Sociologie Politique: Philippe Braud
Sociologie Politique: Philippe Braud
Sociologie Politique: Philippe Braud
manuel
manuel
Ce manuel, complété par un lexique de plus de 160 définitions,
a l’ambition d’être clair et accessible aux plus larges publics,
universitaires ou non. Philippe Braud
Les sujets essentiels de la discipline y sont tous abordés : le
pouvoir, l’État, la vie politique (élections, partis, groupes d’intérêt,
mobilisations sociales…), la communication politique, l’action
publique, la gouvernance européenne… Sont également présentées
manuel
les problématiques relatives aux rapports entre liberté individuelle
et contraintes sociales, comportements rationnels et dynamiques
émotionnelles, réalités matérielles de terrain et productions
symboliques, tandis qu’un dernier chapitre évoque les principaux
écueils méthodologiques de l’analyse savante.
L’auteur accorde toute leur importance aux grands auteurs classiques
mais il consacre également une large place aux renouvellements
récents de la science politique intervenus en France aussi bien
Sociologie politique
qu’aux États-Unis, au Canada et dans le reste de l’Europe.
Sociologie
Cette réédition met l’accent sur des exemples empruntés à l’actualité
politique la plus récente : Internet et démocratie (Twitter versus
Donald Trump), la crise des partis et le mouvement des Gilets jaunes,
politique
les effets d’une pandémie sur la stabilité des systèmes politiques.
Quant aux bibliographies, par chapitres et par domaines, elles ont
été systématiquement mises à jour.
14 e édition
P. Braud
www.lgdj-editions.fr
ISBN 978-2-275-07590-7 37 e
SOCIOLOGIE
POLITIQUE
14e édition
© 2020, LGDJ, Lextenso
1, Parvis de La Défense • 92044 Paris La Défense Cedex
www.lgdj-editions.fr
ISBN : 978-2-275-07590-7 • ISSN 0990-3909
Avant-propos
1. Il en existe quelques autres, tous différents par leur approche, leur style d’exposition et le niveau d’ap-
profondissement retenu. Paul BACOT, Guide de sociologie politique, Paris, Ellipses, 2016 ; Bertrand BADIE, Jac-
ques GERSTLÉ, Sociologie politique, Paris, PUF, 2017 (en ligne) ; Antonin COHEN, Bernard LACROIX, Philippe
RIUTORT (Dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009 ; Dominique CHAGNOLLAUD,
Éléments de sociologie politique, Paris, Dalloz, 2002 ; Dominique COLAS, Sociologie politique, 1re éd., Paris, PUF,
1994 ; Pascal DELWIT, Introduction à la science politique, Bruxelles, Édition de l’ULB, 2013 ; Jean-Yves DORMA-
re
GEN, Daniel MOUCHARD, Introduction à la sociologie politique, 1 éd., Bruxelles, De Boeck, 2007, avec la colla-
boration d’Alexandre DEZÉ à partir de la 5e édition ; Jacques LAGROYE, Sociologie politique, 1re éd., Paris, Pres-
ses de la FNSP/Dalloz 1991, avec la collaboration de Bastien FRANÇOIS et Frédéric SAWICKI à partir de la
4e éd. ; Jean-Philippe LECOMTE, L’essentiel de la sociologie politique, Issy-les-Moulineaux, Gualino, 2010 ; Patrick
LECOMTE, Sociologie du politique, 1re éd., Grenoble, PUG, 1990, 2 vol. ; Christophe ROUX, Eric SAVARESE, (Dir.),
Science Politique, Bruxelles, Bruylant, 2017 ; Yves SCHEMEIL, Introduction à la science politique, 1re éd., Paris,
Presses de Sciences Po, 2010.
5
SOCIOLOGIE POLITIQUE
2. Sur la situation de la science politique en Europe, Klaus GOETZ, Peter MAIR, Gordon SMITH (Eds.), Euro-
pean Politics. Pasts, Presents, Futures, Londres, Routledge, 2013 ; Hans Dieter KLINGEMANN (Ed.), The State of
Political Science in Western Europe, Opladen, Budrich Publishers, 2007 ; aux États-Unis, Ira KATZNELSON, Helen
MILNER (Eds.), Political Science. The State of the Discipline, 2e éd., New York, Norton, 2003. D’un point de vue
polémique mais bien informé, Gabriel ALMOND, A Discipline Divided : Schools and Sects in Political Science,
Newbury, Sage, 1990. On consultera également avec profit : John ISHIYAMA, Marijke BREUNING (Eds.), 21st
Century Political Science. A Reference Handbook, Thousand Oaks, Sage, 2011.
6
Avant-propos
7
Sommaire
Bibliographie générale . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 13
Introduction . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 17
Chapitre 2. Le pouvoir . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 91
Section 1. Caractéristiques de la relation de pouvoir . . . . . . .. . . . . . . . . . 92
§ 1. Trois approches théoriques . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 93
§ 2. Pouvoir d’injonction et pouvoir d’influence . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 104
Section 2. Contrôle social et domination . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . 111
§ 1. Emprise et limites du contrôle social .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 111
§ 2. Les espaces du contrôle social . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 117
§ 3. Les leviers du contrôle social . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 122
§ 4. Le concept de domination . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 128
10
Sommaire
12
Bibliographie générale
Notices bio-bibliographiques
DURKHEIM Émile. Né à Épinal le 15 avril 1858. Études de philosophie. Normale
Sup. Professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux où il enseigne le premier
cours de sociologie créé en France. Fonde en 1896 la revue : l’Année sociolo-
gique. Professeur à la Sorbonne à partir de 1902. Meurt à Paris le 15 novembre
1917.
– 1893 De la Division du travail social.
– 1895 Les Règles de la méthode sociologique.
– 1897 Le Suicide.
– 1912 Les Formes élémentaires de la vie religieuse.
PARETO Vilfredo. Né à Paris le 15 juillet 1848 dans une famille d’aristocrates
génois. Études scientifiques à Turin. Ingénieur puis professeur d’économie à
l’université de Lausanne. Nommé en 1923 sénateur du royaume d’Italie par
Mussolini. Meurt en Suisse le 19 août 1923.
– 1896 Cours d’économie politique.
– 1902 Les Systèmes socialistes.
– 1916 Traité de sociologie générale.
SIEGFRIED André. Né au Havre le 21 avril 1875 dans une famille d’hommes d’af-
faires alsaciens émigrés. Études de lettres et de droit. Thèse de Lettres soute-
nue en 1904 sur la démocratie en Nouvelle-Zélande. Professeur à l’École libre
de sciences politiques à partir de 1911, puis au Collège de France (1933).
Meurt à Paris en 1959.
– 1913 Tableau politique de la France de l’Ouest.
– 1949 Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIe République.
SIMMEL Georg. Né à Berlin en 1858 où il demeure jusqu’à 1914. Carrière uni-
versitaire médiocre mais, très tôt, grande notoriété. Il n’obtient une chaire
qu’à l’âge de 56 ans, à Strasbourg, à la veille de la Première Guerre mondiale.
Il y meurt le 26 septembre 1918.
– 1890 Sur la Différenciation sociale. Recherches sociales et psychologiques.
– 1892 Les Problèmes de la philosophie de l’histoire.
– 1900 La Philosophie de l’argent.
– 1908 Sociologie. Recherche sur les formes de socialisation.
TOCQUEVILLE Alexis (de). Né le 29 juillet 1805 à Verneuil, arrière-petit-fils par sa
mère de Malesherbes. Études de droit à Paris. Magistrat. Voyage aux États-
Unis en 1831-1832 et démissionne ensuite de la magistrature. Élu à l’Acadé-
mie des Sciences Morales et Politiques dès 1838. Député de la Manche de
1839 à 1851 dans la circonscription où se situe le château de sa famille. Minis-
tre des Affaires étrangères en 1849 pendant cinq mois. Meurt à Cannes le
16 avril 1859.
13
SOCIOLOGIE POLITIQUE
Orientation bibliographique
Classiques
ARON Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.
ARON Raymond, La sociologie allemande contemporaine (1935), Paris, PUF,
1981.
FREUND Julien, L’essence du politique (1965), 3e éd., Paris, Sirey, 1990.
GRAWITZ Madeleine, LECA Jean (Dir.), Traité de Science politique, Paris, PUF,
1985, 4 tomes.
NISBET Robert, La Tradition sociologique, Trad., (1984) rééd., Paris, PUF, 2011.
14
Bibliographie générale
Études contemporaines
ANSART Pierre, Les Sociologies contemporaines, 2e éd., Paris, Le Seuil, 1999.
BERTHELOT Jean-Michel (Dir.), La Sociologie française contemporaine, Paris,
PUF, 2000.
BOUDON Raymond, La Sociologie comme science, Paris, La Découverte, 2010.
BOUDON Raymond, BESNARD Philippe, CHERKAOUI Mohamed (Dir.), Dictionnaire
de la sociologie, 2e éd., Paris, Larousse, 2018.
BRÉCHON Pierre, Les Grands courants de la sociologie, Grenoble, PUG, 2000.
BRUHNS Hinnerk, DURAN Patrice (Dir.), Max Weber et le politique, Issy-les-
Moulineaux, LGDJ, 2009.
COLLIOT-THÉLÈNE Catherine, La Sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte,
2014.
CORCUFF Philippe, Théories sociologiques contemporaines. France, 1980-2020,
4e éd., Malakoff, A. Colin, 2019.
DELAS Jean-Pierre, MILLY Bruno, Histoire des pensées sociologiques, 4e éd., Paris,
A. Colin, 2015.
GOODIN Robert (Ed.), The Oxford Handbook of Political Science, Oxford, Oxford
University Press, 2009.
HERMET Guy, BADIE Bertrand, BIRNBAUM Pierre, BRAUD Philippe, Dictionnaire de
la science politique et des institutions politiques, Paris, A. Colin, 2015.
KAESLER Dirk, Max Weber. Sa vie, son œuvre, son influence, Trad., Paris, Fayard,
1996.
KALBERG Stephen, Les Valeurs, les idées, les intérêts. Introduction à la sociologie de
Max Weber, Paris, La Découverte, 2010.
KAUBE Jürgen, Max Weber. Une vie entre deux époques, Trad., Paris, Éd. MSH,
2016.
LAHIRE Bernard, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de
l’excuse », Paris, La Découverte, 2016.
LAHIRE Bernard, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, sociali-
sations, Paris, La Découverte, 2013.
LAHIRE Bernard, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil,
2012.
LAHIRE Bernard, À quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, rééd., 2010.
LAWSON Kay, The Human Polity. A Comparative Introduction to Political Science,
5e éd., Boston, Houghton Mifflin, 2003.
LEMIEUX Cyril, Pour les sciences sociales. 101 livres, Paris, EHESS, 2017.
MICHEL Johann, La Fabrique des sciences sociales. D’Auguste Comte à Michel
Foucault, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2018.
RAMEL Frédéric, Les Fondateurs oubliés. Durkheim, Simmel, Weber, Mauss et les
relations internationales, Paris, PUF, 2006.
RIUTORT Philippe, Les Classiques de la sociologie, Paris, PUF, 2020.
15
Introduction
1. La sociologie politique est un regard, un regard seulement parmi
d’autres possibles, sur l’objet politique. Le fait qu’il existe d’autres appro-
ches, parallèles voire concurrentes, est facile à mettre en évidence.
Parmi les principaux discours possibles sur l’objet politique, on retiendra
d’abord celui de l’acteur engagé. Militants, représentants, élus, dirigeants
mais aussi intellectuels impliqués dans des combats pour une grande
cause, élaborent des analyses qui ont toujours une ambition explicative.
À ce titre elles se situent sur un terrain semblable à celui de l’analyse
savante. Mais elles sont traversées par une logique fondatrice différente :
la justification de l’action. Cette dimension conduit à valoriser les faits et
les éléments d’appréciation qui ont, de leur point de vue, une utilité stra-
tégique. Ainsi la nécessité de ne pas affaiblir la cohésion du parti conduit-
elle à imposer un minimum de discipline dans l’expression. Il est inévi-
table de faire silence, délibérément ou inconsciemment, sur des faits sus-
ceptibles d’être excessivement démobilisateurs. Surtout peut-être, les exi-
gences du combat politique impliquent une recherche de causalité qui soit
productive de soutiens. Cela signifie imputer à son propre camp, autant
qu’il est plausible, la responsabilité d’événements positifs et rejeter sur le
camp adverse la responsabilité d’événements négatifs. Une approche qui
risque évidemment de faire perdre de vue la complexité réelle des rap-
ports de cause à effet. Cette logique qui gouverne les analyses du militant
ou du responsable politique a son utilité sociale ; elle ne saurait être
condamnée au nom d’une chimérique exigence d’intégrité intellectuelle
radicale. Simplement pour comprendre le discours de l’acteur engagé, et
pouvoir en peser les limites, il est important de savoir « d’où il parle ». Il
s’ensuit qu’il est problématique de demeurer un politiste rigoureux lors-
qu’on est en même temps un intellectuel mêlé aux combats de la vie poli-
tique.
Autre discours sur l’objet politique, celui du philosophe voire du prophète.
Sa logique fondatrice est dominée par l’accent placé sur la question des
valeurs. Alors que le politiste se demande trivialement comment ça fonc-
tionne, dans cette approche les questions centrales sont plutôt : qu’est-ce
qu’un bon gouvernement ? comment envisager un avenir collectif qui assure
la Solidarité, la Justice, le Bien commun, l’Intérêt général, etc. ? De Kant à
Ricœur ou à Rawls, mais aussi de Platon à Marx, le problème de l’Éthique
est au centre de leur appréhension du Politique même si parfois est recher-
chée la caution du prestige de la Science (Marx). L’éthique renvoie à des
choix de valeurs ; elle s’appuie sur des propositions qui ne sont pas nécessai-
rement démontrables1. Et même s’il existe dans nombre de philosophies poli-
tiques, un travail visant à identifier et promouvoir des valeurs universelles
1. Marc JOLY, La Révolution sociologique. De la naissance d’un régime de pensée scientifique à la crise de la
philosophie, Paris, La Découverte, 2019.
17
SOCIOLOGIE POLITIQUE
comme, aujourd’hui, les droits de l’Homme, la quête d’un absolu qui serait le
Bien politique reste toujours marquée par les caractéristiques culturelles de
son milieu d’origine (en l’espèce la civilisation occidentale).
Troisième discours sur l’objet politique, majeur aujourd’hui, celui des
médias. Par là on entend la manière dont les journalistes professionnels
sont conduits à rendre compte des événements politiques, à proposer des
interprétations, mais surtout à formuler des grilles de lectures et des systè-
mes de questions. Le discours médiatique met en avant l’exigence d’informer
(le citoyen) ; mais comme l’a très bien montré Jean Baudrillard, sa dyna-
mique interne est plutôt de communiquer pour communiquer, le but ultime
de la communication (éduquer le citoyen ? lui permettre de « choisir » ?) étant
devenu progressivement assez flou. La logique fondatrice du discours média-
tique est, de toute façon, dominée par la préoccupation de retenir l’attention
du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur. Sans une audience minimale,
le médium en effet disparaît. Dès lors, l’analyse et l’interprétation seront sou-
mises à l’exigence première d’être attractives, séduisantes, compréhensibles
par le public ciblé ; il en résulte des choix draconiens en ce qui concerne le
niveau d’approfondissement retenu et l’outillage conceptuel utilisable.
Cependant l’autorité sociale des journalistes professionnels repose, en der-
nière instance, sur leur crédibilité. D’où l’engagement en première ligne des
meilleurs d’entre eux contre les fake news qui visent à manipuler l’opinion
publique. Il existe aussi des passerelles entre le travail du journaliste et
celui du politiste ou de l’historien. À la fois parce que les données d’actualité
établies avec rigueur constituent un matériel indispensable au travail du
savant, et parce qu’il y a toujours eu des journalistes qui ont su produire des
travaux d’analyse en recourant à des méthodologies scientifiques.
Si le discours savant sur l’objet politique ne peut se prévaloir d’une légiti-
mité sociale supérieure, il a une utilité spécifique dans la Société. Sa logique
fondatrice en effet est celle de l’élucidation. On peut la comprendre de
manière scientiste, comme une ambitieuse tentative de dévoilement du
vrai. Mais la Vérité est-elle accessible ? Existe-t-il un vrai en soi, objectivable,
opposable radicalement à ce qui serait l’erreur ? En fait il n’est pas facile d’ap-
privoiser l’idée de renoncer à la conquête d’une Vérité globale et définitive
qui serait opposable à tous. Cela met en jeu trop fortement l’angoisse (que
génère l’incertitude) et la volonté de puissance (qui alimente le prosélytisme
savant). La réponse à la question du Vrai comme absolu se situe au niveau
d’une exploration des mécanismes psychologiques de défense, plutôt qu’à un
niveau d’intelligence proprement rationnel. Le travail d’élucidation doit donc
être conçu, de façon plus appropriée, à la fois comme une entreprise d’affine-
ment du regard qui permet de voir plus, grâce à la mise en place de techni-
ques d’investigation et de concepts rigoureux, et comme une réflexion cons-
tante sur les conditions de validité des résultats. C’est à ce double titre que la
production savante n’est pas réductible à une autre démarche sur l’objet
politique.
Ces exigences supposent une fidélité constante à une certaine éthique,
dont il est vain de vouloir démontrer la justesse objective. Probité et lucidité
scientifiques sont des paris au sens pascalien du terme. Elles peuvent sans
18
Introduction
2. Sur cette question centrale dans l’œuvre de Max Weber, Pierre BOURETZ, Les Promesses du monde. Philo-
sophie de Max Weber, Paris, Gallimard, 1996, avec une préface de Paul Ricœur.
3. Luc Boltanski a pris ses distances avec cette sociologie du dévoilement depuis son livre De la Justification
(1991). Plus récemment, Luc BOLTANSKI, De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard,
2009.
4. Philippe CORCUFF, « Sociologie et engagement. Nouvelles pistes épistémologiques », in Bernard LAHIRE, À
quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2002. Dans cet ouvrage Bernard Lahire s’intéresse, quant à lui,
surtout à ce à quoi « elle ne doit pas servir ».
19
SOCIOLOGIE POLITIQUE
5. Pierre FAVRE, Naissances de la science politique en France, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, p. 83 et s.
6. Bertrand de JOUVENEL, Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette, 1972, p. 510.
20
Introduction
politiques effectifs. Sans doute est-il juste de relever que certains ouvrages de
la tradition philosophique recèlent parfois des éléments d’analyse scientifique
au sens moderne. Chez Aristote par exemple, a fortiori chez Montesquieu, la
discussion purement spéculative n’exclut pas des développements fondés sur
une observation empirique rigoureuse. Mais ce qui nous intéresse ici c’est de
souligner les exigences propres à chaque logique intellectuelle7. L’éthique du
savant dans l’analyse politique requiert la suspension des préférences mora-
les ou idéologiques, à la fois parce qu’elles peuvent introduire des biais sup-
plémentaires dans l’analyse rigoureuse des faits, et parce qu’elles ne doivent
pas indûment mobiliser à leur profit l’autorité de la science. Réciproquement,
il est indispensable que la question de l’éthique en politique soit soulevée en
permanence et largement débattue ; mais dans la clarté, c’est-à-dire sur le ter-
rain des convictions authentiques et des croyances affichées comme telles.
En d’autres termes, science politique, strictement conçue, et philosophie poli-
tique sont deux modes d’approche à la fois nécessaires et parfaitement irré-
ductibles l’un à l’autre.
La conception dominante, aujourd’hui, s’inscrit dans une autre perspective
généalogique. Sans méconnaître l’importance d’influences plus anciennes,
Robert Nisbet situe entre 1830 et 1900 les années cruciales pour la formation
des sciences sociales. Outre Tocqueville et Marx, il cite Tönnies, Weber,
Durkheim et Simmel, « ces quatre hommes qui, de l’avis de tous, ont fait le
plus pour donner une forme systématique à la théorie sociologique
moderne »8. Leurs ouvrages selon lui ne doivent rien, ou presque, à la philo-
sophie des lumières, notamment à ses penchants pour un discours spéculatif
hypothético-déductif ; ils se nourrissent au contraire d’une forte ambition
d’examen empirique des réalités observables. Parmi les œuvres plus directe-
ment fondatrices de la perspective moderne, il faut citer d’abord celle
d’Émile Durkheim. Les Règles de la méthode sociologique, paru en 1895, déve-
loppe une vision déjà très aiguë des conditions auxquelles doit se plier l’inves-
tigation savante. Avec un petit nombre d’autres auteurs, il contribue de façon
définitive à jeter les bases du raisonnement scientifique en sciences sociales.
Mais ce qui frappe aussi, dans l’ensemble de ses ouvrages, c’est l’absence
d’une vision autonome de l’objet politique et, corrélativement, l’absorption
pure et simple d’une science politique, d’ailleurs jamais nommée, dans la
sociologie. Au contraire, Max Weber, dont la formation intellectuelle initiale
est plutôt marquée par le droit et l’économie, ne craint pas de placer les pro-
blèmes politiques au cœur de sa démarche scientifique, soit qu’il se préoc-
cupe de l’éthique du chercheur (Le Savant et le politique) soit qu’il développe
des analyses très élaborées sur des questions comme les modes de légitima-
tion du pouvoir ou la rationalité bureaucratique dans le fonctionnement des
États modernes. Plus que tout autre il aura contribué, par son legs de
7. Pour un développement de l’argumentaire, v. débat Ph. BRAUD/L. FERRY, « Science politique et philoso-
phie politique », in Pouvoirs 1983, no 26, p. 133 et s.
8. Robert NISBET, La Tradition sociologique, Trad., Paris, PUF, 1984, p. 10. À cette liste, Raymond ARON ajoute
PARETO. L’auteur du Traité de Sociologie générale (publié à Florence en 1916) aborde des problèmes théori-
ques très contemporains, mais avec un lexique qui ne s’est pas imposé et, de ce fait, paraît souvent obscur
in R. ARON, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 409 et s.
21
SOCIOLOGIE POLITIQUE
force. Tous ces emplois montrent que le terme renvoie à une activité spécia-
lisée de représentants ou de dirigeants d’une collectivité publique, et tout par-
ticulièrement, de l’État.
Comme substantif, le mot fonctionne au féminin aussi bien dans le lan-
gage courant que dans le langage savant. On peut passer en revue diverses
significations banales :
– la politique comme espace symbolique de compétition entre les candi-
dats à la représentation du Peuple (entrer en politique) ;
– la politique comme activité spécialisée (faire de la politique) ;
– la politique comme ligne de conduite, c’est-à-dire enchaînement de pri-
ses de positions et séquence cohérente d’actions et de comportements
(la politique gouvernementale) ;
– une politique (publique), par dérivation du sens précédent, désigne
cette activité délibérée appliquée à un objet particulier (la politique
de santé, du logement).
Au masculin, le substantif est d’usage plus restreint, demeurant surtout
l’apanage de la littérature savante. Le politique renvoie à ce champ social
dominé par des conflits d’intérêts régulés par un pouvoir lui-même monopo-
lisateur de la coercition légitime. Aucun problème de société, aucun événe-
ment conjoncturel n’est intrinsèquement politique ; mais tous peuvent le
devenir dès lors qu’ils sont portés dans le débat public comme revendication
à satisfaire ou comme question à traiter par les pouvoirs publics. Cette défini-
tion, qui s’inspire de l’analyse webérienne, permet d’introduire directement
la question de l’objet de la science politique.
Il n’est pas arbitraire de considérer qu’aucune vie sociale n’est possible
sans réponses apportées à trois exigences irréductibles. Tout d’abord, pro-
duire et distribuer des biens grâce auxquels seront satisfaits les besoins maté-
riels des individus ; la division du travail à ce niveau économique est un extra-
ordinaire ciment des solidarités collectives. En second lieu, mettre en place
des outils de communication qui permettent l’intercompréhension. On
entend par là aussi bien des langages que des croyances partagées et des sym-
boliques communes ; les individus y recherchent le sentiment de leur appar-
tenance collective (in-groups) par rapport ou par opposition à d’autres allé-
geances (out-groups). À côté de ces deux types d’exigences que Lévi-Strauss
appelait « l’échange des biens » et « l’échange des signes », il en existe un troi-
sième non moins décisif pour l’existence collective : c’est la maîtrise du pro-
blème de la contrainte. Comme l’a fortement souligné Hobbes, la violence de
tous contre tous est la négation même de la vie en société. La question poli-
tique centrale est donc la régulation de la coercition. Elle opère par margina-
lisation tendancielle de la violence physique et mise en place d’un ordre juri-
dique effectif. Il existe un système d’injonctions (donner, faire et, surtout
peut-être, ne pas faire) qui fait l’objet d’un travail politique permanent de légi-
timation, en même temps que son effectivité s’appuie, en dernière instance,
sur une tendance à la monopolisation de la coercition au profit de gouver-
nants. Dès lors, à côté de l’économie et de la sociologie, la science politique
23
SOCIOLOGIE POLITIQUE
voit se dégager un objet propre qui la constitue comme science sociale à part
entière.
Celle-ci peut être subdivisée commodément en quatre branches : théorie
politique incluant l’histoire des doctrines et mouvements d’idées ; relations
internationales ; science administrative et action publique ; sociologie poli-
tique. Sans exagérer la portée de ces distinctions, assez claires néanmoins
en pratique, on soulignera que le domaine propre de cette dernière est la
dynamique des rapports de forces politiques qui traversent la société globale,
étude envisagée à partir d’une observation des pratiques.
24
CHAPITRE 1
Les « fondamentaux »
de l’analyse politique
1. Jean-Marie DONÉGANI, Marc SADOUN, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007.
25