afrique
qui s'excite en buvant de l'eau fraîche et que la
satiété n'apaise plus.
A une heure, un tapage inattendu dans le silence
de cette nuit des harpes et des voix de femmes
on nous crie gare, et à peine avons-nous le temps
de nous garer. Un canot de la j)/an« ~M{ passe grand
train près de notre barque; il est rempli d'officiers
-italiens en partie fine, ivres pour la plupart; il
avait failli passer sur nous et nous couler.

XXI

Quand nous rejoignîmes la barque de Samuel,


la Grande Ourse avait dépassé son point de plus
grande inclinaison, et on entendait dans le loin-
tain le chant du coq.
Samuel dormait, roulé dans ma couverture, à
l'arrière, au fond de la barque la négresse dor-
mait, accroupie à l'avant comme une macaque;
le vieil Albanais dormait entre eux deux, courbé
sur ses avirons.
Les deux vieux serviteurs rejoignirent leur maî-
tresse,'et la barque qui portait Aziyadé s'éloigna
sans bruit. Longtemps je suivis des yeux la forme
blanche de la jeune femme, étendue inerte à la
place où je l'avais quittée, chaude de baisers, et
humide de la rosée de la nuit.
Trois heures sonnaient à bord des cuirassés alle-
mands une lueur blanche â l'orient profilait le
contour sombre des montagnes, dont la base était
perdue dans l'ombre, dans l'épaisseur de leur
propre ombre, reflétée profondément dans l'eau
calme. II était impossible d'apprécier encore au-
cune distance dans l'obscurité projetée par ces
montagnes; seulement les étoiles pâlissaient.
La fraîcheur humide du matin commençait à
tomber sur la mer; la rosée se déposait en goutte-
lettes serrées sur les planches de la barque de
Samuel j'étais vêtu à peine, les épaules seulement
couvertes d'une chemise d'Albanais en mousseline
légère. Je cherchais ma veste dorée elle était res-
tée dans la barque d'Aziyadé. Un froid, mortel glis-
sait le long de mes bras, et pénétrait peu à peu
toute ma poitrine. Une heure encore avant le mo-
ment favorable pour rentrer à bord en évitant la
surveillance des hommes de garde! J'essayai de
ramer un sommeil irrésistible engourdissait mes
bras. Alors, je soulevai avec des précautions infi-
nies la couverture qui enveloppait Samuel, pour
m'étendre sans l'éveiller à côté de cet ami de ha-
sard.
Et, sans en avoir eu conscience, en moins d'une
seconde, nous nous étions endormis tous deux de
ce sommeil accablant contre lequel il n'y a pas de
résistance possible et la barque s'en alla en
dérive.
Une voix rauque et germanique nous éveilla au
bout d'une heure la voix criait quelque chose en
allemand dans le genre de ceci Ohé du canot
Nous étions tombés sur les cuirassés allemands,
et nous nous éloignâmes à force de rames.; les
fusils des hommes de garde nous tenaient en joue.
Il était quatre heures l'aube, incertaine encore,
éclairait la masse blanche de Salonique, les
masses noires des navires de guerre je rentrai à
bord comme un voleur, assez heureux pour être
inaperçu.

XXII

La nuit d'après (du 28 au 29), je rêvai que je


quittais brusquement Salonique et Aziyadé. Nous
voulions courir, Samuel et moi; dans le sentier
du village turc où elle demeure, pour au moins
lui dire adieu l'inertie des rêves arrêtait notre
course; l'heure passait et la corvette larguait ses
voiles.
3
Je t'enverrai de ses cheveux, disait Samuel,.
toute une longue natte de ses cheveux bruns.
Et nous cherchions toujours à courir.
Alors, on vint m'éveiller pour le quart; il était
minuit. Le timonier alluma une bougie dans ma
chambre je vis briller les dorures et les Heurs de
soie de la tapisserie, et m'éveillai tout à fait.
Il plut par torrents cette nuit-là, et je fus
trempé.

XXIII

Salonique, 29 juillet.

Je reçois ce matin à dix heures cet ordre inat-


tendu quitter brusquement ma corvette et Salo-
nique prendre passage demain sur le paquebot
de Constantinople, et rejoindre le stationnaire an-
glais le D~i'/tOMK~, qui se promène par là-bas,
dans les eaux du Bosphore ou du Danube.
Une bande de matelots vient d'envahir ma
chambre ils arrachent les tentures et confection-
nent les malles.
J'habitais, tout au fond du PrtMce-o/~a<M, un
réduit blindé confinant avec la soute aux poudres,
J'avais meublé d'une manière originale ce caveau,
où ne pénétrait pas la lumière du soleil sur les
murailles de fer, une épaisse soie rouge à fleurs
bizarres; des faïences, des vieilleries redorées, des
armes, brillant sur ce fond sombre.
J'avais passé des heures tristes, dans l'obscurité
de cette chambre, ces heures inévitables du tête-
à-tete avec soi-même, qui sont vouées aux remords,
aux regrets déchirants du passa.

XXIV

J'avais quelques bons camarades sur le 7~Mce-


o/~U'a~; j'étais un peu l'enfant gâté du bord,
mais je ne tiens plus à personne, et il m'est indif-
férent de les quitter.
Une période encore de mon existence qui va
finir, et Salonique est un coin de la terre que je ne
,reverrai plus.
J'ai passé pourtant des heures enivrantes sur
l'eau tranquille de cette grande baie, des nuits
que beaucoup d'hommes achèteraient bien cher et
j'aimais presque cette jeune femme, si singulière-
ment délicieuse
J'oublierai, bientôt ces nuits tièdes, où la pre-
mière lueur de l'aube nous trouvait étendus dans
une barque, enivrés d'amour, et tout trempés de
la rosée du matin.
Je regrette Samuel aussi, le pauvre Samuel, qui v

jouait si gratuitement sa vie pour moi, et qui va


pleurer mon départ comme un enfant. C'est ainsi
que je me laisse aller encore et prendre à toutes
les affections ardentes, à tout ce qui y ressemble,
quel qu'en soit le mobile intéressé ou ténébreux
j'accepte, en fermant les yeux, tout ce qui peut
pour une heure combler le vide effrayant de la
vie, tout ce qui est une apparence d'amitié ou
d'amour.

XXV

30 juillet. Dimanche.

A midi, par une journée brûlante, je quitte Sa-


lonique. Samuel vient'avec sa barque, à la der-
Rière heure, me dire adieu sur -le paquebot qui
m'emporte.
Il a l'air fort dégagé. et satisfait. Encore un
qui m'oubliera vite 1
Au revoir, e/~n~!m, pensia poco de SamMe< (Au
revoir, monseigneur pense un peu à Samuel !)

XXVI

En automme, a dit Aziyadé, Abeddin-efîendi,


mou maître, transportera à Stamboul son domicile
-et ses femmes; si par hasard il n'y venait pas, moi
seule j'y viendrais pour toi.
Va pour Stamboul, et je' vais l'y attendre. Mais
c'est tout à recommencer, un nouveau genre de
vie, dans un nouveau pays, avec de nouveaux
visages,-et pour un temps que j'ignore.

XXVII

L'état-major du PhMce-o/'ïFa~M exécute des


effets de mouchoirs très réussis, et le pays s'éloigu.e,
baigné dans le soleil. Longtemps on distingue la
tour blanche, où, la nuit, s'embarquait Aziyadé, et
cette campagne pierreuse, ça et là plantée de vieux
platanes, si souvent.parcourue dans l'obscurité.
Salonique n'est plus bientôt qu'une tache grise
qui s'étale sur des montagnes jaunes et arides, une
tache hérissée de pointes blanches qui sont des
minarets, et de pointes noires qui sent des cyprès.
Et puis la tache grise disparait, pour toujours
sans doute, derrière les hautes terres du cap Kara-
Bournon. Quatre grands sommets mythologiques
s'élèvent au-dessus de la côte déjà lointaine de
Macédoine Olympe, Athos, Pélion et Ossa
Il
SOLITUDE w

i
Constantinople,3aùùtl876.
Traversée en trois jours ét trois étapes Athos,
Dédéagatcb, les Dardanelles.
Nous étions une bande ainsi composée une belle
dame grecque, deux belles dames juives, un Alle-
mand, un missionnaire américain, sa femme, et
un derviche. Une société un peu drôle mais nous
avons fait bon ménage tout de même, et beaucoup
de musique. La conversation générale avait lieu en
latin, ou' en grec du temps d'Homère. Il y avait
même, entre le missionnaire et moi, des apartés
en langue polynésienne.
.Depuis trois jours, j'habite, aux frais de Sa
'Majesté Britannique, un hôtel du quartier de Péra.
Mes voisins sont un lord et une aimable lady, avec
laquelle les soirées se passent au piano à jouer
tout'Beethoven.
J'attends sans impatience le retour de mou
bateau, qui se promène quelque part, dans la mer
de Marmara.

II
Samuel m'a suivi comme un ami fidèle; j'en ai été
touché. H a réussi à se faufiler, lui aussi, à bord
d'un paquebot des Messagèries, et m'est arrivé ce
matiu; je l'ai embrassé de bon cœur, heureux de
revoir sa franche et honnête figure, la seule qui
me soit sympathique dans cette grande ville ofi je
ne connais âme qui vive.
Voilà, dit-il, efïendim j'ai tout laissé, mes
amis, mon pays, ma barque, et je t'ai suivi.
J'ai éprouvé déjà que, chez les pauvres gens
plus. qu'ailleurs, on trouve de ces dévouements
absolus et spontanés je les aime mieux que les
gens policés, décidément ils n'en ont pas l'égoïsme
ni les mesquineries.
III
Tous les verbes de Samuel se terminent ea ate;
tout ce qui fait du bruit se dit /<t<e ~OMm (faire
boum).
SiSamuel monte à cheval, dit-il, Samuel /<~e
~OM~/ (Lisez « Samuel tombera. !<)
Ses réflexions sont subites et incohérentes comme
celles des petits enfants il est religieux avec naï-
veté et candeur; ses superstitions sont originales,
et ses observances saugrenues. Il n'est jamais si
drôle que quand il veut faire l'homme sérieux.

IV

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury,août.l876.
Frère aimé,
Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses.
te voità parti comme un petit oiseau sur lequel
jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher petit
oiseau, capricieux, Masé, battu des vents, jouet
3.
des mirages, qui n'a pas vu encore où il fal-
lai't qu'il reposât sa tète fatiguée, son aile frémis-
sante.
Mirage à Salonique, mirage ailleurs Tournoie,
tournoie toujours, jusqu'à ce que, dégoûté de ce
vol inconscient, tu te poses pour la vie sur
quelque jolie branche de fraîche verdure. Non;
tu ne briseras pas tes ailes, et tu ne tomberas pas
dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseaux
a Mme fois parlé, et qu'il y a des anges qui veillent
autour de cette tête légère et chérie.
C'est donc uni Tu ne viendras pas cette année
t'asseoir sous les tilleuls L'hiver arrivera sans
que tu aies foulé notre gazon Pendant cinq années,
j'ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages,
avec.la douce, la charmante pensée que je vous y
verrais foMS~M.r. Chaque saison, chaque été, c'était
mon bonheur. Il n'y a plus que toi, et nous ne t'y
verrons pas.
Un beau matin d'aoùt, je t'écris de Brightbury,
de notre salon de campagne donnant sur la cour
aux tilleuls les oiseaux chantent, et les rayons
du soleil,filtrent joyeusement partout. C'est samedi,
et les pierres, et le plancher, fraîchement lavés,
racontent tout un petit poème rustique et intime,
auquel, je le sais, tu n'es point indiiïérent. Les
grandes chaleurs suffocantes sont passées et nous
entrons dans. cette période de paix, de charme
pénétrant, qui peut être si justement comparée au
second âge de l'homme les fleurs et les plantes,
îatiguées de toutes ces voluptés de l'été, s'élancent
maintenant, refleurissent vigoureuses; avec des
teintes plus ardentes au milieu d'une verdure écla-
tante, et quelques feuilles déjà jaunies ajoutent
au. charme viril de cette nature à sa seconde
pousse. Dans ce petit coin de mon Éden, tout
t'attendait, frère chéri il semblait que tout
poussait pour toi. et encore une fois, tout pas-
sera sans toi. C'est décidé, nous ne te verrons pas.

'V v

Le quartier bruyant du Taxim, sur la hauteur


de Péra, les équipages européens, les toilettes euro-
péennes heurtant les équipages et les costumes
d'Orient une grande chaleur, un grand soleil un
vent tiède soulevant la poussière et les feuilles
jaunies d'août; l'odeur des myrtes; le tapage des
marchands de fruits, les rues encombrées de rai-
sins et .de pastèques. Les premiers moments de
mon séjour à Constantinople ont gravé ces images
dans mon souvenir.
Je passais des après-midi au bord de cette route
du Taxim, assis au vent sous les arbres, étranger
à tous. En rêvant de ce temps qui venait de finir,
je suivais d'un regard distrait ce défilé cosmopo-
lite je songeais beaucoup à elle, étonné de la
trouver si bien assise tout au fond de ma pen-
sée.
Je fis.dans ce quartier la connaissance du prêtre
arménien qui me donna les premières notions de
la langue turque. Je n'aimais pas encore ce pays
comme je l'ai aimé plus tard; je l'observais en tou-
riste et Stamboul, dont les chrétiens avaient peur,
m'était à peu près inconnu.
Pendant. trois mois, je demeurai à Péra, son-
geant aux moyens d'exécuter ce projet impossible,
aller habiter avec elle sur l'autre rive de la Corne
d'or, vivre de la vie musulmane qui était sa vie, la
posséder des jours,entiers, comprendre et péné-
trer ses pensées, lire au fond de son ccenr des
choses fraîches et sauvages à peine soupçonnées
dans nos nuits dé Salonique, et l'avoir à moi
tout entière
Ma maison était située en un point retiré de Péra,
dominant de haut la Corne d'or et le, panorama
lointain de la ville turque la splendeur de l'été
donnait du charme à cette habitation. En tra-
vaillant la langue de l'islam devant ma grande
fenêtre ouverte, je planais sur-le vieux Stamboul
baigné .de soleil. Tout au fond, dans un bois de
cyprès, apparaissait Eyoub, où il eùt été doux
d'aller avec elle cacher son existence, point
mystérieux et ignoré où notre vie eût trouvé un
cadre étrange et charmant.
Autour de ma maison s'étendaient de vastes
terrains dominant Stamboul, 'plantés de cyprès et
de tombes, terrains vagues où j'ai passé plus
d'une nuit à errer, poursuivant quelque aventure.
imprudente, arménienne ou grecque.
Tout au fond de mon cœur, j'étais resté ndèle à
Aziyadé mais les jours passaient et elle ne venait
pas.
De ces belles créatures, je n'ai conservé que le
souvenir sans charme que laisse l'amour enfiévré
des sens rien de plus ne m'attacha jamais à
aucune d'elles, et elles furent vite oubliées.
Mais j'ai souvent parcouru la nuit ces cime-
tières, et j'y ai fait plus d'une fâcheuse rencontre.
A trois heures, un matin, un homme sorti de
derrière un cyprès me barra le passage.. C'était un
veilleur de nuit il était armé d'un long bâton
ferré, de deux pistolets et d'un poignard et
j'étaissansarmes.
Je compris tout de suite ce que voulait cet
homme. Il eùt attenté à ma vie plutôt que de
renoncer à son projet.
Je consentis à le suivre j'avais mon plan. Nous
marchions près de ces fondrières de cinquante
mètres de haut qui séparent Péra de Kassim-Pacha.
Il était tout au bord je saisis l'instant favorable,
je me jetai sur lui il posa un pied dans le vide,
et perdit l'équilibre. Je l'entendis rouler tout au
fond sur les pierres, avec un bruit sinistre et un
gémissement.
II devait avoir des compagnons et sa chute avait
pu s'entendre de loin dans ce silence. Je pris mon
vol dans la nuit, fendant l'air d'une course si
rapide qu'aucun être humain n'eût pu m'atteindre.
Le ciel blanchissait à l'orient quand je rega-
gnai ma chambre. La pâle débauche me retenait
souvent par les rues jusqu'à ces heures matinales.
A peine étais-je endormi, qu'une suave musique
vint m'éveiller; une vieille aubade d'autrefois, une
mélodie gaie et orientale, fraîche comme l'aube du
jour, des voix humaines accompagnées de harpes et
de guitares.
Le chœur passa, et se perdit dans l'éloignement.
Par ma fenêtre grande ouverte, on ne voyait que
la vapeur du matin, le vide immense du ciel et
puis, tout en haut, quelque chose se dessina en
rose, un dôme et des minarets la silhouette de la
ville turque s'esquissa peu à peu, comme suspendue
dans l'air. Alors, je me rappelai que j'étais à
Stamboul, et qu'elle avait juré d'y venir.

VI

La rencontre- de cet homme m'avait laissé une


impression sinistre je cessai ce vagabondage
nocturne, et n'eus plus d'autres maîtresses, si
ce n'est une jeune fille juive nommée Rébecca,
qui me connaissait, dans le faubourg israélite de
Pri-Pacha, sous le nom de Marketo.
Je passai la fin d'août et 'une partie de sep-
tembre en excursions dans le Bosphore. Le temps
était tiède et splendide. Les rives ombreuses, les
palais et les yalis se miraient dans l'eau calme et
bleue que sillonnaient des caïques dorés.
On préparait à Stamboul la déposition du sultan
Mourad, et le sacre d'Abd-ul-Hamid.

VII

Constantinop)e,30apût.

Minuit la cinquièmeheure aux horloges turques;


les veilleurs de nuit frappent le sol de leurs
lourds bâtons ferrés. Les chiens sont en révolution
dans le quartier de Galata et poussent là-bas des
hurlements lamentables. Ceux de mon quartier
gardent la neutralité et je leur en sais gré; ils
dorment en monceaux devant ma porte. Tout est
au grand calme dans mon voisinage; les .lumières
s'y sont éteintes une à une, pendant ces trois
longues heures que j'ai passées là, étendu devant
ma fenêtre ouverte.

A mes pieds, les vieilles cases arméniennes sont


obscures et endormies j'ai vue sur un très pro-
fond ravin, au bas duquel un bois de cyprès sécu-
laires forme une masse absolument noire ces
arbres tristes ombragent d'antiques sépultures de
musulmans ils exhalent dans la nuit des'parfum.s
balsamiques. L'immense horizon est tranquille et
pur je domine de haut tout ce pays. Au-dessus des
cyprès, une nappe brillante, c'est la Corne d'or;
'au-dessus encore, tout en haut, la silhouette d'une
ville orientale, c'est Stamboul. Les minarets, les
hautes coupoles des mosquées se découpent sur un
ciel très étoilé où un mince croissant de lune est
suspendu; l'horizon est tout frangé de tours et
minarets, légèrement dessinés en silhouettes de
bleuâtres sur la teinte pâle de la huit. Les grands
dômes superposés des mosquées montent en teintes
vagues jusqu'à la lune, et produisent sur l'imagi-
nation l'impression du gigantesque.
Dans un. de ces palais là-bas, le Seraskierat/il se
passe à l'heure qu'il est une sombre comédie les
grands-pachas y sont réunis pour déposer le.sul-
tan Mourad; demain, c'est Abd-ul-Hamid qui
l'aura remplacé. Ce sultan pour l'avènement duquel
nous avons fait si grande fête, il y a trois mois,
et qu'on servait aujourd'hui encore comme un
dieu, on l'étrangle peut-être cette nuit dans quelque
coin du sérail.
Tout cependant est silencieux dans Constan-
tinople. A onze heures, des cavaliers et de l'ar-
tillerie sont passés au galop, courant vers Stam-
boul et puis le roulement sourd des batteries
s'est perdu dans le lointain, tout est retombé dans
le silence:
Des chouettes chantent dans les cyprès, avec
la même voix que celles de.mon pays; j'aime ce
bruit d'été, qui me ramène aux bois du Yorkshire,
aux beaux soirs de mon enfance, passée sous les
arbres, là-bas, dans le jardin de Brightbury.
Au milieu de ce calme, les images du passé sont
vivement présentes à mon esprit, les images de tout
ce qui est brisé, parti sans retour.
Je comptais que mon pauvre Samuel serait
auprès de moi ce soir, et sans doute je ne le reverrai
jamais. J'en ai le cœur serré et ma solitude me
pèse. II y a huit jours, je l'avais laissé partir pour
gagner quelque argent, sur un navire qui s'en
allait à Salonique. Les trois bateaux qui pouvaient
'me le ramener sont revenus sans lui, le dernier ce
soir, et personne à bord n'en avait entendu parler.
Le croissant s'abaisse lentement derrière Stam-
boul, derrière les dômes de la Suleïmanieh. Dans
cette grande ville, je suis étranger et inconnu. Mon
pauvre Samuel était le seul qui y sût mon nom et
mon existence, et sincèrement je commençais à
l'aimer.
M'a-t-il abandonné, lui aussi, ou bien lui est-il
arrivé malheur?

vin
Les amis sont comme les chiens cela finit mal
toujours, et le mieux est. de n'en pas avoir.
1

IX

L'ami Saketo, qui fait le va-et-vient de Salonique


à Constantinoplesur les paquebots turcs, nous rend
fréquemment visite. D'abord craintif dans la case,
il y vint bientôt comme chez lui. Un brave garçon,
ami d'enfance de Samuel, auquel il apporte les nou-
velles du pays.
La vieille Esther,.une juive de Salonique qui avait
là-bas mission de me costumer en Turc et m'appe-
lait son caro piccolo, m'envoie, par son intermé-
diaire, ses souhaits et ses souvenirs.
L'ami Saketo est bienvenu, surtout quand il
apporte les messages qu'Aziyadé lui transmet
par l'organe de sa négresse.
La /ta7HM)t (la dame turque); dit-il, présente
ses salam à M. Loti; elle-lui mande qu'il ne faut
point se lasser de l'attendre, et qu'avant l'hiver
elle sera rendue.

x
LOTI A WILLIAM BROWN

J'ai reçu votre triste lettre il y a seulement deux


jours vous l'aviez adressée à bord du Pnmce-o/-
ïFa~M, elle est allée me chercher à Tunis et
ailleurs.
En eGet, mon pauvre ami, votre part de cha-
grin est lourde aussi, et vous les sentez plus vive-
ment que d'autres parce que, pour votre malheur,
vous avez reçu comme moi ce genre d'éducation
qui développe le coeur et la sensibilité.
Vous avez tenu vos promesses, sans doute, en
ce qui concerne la jeune femme que vous aimez. A
quoi bou, mon pauvre ami, au profit de qui et en
vertu de quelle morale? Si vous l'aimez à ce point
et si elle vous aime, ne vous embarrassez pas des
conventions et des scrupules prenez-la à n'importe
<:quel prix, vous serez heureux quelque temps, guéri
après, et les conséquences'sont secondaires.
Je suis en Turquie depuis cinq mois, depuis que
je vous ai quitté j'y ai rencontré une jeune
femme étrangement charmante, du nom d'Aziyadé,
qui m'a aidé à passer .à Salonique mon temps
d'exil, et un vagabond, Samuel, que j'ai pris
pour ami. Le moins possible j'habite le Deef/M)M?M<
j'y suis intermittent (comme certaines fièvres de
Guinée), reparaissant tous les quatre jours pour les
besoins du service. J'ai un bout de case à Constan-
tinople, dans un quartier où je suis inconnu j'y
mène une vie qui n'a pour règle que ma fantaisie,
et une petite Bulgare de dix-sept ans est ma maî-
tresse du jour.
L'Orient a du charme encore; il est resté plus
oriental qu'on ne pense. J'ai fait ce tour de force
d'apprendre en deux mois la langue turque je
porte fez et cafetan, et je joue à l'effendi, comme
les enfants jouent aux soldats.-
Je riais autrefois de certains romans où l'on
voit de braves gens perdre, après quelque catas-
trophe, la sensibilité et le sens moral peut-être
cependant ce cas-là est-il un peu le mien. Je ne
souffre plus, je ne me souviens plus: je passerais
indifférent à coté de ceux qu'autrefois j'ai adorés.
J'ai essayé d'être chrétien, je ne l'ai pas pu.
Cette illusion sublime qui peut élever le cou-
rage de certains hommes, de certaines femmes,-
nos mères par exemple, jusqu'à l'héroïsme, cette
illusion m'est refusée.
Les chrétiens du monde me font rire si je
l'étais, moi, le reste n'existerait plus à mes yeux;
je me ferais missionnaire et m'en irais quelque
part me faire tuer au service du Christ.
Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la
débauche sont deux grands remèdes le cœur s'en-
gourdit à la longue, et c'est alors qu'on ne souffre
plus. Cette vérité n'est pas neuve, et je reconnais
qu'Alfred de Musset vous l'eùt beaucoup mieux
accommodée mais, de tous les vieux adages, que,
de génération en génération, les hommes se
repassent, celui-là est un des plus immortellement
vrais. Cet amour pur que vous rêvez est une fiction
comme l'amitié oubliez celle que vous aimez pour
une coureuse. Cette femme idéale vous échappe;
éprenez-vous d'une fille de cirque qui aura de
belles formes.
Il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas de morale, rien
n'existe de tout ce qu'on nous a enseigné à res-
pecter il y a une vie qui passe, à laquelle il est
logique de demander le plus de jouissances pos-
sible, en attendant l'épouvante finale qui est la
mort.
Les vraies misères, ce sont les maladies, les lai-
deurs et la vieillesse; ni vous'ni moi/nous n'avons
ces misères-là nous pouvons avoir encore une foule
de maîtresses, et jouir de la vie.
Je vais vous ouvrir mon coeur,. vous faire ma
profession de foi j'ai pour règle de conduite de
faire toujours ce qui me plait, en dépit de toute
moralité, de toute convention sociale. Je ne crois
à rien ni à personne, je n'aime personne ni rien je
n'ai ni-foi m espérance.
J'ai mis vingt-sept ans à en venir là si je
suis tombé plus bas que la moyenne des hommes
j'étais aussi parti de plus haut.
Adieu, je vous embrasse.
LOTI.

XI
La mosquée d'Eyoub, située au fond de la Corne
d'or, lut construite sous Mahomet II, sur l'empla-
cement du tombeau d'Eyoub, compagnon du pro-
phète.
L'accès en est de tout temps interdit aux chré-
tiens, et les abords mêmes n'en sont pas sûrs
pour eux.
Ce. monument est bâti en marbre blanc il est
placé dans un lieu solitaire, à la campagne, et
.entouré de cimetières de tous côtés. On voit à
peine son dôme et ses minarets sortant d'une
épaisse verdure~ d'un massif de.platanes gigan-
tesques et de cyprès séculaires.
Les chemins de ces cimetières sont très ombragé's
et sombres, dallés en pierre ou en marbre, che-
mins creux pour la plupart. Ils sont bordés
d'édifices de marbre fort anciens, dont la blan-
cheur, encore inaltérée, tranche sur les teintes
noires des cyprès..o
Des centaines de tombes dorées et entourées de
fleurs se pressent à l'ombre de ces sentiers ce
sont des tombes de morts vénérés, d'anciens pachas,
de grands dignitaires musulmans. Les cheik-ul-
islam ont leurs kiosques funéraires dans une de ces
avenues tristes.
C'est dans la mosquée d'Eyoub que sont sacrés
les sultans.

XII

Le 6 septembre, à six heures du matin, j'ai pu


pénétrer dans la seconde cour intérieure de la mes.
quée d'Eyoub.
Le vieux monument était vide et silencieux
deux derviches m'accompagnaient, tout tremblants
de l'audace de cette entreprise. Nous marchions
4
sans mot dire sur les dalles de marbre. La mosquée,
à cette heure matinale~ était d'une blancheur de
neige des centaines de pigeons ramiers picoraient
et voletaient dans les cours solitaires.
Les deux derviches, en robe de bure, soulevèrent
la portière de cuir qui fermait le sanctuaire, et il
me fut permis de plonger un regard dans ce lieu
vénéré, le plus saint de Stamboul, où jamais chré-
tien n'a pu porter les yeux.
C'était la veille du -sacre du sultan Abd-ul-
Hamid.
Je me souviens du jour où le nouveau sultan
vint en-grande pompe prendre possession du palais
impérial. J'avais été un des premiers à le voir,
quand il quitta cette, retraite sombre du vieux
sérail où l'on tient en Turquie les prétendants au
trône de grands caïques de gala. étaient venus
l'y chercher, et mon caïque touchait le sien.
Ces quelques jours de puissance ont déjà vieilli le
sultan; il avait alors une expression de jeunesse'
et d'énergie qu'il a perdue depuis. L'extrême sim-
plicité de sa mise contrastait avoc le luxe oriental
dont on venait de l'entourer. Cet homme, que l'on
tirait d'une obscurité relative pour le conduire
au suprême pouvoir, semblait plongé dans une
inquiète rêverie; il était maigré, pâle ettristement.
préoccupé, avec de grands yeux noirs cernés de
bistre sa .physionomie était intelligente et-distin-
guée.
Les caïques du sultan sont conduits chacun par
vingt-six rameurs. Leurs formes 'ont l'élégance, ori-
ginale de l'Orient; ils sont d'une grande magniû-
cence, entièrement ciselés et dorés, et portent à
l'avant un éperon d'or. La livrée des laquais de la
cour est verte et orange, couverte de dorures. Le
troue du sultan, orné de plusieurs soleils, est placé
sous un dais rouge et or.

XIII

Aujourd'hui, 7 septembre, a lieu la grande repré-


sentation du sacre d'un sultan.
Abd-ul-Hamid, à ce qu'il semble, est pressé de
s'entourer du prestige des Khalifes il se pourrait
que son avènement ouvrît à l'islam une ère nou-
velle, et qu'il apportât à la Turquie un peu dé
gloire encore et un dernier éclat.
Dans la mosquée sainte d'Eyoub, Abd-ul-Hamid est
allé ceindre en grande pompe le sabre d'Othman.
Après quoi, suivi d'un long et magnifique cor-
tège, le sultan a traversé Stamboul dans toute sa
longueur pour se rendre au palais du vieux sérail,
faisant une pose et disant une prière, comme il est
d'usage, dans les mosquées et les kiosques funé-
raires qui se trouvaient sur son chemin.
Des hallebardiers ouvraient la marche, coiffés
de plumets verts de deux mètres de haut, vêtus
d'habits écarlates tout chamarrés d'or.
Abd-ul-Hamid s'avançait au milieu d'eux, monté
sur un cheval blanc monumental, à l'allure lente
et majestueuse, caparaçonné d'or et de pierreries.
Le cheik-ul-islam en manteau vert, les émirs en
turban de cachemire, les ulémas en turban blanc
à bandelettes d'or, les grands pachas, les grands
dignitaires, suivaient sur des chevaux étincelants
de dorures, grave et interminable cortège où
défilaient de singulières physionomies Des ulé-
mas octogénaires soutenus par des laquais sur
leurs montures tranquilles, montraient au peuple
des barbés blanches et de sombres regards
empreints de fanatisme et d'obscurité.
Une foule innombrable se pressait sur tout ce
parcours, une de ces foules turques auprès des-
quelles les plus luxueuses foules d'Occident paraî-
traient laides et tristes. Des estrades disposées
sur une étendue de plusieurs kilomètres pliaient
sous le poids des curieux, et tous les costumes
d'Europe et d'Asie s'y trouvaient mêlés.
Sur les hauteurs d'Eyoub s'étalait la masse
mouvante des dames turques. Tous ces corps de
femmes, enveloppés chacun jusqu'aux pieds de
pièces de- soie de couleurs éclatantes, toutes ces
têtes blanches cachées sous les plis des yachmaks
d'où sortaient des yeux noirs, se confondaient sous
les cyprès avec les pierres peintes et historiées
des tombes. Cela était si coloré et si bizarre,
qu'on eût dit moins une réalité qu'une compo-
sition fantastique de quelque orientaliste hallu-
ciné.

XIV

Le retour de Samuel est venu apporter un peu


de gaité à ma triste case. La fortune me sourit
aux roulettes de Péra, et l'automne est splendide
en Orient. J'habite un des plus beaux pays du
monde, et ma liberté est illimitée. Je puis courir,
à ma guise, les villages, les montagnes, les bois de
la côte d'Asie ou d'Europe, et beaucoup de pauvres
gens vivraient une année des impressions et des
péripéties d'un seul de mes jours.
Puisse Allah accorder longue vie au sultan
Abd-ul-Hamid, qui fait revivre les grandes fêtes
religieuses, les grandes solennités de l'islam;
Stamboul illuminé chaque, soir, le Bosphore
éclairé aux feux de Bengale, les dernières lueurs de
l'Orient qui s'en va, une féerie à grand spectacle
que sans doute on ne reverra plus.
Malgré mon indifférence politique, mes sympa-
thies sont pour ce beau pays qu'on veut supprimer,
et tout doucement je deviens Turc sans m'en dou-
-ter.

XV

Des renseignements sur Samuel et sa natio-


nalité il est Turc d'occasion, Israélite de foi, et
Espagnol par ses pères.
A' Salonique, il était un peu va-nu-pieds, bate-
lier et portefaix. Ici, comme là-bas, il exerce son
métier sur les quais; comme il a meilleure mine
que les autres, il a beaucoup de pratiques et fait de
bonnes journées; le soir, il soupe d'un raisin,et
d'un morceau de pain, et rentre à la case, heu-
reux de vivre.
La roulette ne donne plus, et nous voilà fort
pauvres tous deux, mais si insouciants que cela
compense assez jeunes d'ailleurs pour avoir pour
rien des satisfactions que d'autres payent fort-cher.
Samuel met deux culottes percées l'une sur
l'autre pour aller au travail; il se figure que les
trous ne coïncident pas et qu'il est fort convenable

Chaque soir, on nous trouve, comme deux bons


Orientaux, fumant notre narguilhé sous les pla-
tanes d'un café turc, ou bien nous allons au théâtre
des ombres chinoises, voir Karagueuz, le Guignol
turc qui nous captive. Nous vivons en dehors de
toutes les agitations, et la politique n'existe pas
pour nous.
Il y a panique cependant parmi les chrétiens de
.Constantinople, et Stamboul est un objet d'effroi
pour les gens de Péra, qui ne passent plus les ponts'
qu'en tremblant.

XVI

Je traversais hier au soir Stamboul à cheval,


pour aller chez Izeddin-AIi. C'était la grande. fête
du Baïram, grande féerie orientale, dernier tableau
du Ramazan toutes les mosquées illuminées les
minarets étincelants jusqu'à leur extrême pointe;
des versets du Koran en lettres lumineuses'sus-
pendus dans l'air; des milliers d'hommes criant
à la fois, au bruit du canon, le nom vénéré d'Al-
lah une foule en habits de fête, promenant, dans
les rues des profusions de feux et de lanternes
des femmes voilées circulant par troupes, vêtues
,de soie, d'argent et d'or.
Apres avoir couru, Izeddin-Ali et moi, tout Stam-
boul, à trois heures du matin nous terminions nos
explorations par un souterrain de banlieue, où de
jeunes garçons asiatiques, costumés en almées,
exécutaient des danses lascives devant un public
composé de tous les repris de la justice ottomane,
saturnale d'une écœurante nouveauté. Je demandai
grâce pour la fin de ce spectacle, digne des beaux
moments de Sodome, et nous rentrâmes au petit
jour.

XVII

KARAGUËUZ

Les aventures et les méfaits du seigneur Kara-


gueuz ont amusé un nombre incalculable de géné-
rations de Turcs, et rien ne fait présager que la
faveur de ce personnage soit près de finir.
Karagueuz offre beaucoup d'analogies de carac-
tère avec le vieux polichinelle français après avoir
battu tout le monde, y compris sa femme, il est
battu lui-même par Chéytan, le diable, qui
finalement l'emporte, à la grande joie des specta-
teurs.
Karagueuz est en carton ou en bois il se pré-
sente au public sous forme de marionnette ou
d'ombre chinoise dans les deux cas, il est égale-
ment drôle. Il trouve des' intonations et des pos-
tures que Guignol n'avait pas soupçonnées les
caresses qu'il prodigue à madame Karagueuz-sont
d'un comique irrésistible.
Il arrive à Karagueuz d'interpeller les specta-
teurs et d'avoir ses démêlés avec le public. Il. lui
arrive aussi de se permettre des facéties tout à fait
incongrues, et de faire devant tout le monde des
choses qui scandaliseraient même un capucin. En
Turquie, cela passe la censure n'y trouve rien à
dire, et on voit chaque soir les bons Turcs s'en
aller, la lanterne à la main, conduire à Karagueuz
des troupes de petits enfants. On offre à ces pleines
salles de bébés un spectacle qui,. en Angleterre,
ferait rougir un corps de garde.
C'est là un trait curieux des moeurs orientales, et
on serait tenté-d'en déduire que les musulmans
sont beaucoup plus dépravés que nous-mêmes,
conclusion qui serait absolument fausse.
Les théâtres de Karagueuz s'ouvrent le premier
jour du mois lunaire du Ramazan et sont fort
courus pendant trente jours.
Le mois fini, tout se ramasse et se démonte.
Karagueuz rentre pour un an dans sa boîte et n'a
p)us,.sous aucun prétexte,e droit d'en sortir.
XVIII

Péra m'ennuie et je déménage je vais habiter


dans le vieux Stamboul, même au delà de Stam-
boul, dans le saint faubourg d'Eyoub.
Je m'appelle là-bas Arif-EHendi mon nom et ma
position y sont inconnus. Les bons musulmans
mes voisins n'ont aucune illusion sur ma nationa-
lité mais cela leur est égal, et à moi aussi.
Je suis là à deux heures du Deer~o: presque à
la campagne, dans une case à moi seul, Le quar-
tier est turc et pittoresque au possible une rue
de village où règne dans le jour une animation
originale; des bazars, des cafedjis, descentes;~et
de graves derviches fusant leur narguilhé sous
des amandiers. ~~y'
Une place, ornée d'une vieille fontaine -monu-
mentale en marbre blanc, rendez-vous dé tout ce
qui nous arrive de l'intérieur, tziganes, saltim-
banques, montreurs d'ours. Sur cette place, une
casa isolée, c'est la nôtre.
En bas, un vestibule badigeonné à la chaux,
blanc comme neige, un appartement vide. (Nous
ne l'ouvrons que le soir, pour voir, avant de nous
coucher, si personne n'est venu s'y. cacher, et
Samuel pense qu'il est hanté.)
Au premier, ma chambre, donnant par trois
fenêtres sur la place déjà mentionnée la petite
chambre de Samuel, et le haremlike, ouvrant à l'est
sur la Corne d'or.
On monte encore un étage, on est sur le toit, en
terrasse comme un toit arabe; il est ombragé
d'une vigne, déjà fort jaunie, hélas par le vent
de novembre.
Tout à côté de la case, une vieille mosquée de,
village. Quand le muezzin, qui est mon ami, monte
à son minaret, il arrive à la hauteur de'ma ter-
rasse, et m'adresse, avant de chanter la prière, un
salam amical.
La vue est belle de là-haut. Au fond de la Corne
d'or, le sombre paysage d'Eyoub; la mosquée sainte
émergeant avec sa blancheur de marbre d'un bas-
fond mystérieux, d'un bois d'arbres antiques et
puis des collines tristes, teintées denuances sombres
et parsemées de marbres, des cimetièresimmenses,
une vraie ville des morts.
À droite, la Corne d'or, sillonnée par des milliers
de caïques dorés; tout Stamboul en raccourci,
les mosquées enchevêtrées, confondant leurs dômes
et leurs minarets.
Là-bas, tout au loin, une colline plantée de
maisons blanches; c'est Péra, la ville des chrétiens,.
et leDeerhound est derrière.

XIX

Le découragement m'avait pris, en présence de


cette case vide, de ces murailles nues; de ces fe-
nêtres disjointes et de ces portes sans serrures.
C'était si loin d'ailleurs, si loin du DeerAoM~, et si
peu pratique.

XX

Samuel passe huit- jours à laver, blanchir et


calfeutrer. Nous faisons clouer sur les planchers
des nattes blanches qui les tapissent entièrement,
usage turc, propre et confortable. Des ri-
deaux aux fenêtres et un large divan couvert
d'une étoile à ramages rouges complètent cette
· 5
première installation, qui est pour l'instant une
installation modeste.
Déjà l'aspect a changé j'entrevois la possibilité
dé faire un chez moi de cette case où souillent
tous les vents, et je la trouve moins désolée. Cepen-
dant il y faudrait sa présence à elle qui avait juré
de venir, et peut-être est-ce pour elle seule que je
me suis isolé du monde!
Je suis un peu à Eyoub l'enfant gâté du quar-
tier, et Samuel'aussi y est fort apprécié.
Mes voisins, méfiants d'abord, ont pris le parti de
combler de prévenances l'aimable étranger qu'Al-
lah leur envoie, et chez lequel pour -eux tout est
énigmatique.
Le derviche Hassan-EGendi, à la suite d'une
visite de deux heures, tire ainsi ses conclusions:
Tu es un garçon invraisemblable, et tout ce
que tu fais est étrange Tu es très jeune, ou du
moins tu le parais, et tu vis dans une si complète
indépendance, que les hommes d'un âge mûr ne
savent pas toujours en conquérir de semblable.
Nous ignorons d'où tu viens, et tu n'as aucun
moyen connu d'existence. Tu as déjà couru tous les
recoins des cinq parties du monde; tu possèdes
un ensemble de connaissanceplus grand que celui
de nos ulémas; tu sais tout et tu as tout vu. Tu as
vingt ans, vingt-deux peut-être, et une vie humaine
ne suffirait pas à ton passé mystérieux. Ta place
serait au premier rang dans la société européenne
de Péra, et tu viens vivre à Eyoub, dans l'intimité
singulièrement choisie d'un vagabond Israélite.
Tu es un garçon invraisemblable mais j'ai du
plaisir à te voir, et je suis charmé que tu sois venu
t'établir parmi nous.

XXI

Septembre 1876.

Cérémonie du Surré-humayoun. Départ des


cadeaux impériaux pour la Mecque.
Le sultan, chaque année, expédie à la ville
sainte une caravane chargée de présents.
Le cortège, parti du palais de Dolma-Bagtché
va s'embarquer à l'échelle de Top-Hané, pour se
rendre à Scutari d'Asie.
En tête, une bande d'Arabes dansent au son du
tam-tam, en agitant en l'air de longues perches
enroulées de banderoles d'or.
Des chameaux s'avancent gravement, coiflés de
plumes d'autruche, surmontés d'édifices de bro-
cart d'or enrichis de pierreries; ces édifices con-
tiennent les présents les plus précieux.
Des inulets empanachés portent le reste du
tribut du Khalife, dans des caissons de velours
rouge brodé d'or.
Les ulémas, les grands dignitaires, suivent à
cheval, et les troupes forment la haie sur tout le
parcours.
Il y a quarante jours de marche entre Stam-
boul et la ville sainte.

XXII

Eyoub est un pays bien funèbre par ces nuits de


novembre j'avais le cœur serré et rempli de sen-
timents étranges, les premières nuits que je passai
dans cet isolement.
.Ma porte fermée, quand l'obscurité eut envahi
pour la première fois ma maison, une tristesse
profonde s'étendit sur moi comme un suaire.
J'imaginai de sortir, j'allumai ma lanterne. (On
conduit en prison, à Stamboul, les promeneurs
sans fanal.)
Mais, passé sept heures du soir, tout est fermé
et silencieux dans Eyoub les Turcs se couchent
avec le soleil et tirent les verrous sur leurs portes.
De loin en loin,' si une lampe dessine sur le
pavé le grillage d'une, fenêtre, ne regardez pas par
cette ouverture; cette lampe est une lampe funé-
raire qui n'éclaire que de grands catafalques sur-
montés de turbans. On vous égorgerait là, devant
cette fenêtre grillée, qu'aucun secours humain
n'en saurait sortir. Ces lampes qui tremblent
jusqu'au matin sont moins rassurantes que l'obs-
curité.
A tous les coins de rue, on rencontre à Stamboul
de ces habitations de cadavres.
Et là, tout près de nous, où finissent les rues,
commencent les grands cimetières, hantés par
ces bandes de malfaiteurs qui, après vous avoir
dévalisé, vous enterrent sur place, sans que la po-
lice turque vienne jamais s'en mêler.
Un veilleur de nuit m'engagea à rentrer dans
ma case/après s'être informé du motif de ma pro-
menade, laquelle lui avait semblé tout à fait inex-
plicable et même un peu-suspecte.
Heureusement il y a de fort braves gens parmi
les veilleurs de nuit, et celui-là en particulier, qui
devait voir par la suite des allées et venues mysté-
rieuses, fut toujours d'une irréprochable discré-
tion.

XXIII
On peut trouver un compagnon, mais non pas
un ami fidèle.
Si vous traversiez le monde entier, vous ne
trouveriez peut-être pas un ami. »
(Fa;a:'< d'MMe vieille poésie o/e)~a~.)

XXIV
LOTI A SA SOEUR, A BRIGTHBURY

Eyoub.1876.
T'ouvrir mon coeur devient de plus en plus
difficile, parce que chaque jour ton point de vue
et le mien s'éloignent davantage. L'idée chrétienne
était restée longtemps flottante dans mon imagi-
nation alors même que je ne croyais plus; elle
avait un charme vague et consolant. Aujourd'hui,
ce prestige est absolument tombé je ne connais
rien de si vain, de si mensonger, de si inadmissible.
J'ai eu de terribles moments dans ma vie, j'ai
cruellement souffert, tu le sais. =

J'avais désiré me marier, je te l'avais dit; je


t'avais confié le soin de chercher une jeune fille
qui fût digne de notre toit de famille et de notre
vieille mère. Je te prie de n'y plus songer je ren-
drais malheureuse la femme que j'épouserais, je
préfère continuer,une vie de plaisirs.
Je t'écris dans ma triste case d'Eyoub à part
un petit garçon nommé Yousouf, que même j'ha-
bitue à obéir par signes pour m'épargner l'ennui
de parler, je passe chez moi de longues heures
sàns adresser la parole à âme qui vive.
Je t'ai dit qûe je ne croyais à l'affection de per-
sonne cela est vrai. J'ai quelques amis qui m'en
témoignent beaucoup, mais je n'y crois pas.
Samuel, qui vient de me quitter, est peut-être
encore de tous celui qui tient le plus à moi. Je ne
me fais pas d'illusion cependant c'est de sa part
un grand enthousiasme d'enfant. Un beau jour,
tout s'en ira en fumée, et je me retrouverai seul.
Ton affection à toi, ma sœur, j'y crois dans une
certaine mesure affaire d'habitude au moins, et
puis il faut bien croire à quelque chose. Si c'est
vrai que tu m'aimes, dis-le-moi, fais-le-moi voir..
J'ai besoin de me rattacher à quelqu'un si c'est
vrai, fais que je puisse y croire. Je sens la terre qui
manque sous mes pas, le vide se fait autour de
moi, et j'éprouve une angoisse profonde.
Tant que je conserverai ma chère vieille mère, je
resterai en apparence ce que je suis aujourd'hui.
Quand elle n'y sera plus, j'irai te dire adieu, et
puis je disparaîtrai sans laisser trace de moi-même.

XXV

LOTI A PLUMKETT

Eyoub, 15 novembre 1876.

Derrière toute cette fantasmagorie orientale qui


entoure mon existence, derrière Arif-Euendi, il
y a.un pauvre garçon triste qui se sent souvent un
froid mortel au cœur. Il est peu de gens avec les-
quels ce garçon, très renfermé par nature, cause
quelquefois d'une manière un peu intime, mais
vous êtes de ces gens-là. J'ai beau faire, Plum-
kett, je ne suis pas heureux aucun expédient ne me
réussit pour m'étourdir. J'ai le cœur plein de lassi-
tude et d'amertume.
Dans mon isolement, je me suis beaucoup atta-
ché à ce va-nu-pieds ramassé- sur les quais de
Salonique, qui s'appelle Samuel. Son cœur est
sensible et droit c'est, comme dirait feu Raoul
de Nangis, un diamant brut enchâssé dans du
fer. De plus, sa société est naïve et originale, et je
m'ennuie moins quand je l'ai près de moi.
Je vous écris à cette heure navrante des cré-.
puscules d'hiver on n'entend dans le voisinage
que la voix du muezzin qui chante tristement,
en l'honneur d'Allah, sa complainte séculaire. Les
images du passé se présentent à mon esprit avec
une netteté poignante les objets qui m'entourent
ont des aspects sinistres et désolés; et je me
demande ce que je suis bien venu faire, dans cette
retraite perdue d'Eyoub..
Si encore elle était là, elle, Aziyadé
5.
Je l'attends toujours, mais, hélas comme
attendait sœur Anne.
Je ferme mes rideaux, j'allume ma lampe et mon
feu le décor change et mes idées aussi. Je con-
tinue ma lettre devant une flamme. joyeuse, en-
.veloppé dans un manteau de fourrure, les pieds
sur un épais tapis de Turquie. Un instant je me
prends pour un derviche, et cela m'amuse.
Je ne sais trop que vous raconter de ma vie,
Plumkett, pour vous distraire il y a abondance de
sujets; seulement, c'est l'embarras du choix. Et
puis ce qui est passé est passé, n'est-ce pas ? et ne
nous intéresse plus.
Plusieurs maîtresses, desquelles je n'ai aimé au-
cune, beaucoup de péripéties, beaucoup d'excur-
sions, à pied et à cheval, par monts et par vaux;
partout des visages inconnus, indiilérents ou anti-
pathiques beaucoup de dettes, des juifs à mes
trousses; des habits brodés d'or jusqu'à la plante
des pieds; la mort dans l'âme et le cœur vide.
Ce soir, 15 novembre, à dix heures, voici quelle
est la situation
C'est l'hiver; une pluie froide et un grand vent
battent les vitres de ma triste case on n'entend
plus d'autre bruit que celui qu'ils font, et la vieille
lampe turque pendue au-dessus de ma tête est la.
seule qui brûle à cette heure dans Eyoub. C'est un
sombre pays qu'Eyoub, le cœur de l'Islam c'est ici
qu'est la mosquée sainte où sont sacrés les-sultans;
de vieux derviches farouches et les gardiens des
saints tombeaux sont les seuls habitants de ce quar-
tier; le plus musulman et le plus fanatique de tous.
Je vous disais donc que votre ami Loti est seul
dans sa case, bien enveloppé dans un manteau de
peau de renard, et en train de se prendre pour un
derviche.
II a tiré les verrous de ses portes, et goûte le
bien-être égoïste du chez soi, bien-être d'autant
plus grand que l'on serait plus mal au dehors, par
cette tempête, dans ce pays peu sûr et inhospitalier.
La chambre de Loti, comme toutes les choses
extraordinairement vieilles, porte aux rêves bi-
zarres et aux méditations profondes; son plafond
de chêne sculpté a dû jadis abriter de singuliers
hôtes, et recouvrir plus d'un drame.
L'aspect d'ensemble est resté dans la, couleur
primitive. Le plancher disparaît sous des.nattes et
d'épais tapis, tout le luxe du logis; et, suivant
l'usage turc, on se déchausse en entrant pour ne
point les salir. Un divan très bas et des coussins
qui traînent à terre composent à peu près tout
l'ameublement de cette chambre, empreinte de la
nonchalance sensuelle des peuples d'Orient. Des
armes et des objets décoratifs fort anciens sont
pendus aux murailles; des versets du Koran sont
peints partout, mêlés à des fleurs et à des animaux
fantastiques.
A côté, c'est le Aan'~Me, comme nous disons
en turc, l'appartement des femmes. Il est vide; lui
aussi, il attend Aziyadé, qui devrait être déjà près
de moi, si elle avait tenu sa promesse.
Une autre petite chambre, auprès de la mienne,
est vide également c'est celle de Samuel, qui est
allé me chercher à Salonique des nouvelles de la
jeune femme aux yeux verts. Et, pas plus qu'elle,
il ne paraît revenir.
Si pourtant elle ne venait pas, mon Dieu, un de
ces jours une autre prendrait sa place. Mais l'enet
produit serait. fort diSérent. Je l'aimais presque,
et c'est pour elle que je me suis fait Turc.
XXVt

AI.OTI,DESASCEUR

Brightbury. 1876.
Frère chéri,
Depuis hier, je traîne le désespoir dans lequel
m'a mise ta lettre. Tu veux disparaître Un
jour, peut-être prochain, où notre bien-aimée
mère nous quittera, tu veux disparaître, m'aban-
donner pour toujours. Table rase dé tous nos sou-
venirs, engloutissement de notre passé,–la vieille
case de Brightbury vendue, les objets chéris disper-
sés, et toi qui ne seras pas mort. qui seras là
quelque part à végéter sous la griffe, de Satan,
quelque part où je ne saurai pas, mais où je sen-
tirai que tu vieillis et que tu souffres Que Dieu
plutôt te fasse mourir Alors, je te pleurerai;
alors, je saurai qu'il faut ainsi que le vide se
fasse, j'accepterai, je souffrirai, je courberai la tête.
Ce que tu dis me révolte et me fait saigner la
chair. Tu le ferais donc, puisque tu le dis tu le
ferais d'un visage froid, d'un coeur sec, puisque tu
te persuades suivre uu fil fatal et maudit, puisque
je ne suis plus rien dans ton existence. Ta vie est
ma vie, il ya un recoin de moi-même où personne
n'est. c'est ta place à toi, et quand tu me quitteras,
elle sera vide et me brûlera.
J'ai perdu mon frère, je suis prévenue –affaire
de temps, de quelques mois peut-être, il est
perdu pour le temps, et l'éternité, déjà mort de
mille morts. Et tout s'effondre, et tout se brise. Le
voilà, l'enfant chéri qui plonge dans un abîme sans
fond, l'abîme des abîmes 1, Il souffre, l'air lui
manque, la lumière, le soleil; mais il est sans
force; ses yeux restent attachés au fond, à ses
pieds; il ne relève plus sa tète, il ne peut plus, le
prince des ténèbres le lui défend. Quelquefois
pourtant il veut résister. Il entend une voix loin-
taine, celle qui a bercé son enfance mais le prince
lui dit 'Mensonge, vanité, folie et le pauvre
enfant, lié, garrotté, au fond de son abîme, san-
glant, éperdu, ayant appris de son maître à ap-
peler le bien mal, et le mal bien, que fait-il ?. il
sourit.
Rien ne me surprend de ta pauvre âme tra-
vaillée et chargée, même pas le sourire moqueur
de Satan.il le fallait bien! 1

Tu l'as même perdue, pauvre frère, cette soif


d'honnêteté dont tu me parlais. Tu ne la veux plus
cette petite compagne douce et modeste, fraîche,
tendre et jolie, aimable, la mère de petits enfants
que tu aurais aimés. Je la voyais, là, dans le vieux
salon, assise sous les vieux portraits.
Un vent plein de corruption a passé là-dessus.
Ce frère dont le cceur ne peut pourtant pas vivre
sans affections, qui en a faim et soif, il n'en veut.
plus, d'affections pures; il vieillira, mais personne
ne sera là pour le chérir et égayer son front. Ses
maîtresses se riront de lui, on ne peut leur en
demander davantage; et alors, abandonné, déses-
péré. alors, il mourra
Plus tu es malheureux, troublé, ballotté, con-
fiant, plus je t'aime. Ah mon bien-aimé frère, mon
chéri, si tu voulais revenir à la vie si Dieu voulait!
si tu voyais la désolation de mon cœur, si tu sentais
la chaleur de mes prières
Mais la peur, l'ennui de la conversion, les ter-
reurs blafardes de la vie chrétienne. La conver-
sion, quel mot ignoble! Des sermons ennuyeux,
des gens absurdes, un méthodisme maussade, une
austérité sans couleur, sans rayons, de grands
mots, le patoM Chanaan! Est-ce tout cela qui
peut te séduire? Tout cela, vois-tu, n'est pas Jésus,
et le Jésus que tu crois n'est pas le maître radieux
que je connais et que j'adore. De celui-là, tu n'auras
s
ni peur, ni ennui, ni éloignement. Tu soutires étran-
gement, tu brûles de douleur. il pleurera avec toi.
Je prie à toute heure, bien-aimé jamais ta pen-
sée ne m'avait tant rempli le cœur. Ne serait-ce
que dans dix ans, dans vingt ans, je sais que tu
croiras un jour. Peut-être ne le saurai-je jamais,
peut-être mourrai-je bientôt, mais j'espérerai et
je prierai toujours i
Je pense que j'écris beaucoup trop. Tant de
pages c'est dur à. lire Mon-bien-aimé a com-
mencé à hausser les épaules. Viendra-t-il un jour
où il ne me lira plus ?.

XXVII

Vieux Kaïroullah, dis-je,, amène-moi des


femmes
Le vieux KaïrouUah était assis devant moi par
terre. Il était ramassé sur lui-même, comme un in-
secte malfaisant et immonde son crâne chauve et
pointu luisait à la lueur de ma lampe.
Il était huit heures, une nuit d'hiver, et le
quartier d'Eyoub était aussi noir et silencieux qu'un
tombeau.
Le vieux KaïrouUah avait un fils de douze ans
nommé Joseph, beau comme un ange, et qu'il
élevait avec adoration. Ce détail à part, il était le
plus accompli des misérables. Il exerçait tous les
métiers ténébreux du vieux juif déclassé de Stam-
boul, un surtout pour lequel il traitait avec le
Yuzbâchi Suleïman, et plusieurs de mes amis mu-
sulmans.
Il était cependant admis et toléré partout, par
cette raison que, depuis longues années on s'était
habitué à le voir. Quand on le rencontrait dans la
rue, on disait < Bonjour, Kaïrcullah » et on
touchait même le bout de ses grands doigts velus.
Le vieux Kaïroullah rénéchit longuement à ma
demande et répondit
Monsieur Marketo, dans ce moment-ci les
femmes coûtent très <;ber. Mais, ajouta-t-il, il est
des distractions moins coûteuses, que je puis ce
soir même vous oiïrir, monsieur Marketo. Un peu
de musique, par exemple, vous sera agréable sans
doute.
Sur cette phrase énigmatique, il alluma sa lan-
terne, mit sa pelisse, ses socques, et disparut.
Une demi-heure après, la portière de ma chambre
se soulevait pour donner passage à six jeunes gar-
çons Israélites, vêtus de robes fourrées, rouges,
bleues, vertes et oranges. Kaïroullah les accompa-
gnait avec un autre vieillard plus hideux que lui-
même, et tout ce monde s'assit à terre avec force
révérences, tandis que je restais aussi impassible
et immobile qu'une idole égyptienne.
Ces enfants portaient de petites harpes dorées~
sur lesquelles ils se mirent à promener leurs doigts
chargés de bagues de clinquant. Il en résulta une
musique originale que j'écoutai quelques minutes
en silence.
Comment vous plaisent, monsieur Marketo,
me dit le vieux Kaïroullah en se penchant à mon
oreille.
J'avais déjà compris la situation et je ne mani-
festai aucune surprise; j'eus seulement la curiosité
de pousser plus loin cette étude d'abjection bu-.
maine.
Vieux Kaïroullah, dis-je, ton fils est plus
beau qu'eux.
Le vieux KaïrouHah réfléchit uu instant et répon-
dit
Monsieur Marketo, nous pourrons recauser
demain.
Quandj'eus chassé tout ce monde comme une
troupe de bêtes galeuses, je vis de nouveau paraître
la tête allongée du vieux KaïrouHah, soulevant
sans bruit la draperie dé ma porte.
Monsieur Marketo, dit-il, ayez pitié de moi
Je demeure très loin et on croit que j'ai de l'or.
Mieux vaudrait me tuer de votre main que me
mettre à la porte à pareille heure. Laissez-moi
dormir dans un coin de votre maison, et, avant le
.jour, je vous jure de partir.
Je manquai de courage pour mettre dehors ce
vieillard, qui y fût mort de froid et. de peur, en
admettant qu'on ne l'eùt point assassiné. Je me
contentai de lui assigner un coin de ma maison, où
il resta accroupi toute une nuit glaciale, pelotonné
comme un vieux cloporte dans sa pelisse râpée.
Je l'entendais trembler une toux profonde sortait
de sa poitrine comme un.râle et j'en eus tant de
pitié, que je-me levai encore pour lui jeter un tapis
qui lui servit de couverture.
Dès que le ciel parut blanchir, je lui donnai
l'ordre de disparaître, avec le conseil de ne point
repasser le seuil de ma porte, et de ne se retrouver
même jamais nulle part sur mon chemin.
Ht

EYOUB A DEUX

Eyoub,le4decembrct8~C.

On m'avait dit Elleest arrivée et


depuis deux jours, je vivais daus la fièvre de
l'attente.
Ce soir, avait dit Kadidja (la vieille négresse
qui, à Salonique, accompagnait la nuit Aziyadé
dans sa barque et risquait sa vie pour sa mai-
tresse), ce soir, un caïque l'amènera à l'échelle
d'Eyoub, devant ta maison.
Et j'attendais là depuisltrois heures.
La journée avait été belle et lumineuse le va-et-
vient de la Corne d'or avait une activité inusitée
à la tombée du jour, des milliers de caïques abor-
daient à l'échelle d'Eyoub, ramenant dans leur
quartier tranquille les Turcs que leurs affaires
avaient appelés dans les centres populeux de Cons-
tantinople, à Galata ou au grand bazar.
On commençait à me connaître à Eyoub, et a
dire:
Bonsoir, Ariî qu'attendez-vous donc
ainsi?
On savait bien que je ne pouvais pas m'appeler
Arif, et que j'étais un chrétien venu d'Occident
mais ma fantaisie orientale ne portait plus om-
brage à personne, et on me donnait quand même
ce nom que j'avais choisi.

II

Portia flambeau du ciel Portia! ta main, c'est moi


(AàRED DC ~Iu55ET, l'orlia.)

Le soleil était couché depuis deux heures quand


un dernier caïque s'avança seul, parti d'Azar-
Kapou Samuel était aux avirons une femme voi-
lée était assise à l'arrière sur des coussins. Je vis
que c'était elle.
Quand ils arrivèrent, la place de la mosquée
était devenue déserte, et la nuit froide.
Je pris sa main sans mot dire, et l'entraînai en-
courant vers ma maison, oubliant le pauvre Sa-
muel, qui resta dehors.
Et, quand le rêve impossible fut accompli, quand
elle fut là, dans cette chambre préparée pour elle,
seule avec moi, derrière deux portes garnies de fer,
je ne sus que me laisser tomber près d'elle, em-
brassant ses genoux. Je sentis que je l'avais folle-
ment désirée j'étais comme anéanti.
Alors j'entendis sa voix. Pour la première fois,
elle parlait et je comprenais, ravissement encore
inconnu Et je ne trouvais plus un seul mot de
cette langue turque que j'avais apprise pour elle
je lui répondais dans la vieille langue anglaise des
choses incohérentes que je n'entendais même plus!
Secet't'm ~n, jLott'm (Je t'aime, Loti, disait-
elle, je t'aime !)
On me les avait dits avant Aziyadé, ces mots
éternels mais cette douce musique de l'amour
frappait pour la première fois mes oreilles en
langue turque. Délicieuse musique que j'avais ou-
bliée, est-ce bien possible que je l'entende encore
partir avec tant d'ivresse du fond d'un cœur pur
de jeune femme tellement, qu'il me semble ne
l'avoir entendue jamais; tellement qu'elle vibre
comme un chant du ciel dans mon âme blasée.
Alors, je la soulevai dans mes bras, je plaçai sa
tête sous un rayon de lumière pour.la regarder, et
je lui dis comme Roméo
Répète encore !.redis-le
Et je commençais à lui dire beaucoup de choses
'qu'elle devait comprendre la parole me revenait
avec les mots turcs, et je lui posais une foule de
questions en lui disant
Réponds-moi
Elle, elle me regardait avec extase, mais je voyais
que sa tête n'y était plus, et que je parlais dans le
vide.
Aziyadé,'dis-je, tu ne m'entends pas?
Non, répondit-elle.
Et elle me dit d'une voix grave ces mots doux
et sauvages
Je voudrais manger les paroles de ta bouche 1

ScMHt /a/'t/eme& MterM)t/ (Loti je voudrais manger


le-son de ta voix !)
in
Eyoub, septembre 1876.

Aziyadé parle peu; elle sourit souvent, mais ne


rit jamais; son pas ne fait aucun bruit; ses mou-
vements sont souples, ondoyants, tranquilles, et ne
s'entendent pas. C'est bien là cette petite personne
mystérieuse, qui le plus souvent s'évanouit quand
parait le jour, et que la nuit ramène ensuite, à
l'heure des djinns et des fantômes.
Elle tient un peu de la vision, et il semble qu'elle
illumine les lieux par lesquels elle passe. On
cherche des rayons autour de sa tête enfantine et
sérieuse, et on en trouve en effet, quand la lumière
tombe sur certains petits cheveux impalpables,
rebelles à toutes les coiffures,. qui entourent déli-
cieusement ses joues et son front.
ï Elle considère comme très inconvenants ces pe-
tits cheveux, et passe chaque matin une heure en
efforts tout à fait sans succès pour les aplatir; Ce
travail et celui qui consiste à teindre ses ongles en
rouge orange sont ses deux principales occupa-
tions..
6
Elle est paresseuse, comme toutes les femmes
élevées en Turquie cependant elle sait bro-
der, faire de l'eau de rose et écrire son nom. Elle
l'écrit partout sur les murs, avec autant. de. sé-
rieux que s'il s'agissait d'une opération d'im-
portance, et époiute tous mes crayons à ce tra-
vail
Aziyadé me communique ses pensées plus avec
ses yeux qu'avec sa bouche son expression est
étonnamment changeante et mobile. Elle est Li
forte en pantomime du regard, qu'elle pourrait
parler beaucoup plus rarement encore ou même
s'en dispenser tout à fait.
M lui arrive souvent de -répondre à certaines

situations en chantant des passages de quelques


chansons turques, et ce mode de citations, qui
serait insipide chez une femme européenne, a chez
elle un singulier charme oriental.
Sa voix est grave, bien que très jeune et fraîche
elle la- prend du reste toujours dans ses notes
basses, et les aspirations de la langue turque la
font un peu rauque quelquefois.
Aziyadé est âgée de dix-huit ou .dix-neuf ans.
Elle est capable de prendre elle-même et brusque-
ment des résolutions extrêmes, et de les suivre
après, coûte que coûte, jusqu'à la mort.

IV

Autrefois à Salonique, quand il fallait risquer


la vie de Samuel et la mienne pour passer auprès
d'elle seulement une heure, j'avais fait ce rêve in-
sensé habiter avec elle, quelque part en Orient,
dans un recoin ignoré, où le pauvre Samuel aussi
viendrait avec nous. J'ai réalisé à peu près ce rêve,
contraire à toutes les idées musulmanes, impos-
sible à tous égards.
Constantinople était le seul endroit où pareille
chose pût être tentée; c'est le vrai désert d'hommes
dont Paris était autrefois le type, un assemblage de
plusieurs grandes villes où chacun vit à sa guise
et sans contrôle, où l'on peut mener de front
plusieurs personnalités différentes, Loti, Arif et
Marketo.
Laissons souffler le vent d'hiver laissons les
rafales de décembre ébranler les ferrures de notre
porte et les grilles de nos fenêtres.
Protégés par de lourds verrous de fer, par tout un
arsenal d'armes chargées, par l'inviolabilité du
domicile turc, assis devant le brasero de cuivre.
petite Aziyadé, qu'on est bien chez nous 1

LOTI A SA SCEUR, A BfUGHTBURY

Chère petite sœur,

J'ai été dur et ingrat de ne pas t'écrire plus tût.


Je t'ai fait beaucoup de mal, tu le dis, et je le crois.
Malheureusement, tout ce que j'ai écrit, je le pen-
sais, et je le pense encore; je ne puis rien mainte-
nant contre ce mal que je t'ai fait; j'ai eu tort seu-
lement de te laisser voir au fond de mon coeur,
mais tu l'avais voulu.
Je crois que tu m'aimes tes lettres me le prou-
veraient à défaut d'autres preuves. Moi aussi, je
t'aime, tu le sais.
Il faudrait m'intéresser à quelque chose, dis-tu ?
à quelque chose de bon et d'honnête, et le prendre
à coeur. Mais j'ai ma pauvre chère vieille mère
elle est aujourd'hui un but dans ma vie, le but
que je me suis donné à moi-même. Pour elle, je
me compose une certaine gaîté, un certain cou-
rage pour elle, je maintiens le côté positif et rai-
sonnable de mon existence, je reste Loti, officier
de marine.
Je suis de ton avis, je ne connais pas de chose plus
repoussante qu'un vieux débauché qui s'en va de
fatigue et d'usure, et qu'on abandonne. Mais je ne
serai point cet objet-là quand je ne serai plus bien
portant, ni jeune, ni aimé, c'est alors que. je dispa-
raîtrai.
Seulement, tu ne m'as pas compris quand
j'aurai disparu, je serai mort.
Pour vous, pour toi, à mon retour, je ferai un
suprême effort. Quand je serai au milieu de vous,
mes idées changeront si vous me choisissez une
jeune fille que vous aimiez, je tâcherai de l'aimer,
et de me fixer, pour l'amour de vous, dans cette
affection-là.
Puisque je t'ai parlé d'Aziyadé, je puis bien te
dire qu'elle est arrivée. Elle m'aime de toute son
âme, et ne pense pas que je puisse me décider à la
quitter jamais. Samuel est revenu aussi; tous
6.
deux m'entourent de tant d'amour, que j'oublie le
passé et les ingrats, un peu aussi les absents.

VI

Peu à peu, de modeste qu'elle était, la maison


d'Arif-Effendi est devenue luxueuse des tapis de
Perse, des portières de Smyrne, des faïences, des
armes. Tous ces objets sont venus un par un, non
sans peine, et ce mode de recrutement leur donne
plus de charme.
La roulette a fourni des tentures de satin bleu
brodé de roses rouges, défroques du sérail et
les murailles, qui jadis étaient nues, sont aujour-.
d'hui tapissées de soie. Ce luxe, caché dans une
masure isolée, semble une vision fantastique.
Aziyadé aussi apporte chaque soir quelque objet
nouveau la maison d'Abeddin-Efïendi est un
capharnaüm rempli de vieilles choses précieuses,
et les femmes ont le droit, dit-elle, de faire des
emprunts aux réserves de leurs maîtres.
Elle reprendra tout cela quand le rêve sera fini,
et ce qui est à moi sera vendu.
VII

Qui me rendra ma vie d'Orient, ma vie libre et


en plein air, mes longues promenades sans but, et
le tapage de Stamboul ?
Partir le matin de l'Atmeîdan, pour aboutir la
nuit à Eyoub; faire, un chapelet à la main, la
tournée des mosquées; s'arrêter à tous les cafedjis,
aux turbés, aux mausolées, aux bains et sur tes
places; boire le café de Turquie dans les micro-
scôpiques tasses bleues à pied de cuivre s'asseoir
~)u soleil, et s'étourdir doucement à la fumée d'un
narguilhé causer avec les derviches ou les pas-
sants être soi-même une partie de ce tableau plein
de mouvement et de lumière; être libre, insou-
ciant et inconnu et -penser qu'au logis la bien-
aimée vous attendra le soir.
Quel charmant petit compagnon de route que
mon ami Achmet, gai ou rêveur, homme du peuple
et poétique à l'excès, riant à tout bout de champ
et dévoué jusqu'à la mort 1

Le tableau s'assombrit à mesure qu'on s'enfonce


dans le vieux Stamboul, qu'on s'approche du saint
quartier d'Eyoub et des grands cimetières. Encore
des échappées sur la nappe bleue de Marmara, les
îles ou les montagnes d'Asie, mais les passants
rares et les cases tristes un sceau de vétusté et
de mystère, et les objets extérieurs racontant
!es histoires farouches de la vieille Turquie.
Il est nuit close, le plus souvent, quand nous
arrivons'à Eyoub, après avoir diné n'importe où,
dans quelqu'une de ces petits échoppes turques où
Achmet vérifie lui-même la propreté des ingré-
dients et en surveille la préparation.
Nous allumons nos lanternes pour rejoindre le
logis, ce petit logis si perdu et si paisible,
dont l'éloignement même est un des charmes.

VIII

Mon ami Achmet a vingt ans, suivant le compte


de son vieux père Ibrahim vingt-deux ans, sui-
vant le compte de sa vieille mère Fatma les Turcs
ne savent jamais leur âge. Physiquement, c'est un
drôle de garçon, de petite taille, bâti en hercule
pour qui ne le saurait pas, sa figure maigre et-
bronzée ferait supposer une constitution délicate
tout petit nez aquilin, toute petite bouche; petits
yeux tour à tour pleins d'une douceur triste, ou
pétillants de gaité et d'esprit. Dans l'ensemble, un
attrait original.
Singulier garçon, gai comme un oiseau les
idées les plus comiques, exprimées d'une manière
tout à fait neuve; sentiments exagérés d'honnêteté
et d'honneur. Ne sait pas lire et passe sa vie à che-
val. Le cœur ouvert comme la main la moitié de-
son revenu est distribué aux vieilles mendiantes
des rues. Deux chevaux qu'il loue au public com-
posent tout son avoir.
Achmet a mis deux jours à découvrir qui j'étais
et m'a promis le secret de ce qu'il est seul à savoir,
à condition d'être à l'avenir reçu dans l'intimité.
Peu à peu il s'est imposé comme ami,. et a pris sa
place au -foyer. Chevalier servant d'Aziyadé qu'il
adore, il est jaloux pour elle, plus qu'elle, et
m'épie à son service, avec l'adresse d'un vieux
policier.
Prends-moi donc pour domestique, dit-il un
beau jour, au lieu de ce petitYousouf, qui est voleur
et malpropre; tu me donneras ce que tu lui donnes,
si tu tiens à me donner quelque chose je serai un
peu domestique pour rire, mais je demeurerai dans
ta case et cela m'amusera.
Yousouf reçut le lendemain son congé et Achmet
prit possession de la place.

IX

Un mois après, d'un air embarrassé, j'offris deux


medjidiés de salaira à Achmet, qui est la patience
même; il entra dans une colère bleue et enfonça-
deux vitres qu'il fit le lendemain remplacer à ses
frais.. La question de ses gages se trouva réglée de
cette manière.

x
Je le vois un soir, debout dans ma chambre et
frappant du pied.
Sen tchok chéytan, Loti ~M!a!nîa~M~sc'H!/
(Toi beaucoup le diable, Loti Tu es très malin,
Loti Je ne comprends pas qui tu es !)
Son bras agitait avec colère sa large manche
blanche sa petite tête faisait danser furieusement
le gland de soie de son fez.
Il avait comploté ceci avec Aziyadé pour me faire
rester m'offrir la moitié de son avoir, un de ses
chevaux, et je refusais en riant. Pour cela, j'étais
tchok cAo/ta~, et incompréhensible.
A dater de cette soirée, je l'ai aimé sincère--
ment.
Chère petite Aziyadé elle avait dépensé sa lo-
gique et ses larmes pour me retenir à Stamboul;
l'instant prévu dé mon. départ passait comme un
nuage noir sur son bonheur.
Et, quand elle eut tout épuisé
Boum a~m MHM:, Io~. (Mon âme est à toi,
Loti.) Tu es mon Dieu, mon frère, mon ami, mon
amant; quand tu seras parti, ce sera fini d'Aziyadé;
ses yeux seront fermés, Aziyadé sera morte
Maintenant, fais ce que tu voudras, toi, <M
sais
Toi, tttMM, phrase intraduisible, qui veut dire a
peu près ceci < Moi, je ne suis qu'une pauvre
petite qui ne peux pas te compr endre je m'incline
devant ta décision, et je l'adore.
Quand tu seras parti, je m'en irai au loin sur
ia montagne, et je chanterai pour toi ma chan-
son
C/t<<aK/af, <H<<
.A'a/)~!H~t)',<~t<e/MK6M!/ttr,
Arslandar, etc.
(Les diables, les djinns, les tigres, les lions, les
ennemis, passent loin de mon ami.) Et je m'en
irai mourir de faim sur la montagne, en chantant
ma chanson pour toi.
Suivait la chanson, chantée chaque soir d'une
voix douce, chanson longue, monotone, composée
sur un rythme étrange, avec les intervalles impos-
sibles, et les finales tristes de l'Orient.
Quand j'aurai quitté Stamboul, quand je serai
loin d'elle pour toujours, longtemps encore j'en-
tendrai la nuit la chanson d'Aziyadé.
XI

At.OTt.DESASnEUR

Brightbury, décembre 1876.

Cher frère,
l'ai lue, et relue, ta lettre! C'est tout ce que
Je
je puis demander pour le moment, et je puis dire
comme la Sunamite voyant son fils mort « Tout
va bien!»
Ton pauvre cœur est plein de contradictions,
ainsi que tous les cœurs troublés qui flottent sans
boussole.. Tu jettes des cris de 'désespoir, tu dis
que tout t'échappe, tu en appelles passionnément
'à ma tendresse, et, quand je t'en assure moi-même,
,avec passion, je trouve que ~t OM~'M ~s a~eH~, et
que tu es si heureux dans ce coin de l'Orient que tu
voudrais toujours voir durer cet Éden. Mais voilà,
moi, c'est permanent, immuable; tu le retrouveras,
quand ces douces folies seront oubliées pour faire
place à d'autres, et peut-être en feras-tu plus tard
plus de cas que tu ne penses.
Cher frère, tu es à moi, tu es à Dieu, tu es à
7
Bous. Je. le sens, un jour, bientôt peut-être, tu
reprendras courage, confiance et espoir. Tu verras
combien cette erre:M* est douce et délicieuse, pré-
cieuse et bienfaisante. Oh! mensonge mille fois
béni, que celui qui me fait vivre et me fera mou-
rir, sans regrets, et sans frayeur qui mène le
monde depuis des siècles, qui a fait les martyrs,
qui fait les grands peuples, qui change le deuil en
allégresse, qui crie partout < Amour, liberté et
charité D

XII

Aujourd'hui, 10 décembre, visite au padishah.


Tout est blanc comme neige dans les cours du
palais de Dolma-Bagtché, même le sol quai de
marbre, dalles de marbre, marches de marbre;
les gardes du sultan en costume écarlate, les mu-
siciens vêtus de bleu de ciel et chamarrés d'or,
les laquais vert-pomme doublés de jaune-capucine
tranchent en nuances crues sur cette invraisem-
blable blancheur.
Les acrotères et les corniches du palais servent
de perchoir à des familles de goélands, de plon-
geons et de cigognes.
Intérieurement, c'est une grande splendeur.
Les hallebardiers forment la haie dans les esca-
liers, immobiles sous leurs grands plumets, comme
des momies dorées. Des officiers des gardes, cos-
tumés un peu comme feu Aladdim, les commandentt
par signes.
Le sultan est grave, pâle, fatigué, affaissé.
Réception courte, profonds saluts on se retire
à reculons, courbés jusqu'à terre.
Le café est servi dans un grand salon donnant
sur le Bosphore.
Des serviteurs à genoux vous allument des chi-
bouks de deux mètres de long à bout d'ambre,
enrichis de pierreries, et dont les fourneaux
reposent sur des plateaux d'argent.
Les ~ec/s (pieds des tasses à café) sont d'argent
ciselé, entourés de gros diamants taillés en rose, et
d'une quantité de. pierres précieuses.
<
XIII

En vain chercherait-on dans tout l'islam un


époux plus infortuné que le vieil Abeddin-Eflendi.
Toujours absent, ce vieillard, toujours en Asie; et
quatre femmes dont la plus âgée a trente ans,
quatre femmes qui, par extraordinaire, s'entendent
comme des larrons habiles, et se gardent mutuel-
lement le secret de leurs équipées.
Aziyadé elle-même n'est pas trop détestée, bien
qu'elle soit de beaucoup la plus jeune et la plus
jolie, et ses aînées ne la vendent pas.
Elle est leur égale d'ailleurs, une cérémonie
dont la portée m'échappe, lui ayant donné, comme
aux autres, le titre de ~me et d'épouse

XIV

Je disais à Aziyadé
Que fais-tu chez ton maître? A quoi passez-
vous vos longues journées dans le harem?
Moi ? répondit-elle, je m'ennuie je pense à
toi, Loti; je regarde ton portrait; je touche tes
cheveux,' ou je m'amuse avec divers petits objets
à toi, que j'emporte d'ici pour me faire société là-
bas.
Posséder les cheveux et le portrait de quelqu'un
était pour Aziyadé une chose tout à fait singulière,
à laquelle elle n'eût jamais songé sans moi c'était,
une chose contraire à ses idées musulmanes, une
innovation de giaour, à laquelle elle trouvait un
charme mêlé d'une certaine frayeur.
Il avait fallu qu'elle m'aimât bien pour me per-
mettre de prendre de'ses cheveux à elle; la pensée
qu'elle pouvait subitement mourir, avant qu'ils
fussent repoussés, et paraître dans un autre monde
avec une grosse mèche coupée tout ras par un infi-
dèle, cette pensée la faisait frémir.
Mais, lui dis-je encore, avant mon arrivée en
Turquie, que faisais-tu, Aziyadé?
Dans ce temps-là, Loti, j'étais presque nue
petite fille. Quand pour la première fois je t'ai vu,
il n'y avait pas dix lunes que j'étais dans le harem
d'Abeddin, et je ne m'ennuyais pas encore. Je me
tenais dans mon appartement, assise sur mon
divan, à fumer des cigarettes, ou du hachisch.
à jouer aux cartes avec ma servante Emineh, ou à
écouter des histoires très drôles du pays des
hommes noirs, que Kadidja sait raconter parfaite-
ment.
Fenzilé-hanum m'apprenait à broder, et puis
nous avions les visites à rendre et à recevoir avec
les dames des autrès harems.
Nous avions aussi notre service à faire auprès
de notre maître, et enfin la voiture pour nous pro-
mener. Le carrosse de notre mari nous appartient
eu propre un jour à chacune mais nous aimons
mieux nous arranger pour sortir ensemble et faire
de compagnie nos promenades.
Nous nous entendons relativement fort bien.
Fenzilé-hanum, qui m'aime beaucoup, est la
dame la plus âgée et la plus considérable du
harem. Besmé est colère, et entre quelquefois dans
de grands emportements, mais elle est facile à
calmer et cela ne dure pas. Aïché est la plus mau-
vaise de nous quatre; mais elle a besoin de tout le
monde et fait la patte de velours parce qu'elle est
aussi la plus coupable. Elle a eu l'audace, une fois,
d'amener son amant dans son appartement
Cela avait été bien souvent mon rêve aussi, de
pénétrer une fois dans l'appartement d'Aziyadé,
pour avoir seulement une idée du lieu où ma bien-
aimée passait son existence. Nous avions beaucoup
discuté ce projet, au sujet duquel Fenzilé-banum
avait même été consultée mais nous ne l'avions
pas mis à exécution, et plus je suis au courant des
costumes de Turquie, plus je reconnais que l'en-
treprise eût été folle.
Notre harem, concluait Aziyadé, est réputé
partout comme un modèle, pour notre patience
mutuelle et le bon accord qui règne entre nous.
Triste modèle en tout cas!
'Y en a-t-il à Stamboul beaucoup comme celui-là ?
Le mal y est entré d'abord par l'intermédiaire de
la jolie Aïché-hanum. La contagion a fait en deux
ans des progrès si rapides, que la maison de ce
vieillard n'est plus qu'un loyer d'intrigues où tous
les serviteurs sont subornés. Cette grande cage si
bien grillée et d'un si sévère aspect, est devenue
uue sorte de boîte à trucs, avec portes secrètes et
escaliers dérobés les oiseaux prisonniers en peu-
vent impunément sortir, et prennent leur volée
dans toutes les directions du ciel.
xv
Stamboul, 25 décembre 1S76.

Une belle nuit de Noël, bien claire, bien étoilée,


bien froide.
A onze heures, je débarque du Deet'~OMN~ au
pied de la vieille mosquée de Foundoucli,- dont le
croissant brille au clair de lune.
Achmet est là qui m'attend, et nous commen-
çons aux lanternes l'ascension de Péra, par les
rues biscornues des quartiers turcs.
Grande émotion parmi les chiens. On croirait
circuler dans un conte fantastique illustré par Gus-
tave Doré.
J'étais convié là-haut dans la ville européenne,
à une fête de Christmas, pareille à celles qui se
célèbrent à la même date dans tous les coins de la
patrie.
Hélas les nuits de Noël de mon enfance.
quel doux souvenir j'en garde encore
XVI

LOTI A PLUMKETT

Eyoub, 27 septembre 1876.

Cher Plumkett,

Voilà cette pauvre Turquie qui proclame sa cons-


titution Où allons-nous ? je vous le demande et
dans quel siècle avons-nous reçu le jour? Un sul-
tan constitutionnel, cela déroute toutes les idées
qu'on m'avait inculquées sur l'espèce.
A Eyoub, on est consterné de cet événement;
tous les bons musulmans pensent qu'Allah les
abandonne, et que le padishah perd l'esprit. Moi
qui considère comme facéties toutes les choses sé-
rieuses, la politique surtout, je me dis seulement
qu'au point de vue de son originalité, la Turquie
perdra beaucoup à l'application de ce nouveau sys
terne.
J'étais assis aujourd'hui avec quelques derviches
dans le kiosque funéraire de Soliman le Magni-
fique. Nous faisions un peu de politique, tout. en
i.
commentant le Koran, et nous disions que, ni ce
grand souverain qui fit étrangler en sa présence
son fils Mustapha, ni son épouse Roxelane qui
inventa les nez en trompette, n'eussent admis la
Constitution; la Turquie sera perdue par le régime
parlementaire, cela est hors de doute.

XVII

Stamboul, 27 septembre.
7 Zi-il-iddjé 1293 de l'hégire,

J'étais entré, pour laisser passer une averse,


dans un café turc près de la mosquée de Baya-
zid.
Rien que de vieux turbans dans ce café, et de
vieilles barbes blanches. Des vieillards (des /ia~
baba) étaient assis, occupés à lire les feuilles
publiques, ou à regarder à travers les vitres
enfumées les passants qui couraient sous la pluie.
Des dames turques, surprises par l'ondée, fuyaient
de toute la vitesse que leur permettaient leurs ba
bouches et leurs socques à patins. C'était dans la
rue une grande confusion et dans le public, une
grande bousculade; l'eau tombait à torrents.
J'examinai les vieillards qui m'entouraient
leurs costumes indiquaient la recherche minu-
tieuse des modes du bon vieux temps tout ce qu'ils
portaient était eski, jusqu'à leurs grandes lunettes
d'argent, jusqu'aux lignes de leurs vieux profils.
Eski, mot prononcé avec vénération, qui veut dire
ant~Më, et qui s'applique en Turquie aussi bien à
de vieilles coutumes qu'à de vieilles formes de
vêtement ou à de vieilles étoffes. Les Turcs ont
l'amour du passé, l'amour de l'immobilité et de la
stagnation.
On entendit tout à coup le bruit du canon, une
salve d'artillerie partie du Séraskiérat; les vieil-
lards échangèrent des signes d'intelligence et des
sourires ironiques.
Salut à la constitution de Midhat-pacha, dit
l'un deux en s'inclinant d'un air de moquerie.
Des députés! une charte! marmottait un autre
vieux turban vert les khalifes du temps jadis
n'avaient point besoin des représentations du
peuple.
Voï, 'poï, voï, Allah et nos femmes ne cou-
raient point en voile de gaze; et les croyants disaient
plus régulièrement leurs prières et les Moscow
avaient moins d'insolence 1

Cette salve d'artillerie annonçait aux musul-


mans que le padishah leur octroyait une consti-
tution, plus. large et plus libérale que toutes les
constitutions européennes et ces vieux Turcs
accueillaient très froidement ce cadeau de leur
souverain.
Cet événement, qu'Ignatief avait retardé de tout
son pouvoir, était attendu depuis longtemps; on
put, à dater de ce jour, considérer la guerre
comme tacitement déclarée entre la Porte et le
czar, et le sultan poussa ses armements avec ar-
deur.
Il était sept heures et demie à la turque (en-
viron midi). La promulgation avait lieu à Top-
Kapou I(la Sublime _Porte), et j'y courus sous ce
déluge.
Les vizirs, les pachas, les généraux, tous les
fonctionnaires, toutes les autorités, en grand cos-
tume tous, et chamarrés de dorures, étaient
parqués sur la grande place de Top-Kapou, où
étaient réunies les musiques de la cour.
Le ciel était noir et tourmente; pluie et grêle
tombaient abondamment et inondaient tout ce
monde. Sous ces cataractes, on donnait au peuple
lecture de la charte, et les vieilles murailles cré-
nelées du sérail, qui fermaient le tableau, sem-
blaient s'étonner beaucoup d'entendre proférer en
plein Stamboul ces paroles subversives.
Des cris, des vivats et dés fanfares termi-
nèrent cette singulière cérémonie, et tous les assis-
tants, trempés jusqu'aux, os, se dispersèrent
tumultueusement.
A la même heure, à l'autre bout de Constanti-
nople, au palais de l'Amirauté, s'étaient réunis
les membres de la conférence internationale.
C'était un effet combiné à dessein les salves
devaient se faire entendre -au milieu du discours
de Safvet-pacha aux plénipotentiaires, et l'aider
dans sa péroraison.
XVIII

L'Orient l'Orient qu'y voyez-vous, poètes?


TournezversI'Orientvosespritsetvosycux!
« Hélas ont répondu leurs voix longtemps muettes,
Nous voyons bien là-bas un jour mystérieux

C'est peut-être le soir qu'on prend pour une aurore s

(\cTon HuGo, CAan~ (fMcrepu~cu~.} ·

Je n'oublierai jamais l'aspect qu'avait pris, cette


nuit-là, la grande place du Séraskiérat, esplanade
immense sur la hauteur centrale de Stamboul,
d'où, par-dessus les jardins du sérail, le regard
s'étend dans le lointain jusqu'aux montagnes
d'Asie. Les portiques arabes, la haute tour aux
formes bizarres étaient illuminés comme aux soirs
de grandes fêtes. Le déluge de la journée avait
fait de ce lieu un vrai lac où se reûétaient toutes
ces lignes de feux autour du vaste horizon sur-
gissaient dans le ciel les dômes des mosquées et
les minarets aigus, longues tiges surmontées d'aé-
riennes couronnes de lumières.

désert..
Un silence de mort régnait sur cette place;
c'était un vrai
Le ciel clair, balayé par-un vent qu'on ne sentait
pas, était traversé par deux bandes de nuages
noirs, au-dessus desquels la lune était venue
plaquer son croissant bleuâtre. C'était un de ces
aspects à part que semble prendre la nature dans
ces moments où va se consommer quelque grand
événement de l'histoire des peuples.
Un grand bruit se fit entendre, bruit de pas et
de voix humaines; une bande de softas entrait par
les portiques du centre, portant des lanternes et
des bannières; ils criaient Vive le sultan! vive
Midhat-pacha vive la constitution vive la
guerre Ces hommes étaient comme enivrés de se
1

croire libres et, seuls, quelques vieux Turcs qui


se souvenaient du passé haussaient les épaules en
regardant courir ces foules exaltées.
Allons saluer Midhat-pacha, s'écrièrent les
softas.
Et ils prirent à gauche, par de petites rues soli-
taires, pour se rendre à l'habitation modeste de
ce grand vizir, alors si puissant, qui devait, quel-
ques semaines après, partir pour l'exil.
Au nombre d'environ deux mille, les softas s'en
allèrent ensemble prier dans la grande mosquée
(la ~M~ma~te/t) et de là passèrent la- Corne d'or,
pour aller, à Dolma-Bagtché, acclamer Abd-ul-
Hamid.
Devant les grilles du palais, des députations de
tous les corps, et une grande masse confuse
d'hommes s'étaient réunis spontanément dans le
but de faire au souverain constitutionnel une ova-
tion enthousiaste.
Ces bandes revinrent à Stamboul par la grande
rue de Péra, acclamant sur leur passage lord
Salisbury (qui devait bientôt devenir si impopu-
laire), l'ambassade britannique et celle de France.
Nos ancêtres, disaient les hodjas haranguant
la foule, nos ancêtres, qui n'étaient que quelques
centaines d'hommes, ont conquis ce pays, il y a
quatre siècles! Nous qui sommes plusieurs cen-
taines de mille, le laisserons-nous envahir par
l'étranger? Mourons tous, musulmans et chrétiens,
mourons pour la patrie ottomane, plutôt que d'ac-
cepter des conditions déshonorantes.
XIX

La mosquée du sultan Mehmed-fatih (Mehmed le


conquérant) nous voit souvent assis, Achme.t et
moi, devant ses grands portiques de pierres grises,
étendus tous deux au soleil et sans souci de la vie,
poursuivant quelque rêve indécis, intraduisible en
aucune langue humaine.
La place de Mehmed-fatih occupe,.tout en haut
du vieux Stamboul, de grands espaces où circulent
des promeneurs en cafetans de cachemire, coiffés
de larges turbans blancs. La mosquée qui s'élève
au centre est une des plus vastes de Constantinople
et aussi une des plus vénérées.
L'immense place est entourée de murailles mys-
térieuses, que surmontent dès files de dômes de
pierres, semblables à des alignements de ruches
d'abeilles; ce sont des demeures de softas, où les
infidèles ne sont point admis.
Ce quartier est le centre d'un mouvement tout
oriental; les chameaux le traversent de leur pas
tranquille en faisant tinter leurs clochettes mono-
tones les derviches viennent s'y asseoir pour
deviser des choses saintes, et rien n'y est encore
arrivé d'Occident.

XX

Près de cette place est une rue sombre et sans


passants, où pousse l'herbe verte et la mousse.
Là est la demeure d'Aziyadé là est le secret du
charme de ce lieu. Les longues journées où je suis
privé de sa présence, je les passe là, moins loin
d'elle, ignoré de tous et à l'abri de tous les.soup-
çons.

XXI

Aziyadé est plus souvent silencieuse, et ses yeux


sont plus tristes.
Qu'as-tu, Loti, dit-elle, et pourquoi es-tu tou-
jours sombre ? C'est à moi de l'être, puisque, quand
tu seras parti, je vais mourir.
Et elle fixa ses yeux sur les miens avec tant de
pénétration et de persistance, que je détournai la
tête sous ce regard.
Moi, dis-je, ma chérie! Je ne me plains de
rien quand tu es là, et je suis plus heureux qu'un
roi.
En effet, qui est plus aimé que toi, Loti ? et
qui pourrais-tu bien envier? Envierais-tu même le
sultan?
Cela est vrai, le sultan, l'homme qui, pour les
Ottomans, doit jouir de la plus grande somme du
bonheur sur la terre, n'est pas l'homme que je puis
envier; il est fatigué et vieilli et, de plus il est cons-
<!tMttO}Mt<'L

Je pense, Aziyadé, dis-je, que le padishah


donnerait tout ce qu'il possède, même son éme-
raude qui est aussi large qu'une main, même sa
charte et son parlement, pour avoir ma liberté
et ma jeunesse.
J'avais envie de dire Pour t'avoir, toi D

mais le padishah ferait sans doute bien peu de cas


d'une jeune femme, si charmante qu'elle fût, et
j'eus peur surtout de prononcer une rengaine
d'opéra-comique. Mon costume y prêtait d'ail-
leurs une glace m'envoyait une image déplaisante
de moi-môme, et je me faisais l'effet d'un jeune
ténor, prêt à entonner un morceau d'Auber.
C'est ainsi que,, par moments, je ne réussis plus
à me prendre au sérieux dans mon rôle turc Loti
passe le bout de l'oreille sous le turban.d'Arif, et
je retombe sottement sur moi-même, impression
maussade et insupportable.

XXII

J'ai été difficile et fier pour tout ce qui porte


lévite ou chapeau noir personne n'était pour moi
assez brillant ni assez grand seigneur; j'ai beaucoup
méprisé mes égaux et choisi mes amis parmi les
plus raffinés. Ici, je_suis devenu homme du peuple,
et citoyen d'Eyoub je m'accommode de la vie mo-
deste des bateliers et des pécheurs, même de leur
société et de leurs plaisirs.
Au café turc, chez le cafedji Suleïman, on élargit
le cercle autour du feu~ quand j'arrive le soir,
avec Samuel et Achmet. Je donne la main à tous
les assistants, et je m'assieds pour écouter le con-
teùr des veillées d'hiver (les longues histoires qui
durent huit jours, et où figurent les djinns et les
génies). Les heures passent là sans fatigue et sans
remords je me trouve à l'aise au milieu d'eux, et
nullement dépaysé.
Arif et Loti étant deux personnages très diné-
rents, il suffirait, le jour du départ du De~tOM?~,
qu'Arii restât dans sa maison; personne sans doute
ne viendrait l'y chercher seulement, Loti aurait
disparu, et disparu pour toujours.
Cette idée, qui est d'Aziyadé, se présente à mon
esprit par instants sous des aspects étrangement
admissibles.
Rester près d'elle, non plus à Stamboul, mais
dans quelque village turc au bord de la mer; vivre,
au soleil et au grand air, de la vie saine des
hommes du peuple vivre au jour le jour, sans
créanciers et sans souci de l'avenir Je suis plus
fait pour cette vie. que pour la mienne; j'ai hor-
reur de tout travail qui n'est pas du corps et des
muscles; horreur de toute science; haine de tous les
devoirs conventionnels, de toutes'les obligations
sociales de nos pays d'Occident.
Être batelier en veste dorée, quelque part au
sud de la Turquie, là où le ciel est toujours pur et
le soleil toujours chaud.
Ce serait possible, après tout, et je serais là
moins malheureux qu'ailleurs.
Je te jure, Aziyadé, dis-je, que je laisserais
tout sans regret, ma position, mon nom et mon
pays. Mes amis. je n'en ai pas et je m'en moque
Mais, vois-tu, j'ai une vieille mère.
Aziyadé ne dit plus rien pour me retenir, bien
qu'elle ait compris peut-être que cela ne serait pas
tout à fait impossible; mais elle sent par intuition
ce que cela doit être qu'une vieille mère, elle, la
pauvre petite qui n'en a jamais eu; et les idées
qu'elle a sur la générosité et le sacrifice ont plus de
prix chez elle que chez d'autres, parce qu'elles lui
sont venues toutes seules, et que personne ne s'est
inquiété de les lui donner.
XXIII

DE PLUMKETT A LOT:

Liverpool, 1876.
Mon cher Loti,

Figaro était un homme de génie il riait si sou-


vent, qu'il n'avait jamais le temps de pleurer.
Sa devise est la meilleure de toutes, et'je le sais si
bien, que je m'efforce de la mettre en pratique et y
arrive tant bien que mal.
Malheureusement, il m'est fort difficile de rester
trop longtemps le même individu. Trop souvent,
la gaité de Figaro m'abandonne, et c'est alors Jé-
rémie, prophète de malheur, ou David, auguste
désespéré sur lequel la main céleste s'est appe-
santie, qui s'empare de moi et me possède. Je ne
parle pas, je crie, je rugis! Je n'écris pas, je ne
pourrais que briser ma plume et renverser mon
encrier. Je me promène à grands pas en montrant
le poing à*un être imaginaire, à un bouc émissaire
idéal, auquel je rapporte toutes mes douleurs je
commets toutes les extravagances possibles je me
livre à huis clos aux actes les plus insensés, après'
quoi, soulagé ou plutôt fatigué, je me calme et de
viens raisonnable.
Vous allez me répéter encore que je suis un drôle
de type; un fou, que sais-je? à quoi je répondrai
Oui. mais bien moins que vous ne croyez. Bien
moins que vous, par exemple. b
Avant de porter un jugement sur moi, encore
faudrait-il me connaître, me comprendre un peu
et savoir quelles circonstances ont pu faire d'un
individu, né raisonnable, le drôle de type que je
suis. Nous sommes, voyez-vous, le produit de deux
facteurs qui sont nos dispositions héréditaires, ou
l'enjeu que nous apportons en paraissant sur la
scène de la vie, et les circonstances qui nous mo-
difient et nous façonnent, comme une matière plas-
tique qui prend et garde les empreintes de tout ce
qui l'a touchée. Les circonstances, pour moi,
n'ont été que douloureuses; j'ai été, pour me servir
de l'expression consacrée, formé à l'école du mal-
heur tout ce que je sais, je l'ai appris à mes
dépens; aussi je le sais bien; c'est pourquoi je
l'exprime parfois d'une manière un peu tranchante.
Si j'ai l'air parfois de dogmatiser, c'est que j'ai la
prétention, moi qui ai souflert beaucoup, d'en sa-
voir plus que ceux qui ont moins souffert que moi,
et de parler mieux qu'ils ne le pourraient faire en
connaissance de cause.
Pour moi, il n'y a pas d'espoir en ce monde et je
n'ai pas cette consolation de ceux qu'une foi 'ar-
dente rend forts au milieu des luttes de la vie, et
confiants dans la justice suprême du créateur..
Et, pourtant, je vis sans blasphémer.
Ai-je pu, au milieu de froissements continuels,
conserver les illusions, l'enthousiasme et la fraî-
cheur morale de la jeunesse ? Non, vous le savez
bien j'ai renoncé aux plaisirs de mon âge, qui ne
sont déjà plus de mon goût, j'ai perdu l'aspect et
les allures d'un jeune homme, et je.vis désormais
sans but comme sans espoir. Est-ce à dire pour-
tant que j'en sois réduit au même point que vous,
dégoûté de tout, niant tout ce qui est bon, niant la
vertu, niant l'amitié, niant tout ce qui peut nous
rendre supérieurs à la brute? Entendons-nous, mon
ami sur ces points, je pense tout autrement que
vous. J'avoue que, malgré mon expérience des
choses de ce monde (puissiez-vous n'en jamais ac-
8
quérir une pareille, il en coûte trop cher!), je
crois encore à tout cela, et à bien d'autres choses
encore.
A Londres, Georges m'a fait lire la lettre qu'il
venait de recevoir de vous.
Vous la commencez gentiment par le récit, cir-
constancié et agrémenté de descriptions, d'une
amourette à la turque. Nous vous suivons, Georges
et moi, à travers les méandres fantasmagoriques
d'une grande fourmilière orientale. Nous restons
la bouche béante en face des tableaux que vous
nous tracez je'songe à vos trois poignards, comme
je songeais au bouclier d'Achille, si nMMM~'CMMme~
chanté par Homère! Et puis enfin, peut-être parce
que vous avez reçu un grain de poussière dans
l'œil, peut-être parce que votre lampe s'est mise à
fumer comme vous acheviez votre lettre, peut-être
pour moins que cela, vous terminez en nous lançant'
la série des lieux communs édités au siècle dernier
1

je- crois vraiment que les lieux communs des


frères ignorantins valent encore mieux que ceux
du matérialisme, dont le résultat sera l'anéantis-
sement de tout ce qui existe On les acceptait au
xvm" siècle, ces idées matérialistes Dieu était un'
préjuge; la morale était devenue l'intérêt bien en-.
tendu, la société un vaste champ d'exploitation
pour l'homme habile. Tout cela séduisait beaucoup
de gens par sa nouveauté et par la sanction qu'en
recevaient les actes les plus immoraux. Heureuse
époque où aucun frein ne vous retenait où l'on pou-
vait tout faire; l'on pouvait rire de tout, même
des choses les moins drôles, jusqu'au moment où
tant de têtes tombèrent sous le couteau de la Révo-
lution, que ceux qui conservèrent la leur commen-
cèrent à réfléchir. Ensuite vint une époque de
transition, où l'on vit apparaître une génération
atteinte de phtisie morale, amigée de sensiblerie
constitutionnelle, regrettant le passé qu'elle ne
connaissait pas, maudissant le présent qu'elle ne
comprenait pas, doutant de l'avenir qu'elle no
devinait pas. Une génération de romantiques, une
génération de petits jeunes gens passant.leur vie
à rire, à pleurer, à prier, à blasphémer, modulant
sur tous les tons leur insipide complainte pour en
venir un beau jour à se faire sauter la cervelle.
Aujourd'hui, mon ami, on est beaucoup plus rai-
sonnable, beaucoup plus pratique on se hâte,
avant d'être devenu un homme, de devenir une
espèce ~MMKme ou un animal particulier, comme
vous voudrez. On se fait sur toute chose des opi-
nions ou des préjugés en rapport avec son état;
on tombe dans un certain milieu de la société, on
en prend les idées. Vous acquérez ainsi une cer-
taine tournure d'esprit, ou, si vous aimez mieux,
un genre de bêtise qui cadre bien avec le milieu
dans lequel vous vivez; on vous comprend, vous
comprenez les autres, vous entrez ainsi en commu-
nion intime avec eux et devenez réellement un
membre de leur corps. On se fait banquier, ingé-
nieur, bureaucrate, épicier, militaire. Que sais-je?
mais au moins on est quelque chose on fait quel-
que chose; on a la tête quelque part et non ail-
leurs on ne se perd pas dans des rêves sans fin.
On ne doute de rien on a sa ligne de conduite
toute tracée par les devoirs que l'on est tenu de
remplir. Les doutes que l'on pourrait avoir en phi-
losophie, en religion, en politique, les civilités
puériles et honnêtes sont là pour les combler
ainsi ne vous embarrassez donc pas pour si peu.
La civilisation vous absorbe; les mille et un
rouages de la grande machine sociale vous engrè-
nent vous vous trémoussez dans l'espace vous
vous abêtissez dans le temps, grâce a la vieillesse
vous faites des enfants qui seront aussi bêtes que
vous. Puis enfin, vous mourez, muni des sacre-
ments de l'Église votre cercueil est inondé d'eau
bénite, on chante du latin en faux bourdon autour
d'un catafalque à la lueur des cierges ceux qui
étaient habitués à vous voir vous regrettent si vous
avez été bon durant votre vie, quelques-'uns même
vous pleurent sincèrement. Puis enfin, on hérite de
vous.
Ainsi va le monde
Tout cela n'empêche pas, mon ami, qu'il n'y ait
sur cette terre de fort braves gens, des gens fon-
cièrement honnêtes, organiquement bons, faisant
le bien pour la satisfaction intime qu'ils en reti-
rent ne volant pas et n'assassinant pas, lors même
qu'ils seraient sûrs de l'impunité, parce qu'ils ont
une conscience qui est un contrôle perpétuel des
actes auxquels leurs passions pourraient les pous-
ser des gens capables d'aimer, de se dévouer corps
et âme, des prêtres croyant en Dieu et pratiquant
la charité chrétienne, des médecins bravant les
épidémies pour sauver quelques pauvres malades,
des sœurs de charité allant au milieu des.armées
8..
soigner de pauvres blessés, des banquiers à qui
vous pourrez confier. votre fortune, des amis qui
vous donneront la moitié de la leur; des gens, moi
par exemple sans aller chercher plus loin, qui se-
raient'peut-être capables, en dépit de tous vos
blasphèmes, de vous offrir une affection et un dé-
vouement illimités.
Cessez donc ces boutades d'enfant malade. Elles
viennent de ce que vous rêvez au lieu de réfléchir
de ce que vous suivez la passion au lieu de la rai-
son.
Vous vous calomniez, lorsque vous parlez ainsi.
Si je vous disais que tout est vrai dans votre-fin
de lettre et que je vous crois tel que vous vous y
dépeignez, vous m'écririez aussitôt pour protester,
pour me dire que vous ne pensez pas un mot de
toute cette atroce profession de foi que ce n'est
que la bravade d'un cœur plus tendre que les
autres; que ce n'est que l'effort douloureux que
la
fait 'pour se raidir la sensitive contractée par
douleur.
Non, non, mon ami, je ne vous crois pas, et vous
ne vous croyez pas vous-même. Vous êtes bon,
vous êtes aimant, vous êtes sensible et délicat;
seulement vous soufirez. Aussi je vous pardonne
et vous aime et demeure une protestation vivante
contre vos négations de tout ce qui est amitié,
désintéressement, dévouement.
C'est votre vanité qui nie tout cela et. non pas
vous votre fierté blessée vous fait cacher vos tré-
sors et étaler à plaisir « l'être factice créé par votre
orgueil et votre ennui D.
PLUMKETT.

XXIV

LOTI A WILLIAM BROWK

E~ub.~Mm~e~M.
Mon cher ami,

Je viens vous rappeler que je suis au monde.


J'habite, sous le nom de Arif-Effendi, rueKourou-
Tchechmeh, à Eyoub, et vous me feriez grand
plaisir en voulant bien me donner ciguë de vie.
Vous débarquez à Constantinople, côté de Stam-
boul vous enfilez quatre kilomètres de bazars et
de mosquées, vous arrivez au saint faubourg
d'Eyoub, où les enfants prennent pour cible à cail-
loux votre coiffure insolite vous demandez la rue
Kourou-Tchechmeh, que l'on vous indique immé-
diatement au bout de cette rue, vous trouvez une
fontaine de marbre sous des amandiers, et ma case
est à côté.
J'habite là en compagnie d'Aziyadé, cette jeune
femme de Salonique, de laquelle je vous avais
autrefois parlé, et què je ne suis pas bien loin
d'aimer. J'y vis presque heureux, dans l'oubli du
passé et des ingrats.
Je ne vous raconterai point quelles circonstances
m'ont amené dans ce recoin de l'Orient ni com-
ment j'en suis venu à adopter pour un temps le
langage et les coutumes de la Turquie, même
ses beaux habits de soie et d'or.
Voici seulement, ce soir 30 décembre, quelle est la
situation Beau temps froid, clair de lune. A la
cantonade, les derviches psalmodient d'une voix
monotone c'est le bruit familier qui tinte chaque
jour à mes oreilles. Mon chat Kédi-bey, et mon
domestique Yousouf se sont retirés, l'un portant
l'autre, dans leur appartement commun.
Aziyadé, assise comme une fille de l'Orient sur
une pile de tapis et de coussins, est occupée à
teindre ses ongles en rouge orange, opération de la
plus haute importance. Moi, je me souviens de
vous, de notre vie de Londres, de toutes nos sot-
tises, et je vous écris en vous priant de vouloir
bien me répondre.
Je ne suis pas encore musulman pour tout de
bon, comme, au début de ma lettre, vous pourriez
le supposer je mène seulement de front deux per-
sonnalités différentes, et suis toujours officielle-
ment, mais le moins souvent possible, M. Loti,
lieutenant de marine.
Comme vous seriez en peine pour mettre mon
adresse en turc, écrivez-moi sous mon nom véri-
table, par le DeeWtOMm~ ou l'ambassade britannique.

XXV

Stamboul, 1" janvier 1877.

L'année 77 débute par une journée radieuse, un


temps printanier.
Ayant expédié dans la journée certaines visites,
qu'un reste de condescendance pour les coutumes
d'Occident m'obligeait à faire dans la colonie de
Péra, je rentre le soir à cheval à Eyoub, par le
Champ-des-Morts et Kassim-Pacha.
Je croise le coupé du terrible Ignatièf, qui revient
ventre à terre de la Conférence, sous nombreuse
escorte de Croates à ses gages; un instant après,
lord Salisbury et l'ambassadeur d'Angleterre ren-
trent aussi, fort agités l'un et l'autre on s'est dis-
puté à la séance, et tout est au plus mal.
Les pauvres Turcs refusent avec l'énergie du
désespoir les conditions qu'on leur impose; pour
leur peine, on veut les mettre hors la loi.
Tous les ambassadeurs partiraient ensemble, en-
criant « Sauve qui peut à la colonie d'Europe.
On verrait alors de terribles choses, une grande
confusion et beaucoup de sang.
Puisse cette catastrophe passer loin de nous'
Il faudrait demain peut-être quitter Eyoub
pour n'y plus revenir.

XXVI

Nous descendions, par une soirée splendide, la


rampe d'Oun-Capan.
Stamboul avait un aspect inaccoutumé les hod-
jas dans tous les minarets chantaient des prières
inconnues sur des airs étranges; ces voix aiguës,
parties de si haut, à une heure insolite de'la nuit,
inquiétaient l'imagination; et les musulmans,
groupés sur leurs portes, semblaient regarder tous
quelque point effrayant du ciel.
Achmet suivit leurs regards, et me saisit la main
avec terreur la lune que tout à l'heure nous avions
vue si brillante sur le dôme de Sainte-Sophie,
s'était éteinte là-haut dans l'immensité ce n'était
plus qu'une tache rouge, terne et sanglante.
Il n'est rien de si saisissant que les signes duc ciel,
et ma première impression, plus rapide que l'éclair,
fut aussi une impression de frayeur, Je n'avais
point prévu cet événement, ayant depuis longtemps
négligé de consulter le calendrier.
Achmet m'explique combien c'est là un cas grave
et sinistre d'après la croyance turque, la lune
est en ce moment aux prises avec un dragon qui
la dévore. On peut la délivrer cependant, en inter-
cédant auprès d'Allah, et en tirant à balle sur le-
monstre.
On récite en effet, dans toutes les mosquées, des
prières de circonstance, et la fusillade/commence
à Stàmboul. De toutes les fenêtres, de tous les toits,
on tire des coups de fusil à la lune, dans le but
d'obtenir une heureuse solution de l'effrayant phé-
nomène.
Nous prenons un caïque au Phanar pour rejoindre
notre logis on nous arrête en route. A mi-chemin
de la Corne d'or, le canot des Zaptiés nous barre
le passage une nuit d'éclipse, se promener en
caïque est interdit.
Nous ne pouvons cependant pas coucher,dans
la rue. Nous parlementons, nous discutons, le pre-
nant de très haut avec MM. les Zaptiés, et, une fois
encore, en payant d'audace, nous nous tirons d'af-
faire.
Nous arrivons à la case, où Aziyadé njus attend
dans la consternation et la.terreur.
Les chiens hurlent à la lune d'une façon lanien-
table, qui complique encore la situation.
D'un air mystique, Achmet et Aziyadé m'appren-
nent que ces chiens hurlent ainsi pour demander à
Allah un certain pain mystérieux qui leur est dis-
pensé dans certaines circonstances solennelles,–
et que les hommes ne. peuvent voir.
L'éclipse continue sa marche, malgré la fu-
sillade le disque entier est même d'une nuance
rouge extraordinairement prononcée, coloration
due à un état particulier de l'atmosphère.
J'essaye l'explication du phénomène au moyen
d'une bougie, d'une orange et d'un miroir, vieux
procédé d'école.
J'épuise ma logique, et mes élèves ne compren-
nent pas; devant cette hypothèse tout à fait inad-
missible que la terre est ronde, Aziyadé s'assied
avec dignité, et refuse absolument de me prendre
au sérieux. Je me fais l'effet d'un pédagogue,
image horrible! et je suis pris de fou. rire; je
mange l'orange et j'abandonne ma démonstration.
A quoi bon du reste cette sotte science, et pour-
quoi leur ôterais-je la superstition qui les rend plus
charmants ?
Et nous voilà, nous aussi, tirant tous les trois
des coups de fusil par la fenêtre, à la lune qui con-
tinue de faire là-haut un ef!et sanglant, au milieu
des étoiles brillantes, dans le plus radieux de tous
les ciels1

9
XXVII

Vers onze heures, Achmet nous éveille pour


nous annoncer que le traitement a réussi; la lune
est ci/M )/ap!<m-c& (guérie).
En effet, là lune, tout à fait rétablie, brillait
comme une. splendide lampe bleue dans le beau
ciel d'Orient.

XXVIII

Ma mère Bébidjé est une très extraordinaire


vieille femme, octogénaire et infirme, fille et
veuve de pacha, plus musulmane que le Koran,
et plus raide que la loi du Chéri.
Feu Chefket-Daoub-pacha, époux de Bébidjé-
hanum, fut un des favoris du sultan Mahmoud, et
trempa dans le massacre des .janissaires. Béhidjé-
hanum, admise à cette époque dans son conseil,
l'y avait poussé de tout son pouvoir.
Dans une rue verticale du quartier turc de Djian-
ghir, sur les hauteurs du Taxim, habite la vieille
Béhidjé-hanum. Sou appartement, qui déjà sur-
plombe des précipices, porto deux shaknish's en
saillie, soigneusementgrillés de lattes de frêne.
Delà, on domine d'aplomb les quartiers de Foun-
doucli, les palais de Dolma-Bagtché et de Tchéra-
ghan, la pointe du Sérail, le Bosphore, le Dee)'/K)Mm~,
pareil à une coquille de noix posée sur une
nappe bleue, et puis Scutari et toute la côte
d'Asie.
Béhidjé-hanum passe ses journées à cet obser-
vatoire, étendue sur un fauteuil, et Aziyadé est
souvent à ses pieds, Aziyadé attentive au moindre
signe de sa vieille amie, et dévorant ses paroles
comme les arrêts divins d'un oracle.
C'est une anomalie que l'intimité de la jeune-
femme obscure et de la vieille cadine, rigide et
fière, de noble souche et de grande maison.
Béhidjé-hanum ne m'est connue que par ouï-
dire les infidèles ne sont point admis dans sa
demeure.
Elle est belle encore, affirme Aziyadé, malgré ses
quatre-vingts ans, belle comme les beaux soirs
d'hiver
Et, chaque fois qu'Aziyadé m'exprime quelque
idée neuve, quelque notion nette et profonde sur
des choses qu'elle semblerait devoir ignorer abso-
lument, et que je lui demande < Qui t'a appris
cela, ma chérie » Aziyadé répond < C'est ma
mère Bébidjé.
Ma mère et < mon père sont des titres de
respect qu'on emploie en Turquie lorsqu'on parle
de personnes âgées, même lorsque ces personnes
vous sont indifférentes ou inconnues.
Béhidjé-hanum n'est point une mère pour Aziyadé.
Tout au moins est-ce une mère imprudente, qui ne
craint pas d'exalter terriblement la jeune imagina-
tion de son enfant.
Elle l'exalte au point de vue religieux d'abord,
tant et si bien, que la pauvre petite abandonnée
verse souvent des larmes très amères sur son amour
pour un inudèle.
Elle l'exalte au point de vue romanesque aussi,
par le récit de longues histoires, contées avec esprit
et avec feu, qui me sont redites la nuit, par les
lèvres fraîches de ma bien-aimée.
Longues, histoires fantastiques, aventures du
grand Tchengiz ou des anciens héros du désert,
légendes persanes ou tartares, où l'on voit de
jeunes princesses, persécutées par les génies, ac-
complir des prodiges de fidélité et de courage.
Et, quand Aziyadé arrive'le soir, l'imagination
plus surexcitée que de coutume, je puis en toute
sùreté lui dire
Tu as passé ta journée, ma chère petite amie,
aux pieds de ta mère Béuidjé

XXIX

Janvier 1877.

Huit jours à Buyukdéré, dans le haut Bosphore,


à l'entrée de la mer Noire. Le Dec/'AoMK~ est mouillé
près des grands cuirassés turcs, qui sont postés
là comme des chiens de garde, à l'intention de la
'Russie. Cette situation du DeerAoMK~, qui m'éloigne
de Stamboul, coïncide avec un séjour du vieil
Abeddin dans sa demeure tout est pour le mieux,
et cette séparation nous tient lieu de prudence.
Il fait froid, il pleut, les journées se passent à cou-
rir dans la forêt de Belgrade, et ces courses sous
bois me ramènent aux temps heureux de mon en-
fance.
Des chênes antiques, des houx, de la mousse et
des fougères, presque la végétation du Yorkshire.
A part qu'il y pousse aussi des ours, on se croirait
dans les bons vieux bois de la patrie.

XXX

Samuel a peur des kédis (des chats). Le jour,


les kédis lui inspirent des idées drôles il ne peut
les regarder sans rire. La nuit, il devient très res-
pectueux, et s'en tient a distance.
Je m'habillais pour un bal d'ambassade. Samuel,
qui m'avait laissé pour aller dormir, revint tout à
coup frapper à ma porte.
B<r madame kédi, disait-il d'un air effaré, ~:r
madame kédi (une madame chat; lisez chatte) qui
po)~at<? ses p:'cco~M dormir cent SaMMte~ (qui a apporté
ses petits pour dormir avec Samuel).!
Et il continuait à la cantonade, avec un sérieux
imperturbable
Chez nous, dans ma famille, ceux-là qui déran-
gent les chats, dans le mois même ils doivent
mourir Monsieur Loti, comment faire ?
Quand ma toilette fut achevée, je me décidai à
prêter main-forte à mon ami, et j'entrai dans sa
chambre.
Une dame kédi était en eflet postée sur l'oreiller de
Samuel, fout au milieu. C'était une personne de
beaucoup d'embonpoint, revêtue d'une belle pelure
jaune. Avec un air de dignité et de triomphe, assise
sur son MMtoma~, elle contemplait tour à tour
Samuel immobile, et ses petits qui s'ébattaient sur
la couverture.
Samuel, assis dans un -coin, tombant de som-
meil, assistait à cette scène de famille -dans une
attitude de consternation résignée il attendait que
je vinsse à son secours.
Cette madame Kédi m'était inconnue. Elle ne fit
aucune difficulté cependant pour se laisser prendre
à mon cou et porter dehors avec ses enfants. Après
quoi, Samuel, ayant soigneusement épousseté sa
couverture, fit mine de s'aller coucher.
Je ne devais point rentrer cette nuit-là. J'arrivai
à l'improviste à deux heures du matin.
Samuel avait ouvert toute grande la fenêtre
de sa chambre, et disposé des cordes sur les-
quelles il avait étendu ses couvertures, afin de
les purger par le grand air de tout effluve de
chat. Lui-même s'était installé dans mon lit, où il
dormait du sommeil des têtes jeunes et des cons-
ciences pures. Pour lui, c'était bien là son cas.
Le lendemain, nous apprîmes que cette ma-
dame Kédi était la bête adorée, mais coureuse,
d'un vieux juif du voisinage, repasseur de. tar-
bouchs.

XXXI

C'était Noël à la grecque le vieux Phanar était


en fête.
Des bandes d'enfants promenaient des lanternes,
des girandoles de papier, de toutes les formes et.
de toutes les couleurs; ils frappaient à toutes les
portes, à tour de bras, et donnaient des .sérénades
terribles, avec accompagnement .de tambour.
Achmet, qui passait avec moi, témoignait un
grand mépris pour ces réjouissances d'infidèles.
Le vieux Phanar, même au milieu de ce bruit,
ne pouvait s'empêcher d'avoir l'air sinistre.
On voyait cependant s'ouvrir toutes les petites
portes byzantines, rongées de vétusté, et dans leurs

o
<*
embrasures massives apparaissaient des jeunes
filles, vêtues comme des Parisiennes, qui jetaient
aux musiciens des piastres de cuivre.
Ce fut bien pis quand nous arrivâmes à Galata
jamais, dans aucun pays du monde, il ne fut
donné d'ouïr un vacarme plus discordant, ni de
contempler un spectacle plus misérable.
C'était un grouillement cosmopolite inimagi-
nable, dans lequel dominait en grande majorité
l'élément grec. L'immonde population grecque
affluait en masses compactes il en sortait de
toutes les ruelles de prostitution, de tous les esta-
minets, de toutes les tavernes. Impossible de se
figurer tout ce qu'il y avait là d'hommes et de
femmes ivres, tout ce qu'on y entendait de braille-
ments avinés, de cris écœurants.
Et quelques bons musulmans s'y trouvaient
aussi, venus pour rire tranquillement aux dépens
des infidèles, pour voir comment ces chrétiens du
Levant sur le sort desquels on a attendri l'Europe,
par de si pathétiques discours, célébraient la nais-
sance de leur prophète.
Tous ces hommes qui avaient si grande peur
d'être obligés d'aller se battre comme des Turcs,
9.
depuis que la Constitution leur conférait le titre
immérité de citoyens, s'en donnaient à cœur joie
de chanter et de boire.

XXXII

Je me souviens de cette nuit où le &ay-&OMc/! (le


hibou), suivit notre caïque sur la Corne d'or.
C'était une froide nuit de janvier une brume
glaciale embrouillait les grandes ombres de Stam-
boul, et tombait en pluie fine sur nos têtes. Nous
ramions, Achmet et moi, à tour de rôle, dans le
caïque qui nous menait à Eyoub.
A l'échelle du Pbanar, nous abordâmes avec
précaution dans la nuit noire, au milieu de pieux,
d~épaves et de milliers de caïques échoués sur la
vase.
On était là au pied des'vieilles murailles du
quartier byzantin de Constantinople, lieu qui n'est
fréquenté à pareille heure par aucun être humain.
Deux femmes pourtant s'y tenaient blotties, deux
ombres à tête blanche, cachées dans certain recoin
obscur qui nous était familier, sous le balcon d'uM
maison en ruine. C'étaient Aziyadé, et la vieille,
la fidèle Kadidja.
Quand Aziyadé fut assise dans notre barque,
nous repartîmes.
La distance était grande encore, de l'échelle du
Phanar à celle d'Eyoub. De loin en loin, une rare
lumière, partie d'une maison grecque, laissait
tomber dans l'eau trouble une traînée jaune autre-
ment, c'était partout la nuit profonde.
Passant devant une antique maison bardée de
fer, nous entendîmes le bruit d'un orchestre et
d'un bal. C'était une de ces grandes habitations,
noires au dehors, somptueuses au dedans, où les
anciens Grecs, les Phanariotes, cachent leur
opulence, leurs diamants, et leurs toilettes pari-
siennes.
Puis le bruit de la fête se perdit dans la
brume, et nous retombâmes dans le silence et l'ob-
scurité.
Un oiseau volait lourdement autour de notre
caïque, passant et repassant sur nous.
Bou fena (mauvaise affaire) dit Achmet ne
hochant la tête.
Ba)/o<(c/t nM ? lui demanda Aziyadé, tout
encapuchonnée et emmaillotée. (Est-ce point le
hibou?)
Quand il s'agissait de leurs superstitions ou
de leurs croyances, ils avaient coutume de s'en-
tretenir tous les deux, et de ne-me compter pour
rien.
Bo!< tchok /eMS Loti, dit-elle ensuite en me
prenant la main; amm~ sen. bilmezsen (C'est
très mauvais, cela Loti, mais toi. tu ne sais
pas !)
C'était singulier au moins, de voir circuler cette
bête une nuit d'hiver, et elle nous suivit sans
trêve, pendant plus d'une heure que nous mîmes
à remonter de l'échelle du Phanar à celle d'Eyoub.
Il y avait un courant terrible, cette nuit-là, sur
la Corne d'or; la pluie tombait toujours, fine et
glaciale notre lanterne s'était éteinte, et cela
nous exposait à être arrêtés par des bachibozouks
de patrouille, ce qui eût été notre perte à tous les
trois.
Par le travers de Balata, nous rencontrâmes des
caïques remplis de !COM<~ (de juifs). Les iaoudis
qui occupent en ce point les deux rives, Balate et
Pri-Pacha, voisinent le soir, ou reviennent de la
grande synagogue, et ce lieu est le seul où l'on
trouve, la nuit, du mouvement sur la Corne d'or.
Ils chantaient, en passant, une chanson plain-
tive dans leur langue de iaoudis. Le bay-kouch
continuait de voltiger sur nos têtes, et Aziyadé
pleurait, de froid et de frayeur.
Quelle joie ce fut, quand nous amarrâmes sans
bruit, dans l'obscurité profonde, notre caïque à
l'échelle d'Eyoub Sauter sur la vase, de planche
en planche (nous connaissions ces planches par
.cœur, en aveugles), traverser la petite place
déserte, faire tourner doucement les serrures et
les verrous, et refermer le tout derrière nous
trois; passer la visite des appartements vagues
du rez-de-chaussée, le dessous de l'escalier, la
cuisine, l'intérieur du four; laisser nos chaus-
sures pleines de boue et nos vêtements mouillés
monter pieds nus sur les nattes blanches, donner
le bonsoir à Achmet, qui se retirait dans son appar-
tement entrer dans notre chambre et la fermer
encore à clef; laisser tomber derrière nous la
portière arabe blanche et rouge; nous asseoir
sur les tapis épais, devant le brasero de cuivre
qui couvait depuis le matin, et répandait une
douce chaleur, embaumée de pastilles du serai!
et d'eau de roses; c'était, pour au moins vingt-
quatre heures, la sécurité, et l'immense bon-
heur d'être ensemble
Mais le bay-kouch nous avait suivis, et se mit à
chanter dans un platane sous nos fenêtres.
Et Aziyadé, brisée de fatigue, s'endormit au
son de sa voix lugubre, en pleurant à chaudes
larmes..·

XXXIII

Leur madame était une vieille coquine qui


avait couru toute l'Europe et fait tous les métiers
leur < madame » (la madame de Samuel et d'Ach-
met ils l'appelaient ainsi ~Mm. madame, notre
madame); leur madame parlait toutes les langues
et tenait un café borgne dans le quartier de Galata.
Le café de leur « madame ouvrait sur la
grande rue bruyante il était très profond et très
vaste; il avait une porte de derrière sur une
impasse mal famée des quais de Galata, laquelle
impasse servait de débouché à plusieurs mauvais
lieux. Ce café était surtout le rendez-vous de cer-
tains matelots de commerce italiens et maltais,
suspects de vol et de contrebande; il s'y traitait
plusieurs sortes-de marchés, et il était prudent,
le soir, d'y entrer avec un revolver.
Leur f madame nous aimait beaucoup, Sa-
muel, Acbmet et moi c'était ordinairement elle
qui préparait à manger à mes deux amis, leurs
affaires les retenant souvent dans ces quartiers
leur t madame était remplie pour nous d'atten-
tions maternelles.
II y avait, au premier, chez leur < madame
uu petit cabinet et un coure qui me servaient aux
changements de décors. J'entrais en vêtements
européens par la grande porte, et je sortais en
Turc par l'impasse.
Leur madame était italienne.

XXXIV

Eyoub, 20 janvier.

Hier finit en queue de rat la grande facétie inter-


nationale des conférencters. La chose ayant raté,
les Excellences s'en vont, les ambassadeurs aussi
plient bagage, et voilà les Turcs hors la loi.
Bon voyage à tout ce monde heureusement
nous, nous restons. A Eyoub, on est fort calme et
assez résolu. Dans les cafés turcs, le soir, même
dans les plus modestes, se réunissent indiSérem-
ment les riches et les pauvres, les pachas et les
hommes du peuple. (0 Égalité inconnue à
notre nation démocratique, à nos républiques
occidentales !) Un érudit est là qui déchiure aux
assistants les grimoires des feuilles du jour;
chacun écoute, avec silence et conviction. Rien de
ces discussions bruyantes, à l'ale et à l'absinthe,
qui sont d'usage dans nos estaminets de bar-
rières on fait à Eyoub de la politique avec sincé-
rité et recueillement.
On ne doit pas désespérer d'un peuple qui a
conservé tant de croyances et de sérieuse honnê-
teté.

XXXV

Aujourd'hui, 22 janvier, les ministres et les


hauts dignitaires de l'empire, réunis en séance
solennelle à la Sublime Porte, ont décidé à l'una-
nimité de repousser les propositions de l'Europe
sous lesquelles ils voyaient passer la griffe de la
sainte Russie. Et des adresses de félicitations
arrivent de tous les coins de l'empire aux hommes
qui ont pris cette résolution desespérée.
L'enthousiasme national était grand dans cette
assemblée où l'on vit pour la première fois cette
chose insolite des chrétiens siégeant à côté de
musulmans; des prélats arméniens, à côté des
derviches et du cheik-ul-islam où l'on entendit
pour la première fois sortir de bouches mahomé-
tanes cette parole inouïe Nos frères chrétiens. D

Un grand esprit de fraternité et d'union rap-


prochait alors les difïérentes communions reli-
gieuses de l'empire ottoman, en face d'un péril com-
mun, et le prélat arménien-catholique prononça
dans cette assemblée cet étrange discours guer-
rier

< Euendis!
1

Les cendres de nos pères à tous reposent


depuis cinq siècles dans cette terre de la patrie. Le
premier de tous nos devoirs est de défendre ce sol
qui nous est échu en. héritage. La mort a lieu, en
vertu d'une loi de nature. L'histoire nous montre
de grands Etats qui ont tour à tour paru et dis-
paru de la scène du monde. Si donc les décrets
de la Providence ont fixé le terme de l'existence de
notre patrie, nous n'avons qu'à nous incliner de-
vant son arrêt; mais autre chose est de s'éteindre
honteusement ou de faire une fin glorieuse. Si
nous devons périr d'une balle meurtrière ne renon-
çons donc pas à l'honneur de la recevoir en pleine
poitrine et non dans le dos; au moins alors le nom
de notre pays figurera glorieusement dans l'his-
toire. Naguère encore, nous n'étions qu'un corps
inerte; la charte qui nous a été octroyée est venue
vivifier et consolider ce corps Aujourd'hui, pour
la première fois, nous sommes invités à ce conseil,
grâces en soient rendues à Sa Majesté le Sultan et °
aux ministres de la Sublime Porte! désormais,
que la question de religion ne sorte pas du domaine
de la conscience! que le musulman aille à sa
mosquée et le chrétien à son église mais, en face
de l'intérêt de tous, en face de l'ennemi public,
soyons et demeurons tous unis!»
XXXVI

Aziyadé, qui était fidèle à la petite babouche de


maroquin jaune des bonnes musulmanes, sans
talon ni dessus de pied, en consommait bien trois
paires par semaine; il y en avait toujours de
rechange, traînant dans tous les récoins de la mai-
son, et elle écrivait son nom dans l'intérieur,
sous prétexte que Achmet ou moi pourrions les
lui prendre.
Celles qui avaient servi étaient condamnées à
un supplice aflreux lancées dans le vide, la nuit,
du haut de la terrasse, et précipitées dans la Corne
d'or. Cela s'appelait le AcM~om des p~OM~ch~, le
sacrifice des babouches.
C'était un plaisir de monter, par les nuits bien
claires et bien froides, dans le vieil escalier de
bois qui craquait sous nos pas et nous menait sur
les toits, et, là au beau clair de lune, ma/MtaMa,
après nous être assurés que tout sommeillait alen-
'tour, de consommer le kourban, et faire pirouetter
dans l'air, une par une, les babouches condamnées.
Tombera-t-elle dans l'eau, la pâpoutch, ou sur
la vase, ou bien encore sur la tête d'un chat en
maraude?
Le bruit de sa chute dans le silence profond
indiquait lequel de nous deux avait deviné juste,
et gagné le pari.
Il faisait bon être là-haut, si seuls chez nous, si
loin des humains, si tranquilles, souvent piétinant
sur une blanche couche de neige, et dominant le
.vieux Stamboul endormi. Nous étions privés, nous,
de jouir ensemble de la lumière du jour dont
jouissent tant d'autres qui s'en vont ensemble, bras
dessus bras dessous au grand soleil, sans appré-
cier leur bonheur. Là-haut était notre lieu de pro-
menade là, nous allions respirer l'air pur et vif des
belles nuits d'hiver, en société de la lune, compagne
discrète qui tantôt s'abaissait lentement à l'ouest
sur les pays des infidèles, tantôt sè levait toute
rouge à l'orient, dessinant la silhouette lointaine
de Scutari ou de Péra.
XXXVII

Est-ce la fin, Seigneur, on le commencement


(VtCTOB Huco, C/~J'~ du crc/ju~cu/e.)

L'animation est grande sur le Bosphore. Les


transports arrivent et partent, chargés de soldats
qui s'en vont en guerre. Il en vient de partout, des
soldats et des rédifs, du fond de l'Asie, des fron-
tières de Perse, même de l'Arabie et de l'Egypte.
On les. équipe à la hâte pour les expédier sur le
Danube, ou dans les camps de la Géorgie. De
bruyantes fanfares, des cris terribles en l'honneurr
d'Allah, saluent chaque jour leur départ. La
Turquie ne s'était jamais vu tant d'hommes
sous les armes, tant d'hommes si décidés et si
braves. Allah sait ce que deviendront ces mul-
titudes
XXXVIII

Eyoub,29 janvier 1877.

Je n'aurais pas pardonné aux Excellences leurs


pasquinades diplomatiques; si elles avaient dé-
rangé ma vie.
Je suis heureux de me retrouver dans cette petite
case perdue, qu'un instant j'avais eu peur de
quitter.
Il est minuit, la lune promène sur mon papier sa
lumière bleue, et les coqs ont commencé leur
chanson nocturne. On est bien loin de ses -sem-
blables à Eyoub, bien isolé la nuit, mais aussi
bien paisible. J'ai peine à croire, souvent, que
Arif-Effendi, c'est moi; mais je suis si las de moi-
même, depuis vingt-sept ans que je me connais,
que j'aime assez pouvoir me prendre un peu pour
un autre.
'Aziyadé est en Asie elle est en visite, avec son
harem, dans un harem d'Ismidt, et me reviendra
dans cinq jours.
Samuel est là près de moi, qui dort par terre,
d'un sommeil aussi tranquille que celui des petits
enfants. Il a vu dans la journée repêcher un noyé,
lequel était, il paraît, si vilain et lui a.tait tant de
peur, que, par prudence, il a apporté dans ma
chambre sa couverture et son matelas.
Demain matin, dès l'aubette, les redits qui s'en
vont en guerre feront tapage, et il y aura foule
dans la mosquée. Volontiers je partirais avec eux,
me faire tuer aussi quelque part au service du
Sultan. C'est une chose belle et entraînante que
la lutte d'un peuple qui ne veut pas mourir,
et je. sens pour la Turquie un peu de cet élan que
je sentirais pour mon pays, s'il était menacé comme
elle, et en danger de mort.

XXXIX

Nous étions assis, Achmet et moi, sur la place


de la mosquée du SuItan-Sélim. Nous suivions
des yeux les vieilles arabesques de pierre qui
grimpaient en se tordant le long des minarets
gris, et la fumée de nos chibouks qui montait en
spirale dans l'air pur,
La place du Sultan-Sélim est entourée d'une
antique muraille, dans laquelle s'ouvrent de loin en
loin des portes ogivales. Les promeneurs y sont
rares, et quelques tombes s'y abritent sous des
cyprès; on est là en bon quartier turc, et on
peut aisément s'y tromper de deux siècles.
Moi, disait Achmet d'un air frondeur, je sais
bien ce que je ferai, Loti, quand tu seras parti je
mènerai joyeuse vie et je me griserai tous les
jours; un joueur d'orgue me suivra, et me fera de
la musique du matin jusqu'au soir. Je mangerai
mon argent, mais cela m'est égal (zarar yo&). Je
suis comme Aziyadé, quand tu seras parti, ce sera
fini aussi de ton Achmet.
Et il fallut lui faire jurer d'être sage; ce qui ne
fut point une facile affaire.
Veux-tu, dit-il, me faire aussi un serment,
Loti? Quand tu seras marié et que tu seras riche,
tu viendras me chercher, et je serais là-bas too
domestique. Tu ne me payeras pas plus qu'à
Stamboul, mais je serai près de toi, et c'est tout ce
que je demande.
Je promis à Achmet de lui donner place sous
mon toit, et de lui confier mes petits enfants.
Cette perspective d'élever mes bébés et de les
coiffer en fez suffit à le remettre en joie, et nous
nous perdîmes toute la soirée en projets d'éduca-
tion, basés sur des méthodes extrêmement origi-
nales.

XL

PHJMKETT A LOTI

Mou cher ami,


Je ne vous écrivais pas, tout simplement parce
que je n'avais rien à vous dire. En pareil cas,
j'ai l'habitude de me taire.
Qu'aurais-je pu vous raconter en efïet? Que
j'étais très préoccupé de choses nullement agréables~
que j'étais empoigné par dame Réalité, étreinte
dont il est fort dur de se débarrasser; que je lan-
guissais assez tristement au milieu de messieurs
maritimes et coloniaux que les liens sympathi-
ques, les affinités mystérieuses qui, en certains
moments, m'unissent si étroitement avec tout ce
qui est aimable et beau, étaient rompus.
10
Je suis sûr que vous comprenez très bien ceci,
car c'est là l'état dans lequel je vous ai vu plus
d'une fois plongé.
Votre nature ressemble beaucoup à la mienne,
ce qui m'explique fort bien la très grande sympa-
thie que j'ai ressentie pour vous presque de prime
abord. Axiome Ce que l'on aime le mieux
chez les autres, c'est soi-même. Lorsque je ren-
contre un autre moi-même, il y a chez moi accrois-
sement de forces; il semblerait que les forces pa-
reilles de l'un et l'autre s'ajoutent et que la sym-
pathie ne soit que le désir, la tendance vers cet
accroissement de forces qui, pour moi, est syno-
nyme de bonheur. Si vous le voulez bien, j'intitu-
lerai ceci le grand paradoxe st/mpat/M'~Me.
Je vous parle un langage peu littéraire. Je m'en
aperçois bien j'emploie un vocabulaire emprunté
à la.dynamique et fort différent de celui de nos
bons auteurs; mais il rend bien ma pensée.
Ces sympathies, nous les éprouvons d'une
foule de manières différentes. Vous qui êtes musi-
cien, vous les avez ressenties à l'égard de quoi, s'il
vous plaît? Qu'est-ce qu'un son? Tout simplement
une sensation qui naît en nous à l'occasion d'un.
mouvement vibratoire transmis par l'air à notre
tympan et de là à notre nerf acoustique. Que se
passe-t-il dans notre cervelle? Voyez donc ce phé-
nomène bizarre vous êtes impressionné par une
suite de sons, vous entendez une phrase mélodique
qui vous plaît. Pourquoi vous plaît-elle? Parce
que les intervalles musicaux dont la suite la com-
pose, autrement dit les rapports des nombres de
vibrations du corps sonore, sont exprimés par
certains chiures plutôt que par certains autres;
changez ces chiffres, votre sympathie n'est plus
excitée; vous dites, vous, que cela n'est.plus mu-
sical, que c'est une suite de sons incohérents.
Plusieurs sons simultanés se font entendre, vous
recevez une impression qui sera heureuse ou dou-
loureuse affaire de rapports chifïrés, qui sont les
rapports sympathiques d'un phénomène extérieur
avec vous-même, être sensitif.
Il y a de véritables affinités, entre vous et
certaines suites-de sons, entre vous et certaines
couleurs éclatantes, entre vous et certains miroite-
ments lumineux, entre vous et certaines lignes,
certaines formes. Bien que les rapports de conve-
nance entre toutes ces diuérentes choses et vous-
même soient trop compliqués pour être exprimés,
comme dans le cas de la musique, vous sentez
cependant qu'ils existent.
Pourquoi aime-t-on une femme? Bien souvent
cela tient uniquement à ce que la courbe de son
nez, l'arc de ses sourcils, l'ovale de son visage,
que sais-je? ont ce je ne sais quoi auquel cor-
respond en vous un autre je ne sais quoi qui
fait le diable à quatre dans votre imagination. Ne
vous récriez pas! la moitié du temps, votre amour
ne tient à rien de plus.
Vous me direz qu'il y a chez cette femme un
charme inoral, une délicatesse de sentiment, une
élévation de caractère qui sont la vraie cause de
votre amour. Hélas! gardez-vous bien de con-
fondre ce qui est en elle et ce qui est en vous.
Toutes nos illusions viennent de là attribuer ce
qui est en nous et nulle part ailleurs à ce qui
nous plaît. Faire une châsse à la femme que l'on
aime et prendre son ami pour un homme de génie.
J'ai été amoureux de la Vénus de Mito et d'une
nymphe du Corrège. Ce n'étaient certes pas les
charmes de leur conversation et la soif d'échange
intellectuel qui m'attiraient vers elles; non, c'était
l'affinité physique, le seul amour connu des an-
ciens, l'amour qui faisait des artistes. Aujour-
d'hui, tout est devenu tellement compliqué, que
l'on ne sait plus où donner de la tête; les neuf
dixièmes des gens ne comprennent plus rien à quoi
que ce soit.
Tout cela posé, passons à votre définition à
vous, Loti. Il y a affinité entre tous les ordres
de choses et vous. Vous êtes une nature très avide
de jouissances artistiques et intellectuelles, et
vous ne pouvez être heureux qu'au milieu de
tout ce qui peut satisfaire vos besoins sympa-
thiques, qui sont immenses. Hors de ces émotions,
il n'y a pas de bonheur pour vous. Hors du milieu
qui peut vous les procurer, ces émotions, vous
serez toujours un pauvre exilé.
Celui qui est apte à ressentir ces émotions d'un
ordre supérieur, pour. lesquelles la grande masse
des individus n'a pas de sens, sera fort peu impres-
sionné par tout ce qui sera en dessous de ses dé-
~sirs. Qu'est-ce donc que l'attrait d'un bon dîner,
d'une partie de chasse, d'une jolie fille pour celui
qui a versé des larmes de ravissement en lisant les
poètes, qui s'est délicieusement abandonné au cou-
10..
rant d'une suave mélodie, qui s'est plongé dans
cette rêverie qui n'est pas la pensée, qui est plus
que la sensation, et qu'aucun mot n'exprime?
.Qu'est-ce donc que le plaisir de voir passer des
figures vulgaires sur lesquelles sont peintes toutes
les, nuances de la sottise, des corps mal propor-
tionnés, emprisonnés dans des culottes ou des
habits noirs, tout cela grouillant sur des pavés
boueux, autour de murailles sales, de boîtes à
fenêtre et de boutiques ?
Votre imagination se resserre et la pensée se
fige dans votre cerveau.
Quelle impression causera sur vous la conversa-
tion de ceux qui vous entourent, s'il n'y a pas har-
monie entre vos pensées et celles qu'ils expriment?
Si votre pensée s'élance dans l'espace et dans le
temps; si elle embrasse l'infinie simultanéité des
faits qui se passent sur toute la surface de la terre,
qui n'est qu'une planète tournant autour du soleil,
qui n'est lui-même qu'un centre particulier au
milieu de l'espace; si vous songez que cet infini
simultané n'est qu'un instant de l'éternité, qui est
un autre infini, que tout cela vous apparaît diflé-
remment, suivant le point de vue où vous vous
placez, et qu'il y en a une infinité de points de vue
si vous songez que la raison de tout cela, l'essence
de toutes ces choses vous est inconnue, et si vous
agitez dans votre esprit ces éternels problèmes,
qu'est-ce que tout cela? que suis-je moi-même au
milieu de cet infini?
Vous aurez bien des chances pour ne pas être
en communion intellectuelle avec ceux qui vous
entourent.
Leur conversation ne vous touchera guère plus
que celle d'une araignée qui vous raconterait qu'un
plumeau dévastateur lui a détruit une partie de
sa toile; ou que celle d'un crapaud qui vous annon-
cerait qu'il vient d'hériter d'un gros tas de plâtras
dans lequel il pourra giter tout à l'aise. (Un mon-
sieur me disait aujourd'hui'qu'il avait fait de
mauvaises récoltes, et qu'il avait hérité d'une
maison de campagne.)
'Vous avez été amoureux, vous l'êtes peut-être
encore vous avez senti- qu'il existait un genre de
vie tout spécial, un état particulier de votre être
à la faveur duquel tout prenait pour vous des
aspects entièrement nouveaux.
Une sorte de révélation semble alors se faire; on
dirait qu'on vient de naître une seconde fois, car
dès lors on vit davantage, on fonctionne tout
entier tout ce qu'il y a en nous d'idées, de sen-
timents, se réveille et s'avive comme la flamme
du punch que l'on agite. (Littérature de l'avenir !)
Bref, on s'épanouit, on est heureux, et tout ce
qui est antérieur à ce bonheur disparaît dans une
sorte de nuit. Il semble qu'on était dans les limbes;
on vivait, relativement à la vie actuelle, comme
l'enfant en bas âge par rapport au jeune homme.
Les sentiments par lesquels on passe lorsque l'on
est amoureux, on ne peut les décrire qu'au moment
même où on les éprouve, et certes, je ne ressens
rien de pareil en ce moment-ci. Et pourtant, tenez,
sapristi! je m'emballe en remuant toutes ces idées-.
là, je m'exalte, je perds la tête, je ne sais plus où
j'en suis! Quelle bonne chose d'aimer et d'être
aimé! savoir qu'une nature d'élite a compris la
vôtre; que quelqu'un rapporte toutes ses pensées,
tous ses actes à vous; que vous êtes un centre,
un but, en vue duquel une organisation aussi
délicatement compliquée que la vôtre, vit, pense et
agit Voilà qui nous rend forts; voilà qui peut faire
des hommes de génie.
Et puis cette image gracieuse de la femme que
nous aimons, qui est peut-être moins une réalité
que le plus pur produit de notre imagination, et
ce mélange d'impressions, physiques et morales,
sensuelles et spirituelles, ces impressions absolu-
ment indescriptibles que l'on ne peut que rappeler
à l'esprit de celui qui les a déjà éprouvées,
impressions que vous causera, par suite d'une
mystérieuse association d'idées, le moindre objet
ayant appartenu à votre bien-aimée, son nom
quand vous l'entendez prononcer, quand vous le
voyez simplement écrit sur du papier, et mille
autres sublimes niaiseries, qui sont peut-être tout
ce qu'il y a de meilleur au monde.
Et l'amitié, qui est un sentiment plus sévère, plus
solidement assis, puisqu'il repose sur tout ce qu'il
y a de plus élevé en nous, la partie purement in-
tellectuelle de nous-meme. Quel bonheur de pouvoir
dire tout ce que l'on sent à quelqu'un qui vous
comprend ~u~M'aK ~out et non pas seulement ~:M-
<~t'a MK certain point, à quelqu'un qui achève votre
pensée avec le même mot qui était sur vos lèvres,
dont la réplique fait jaillir de chez vous un torrent
de conceptions, un flot d'idées. Un demi-mot de
votre ami vous en dit plus que bien des phrases,
car vous êtes habitué à penser avec lui. Vous com-
prenez tous les sentiments qui l'animent et il le
sait. Vous êtes deux intelligences qui s'ajoutent
et se complètent.
11 est certain que celui qui a connu tout ce dont

je viens de parler, et à qui tout cela manque, est


fort à plaindre.
Pas d'affections, personne qui pense à moi.
A quoi bon avoir des idées pour n'avoir personne
à qui les dire? à quoi bon avoir du talent s'il n'y
a pas en ce monde une personne à l'estime de
laquelle je tiens plus qu'à tout le reste? à quoi
bon avoir de l'esprit avec des gens qui ne me com-
prendront pas?
On laisse tout aller; on a éprouvé des décep-
tions, on en éprouve tous les jours de nouvelles;
on a vu que rien en ce monde n'était durable, qu'on
ne pouvait compter absolument sur rien on nie
.tout. On a les nerfs détendus, on ne pense plus que
faiblement, le moi s'amoindrit à tel point que,
lorsqu'on est seul, on est quelquefois à se demander
si l'on veille ou si l'on dort. L'imagination s'arrête;
donc, plus de châteaux en Espagne. Autant.vaut
dire plus d'espérance. On tombe dans la bravade,
on parle cavalièrement de bien des choses dont on
rit beaucoup quand on n'en pleure pas.
On n'aime rien, et pourtant on était fait pour
tout aimer on ne croit à rien et on pourrait peut-
être encore bien croire à tout; on était bon à tout
et on n'est bon rien.
Avoir en soi une exubérance de facultés et
sentir que l'on avorte, une excroissance de sensi-
bilité, un excédent de sentiments, et ne savoir
qu'en faire, c'est atroce! la vie, dans de telles con-
ditions, est une souffrance dé tous les jours
souffrance dont certains plaisirs peuvent vous dis-
traire un instant (votre écuyère de cirque, l'oda-
lisque Aziyadé et autres cocottes turques) mais
c'est,toujours pour.retomber de nouveau, et plus
contusionné que jamais.
Voilà votre profession de foi expliquée, déve-
loppée, et considérablement augmentée par le drôle
de type qui vous écrit.
La conclusion de ce long galimatias peu intelli-
gible, la voici ::je vous porte un très vif intérêt,
moins peut-être à cause de ce que vous êtes, que
pour ce que je sens que vous pourriez devenir.
Pourquoi avez-vous pris comme dérivatif à
votre douleur là culture des muscles, qui tuera en
vous ce qui seul peut vous sauver? Vous êtes clown,
acrobate et bon tireur; il eût mieux valu être un
grand artiste, mon cher Loti.
Je voudrais d'ailleurs vous pénétrer de cette
idée en laquelle j'ai foi il n'y a pas de douleur
morale qui n'ait son remède. C'est à notre raison
de-le trouver et de l'appliquer suivant la nature
du mal et le tempérament du sujet.
Le désespoir est un état complètement anormal;
c'est une maladie aussi guérissable que beaucoup
d'autres; son remède naturel est le temps. Si mal-
heureux que vous soyez, faites en sorte d'avoir-
toujours un petit coin de vous-même que vous
ne laissiez pas envahir par le mal ce petit coin
sera votre boîte à médicaments. .Ime~
PLUMKETT.
Parlez-moi de Stamboul, du Bosphore, des pachas
à trois queues, etc. Je baise les mains de vos oda-
lisques et suis votre auectionné.
PLUMKETT.
XLI

LOTI APLUMKETT

Vous avais-je dit, mon cher ami, que j'étais mal-


heureux ? Je ne le crois pas, et assurément, si je
vous ai dit cela, j'ai dû me tromper. Je rentrais ce
soir chez moi en me disant, au contraire, que j'étais
un des heureux de ce monde, et que ce monde
aussi était bien beau. Je rentrais à cheval par une
belle. après-midi de janvier; le soleil couchant
dorait les cyprès noirs, les vieilles murailles cré-
nelées de Stamboul, et le toit de ma case ignorée,
où Aziyadé m'attendait.
Un brasier réchaufïait ma chambre, très parfumée
d'essence de.roses.-Je tirai le verrou de ma porte
et m'assis- les jambes croisées, position dont vous
ignorez le charme. Mon domestique Achmet pré-
para deux narguilhés, l'un pour moi, l'autre pour
lui-même, et posa à mes pieds un plateau de cuivre
où brûlait une pastille du sérail.
Axiyadé entonna d'une voix grave la chanson des
djinns, en frappant sur un. tambour chargé de
H
paillettes de métal la fumée se mit à décrire dans
l'air ses spirales bleuâtres, et peu à peu je perdis
conscience de la vie, de la triste vie humaine, en
contemplant ces trois visages amis et aimables à
regarder :.ma maltresse, mon domestique-et mon
chat.
Point d'intrus d'ailleurs, point de visiteurs inat-
tendus ou déplaisants. Si quelques Turcs me
visitent discrètement quand je les y invite, mes
aH!M ignorent absolument le chemin de.ma demeure,
.et des treillages de îréne gardent si fidèlement mes
fenêtres qu'à aucun moment du jour un regard
curieux n'y saurait pénétrer.
Les Orientaux, mon cher ami, savent seuls eh'c
chez eM.r; dans vos logis d'Europe, ouverts a tous
.venants, vous êtes chez vous comme on est ici dans
la rue, en butte à l'espionnage des amis fâcheux
et des indiscrets; vous ne connaissez point cette
-inviolabilité de l'intérieur, ni le charme de ce
'mystère.
Je suis heureux, Plumkett; je retire toutes les
lamentations que j'ai été assez ridicule pour vous
'envoyer. Et pourtànt je souure encore de tout
~ce qui à été brisé dans mon cœur je sens que
l'heure présente n'est qu'un répit de ma destinée,
que quelque chose de funèbre plane toujours sur
l'avenir, que le bonheur d'aujourd'hui amènera
fatalement un terrible lendemain. Ici même, et
quand elle est près de moi, j'ai de ces instants de
navrante tristesse, comparables, à ces angoisses
inexpliquées qui souvent, dans mon enfance,.s'em-
paraient de moi à l'approche de la nuit.
Je suis heureux, Plumkett, et même je me sens
rajeunir; je ne suis plus ce garçon de vingt-sept
ans, qui avait tant roulé, tant vécu, et fait toutes les
sottises possibles, dans tous les pays imaginables.
On déciderait difrieilement quel est le plus enfant
d'Achmet ou d'Aziyadé, ou même de Samuel.
J'étais vieux et sceptique; auprès d'eux, j'avais
l'air de ces personnages de Buldwer qui vivaient
dix vies humaines sans que les années pussent
marquer sur leur visage, et logeaient une vieille
âme fatiguée dans un jeune corps de vingt ans.
Mais leur jeunesse rafraîchit mon cœur, et vous
avez raison, je pourrais peut-être bien encore croire
à tout, moi qui pensais ne plus croire à rien.
XLII

Une certaine après-midi de janvier, le ciel sur


Constantinople était uniformément sombre; un
vent froid chassait une fine pluie d'hiver, et le jour
était pâle comme un jour britannique.
Je suivais à cheval une longue et large route,
bordée d'interminables murailles de trente pieds
de haut; droites, polies, inaccessibles comme des
murailles de prison.
En un point de cette route, un pont voûté en
marbre gris passait en l'air; il était supporté par
des colonnes de marbre curieusement sculptées,
et servait de communication entre la partie droite
et la partie gauche de ces constructions tristes.
Ces murailles étaient celles du sérail de Tché-
raghan. D'un côté étaient les jardins, de l'autre
le palais et les kiosques, et ce pont de marbre
permettait aux belles sultanes de passer des uns
aux autres sans être aperçues du dehors.
Trois portes s'ouvraient seulement à de longs
intervalles dans ces remparts du palais, trois portes
de marbre gris que fermaient des battants de fer,
dorés et ciselés.
.C'étaient d'ailleurs de hautes et majestueuses
portes, donnant à deviner quelles pouvaient être
les richesses cachées derrière la monotonie de ces
murs.
Des soldats et des eunuques noirs gardaient ces
entrées défendues. Le style de ces portiques sem-
blait indiquer lui-même que le seuil en était dan-
gereux à franchir; les colonnes et les frises de
marbre, fouillées à jour dans le goût arabe, étaient
couvertes de dessins étranges et d'enroulements
mystérieux.
Une mosquée de marbre blanc, avec un dôme
et des croissants d'or était adossée à des roches
sombres où poussaient des broussailles sauvages.
On eût dit qu'une baguette de péri l'avait d'un seul
coup fait surgir avec sa neigeuse blancheur, en
respectant à dessein l'aspect agreste et rude de la
nature qui l'entourait.
Passait une riche voiture, contenant trois femmes
turques inconnues, dont l'une, sous son voile trans-
parent, semblait d'une rare beauté.
Deux eunuques, chevauchant à leur suite, indi-
quaient que ces femmes étaient de grandes dames.
Ces trois Turques se tenaient fort mal, à la façon
de toutes les Aomms de grande maison qui ne
craignent guère d'adresser aux Européens dans les
rues les regards les plus encourageants ou les
plus moqueurs.
Celle surtout qui était jolie m'avait souri avec
tant de complaisance, que je tournai bride pour la
suivre.
Alors commença une longue promenade de deux
heures, pendant laquelle la belle dame m'envoya
par la portière ouverte la collection de ses plus
délicieux sourires. La voiture filait grand train, et
je l'escortai sur tout son parcours, passant devant
ou derrière, ralentissant ma course, ou galopant
pour la dépasser. Les eunuques (qui sont surtout
terribles dans les opéras-comiques) considéraient
ce manège avec bonhomie, et continuaient de
trotter à leur poste, dans l'impassibilité la plus
complète.
Nous passâmes Dolma-Batgché, Sali-Bazar, Top-
Hané, le bruyant quartier de Galata, et puis le
pont de Stamboul, le triste Phanar et le noir Balate.
A Eyoub enfin, dans une vieille rue turque, devant
un Conak antique, à la mine opulente et sombre,
les trois femmes s'arrêtèrent et descendirent.
La belle Séniha (je sus le lendemain son nom),
avant de rentrer dans sa demeure, se retourna pour
m'envoyer un dernier sourire; elle avait été char-
mée de mon audace, et Achmet augura fort mal
de cette aventure.

XLIII

Les femmes turques, les grandes dames surtout,


font très bon marché de la fidélité qu'elles doivent
à leurs époux. Les farouches surveillances de cer-
tains hommes, et la terreur du châtiment sont
indispensables pour les retenir. Toujours oisives;
dévorées d'ennui, physiquement obsédées de la
solitude des harems, elles sont capables de. se
,livrer au premier venu, au domestique qui leur
tombe sous la patte, ou au batelier qui les pro-
mène, s'il est beau et s'il leur plaît. Toutes sont fort
curieuses des jeunes gens européens, et ceux-ci en
profiteraient quelquefois s'ils le savaient, s'ils
l'osaient, ou si plutôt ils étaient placés dans des
conditions favorables pour le tenter. Ma position
à Stamboul, ma connaissance de la langue et des
usages turcs, ma porte isolée tournant sans bruit
sur ses vieilles ferrures, étaient choses fort pro-
pices à ces sortes d'entreprises; et ma maison eût
pu devenir sans doute, si je l'avais désiré, le
rendez-vous des belles désœuvrées des harems.

XLIV

Quelques jours plus tard, un gros nuage d'orage


s'abattait sur ma case paisible, un nuage-bien
terrible passait entre moi et celle que je n'avais
cependant pas cessé de chérir. Aziyadé se révoltait
contre un projet cynique que je lui exposais; elle
me résistait avec une force de volonté qui voulait
maîtriser la mienne, sans qu'une larme vint dans
ses yeux, ni un tremblement dans sa voix.
Je lui avais déclaré que le lendemain je ne vou-
lais plus d'elle; qu'une autre allait pour quelques
.jours prendre sa place; qu'elle-même reviendrait
ensuite,' et m'aimerait encore après cette humi-
liation sans en garder même le souvenir.
Elle connaissait cette Séniha, célèbre dans les
harems par ses scandales et son impunité; elle.
haïssait cette créature que Béhidjé-hanum char-
geait d'anathèmes; l'idée d'être chassée pour cette
femme la comblait d'amertume et de honte..
C'est absolument décidé, Loti, disait-elle,
quand cette Séniha sera venue, ce sera fini et je
ne t'aimerai même plus. Mon âme est à toi et je
t'appartiens; tu es libre de faire ta volonté. Mais,
Loti, ce sera fini; j'en mourrai de chagrin peut-
être, mais je ne te reverrai jamais.

XLV

Et, au bout d'une heure, à force d'amour, elle


avait consenti à ce compromis insensé elle partait
et jurait de revenir– après quand l'autre s'en
serait allée et qu'il me plairait de la faire deman-
der.
Aziyadé partit, les joues empourprées et les yeux
secs, et Achmet, qui marchait derrière elle, se re-
tourna pour me dire qu'il ne reviendrait plus.
La draperie arabe qui fermait ma chambre retomba
il.
sur eux, et j'entendis jusqu'à l'escalier traîner
leurs babouches sur les tapis. Là, leurs pas s'arrê-
tèrent. Aziyadé s'était anaissée sur les marches
pour fondre en larmes, et-le bruit de ses sanglots
arrivait jusqu'à moi dans le silence de cette nuit.
Cependant, je ne sortis pas de ma chambre et je
la laissai partir.
Je venais de le lui dire, et c'était vrai je l'ado-
rais, elle, et je n'aimais point cette Séniha; mes
sens seulement avaient la fièvre et m'emportaient
vers cet inconnu plein d'enivrements. Je songeais
avec angoisse qu'en effet, si elle ne voulait plus me
revoir, une fois retranchée derrière les murs du
harem, elle était à tout jamais perdue, et qu'au-
cune puissance humaine ne saurait plus me la
rendre. J'entendis avec un indicible serrement de
coeur .la porte de la maison se refermer sur eux.
Mais la pensée de cette créature qui allait venir
brûlait mon sang je restai là, et je ne les rappelai
pas.
XLVI

Le lendemain soir, ma case était parée et parfu-


mée, pour recevoir la grande dame qui avait désiré
faire, eu tout bien tout honneur, une visite à mon
logis solitaire. La belle Séniha arriva très mysté-
rieusement sur le coup de huit heures, heure indue
pour Stamboul.
Elle enleva son voile et le /er< de laine grise
qui, par prudence, la couvrait comme une femme
du peuple, et laissa tomber la traîne d'une toilette
française dont la vue ne me charma pas. Cette
toilette, d'un goût douteux, plus coûteuse que
moderne, allait mal à Séniha, qui s'en aperçut.
Ayant manqué son effet, elle s'assit cependant
avec aisance et parla avec volubilité. Sa voix était
sans charme et ses yeux se promenaient avec
curiosité sur ma chambre, dont elle louait très fort
le bon air et l'originalité. Elle insistait surtout sur
l'étrangeté de ma vie, et me posait sans réserve une
foule de questions auxquelles j'évitais de répondre.
Et je regardais. Séniha-hanum.
C'était une bien splendide créature, aux chairs
fraîches et veloutées, aux lèvres entr'ouvertes,
rouges et humides. Elle portait la tête en arrière,
haute et fière, avec la conscience de sa beauté sou-
veraine.
L'ardente volupté se pâmait dans le sourire de
cette bouche, dans le mouvement lent de ces yeux
noirs, à moitié cachés sous la frange de leurs cils.
J'en avais rarement vu de plus belle, là, près de
moi, attendant mon bon plaisir, dans la tiède soli-
tude d'une chambre parfumée; et cependant il se
livrait en moi-même une lutte inattendue; mes.
sens se débattaient contre ce quelque chose de
moins dénni qu'on est convenu d'appeler l'âme, et
l'âme se débattait contre les sens. A ce moment,
j'adorais la chère petite que j'avais chassée; mon
cœur débordait pour elle de tendresse et de remords.
La belle créature assise près de moi m'inspirait
plus de dégoût que d'amour; je l'avais désirée,
elle était venue; il ne tenait plus qu'à moi de
l'avoir; je n'en demandais pas davantage et sa
présence m'était odieuse.
La conversation languissait, et Séniha avait des
intonations ironiques. Je me raidissais contre moi-
même, ayant pris une résolution si forte, que cette
femme n'avait plus le pouvoir de la vaincre.
Madame, dis-je, toujours en turc, quand
viendra le moment où vous me causerez le cha-
grin de me quitter (et je souhaite que ce moment
tarde beaucoup encore), me permettrez-vous de
vous reconduire?
Merci, dit-elle, j'ai quelqu'un.
C'était une femme à précautions un aimable
eunuque, habitué sans doute aux escapades de
sa maltresse, se tenait, à toute éventualité, près
de la porte de ma maison.
La grande dame, en passant le seuil de ma
demeure, eut un mauvais rire qui me fit monter la
colère au visage, et je ne fus pas loin de saisir son
bras rond pour la retenir.
Je me calmai cependant, en songeant que je. ne
m'étais nullement dérangé, et que, des deux rôles
que nous avions joués, le plus drôle assurément
n'était pas le mien.
XLVI1

Achmet, qui ne devait plus revenir, se présenta


le lendemain dès huit heures.
Il s'était composé une mine très bourrue, et me
salua d'un air froid.
L'histoire de Séniha-hanum l'eut bientôt mis en
grande gai.té; il en conclut, comme à l'ordinaire,
que j'étais tchok c/~t/ta~ (très malin) et s'assit dans
un coin pour en rire plus à l'aise.
Quand plus tard, dans nos'courses à cheval,
nous rencontrions la voiture de Séniha-hanum, il
prenait des airs si narquois, que je fus obligé de
lui faire à ce sujet des représentations et un ser-
mon.

XLVIII

J'expédiai Achmet à Oun-Capan chez Kadidja.


Il avait mission d'instruire cette macaque de con-
fiance de la réception faite à Séniha; de la prier de
dire à Aziyadé que j'implorais mon pardon, et que
je désirais le soir même sa chère présence.
J'expédiai en même temps dans la campagne trois
enfants chargés de me rapporter des branches de
verdure, et des gerbes, de pleins paniers de nar-
cisses et de jonquilles. Je voulais que la vieille
maison prît ce jour-là pour son retour un aspect
inaccoutumé de joie et de fête.
Quand Aziyadé entra le soir, du seuil de la porte
à l'entrée de notre chambre, elle trouva un tapis
de fleurs les jonquilles détachées de leurs tiges
couvraient le sol d'une épaisse couche odorante;
on était enivré de ce parfum suave, et les marches
sur lesquelles elle avait pleuré ne se voyaient plus.
Aucune réflexion ni aucun reproche ne sortit de
sa bouche rose, elle sourit seulement en regardant
ces ûenrs; elle était bien assez intelligente pour
saisir d'un seul coup tout ce qu'elles lui disaient
de ma part dans leur silencieux langage, et ses
yeux cernés par les larmes rayonnaient d'une joie
profonde. Elle marchait sur ces fleurs, calme et
fière comme une petite reine reprenant possession
de son royaume perdu, ou comme Apsâra circu-
lant dans le paradis fleuri des divinités indoues.
Les vraies apsâras et les vraies houris ne sont
certes pas plus jolies ni plus fraîches, ni plus gra-
cieuses ni plus charmantes.
L'épisode de Séniha-hanum était clos; il avait
eu pour résultat de nous faire plus vivement nous
aimer.

xnx
C'était l'heure de ]a prière du soir, un soir
d'hiver. Le muezzin chantait son éternelle chan-
son, et nous étions enfermés tous deux dans notre
mystérieux logis d'Eyoub.
Je la vois encore, la chère petite Aziyadé, assise
à terre sur un tapis turc rose et bleu que les juifs
nous ont pris, droite et sérieuse, les jambes
croisées dans son pantalon de soie d'Asie. Elle
avait cette expression presque prophétique qui
contrastait si fort avec l'extrême jeunesse de son
visage et la naïveté de ses idées expression qu'elle
prenait lorsqu'elle voulait faire entrer dans ma
tête quelque raisonnement à elle, appuyé le plus
souvent sur quelque parabole orientale, dont reflet
devait être concluant et irrésistible.
Bak, Zottm., disait-elle en fixant sur moi
ses yeux profonds, Aa<c~ tctMë parmaA ~OMt'a~a
oar?
Et elle montrait sa main, les doigts étendus.
(Regarde, Loti, et dis-moi combien de doigts
il y a là?)
Et je répondis en riant
Cinq, Aziyadé.
Oui, Loti, cinq seulement. Et cependant ils ne
sont pas tous semblables. Boit, &OMm~<m bir partcha
~utchtJi;. (Celui-ci le pouce est un peu plus
court que le suivant; le second, un peu plus court
que le troisième, etc.; enfin, celui-ci, le dernier,
est le plus petit de tous.)
Il était en euet très petit, le plus petit doigt
d'Aziyadé. Son ongle, très rose à la base, dans la
partie qui venait de pousser, était à sa partie supé-
rieure teint tout comme les autres d'une couche
de henné, d'un beau rouge orange.
Eh bien, dit-elle, de même, et à plus forte
raison, Loti, les créatures d'Allah, qui sont beau-
coup plus nombreuses, ne sont pas toutes sem-
blables toutes, les femmes ne sont pas les mêmes,
ni tous les hommes non plus
C'était une parabole ayant pour but de me prou-
ver que, si d'autres femmes aimées autrefois
avaient pu m'oublier; que, si des amis m'avaient
trompé et abandonné, c'était une erreur de juger
par eux toutes les femmes et tous les hommes
qu'elle, Aziyadé, n'était pas comme les autres, et
ne pourrait jamais m'oublier; que Achmet lui-
même.m'aimerait certainement toujours.
Donc, Loti, donc, reste avec nous.
Et puis elle songeait à l'avenir, à cet avenir
inconnu et sombre qui fascinait sa pensée.
La vieillesse, chose très lointaine, qu'elle
ne se représentait pas bien. Mais pourquoi ne pas
vieillir, ensemble et s'aimer encore; s'aimer
éternellement dans la vie, et après la vie.
Sen kodja, disait-elle (tu seras vieux); ben
Ao~'a (je serai vieille).
Cette dernière phrase était à peine articulée, et,
suivant son habitude, plutôt mimée que parlée.
Pour dire « Je serai vieille, elle cassait sa voix
D

jeune, et, pendant quelques secondes, elle se


ramassait sur elle-même comme une petite vieille,
courbant son corps si plein de jeunesse ardente et
fraîche.
Za/w !/ot (cela ne fait rien), était la conclu-
sion. Cela ne fait rien, Loti, nous nous aimerons
toujours.

Eyoub,fÉvrierl8'n.

Singulier début, quand on y pense, que le début


de notre histoire
Toutes les imprudences, toutes les maladresses,
entassées jour par jour pendant un mois, dans le
but d'arriver à un résultat par lui-même impos-
sible.
S'habiller en turc à Salonique, dans un cos-
tume qui, pour'un œil quelque peu attentif, péchait
même par l'exactitude des détails circuler ainsi
par la ville, quand une simple question adressée
par un passant eût pu trahir et perdre l'audacieux
giaour; faire la cour à une femme musulmane
sous son balcon, entreprise sans précédent dans
les annales de la Turquie, et tout cela, mon Dieu,
plutôt pour tromper l'ennui de vivre, plutôt pour
rester: excentrique aux yeux de camarades désœu-
vrés, plutôt par' défi jeté à l'existence, plutôt par
bravade que par amour.
Et le succès venant couronner ce comble d'im-
prudence, l'aventure réussissant par l'emploi des
moyens les plus propres la faire tourner en tra-
gédie.
Ce qui tendrait à prouver qu'il n'y a que les
choses les plus notoirement folles qui viennent à
bonne fin, qu'il y a une chance pour les fous, un
Dieu pour les téméraires.
Elle, la curiosité et l'inquiétude avaient été
les premiers sentiments éveillés dans son cœur.
La curiosité avait fixé aux treillages du balcon
ses grands yeux, qui exprimaient au début plus
d'étonnement que d'amour.
Elle avait tremblé pour lui d'abord, pour cet
étranger qui changeait de costume comme feu
Protée changeait de forme, et venait en Albanais
tout doré se planter sous sa fenêtre.
Et puis elle avait songé qu'il fallait qu'il l'aimât
<

bien, elle, l'esclave achetée, l'obscure Aziyadé,


puisque, pour la contempler, il risquait si témé- ·
rairement sa tête. Elle ne se doutait pas, la pauvre
petite, que ce garçon si jeune de visage avait déjà
abusé de toutes les choses de la vie, et ne lui
apportait qu'un cœur blasé, en quête de quelque
nouveauté originale; elle s'était dit qu'il devait
faire bon être aimée ainsi, et tout doucement
elle avait glissé sur la pente qui devait l'amener
dans les bras du giaour.
On ne lui avait appris aucun principe de morale
qui pût la mettre en garde contre elle-même, et
peu à peu elle s'était laissée aller au charme de
ce premier. poème d'amour chanté pour elle, au
charme terrible de ce danger. Elle avait donné sa-
main d'abord, à travers les grilles du yali du
chemin de Monastir et puis son bras, et puis ses
lèvres, jusqu'au soir où elle avait ouvert tout à
fait sa fenêtre, et puis était descendue dans son
jardin comme Marguerite, comme Margue-
rite dont elle avait la jeunesse et la fraîche can-
deur.
Comme l'âme de Marguerite, son âme était pure
et'vierge, bien que son corps d'enfant, acheté par
un vieillard, ne le fut déjà plus.
LI

Et maintenant que nous agissons d'une manière


sûre et réfléchie, avec une connaissance complète
de tous les usages turcs, de tous les détours de
Stamboul, avec tous les perfectionnements de
l'art de dissimuler, nous tremblons encore dans
nos rendez-vous, et les souvenirs de ces premiers
mois de Salonique nous semblent des souvenirs
de rêves.
Souvent, assis devant le feu tous deux, comme
deux enfants devenus raisonnables causent grave-
ment de leurs sottises passées, nous causons de
ces temps troublés de Salonique, de ces chaudes
nuits d'orage pendant lesquelles nous errions dans
la campagne comme des malfaiteurs, ou sur la
mer comme des insensés, sans pouvoir encore
échanger une pensée, ni même seulement une
parole.
Le plus singulier de l'histoire est encore ceci,
c'est que je l'aime. La « petite fleur bleue de
l'amour naïf s'est de nouveau épanouie dans mon
cœur, au contact de cette passion jeune et ardente.
Du plus profond de mon âme, je l'aime et je
l'adore.

LU

Un beau dimanche de janvier/rentrant à la case


par un gai soleil d'hiver, je vis dans mon quartier
-cinq cents personnes et des pompes.
Qu'est-ce qui brûle? demandai-je avec impa-
tience.
J'avais toujours eu un pressentiment que ma
maison brûlerait.
Cours vite, Arif! me répondit un vieux Turc,
cours vite, Arif! c'est ta maison!
1

Ce genre d'émotion m'était encore'inconnu.


Je m'approchai pourtant d'un air indifférent de
ce petit logis que nous avions arrange l'un pour
l'autre, elle pour moi, moi pour elle, avec tant
.d'amour.'
La foule s'ouvrait sur mon passage, hostile et
menaçante de vieilles femmes en fureur excitaient
les hommes et m'injuriaient; on avait senti des
odeurs de soufre et vu des flammes vertes on
m'accusait de sorcellerie et de maléfices. Les vieilles
méfiances n'étaient qu'endormies, et je recueillais
les fruits d'être un personnage inquiétant et in-
vraisemblable, ne pouvant se réclamer de personne
et sans appui.
J'approchais lentement de notre case. Les portes
étaient enfoncées, les vitres brisées, la fumée sor-
tait par le toit; tout était au pillage, envahi par
une de ces foules sinistres qui surgissent à Cons-
tantinople dans les heures de bagarre. J'entrai chez
moi, il pleuvait de l'eau noire mêlée de suie,
du plâtre calciné et des planches enflammées.
Le feu cependant était éteint. Un appartement
brûlé, un plancher, deux portes et une cloison.
Avec une grande dose de sang-froid j'avais dominé
la situation; les bachibozouks avaient arraché aux
pillards leur butin, fait évacuer la place et dis-
persé la foule.
Deux zaptiés en armes faisaient faction à ma
porte enfoncée. Je leur confiai la garde de mes
biens et m'embarquai pour Galata. J'allais y cher-
cher Achmet, garçon de bon conseil, dont la pré-
sence amie m'eût été précieuse au milieu de ce
.désarroi..
Au bout d'une heure, j'arrivai dans ce centre du
tapage et des estaminets; j'allai inutilement chez
/eMrMMt~ame,etdans tous les bouges Achmet ce
soir-là fut introuvable.
Et force me fut de revenir dormir seul, dans ma
chambre sans vitres ni portes, roulé, par un froid
mortel, dans des couvertures mouillées .qui sen-
taient le roussi. Je dormis peu, et mes réflexions
furent sombres; cette nuit fut une des nuits désa-
gréables de ma'vie.

LUI

Le lendemain matin, Acbmet et moi,.nous cons-


tations les dégâts ils étaient relativement minimes,
et le mal pouvait aisément se réparer. La pièce
détruite était vide et inhabitée; on eût imaginé un
incendie de commande comme distraction, qu'on
l'eût fait faire comme celui-là; les plus légers

mais présents et intacts..


objets se retrouvaient partout, dérangés et salis,

Achmet déployait une activité névreuse; trois


vieilles juives rangeaient et frottaient sous ses
12
ordres, et il se passait des scènes d'un haut
comique.
Le jour suivant, tout était déblayé, lavé, séché,
net et propre. Un trou noir béant remplaçait deux
pièces; ce détail-à. part, la maison avait repris
son assiette, et ma chambre, son aspect d'originale
élégance.
Mes appartements étaient, ce soir-là même, dis-
posés pour une grande réception; de nombreux
plateaux supportaient des narguilhés, du ratlo-
koum et du café; il y avait même un orchestre,
deux musiciens un tambour et un hautbois.
Achmet avait voulu tous ces frais, et combiné
cette mise en scène à sept heures, je recevais les
autorités et les notables qui allaient décider de
mon sort.
Je craignais d'être obligé de me faire connaitre,
et de réclamer le secours de l'ambassade britan-
nique jetais fort perplexe en attendant ma com-
pagnie.
Cette façon de terminer l'aventure aurait eu pour
conséquence forcée un ordre supérieur coupant
court à'ma vie de Stamboul, et je redoutais cette
solution, plus encore que la justice ottomane.
Je les vois encore tous, tout ce monde, quinze
ou vingt personnes, gravement assis sur mes tapis
mon propriétaire, les notables, les voisins, les juges,
la police et les derviches l'orchestre faisant va-
carme et Achmet versant à pleins bords du mastic
et du calé.
Il s'agissait de me justifier de l'accusation d'in-
cendiaire ou d'enchanteur; d'aller en prison ou de
payer grosse amende pour avoir failli brûler
Eyoub; enfin, d'indemniser mon propriétaire et de
réparer à mes frais.
Il ne faut guère compter que sur soi-même en
Turquie, mais en général on réussit tout ce que
l'on ose entreprendre et l'aplomb est toujours un
moyen de succès. Toute la soirée, je tranchai du
grand seigneur, je payai d'impertinence et d'au-
dace; Achmet versait toujours et embrouillait à
dessein les intérêts et les questions, magnifique
dans son rôle; l'orchestre faisait rage, et, au'
bout de deux heures, la situation atteignait son
paroxysme mes hôtes ne se comprenaient plus et
se disputaient entre eux, j'étais hors de cause.
Allons, Loti, dit Achmet, les voilà tous à
point et c'est mon œuvre. Tu ne trouverais pas
dans tout Stamboul un autre comme ton Achmet,
'et je te suis vraiment bien précieux.
La situation était compliquée et comique, et
Achmet, d'une gaîté folle et contagieuse; je cédai
au besoin impérieux de faire une acrobatie, et,
sautant sur les mains sans préambule, j'exécutai
deux tours de clown devant l'assistance ahurie.
Achmet, ravi d'une pareille idée, tira profit de
cette diversion; avec force saluts, il remit à chacun
ses socques, sa pelisse et sa lanterne, et la séance
fut dissoute sans. que rien fût conclu.
Fin et m.orah'te. Je n'allai point en prison et
ne payai point d'amende. Mon propriétaire fit répa-
rer sa maison en remerciant Allah de lui en avoir
laissé la moitié, et je demeurai l'enfant gâté du
quartier.
Quand, deux jours après, Aziyadé revint au logis,
elle le retrouva à son poste, en bon ordre et plein
de fleurs.
Le feu prenant tout seul, au milieu d'une maison
fermée, est un phénomène d'une explication dif-
ficile, et la cause première de l'incendie est toujours
restée mystérieuse.
LIV

'L'essence de cette région est l'oubli.


Quiconque est plongé dans l'Océan du coeur a trouvé
le repos dans cet anéantissement. ·
Le cœur n'y trouve autre chose que le ne pas e~*e.
(FERtDEDD!NATTAn,poëte persan.)

Il y avait réception chez Izeddin-Ali-eflendi, au


fond de Stamboul la fumée des parfums, la fumée
du tembaki, le tambour de basque aux paillettes
de cuivre, et des voix d'hommes chantant comme
en rêve les bizarres mélodies de l'Orient.
Ces soirées qui m'avaient paru d'abord d'une
étrangeté barbarè, peu à peu m'étaient devenues
familières, et chez moi, plus tard, avaient lieu des
réceptions semblables où l'on s'enivrait au bruit
du tambour, avec des parfums et de la fumée.
On arrive le soir aux réceptions de Izeddin-Ali-,
eflendi, pour ne repartir qu'au grand jour. Les
distances sont grandes à Stamboul par une nuit
de neige; et Izeddin entend très largement l'hos-
pitalité.
La maison d'Izeddin-AIi, vieille et caduque au
12.
dehors, renferme dans ses murailles noires les
mystérieuses magnificences du luxe oriental. Ized-
din-Ali professe d'ailleurs le culte exclusif de tout
ce qui est eski, de tout ce qui rappelle les temps
regrettés du passé, de tout ce qui est marqué au
sceau d'autrefois.
On frappe à la porte, lourde et ferrée; deux
petites esclaves circassiennes viennent sans bruit
vous ouvrir.
On éteint sa lanterne, on se déchausse, opéra-
tions très bourgeoises voulues par les usages de la
Turquie. Le chez soi, en Orient, n'est jamais souillé
de la boue du dehors; on la laisse à la porte, et
les tapis précieux que le petit-fils a reçus de l'aïeul,
ne sont foulés que par des babouches ou des pieds
nus.
Ces deux esclaves ont huit ans elles sont à
vendre et elles le savent. Leurs faces épanouies
sont régulières et charmantes des fleurs sont
plantées dans leurs cheveux de bébé, relevés très
haut sur le sommet de la tête. Avec respect elles
vous prennent la main et la touchent doucement
de leur front.
Aziyadé, qui avait été, elle aussi, une petite
esclave circassienne, 'avait conservé cette manière
de m'exprimer la soumission et l'amour.
On monte de vieux escaliers sombres, couverts
de somptueux tapis de Perse le haremlike s'en-
tr'ouvre doucement et des yeux de femmes vous
observent, par l'entre- bâillement d'une porte in-
crustée de nacre.
Dans une grande pièce où les tapis sont si épais
qu'on croirait marcher sur le dos d'un mouton de
Kachemyre, cinq ou six jeunes hommes sont assis,
les jambes croisées, dans des attitudes de noncha-
lance heureuse, et de tranquille rêverie. Un grand
vase, de cuivre ciselé, rempli de braise, fait à cet
appartement une atmosphère tiède, un tant soit
peu lourde qui porte au sommeil. Des bougies
sont suspendues par grappes au plafond de chêne
sculpté elles sont enfermées dans des tulipes
d'opale, qui ne laissent filtrer qu'une lumière
rose, discrète et voilée.
Les chaises, comme les femmes, sont inconnues
dans ces soirées turques. Rien que des divans très
bas, couverts de riches soies d'Asie des coussins
de brocart, de satin et d'or, des plateaux d'argent,
où reposent de longs chibouks de jasmin; de
petits meubles à huit pans, supportant des nar-
guilhés que terminent de grosses boules d'ambre
incrustées d'or.
Tout le monde n'est pas admis chez Izeddin-AIi,
et ceux qui sont là sont choisis non pas de ces fils
de pacha, traînés sur les boulevards de Paris, gom-
meux et abêtis, mais tous enfants de lavieille y:<r
qnie élevés dans les Yalis dorés, à l'abri du vent
égalitaire empesté de fumée de houille qui souffle
d'Occident. L'œil ne rencontre dans ces groupes
que de sympathiques figures, au regard plein de
flamme et de jeunesse.
Ces hommes qui, dans le jour, circulaient en
costume européen, ont repris le soir, dans leur
inviolable intérieur la chemise de soie et le long
cafetan en cachemire doublé de fourrure. Le pale-
tot gris n'était qu'un déguisement passager et
sans grâce, qui seyait mal à leurs organisations
asiatiques.
.La fumée odorante décrit dans la tiède atmo-
sphère des courbes changeantes et compliquées
on cause à voix basse, de la guerre souvent,
d'Ignatief et des inquiétants « Moscov des .des-
tinées fatales que Allah prépare au khalife et à
l'islam. Les toutes petites tasses de café d'Arabie ont
été plusieurs. fois remplies et vidées les femmes
du harem, qui rêvent de se montrer, entr'ouvrent la
porte pour passer et reprendre elles-mêmes les
plateaux d'argent. On aperçoit le bout de leurs
doigts, un ceil quelquefois, pu un bras retiré fur-
tivement; c'est tout, et, à la cinquième heure
turque (dix heures), la porte du haremlike est
close, les belles ne paraissent plus.
Le vin blanc d'Ismidt que le Koran n'a pas inter.
dit est servi dans un verre unique, où, suivant
l'usage, chacun boit à son tour.
On en boit si peu, qu'une jeune fille en deman-
derait davantage et que ce vin est tout à fait
étranger à ce qui va suivre.
Peu à peu, cependant, la tête devient plus lourde,
et les idées plus incertaines se confondent en un
rêve indécis.
Izeddin-Ali et Suleïman prennent en main des
tambours de basque, et chantent d'une voix de
somnambule de vieux airs venus d'Asie. On voit
plus vaguement la fumée qui monte, les regards
qui s'éteignent, les nacres qui brillent, la richesse
du logis.
Et tout doucement arrive l'ivresse, l'oubli désiré
de toutes les choses humaines
Les domestiques apportent les yatags, où chacun
s'étend et s'endort.
Le matin est rendu le jour se faufile à travers
les treillages de frêne, les stores peints et les ri-
deaux de soie.
Les hôtes d'Izeddin-Ali s'en vont faire leur
toilette, chacun dans un cabinet dé marbre blanc,
à l'aide de serviettes si brodées et dorées qu'en
Angleterre on oserait à peine s'en servir.
Ils fument une cigarette, réunis autour du bra-
sero de cuivre, et se disent adieu.
Le réveil est maussade. On s'imagine avoir été
visité par quelque rêve des Mille et M~ ~ViM~, quand
on se retrouve le matin, pataugeant dans la
boue de Stamboul, dans l'activité des rues et des
bazars.

LV

Tous ces bruits des nuits de Constantinople


sont restés dans ma mémoire, mêlés au son de
sa voix à elle, qui souvent m'en donnait des expli-
cations étranges.
Le plus sinistre-de tous était le cri des beckdjis,
le cri des veilleurs de nuit annonçant l'incendie,
le terrible T/am~Mn ~r si prolonge, si lugubre,
répété dans tous les quartiers de Stamboul, au
milieu du silence profond.
Et puis, le matin, c'était le chant sonore, l'au-
bade des coqs, précédant de peu la prière des muez-
zins, chant triste parce qu'il annonçait le jour, et
que, demain, pour revenir, tout serait de nouveau
en question, tout, même sa vie!
Une des premières nuits qu'elle passa dans cette
case isolée d'Eyoub, un bruit rapproché, dans
l'escalier même du vieux logis, nous fit tous deux
frémir. Tous deux nous crûmes entendre à notre
porte une troupe de djinns, ou des hommes à tur-
ban, rampant sur les marches vermoulues, avec
des poignards et des yatagans dégainés. Nous
avions tout à craindre, quand nous étions réunis,
et il nous était permis de trembler.
Mais le bruit s'était renouvelé, plus distinct et
moins terrible, si caractéristique même qu'il ne
laissait plus d'équivoque
,S~c/Mt~(Les souris!) dit-elle en riant, et
tout à fait rassurée.
Le fait est que la vieille masure en était pleine, et
qu'elles s'y livraient, la nuit, des batailles rangées
fort meurtrières.
TcAo& setchan var senin e~e, Lotim! disait-elle
souvent. (Il y a beaucoup de souris dans ta maison,
Loti !)
C'est pourquoi, un beau soir, elle me fit présent
du jeune Xe'y.
Kédi-bey (le seigneur chat), qui devint plus tard
un énorme et très imposant matou, avait alors
à peine un mois; c'était une toute petite boule
jaune, ornée de gros yeux verts, et très gour-
mande.
Elle me l'avait apporté en surprise, un soir,
dans un de ces cabas de velours brodé d'or dont se
servent les enfants turcs qui vont à l'école.
Ce cabas avait été le sien, à l'époque où elle allait,
jambes nues et sans voile, faire son instruction
très incomplète chez le vieux pédagogue à turban
du village de Canlidja, sur la côte asiatique du
Bosphore. Elle avait très peu profité des leçons de
ce maître, et écrivait fort mal ce qui ne-m'empâ-
chait point d'aimer ce pauvre cabas fané, qui avait
été le compagnon de sa petite enfance.
-Kédi-bey, le soir où il me fut offert, était em-
mailloté en outre dans une serviette de soie, où
la frayeur du voyage lui avait fait commettre toute
sorte d'incongruités.
Aziyadé, qui avait pris la peine de lui broder un
collier à paillettes d'or fut tout à fait désolée de
voir son élève dans une situation si pénible. Il avait
si singulière mine, elle-même était si désappointée,
que nous fùmes, Achmet et moi, pris d'un accès de
fou rire en présence de ce déballage.
Cette présentation de Kédi-bey est restée un des
souvenirs que de ma vie je ne pourrai oublier.

LVI

Allahillah A~a~, MoAan!m~/ t'~OM~Ma/t (Dieu


seul est Dieu, et Mahomet est son prophète !)
Tous les jours, depuis des siècles, à la même
heure, sur les mêmes notes, du haut du minaret de
ladjiami, la même phrase retentit au-dessus de ma
maison antique. Le muezzin, de sa voix stridente,
<3
la psalmodie aux quatre points cardinaux, avec
une monotonie automatique, une régularité fatale.
Ceux-là qui ne sont déjà plus qu'un peu de
cendre l'entendaient à cette même place, tout
comme nous qui sommes nés d'hier. Et sans trêve,
depuis trois cents ans, à l'aube incertaine des
jours d'hiver, aux beaux levers du soleil d'été,
la phrase sacramentelle de l'islam éclate dans la
sonorité matinale, mêlée au chant des coqs, aux
premiers bruits de la vie qui s'éveille. Diane lu-
gubre, triste réveil à nos nuits blanches, à nos
nuits d'amour. Et alors, il faut partir, précipitam-
ment nous dire adieu, sans savoir si nous nous
reverrons jamais, sans savoir si demain quelque
révélation subite,-quelque vengeance d'un vieillard
trompé par quatre femmes, ne viendra pas nous
séparer pour toujours, si demain ne se jouera pas
quelqu'un de ces sombres drames de harem, contre
lesquels toute justice humaine est impuissante, tout
secours matériel, impossible.
Elle s'en va, ma chère petite Aziyadé, affublée
comme une femme du bas peuple d'une grossière
robe de laine grise fabriquée dans ma maison,
courbant sa taille flexible, appuyée sur un bâton
quelquefois, et cachant son visage sous un épais
yachmak.
Un caïque l'emmène, là-bas, dans le quartier
populeux des bazars, d'où elle rejoint au grand
jour le harem de son maître, après avoir repris
chez Kadidja ses vêtements de cadine. EUe rap-
porte de sa promenade, pour un peu sauvegarder
les apparences, quelques objets pouvant ressem-
bler à des achats de fleurs ou de rubans.

Lvn

.Achmet était très important et très solennel


nous accomplissions tous deux une expédition
pleine de mystère, et lui était nanti des instruc-
tions d'Aziyadé, tandis que moi, j'avais juré de
me laisser mener et d'obéir.
A l'écheUe d'Eyoub, Achmet débattit le prix d'un
caïque pour Azar-kapou. Le marché conclu, il me
fit embarquer. II me dit gravement
Assieds-toi, Loti.
Et nous partîmes.
A Azar-kapou, je dus le suivre dans d'immondes
ruelles de truands, boueuses, noires, sinistres, oc-
cupées par des marchands de goudron, de vieilles
poulies et de peaux de lapin; de porte en porte,
nous demandions un certain vieux Dimitraki, que
nous finîmes par trouver, au fond d'un bouge iné-
narrable.
C'était un vieux grec en haillons, à barbe blan-
che, à mine de bandit.
Achmet lui présenta un papier sur lequel était
calligraphié le nom d'Aziyadé, et lui tint, dans la
langue d'Homère, un long discours que je ne com-
pris pas.
Le vieux tira d'un coffre sordide une manière de
trousse pleine de petits stylets, parmi lesquels il
parut choisir les plus'aSUés, préparatifs peu ras-
surants
Il dit à Achmet ces mots, que mes .souvenirs
classiques me permirent cependant de com-
prendre
Montrez-moi la place.
Et Achmet, ouvrant ma chemise, posa le doigt
du côté gauche, sur l'emplacement du cœur.
LVIII

L'opération s'acheva sans grande souffrance,


et Achmet remit à l'artiste un papier-monnaie
de dix piastres, provenant de la bourse d'Aziyadé.
Le vieux Dimitraki exerçait l'invraisemblable
métier de tatoueur pour marins grecs. Il avait une
légèreté de touche, et une sûreté de dessin très re-
marquables.
Et j'emportais sur ma poitrine une petite
plaque endolorie, rouge, labourée de milliers
d'égratignures qui, en se cicatrisant ensuite,
représentèrent en beau bleu le nom turc d'A-
ziyadé.
Suivant la croyance musulmane, ce tatouage,
comme toute autre marque ou défaut de mou
corps terrestre, devait me suivre dans l'éter-
nité.
LIX

LOTIAPLUMKËTT

Février 1877.

Oh la belle nuit qu'il faisait. Plumkett, comme


Stamboul étaitbeau!
A huit heures, j'avais quitté le Deer~OMM~.
Quand, après avoir marché bien longtemps, j'ar-
rivai Galata, j'entrai chez leur « madame prendre
en passant mon ami Achmet, et tous deux nous
nous acheminâmes vers Azar-kapou, par de soli-
taires quartiers musulmans.
Là, Plumkett, deux chemins se présentent à nous
chaque soir, entre lesquels nous devons choisir
pour rejoindre Eyoub.
Traverser le grand pont de bateau qui mène à
Stamboul, s'en aller à pied par le Phanar, Balate
et les cimetières, est une route directe et originale
mais c'est-aussi, la nuit, une route dangereuse que
nous n'entreprenons guère qu'à trois, quand nous
avons avec nous notre fidèle Samuel.
Ce soir-là, nous avions pris un caïque au pont
de Kara-Keui, pour nous rendre par mer tran-
quillement à domicile.
Pas un souffle dans l'air, pas un mouvement sur
l'eau, pas un bruit Stamboul était enveloppé d'un
immense suaire de neige.
C'était un aspect imposant et septentrional, qu'on
n'attendait point de la ville du soleil et du ciel
bleu.
Toutes ces collines, couvertes de milliers et de
milliers de cases noires,, défilaient en silence sous
nos yeux, confondues ce soir dans une monotone
et sinistre teinte blanche.
Au-dessus de ces fourmilières humaines enseve-
lies sous la neige, se dressaient les masses gran-
dioses des mosquées grises, et les pointes aiguës
des minarets.
La lune, voilée dans les brouillards, promenait
sur le tout sa lumière indécise et'bleue.
Quand nous arrivâmes à Eyoub, nous vimes
qu'une lueur filtrait à travers les carreaux; les
treillages et les épais rideaux de nos fenêtres elle
était là la première, elle était rendue au logis.
Voyez-vous, Plumkett, dans vos maisons d'Eu-
rope, bêtement accessibles à vous-mêmes et aux
autres, vous ne pouvez point soupçonner ce 6o;t-
/~Mr(f<ï/Tn~r, qui vaut à lui seul toutes les fatigues
et tous les dangers.

LX

Un temps viendra où, de tout ce rêve d'amour,


rien ne restera plus un temps viendra où tout
sera englouti avec nous-mêmes dans la nuit pro-
fonde où tout ce qui était nous aura disparu, tout
jusqu'à nos noms gravés sur la pierre.
II est un pays que j'aime et que je voudrais voir
la Circassie, avec ses sombres montagnes et ses
grandes forêts. Cette contrée exerce sur mon ima-
gination un charme qui lui vient d'Aziyadé là,
elle a pris son sang et sa vie.
Quand je vois passer les farouches Circassiens,
à moitié sauvages, enveloppés de peaux de bêtes,
quelque chose m'attire vers ces inconnus, parce
que le sang de leurs-veines est pareil à celui de ma
chérie.
Elle, elle se souvient d'un grand lac, au bord
duquel elle pense qu'elle était née, d'un village
perdu dans les bois dont elle ne sait plus le nom.
d'une plage où elle jouait en plein air, avec les
autres petits enfants des montagnards.
On voudrait reprendre sur le temps le passé de
la bien-aimée, on voudrait avoir vu sa figure d'en-
fant, sa figure de tous les âges on voudrait l'avoir
chérie petite fille, l'avoir vue grandir dans ses
bras à soi, sans que d'autres aient eu ses caresses,
sans qu'aucun autre ne l'ait possédée, ni aimée, ni
touchée, ni vue. On est jaloux de son passé, jaloux
de tout ce qui, avant vous, a été donné à d'autres
jaloux des moindres sentiments de son cœur, et
des moindres paroles de sa bouche, que, avant
vous, d'autres ont entendues. L'heure présente ne
suffit pas il faudrait aussi tout le passé, et encore
tout l'avenir. On est là, les mains dans les mains
les poitrines se touchent, les lèvres se pressent;
on voudrait pouvoir se toucher sur tous les points
à la fois, et avec des sens plus subtils, on voudrait
ne faire qu'un seul être et se fondre l'un dans
l'autre.
Aziyadé, dis-je, raconte-moi un peu de petites
histoires de ton enfance, et parle-moi du vieux
maître d'école de Canlidja.
13.
Aziyadé sourit, et cherche dans sa tête quelque
histoire nouvelle,, entremêlée de réflexions fraîches
et de parenthèses bizarres. Les plus aimées de
ces histoires, où les hodjas (les sorciers) jouent
ordinairement les grands premiers rôles, les plus
aimées sont les plus anciennes, celles qui sont
déjà à moitié perdues dans sa mémoire, et ne sont
plus que des souvenirs furtifs de sa petite enfance.
A toi, Loti, dit-elle ensuite. Continue; nous
en étions restés à quand tu avais seize ans.
Hélas 1. Tout ce que je lui dis dans la langue de
Tchengiz, dans d'autres langues, je l'avais dit à
d'autres! Tout ce qu'elle me dit, d'autres me
l'avaient dit avant elle! Tous ces mots sans suite,
délicieusement insensés, qui s'entendent à peine,
avant Aziyadé, d'autres me les avaient répétés 1

Sous le charme d'autres jeunes femmes dont le


souvenir est mort dans mon coeur, j'ai aimé d'au-
tres pays, d'autres sites, d'autres lieux, et tout est
passé
J'avais fait avec une autre ce rêve d'amour
infini nous nous étions juré qu'après nous être
adorés sur la terre, nous être fondus ensemble tant
qu'il y aurait de la vie dans nos veines, nous
irions encore dormir dans la même fosse, et que
la même terre nous reprendrait, pour que nos
cendres fussent mêlées éternellement. Et tout cela
est passé, enacé, balayé! Je suis bien jeune en-
core, et je ne m'en souviens plus.
S'il y a une éternité, avec laquelle irai-je revivre
ailleurs? Sera-ce avec elle, petite Aziyadé, ou bien
avec toi ?
Qui pourrait bien démêler, dans ces extases inex-
pliquées, dans ces ivresses dévorantes, qui pourrait
bien démêler ce qui vient des sens, de ce qui vient
du cœur? Est-ce l'effort suprême de l'âme vers le
ciel, ou la puissance aveugle de la nature, qui veut
se récréer et revivre? Perpétuelle question, que
tous ceux qui ont vécu se sont posée, tellement
que c'est divaguer que de se la poser encore.
Nous croyons presque à l'union immatérielle et
sans fin, parce que nous nous aimons. Mais com-
bien de milliers d'êtres qui y ont cru, depuis des
milliers d'années que les générations passent,
combien qui se sont aimés et qui,-tout illuminés
d'espoir, se sont endormis confiants, au mirage
trompeur de la mort Hélas dans vingt ans, dans
dix ans peut-être, où serons-nous, pauvre Aziyadé ?
Couchés en terre, deux débris ignorés, des cen-
taines de lieues sans doute sépareront nos tombes,
et qui se souviendra encore que nous nous
sommes aimés?
Un temps viendra où, de tout ce rêve d'amour,
rien ne restera plus. Un temps viendra où nous
serons perdus tous deux dans la nuit profonde, où
rien ne survivra de nous-mêmes, où tout s'effacera,
tout jusqu'à nos noms écrits sur nos pierres.
Les petites filles circassiennes viendront toujours
de leurs montagnes dans les harems de Constan-
tinople. La chanson triste du muezzin retentira tou-
jours dans le silence des matinées d'hiver, seule-
ment, elle ne nous réveillera plus

LXI

Le voyage à Angora, capitale des chats, était


depuis longtemps en question.
J'obtiens de mes chefs l'autorisation de partir
(permission de dix jours), à la condition que je
ne me mettrai là-bas dans aucune espèce de mau-
vais cas pouvant nécessiter l'intervention de mon
ambassade.
La bande s'organise à Scutari par un temps sans
nuage; les derviches Riza-effendi, Mahmoud-
effendi, et plusieurs amis de Stamboul sont de
l'expédition il y a aussi des dames turques, des
domestiques et un grand nombre de bagages. La
caravane pittoresque défile au soleil, dans la
longue avenue de cyprès qui traverse les grands
cimetières de Scutari. Le site est là d'une majesté
funèbre on a, de ces hauteurs, .une incomparable
vue de Stamboul.

LXII

La neige retarde de plus en plus notre marche, à


mesure que nous nous enfonçons plus avant dans
les montagnes. Impossible d'atteindre avant deux
semaines la capitale des chats, c
Après trois jours de marche, je me décide à dire
adieu à mes compagnons de route; je tourne au
sud avec Achmet et deux chevaux choisis, pour
visiter Nicomédie et Nicée, les vieilles villes de
l'antiquité chrétienne.
J'emporte de cette première partie du voyage le
souvenir d'une nature ombreuse et sauvage, de
fraîches fontaines, de profondes vallées, tapissées
de chênes verts, de fusâins et de rhododendrons en
fleurs, le tout par un beau temps d'hiver, et légè-
rement saupoudré de neige.
Nous couchons dans des /faMf, dans des bouges
sans nom.
Celui de Mudurlu est de tous le plus remarquable.
Nous arrivons de nuit à Mudurlu; nous montons
au premier étage d'un vieux /MMM enfumé où dor-
ment déjà pêle-mêle des tziganes et des montreurs
d'ours. Immense pièce noire, si basse, que l'on y
marche en courbant la tête. Voici la table d'hôte
une vaste marmite où des objets inqualifiables
nagent dans une épaisse sauce; on la pose par
terre, et chacun s'assied alentour. Une seule et
même serviette, longue à la vérité de plusieurs
mètres, fait le tour du public et sert à tout le
monde.
Achmet déclare qu'il aime mieux périr de froid
dehors que de dormir dans la malpropreté de ce
bouge. Au bout d'une heure cependant, transis et
harassés de fatigue, nous étions couchés et proton
dément endormis.
Nous nous levons avant le jour, pour aller, de la
tête aux pieds, nous laver en plein vent, dans l'eau
claire d'une fontaine.

LXIII

Le soir d'âpres, nous arrivons à Ismidt (Nicomé-


die) à la nuit tombante. Nous étions sans passeport
et on nous arrête. Certain pacha est assez com-
plaisant pour nous en fabriquer deux de fantaisie,
et, après de longs pourparlers, nous réussissons
à ue pas coucher au poste. Nos chevaux cependant
sont saisis et dorment en fourrière.
Ismidt est une grande ville turque, assez civi-
lisée, située au bord d'un golfe admirable; les
bazars y sont animés et pittoresques. Il est interditt
aux habitants de se promener après huit heures
du soir, même en compagnie d'une lanterne.
J'ai bon souvenir de la matinée que nous pas-
sâmes dans ce pays, une première matinée de
printemps, avec un soleil déjà chaud, dans un beau
ciel bleu. Bien rassasiés tous deux d'un bon déjeu-
ner de paysans, bien frais et dispos, et nos papiers
en règle, nous commençons l'ascension d'Orkhan-
djiami. Nous grimpons par de petites rues pleines
d'herbes folles, aussi raides que des sentiers de
chèvre. Les papillons se promènent et les insectes
bourdonnent; les oiseaux chantent le printemps,
et la brise est tiède. Les vieilles cases de bois,
caduques et biscornues, sont peintes de fleurs et
d'arabesques les cigognes nichent partout sur les
toits, avec tant de sans-gêne que leurs construc-
tions empêchent plusieurs particuliers d'ouvrir
leurs fenêtres.
Du haut de la djiami d'Orkhan, la vue plane sur
le golfe d'Ismidt aux eaux bleues, sur les fertiles
plaines d'Asie, et sur l'Olympe de Brousse qui
dresse là-haut tout au loin sa grande cime nei-
geuse.
LXIV

D'Ismidt à Taouchandjil, de Taouchandjil à


Kara-Moussar, deuxième étape où la pluie nous
prend.
De Kara-Moussar à Nicée (Isnik), course à cheval
dans des montagnes sombres, par temps de neige;
l'hiver est revenu. Course semée de péripéties, un
certain Ismaël, accompagné de trois zéibeks armés
jusqu'aux dents, ayant eu l'intention de nous déva-
liser. L'auaire s'arrange pour le mieux, grâce à une
rencontre inattendue de bachibozouks, et nous
arrivons à Nicée, crottés seulement. Je présente
avec assurance mon passeport de sujet ottoman,
fabrique du pacha d'Ismidt; l'autorité, malgré mon
langage encore hésitant, se laisse prendre à mon
chapelet et à mon costume me voilà pour tout de
bon un indiscutable eiïendi.
A Nicée, de vieux sanctuaires chrétiens des pre-
miers siècles, une Aya-Sophia (Sainte-Sophie),
sceur atnée de nos plus anciennes églises d'Occi-
dent. Encore des montreurs d'ours pour compa-
gnons dé chambrée.
Nous voulions rentrer par Brousse et Mou-
dania l'argent étant venu à manquer, nous retour-
nons à Kara-Moussar, où nos dernières piastres
passent à déjeuner. Nous tenons conseil, duquel
conseil il résulte que je donne ma chemise à
Achmet, qui va la vendre. Cet argent suffit à payer
notre retour et nous nous embarquons le cœur
léger, et la bourse aussi.
Nous voyons reparaître Stamboul avec joie. Ces
quelques journées y ont changé l'aspect de-la. na-
ture de nouvelles plantes ont poussé sur le. toit de
ma case; toute une nichée de petits chiens, der-
nièrement nés sur le seuil de ma porte, com-
mencent à japer et à remuer la queue leur ma-
man nous fait grand accueil.

LXV

Aziyade arriva le soir, me racontant combien


e!!e'avait été inquiète, et combien de fois elle avait
ditponrmoi:
7! M/ S~ant~ MrMK fot!/ (AHah.! protège

Lo' '')
Elle m'apportait quelque chose de lourd, con-
tenu dans une toute petite boîte, qui sentait l'eau
de roses comme tout ce qui venait d'elle. Sa figure
rayonnait de joie en me remettant ce petit objet
mystérieux, très soigneusement caché dans sa
robe.
Tiens, Loti, dit-elle, ~o:t benden M~a ~të..
(Ceci est un cadeau que je te fais.)
C'était une lourde bague en or martelé,, sur
laquelle était gravé son nom.
Depuis longtemps, elle rêvait de me donner une
bague, sur laquelle j'emporterais dans mon pays
son nom gravé. Mais la pauvre petite n'avait pass
d'argent; elle vivait dans une large aisance, dans
un luxe relatif; il lui était possible d'apporter chez
moi des pièces de soie brodée, des coussins et diffé-
rents objets dont elle disposait sans contrôle; mais
on ne lui donnait que de petites sommes; tout
passait à payer la discrétion d'Emineh, sa servante,
et il lui était difficile d'acheter une bague sur ses
économies. Alors elle avait songé à ses bijoux à
elle mais elle avait eu peur de les envoyer vendre
ou troquer au bazar des bijoutiers, et il avait fallu
recourir aux expédients. C'étaient ses propres
bijoux, écrasés au marteau, en cachette, par un
forgeron de Scutari, qu'elle m'apportait aujour-
d'hui, transformés en une énorme bague, irrégu-
lière et massive.
Et je lui fis sur sa demande le serment que cette
bague ne me quitterait jamais, que je la porterais
toute ma vie.

LXVI

C'était un matin radieux d'hiver, de l'hiver si


doux du Levant.
Aziyadé, qui avait quitté Eyoub une heure avant
nous et descendu la Corne d'or en robe grise, la
remontait en robe rose pour aller rejoindre le
harem de son maître, à Mehmed-Fatih. Elle était
gaie et souriante sous son voile blanc la vieille
Kadidja était auprès d'elle, et toutes deux étaient
confortablement assises au fond de leur caïque
eînié, dont l'avant était orné de perles et de do-
rures.
Nous descendions, Achmet et moi, en sens in-
verse, étendus sur les coussins rouges d'un long
caïque à deux rameurs.
C'était le moment de la splendeur matinale de
Cpnstautinople les palais et les mosquées, encore
roses sous le soleil levant, se réfléchissaient dans
les profondeurs tranquilles de la Corne d'or; des
bandes de karabataks (de plongeons noirs) exécu-
taient des cabrioles fantastiques autour des barques
des pêcheurs, et disparaissaient la tête la première
dans l'eau froide et bleue.
Le hasard, ou-la fantaisie de nos caiqdjis, fit que
nos barques dorées passèrent l'une près de l'autre,
si prés même que nos avirons furent engagés. Nos
bateliers prirent le temps de s'adresser à cette occa-
sion les injures d'usage Chien! fils de chien! 1

arrière-petit-fils de chien! EtKadidjacrnt pou-


voir nous envoyer un sourire à la dérobée, montrant
ses longues dents blanches dans sa bouche noire.
Aziyadé, au contraire, passa sans sourciller.
Elle semblait uniquement occupée d'espiègleries
de karabataks
A'e/t c/K~t<m ~<:M~/ disait-elle à Kadidja
(Quel oiseau malin !)
LXVII

«
Qui sait, quand la belle saison finira, lequel
de nous sera encore en vie ?
D
Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison
du printemps passe vite, elle ne durera pas.
D
Écoutez la chanson du rossignol la saison
vernale s'approche.
» Le printemps a déployé un berceau de joie dans
chaque bosquet.
p Où
l'amandier répand ses fleurs argentées.
D
Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison
du printemps passe vite, elle ne durera pas D
Encore un printemps, les amandiers fleu-
rissent, et moi, je vois avec terreur, chaque sai-
son qui m'entraîne plus avant dans la nuit, chaque
année qui m'approche du gouffre. Où vais-je, mon
Dieu ?. Qu'y a-t-il après? et qui sera près de moi
quand il faudra boire la sombre coupé!

Extrait d'une vieille poésie orientale.


'C'est la saison de la joie et du plaisir: la
saison vernale est arrivée.
D
Ne fais pas de prière avec moi, ô prêtre;
cela a son propre temps. »
t 0 1 e
MANÉ, THÉCEL, PHARÈS

Stamboul, 19 mars 1877.

L'ordre de départ était arrivé comme un coup de


foudre le Deo'AoMM~ était rappelé à Southampton.
J'avais remué ciel et terre pour éluder cet ordre et
prolonger mon séjour à Stamboul; j'avais frappé à
toutes les portes, même à la porte de l'armée otto-
mane qui fut bien près de s'ouvrir pour moi.
Mon cher ami, avait dit le pacha, dans un
anglais très pur, et avec cet air de courtoisie
parfaite des Turcs de bonne naissance, mon cher
ami, avez-vous aussi l'intention d'embrasser l'isla-
misme ?
Non, Excellence, dis-je il me serait indiué-
14
rent de me faire naturaliser ottoman, de changer
de nom et de patrie, mais, officiellement, je resterai
chrétien.
Bien, dit-il, j'aime mieux cela; l'islamisme
n'est pas indispensable, et nous n'aimons guère
les renégats. Je crois pouvoir-vous affirmer, conti-
nua le pacha, que vos services ne seront pas admis
à titre temporaire, votre gouvernement d'ailleurs
s'y opposerait; mais ils pourraient être admis à
titre définitif. Voyez si vous voulez nous rester. Il
me semble difficile que vous ne partiez pas d'abord
avec votre navire, car nous avons peu de temps
pour ces démarches; cela vous permettrait d'ailleurs
de réfléchir longuement à une détermination
aussi grave, et vous nous reviendrez après. Si
cependant vous le désirez, je puis faire dès ce soir
présenter votre requête à Sa Majesté le Sultan, et
j'ai tout lieu de croire que sa réponse vous sera
favorable.
Excellence, dis-je, j'aime mieux, si cela est
possible, que la chose se décide immédiatement;
plus tard, vous m'oublieriez. Je vous demanderai
seulement ensuite un congé pour aller voir ma
mère.
Je priai cependant qu'on m'accordât une heure,
et je sortis'pour réfléchir.
Cette heure me parut courte; les minutes s'en-
fuyaient comme des secondes, et mes pensées se
pressaient avec tumulte.
Je marchais au hasard dans les rues du vieux
quartier musulman qui couvre les hauteurs du
Taxim, entre Péra et Foundoucli. Il faisait un
temps sombre, lourd et tiède les vieilles cases de
bois variaient de nuances, entre le gris foncé, le
noir et le brun rouge; sur les pavés secs, des
femmes turques circulaient en petites pantoufles
jaunes, en se tenant enveloppées jusqu'aux yeux
dans des pièces de soie écarlate ou orange brodées
d'or. On avait des échappées de perspective de
trois cents mètres de haut, sur le sérail blanc et
ses jardins de cyprès noirs, sur Scutari et sur le
Bosphore, à demi voilés par des vapeurs bleues.
Abandonner son pays, abandonner son nom,
c'est plus sérieux qu'on ne pense quand cela
devient une réalité pressante, et qu'il faut avant
une heure avoir tranché la question pour jamais.
Aimerai-je encore Stamboul, quand j'y serai rivé
pour la vie? L'Angleterre, le train monotone de
l'existence britannique, les amis fâcheux, les
ingrats, je laisse tout cela sans regrets et sans
remords. Je m'attache à ce pays dans un instant de
crise suprême au printemps, la guerre décidera
de son sort et du mien. Je serai le yuzbâchi Arif;
aussi souvent que dans la marine de Sa Majesté,
j'aurai des congés pour aller voir là-bas ceux que
j'aime, pour aller m'asseoir encore au foyer, à
Brightbury sous les vieux tilleuls.
Mon Dieu, oui pourquoi pas, yuzbâchi, turc
pour de bon, et rester auprès d'elle.
Et je songeai à cet instant d'ivresse rentrer à
Eyoub, un beau jour, costumé en yuzbâchi, en lui
annonçant que je ne m'en vais plus.
Au bout d'une heure, ma décision était prise et
irrévocable partir et l'abandonner me déchirait
le cœur. Je me fis de nouveau introduire chez le
pacha, pour lui donner le o:t! solennel qui devait
me lier pour jamais à la Turquie, et le prier de
faire, le soir même, présenter ma requête au sul-
tan.
II

Quand je fus devant le pacha, je me sentis trem-


bler, et un nuage passa devant mes yeux
Je vous remercie, Excellence, dis-je; je n'ac-
cepte pas. Veuillez seulement vous souvenir de
moi quand je serai en Angleterre, peut-être vous
écrirai-je.

III

Alors, il fallut pour tout de bon songer à partir.


Courant de porte eu porte, .j'expédiai le soir
même les courses de Péra, remettant, sans deman-
der mon reste, des cartes P. P. G.
Achmet, en tenue de cérémonie, suivait à trois
pas, portant mon manteau
Ah! dit-il, ah! Loti, tu nous quittes et tu
fais tes visites d'adieu; j'ai deviné cela, moi. Eh
bien, s'il est vrai que tu nous aimes, nous, et que
ceux-là t'ennuient; s'il est vrai que les conventions
14.
des autres ne sont pas faites pour toi, laisse-les
laisse ces habits noirs qui sont laids, et ce chapeau
qui est drôle. Viens vite à Stamboul avec nous, et
envoie promener tout ce monde.

Plusieurs de mes visites d'adieu furent man-


quées, par suite de ce discours d'Achmet.

IV

Stamboul, 20 mars.[877.

Une dernière promenade avec Samuel. Nos ins-


tants sont comptés. Le temps inexorable emporte
ces dernières heures, après lesquelles nous nous
séparerons pour jamais des heures d'hiver,
grises et froides, avec des rafales de mars.
II était convenu qu'il allait s'embarquer pour
son pays avant mon départ pour l'Angleterre. Il
m'avait demandé, comme dernière faveur, de le pro-
mener avec moi en voiture ouverte jusqu'au coup
de sifflet du paquebot.
Cet Achmet qui avait pris sa place, et devait dans
l'avenir me suivre en Angleterre, augmentait sa
douleur; il était malade de chagrin. Il ne compre-
nait. pas, le pauvre Samuel, qu'il y avait un abime
entre son affection à lui, si tourmentée, et l'affec-
tion limpide et fraternelle de Mihran-Achmet que
lui, Samuel, était une plante de serre chaude,
impossible à transplanter là-bas, sous mon toit pai-
sible.
L'arabahdji nous mène grand train, au grand
trot dé ses chevaux. Samuel est enveloppé comme
un pacha dans mon manteau de fourrure, que je
lui abandonne sa belle tête est pâle et triste il
regarde en silence défiler les quartiers de Stam-
boul, les places immenses et désertes où poussent
l'herbe et la mousse, les minarets gigantesques, les
vieilles mosquées décrépites, blanches sur le ciel
gris, les vieux monuments avec leur cachet d'anti-
quité et de délabrement, qui s'en vont en ruines
comme l'islamisme.
Stamboul est désolé et mort sous ce dernier vent
d'hiver les muezzins chantent la prière de trois
heures; c'est l'heure du départ.
Je l'aimais bien pourtant, mon pauvre Samuel
je lui dis, comme on dit aux enfants, que, pour
lui aussi, je dois revenir, et que j'irai le voir à Salo-
nique; mais il a compris, lui, qu'il ne me reverra
jamais, et ses larmes me brisent un peu le cœur

21 mars.

Pauvre chère petite Aziyadé! le courage m'avait


manqué pour lui dire à elle « Après-demain, je
vais partir..»
Je rentrai le soir à la case. Le soleil couchant
éclairait ma chambre de ses beaux rayons rouges
le printemps était dans l'air. Les cafedjis s'étalaient
dehors comme dans les jours d'été; tous les hommes
du voisinage, assis dans la rue, fumaient leur nar-
guilhé sous les amandiers blancs de fleurs.
Achmet était dans la confidence de mon départ.
Nous faisions l'un et l'autre des efîorts inouïs de
conversation; mais Aziyadé avait à moitié compris,
et promenait sur nous ses grands yeux interroga-
teurs la nuit vint, et nous trouva silencieux comme
des morts.
A une heure à là turque (sept heures), Achmet
apporta une certaine vieille caisse qui, renversée,
nous servait de table, et posa dessus notre souper de
pauvres. (Nos derniers arrangements avec le juit
Isaac nous avaient laissés sans sou ni maille.)
C'était gai d'ordinaire, notre dîner à deux, et
nous nous amusions nous-mêmes de notre misère
deux personnages souvent habillés de soie et d'or,
assis sur des tapis de Turquie, et mangeant du
pain sec sur le fond. d'une vieille caisse.
Aziyadé s'était assise comme moi mais sa part
devant elle restait intacte ses yeux étaient attachés
sur moi avec une fixité étrange, et nous avions
peur l'un et l'autre de rompre ce silence.
J'ai compris, va, Loti, dit-elle. C'est la der-
nière fois, n'est-ce pas?
Et ses larmes pressées commencèrent à tomber
sur son pain sec.
Non, Aziyadé, non, ma chérie 1 Demain
encore, et je te le jure. Après, je ne sais plus.
Achmet vit que le souper était inutile. Il
emporta sans rien dire la vieille caisse, les assiettes
de terre, et se retira, nous laissant dans l'obscu-
rité.
VI

Le lendemain, c'était le jour de tout arracher,


de tout démolir, dans cette chère petite case, meu-
blée peu à peu avec amour, où chaque objet nous
rappelait un souvenir.
Deux /MHM!~ que j'avais enrôlés pour cette
besogne étaient là, attendant mes ordres pour s'y
mettre j'imaginai de les envoyer dîner pour ga-
gner du temps et retarder cette destruction.
Loti, dit Achmet, pourquoi ne dessines-tu pas
ta chambre? Après les années, quand la vieillesse
sera venue, tu la regarderas et tu te souviendras de
nous.
Et j'employai cette dernière heure à dessiner ma
chambre turque. Les années auront du mal à effa-
cer le charme de ces souvenirs.
Quand Aziyadé vint, elle trouva des murailles
nues, et tout en désarroi; c'était le commencement
de la fin. Plus que des caisses, des paquets et du
désordre les aspects qu'elle avait aimés étaient
détruits pour toujours. Les nattes blanches quii
couvraient les planchers, les tapis sur lesquels on
se promenait nu-pieds, étaient partis chez les juifs,
tout avait repris l'air triste et misérable.
Aziyadé entra presque gaie, s'étant monté la tête
avec je ne sais quoi; elle ne put cependant sup-
porter l'aspect de cette chambre dénudée, et fondit
eu larmes.

VII

Elle m'avait demaudé cette grâce des condamnés


à mort, de faire ce dernier jour tout ce qui lui
plairait.
Aujourd'hui, à tout ce que je demanderai,
Loti, tu ne diras jamais non. Je veux faire plusieurs
choses à ma tête. Tu ne diras rien, et tu approu-
veras tout.
A neuf heures du soir, rentrant en caïque de
Galata, j'entendis dans ma case un tapage inusité;
il en sortait des chants et une musique originale.
Dans l'appartement récemment incendié, au mi-
lieu d'un tourbillon de poussière, s'agitait la chaîne
d'une de ces danses turques qui ne finissent qu'a-
près complet épuisement des acteurs; des gens
quelconques, matelots grecs ou musulmans, ramas-
sés sur la Corne d'or, dansaient avec fureur; on
leur servait du raki, du mastic et du café.
Les habitués de la case, Suleïman, le vieux Riza,
les derviches Hassan et Mahmoud, contemplaient
ce spectacle avec stupéfaction.
La musique partait de ma chambre j'y trouvai
Aziyadé tournant eUe-meme la manivelle d'une de
ces grandes machines assourdissantes, orgues de
Barbarie du Levant qui jouent les danses turques
sur des notes stridentes, avec accompagnement de
sonnettes et de chapeaux chinois.
Aziyadé était dévoilée, et les danseurs pouvaient,
par la portière entr'ouverte, apercevoir sa figure.
C'était contraire à tous les usages, et aussi à la
prudence la plus élémentaire. On n'avait jamais vu
dans le saint quartier d'Eyoub pareille scène ni
pareil scandale, et, si Achmet n'eût affirmé au pu-
blic qu'elle était Arménienne, elle eût été perdue.
Achmet, assis dans un coin, laissait faire avec
soumission; c'était drôle et c'était navrant; j'avais
-envie de rire, et son regard à elle me serrait le
cœur. Les pauvres petites filles qui poussent sans
père ni mère à l'ombre des harems, sont pardon-
nables de toutes leurs idées saugrenues, et on ne
peut juger leurs actions avec les lois qui régissent
les femmes chrétiennes.
Elle tournait comme une folle la manivelle de
cet orgue et tirait de ce grand meuble des sons
extravagants.
On a défini la musique turque les accès ~'M~e
g'aite déchirante, et je compris admirablement, ce
soir-là, une si paradoxale définition.
Bientôt, intimidée de son oeuvre, intimidée
de son propre tapage, et toute honteuse de se trou-
ver sans voile à la vue de ces hommes, elle alla
s'asseoir sur un large divan, seul meuble qui restât
dans la case, et, après avoir ordonné au joueur
d'orgue de continuer sa besogne, elle pria qu'on
lui donnât comme aux autres une cigarette et du
café.

VIII

On -avait, suivant la couleur et la forme con-


sacrées, apporté à Aziyadé son café turc dans une
15
tasse bleue posée sur un pied de cuivre, et grande
à peu près comme la moitié d'un œuf.
Elle semblait plus calme et me regardait en
souriant; ses yeux limpides et tristes me deman-
daient pardon de cette foule et de ce vacarme;
comme un enfant qui a conscience d'avoir fait des
sottises, et qui se sait chéri, elle demandait grâce
avec ses yeux, qui avaient plus de charme et de
persuasion que toute parole humaine.
Elle avait fait pour cette soirée une toilette
qui la rendait étrangement belle; la richesse orien-
tale de son costume contrastait maintenant avec
l'aspect de notre demeure, redevenue sombre et
misérable. Elle portait une de ces vestes à longues
basques dont les femmes turques d'aujourd'hui
ont presque perdu le modèle, une veste de soie
violette semée de roses d'or. Un pantalon de soie
jaune descendait jusqu'à ses chevilles, jusqu'à
ses petits pieds chaussés.de pantoufles dorées. Sa
chemise en gaze de Brousse lamée d'argent, laissait
échapper ses bras ronds, d'une teinte mate et am-
brée, frottés d'essence de roses. Ses cheveux bruns
étaient divisés en huit nattes, si épaisses, que deux
d'entre elles auraient suffi au'bonheur d'une mer-
veilleuse de Paris; ils s'étalaient à coté d'elle sur
le divan, noués au bout par des rubans jaunes,
et mêlés de fils d'or, à la manière des femmes ar-
méniennes. Une masse d'autres petits cheveux plus
courts et plus rebelles formaient nimbe autour de
ses joues rondes, d'une pâleur chaude et dorée.
Des teintes d'un ambre plus foncé entouraient ses
paupières et ses sourcils, très rapprochés d'or-
dinaire, se rejoignaient ce soir-là avec une expres-
sion de profonde douleur.
Elle avait baissé les yeux, et on devinait seule-
ment, sous ses cils, ses larges prunelles glauques,
penchées vers la terre; ses dents étaient serrées, et
sa lèvre rouge s'entr'ouvrait par une contraction
nerveuse qui lui était familière. Ce mouvement qui
eût rendu laide une autre femme, la rendait, elle,
plus charmante; il indiquait chez elle la préoccu-
pation ou la douleur, et découvrait deux rangées
pareilles de toutes petites perles blanches. On eût
vendu son âme pour embrasser ces perles blanches,
et la contraction de cette lèvre rouge, et ces gen-
cives qui semblaient faites de la pulpe d'une cerise
mûre.
Et j'admirais ma maîtresse; je me pénétrais à
la dernière heure de ses traits bien-aimés pour les
fixer dans mon souvenir. Le bruit déchirant de
cette musique, la fumée aromatisée du narguilhé
amenaient doucement l'ivresse, cette iégëre ivresse
orientale qui est l'anéantissement du passé et l'ou-
bli des heures sombres de la vie.
Et ce rêve insensé s'imposait à mon esprit tout
oublier, et rester près d'elle, jusqu'à l'heure froide
du désenchantement ou de la mort.

IX

On entendit au milieu de ce tapage un léger


craquement de porcelaine Aziyadé était restée
immobile, seulement elle venait de briser sa tasse
dans sa main crispée, et les débris tombaient à
terre.
Le mal n'était pas grand; le café épais après
avoir désagréablement sali ses doigts, se répandit
sur le plancher, et l'incident passa sans qu'aucun
de nous ût mine de l'avoir remarqué.
Cependant la tache s'élargissait par terre, et un
liquide sombre tombait toujours de sa main fer-
mée, goutte à goutte d'abord, ensuite en mince filet
noir. Une lanterne éclairait misérablement cette
chambre. Je m'approchai pour regarder il y avait
près d'elle une mare de sang. La porcelaine brisée
avait entaillé cruellement sa chair, et l'os seule-
ment avait arrêté cette coupure profonde.
Le sang de ma chérie coula une demi-heure,
sans qu'on trouvât aucun moyen de l'étancher.
On en emportait des cuvettes toutes rougies; on
tenait sa main dans l'eau froide en comprimant
les lèvres de cette plaie rien n'arrêtait ce sang,
et Aziyadé, blanche comme une jeune fille morte,
s'était affaissée en fermant les yeux.
Achmet avait pris sa course pour aller réveiller
une vieille femme à tête de sorcière qui l'arrêta
enfin avec des plantes et de la cendre.
La vieille, après avoir recommandé de lui tenir
toute la nuit le bras vertical, et réclamé trente
piastres de salaire, fit quelques signes sur la bles-
sure et disparut.
Il fallut ensuite congédier tous ces hommes et
coucher l'enfant malade. Elle était pour l'instant
aussi froide qu'une statue de marbre, et complète-
ment évanouie.
La nuit qui suivit fut sans sommeil pour nous
deux.
Je la sentais souffrir tout son corps se rai-
dissait de douleur. H fallait tenir verticalement
ce bras blessé, c'était la recommandation de
l'affreuse vieille, et elle souffrait moins ainsi. Je
tenais moi-même ce bras nu qui avait la ûèvre;
toutes les fibres vibraient et tremblaient, je les
sentais aboutir à cette coupure profonde et béante;
-il me semblait souffrir moi-même, comme si ma
propre chair eût été coupée jusqu'à l'os et _non la
sienne.
La lune éclairait des murailles nues, un plan-
cher nu, une chambre vide.; les meubles absents,
les tables de planches grossières dépouillées de
leurs couvertures de soie, éveillaient des idées de
misère, de froid et de solitude; les chiens hurlaient
au dehors de cette manière lugubre qui, en Tur-
quie comme en France, est réputée présage de
mort; le vent simait à notre porte, ou gémissait
tout doucement comme un vieillard qui va mourir.
Son désespoir me faisait mal, il était si profond
et si résigné, qu'il eût attendri des pierres. J'étais
tout pour elle, le seul qu'elle eût aimé, et le seul
qui l'eût jamais aimée, et j'allais la quitter pour ne
plus revenir.
Pardon, Loti, disait-elle, de t'avoir donné ce
tracas de me couper les doigts je t'empêche de
dormir. Mais dors, Loti, cela ne fait rien que je
soufïre, puisque c'est fini de moi-même.
Écoute, lui dis-je, Aziyadé, ma bien-aimée,
veux-tu. que je revienne ?.

Un moment après, nous étions assis tous deux


sur le bord de ce lit je tenais toujours son bras
blessé, et aussi sa tête affaiblie, et, suivant la
formule musulmane des serments solennels, je lui
jurais de revenir.
Si tu-es marié, Loti, disait-elle, cela ne fait
rien. Je ne serai plus ta maîtresse, je serai ta sœur.
Marie-toi, Loti c'est secondaire, cela J'aime
mieux ton âme. Te ,revoir seulement, c'est tout ce
que je demande à Allah. Après cela, je serai
presque heureuse encore, je vivrai pour t'attendre,
tout ne sera pas fini pour Aziyadé.
Ensuite, elle commença à s'endormir tout dou-
cement le jour se mit à poindre, et je la laissai,
comme de coutume avant le soleil, dormant d'un
bon sommeil tranquille.

XI

23 mars.

J'allai à bord et je rèvins à la hâte. Course de


trois heures. J'annonçai à Aziyadé un sursis de dé-
part de deux jours.
C'est peu, deux jours, quand ce sont les der-
niers de l'existence, et qu'il faut se hâter de jouir
l'un de l'autre comme si on allait mourir.
La nouvelle de mon départ avait déjà circulé et
je reçus plusieurs visites d'adieu de mes voisins
de Stamboul. Aziyadé s'enfermait dans la chambre
de Samuel, et je l'entendais pleurer. Les visiteurs
aussi l'entendaient bien un peu, mais sa présence
fréquente chez moi avait .déjà transpiré dans le
voisinage, et elle était tacitement admise. Achmet,
d'ailleurs, avait affirmé la veille au soir au public.
qu'elle était Arménienne et cette assurance/don-
née par un musulman, était sa sauvegarde.
Nous nous étions toujours attendus, disait le
derviche Hassan-effendi, à vous voir disparaître
ainsi, par une trappe ou un coup de baguette. Avant
de partir, nous direz-vous, Arif ou Loti, qui vous
êtes et ce que vous êtes venu fairè parmi nous ?
Hassan-eff endi était de bonne foi bien que lui et
ses amis eussent désiré savoir qui j'étais, ils l'igno-
raient absolument parce qu'ils ne m'avaient jamais
épié. On n'a pas encore importé en Turquie le
commissaire de police français, qui vous dépiste
en trois heures on est libre d'y vivre tranquille
et inconnu.
Je déclinai à Hassan-effendi mes noms et qua-
lités, et nous nous fimes la promesse de nous
écrire.
Aziyadé avait pleuré plusieurs heures; mais ses
larmes étaient moins amères. L'idée de me revoir
commençait à prendre consistance dans son esprit
et la rendait plus calme. Elle commençait à dire
Quand tu seras de retour.
Je ne sais pas, Loti, disait-elle, si tu revien-
dras, Allah seul le sait! Tous les jours je
répéterai. Allah s~ante~ versen Loti (Allah pro-
tège Loti !) et Allah ensuite fera selon sa volonté.
Pourtant, reprenait-elle avec sérieux, comment
pourrais-je t'attendre un an, Loti ? Comment cela
se pourrait-il, quand je ne sais plus rester un jour,
non pas même une heure, sans te voir. Tu ne sais
pas, toi, que les jours où tu es de garde, je vais
me promener en haut du Taxim, ou m'installer
en visite chez ma mère Béhidjé, parce que de là
on aperçoit de loin le Deer/tOMK~. Tu vois bien,
Loti, que c'est impossible, et que, si tu reviens,
Aziyadé sera morte.

XII

Achmet aura mission de me transmettre les


lettres de Aziyadé et de lui faire passer les miennes,
voie de Kadidja, et il me faut une provision d'en-
veloppes à son adresse.
Or, Achmet ne sait point écrire, ni lui ni per-
sonne de sa famille; Aziyade écrit trop'mal pour
afïronter la poste, et nous voilà tous les trois assis
sous la tente de l'écrivain public, faisant vignette
d'Orient.
C'est très compliqué, l'adresse d'Achmet, et cela
tient huit lignes
t A Achmet, fils d'Ibrahim, qui demeure à Yedi-
Koulé, dans une traverse donnant sur Arabahdji-
lar-Malessi, près de la mosquée. C'est la troisième
maison après un tutundji, et à côté il y a une vieille
Arménienne qui vend des remèdes, et, en face, un
derviche.
Aziyadé fait confectionner huit enveloppes sem-
blables, qu'elle paye de son argent, huit piastres
blanches; après quoi, il lui faut de ma part le ser-
ment de m'en servir.
Elle cache sous son yachmak ses yeux pleins de
larmes; ce serment ne la rassure pas. D'abord,
comment admettre qu'un papier parti tout seul de
si loin puisse lui arriver jamais ? Et puis elle sait
bien, elle, qu'avant longtemps, < Aziyadé sera
oubliée pour toujours
XIII

Le soir, nous remontions en caïque la Corne d'or


jamais nousn'avions tant couru Stamboul ensemble
en plein jour. Elle paraissait ne plus se soucier
d'aucune précaution, comme si tout était fini pour
elle, et que le monde lui fût indiuérent.
Nous avions pris un caïque à l'échelle d'Oun-
Capan le jour baissait, le soleil se couchait der-
rière un ciel de tempête.
On voit rarement en Europe ciel si tourmenté et
si noir c'était, au nord, un de ces terribles nuages
arqués, à l'aspect de cataclysme, qui annonçent
en Afrique les grands orages.
Regarde, dis-je à Aziyadé, voilà le ciel que
je voyais chaque soir dans le pays des hommes
noirs, où j'ai habité un an avec le frère que j'aii
perdu 1

Du côté opposé, Stamboul, avec ses pointes


aiguës, se frangeait sur une grande déchirure
jaune, d'une nuance éclatante et profonde,
éclairage fantastique et presque funèbre.
Un vent terrible se leva tout à coup sur la Corne
d'or; la nuit tombait et nous étions transis de froid.
Les grands yeux d'Aziyadé étaient fixés sur les
miens, regardant à une étrange profondeur; ses
prunelles semblaient se dilater à la lueur crépus-
culaire, et lire au fond de mon âme. Je ne lui avais
jamais vu ce regard et il me causait une impression
inconnue; c'était comme si les ïeplis les plus
secrets de moi-même eussent été tout à coup péné-
trés par elle, et examinés au scalpel. Son regard
me posait à la dernière heure cette interrogation
suprême « Qui es-tu, toi que j'ai tant aimé? Serai-
je oubliée bientôt comme une maîtresse de hasard,
ou bien m'aimes-tu? As-tu dit vrai et dois-tu
revenir ? x
Les yeux fermés, je retrouve encore ce regard,
cette tête blanche, seulement indiquée sous les
plis de mousseline du yachmak, et, par derrière,
cette silhouette de Stamboul, profilée sur ce ciel
d'orage.
XIV

Nous débarquons encore une fois là-bas, sur cette


petite place d'Eyoub que demain je ne verrai plus.
Nous avions voulu jeter ensemble un dernier
coup d'œil à n'être demeure.
L'entrée en était encombrée de caisses et de
paquets, et il y faisait déjà nuit. Achmet découvrit
-dans un coin une vieille lanterne qu'il promena
tristement dans notre chambre vide. J'avais hâte
de partir; je pris Aziyadé.pàr la main et l'entraînai
dehors.
Le ciel était toujours étrangement noir, mena-
çant d'un déluge les cases et les pavés se déta-
chaient en clair sur ce ciel, bien que noirs par
eux-mêmes. La rue était déserte et balayée par des
rafales qui faisaient tout trembler; deux femmes
turquès étaient blotties dans une porte et nous
examinaient curieusement. Je tournai la tête pour
voir encore cette demeure où je ne devais plus
revenir, jeter un coup d'œil dernier sur'ce coin de
la terre où j'avais trouvé un peu de bonheur.
XV

Nous traversons la petite place de la mosquée


pour nous embarquer de nouveau. Un caïque nous
emporte à Azar-kapou, d'où nous devons rejoindre
Galata, et puis Tophané, Foundoucli, et le Dcer-
hound.
Aziyadé a voulu venir me conduire elle a juré
d'être sage elle est à cette dernière heure d'un
calme inattendu.
Nous traversons tout le tumulte de Galata on
ne nous avait jamais vus circuler ensemble dans
ces quartiers européens. Leur a madame estsur
sa porte à nous voir passer; la présence de cette
jeune femme voilée lui donne le mot de l'énigme
qu'elle avait depuis longtemps cherchée.
Nous passons Top-hané, pour nous enfoncer
dans les quartiers solitaires de Sali-Bazar, dans les
larges avenues qui longent les grands harems.
Enfin, voici Foundoudi, où nous devons nous
dire adieu.
Une voiture est là qui stationne, commandée par
Achmet, pour ramener Aziyadé dans sa demeure
Foundoucii est encore un coin de la vieille Tur-
quie, qui semble détaché du fond de Stamboul
petite place dallée, au bord de la mer, antique
mosquée à croissant d'or, entourée de tombes de
derviches, et de sombres retraites d'oulémas.
L'orage est passé et le temps est radieux on
n'entend que le bruit lointain des chiens errants
qui jappent dans le silence du soir.
Huit heures sonnent à bord du D~rAottH~,
l'heure à laquelle je dois rentrer. Un coup de sifflet
m'annonce qu'un canot du bord va venir ici me
prendre. Le voilà qui se détache de la masse noire
du navire, et qui lentement s'approche de nous.
C'est l'heure triste, l'heure inexorable des adieux 1

J'embrasse ses lèvres et ses mains. Ses mains


tremblent légèrement cela à part, elle est aussi
calme que moi-même, et sa chair est glacée.
Le canot est rendu elle et Achmet se retirent
dans un angle obscur de la mosquée; je pars, et
je les perds de vue
Un instant après, j'entends le roulement rapide
de' la voiture.qui emporte pour toujours ma bien-
aimée bruit aussi sinistre que celui de la terre
qui roule sur une tombe chérie.
C'est bien fini sans retour si je reviens jamais
comme je l'ai juré, les années auront secoué sur
tout cela leur cendre, ou bien j'aurai creusé
l'abîme entre nous deux en en épousant une autre,
et elle.ne m'appartiendra plus.
Et il me prit une rage folle de courir après cette
voiture, de retenir ma chérie dans mes bras, dè
nouer mes bras autour d'elle, pendant que nous
nous aimions encore de toute la force de notre âme,
et de ne plus les ouvrir qu'à l'heure de la mort.

XVI

24 mars.

Un matin pluvieux de mars, un vieux juif démé-


nage la maison d'Arif. Achmet surveille cette opé-
ration d'un œil morne.
Achmet, où va votre maître ? disent les voisins
matineux sortis sûr leur porte.
Je .ne sais pas, répond Achmet.
Des caisses mouillées, des paquets trempés de
pluie, s'embarquent dans un caïque, et s'en vont on
ne sait où.descendant la Corne d'or du côté de la mer.
Et c'est fini d'Arif, le personnage a cessé d'exister.
Tout ce rêve oriental est achevé cette étape de
mon existence, la dernière sans doute qui aura
du charme, est passée sans retour, et le temps
peut-être en balayera jusqu'au souvenir.

XVII

Quand Achmet vint à bord, escortant ce con-


voi de bagages, je lui annonçai qu'un nouveau
sursis nous était accordé, de vingt-quatre heures
au moins. Il ventait tempête du côté de Marmara.
Allons encore courir Stamboul, lui dis-je;
ce sera comme une promenade posthume, qui
aura son charme de tristesse. Mais elle, je ne la
reverrai plus
Et j'allai déposer mes habits européens chez leur
madame a Arif-eCendi en personne sortit encore
une fois de ce bouge, et passa les ponts, un cha-
pelet à la main, avec l'air grave et la tenue correcte
des bons musulmans qui se prennent au sérieux et
s'en vont pieusement faire leurs prières. Achmet
marchait à côté de lui, revêtu de ses plus beaux
habits. Il avait demandé de régler lui-même le pro-
gramme de cette dernière journée, et se renfermait
pour l'instant dans un deuil silencieux.

XVIII

Après avoir couru tous les recoins familiers du


vieux Stamboul, fumé un grand nombre de nar-
guilhés et fait station à toutes les mosquées, nous
nous retrouvons le soir à Eyoub, ramenés encore
une fois vers ce lieu, où je ne suis plus qu'un
étranger sans gîte, dont le souvenir même sera
bientôt enacé.
Mon entrée au café de Suleïman produit sen-
sation on m'avait considéré comme un per-
sonnage disparu, éteint pour tout de bon et pour
jamais.
L'assistance, ce soir, y est nombreuse et fort
mêlée beaucoup de têtes entièrement nouvelles,
de provenance inconnue un public de cour des
Miracles, ou peu s'en faut.
Achmet cependant organise pour moi une fête
d'adieu et commande un orchestre deux hautbois
à l'aigre voix de cornemuse, un orgue et une
grosse caisse.
Je consens à ces préparatifs sur la promesse
formelle qu'on ne brisera rien, et que je ne verrai
pas couler de sang.
Nous allons nous étourdir ce soir; pour mon
compte, je ne demande pas mieux.
On m'apporte mon narguilhé et ma tasse de café
turc, qu'un enfant est chargé de renouveler tous
les quarts d'heure, et Achmet, prenant les assis-
tants par la main, les forme en cercle et les invite
à danser.
Une longue chaîne de figures bizarres commence
à s'agiter devant moi, à la lueur troublée des lan-
ternes une musique assourdissante fait trembler
les poutres de cette masure; les ustensiles de
cuivre pendus aux murailles noires s'ébranlent
et donnent des vibrations métalliques; les haut-
bois. poussent des notes stridentes, et la ~:<(;
déchirante éclate avec frénésie.
Au bout d'une heure, tous étaient grisés de
mouvement et de tapage; la fête était à souhait.
Je n'y voyais plus moi-même, qu'à travers un
nuage, ma tête s'emplissait de pensées étranges et
incohérentes. Les groupes, exténués et haletants,
passaient et repassaient dans l'obscurité. La danse
tourbillonnait toujours, et Achmet, à chaque tour,
brisait une vitre du revers de sa main.
Une à une, toutes les vitres de l'établissement
tombaient terre, et se pulvérisaient sous les pieds
des danseurs; les mains d'Achmet, labourées de
coupures profondes, ensanglantaient le plancher.
Il paraît qu'il faut du bruit et du sang aux
douleurs turques,
J'étais écœuré de cette fête, inquiet aussi pour
l'avenir de voir Achmet faire de pareilles sottises
et se soucier si peu de ses promesses.
Je me levai pour sortir; Achmet comprit et me
suivit en silence. L'air froid du dehors nous rendit
le calme et la possession de nous-mêmes.
Loti, dit Achmet, où vas-tu?
A bord, répondis-je; je ne te connais plus;
je tiendrai mes promesses comme tu as ce soir
tenu les tiennes, tu ne me reverras jamais.
Et j'allai plus loin discuter avec un batelier
attardé le prix d'un passage pour Galata.
Loti, dit Achmet, pardonne-moi, tu ne peux
pas laisser ainsi ton frère!
Et il commença à me supplier en pleurant.
Moi non plus, je ne voulais pas le laisser ainsi,
mais j'avais jugé qu'une pénitence et une semonce
lui étaient nécessaires, et je restais inexorable.
Alors, il chercha à. me retenir avec ses mains
pleines de sang, et s'accrocha à moi avec désespoir.
Je le repoussai violemment et le lançai contre une

fanal.
pile de bois qui s'écroula avec fracas. Des bachibo-
zouks de patrouille qui passaient nous prirent
pour des malfaiteurs, et s'approchèrent avec un

Nous étions au bord de l'eau, dans un endroit


solitaire de la banlieue, loin des murs de Stam-
boul, et ces mains rouges représentaient mal.
Ce n'est rien, dis-je seulement, ce garçon a

bu, et je le ramenais chez lui.


Alors, je pris Achmet par la main, et l'emmenai
chez sa sœur Eriknaz, qui, après avoir pansé
ses doigts, lui fit un long sermon et l'envoya
coucher.
XIX

26 mars.

Encore un jour, dernier sursis de notre départ.


Encore un jour, encore une toilette chez leur
« madame et je me retrouve à Stamboul.
D

Il fait temps sombre d'orage, la brise est tiède et


douce. Nous fumons un narguilhé de deux heures
sous les arcades mauresques de là rue du Sultan-
Sélim. Les colonnades blanches, déformées par
les années, alternent avec les kiosques funéraires
et les alignements de tombeaux. Des branches
d'arbre, toutes roses de fleurs, passent par-dessus
les murailles grises; de fraîches plantes croissent
partout, et courent gaiment sur les vieux marbres
sacrés.
J'aime ce pays, et tous ces détails me charment;
je l'aime parce que c'est le sien et qu'elle a tout
animé de sa présence, elle qui est encore là tout
près, et que cependant jé ne verrai plus.
Le soleil couchant nous trouve assis devant la
mosquée de Mehmed-Fatih, sur certain banc où
nous avons autrefois passé de longues heures.
Par-ci, par-là, des groupes de musulmans, épar-
pillés sur l'immense place, fument en causant, et
goûtent avec nonchalance les charmes d'une soi-
rée de printemps.
Le ciel est redevenu calme et sans nuages
j'aime ce lieu, j'aime cette vie d'Orient, j'ai peine
à me figurer qu'elle est finie et que je vais partir.
Je regarde ce vieux portique noir, là-bas, et
cette rue déserte qui s'enfonce dans un bas-fond
sombre. C'est là qu'elle habite, et, en m'avançant
de quelques pas, je verrais encore sa demeure.
Achmet a suivi mon regard et m'examine avec
inquiétude il a deviné ce que je pense, et compris
ce que je veux faire.
–Ah dit-il, Loti, aie pitié d'elle si tu l'aimes
Tu lui as dit adieu; à présent, laisse-la
Mais j'avais résolu de la voir, et j'étais sans force
contre moi-même.
Achmet plaida avec larmes la cause de la raison,
la cause même du simple bon sens Abeddin était
là,leviei!Abeddin, son maître, et toute tentative
pour la voir devenait insensée.
D'ailleurs, disait-il, si même elle sortait, tu
n'as plus de maison'pour la recevoir. Où trouve-
rais-tu, Loti, dans Stamboul, l'hospitalité pour toi
et la femme d'un autre ? Si elle te voit- ou si les
femmes lui disent que tu es là, elle se perdra
comme une folle, et, demain, tu la laisseras dans
la rue. Cela t'est égal, à toi qui-vas partir; mais,
Loti, si tu fais cela, je te déteste et tu n'as pas de
cœur.
Achmet baissa la tête, et se mit à frapper du pied
contre le sol, parti qu'il avait coutume de prendre
quand ma volonté dominait la sienne.
Je le laissai faire, et je me dirigeai vers le por-
tique.
Je m'adossai contre un pilier, plongeant les yeux
dans la rue sombre et déserte on eût dit la rue
d'une ville morte.
Pas une fenêtre ouverte, pas un passant, pas un
bruit; seulement, de l'herbe croissant entre les
pierres, et, gisant sur le pavé, deux carcasses dessé-
chées dé chiens morts.
C'était un quartier aristocratique les vieilles
maisons, bâties en planches de nuances foncées,
décelaient une opulence mystérieuse; des balcons
fermés, des shaknisirs en grande saillie, débordant
16
sur la rue triste derrière les grilles de fer, des
treillages discrets en lattes de îrëue, sur lesquels
des artistes d'autrefois avaient peint des arbres et
des oiseaux. Toutes les fenêtres de Stamboul sont
peintes et fermées de cette manière.
Dans les villes d'Occident, la vie du dedans se
devine au dehors; les passauts, par l'ouverture des
rideaux, découvrent des têtes humaines, jeunes
ou vieilles, laides ou gracieuses. °

Le regard ne plonge jamais dans une demeure


turque. Si la porte s'ouvre pour laisser passer un
visiteur, elle s'entre-bâille seulement; quelqu'un
est derrière, qui la referme aussitôt. L'intérieur ne
se devine jamais.
Cette grande maison là-bas, peinte en rouge
sombre, c'est celle d'Aziyadé. La porte est surmon-
tée d'un soleil d'une étoile et d'un croissant le
tout en planches vermoulues. Les peintures qui
ornent les treillages des shaknisirs représentent
des tulipes bleues mêlées à des papillons jaunes.
Pas un mouvement n'indique qu'un être vivant
l'habite; on ne sait jamais si, des fenêtres d'une
maison turque, quelqu'un vous regarde ou ne
vous regarde pas.
Derrière moi, là-haut, la grande place est dorée
par le soleil couchant ici, dans la rue, tout est déjà
dans l'ombre.
Je me cache à moitié derrière un pan de mu-
raille, je regarde cette maison, et mon coeur bat
terriblement.
Je pense à ce jour où je l'avais vue, et pour la
première fois de ma vie, derrière les grilles de la
maison de Salonique. Je ne sais plus ce que je
veux, ni ce que je suis venu chercher; j'ai peur
que les autres femmes ne rient de moi; j'ai peur
d'être ridicule, et surtout j'ai peur de la perdre.

XX

Quand je remontai sur la place de Mehmed-


Fatih, le soleil dorait en plein l'immense mos-
quée, les portiques arabes et les minarets gigan-
tesques. Les oulémas qui sortaient de la prière du
soir s'étaient tous arrêtés sur le seuil, et s'étageaient
dans la lumière sur les grandes marches de pierre.
La foule accourait vers eux et les entourait au
milieu du groupe, un jeune homme montrait le
ciel, un jeune homme qui avait une admirable
tête mystique. Le turban blanc des oulémas entou-
rait son beau front large; son visage était pâle, sa
barbe et ses grands yeux étaient noirs comme de
l'ébène.
Il montrait en haut un point invisible, il regar-
dait avec extase dans la profondeur du ciel bleu et
disait
Voilà Dieu Regardez tous Je vois Allah
Je vois l'Éternel1

Et nous courûmes, Achmet et moi, comme la


foule, auprès de l'ouléma qui voyait Allah.

XXI

Nous ne vîmes rien, hélas Nous en aurions eu


besoin cependant. Alors, comme toujours j'aurais
donné ma vie pour cette vision divine, ma vie
seulement pour un signe du ciel, ma vie pour
une simple manifestation du surnaturel.
Il ment, disait Achmet; quel est l'homme qui
a jamais vu Allah ?
–Ah-! c'est vous, Loti, dit l'ouléma Izzet; vous
aussi, vous voulez voir Allah ? Allah, dit-il en
souriant, ne se montre pas aux infidèles.
Il est fou, dirent les derviches.
Et on emmena le visionnaire dans sa cellule.
Achmet avait profité de cette diversion pour
m'entraîner sur le versant de Marmara, le plus
loin d'elle possible. La nuit vint et nous trouva à
moitié égarés.

XXII

Nous dinons sous les porches de la rue du Sul-


tan-Sélim. 11 est déjà tard pour Stamboul les Turcs
se couchent avec le soleil.
L'une après l'autre, les étoiles s'allument dans
le ciel pur; la lune éclaire la rue large et déserte,
les arcades arabes et les vieilles tombes. De loin en
loin un café turc encore ouvert jette une lueur
rouge sur les pavés gris; les passants sont rares et
circulent le fanal à la main; par-ci par.là, de
petites, lampes tristes brûlent dans les kiosques
funéraires. Je vois pour la dernière fois ces tableaux
familiers; demain, à pareille heure, je serai loir
de ce pays.
t6.
-Nous allons descendre jusqu'à Oun-Capan, dit
Achmet, qui a ce soir encore l'autorisation de faire
le programme; nous prendrons des chevaux jus-
qu'à Balate, un caïque jusqu'à Pri-pacha, et nous
irons coucher chez Eriknaz qui nous attend.
Nous nous perdons pour aller à Oun-Capan, et les
chiens aboient après nos lanternes; nous connais-
sons bien cependant notre Stamboul, mais les
vieux Turcs eux-mêmes se perdent la nuit dans
ces dédales. Personne pour nous indiquer la route;
toujours les mêmes petites rues, qui montent, des-
cendent et se contournent sans .motif plausible,
comme les sentiers d'un labyrinthe.
A Oun-Capan, à l'entrée du Phanar, deux che-
vaux nous attendent.
Un coureur nous précède, porteur d'un fanal
de deux mètres de haut, et nous partons comme
le vent.
Le sombre et interminable Phanar est endormi
tout y est silencieux. Dans les rues où nous cou-
rons, le soleil en plein midi hésite à descendre, et
deux chevaux ont peine à passer de front. D'un
côté, c'est la grande muraille de Stamboul; de
l'autre, de hautes maisons bardées de fer et plus
vieilles que l'islam, qui s'élargisseut par le haut,
et font voûte sur la ruelle humide. Il faut cour-
ber la tête en passant à cheval sous les balcons
des maisons byzantines, qui tendent au-dessus de
vous dans l'obscurité profonde leurs gros bras de
pierre.
C'est le chemin que nous faisions chaque soir
pour rejoindre le logis d'Eyoub arrivés à Balate,
nous en sommes bien près, mais ce logis n'existe
plus.
Nous réveillons un batelier qui nous mène en
caïque sur l'autre rive.
Là, c'est la campagne, et de grands cyprès noirs
se dressent an milieu des platanes.
Nous commençons aux lanternes l'ascension des
sentiers qui mènent à la case d'Eriknaz.

XXIII

Eriknaz-hanum est d'une laideur agréable et dis-


tinguée, blanche comme de la cire, les yeux et les
sourcils noirs comme l'aile du corbeau. Elle nous
reçoit sans voile, comme une femme franque.
Tout son intérieur respire l'ordre, l'aisance, et
la plus stricte propreté. Ses amies Murrah et
Fenzilé, qui veillaient avec elle, à notre arrivée
prennent la fuite en se cachant le visage. Elles
étaient occupées à broder de paillettes d'or de pe-
tites pantoufles rouges, à bouts retroussés comme
des trompettes.
Mon amie Alemshah, fille d'Eriknaz et nièce
d'Achmet, vient prendre sa place habituelle sur
mes genoux et s'y endort; c'est une jolie petite
créature. de trois ans, aux grands yeux de jais,
mignonne et proprette comme une poupée.
Après le café et la cigarette, on nous apporte
deux matelas blancs, deux ~a~ys blancs, deux
couvre-pieds blancs, le tout comme neige; Eriknaz
et Alemshah se.retirent en nous souhaitant bonne
nuit, et nous nous endormons tous deux d'un pro-
fond sommeil.
Un soleil radieux vient de grand matin nous
éveiller, et quatre à quatre nous dégringolons
les sentiers qui mènent à la Corne d'or. Un caïque
matinal est là qui nous attend.
La multitude des cases noires de Pri-pacha,
étagées là-haut en pyramide, baignent dans la lu-
mière orangée, et toutes les vitres étincellent. Erik-
naz et Alemshah nous regardent de loin partir,
perchées, en robes rouges, au soleil levant, sur le
toit de leur maison.
Voici Eyoub qui passe, voici le café de Suleïman,
la petite place de la mosquée, et la case d'Arif-
effendi, en pleine lumière du matin. Personne au
bord de l'eau tout encore est clos et endormi.
Ma demeure, que j'ai si souvent vue sombre et
triste, sous la neige et le vent du nord, me laisse
comme dernière image un éblouissement de soleil.
Ce dernier lever du jour est d'une splendeur
inaccoutumée tout le long de la Corne d'or, de-
puis Eyoub jusqu'au sérail, les dûmes et les mina-
rets se dessinent sur le ciel limpide en teintes roses
ou irisées. Les caïques. dorés commencent à cir-
culer par centaines, chargés de passants pitto-
resques ou de femmes voilées.
Au bout d'une heure, nous sommes à bord. Tout
y est sens dessus dessous, et c'est bien le départ
cette fois.
Il est fixé pour midi.
XXIV

Viens, Loti, dit Achmet; allons encore à Stam-


boul,.fumer notre narguilhé ensemble pour la der-
nière fois.
Nous traversons en courant Sali-Bazar, Tophané,
Galata. Nous voici au pont de Stamboul.
La foule se presse sous un soleil brûlant; c'est
bien le printemps, pour tout de bon, qui arrive
comme moi je m'en vais. La grande lumière de
midi ruisselle sur tout cet ensemble de murailles,
de dômes et de minarets, qui couronnent là-haut
Stamboul elle s'éparpille sur une foule bariolée,
vêtue des couleurs les plus voyantes de l'arc-en-ciel.
Les bateaux arrivent et partent, chargés d'un
public pittoresque les marchands ambulants
hurlent à tue-tête, en bousculant la foule.
Nous connaissons tous ces bateaux qui nous ont
transportés à tous les points du Bosphore nous
connaissons sur le pont de Stamboul toutes les
échoppes, tous les passants, même tous les men-
diants, la collection complète des estropiés,
aveugles, manchots, becs-de-lièvre et culs-de-jatte!t
Toute la truanderie turque est aujourd'hui sur
pied.; je distribue des aumônes à tout ce monde,
et recueille toute une kyrielle de bénédictions et
de salams.
Nous nous arrêtons .à Stamboul, sur la grande
place de Jeni-djami, devant la mosquée. Pour la
dernière fois de ma vie, je jouis du plaisir d'être
en Turc, assis à côté de mon ami Achmet, fumant
un narguilhé au milieu de ce décor oriental.
Aujourd'hui, c'est une vraie fête du printemps,
un étalage de costumes et de couleurs. Tout le
monde est dehors, assis sous les platanes, aùtour
des fontaines de marbre, sous les berceaux de
vignes qui se couvriront bientôt de feuilles tendres.
Les barbiers ont établi leurs ateliers dans la rue
et opèrent en plein air les bons musulmans se
font gravement raser la tête, en réservant au som-
met la mèche par laquelle Mahomet viendra les
prendre pour les porter en paradis.
Qui me portera, moi, dans un paradis quel-
conque ? quelque part ailleurs que dans ce vieux
monde qui me fatigue et m'ennuie, quelque part
où rien ne changera plus, quelque part où je ne
serai pas perpétuellement séparé de ce que j'aime,
ou de ce que j'ai aimé ?
Si quelqu'un pouvait me donner seulement la foi
musulmane, comme j'irais, en pleurant de joie,
embrasser le drapeau vert du prophète
Digression stupide, à propos d'une queue
réservée sur le sommet de la tête

XXV

Loti, dit Achmet, explique-moi un peu le


voyage que tu vas faire.
Achmet, dis-je, quand j'aurai traversé la mer
de Marmara, l'Ak-Déniz (la mer vieille), comme
vous l'appelez, j'en traverserai une beaucoup plus
grande pour aller au pays des Grecs, une plus
grande encore pour aller au pays des Italiens, le
pays de ta « madame », et puis encore une plus
grande pour atteindre la pointe d'Espagne. Si au
moins je restais dans cette mer si bleue, la Médi-
terranée', je serais moins loin de vous; ce serait
encore un peu votre ciel, et les bateaux qui font le
va-et-vient du Levant m'apporteraient souvent des
nouvelles de la Turquie Mais j'entrerai dans une
autre mer, tellement immense, que tu n'as aucune
idée d'une étendue pareille, et il me faudra, là,
naviguer plusieurs jours en remontant vers l'étoile
(le nord) pour arriver dans mon pays dans mon
pays, où nous voyons plus souvent la pluie que le
beau temps, et les nuages que le soleil.
» Je serai là-bas bien loin de vous et cette con-
trée ne ressemble guère à la tienne; tout y est
plus pâle, et les couleurs de toute chose y sont
plus ternes c'est comme ici quand il fait de la
brume, encore est-ce moins transparent.
R
Le pays est si plat, que tu n'en as jamais vu
de semblable, si ce n'est quand tu es allé en Ara-
bie, faire à la Mecque le pèlerinage que tout bon
musulman doit au tombeau du prophète seule-
ment, au lieu de sable, c'est de l'herbe verte et
de grands champs labourés. Les maisons sont toutes
carrées et pareilles pour perspective, on n'a guère
que le mur de son voisin, et souvent cette platitude
vous étouSe, on voudrait s'élever pour voir plus
loin.
b Encore n'y a-t-il pas, comme en
Turquie, des
escaliers pour monter sur les toits, et, moi qui te
)7
parle, ayant un jour eu l'idée de me promener sur
ma maison, je me suis vu passer dans mon quartier
pour un garçon excentrique.
Tout le.monde est à l'uniforme, paletot gris,
chapeau ou casquette, et c'est pfs qu'à Péra. Tout
est prévu, réglé, numéroté; il y a des lois sur tout
et des règlements pour tout le monde, si bien que
le dernier des cuistres, marchand de bonneterie ou
garçon coiffeur, a les mêmes droits à vivre qu'un
garçon intelligent et déterminé, comme toi ou moi
par exemple.
»
Enfin, croirais-tu, mon cher Achmedim, que,
pour le quart de ce que nous faisons journellement
à Stamboul, on aurait dans mon pays des pourpar-
lers d'une heure avec le commissaire de police t
Achmet comprit très bien cet aperçu de civilisa-
tion occidentale, et resta un instant rêveur.
Pourquoi, dit-il, après la guerre, n'amène-
rais-tu pas ta famille en Turquie d'Asie, Loti ?

Loti, dit Achmet, .je veux que tu emportes ce


chapelet qui me vient de mon père Ibrahim,'et
promets-moi qu'il ne te quittera jamais. Je sais
bien, teprit-il en pleurant, que je ne te reverrai
plus. Dans un mois, nous aurons la guerre; c'est
fini des pauvres Turcs, c'est.fini de Stamboul,
les Moscov nous détruiront tous, et, quand tu
reviendras, Loti, ton Achmet sera mort.
Son.corps restera quelque part dans la cam-
pagne, du côté du Nord il n'aura même pas une
petite tombe en marbre gris, sous les cyprès, dans
le cimetière de Kassim-Pacha Aziyadé sera passée
en Asie, et tu ne retrouveras plus sa trace, per-
sonne ne pourra plus te parler d'elle. Loti, dit-il
en pleurant, reste avec ton frère
Hélas! Je crains ces Moscov autant que lui-même,
je tremble à cette idée horrible que je pourrais en
effet perdre sa trace, et que je ne trouverais plus
personne au monde qui pût jamais me parler
d'elle!

XXVI

Les muezzins montent à leurs minarets, c'est


l'heure du namaze de midi; il est temps de partir.
En passant par Galata, je vais saluer leur ma-
<r

dame J'embrasserais presque cette vieille co-


.quine.
Achmet me reconduit à bord, où nous nous disons
adieu au milieu du tohu-tohu des visites et de l'ap-
pareiUa~e.
Nous partons, et Stamboul s'éloigne

xxvn
En mer,27 mars 1877.

Un pâle soleil de mars se couche sur la mer de


Marmara. L'air du large est vif et froid. Les côtes,
tristes et nues, s'éloignent dans la brume du.soir.
Est-ce fini, mon Dieu, et ne la verrai-je plus ?
Stamboul a disparu; les plus hauts dômes des
plus hautes mosquées, tout s'est perdu dans l'éloi-
gnement, tout s'est euacé. Je voudrais seulement
une minute la voir, je donnerais ma vie pour seu-
lement toucher sa main j'ai une envie folle de sa
présence.
J'ai encore dans la tête tout le tapage de l'Orient,
les foules de Constantinople, l'agitation du départ,
et ce. calme de la mer m'oppresse.
Si elle était là, je pleurerais, ce que je n'ai pu
faire; je mettrais ma tête sur ses genoux et je pteu-
rerais comme un enfant elle me verrait pleurer et
elle aurait confiance. J'ai été bien tranquille et bien
froid enluidisantadieu.
Et je l'adore pourtant. En dehors de toute ivresse,
je l'aime, de l'affection la plus tendre et la plus
pure j'aime son âme et son cœur qui sont à moi
je l'aimerai encore au delà de la jeunesse, au delà
du charme des sens, dans l'avenir mystérieux qui
nous apportera la vieillesse et la mort.
Ce calme de la mer, ce ciel pâle de mars me
serrent-le cœur. Je souffre bien, mon Dieu;.c'est
une angoisse comme si je l'avais vue mourir. J'em-
brasse ce qui me vient d'elle je voudrais pleurer,
et je ne le puis même pas.
Elle est à cette heure dans son harem, ma bien-
aimée, dans quelque appartement de cette demeure
si sombre et si grillée, étendue, sans paroles et
sans larmes, anéantie, à l'approche de la nuit.
Achmet est resté, nous suivant des yeux, assis
sur le quai de Foundoucii je l'ai perdu de vue en
même temps que ce coin familier de Constanti-
nople, où, chaque soir, Samuel ou lui venaient
m'attendre.
Lui aussi pense que je ne reviendrai plus.
Pauvre petit ami Achmet, je l'aimais bien,
celui-là encore son amitié m'était douce'et bien-
faisante.
C'est fini de l'Orient, le rêve est achevé. La patrie
est devant nous dans ce paisible petit Brightbury
là-bas, on m'attend avec bonheur. Moi aussi, je les
aime tous, mais qu'il est triste ce foyer qui m'at-
tend.
Je revois ce. nid, chéri pourtant, où s'est passé-
mon enfance, les vieux murs et le lierre, le ciel
gris du Yorkshire, les vieux toits, la mousse et les
tilleuls, témoins d'autrefois, témoins des premiers
rêves et du bonheur que rien dans le monde ne
peut plus me rendre.
Souvent déjà j'y suis revenu, au foyer, le cœur
tourmenté et déchiré; j'y ai rapporté bien des pas-
sions, bien des espérances, toujours brisées; il est
rempli de poignants souvenirs, son calme béni n'a
plus sur moi son action salutaire; j'étouilerai là,
maintenant, comme une plante privée de soleil.
XXVIII
A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury, avril 1877.

Cher frère aimé, je veux, moi aussi, te souhaiter


la bienvenue dans notre pays. Fasse Celui auquel
je me confie que tu t'y trouves bien et que notre
tendresse adoucisse tes peines Il me semble que
nous ne négligerons rien pour cela, nous sommes
pleins de la joie de ton retour.
Je fais souvent la réflexion qu'alors qu'on est si
aimé, si chéri, et qu'on est l'affection et la pensée
dominante de tant de cœurs, il n'y a point de quoi
se croire une vie ~MMK~'te et déshéritée dans ce
monde. Je t'ai écrit à Constantinople une longue
lettre que tu ne recevras sans doute jamais. Je te
disais combien je prenais part à tes peines, à tes
douleurs même. Va, j'ai plus d'une fois versé des
larmes en songeant à l'histoire d'Aziyadé.
Je pense, cher petit frère, que ce n'est pas tout
,à fait ta faute, si tu laisses ainsi partout un mor-.
ceau de ta pauvre existence. On se l'est bien dis-
putée, cette existence, bien qu'elle ne soit pas
longue encore. mais tu sais que je crois qu'il y
aura bientôt quelqu'un qui la prendra tout à fait,
et que tu t'en.trouveras le mieux du monde.
Le rossignol et le coucou, la fauvette et les hiron-
delles saluent ton arrivée; tu ne pouvais pas mieux
tomber que dans cette saison. Qui sait si nous allons
pouvoir te garder un peu, pour te bien gâter.
Adieu tous nos baisers, et à bientôt

XXIX

Traduction d'un grimoire turc, écrit sous la


dictée d'Achmet par un écrivain public de la place
d'Emin-Ounou Stamboul, et adressé à Loti, à
Brightbury.
«ALLAU'
D Mon cher Loti,
Achmet te fait beaucoup de salutations.
J'ai fait remettre ta lettre de Mitylène à Aziyadé
par la vieille Kadidja; elle l'a serrée dans sa robe,
et n'a pas pu se la faire lire encore, parce qu'elle
n'est pas sortie depuis ton départ.
» Le vieux Abeddin a soupçonné et tout deviné,
car nous avions été sans prudence pendant les der-
niers jours. Il ne lui a pas fait de reproches, a dit
Kadidja, et ne l'a pas chassée, parce qu'il l'aimait
beaucoup. Seulement, il n'entre plus dans son
appartement il ne prend plus garde à elle et il ne
lui parle plus. Les autres femmes aussi du harem
l'ont abandonnée, excepté Fenzilé-hanum, qui est
allée pour elle consulter le hodja (le sorcier).
» Elle est malade depuis ton départ cependant
le grand ekime (médecin) qui l'a vue a dit qu'elle
n'avait rien et n'est pas revenu.
»
C'est la vieille qui avait un jour arrêté le sang
de sa main qui la soigne; elle est sa confidente et
je crois qu'elle l'a dénoncée pour de l'argent.
Aziyadé te fait dire qu'elle ne vit pas sans toi;
qu'elle ne voit pas le moment de ton retour à Cons-
tantinople; qu'elle ne croit pas qu'elle puisse jamais
voit' tes yeux face à face et qu'il lui semble qu'il n'y
a plus de soleil.
»
Loti, les paroles que tu m'as dites, ne les oublie
pas; les promesses que tu m'as faites, ne les
oublie jamais Dans ta pensée, crois-tu que je
peux être heureux un seul moment sans toi à Cons-
17.
tantinople ? Je ne le puis pas, et, quand tu es parti,
mon cœur s'est brisé de peine.
On ne m'a pas encore appelé pour la guerre, à
cause de mon père, qui est très vieux cependant
je pense qu'on m'appellera bientôt.
D Je te salue

Ton frère,
"ACHMET.

< P.-S. Le feu a pris dans le quartier du Pha-


nar cette dernière semaine. Le Phanar est tout
brute.

XXX
LOTI A IZEDDIN-ALI, A STAMBOUL

Brightbury, 20 mai ~877.

Mon cher Izeddin-AH,

Me voici dans mon pays, bien diSérent du vôtre


sous les vieux tilleuls qui m'ont abrité enfant,
dans ce petit Brightbury dont je vous parlais à
Stamboul, au milieu de mes bois de chênes verts.
C'est le printemps, mais un pâle printemps de la
pluie et de la brume, un peu comme est chez
vous l'hiver.
J'ai repris l'uniforme d'Occident, chapeau et
paletot gris, il me semble par instants que mon
costume, c'est le vôtre, et que c'est à présent que
je suis déguisé.
J'aime ce petit coin de la patrie cependant
j'aime ce foyer de la famille que j'ai tant de fois
déserte j'aime ceux qui m'aiment ici, et dont
l'affection rendait douces et heureuses mes pre-
mières années. J'aime .tout ce qui in'entoure,
même cette campagne et ces vieux bois qui ont
leur charme à eux, un grand charme pastoral,
quelque chose qu'il m'est difficile de définir pour
vous, charme du passé, charme d'autrefois et des
anciens bergers.
Les nouvelles se succèdent, mon cher efiendim,
les nouvelles de la guerre les événements se préci-
pitent. J'avais espéré que le peuple anglais pren-
drait parti pour la Turquie, et je ne vis qu'à
moitié, si loin de Stamboul. Vous avez mes sym-
pathies ardentes j'aime votre pays, je fais pour lui
des vœux sincères, et sans doute vous me reverrez
bientôt.
Et puis, vous l'avez deviné, effendim, je l'aime,
elle, dont vous aviez soupçonné et toléré la pré-
sence. Votre cœur est grand vous êtes au-dessus
de toutes les conventions, de tous les préjugés. Je
puis bien vous dire à vous que je l'aime, et que,
pour elle surtout, je reviendrai bientôt.

XXXI

Brightbury, mai 1877.

J'étais assis à.Brightbury, sous les vieux tilleuls.


Une mésange à tête bleue chantait au-dessus dé
ma tête une chanson compliquée et fort longue;
elle y mettait toute son âme de mésange, et son
chant réveillait chez moi un monde de souvenirs.
C'était confus d'abord, comme les souvenirs
lointains puis peu à peu les images vinrent, plus
nettes et plus précises, je m'y retrouvai tout à fait.
Oui, c'était là-bas, à Stamboul, une de nos
grandes imprudences, un de nos jours d'école
buissonnière et de témérité. Mais c'est si grand,
Stamboul on y est si inconnu Et le vieil
Abeddin, qui était à Andrinople!
C'était une belle après-midi d'hiver, et nous
nous promenions tous deux, elle et moi, heureux
comme deux enfants de nous trouver ensemble
au soleil, une fois par hasard, et de courir la cam-
pagne.
Il était triste cependant le lieu de promenade que
nous avions choisi nous longions la grande mu-
raille de Stamboul, lieu solitaire par excellence,
et où tout semble s'être immobilisé depuis les der-
niers empereurs byzantins.
La grande ville a toutes ses communications
par mer, et autour de ses murs antiques le silence
est aussi complet qu'aux abords d'une nécropole.
Si, de loin en loin, quelques portes s'ouvrent dans
les épaisseurs de ces remparts, on peut affirmer
que personne n'y passe et qu'il eût autant valu
les supprimer. Ce sont du reste de petites portes
basses, contournées, mystérieuses, surmontées
d'inscriptions dorées et d'ornements bizarres.
Entre la partie habitée de la ville et ses for-
tifications s'étendent de vastes terrains vagues
occupés par des masures inquiétantes, des ruines
éboulées de tous les âges de l'histoire.
Et rien au dehors ne vient interrompre la longue
monotonie de ces murailles à peine, de distance
en distance, un minaret dressant sa tige blanche
toujours les mêmes créneaux, toujours les mêmes
tours, la même teinte sombre apportée par les
siècles, les mêmes lignes régulières, qui s'en
vont, droites et funèbres, se perdre dans l'extrême
horizon.
Nous marchions tous deux seuls au pied de ces
grands murs. Tout autour de nous, dans la cam-
pagne, c'étaient des bois de ces cyprès gigan-
tesques, hauts comme des cathédrales, à l'ombre
desquels par milliers se pressaient les sépultures
des Osmanlis. Je n'ai vu nulle part autant de
cimetières que dans ce pays, ni autant de tombes,
ni autant de morts.
Ces lieux, disait Aziyadé, étaient affectionnés
d'Azraël qui, la nuit, y arrêtait son vol. Il repliait
ses grandes ailes et marchait comme un homme
sous ces ombrages terribles.
Cette campagne était silencieuse, ces sites impo-
sants et solennels.
Et cependant nous étions gais, tous les deux,
heureux de notre escapade, heureux d'être jeunes
et libres, de circuler une fois par hasard, en plein
vent comme tout le monde, et sous le beau ciel
bleu.
Son yachmak, très épais, était ramené sur ses
yeux jusqu'à dérober tout son iront à peine
voyait-on, par l'ouverture du voile, rouler ses
prunelles, si limpides et si mobiles son féredjé
d'emprunt était d'une couleur foncée, d'une coupa
sévère, que n'adoptent point d'ordinaire les femmes
élégantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-même
ne l'eût point reconnue.
Nous marchions d'un pas souple et rapide, frô-
lant les modestes marguerites blanches et l'herbe
courte de janvier, respirant à pleine poitrine le bon
air vif et piquant des beaux jours d'hiver.
Tout à coup, dans ce grand silence, nous enten-
dîmes un délicieux chant de mésange, en tout
semblable à celui d'aujourd'hui les petits oiseaux
de même espèce répètent dans tous les coins du
monde la même chanson.
Aziyadé s'arrêta court, étonnée; avec une mine
de stupéfaction comique, du bout de son doigt
teint de heuné, elle me montrait le petit chanteur
posé près de nous sur une branche de cyprès. Ce
petit oiseau, tout petit, tout seul, se donnait tant de
mal pour faire tout ce bruit, il se démenait d'un
air si important et si joyeux, que, de bon cœur,
nous nous mîmes à rire.
Et nous restâmes là longtemps à l'écouter,
jusqu'au moment où il prit son vol, enrayé par six
grands chameaux qui s'avançaient d'une allure
bête, attachés à la queue leu leu par des ficelles.
Après. après, nous vîmes poindre une troupe
de femmes en deuil qui se dirigeaient vers nous.
C'étaient des femmes grecques deux popes
marchaient en tête elles portaient un petit cada-
vre, à découvert sur une civière, suivant leur rite
national.
B<r ~M~ ~c/M)M<~OM/t; (Un joli petit enfant !), dit
Aziyadé devenue sérieuse.
En efiet, c'était une jolie petite fille de quatre
ou cinq ans, une délicieuse poupée de cire qui
semblait endormie sur des coussins. Elle était
vêtue d'une élégante robe de mousseliné blanche
et portait sur la tête une couronne de fleurs
d'or.
Il y avait une fosse creusée au bord du chemin.
On enterre ainsi les morts n'importe où, le long
des routes ou au pied des murs.
Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenue en-
fant on nous donnera des bonbons.
On avait dérangé pour creuser cette fosse un
cadavre qui ne devait pas être fort ancien; la
terre qui en était sortie était pleine d'ossements et
de lambeaux de diverses étoSes. Il y avait surtout
un bras, plié à angle droit, dont les os, encore
rouges, se tenaient au coude par quelque chose
que la terre n'avait pas eu le temps de dévorer.
Il y avait là deux popes à grands cheveux de
femme, couverts de sordides oripeaux dorés, sales,
patibulaires, assistés de quatre mauvais drôles
d'enfants de chœur.
Ils marmottèrent quelque chose sur l'enfant
mort, et puis la mère lui enleva sa couronne de
fleurs, et emprisonna avec soin ses cheveux blonds
dans un petit bonnet de nuit, toilette qui nous eût
fait sourire, si elle n'eût pas été faite par cette
mère.
Quand elle fut couchée tout au fond sur le sol
-humide, sans planches, sans bière, on jeta sur elle
cette terre malsaine tout tomba dans le trou, sur
la jolie petite figure de cire, y compris les vieux os
et le vieux coude; et elle lut promptement enfouie.
On nous donna des bonbons en effet j'ignorais
cetusagegrec.
Une jeune fille, puisant dans un sac rempli de
dragées blanches, en remit une poignée à chacun
des assistants, et nous en eûmes aussi, bien que
nous fussions Turcs.
Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir les

a.
siennes, ses yeux étaient pleins de larmes.

XXXII

Le fait est que ce petit oiseau était drôle de se


trouver si heureux de vivre, et d'être si gai au
milieu de ce site funèbre
AZRAEL

i
20 mai 1~7.

.C'est bien le ciel pur et la mer bleue du Levant.


Là-bas, quelque chose se dessine l'horizon se
frange de mosquées et de minarets mon cœur
bat, c'est Stamboul 1

Je mets pied à terre. C'est une émotion vive


que de me retrouver dans ce pays.
Achmet n'est plus là, à son poste, caracolant
à Top-Hané sur son cheval blanc. Galata même est
mort on voit que quelque chose de terrible comme
une guerre d'extermination se passe au dehors.
J'ai repris mes habits turcs. Je cours à Azar-
kapou. Je monte dans le premier caïque qui passe,
Le caïqdji me reconnaît.
EtAchmet?. dis-je.
Parti, parti pour la guerre r
J'arrive chez Eriknaz, sa sœur.
Oui, parti, dit-elle. Il était à Batoum, et, de-
puis la bataille, nous sommes sans nouvelles.
Les sourcils noirs d'Eriknaz s'étaient contractés
avec douleur; elle pleurait amèrement ce frère que
les hommes lui avaient ravi, et la petite AIemshah
pleurait en regardant sa mère.
Je me rendis à la case de Kadidja mais la vieille
avait déménagé, et personne ne put m'indiquer sa
demeure.

II

Alors, je me dirigeai seul vers la mosquée de


Mehmed-Fatih, vers la maison d'Aziyadé, sans
arrêter aucun projet dans ma tête troublée, sans
songer même à ce que j'allais faire, poussé seule-
ment par le besoin de m'approcher d'elle et de la
voir
Je traversai ce monceau de ruines et de cendres
qui avait été autrefois l'opulent'Phanar; ce n'était
plus qu'une grande dévastation, une longue suite de
rues funèbres, encombrées de débris noirs et cal-
cinés. C'était ce Phanar que, chaque soir, je traver-
sais gaîment pour aller à Eyoub, où m'attendait
ma chérie.
On criait dans ces rues des groupes d'hommes
à peine vêtus, levés pour la guerre, à moitié armés,
à moitié sauvages, aiguisaient leurs yatagans sur
les pierres, et promenaient de vieux drapeaux verts,
zébrés d'inscriptions blanches.
Je marchai longtemps. Je traversai les quartiers
solitaires de l'Eski-Stamboul.
J'approchais toujours. J'étais dans la rue sombre
qui monte à Mehmed-Fatih, la rue qu'elle habi-
.tait
Les objets extérieurs étalaient au soleil des
aspects sinistres qui me serraient le cœur. Personne
dans cette rue triste un grand silence, et rien
que le bruit de mes pas.
Sur les pavés, sur l'herbe verte, apparut une
tournure de vieille, rasant les murailles; sous les
plis de son manteau passaient ses jambes maigres
et nues, d'un noir d'ébène; elle trottinait tête basse,
et se parlait à elle-même. C'était Kadidja.
Kadidja me reconnut. Elle poussa un intradui-
sible Ah avec une intonation aiguë de négresse
ou de macaque, et un ricanement de moquerie.
Aziyadé? dis-je.
.EM<M <'&? dit-elle en appuyant à plaisir sur

ces mots bizarrement sauvages qui, dans la langue


tartare, désignent la mort.
–7~M/ eM~mMC~/ criait-elle, comme à quelqu'un
qui ne comprend pas.
Et, avec un ricanement de haine et de satisfac-
tion, elle me poursuivait sans pitié de ce mot
funèbre
Morte 1 Morte1. elle est morte 1

On ne comprend pas de suite un mot semblable,


qui tombe inattendu comme un coup de foudre
il faut un moment à la souffrance, pour vous
étreindre et vous mordre au cœur. Je marchais
toujours, j'avais horreur d'être si calme. Et la
vieille me suivait pas à pas, comme une furie, avec
son horrible jEM~M/et~M/1
Je sentais derrière moi la haine exaspérée de
cette créature, qui adorait sa maîtresse que j'avais
fait mourir. J'avais peur de me retourner pour la
voir, peur, de l'interroger, peur d'une preuve et
d'une certitude, et je marchais toujours, comme
un homme ivre.
¥
III

Je me retrouvai appuyé contre une fontaine de


marbre, près de la maison peinte de tulipes et de
papillons jaunes qu'Aziyadé avait habitée j'étais
assis et la tête me tournait; les maisons sombres et
désertes dansaient devant mes yeux une danse ma-
cabre mon front frappait sur le marbre et s'en-
sanglantait une vieille main noire, trempée dans
l'eau froide de la fontaine, faisait matelas .à ma
tête. Alors, je vis la vieille Kadidja près de moi
qui pleurait je serrai ses mains ridées de singe;
elle continuait de verser de l'eau sur mon
front.
Des hommes qui passaient ne prenaient pas garde
à nous; ils causaient avec animation, en lisant des
papiers qu'on distribuait dâns les rues, des nou-
velles de la première bataille de Kars. On était aux
mauvais jours des débuts de la guerre, et les desti-
nées de l'islam semblaient déjà perdues.

IV

JeveiHe,ct,BuHetjour,monfrou[.rt:vcenf!ammc
Ma joue en pleurs rUisselle,
Depmsqu'Atbaydcdanstatombear~rmë
Ses beaux yeux de gazelle.
(VtCTOnHuGO,Or~t!fa~cs.

La chose froide que je tenais serrée dans mes


bras était une borne de marbre plantée dans le sol.
Ce marbre était peint en bleu d'azur, et terminé
en haut par un relief de fleurs d'or. Je vois encore
ces fleurs et ces lettres dorées en saillie, que ma-
chinalement je lisais.
C'était une de ces pierres tumulaires qui sont en
Turquie particulières aux femmes, et j'étais assis
sur la terre, dans le grand cimetière de Kassim-
Pacha.
La terre rouge et fraîchement remuée formait
une bosse de' la longueur d'un corps humain de
petites plantes déracinées parla bêche étaient posées
sur ce guéret les racines en l'air tout alentour,
c'étaient la mousse et l'herbe fine, des fleurs sau-
vages odorantes. On ne porte ni bouquets ni cou-
ronnes sur les tombes turques.
Ce cimetière n'avait pas l'horreur de nos cime-
tières d'Europe sa tristesse orientale était plus
douce, et aussi plus grandiose. De grandes solitudes
mornes, des collines stériles, çà et là plantées de
cyprès noirs; de loin en loin, à l'ombre de ces arbres
immenses, des mottes de terre retournées de la
veille, d'antiques bornes funéraires, de bizarres
tombes turques, coifïées de tarbouchs et de tur-
bans.
Tout au loin, à mes pieds, la Corne d'or, la
silhouette familière de Stamboul,, et là-bas.
Eyoub! 1

C'était un soir d'été; la terre, l'herbe sèche, tout


était tiède, à part ce marbre autour duquel j'avais
noué mes bras, qui était resté froid; sa base plon-
geait en terre, et se refroidissait au contact de la
mort.
Les objets extérieurs avaient ces aspects inac-
coutumés que prennent les choses, quand les des-
tinées des hommes ou des empires touchent aux
is
grandes crises décisives, quand les destinées
s'achèvent.
On entendait au loin les fanfares des troupes
qui partaient pour la guerre sainte, ces étranges
fanfares turques, unisson strident et sonore, timbre
inconnu à nos cuivres d'Europe; on eût dit le
suprême hallali de l'islamisme et de l'Orient, le
chant de mort de la grande race de Tchengiz.
Le yatagan turc traînait à mon côte, je portais
l'uniforme de t/M~Mc/n celui qui était là ne
's'appelait plus Loti, mais Arif, le t/M~McA: Arif-
Ussam j'avais sollicité d'être envoyé aux avant-
postes, je partais le lendemain.
Une tristesse immense et recueillie planait sur
cette terre sacrée de l'islam; le soleil couchant
dorait les vieux marbres verdâtres des tombes, il
promenait des lueurs roses sur les grands cyprès,
sur leurs troncs séculaires, sur leur mélancolique
ramure grise. Ce cimetière était comme un temple
gigantesque d'Allah; il en avait le calme mysté-
rieux, et portait à la prière.
J'y voyais comme à travers un voile funèbre, et
toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête
avec le vague désordre des rêves; tous les coins du
monde où j'ai vécu et aimé, mes amis, mon frère,
des femmes de diverses couleurs que j'ai adorées,
et puis, hélas! le foyer bien-aimé que j'ai déserté
pour jamais, l'ombre de nos tilleuls, et ma vieille
mère.
Pour elle qui est là couchée, j'ai tout oublié
Elle m'aimait, elle, de l'amour le plus profond et le
plus pur, le plus humble aussi; et tout doucement,
lentement, derrière les grilles dorées du harem,
elle est morte de douleur, sans m'envoyer une
plainte. J'entends encore sa voix grave me dire
«
Je ne suis qu'une petite esclave circassienne,
moi. Mais, toi, ~t sais; pars, Loti, si tu le veux;
fais suivant ta volonté! »
Les fanfares retentissaient dans le lointain, so-
nores comme les fanfares bibliques du jugement
dernier; des milliers d'hommes criaient ensemble
le nom terrible d'Allah, leur clameur lointaine
montait jusqu'à moi et remplissait les grands
cimetières de rumeurs étranges.
Le soleil s'était couché derrière la colline sacrée
d'Eyoub, et -la nuit d'été descendait transparente
sur l'héritage d'Othman.
Cette chose sinistre qui est là-dessous, si près
de moi que j'en frémis, cette chose sinistre déjà
dévorée par la terre, et que j'aime encore. Est-ce
tout, mon Dieu?. Ou bien y a-t-il un reste indé-
fini, une âme, qui plane ici dans l'air pur du soir,
quelque chose qui peut me voir encore pleurant
là sur cette terre?.
Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, mon
cœur qui s'était durci et fermé dans la comédie de
la vie, s'ouvre à présent à toutes les erreurs déli-
cieuses des religions humaines, et mes larmes
tombent sans amertume sur cette terre nue. Si tout
n'est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai
bientôt peut-être, je vais tenter de mourir pour le
savoir.

CONCLUSION

On lit dans le Djerideï-havadis, journal de Stam-


boul
« Parmi les morts de la dernière bataille de
Kars, on a retrouvé le corps d'un jeune officier de
la marine anglaise, récemment engagé au service
de la Turquie sous le nom de Arif-Ussam-eliendi.
Il a été inhumé parmi les braves défenseurs de
l'islam (que Mahomét protège!), aux pieds du
Kizil-Tépé, dans les plaines de Karadjémir. D

FIN
TABLE

PRÉFACE DE PLUMKETT. 1

I. SALONIQUE.
Il. SOLITUDE 43
3

m.EYOUBADEUX. 73

V. AZRAEL.
~.MANË,THËCEL,PHARES. 24t
307

ÉTREUX.tMPEtMERtEDECBARLESnÉRtSSEY

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