Fiche Conscience Complete
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Introduction
Etymologie : conscience vient du latin cum scientia qui signifie « avec science », « qui est accompagné de connaissance ».
Rappel : l’opposition entre le désir et la conscience :
désir conscience
passions raison
affects idées
force pensée
volonté représentation
énergie structure
matière forme
Il y a deux genres d’êtres : les choses, qui existent en soi ; les êtres conscients, qui existent non seulement en soi, comme
choses, mais qui ont en plus conscience de soi et existent donc aussi pour soi. Les choses ont une existence simple, les êtres
conscients ont une existence double : à leur être matériel s’ajoute la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes. (Hegel)
On peut aborder la conscience de plusieurs points de vue : du point de vue de son rôle dans la connaissance (approche
épistémologique ou gnoséologique), du point de vue plus concret de la vie telle qu’elle est vécue (approche existentialiste), et du
point de vue moral.
I. Approches épistémologiques
A. Le cogito (Descartes)
1. La révolution cartésienne
René Descartes (1596-1650) introduit une révolution considérable en philosophie. Il faut dire qu’il est né à une époque
propice. Le Moyen Âge avait été une période de ralentissement en termes économiques, artistiques et intellectuels. Les prémices
de la Renaissance apparaissent progressivement, avec la redécouverte des œuvres antiques (grecques et romaines, artistiques et
intellectuelles), transmises à nous par les Arabes. Vers 1440, Gutenberg invente l’imprimerie. En 1492, Christophe Colomb
découvre l’Amérique, et des navires européens partent à la découverte du monde. La Renaissance italienne culmine au XVIe
siècle. Les artistes sont de véritables intellectuels, parfois même des génies universels comme Léonard de Vinci (1452-1519).
Copernic révolutionne l’astronomie par son traité de 1543 qui montre que la Terre n’est pas au centre du monde : c’est autour du
Soleil que tournent les planètes (héliocentrisme). Galilée (1564-1642), en découvrant la loi de la chute des corps, parvient à
appliquer les mathématiques à la description physique du monde. « La nature est un livre écrit en langage mathématique », écrit-il.
C’est une révolution considérable, qui met fin à près de vingt siècles de physique aristotélicienne !
Mais la philosophie, au XVIe siècle, restait sceptique (comme chez Montaigne). Descartes est le philosophe qui va introduire
la modernité en philosophie, et qui restera le symbole le plus marquant – en tout cas en France – du début de la modernité.
La grande révolution accomplie par Descartes consiste à rejeter toute la scolastique, tous les arguments d’autorité, à révoquer
en doute l’ensemble du savoir et à exiger une certitude absolue dans toutes les sciences, y compris en philosophie. Toutes les
sciences doivent se calquer sur le modèle des mathématiques, où la certitude des démonstrations est irréfutable. Les
mathématiques sont véritablement le paradigme1 théorique absolu de la pensée du XVIIe siècle. On parle de mathématisme.
Descartes veut fonder un savoir rigoureux, purgé de toute obscurité, parfaitement rationnel : la révolution cartésienne est une
révolution rationaliste, semblable en ce sens à celle accomplie par Socrate vingt-deux siècles plus tôt. Descartes veut fonder le
savoir, c’est-à-dire rejeter tout ce qui est incertain pour ne conserver que ce qui est parfaitement certain, « clair et distinct »,
parfaitement démontrable.
Mais la plupart des choses, même celles qui semblent les plus certaines, sont douteuses et incertaines. L’expérience du rêve
nous suggère que l’ensemble de notre vie n’est peut-être qu’un rêve. Est-ce Tchouang-tseu qui rêve qu’il est un papillon, ou un
papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? Si notre vie n’est qu’un rêve, ou si, pour donner une illustration moderne de cette
hypothèse, nous ne sommes qu’un cerveau dans une cuve, relié à cet ordinateur géant qu’est la matrice2, alors l’ensemble du
monde réel est une illusion. Même mes perceptions immédiates des objets qui m’entourent ne me prouvent donc pas que ces
objets existent. Descartes va jusqu’à rejeter la certitude des vérités mathématiques en émettant l’hypothèse d’un « Malin génie »
qui nous tromperait en biaisant nos raisonnements.
Le doute de Descartes est donc méthodique et hyperbolique : Descartes doute véritablement de tout. Mais ce doute n’est pas
définitif, comme c’était le cas pour les philosophes sceptiques comme Montaigne. Il est au contraire provisoire, et il ne vise en fait
qu’à atteindre une première certitude absolue, à partir de laquelle on pourra assurer la certitude de l’ensemble de nos
connaissances scientifiques. Quelle sera donc cette première certitude, alors que nous doutons de tout ?
1
Modèle théorique de pensée qui oriente la recherche et la réflexion.
2
Cf. le film Matrix, qui est construit sur cette idée.
1
2. Je pense, donc je suis
Eh bien, dit Descartes, même si je doute de tout, une chose au moins est sûre : c’est que je doute, donc que j’existe. Peut-être
que je me trompe sur tout ; mais pour se tromper, il faut exister. Une chose est donc sûre : j’existe. C’est ce que Descartes exprime
par le fameux cogito : cogito, ergo sum : je pense, donc je suis. En fait, il faudrait dire cogito, sum (je pense, je suis), comme
Descartes l’écrira d’ailleurs quelques années plus tard3. Car à ce stade primitif, il ne peut s’agir d’une déduction : nous avons vu
en effet qu’il ne fallait pas se fier aux déductions. Le cogito doit donc être une certitude première, immédiate, qui n’est pas une
déduction mais une intuition, c’est-à-dire une vérité qui apparaît d’un coup, d’un bloc, comme une évidence absolue.
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’ai faites [ici] ; car elles sont si
métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et, toutefois,
afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon
contraint d’en parler. J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre
des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit
ci-dessus ; mais pour ce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait
que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le
moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance4 qui fût entièrement
indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune
chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Et, parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en
raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes5, jugeant que
j’étais sujet à faillir autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises
auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant
éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je
me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies
que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que
tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette
vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des
sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le
premier principe de la philosophie que je cherchais.
Descartes, Discours de la méthode, 1637, IVe partie
Mais Descartes ne se contente pas de déduire du cogito une simple existence indéterminée. Il en conclut que ce Je qui pense,
s’il peut être conçu par soi (indépendamment de toute autre chose), doit aussi exister par soi, sa nature (ou essence) doit se réduire
à la pensée car c’est la seule chose qui lui est essentielle, qui ne peut en être niée. En somme, Descartes affirme que ce qui peut
être conçu par soi existe aussi par soi. Il passe d’une indépendance épistémologique (dans l’ordre de la connaissance, de la pensée)
à une indépendance ontologique (dans l’ordre de l’être, des choses) :
Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et
qu’il n’y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je
n’étais point ; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait
très évidemment et très certainement que j’étais ; au lieu que, si j’eusse seulement cessé de penser, encore que
tout le reste de ce que j’avais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été ; je connus
de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a
besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par
laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que
lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est.
Ibid.
Ce raisonnement peut surprendre aujourd’hui et même sembler complètement fallacieux6. Il est révélateur du mathématisme
du XVIIe siècle. Nous ne vivons plus dans ce cadre de pensée, c’est pourquoi ce type de raisonnement nous semble si difficile à
accepter.
3
En 1641, dans les Méditations métaphysiques, II. La première version du cogito apparaît dans le Discours de la méthode, qui
date de 1637.
4
Croyance.
5
Raisonnements faux.
6
Erroné, trompeur, spécieux.
2
moi l’idée d’un être parfait, Dieu (même si vous n’êtes pas croyants, vous pouvez constituer en vous-mêmes l’idée d’un être
parfait – omniscient, omnipotent, etc. – que vous pourriez appeler « Dieu »). Or je suis moi-même un être imparfait, et le parfait
ne peut provenir de l’imparfait. Donc je n’ai pas pu produire Dieu. Donc il existe, indépendamment de moi. Or si Dieu est l’être
parfait, il ne saurait être trompeur comme le malin génie de la première méditation métaphysique. Dieu, étant parfait, n’est pas
trompeur : il est vérace. Donc cela confirme l’idée que nous avions déjà trouvée, à savoir que toutes nos idées claires et distinctes
sont vraies. Donc cela confirme en retour le cogito et l’ensemble des idées scientifiques et mathématiques (dans la mesure où elles
sont claires et distinctes).
DOUTE
↓
COGITO
(je pense donc je suis)
TOUTE IDEE CLAIRE ET DISTINCTE Les idées mathématiques sont
EST VRAIE vraies
confirmation
Dieu est parfait
Je suis imparfait
L’imparfait ne peut produire le parfait
Donc DIEU EXISTE.
Dieu est parfait donc DIEU EST VERACE,
donc mes idées claires et distinctes
sont bien vraies
[N.B. : Cette preuve de l’existence de Dieu, qui risque de ne pas vous convaincre, traduit elle aussi l’esprit du mathématisme.
C’est encore plus clair dans l’argument ontologique de l’existence de Dieu, qu’on trouve chez Descartes ainsi que chez de
nombreux philosophes de cette époque, et qui est encore plus simple : Dieu est, par définition, l’être parfait.
Or l’existence est une perfection.
Donc Dieu existe.
Ce raisonnement magnifique et cocasse illustre à merveille le mathématisme : puisqu’on peut raisonner de façon vraie (valide) sur
un triangle indépendamment de son existence, comme le prouvent les mathématiques, les philosophes ont cru pouvoir transposer
ce mode de raisonnement aux objets réels, empiriques, et même déduire l’existence de la définition des choses. Nous verrons dans
le cours sur la connaissance comment on peut réfuter précisément ce genre de raisonnement.]
Conclusion : le cogito est la première certitude et le fondement de toute connaissance et de toute science rigoureuse. Sans le
cogito aucune connaissance ne serait certaine, on pourrait douter de tout (on ne dépasserait jamais le stade initial du doute). On
peut voir dans le raisonnement de Descartes les prémices de la sécularisation : si Dieu est le garant de la vérité, le raisonnement
pur du cogito est antérieur à la reconnaissance de l’existence de Dieu.
Kant, en se plaçant aussi du point de vue d’une théorie de la connaissance, conserve une partie des conclusions de Descartes
mais en rejette une autre.
2. Transcendantal et transcendant
Petite précision de vocabulaire : ce qui est transcendantal est ce qui précède l’expérience. Il ne faut pas confondre
transcendantal et transcendant. Ce qui est transcendant, c’est ce qui dépasse quelque chose : Dieu est transcendant par rapport au
monde, le nombre π est transcendant par rapport aux nombres algébriques (car il n’est solution d’aucune équation algébrique), une
abstraction est transcendante par rapport aux objets concrets, etc. Si on revient au cadre de l’expérience, le transcendantal est ce
qui précède l’expérience, tandis que le transcendant sera ce qui est au-delà de l’expérience, ce qui la dépasse :
L’antériorité du transcendantal sur l’expérience n’est pas chronologique mais logique : le transcendantal est la condition de
l’expérience. De même le transcendant n’est pas « après » l’expérience au sens chronologique : il est au-delà de l’expérience.
Dans l’expérience mon esprit ne traite que des sensations. Il ne rencontre jamais la chose elle-même. La chose est d’un autre ordre
que la sensation, elle transcende la sensation. Il faut faire un saut pour remonter de la sensation à la chose. On perçoit, et on
suppose qu’il y a un objet qui est la cause de nos sensations : l’esprit remonte la rivière causalité comme un saumon sautant par-
dessus une cascade.
Remarquons bien que la notion de transcendance est relative à un domaine. L’objet est transcendant par rapport aux sensations
(dans mes sensations de vert, de sucré, de rondeur, de fermeté, je ne trouve jamais la pomme elle-même, qui n’est pas une
sensation mais quelque chose qui transcende les sensations, quelque chose d’un autre ordre, une entité conçue comme leur cause).
De même l’abstraction est transcendante par rapport aux choses (je ne trouve jamais le cercle lui-même dans les pommes, les
bulles de savon et les ballons : le cercle est au-delà de toutes les choses, il les dépasse, il les transcende, il est d’un autre ordre).
Il se trouve encore d’innocents adeptes de l’introspection qui croient qu’il existe des « certitudes
immédiates », par exemple « je pense » ou, comme l’imaginait Schopenhauer, « je veux », comme si dans ce
cas la connaissance parvenait à saisir son objet dans un état pur et nu, en tant que « chose en soi », sans nul
gauchissement ni de la part du sujet ni de la part de l’objet. Mais je répéterai cent fois que des notions telles
que « certitude immédiate », « connaissance absolue » ou « chose en soi » comportent une contradictio in
adjecto, et que l’on ferait bien de ne plus se laisser abuser par les mots. Laissons le peuple croire que la
connaissance va jusqu’au bout des choses ; le philosophe, lui, doit se dire : Si j’analyse le processus exprimé
7
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) a écrit : « Le sujet n’est pas une partie du monde, mais une frontière du monde » (Tractatus
logico-philosophicus, 5.632).
4
par la proposition « je pense », j’obtiens une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, voire
impossible, de fonder : par exemple que c’est moi qui pense, que, d’une façon générale, il existe quelque chose
qui pense, que penser est un acte et un effet qui procèdent de l’être conçu comme cause, qu’il y a un « je »,
enfin que l’on a déjà établi ce que désigne le mot penser et que je sais ce que signifie penser. Car si je n’ai pas
tranché ces questions pour mon compte, comment jugerai-je que ce qui se passe en moi n’est pas plutôt un
« vouloir » ou un « sentir » ? Bref, ce « je pense » présuppose que je compare mon état présent avec d’autres
états connus de ma personne, afin de me prononcer sur sa nature ; d’où il suit que, par cette mise en relation
avec un « savoir » venu d’ailleurs, l’état en cause ne comporte pour moi aucune « certitude immédiate ». – Au
lieu de cette « certitude immédiate », à laquelle le peuple ne manquera pas de croire, le cas échéant, le
philosophe ne rencontre qu’une série de questions métaphysiques, véritables cas de conscience intellectuels,
qui se poseront en ces termes : « D’où me vient la notion de pensée ? Pourquoi crois-je à la cause et à l’effet ?
Où prends-je le droit de parler d’un « je », et même d’un « je » qui serait cause, et, pour comble, cause de la
pensée ? » Celui qui s’autoriserait d’une sorte d’intuition de la connaissance pour répondre sur-le-champ à ces
questions métaphysiques, comme quand on déclare : « Je pense et sais que ceci au moins est vrai, réel et
certain », celui-là rencontrera un sourire et deux points d’interrogation chez le philosophe d’aujourd’hui.
Monsieur, lui fera-t-il peut-être observer, il est peu probable que vous ne vous trompiez pas ; mais pourquoi
vous faut-il à toute force la vérité ? » –
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 16
Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces
esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers : à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et
non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du
prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je »,
voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une
« certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose »
contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous
raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui
l’accomplit, par conséquent… » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien
s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son
origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et
peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce « quelque chose », auquel s’est
réduit le respectable « je » du passé.
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 17
Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les Scolastiques du moyen âge ont appelé la
présence intentionnelle (ou encore mentale) et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes – en usant
d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale – rapport à un contenu, direction vers un objet (sans
qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi
quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon.
Franz Brentano, Psychologie du point de vue empirique, 1874, chapitre I, § 5
En effet, un désir, par exemple, est désir de quelque chose : il contient en lui quelque chose à titre d’objet : l’objet du désir. Et
il en ira de même pour tout phénomène psychique : toute crainte est crainte de quelque chose ; toute croyance est croyance à
quelque chose ; toute représentation est représentation de quelque chose ; etc. On pourrait toutefois critiquer cette thèse : n’y a-t-il
pas certains phénomènes psychiques qui sont sans objet ? Par exemple, l’angoisse n’est-elle pas une peur sans objet ? Ou certains
états d’exaltation, de joie, ne sont-ils pas aussi sans objet ? Pourtant, Husserl accepte cette idée : il reprend le concept de Brentano
(qui fut son professeur) et écrira : « Toute conscience est conscience de quelque chose. »
Dernière remarque sur le concept d’intentionnalité : il n’y a pas que les phénomènes psychiques qui soient caractérisés par
l’intentionnalité. Si on prend ce concept tel que le formule Brentano, on pourrait l’appliquer, par exemple, à la photographie :
toute photographie n’est-elle pas photographie de quelque chose ? Et il en irait de même pour toute représentation physique
(peinture, dessin, etc.). Ce qui rend le concept d’intentionnalité ambigu, c’est qu’il a été introduit pour caractériser la conscience :
5
dès lors on ne sait pas bien s’il doit simplement signifier « rapport à un objet » ou « un certain type de rapport à un objet, tel que
celui qui relie la conscience à son objet ». (Exemple similaire : le concept de pensée a été introduit pour caractériser l’être humain.
C’est ce qui rend délicate la question de savoir si les ordinateurs pensent : car on ne sait pas bien ce que signifie le concept de
pensée, s’il désigne essentiellement ce qui se passe dans la tête d’un homme ou s’il ne désigne que la capacité calculatoire.) A
partir de ce concept d’intentionnalité, on peut adresser deux grandes critiques à la philosophie de Descartes.
« Il la mangeait des yeux. » Cette phrase et beaucoup d’autres signes marquent assez l’illusion commune
au réalisme et à l’idéalisme, selon laquelle connaître, c’est manger. (…) [N]ous avons tous cru que l’Esprit-
Araignée attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et lentement les déglutissait, les
réduisait à sa propre substance. Qu’est-ce qu’une table, un rocher, une maison ? Un certain assemblage de
« contenus de conscience », un ordre de ces contenus. (…)
Contre la philosophie digestive (…), Husserl ne se lasse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les
choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est : au
bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte
méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle. (…)
Husserl voit dans la conscience un fait irréductible, qu’aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être,
l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître, c’est « s’éclater vers », s’arracher à la moite intimité
gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de
lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne peut se diluer en moi : hors
de lui, hors de moi. (…) [L]a conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien
en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans »
une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en plein poussière, car la
conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce
refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée
d’éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se
former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la
terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un
monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans
cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose. »
Jean-Paul Sartre, Situations, I, « Une idée fondamentale de Husserl : l’intentionnalité »
Le mot est lâché : la conscience n’est pas une substance, comme le croyait Descartes. Elle est simple regard. Cela évoque ce
que disait Kant : le sujet transcendantal, lui non plus, n’est pas substance, il n’est rien, il est simple regard. Il n’est pas une partie
du monde, il est seulement la limite du monde8.
8
Cf. supra.
6
mais le fait que je perçoive des nuages est aussi indubitable que le cogito, ergo sum de Descartes. Et le véritable fondement de la
science, ce n’est pas ce simple cogito ; c’est au contraire l’ensemble du monde vécu, du monde tel qu’il nous apparaît. C’est ce
champ d’expériences de base que la science doit décrire, c’est de ce monde vécu qu’elle doit rendre compte par ses concepts et
théories complexes.
Conclusion
Ce qui apparaît à la lumière de ces critiques, c’est que le cogito de Descartes, qui semblait au début éclatant et indépassable,
est en fait critiquable. Il semblerait que Descartes se soit arrêté en un lieu intermédiaire où il n’est pas possible de rester : il aurait
dû dire davantage, ou moins.
Si véritablement on veut douter de tout, y compris de sa mémoire et des déductions logiques, alors on doit renoncer à tous nos
concepts, qui sont tous extraits de notre expérience du monde, et donc en particulier renoncer au concept de moi, au concept de
pensée, au concept de causalité et au concept de substance. En ce sens, Descartes affirme trop : s’il doutait vraiment comme il le
prétend, il ne pourrait rien dire du tout, il devrait se contenter de constater un certain sentiment. Il devrait dire « il y a quelque
chose qui se passe », et de cela on ne pourrait déduire à peu près rien du tout.
Mais si, comme le fait Descartes, on veut garder les concepts de moi, de pensée, etc., cela signifie qu’on n’a pas renoncé à
notre pensée, avec sa logique et ses présupposés naturels. Il faut donc admettre, outre le cogito, l’ensemble de nos vécus de
conscience, c’est-à-dire l’ensemble de nos expériences. Et alors le fondement de la science n’est plus le simple cogito, mais
l’ensemble du Lebenswelt, du monde de la vie.
Descartes s’est arrêté à mi-chemin, en un lieu intenable. Cela apparaît dans la teneur hybride du cogito : il se présente à la fois
comme une expérience vécue constituant une certitude immédiate et comme le fruit d’un raisonnement logique. On ne sait pas
bien si j’existe parce que je l’expérimente immédiatement par la pensée ou si j’existe parce que pour douter, il faut un sujet qui
doute. Dans la première interprétation, le cogito tombe sous la critique de Nietzsche. Dans la seconde, il tombe sous celle de
Kant : on ne peut rien déduire d’une simple condition logique et abstraite de la connaissance.
(Je critique un peu sévèrement Descartes. On pourrait le défendre, à partir de cette seconde interprétation, qui se place au point
de vue logique. C’est un raisonnement un peu curieux et abstrait, mais il permet de prouver que « j’existe », c’est-à-dire qu’un
sujet connaissant (ou doutant) existe. D’ailleurs, Kant semble admettre lui aussi que le Je pense, bien qu’il n’apporte aucune
connaissance, prouve au moins une certaine existence…)
Ce que j’ai appelé « approches existentialistes » de la conscience, ce sont des approches ni épistémologiques ni morales, mais
qui abordent plutôt la conscience du point de vue de l’existence vécue, c’est-à-dire qui l’envisagent dans son rapport au temps, à
l’action, à la mort, aux sentiments, etc.
A. Conscience et temps
9
C’est-à-dire une unité comparable à celle d’un organisme : plusieurs parties de nature différente sont agencées ensemble,
fonctionnent ensemble et ne peuvent être séparées sans briser le tout qu’elles constituent.
7
qui ont un aspect qualitatif, qui constituent une unité organique et ne peuvent être divisés. C’est cette idée de la durée comme laps
de temps insécable que défend Bergson dans le texte de votre manuel (p. 29-30), en affirmant que la conscience est
essentiellement mémoire.
3. Rétention et protention
Cette idée trouve un dernier développement chez Husserl. Celui-ci remarque que dans la perception des choses elles-mêmes, le
temps joue un rôle essentiel. Si par exemple je perçois un cube, je ne perçois jamais ses six faces simultanément : au maximum,
j’en perçois trois. Les autres, je les imagine, je les devine. Je ne peux avoir conscience de ce cube que grâce à mon habitude des
choses et de l’espace. Avoir conscience du cube, c’est savoir que je vois un objet à six faces, donc que si je le manipule, je pourrai
compter six faces. Autrement dit, pour constituer le cube, ma conscience s’appuie sur la mémoire, et à partir de là elle imagine ce
qui se passerait si le cube tournait, ou si je tournais autour du cube. Avoir conscience que c’est un cube qui est posé là sur la table,
c’est donc avoir certaines attentes. C’est s’attendre à certaines perceptions liées d’une certaine manière à certaines actions. C’est
se dire : « si je fais ceci, alors je percevrai cela. » Comme ces attentes sont basées sur une perception, donc sur une forme de
mémoire, on peut dire que la conscience est essentiellement temps (ou temporalité), car elle est à la fois rétention (on retient des
perceptions passées) et protention (on projette, on s’attend à certaines perceptions).
B. La projection
8
C’est l’imagination qui rend cela possible. Je puis avoir conscience de l’absence de Pierre, car j’imagine qu’il pourrait être là.
En fait, cette scène que j’embrasse du regard ne prend sens qu’à partir de possibilités. En l’occurrence, à partir de la possibilité
que Pierre soit présent. J’imagine le visage de Pierre, et je cherche à le reconnaître, je promène cette forme imaginaire sur les
visages des clients. Parce que je suis capable d’imaginer Pierre, d’imaginer sa présence, je suis capable de percevoir,
négativement, qu’il n’est pas là, qu’il est absent. Il peut donc y avoir conscience d’une absence, d’un néant, grâce à l’imagination
de la présence ou de l’être. Mais le contraire est également vrai. Imaginons maintenant que Pierre soit là. Je le vois, je le
reconnais, et je me dis : « Il est là. » Comment cette pensée est-elle possible ? En fait, à bien y regarder cette pensée aussi n’est
possible que parce que je puis imaginer le contraire. Toute pensée, toute idée n’a de sens que dans la mesure où on peut penser ou
imaginer le contraire. (Il en va de même pour toute action : il n’y a action que là où il est possible de ne rien faire.) Avoir
conscience que Pierre est là n’est possible que si nous sommes capables d’imaginer qu’il ne pourrait pas être là. L’être ne peut
apparaître que sur fond de non-être.10
De manière assez poétique, Sartre développera ces idées en affirmant que la conscience a rapport au néant, et donc qu’elle est
« un néant » ou « un trou dans l’être ». Il comparera ainsi l’être humain (ou la conscience) à un anneau : de l’être autour d’un
néant. Ce qui illustre encore l’idée d’intentionnalité : si toute conscience est conscience de quelque chose, la conscience « seule »
n’est qu’une sorte de trou, de vide prêt à recevoir quelque chose, un peu comme une fonction mathématique f(…) qui attend un
argument pour prendre une valeur. Sartre dira aussi que la conscience, étant projection, donc elle est « l’être qui n’est pas ce qu’il
est et qui est ce qu’il n’est pas ».
De manière convergente, David Hume (1711-1776), philosophe empiriste11 anglais, affirme que nous n’avons pas d’idée ou de
sentiment du moi. Il faut savoir que pour Hume, toutes nos idées viennent de l’expérience, donc de la sensation (perception
d’objets externes : arbre, etc.) ou de la réflexion (perception d’états internes : émotions, etc.) :
Toute idée réelle doit provenir d’une impression particulière. Mais le moi, ou la personne, ce n’est pas une
impression particulière, mais ce à quoi nos diverses idées et impressions sont censées se rapporter. Si une
impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit nécessairement demeurer la même,
invariablement, pendant toute la durée de notre vie, puisque c’est ainsi que le moi est supposé exister. Mais il
n’y a pas d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, le chagrin et la joie, les passions et les
sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps. Ce ne peut donc pas être d’une de ces
impressions, ni de toute autre, que provient l’idée du moi et, en conséquence, il n’y a pas une telle idée.
David Hume, Traité de la nature humaine (1739), I, 4, 612
10
Il est frappant de voir que la même idée se trouve dans le taoïsme : « Lorsque tous les hommes ont su apprécier le bien, alors le
mal a paru. C’est pourquoi l’être et le non-être naissent l’un de l’autre. » (Tao Te King, I, 2)
11
Les empiristes pensent que toute notre connaissance vient de l’expérience. Ils sont souvent anglais !
12
Vous avez une version plus complète de ce passage dans votre manuel, p. 29.
9
exprimé les préoccupations des hommes. Mais on pourrait voir le même processus dans toute production humaine. Une rampe
d’escalier, par exemple, exprime la fragilité humaine.
L’idée de Hegel selon laquelle la conscience doit d’abord s’extérioriser pour prendre conscience d’elle-même peut sembler
étonnante. Mais on en trouvera de multiples illustrations. Le cas le plus évident est le désir de reconnaissance : il s’agit alors, pour
la conscience, de se prouver à elle-même son existence et sa valeur en se faisant reconnaître par autrui, s’il le faut au prix d’un
conflit. De même, imaginez que vous êtes convaincus que vous avez tel ou tel talent. Pourrez-vous en rester convaincus ainsi,
abstraitement ? N’aurez-vous pas besoin, au contraire, de l’extérioriser dans des œuvres afin de prouver aux autres et à vous-
mêmes que vous détenez bien ce talent ? Il en va de même, selon Hegel, pour la conscience dans son ensemble.
Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu’il doit se
pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, repris et penchants du cœur humain et
d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se
reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de
l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se
trouver lui-même, à se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce
qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son
intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa
liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses
que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses
extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le
torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de
sa propre activité. Ce besoin revêt des formes multiples, jusqu’à ce qu’il arrive à cette manière de se manifester
soi-même dans les choses extérieures, que l’on trouve dans l’œuvre artistique.
Hegel, Esthétique (1820-1829), « Introduction »13
13
Vous avez une version plus complète de ce texte dans votre manuel, p. 31-32.
14
Cf. cours sur le désir, III, C.
10
quelqu’un est là dans le couloir : la honte me saisit. Je prends soudain conscience de mon acte. Il a fallu le regard de l’autre pour
que je prenne conscience de moi-même.
Plus généralement, l’ensemble de notre vie sociale est régie par une sorte de « mauvaise foi » par laquelle on nie notre liberté
fondamentale en jouant des rôles. Le garçon de café n’est pas un garçon de café : c’est un homme qui a choisi temporairement le
métier de garçon de café. Et pourtant il se prend au jeu, il joue son rôle avec un « esprit de sérieux ». Il fait comme s’il était,
fondamentalement, essentiellement, naturellement, un garçon de café. A partir de cette analyse, Sartre montre que notre vie
sociale ressemble à un jeu de rôle. Ainsi notre comportement et même notre conscience est fondamentalement déterminé par le
rapport à autrui.
Cette analyse a été développée par le sociologue américain Erwing Goffmann, qui montre, dans La mise en scène de la vie
quotidienne, que toute notre vie sociale consiste en de telles prises d’attitudes face à autrui et aux attentes d’autrui. Nous passons
notre vie à jouer des rôles : le rôle d’enfant, d’élève, de prof, d’amant, etc. Depuis notre première enfance, les autres nous
renvoient une image de nous-mêmes sous forme de jugements, de compliments, de critiques, etc. C’est à partir de ce miroir social
que nous définissons ce que nous sommes et que nous déterminons ce que nous pouvons être, c’est-à-dire dans quels rôles nous
pourrions être crédibles, faire illusion.
On peut aller plus loin et montrer que mon monde lui-même est structuré par autrui. Ainsi, je ne perçois les choses autour de
moi qu’en imaginant de multiples points de vue possibles sur ces choses. Robinson15, dans son île, cesse peu à peu d’imaginer ces
« autrui » fictifs placés un peu partout sur l’île, et c’est ainsi qu’il se rend compte, négativement, du rôle que jouaient ces artifices
dans sa conception « normale » du monde.
Même le cogito de Descartes, qui semblait si personnel, peut être critiqué de ce point de vue. On peut montrer que le cogito
suppose autrui. C’est en tout cas la thèse du linguiste du XXe siècle Emile Benveniste, qui montre que le cogito suppose le
langage, et que le langage suppose autrui. Donc, affirme-t-il, le cogito suppose autrui. Pour pouvoir dire Je, il faut pouvoir dire tu,
car le mot Je n’a de sens que dans le dialogue avec un autre.
Conclusion
Je crois que toutes ces analyses sur la constitution de la conscience à travers le rapport à autrui ne vous semblent pas très
convaincantes. Il est toutefois clair que le rapport à autrui nous structure de part en part, car l’homme est un animal social, qui ne
vit que par et pour les autres. En ce sens il faut sortir d’un individualisme naïf. Cela dit, si on en reste à cette généralité on peut
affirmer que l’homme, concrètement, sera déterminé en grande partie par autrui, et donc que sa conscience le sera aussi.
Reconnaissons aussi que la conscience est quelque chose qui se construit : il n’y a pas de pure conscience. Mais les thèses plus
précises et subtiles, comme celles de Benveniste et Tournier, sont contestables.
A. La conscience morale
1. La « voix de la conscience »
La conscience morale, c’est cette « voix de la conscience » qui nous parle parfois, quand on s’apprête à faire quelque chose de
mal. Les vignettes de Tintin qui montrent Milou partagé entre les recommandations de son ange et celles de son diable illustrent
cette voix de la conscience qui nous indique, dans certaines situations critiques, notre devoir. La conscience morale désigne donc
la conscience (connaissance) innée que nous aurions du bien et du mal.
Cette conscience morale se distingue nettement de la simple connaissance. Ainsi Rabelais a-t-il pu écrire : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme. »
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que
l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers
l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que
l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut
nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser :
voilà le principe de la morale.
(…) [P]ar l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends.
15
En tout cas dans la version de Michel Tournier.
16
On trouverait notamment cette thèse chez Aristote, Rousseau ou chez Kant.
11
Blaise Pascal, Pensées (1670), § 347-348
Mais que nous ayons conscience des choses et que nous soyons libres de suivre la voix de la conscience plutôt que notre
instinct ne suffit pas à fonder la moralité. Pour que nous puissions être considérés comme des êtres moraux, donc être jugés, il faut
encore que nous soyons responsables de nos actes passés, donc qu’il y ait une certaine continuité temporelle de notre être. C’est
encore la conscience qui est au fondement de notre identité « diachronique » (rester la même personne au cours du temps).
17
Cf. Freud : « Le mal est donc au début ce pour quoi on est menacé de perte d’amour », écrit-il dans le Malaise dans la culture,
VII, p. 67.
18
John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chap. 27, § 25-26.
19
Si ce sujet vous intéresse, vous pouvez lire le petit livre de Stéphane Chauvier, Qu’est-ce qu’une personne ? Ce livre est très
court et analyse de manière assez claire et assez poussée la notion de personne.
12
3. La capacité de dire « Je »
Ce point de vue trouve son illustration dans la thèse de Kant, selon laquelle la conscience de soi distingue l’homme de
l’animal :
Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, cela l’élève infiniment au-dessus de tous les
autres êtres vivants sur la terre. C’est par là qu’il est une personne, et grâce à l’unité de la conscience à travers
toutes les transformations qui peuvent lui advenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être
totalement différent par le rang et par la dignité de choses comme les animaux dépourvus de raison, dont nous
pouvons disposer selon notre bon plaisir ; et cette différence est présente même quand il ne peut pas encore
prononcer le Je, parce que néanmoins il le possède déjà dans sa pensée : de même est-il vrai que toutes les
langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, pensent nécessairement ce Je, quand bien même elles
n’expriment pas cette égoïté par un mot particulier. Car la faculté qui est ici en jeu (celle de penser) est
l’entendement.
Il faut toutefois remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez convenablement ne commence pourtant
que de manière relativement tardive (sans doute un an après environ) à s’exprimer en disant Je, alors
qu’auparavant il a si longtemps parlé de lui à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et
une lumière semble pour ainsi dire s’être manifestée en lui quand il commence à s’exprimer en disant Je : à
partir de ce jour, il ne retourne jamais à son autre façon de parler. Antérieurement, il avait simplement un
sentiment de lui-même ; désormais, il en a la pensée.
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), livre I, § 1
De manière similaire, le psychanalyste français Jacques Lacan (1901-1981) a insisté sur le « stade du miroir », stade à partir
duquel l’enfant se reconnaît dans un miroir. Toutefois, la capacité de se reconnaître dans un miroir n’est pas le propre de l’homme.
Certains singes en sont capables, comme le prouve l’expérience suivante : si on leur fait une tache sur la tête et qu’on les met face
à un miroir, ils cherchent à enlever la tache en se frottant la tête. Faut-il en conclure que ces singes n’ont pas un simple sentiment
de soi comme la plupart des animaux mais une véritable conscience de soi ? La question reste ouverte…
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