La Colonialité Du Genre

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Les cahiers du CEDREF


Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes

23 | 2019
Épistémologies féministes décoloniales

La colonialité du genre
María Lugones
T raduction de Javiera Coussieu-Reyes et Jules Falquet

p. 46-89
https://doi.org/10.4000/cedref.1196

No t es de la rédact io n
Lugones, Maria (2008). The Coloniality of Gender. Worlds & Knowledges Otherwise, 2
(Spring), 1-17. La version en espagnol est parue en Colombie sous le titre « Colonialidad y
Género », Tabula Rasa, n° 9, 73-101-juillet-décembre 2008. En cas d’ambiguïté dans le texte
anglais, on s’est référé au texte espagnol, toujours plus explicite —d’autant qu’en discussion
avec le traducteur de l’anglais vers l’espagnol Pedro di Pietro, María Lugones a ajouté certains
développements dans le début du texte espagnol (que nous n’avons pas inclus dans la présente
traduction) ainsi qu’un ensemble de notes d’éclaircissement, s’ajoutant aux notes de traducteur
de Pedro di Pietro (le texte en anglais ne comporte aucune note). Nous avons traduit les notes
les plus significatives pour le public francophone. Indiquées en chiffres romains, on les
trouvera à la fin du texte, tandis que nos propres notes de traduction se trouvent en bas de
page.

Texte intégral
1 Je m’intéresse à l’intersection de race, classe, genre et sexualité afin de comprendre
la préoccupante indifférence que les hommes —et surtout, ce qui est plus important
encore pour nos luttes, les hommes ayant été racisés comme inférieurs— manifestent à
l’égard des violences systématiques infligées aux femmes de couleur. Je veux
comprendre la construction de cette indifférence, de manière à la rendre
inéluctablement reconnaissable par ceux qui prétendent être impliqués dans des
luttes de libération. Cette indifférence est insidieuse, car elle place de considérables
obstacles sur la voie des luttes des femmes de couleur pour notre propre liberté,
notre intégrité et notre bien-être, ainsi que sur la voie des luttes pour l’intégrité
communale, qui leur sont liées1. Ces limites sont décisives pour les luttes communales
en vue de la libération, car la lutte des femmes de couleur constitue la colonne
vertébrale des luttes communales. Cette indifférence se retrouve aussi bien au niveau
de la vie quotidienne qu’à celui de la théorisation ­—de l’oppression comme de la
libération. L’indifférence, me semble-t-il, ne relève pas uniquement du la non-
perception de la violence en raison d’une compréhension qui sépare les catégories de
race, de genre, de classe sociale et de sexualité. C'est-à-dire, il ne semble pas s’agir
seulement d’un problème d'aveuglement épistémologique lié à la séparation
catégoriellei.
2 Les féministes de couleur [Women of Color feminists]ii ont bien montré ce qui
apparaît en termes de domination et d'exploitation violentes, dès lors que l’on centre
la perspective épistémologique sur l'intersection de ces catégoriesiii. Mais il semble
que cela n’ait pas suffi t à susciter chez ces hommes qui ont été eux-mêmes victimes de
domination et d'exploitation violentes, la moindre reconnaissance de leur complicité
ou collaboration avec la domination violente des femmes de couleur.iv En particulier,
la théorisation de la domination globale se poursuit comme s’il n’y avait aucune
nécessité de reconnaître et de résister à ce genre de trahisons ou de collaborations.
3 Dans le cadre du présent projet, je poursuis cette recherche en regroupant deux
cadres d'analyse que je n'ai pas suffi samment vus explorer conjointement. D’une part,
l’important travail qui a été mené sur le genre, la race et la colonisation, non pas
exclusivement mais de manière significative par les féministes du Tiers-Monde et de
Couleur, notamment des théoriciennes critiques de la race.v Ce travail a mis l'accent
sur le concept d'intersectionnalité et révélé l'exclusion historique et théorico-pratique
des femmes non blanches des luttes de libération menées au nom des « Femmes ».
L'autre cadre conceptuel est celui qu’Aníbal Quijano a introduit et qui se situe au
coeur de son travail : celui de la colonialité du pouvoir.vi Le rapprochement de ces
deux courants d’analyse me permet d’arriver à ce que j’appelle provisoirement « le
système de genre moderne/colonial ». Je pense qu’en termes généraux, cette
interprétation du genre est un présupposé de ces deux cadres théoriques, mais elle
n’est pas explicitement formulée, ou n’est pas exprimée dans la direction que j’estime
nécessaire pour dévoiler la portée et les conséquences de la complicité avec ce
système de genre. Je pense que mettre des mots sur et analyser ce système de genre
moderne/colonial, à la fois dans ses grandes lignes et dans toute sa concrétude
détaillée et incarnée, nous permettra de voir ce qui nous a été imposé. Cela nous
permettra également de voir le caractère foncièrement destructeur de ce système,
tant par sa durée que par sa profondeur. L’intention de ce texte est de rendre visible
le caractère instrumental [instrumentality] du système de genre moderne/colonial
dans notre assujettissement —aussi bien pour les femmes que pour les hommes de
couleur—, dans tous les domaines de l’existence. Mais ce projet a également pour
objectif de rendre visible l’importance de la rupture des liens de solidarité pratique.
Mon intention est de fournir une manière de comprendre, de lire, de percevoir notre
allégeance à ce système de genre. Nous devons nous mettre en situation de nous
appeler mutuellement à le rejeter, en même temps que nous transformons les rapports
communaux. Dans ce premier article, je présente le modèle d’Aníbal Quijano, que je
vais rendre plus complexe mais qui nous donne —dans sa logique des axes structurels
—une bonne base à partir de laquelle comprendre de l’intérieur les processus qui
permettent d’entrelacer la production de la « race » et celle du « genre ».2

La colonialité du pouvoir
4 Aníbal Quijano conçoit l'intersection de la race et du genre dans des termes
structurels généraux. Ainsi, pour comprendre cette intersection selon ses termes, il
faut comprendre son schéma du pouvoir capitaliste global, Eurocentré. La « race »vii
et le genre trouvent tous deux leur signification dans ce modèle-schéma. Selon
Quijano, tout pouvoir est structuré par des relations de domination, d'exploitation et
de conflit, entre des acteurs sociaux qui se disputent le contrôle de « quatre domaines
fondamentaux de l'existence humaine : le sexe, le travail, l'autorité collective et la
subjectivité/intersubjectivité, leurs ressources et leurs produits ». (Quijano, 2001-2002,
p. 1). La caractéristique du pouvoir capitaliste global, Eurocentré, est de s'organiser
autour de deux axes que Quijano appelle « la colonialité du pouvoir » et la
« modernité ». (Quijano, 2000 b, 342). Ces axes ordonnent les conflits pour le contrôle
de chaque domaine de l’existence, de sorte que la signification et les formes de
domination dans chaque domaine sont complètement imprégnées par la colonialité
du pouvoir et par la modernité. Ainsi, pour Quijano, les conflits/luttes portant sur le
contrôle de « l'accès sexuel [sexual access], ses ressources et ses produits » définissent
le domaine du sexe/genre et les conflits, à leur tour, peuvent se comprendre comme
étant organisés autour des axes de la colonialité et de la modernité.
5 Ceci constitue une conception trop étroite des constructions modernes/coloniales
oppressives du genre et de leur portée. Le prisme de Quijano présuppose également
des interprétations patriarcales et hétérosexuelles des conflits autour du contrôle du
sexe, de ses ressources et de ses produits. Quijano accepte l’interprétation globale,
capitaliste et Eurocentrée, de ce qui est censé relever du genre. Ces éléments du cadre
théorique servent à masquer les manières dont les femmes colonisées non-» blanches »
ont été assujetties et privées de leur pouvoir. On peut établir le caractère hétérosexuel
et patriarcal oppressif de ces arrangements, en dévoilant les présupposés du cadre
conceptuel. En effet, il n’est pas nécessaire que les relations sociales soient organisées
en termes de genre —pas même les relations sociales qui sont considérées comme
sexuelles. Et l’organisation sociale en termes de genre elle-même, n’a pas de raison
d’être nécessairement hétérosexuelle ou patriarcale. En fait, il n’y a aucune raison à
tout cela, et on peut s’en rendre compte si l’on se place d’un point de vue historique.
Comprendre les caractéristiques historiques de l’organisation du genre dans le
système de genre moderne/colonial —le dimorphisme biologique, l’organisation
patriarcale et hétérosexuelle des relations— est essentiel pour comprendre les
arrangements différentiels du genre selon les lignes de « race ». Le dimorphisme
biologique et le patriarcat hétérosexuel sont caractéristiques de ce que j’appelle le
côté « clair » de l’organisation du genre moderne/colonial. Le dimorphisme
biologique, la dichotomie homme/femme, l’hétérosexualisme3 et le patriarcat sont
inscrits en majuscules et de façon hégémonique dans la signification même du genre.
Quijano semble ne pas être conscient de son acceptation d’une telle conception
hégémonique du genre. Or si j’affi rme cela de l’approche de Quijano, c’est pour
mieux élargir et rendre plus complexe la conception de la colonialité du pouvoir,
que j’estime être au coeur de ce que j’appelle le « système de genre
moderne/colonial ».
6 La colonialité du pouvoir introduit la classification sociale universelle fondamentale
de la population de la planète selon l’idée de « race » (Quijano, 2001-2002, p. 1).
L’invention de la « race » est un tournant majeur qui repositionne les relations de
supériorité et d’infériorité établies par la domination. Elle reconceptualise l’humanité
et les rapports humains au travers d’une fiction, formulée en termes biologiques.
Quijano, c’est important, apporte une théorie historique de la classification sociale
visant à remplacer ce qu’il nomme « les théories Eurocentriques des classes sociales »
(Quijano, 2000 b, 367). Ce déplacement crée l’espace pour conceptualiser la colonialité
du pouvoir. Il crée un espace conceptuel pour placer au centre de la compréhension
du capitalisme global, la classification de la population mondiale en termes de
« races ». Il crée également l’espace conceptuel pour comprendre les conflits
historiques portant sur le contrôle du travail, du sexe, de l’autorité collective et de
l’intersubjectivité —tels qu’ils se développent au cours d’un processus de longue
durée—, plutôt que de comprendre chacun de ces éléments comme préexistants aux
rapports de pouvoir. Les éléments qui constituent le modèle de pouvoir capitaliste
global, Eurocentré, ne sont pas séparés les uns des autres et aucun d’entre eux n’est
antérieur aux processus qui en constituent les modèles [patterns]. De fait, la
présentation mythique de ces éléments comme métaphysiquement antérieurs, est un
aspect important du modèle cognitif du capitalisme global, Eurocentré.
7 En constituant cette classification sociale, la colonialité imprègne tous les aspects de
l’existence sociale et suscite l’émergence de nouvelles identités sociales et
géoculturelles (Quijano, 2000 b, 342). « Amérique » et « Europe » font partie des
nouvelles identités géoculturelles. « Européen », « Indien », « Africain » font partie des
identités « raciales ». Cette classification constitue la « plus profonde et durable
expression de la domination coloniale » (Quijano, 2001-2002, p. 1). Avec l’expansion du
colonialisme Européen, la classification fut imposée à la population de la planète.
Depuis lors, elle a imprégné tous les domaines de l’existence sociale et constitue la
forme la plus effi cace de domination matérielle et intersubjective. Ainsi, la
« colonialité » ne se réfère pas simplement à la classification « raciale ». Elle constitue
un phénomène englobant, puisqu’il s’agit d’un des axes du système de pouvoir et
qu’en tant que tel, elle imprègne tout contrôle de l’accès à la sexualité, à l’autorité
collective, au travail, à la subjectivité/intersubjectivité et à la production de
connaissance depuis l’intérieur de ces relations intersubjectives. Ou, pour l’exprimer
autrement, tout contrôle sur le sexe, la subjectivité, l’autorité et le travail s’articule
autour de cet axe. Telle que je comprends la logique de l’« axe structurel » selon
l’usage qu’en fait Quijano, l’élément qui sert d’axe devient constitutif de et se trouve
constitué par toutes les formes que les rapports de pouvoir prennent en ce qui
concerne le contrôle de ce domaine particulier de l’existence humaine. Enfin, Quijano
révèle également que, bien que la colonialité soit liée au colonialisme, les deux se
distinguent par le fait que le colonialisme n’implique pas nécessairement des rapports
de pouvoir racistes. La naissance de la colonialité et son extension profonde et
prolongée partout sur la planète sont étroitement liées au colonialisme (Quijano, 2000
b, 381).
8 Dans le modèle du pouvoir capitaliste global Eurocentré de Quijano, le
« capitalisme » se réfère à l’articulation de toutes les formes historiques connues « du
contrôle du travail ou de l’exploitation, esclavage, servage, petite production
marchande indépendante, travail salarié et troc sous l'hégémonie de la relation
capital-travail salarié » (2000 b, 349). En ce sens, la structure des conflits portant sur le
contrôle du travail est discontinue : toutes les relations de travail dans le cadre du
capitalisme global, Eurocentré ne relèvent pas du modèle du rapport capital/salaire,
bien qu'il s'agisse du modèle hégémonique. Il est important, pour commencer à
percevoir la portée de la colonialité du pouvoir, de noter que le travail salarié a été
réservé presque exclusivement aux Européens blancs. La division du travail est aussi
totalement « racialisée » qu’elle est géographiquement différenciée. Nous voyons ici
apparaître la colonialité du travail comme un entrecroisement4 total du travail et de la
« race ».
9 Pour Quijano, la « modernité », l'autre axe du capitalisme global Eurocentré, se
comprend comme « la fusion des expériences du colonialisme et de la colonialité avec
les nécessités du capitalisme, créant ainsi un univers spécifique de relations
intersubjectives de domination sous une hégémonie Eurocentrée » (Quijano, 2000 b,
343). Pour caractériser la modernité, Quijano se concentre sur la production d’une
façon d’accéder au savoir, qualifiée de rationnelle, émergeant de l’intérieur de cet
univers subjectif depuis le XVIIe siècle dans les principaux centres hégémoniques de
ce système mondial de pouvoir (Hollande et Angleterre). Cette façon d’accéder au
savoir est Eurocentrée. Par « Eurocentrisme », Quijano entend la perspective
cognitive non seulement des Européens, mais du monde Eurocentré, de ceux qui ont
été éduqués sous l'hégémonie du capitalisme mondial. « L'Eurocentrisme naturalise
l'expérience des gens au sein de ce modèle de pouvoir » (2000 b, 343).
10 Les nécessités cognitives du capitalisme, la naturalisation des identités et des
rapports de colonialité, ainsi que la répartition géoculturelle du pouvoir capitaliste
mondial, ont guidé la production de cette manière de connaître. Les nécessités
cognitives du capitalisme incluent « la mesure, la quantification, l'externalisation (ou
l'objectivation/réification) de ce qui est connaissable par rapport au sujet qui connaît,
afin de contrôler les rapports entre les personnes et la nature, et entre les personnes
elles-mêmes par rapport à la nature, en particulier par rapport à la propriété des
moyens production ». Cette façon d’accéder à la connaissance a été imposée à
l’ensemble du monde capitaliste comme la seule rationalité valable et comme
emblématique de la modernité.
11 L’Europe, centre capitaliste mondial ayant colonisé le reste du monde, a été
considérée, de façon mythologique, comme préexistante à ce modèle de pouvoir
capitaliste mondial, et donc comme l’étape la plus avancée sur la voie linéaire, à sens
unique et continue de l’espèce. U ne conception de l’humanité s’est consolidée, suivant
laquelle la population mondiale était différenciée en deux groupes : supérieur et
inférieur, rationnel et irrationnel, primitif et civilisé, traditionnel et moderne.
« Primitif » faisait référence à une époque antérieure dans l'histoire des espèces, en
termes de logique temporelle évolutive. L'Europe en arriva à être conçue de façon
mythique comme ayant préexisté au capitalisme colonial, global, et comme ayant
atteint un niveau très avancé sur une voie linéaire, continue et à sens unique. Ainsi, à
partir de ce point de départ mythique, d’autres habitants humains de la planète ont
été mythiquement conçus non pas comme dominés à travers une conquête, ni comme
inférieurs en termes de richesse ou de pouvoir politique, mais comme constituant un
stade antérieur de l’histoire de l’espèce, sur cette voie à sens unique. Tel est le sens de
la qualification comme « primitif » (Quijano, 2000 b, 343-4).
12 Nous pouvons alors voir la cohérence structurelle des éléments constituant le
capitalisme global, Eurocentré dans le modèle (schéma) de Quijano. La modernité et
la colonialité permettent une compréhension complexe de l'organisation du travail.
Elles nous permettent de voir le lien étroit qui existe entre la racialisation généralisée
de la division du travail et la production de connaissances. Le modèle permet
l'hétérogénéité et la discontinuité. Quijano soutient que cette structure n'est pas une
totalité fermée (Quijano, 2000b, 355).
13 Nous sommes à présent en mesure d’aborder la question de l’intersectionnalité de la
race et du genreviii dans les termes de Quijano. Je pense que la logique des « axes
structurels » fait à la fois plus et moins que l'intersectionnalité. L'intersectionnalité
révèle ce que l'on ne voit pas lorsque des catégories telles que le genre et la race sont
conceptualisées comme étant séparées l’une de l’autre. Le mouvement vers
l’intersection des catégories a été motivé par les diffi cultés rencontrées pour rendre
visibles celles qui sont dominées et victimisées dans les termes des deux catégories.
Bien que tout le monde dans la modernité capitaliste Eurocentrée soit classé à la fois
selon la race et le genre, tout le monde n’est pas dominé ni victimisé en fonction de ces
catégories. Crenshaw et d'autres féminismes issus de femmes de couleur ont soutenu
que les catégories ont été comprises comme homogènes et ont pris pour norme le-la
dominant-e du groupe, de sorte que « femmes » désigne les femmes bourgeoises
blanches, « hommes » désigne les hommes bourgeois blancs, « noir » désigne les
hommes hétérosexuels noirs, et ainsi de suite. Il devient alors clair sur le plan logique,
que la logique de la séparation catégorielle crée une distorsion dans la perception de
ce qui existe à l’intersection, comme par exemple la violence à l'égard des femmes de
couleur. Du fait de cette construction des catégories, l’intersection ne rend pas bien
compte des femmes de couleur. [A l’intersection entre « femme » et « noir », il y a une
absence là où devrait être la femme noire, précisément parce que ni « femme » ni
« noir » ne l’incluent. L’intersection nous montre un vide.]5 U ne fois que
l’intersectionnalité nous a indiqué ce qui manquait, nous nous trouvons devant la tâche
de re-conceptualiser la logique de l’« intersection » de façon à éviter la séparabilité
[des catégories données et la pensée catégorielle]6.ix Ce n’est que lorsque l’on perçoit
le genre et la race comme imbriqués ou fondus que l’on peut réellement voir les
femmes de couleur. Ce n'est que lorsque nous percevons le genre et la race comme
tramés ensemble ou fusionnés indissolublement que nous voyons réellement les
femmes de couleur.
14 La logique des axes structurels montre le genre comme constitué par, et constituant,
la colonialité du pouvoir. En ce sens, il n’y a pas de séparabilité possible du genre/race
dans le modèle de Quijano. Je pense que sa logique est juste. Mais l’axe de la colonialité
ne suffi t pas pour discerner tous les aspects du genre. Les aspects du genre qui sont
montrés dépendent de la façon dont le genre est conceptualisé, en fait, dans le modèle.
Dans le modèle (schéma) de Quijano, le genre semble être contenu dans l'organisation
de ce « domaine de base de l'existence » qu’il appelle « le sexe, ses ressources et ses
produits ». C'est-à-dire qu'il existe dans ce cadre théorique une description du genre
qui n'est pas elle-même soumise à un examen attentif, qui est trop étroite et sur-
biologisée, car elle présuppose le dimorphisme sexuel, l’hétérosexualité, la
distribution patriarcale du pouvoir et ainsi de suite.
15 Bien que je n'aie pas trouvé de caractérisation du genre dans ce que j'ai lu de son
travail, il me semble que Quijano sous-entend que la différence de genre est constituée
par les conflits portant sur le contrôle du sexe, de ses ressources et de ses produits. Les
différences sont façonnées à travers la façon dont ce contrôle est organisé. Le sexe,
selon sa compréhension, relève d’attributs biologiquesx qui ont été élaborés en tant
que catégories sociales. Quijano présente le sexe comme ayant une qualité biologique,
par contraste avec le phénotype, qui n'inclut pas d’attributs biologiques différentiels.
« La couleur de la peau, la forme des yeux et des cheveux, n’ont aucun rapport avec la
structure biologique » (Quijano, 2000b, 373). Le sexe, en revanche, semble être
considéré comme biologique pour Quijano, sans que cela ne pose de problème. Il
caractérise la « colonialité des relations de genre »xi, c'est-à-dire la mise en ordre des
rapports de genre autour de l'axe de la colonialité du pouvoir, comme suit :

1. Dans l'ensemble du monde colonial, les normes et les schémas formels-idéaux


de comportement sexuel des genres et par conséquent, les schémas
d'organisation familiale des « Européens » furent directement fondés sur la
classification « raciale » : la liberté sexuelle des hommes et la fidélité des femmes
étaient, dans l'ensemble du monde Eurocentré, les pendants du « libre » accès
—c'est-à-dire, non payé, à différence de la prostitution— des hommes « blancs »
aux femmes « noires » et aux « indiennes [indias]7 » en Amérique, aux femmes
« noires » en Afrique et d'autres « couleurs » dans le reste du monde assujetti.
[(1) En todo el mundo colonial, las normas y los patrones formal-ideales de
comportamiento sexual de los géneros y en consecuencia los patrones de
organización familiar de los « europeos » fueron directamente fundados en la
clasificación « racial » : la libertad sexual de los varones y la fidelidad de las
mujeres fue, en todo el mundo eurocentrado, la contrapartida del « libre » —
esto es, no pagado como en la prostitución, más antigua en la historia— acceso
sexual de los varones « blancos » a las mujeres « negras » e « indias », en
América, « negras » en el África, y de los otros « colores » en el resto del mundo
sometido.]8
2. En Europe, au contraire, c’est la prostitution des femmes qui était le pendant
du modèle familial bourgeois.
[(2) En Europa, en cambio, fue la prostitución de las mujeres la contrapartida
del patrón de familia burguesa.]
3. L’unité et l’intégration familiales, imposées comme les axes du modèle de la
famille bourgeoise dans le monde Eurocentré, étaient le pendant de la
désintégration continue des unités parent-enfants parmi les « races » « non
blanches », dont les membres étaient détenus et distribués en tant que
possessions, non seulement comme marchandises mais comme « animaux ».
C’était particulièrement le cas chez les esclaves « noirs », car cette forme de
domination sur eux fut plus explicite, plus immédiate et plus prolongée.
[(3) La unidad e integración familiar, impuestas como ejes del patrón de familia
burguesa del mundo eurocentrado, fue la contrapartida de la continuada
desintegración de las unidades de parentesco padres-hijos en las « razas »
no-» blancas », apropiables y distribuibles no sólo como mercancías, sino
directamente como « animales ». En particular, entre los esclavos « negros », ya
que sobre ellos esa forma de dominación fue más explícita, inmediata y
prolongada.]
4. L'hypocrisie sous-jacente caractéristique des normes et des valeurs formelles-
idéales de la famille bourgeoise ne sont, dès lors, plus étrangères à la colonialité
du pouvoir.
[(4) La característica hipocresía subyacente a las normas y valores formal-
ideales de la familia burguesa, no es, desde entonces, ajena a la colonialidad del
poder.]

16 Comme nous le voyons dans cette citation complexe et importante, le cadre


théorique de Quijano restreint le genre à l'organisation du sexe, de ses ressources et
de ses produits, et il semble présumer de qui contrôle l'accès et qui devient constitué
en tant que « ressources ». Quijano paraît tenir pour acquis que les conflits sur le
contrôle du sexe sont des conflits entre hommes, autour du contrôle exercé par les
hommes sur les ressources, qui sont supposées être des femmes. Les hommes ne
semblent pas être compris comme les « ressources » des relations sexuelles. Les
femmes ne sont pas pensées comme se disputant le contrôle de l'accès sexuel. Les
différences sont pensées selon les termes dans lesquels la société lit la biologie de la
reproduction.

Intersexualité
17 Dans « Definitional Dilemmas », Julie Greenberg (2002) nous dit que les institutions
juridiques ont le pouvoir d'assigner des individus à une catégorie raciale ou sexuelle
particulière.xii

« On présume encore que le sexe est binaire et facile à déterminer par une
analyse de facteurs biologiques. Malgré des études anthropologiques et
médicales affirmant le contraire, la société présuppose un paradigme sexuel
binaire sans ambiguïté dans lequel tous les individus peuvent être classés
nettement en tant que mâles ou femelles. » (112).xiii

18 Elle fait valoir que, tout au long de l’histoire des États-U nis, la loi n’a pas reconnu les
personnes intersexuées, en dépit du fait que 1 à 4 % de la population mondiale soit
intersexuée, c’est-à-dire qu’elle n’entre pas dans des catégories de sexe non
équivoques.
« Ils ont des indicateurs biologiques traditionnellement associés aux mâles et des
indicateurs biologiques traditionnellement associés aux femelles (c’est moi qui
souligne). La manière dont la loi définit les termes mâle, femelle et sexe aura un
impact profond sur ces personnes. » (112)

19 Les assignations révèlent que ce qui est compris comme étant le sexe biologique, est
socialement construit. À la fin du dix-neuvième siècle et jusqu’à la Première Guerre
mondiale, la fonction reproductive était considérée comme la caractéristique
essentielle d’une femme. La présence ou l'absence d'ovaires était le critère ultime du
sexe (113). Toutefois, un grand nombre de facteurs peuvent entrer en ligne de compte
pour « établir le sexe ‘offi ciel’ de quelqu’un : les chromosomes, les gonades, la
morphologie externe, la morphologie interne, les schémas hormonaux, le phénotype,
le sexe attribué, le sexe auto-identifié. » (112). À l'heure actuelle, les chromosomes et les
organes génitaux entrent dans le processus d’assignation, mais d'une façon qui révèle
que la biologie est largement interprétée et elle-même construite chirurgicalement.

« Les bébés XY dont le pénis est « inadéquat » doivent être transformés en filles
car la société est convaincue que l’essence de la virilité réside dans la capacité à
pénétrer un vagin et à uriner debout. Les bébés XX avec un pénis « adéquat »
sont assignés au sexe femelle car la société et de nombreux membres du monde
médical croient que la féminité est essentiellement la capacité d'avoir des
enfants plutôt que la capacité d'avoir des relations sexuelles satisfaisantes. »
(114)

20 Les individus intersexués sont fréquemment rendus mâles ou femelles par voie
chirurgicale et hormonale. Ces facteurs sont pris en compte dans les affaires
judiciaires impliquant le droit de modifier la désignation du sexe sur les documents
offi ciels, la capacité de porter plainte pour discrimination fondée sur le sexe dans
l'emploi ou le droit de se marier (115). Greenberg fait état de la complexité et de la
variété des décisions en matière d’assignation sexuelle pour chaque cas. La loi ne
reconnaît pas de statut intersexuel. Bien que la loi autorise l’auto-identification de son
sexe dans certains documents, « dans la plupart des cas, les institutions juridiques
continuent de fonder l’assignation du sexe sur les hypothèses traditionnelles selon
lesquelles le sexe est binaire et peut être facilement déterminé en analysant des
facteurs biologiques » (119).
21 Le travail de Julie Greenberg me permet de souligner une assomption importante
dans le modèle proposé par Quijano. Ceci est important parce que le dimorphisme
sexuel est une caractéristique majeure de ce que j'appelle « le côté clair » du système
de genre moderne/colonial. Ceux qui étaient du « côté obscur » n'étaient pas
nécessairement compris comme dimorphiques. Les peurs sexuelles des
colonisateursxiv les ont amenés à imaginer les peuples autochtones des Amériques
comme des hermaphrodites ou des intersexués, avec d’énormes pénis et des seins
débordant de lait. Mais comme le montrent clairement Allen et d’autres, les individus
intersexués étaient reconnus dans de nombreuses sociétés tribales avant la
colonisation, sans être assimilés à la binarité sexuelle. Il est important de considérer les
changements que la colonisation a amenés afin de comprendre la portée de
l'organisation du sexe et du genre sous le colonialisme et dans le capitalisme mondial
Eurocentré. Si ce dernier n'a reconnu le dimorphisme sexuel que chez les hommes et
les femmes blanc-he-s bourgeois-es, il ne s'ensuit certainement pas que la division
sexuelle repose sur la biologie. Les corrections cosmétiques et substantielles apportées
à la biologie montrent très clairement que le « genre » est antérieur aux traits
« biologiques » et leur donne leur signification. La naturalisation des différences
sexuelles est un autre produit de l'usage moderne de la science, que Quijano pointe
pour le cas de la « race ». Il est important d’observer que toutes les traditions ne
corrigent pas, ni ne normalisent, les personnes intersexuées. Ainsi, de même que pour
d'autres caractéristiques présupposées, il convient de s'interroger sur la manière dont
le dimorphisme sexuel a servi et sert la domination/exploitation capitaliste globale
Eurocentrée.

Quand l'égalitarianisme prend une forme non


genrée ou gynocentrique
22 Au moment où le capitalisme mondial Eurocentré se constitua par la colonisation,
des différentiels de genre furent introduits là où il n'y en avait pas. Oyéronké
Oyewùmí nous montre que le système sexuel oppressif qui fut imposé à la société
Yoruba fit bien plus que transformer l’organisation de la reproduction. Son
argument nous montre que la portée du système de genre imposé par le colonialisme
englobe la subordination des femelles dans tous les aspects de la vie. Ainsi, la
compréhension de Quijano de l’ampleur de la fabrication du genre dans le
capitalisme mondial, Eurocentré, est beaucoup trop étroite. Paula Gunn Allen affi rme
que de nombreuses tribus amérindiennes [Native American] étaient matriarcales,
reconnaissaient plus de deux genres, une possibilité de « troisième » genre et
l'homosexualité de manière positive et comprenaient le genre en termes égalitaires
plutôt que dans ceux de la subordination que le capitalisme Eurocentré leur imposa.
Elle nous permet de voir que la portée des différentiels de genre était beaucoup plus
globale et qu'ils ne reposaient pas sur la biologie. Gunn Allen nous fait également
toucher du doigt une construction du savoir et une approche de la « réalité »
gynocentriques, qui vont contre la production des savoirs de la modernité. Ce faisant,
elle nous indique la voie d’une reconnaissance de la construction genrée de la
connaissance dans la modernité —un autre aspect de la portée du « genre » caché par
la description que fait Quijano des processus constitutifs de la colonialité du genre.

L'égalitarianisme non-genré
23 Oyéronké Oyewùmí, dans son ouvrage The Invention of Women, questionne la
validité du patriarcat en tant que catégorie transculturelle (20). Elle le fait, non pas en
contrastant patriarcat et matriarcat, mais en affi rmant que « le genre n'était pas un
principe organisateur dans la société Yoruba avant la colonisation par l'Occident »
(31). Aucun système de genre n'était en place. En fait, elle nous dit que le genre est
devenu « important dans les études Yoruba, non pas comme un artefact de la vie
Yoruba, mais parce que la vie Yoruba, passée et présente, a été traduite en anglais
pour correspondre au modèle Occidental corps-raison » (30). L’assomption selon
laquelle la société Yoruba incluait le genre comme principe d’organisation est un
autre cas « de dominance occidentale dans la documentation et l’interprétation du
monde, facilitée par la dominance matérielle globale de l’Occident (32). Elle nous dit
que « les chercheurs trouvent toujours le genre quand ils le cherchent. » (31).

« La glose habituelle à propos des catégories Yoruba obinrin et okunrin en


« femelle/femme » et « mâle/homme », respectivement, est une erreur de
traduction. Ces catégories ne sont ni opposées de façon binaire ni
hiérarchiques » (32-33)

24 Les préfixes obin et okun spécifient une variété d'anatomie. Oyewùmí traduit les
préfixes en se référant au mâle anatomique et à la femelle anatomique, abrégés en
anamâle et anafemelle. Il est important de noter qu'elle n’entend pas ces catégories
comme opposées de manière binaire.
25 Oyewùmí comprend le genre introduit par l'Occident comme un outil de
domination qui désigne deux catégories sociales opposées et hiérarchisées. Femmes
(le terme du genre) n’est pas défini par la biologie, bien que le terme soit assigné aux
anafemelles. Les femmes sont définies par rapport aux hommes, la norme. Les femmes
sont celles qui n'ont pas de pénis ; celles qui n'ont pas le pouvoir ; celles qui ne peuvent
pas participer dans l'arène publique (34). Rien de tout cela n’était vrai pour les
anafemelles Yoruba avant la colonisation.

« L'imposition du système étatique Européen, avec sa machinerie légale et


bureaucratique, est l'héritage le plus durable de la loi coloniale Européenne en
Afrique. L'une des traditions exportées en Afrique au cours de cette période fut
l'exclusion des femmes de la sphère publique coloniale nouvellement créée ... »
(123).

« Le processus même par lequel les femelles ont été catégorisées et réduites à
« femmes » les a rendues inéligibles pour les rôles de direction. … L'émergence
des femmes en tant que catégorie identifiable, définies par leur anatomie et
subordonnées aux hommes dans toutes les situations, fut en partie un résultat de
l'imposition d'un État colonial patriarcal. Pour les femelles, la colonisation fut
un double processus d'infériorisation raciale et de subordination de genre. La
création de la catégorie « femmes » fut une des toutes premières réalisations de
l’État colonial. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait été impensable pour le
gouvernement colonial de reconnaître les femmes dirigeantes parmi les peuples
qu’il colonisait, comme les Yorùbá. (124). La transformation du pouvoir d'État
en pouvoir de genre masculin fut accomplie notamment par l'exclusion des
femelles des structures étatiques. Cela contrastait fortement avec l'organisation
de l'État Yorùbá, dans laquelle le pouvoir n'était pas déterminé par le genre. »
(125).

26 Oyewùmí identifie deux processus cruciaux dans la colonisation : l'imposition de


races avec l’infériorisation concomitante des Africains, et l'infériorisation des
anafemelles. L’infériorisation des anafemelles fut très étendue, allant de l’exclusion des
rôles dirigeants à la perte de la propriété des terres, en passant par d’autres domaines
économiques importants. Oyewùmí note que l’introduction du système de genre
Occidental a été acceptée par les hommes Yoruba, qui se donc associés à
l’infériorisation des anafemelles. Ainsi, lorsque nous pensons à l'indifférence des
hommes non blancs face aux violences exercées contre des femmes non blanches,
nous pouvons commencer à avoir une idée de la collaboration entre les anamâles et
les coloniaux Occidentaux à l'encontre des anafemelles. Oyewùmí indique clairement
qu’hommes et femmes ont résisté aux changements culturels à différents niveaux, car

« En Occident, le défi du féminisme est de savoir comment passer de la


catégorie « femme » saturée par le genre à la plénitude d'une humanité non
sexuée. Pour les obinrin Yoruba, le défi est évidemment différent, car à certains
niveaux de la société et dans certaines sphères, la notion d’« humanité non
sexuée » n’est ni un rêve auquel aspirer, ni un souvenir à concrétiser. Elle existe,
bien qu’en concaténation avec la réalité des sexes séparés et hiérarchisés
imposée pendant la période coloniale. » (156).

27 Nous pouvons alors voir que la portée de la colonialité du genre est beaucoup trop
étroite. Quijano prend pour donnés, lorsqu’il définit la portée du genre, la plupart
des termes du côté « clair » du système de genre moderne/colonial hégémonique. Je
suis sortie de la colonialité du genre afin de pouvoir penser ce qu'elle cache ou ne
permet pas de prendre en considération : l’étendue même du système de genre du
capitalisme mondial Eurocentré. Par conséquent, bien que je pense que la colonialité
du genre telle que la décrit Quijano de manière précise, nous montre des aspects très
importants de l'intersection de la « race » et du « genre », elle poursuit plutôt qu’elle
ne révèle l'effacement des femmes colonisées de la plupart des domaines de la vie
sociale. Elle facilite plutôt qu’elle n’interrompt la réduction produite par la
domination de genre. Le rejet par Oyewùmí de la perspective de genre pour
caractériser l’infériorisation des anafemelles dans la colonisation moderne montre
clairement l’ampleur et la portée de cette infériorisation. Sa compréhension du genre
comme construction capitaliste, coloniale, Eurocentrée, est bien plus globale que celle
de Quijano. Elle nous permet de voir l'infériorisation économique, politique,
cognitive ainsi que l'infériorisation des anafemelles en ce qui concerne le contrôle de
la reproduction.

L'égalitarianisme gynocratique
28 Attribuer à ce grand être la position de « déesse de la fertilité » est extrêmement
humiliant : cela banalise les tribus et banalise le pouvoir de la femme. (Gunn Allen,
1986, p. 14)
29 En caractérisant de nombreuses tribus amérindiennes [Native American] comme
étant gynocratiques, Paula Gunn Allen insiste sur le rôle central du spirituel dans tous
les aspects de la vie indienne et donc sur une intersubjectivité très différente de celle
de la colonialité du savoir dans la modernité, à partir de laquelle la connaissance est
produite. De nombreuses tribus amérindiennes [American Indian] « pensaient que la
principale puissance dans l'univers était féminine et cette compréhension était
centrale pour toutes les activités tribales » (26). La vieille femme-araignée, la femme-
maïs, la femme-serpent, la femme-pensée sont quelques-uns des noms de puissantes
créatrices. Pour les tribus gynocratiques, la femme est au centre et « rien n'est sacré
sans sa bénédiction, sa pensée. » (13).
30 Remplacer cette pluralité spirituelle gynocratique par un être suprême masculin,
comme le faisait le christianisme, était crucial pour soumettre les tribus. Allen suggère
que faire passer les tribus indiennes d'égalitaristes et gynocratiques à hiérarchiques et
patriarcales « exige la réalisation de quatre objectifs :

1. « La primauté du féminin en tant que créateur est déplacée et remplacée par


des créateurs de genre masculin (le plus souvent génériques). » (41)
2. « Les institutions de gouvernement tribales et les philosophies qui en sont le
fondement sont détruites, comme ce fut le cas chez les Iroquois et les
Cherokee. » (41)
3. Les personnes « sont chassées de leurs terres, privées de leurs moyens
économiques et contraintes de restreindre ou de mettre fin complètement aux
objectifs dont dépendent leur système rituel, leur philosophie et leur
subsistance. A présent tributaires des institutions blanches pour leur survie, les
systèmes tribaux peuvent diffi cilement se permettre une gynocratie lorsque le
patriarcat —c'est-à-dire la survie— requiert la dominance masculine. » (42)
4. La structure du clan « doit en fait être remplacée dans les faits, si ce n’est en
théorie, par la famille nucléaire. Par ce stratagème, les femmes chefs de clan
sont remplacées par des offi ciels masculins élus et le réseau psychique qui était
formé et maintenu par la nature d'une organisation gynocentrique non-
autoritaire fondée sur le respect de la diversité des dieux et des peuples est
totalement détruit. » (42)

31 Ainsi, pour Allen, l'infériorisation des Indiennes est étroitement liée à la domination
et à la transformation de la vie tribale. La destruction des gynocraties est cruciale
pour « la décimation des populations par la famine, la maladie et la perturbation de
toutes les structures sociales, spirituelles et économiques ... » (42). Le programme de
dégynocratisation requiert un impressionnant « contrôle de l’image et de
l'information ». Ainsi,

« la refonte de versions tribales archaïques de l'histoire, des coutumes, des


institutions et des traditions orales accroît la probabilité que les versions
révisionnistes patriarcales de la vie tribale, faussées ou simplement inventées
par des non-Indiens patriarcaux et des Indiens patriarcaux, soient intégrées
aux traditions spirituelles et populaires des tribus. » (42)

32 Parmi les caractéristiques de la société indienne visées par la destruction, figuraient


la structure sociale complémentaire-double ; la conception du genre ; la distribution
économique qui suivait souvent le système de la réciprocité. Les deux aspects de la
structure sociale complémentaire comprenaient un chef interne femelle et un chef
externe mâle. Le chef interne présidait la bande, le village ou la tribu, maintenait
l'harmonie et administrait les affaires domestiques. Le chef rouge, mâle, présidait aux
médiations entre la tribu et l’extérieur. (18) Le genre n'était pas compris
principalement en termes biologiques. La plupart des individus prenaient place dans
les rôles tribaux de genre « sur la base de leur tendance, de leur inclination et de leur
tempérament. Les Yuma avaient une tradition d’attribution du genre basée sur les
rêves ; une femelle qui rêvait d’armes devenait un homme dans tous les domaines
pratiques. » (196)
33 Comme Oyewùmí, Gunn Allen s’intéresse à la collaboration entre certains hommes
Indiens et certains Blancs pour saper le pouvoir des femmes. Il est important que nous
réfléchissions à ces collaborations en nous rappellant l'indifférence face aux luttes des
femmes dans les communautés racialisées contre de multiples formes de violence à
leur égard et contre les communautés. Le colonisateur blanc a construit une force
puissante à l’intérieur des communautés en cooptant les hommes colonisés dans des
rôles patriarcaux. Gunn Allen détaille les transformations des gynocraties Iroquoise et
Cherokee et le rôle des hommes indiens dans le passage au patriarcat. Les
Britanniques ont emmené des hommes Cherokee en Angleterre et leur ont donné une
éducation à la mode anglaise. Ces hommes ont joué un rôle à l'époque de la loi sur la
déportation des Indiens.

« Dans une tentative d'éviter la déportation, les Cherokee du début du XIXe siècle,
sous la direction d'hommes comme Elias Boudinot, le Major Ridge et John Ross,
ont rédigé une constitution qui privait les femmes et les Noirs de leurs droits.
Conçu sur le modèle de la Constitution des États-Unis, dont ils tentaient de
gagner les faveurs, et conjointement avec des chrétiens sympathisants de la
cause Cherokee, la nouvelle constitution Cherokee a relégué les femmes au rang
de biens meubles. » (37)

34 Les femmes Cherokee avaient le pouvoir de faire la guerre, de décider du sort des
captifs, de parler au conseil des hommes, elles avaient le droit d'intervenir dans les
décisions et politiques publiques, le droit de choisir avec qui et si elles devaient se
marier, le droit de porter les armes. Le Conseil des Femmes était puissant sur le plan
politique et spirituel (36-37). Les femmes Cherokee perdirent tous ces pouvoirs et ces
droits, quand les Cherokee furent déportés et les arrangements patriarcaux
introduits. Les Iroquois passèrent d'un peuple matricentré et fondé sur les droits des
mères, politiquement organisé sous l'autorité des Matrones, à une société patriarcale
lorsque les Iroquois devinrent un peuple assujetti. Cet exploit fut accompli avec la
collaboration de Handsome Lake et de ses partisans. (33)
35 Selon Allen, beaucoup de tribus étaient gynocratiques, parmi lesquelles les
Susquehanna, les Hurons, les Iroquois, les Cherokee, les Pueblo, les Navajo, les
Narragansett, les Algonquin de la côte, les Montagnais. Elle nous dit également que
parmi les quatre-vingt-huit tribus qui reconnaissaient l'homosexualité, celles qui
reconnaissaient les homosexuels en termes positifs comprenaient les Apache, les
Navajo, les Winnebago, les Cheyenne, les Pima, les Crow, les Shoshoni, les Paiute, les
Osage, les Acoma, les Zuñi, les Sioux, Les Choctaw, les Creek, les Seminole, les Illinois,
les Mohave, les Shasta, les Aleut, les Sac et les Fox, les Iowa, les Kansas, les Yuma, les
Aztèque, les Tlingit, les Maya, les Naskapi, les Ponca, les Maricopa, les Lamath, les
Quinault, les Yuki, les Chilula et les Kamia. Vingt de ces tribus faisaient des références
spécifiques au lesbianismexv.
36 Michael J. Horswell (2003) commente utilement l'utilisation de l'expression
« troisième genre ». Il dit que le troisième genre ne signifie pas qu'il y ait trois genres.
C'est plutôt une façon de rompre avec la bipolarité du sexe et du genre. Le ‘tiers’ est
emblématique d'autres combinaisons possibles que celles issues du dimorphique. Le
terme « berdache » est parfois utilisé pour désigner le « troisième genre ». Horswell
nous dit que les berdaches mâles ont été documentés dans près de cent cinquante
sociétés nord-américaines et les berdaches femelles dans au moins la moitié de ces cent
cinquante groupes (27). Il fait également remarquer que la sodomie, y compris la
sodomie rituelle, a été enregistrée dans les sociétés andines et dans de nombreuses
autres sociétés autochtones des Amériques (27). Les Nahua et les Maya réservaient
également un rôle à la sodomie ritualisée (Sigal, 104). Il est intéressant de noter que
Sigal (2003) nous dit que les Espagnols considéraient la sodomie comme un péché,
mais que la loi espagnole condamnait le partenaire actif de la sodomie à une sanction
pénale, pas le passif. Dans la culture populaire espagnole, la sodomie fut racialisée en
liant la pratique aux Maures et à mesure que le partenaire passif commençait à être
condamné, car considéré comme équivalent à un Maure. Les soldats espagnols étaient
perçus comme des partenaires actifs et les Maures, passifs. (102-104)
37 Le travail d'Allen nous permet non seulement de voir à quel point la conception du
genre de Quijano est étroite en termes d'organisation de l'économie et de l'autorité
collective, mais combien la production de connaissances, la conception même de la
réalité à tous les niveaux, est genrée. Allen permet aussi la remise en question de la
biologie dans la construction des différences de genre et introduit l’importante
question des rôles de genre choisis et rêvés. Surtout, Allen nous montre également que
l’hétérosexualité caractéristique de la construction moderne/coloniale des relations
de genre est produite, construite de façon mythique. Mais l’hétérosexualité n’est pas
seulement biologisée de manière fictive, elle est également obligatoire et imprègne
l’ensemble de la colonialité du genre, dans le sens renouvelé, plus vaste, que nous lui
avons donné. En ce sens, le capitalisme global Eurocentré est hétérosexualiste9. Je
pense qu’il est important de voir, alors que nous comprenons la profondeur et la
force de la violence de la production des aspects « clairs » et « obscurs » du système
de genre moderne/colonial, que cette hétérosexualité a été systématiquement
perverse, violente, dégradante, faisant des personnes des animaux et faisant des
femmes blanches des reproductrices de « la race » et de « la classe ». Les travaux de
Horswell et Sigal complètent ceux d'Allen, en particulier pour comprendre la
présence de la sodomie et de l'homosexualité masculine dans les communautés
d’Amérique coloniale et précoloniale.

Le système de genre moderne/colonial


38 Comprendre la place du genre dans les sociétés précoloniales est essentiel pour
saisir la nature et l’ampleur des changements dans la structure sociale imposés par les
processus constitutifs du capitalisme moderne/colonial Eurocentré. Ces changements
furent introduits par des processus lents, discontinus et hétérogènes qui
infériorisèrent violemment les femmes colonisées. Le système de genre mis en place
était largement façonné par la colonialité du pouvoir. Comprendre la place du genre
dans les sociétés précoloniales est également essentiel pour mesurer l'étendue et
l'importance du système du genre dans la désintégration des relations communales,
des relations égalitaires, de la pensée rituelle, de la prise de décision collective, de
l'autorité collective et des économies. Et ainsi, comprendre à quel point l’imposition
de ce système de genre était aussi constitutive de la colonialité du pouvoir, que la
colonialité du pouvoir le constituait. La logique de la relation entre les deux est celle
d’une constitution mutuelle.xvi Mais il devrait être clair maintenant que le système de
genre colonial, moderne, ne peut exister sans la colonialité du pouvoir, car classer la
population en termes de race est une de ses conditions nécessaires de possibilité.
39 Pour saisir la portée du système de genre du capitalisme global Eurocentré, il faut
comprendre à quel point le processus même de réduction du concept de genre au
contrôle du sexe, de ses ressources et de ses produits constitue une domination de
genre. Pour comprendre cette réduction et l’entrelacement mutuel entre la
racialisation et le processus de genrisation [gendering], il est important de se
demander si les arrangements sociaux antérieurs à la colonisation concernant les
« sexes » leur donnaient un sens différentiel dans tous les domaines de l'existence. Cela
nous permet de voir si le contrôle sur le travail, la subjectivité/intersubjectivité,
l’autorité collective, le sexe —les « domaines d’existence » de Quijano— étaient eux-
mêmes genrés. En tenant compte de la colonialité du pouvoir, je pense que nous
pouvons également dire que le fait d'avoir un « côté obscur » et un « côté clair »
caractérise la co-construction de la colonialité du pouvoir et du système de genre
moderne/colonial. Pour comprendre la portée, la profondeur et les caractéristiques
du système de genre moderne/colonial, il est essentiel de considérer de manière
critique à la fois le dimorphisme biologique et la position selon laquelle le genre
construit socialement le sexe biologique. On sent bien que la réduction du genre au
domaine privé, au contrôle sur le sexe, ses ressources et ses produits est une question
d’idéologie, de production cognitive de la modernité qui comprenait la race comme
genrée et le genre comme racisé de manière particulièrement différentielle pour les
Européens/» Blancs » et les peuples colonisés/» Non blancs ». La race n'est pas plus
mythique ni plus fictive que le genre : les deux sont de puissantes fictions.
40 Au cours du développement des féminismes du XXe siècle, le lien entre le genre, la
classe et l’hétérosexualité conçue comme racialisée n’a pas été explicité. Ce féminisme
fondait sa lutte et ses façons de produire connaissance et théorie, sur l’opposition à une
caractérisation de la femme comme être fragile, faible de corps et d'esprit, isolée dans
la sphère privée et sexuellement passive. Mais cela n'a pas amené à prendre
conscience que ces caractéristiques ne construisaient que la féminité bourgeoise
blanche. En effet, en partant de cette caractérisation, les féministes bourgeoises
blanches théorisèrent la féminité blanche comme si toutes les femmes étaient blanches.
41 Dans l’histoire de ce féminisme, seules les femmes bourgeoises blanches ont
vraiment compté comme femmes, au sens Occidental. Les femelles exclues de cette
description n'étaient pas simplement leurs subordonnées. Elles étaient également
considérées comme des animaux, dans un sens allant au-delà de l'identification des
femmes blanches à la nature, aux nourrissons et aux petits animaux. Elles ont été
comprises comme des animaux au sens profond de « sans genre »xvii, sexuellement
marquées en tant que femelles, mais sans les caractéristiques de la féminité.xviii Les
femmes racialisées comme inférieures furent transformées d’animales en diverses
versions de « femmes », variant au gré des processus du capitalisme mondial
Eurocentré. Ainsi, le viol hétérosexuel de femmes indiennes, d'esclaves africaines,
coexistait avec le concubinage ainsi qu'avec l'imposition de la conception
hétérosexuelle des relations de genre chez les colonisés —au moment et de la façon
dont cela convenait au capitalisme mondial Eurocentré et à la domination
hétérosexuelle envers les femmes blanches. Cependant, il ressort clairement des
travaux d’Oyewùmí et d’Allen qu’il n’y a pas eu d’extension du statut de femme
blanche aux femmes colonisées, même lorsque ces dernières furent changées en
imitations de femmes bourgeoises blanches. Les femelles colonisées obtinrent le statut
genré inférieur de femmes, sans aucun des privilèges qui accompagnaient ce statut
pour les femmes bourgeoises blanches. Cependant, l’histoire présentée par Oyewùmí
et Allen devrait rendre évident, pour les femmes blanches bourgeoises, que leur statut
est nettement inférieur à celui qu’avaient les femmes autochtones américaines et les
femmes Yoruba avant la colonisation. Oyewùmí et Allen mettent en évidence
également que la conception égalitaire de la relation entre anafemelles, anamâles et
« troisième » genre n’a quitté ni l’imagination, ni les pratiques des autochtones
américains et des Yoruba. Mais cela relève de la résistance à la domination.
42 En effaçant toute histoire, y compris orale, de la relation des femmes blanches aux
femmes non blanches, le féminisme blanc a confondu femme blanche et femme. Même
si les femmes bourgeoises blanches, historiquement comme à l'époque
contemporaine, ont toujours su parfaitement bien s'orienter dans une organisation de
la vie qui les exposait à un traitement très différent de celui des femmes non blanches
ou de la classe ouvrière.xix La lutte féministe blanche devint une lutte contre les
positions, rôles, stéréotypes, traits et désirs imposés par la subordination des femmes
bourgeoises blanches. Nulle autre oppression de genre ne fut prise en compte. Elles
comprenaient les femmes comme habitant des corps blancs, mais elles n’allèrent pas
jusqu’à formuler ou prendre clairement conscience de cette qualification raciale.
C'est-à-dire qu'elles ne se comprirent pas en termes intersectionnels, comme situées à
l'intersection de la race, du genre et d'autres marqueurs imposés de sujétion ou de
domination. Comme elles ne percevaient pas ces différences profondes, elles ne
voyaient pas la nécessité de créer des coalitions. Elles présumaient une sororité, un
lien fourni d’emblée avec la sujétion de genre.
43 Historiquement, la caractérisation des femmes blanches Européennes comme
fragiles et sexuellement passives les opposait aux femmes colonisées non blanches, y
compris les femmes esclaves, qui étaient décrites suivant tout un éventail d'agressivité
sexuelle et de perversion, comme assez fortes pour effectuer n’importe quel type de
travail. La description qui suit des femmes esclaves et du travail d’esclave dans le sud
des États-U nis indique clairement que les femmes esclaves africaines n’étaient
considérées ni comme fragiles, ni faibles.

« D’abord arrivèrent, dirigées par un vieux chauffeur muni d'un fouet,


quarante femmes parmi les plus fortes et les plus grandes que j'aie jamais vues
ensemble ; elles portaient toutes une simple robe d’uniforme en toile bleuâtre à
carreaux, les jupes atteignant juste le dessous du genou ; leurs jambes et leurs
pieds étaient nus ; elles avançaient fièrement, chacune portant une houe sur
l'épaule et marchant d'un mouvement libre et puissant, comme des chasseurs
en marche. Derrière venait la cavalerie, trente personnes fort robustes, pour la
plupart des hommes mais également quelques femmes dont deux chevauchaient
des mulets de labour. Un surveillant blanc mince et vigilant, sur un poney
nerveux, fermait la marche. » (Takaki, 111)

« Les mains doivent être dans le champ de coton aussitôt qu'il fait jour le matin
et, à l'exception de dix ou quinze minutes, qui leur sont données à midi pour
avaler leur ration de lard froid, elles ne sont pas autorisées à avoir un seul
moment inoccupé jusqu'à ce qu'il fasse trop sombre pour voir, et quand la lune
est pleine, elles travaillent souvent jusqu'au milieu de la nuit. » (Takaki, 111)

44 Patricia Hill Collins éclaire crument la signification de la conception dominante des


femmes Noires comme sexuellement agressives et de la genèse de ce stéréotype dans
l'esclavage :
« La figure de Jezabel a été créée sous l'esclavage lorsque les femmes noires ont
été décrites comme étant, pour employer les mots de Jewelle Gomez, des
« nourrices sexuellement agressives » (Clarke et al. 1983, 99). La fonction de
Jezabel était de reléguer toutes les femmes Noires dans la catégorie des femmes
sexuellement agressives, fournissant ainsi une justification puissante aux
agressions sexuelles généralisées perpétrées par des hommes Blancs,
généralement rapportées par les femmes esclaves Noires. (Davis 1981 ; D. White
1985). Jezabel remplissait encore une autre fonction. Si les femmes esclaves
Noires pouvaient être décrites comme ayant un appétit sexuel excessif, alors une
fertilité accrue devrait être le résultat attendu. En supprimant le soutien
nourricier que les femmes africaines-américaines pourraient donner à leurs
propres enfants, ce qui renforcerait les réseaux de la famille noire, et en forçant
les femmes Noires à travailler dans les champs, à prendre soin en « nourrices »
des enfants Blancs et à nourrir émotionnellement leurs propriétaires Blancs, les
propriétaires d'esclaves ont efficacement relié l’image contrôlante10 de Jezabel
et de mammy à l'exploitation économique inhérente à l'institution de
l'esclavage. » (Hill Collins, 82)

45 Mais ce ne sont pas seulement les femmes esclaves noires qui ont été placées hors du
champ de la féminité bourgeoise blanche. Dans Imperial Leather, Anne McClintock
(1995), en nous racontant que Colomb décrivait la terre comme une poitrine de
femme, évoque la « longue tradition du voyage masculin comme érotique du rapt »
(22).

« Pendant des siècles, les continents incertains —l’Afrique, les Amériques, l’Asie
— ont été dépeints dans les traditions européennes comme libidineusement
érotisés. Les récits de voyageurs regorgeaient de visions de la sexualité
monstrueuse des contrées lointaines, où, d’après la légende, des hommes
portaient un pénis gigantesque et des femmes fréquentaient des singes, où les
seins d’hommes efféminés débordaient de lait et où des femmes militarisées
tranchaient les leurs. » (22)

« Dans cette tradition du porno tropical, les femmes figuraient comme l’épitomé
de l’aberration et des excès sexuels. Le folklore les voyait, plus encore que les
hommes, comme livrées à une débauche lascive si pleine de promiscuité qu'elle
frisait la bestialité. » (22)

46 McClintock décrit la scène coloniale représentée dans un dessin (daté de 1575


environ) dans lequel Jan Van der Straet « décrit la ‘découverte’ de l'Amérique comme
une rencontre érotisée entre un homme et une femme ». (25)

« Tirée de sa langueur sensuelle par le nouveau venu entouré d’un halo épique, la
femme indigène tend une main invitante, insinuant le sexe et la soumission ...
Vespucci, l’apparition divine, est destiné à l'inséminer avec ses semences
masculines de civilisation, à faire fructifier la terre sauvage et à réprimer les
scènes de cannibalisme à l’arrière-plan ... Les cannibales semblent être des
femmes et sont en train de rôtir une jambe humaine. » (26)

47 Au 19ème siècle, McClinctock nous dit que « la pureté sexuelle a émergé en tant que
métaphore visant à contrôler le pouvoir racial, économique et politique ». (47) Avec
le développement de la théorie de l'évolution, « des critères anatomiques ont été
recherchés pour déterminer la position relative des races dans les lignées humaines. »
(50)

« L’Anglais de classe moyenne se situait au pinacle de la hiérarchie de l'évolution.


Suivaient les femmes blanches anglaises de classe moyenne. Les domestiques, les
femmes ouvrières des mines et les prostituées de la classe ouvrière étaient
placées au seuil entre les races noire et blanche. » (56)

48 Yen Le Espiritu (1997) nous dit que


« les représentations du genre et de la sexualité jouent un rôle important dans
l'articulation du racisme. Les normes de genre aux États-Unis sont fondées sur
les expériences des hommes et des femmes de la classe moyenne d'origine
européenne. Ces normes de genre construites et Eurocentrées constituent un
horizon d'attentes pour les hommes et les femmes de couleur américains —
attentes que le racisme les empêche souvent de réaliser. En général, les hommes
de couleur ne sont pas considérés comme le protecteur, mais plutôt comme
l'agresseur —une menace pour les femmes blanches. Et les femmes de couleur
sont perçues comme hyper-sexualisées et par conséquent, ne méritant pas la
protection sociale et sexuelle accordée aux femmes blanches de la classe
moyenne. Pour les hommes et les femmes Asiatiques-Américains, leur exclusion
des notions culturelles du masculin et du féminin fondées sur la couleur blanche
a pris des formes apparemment contrastées : les hommes Asiatiques ont été
présentés à la fois comme hyper-masculins (le « péril jaune ») et efféminés (la
« minorité modèle »), et les femmes asiatiques ont été rendues à la fois super-
féminines (la « Poupée chinoise ») et castratrices (la « Dragonne »). » (Espiritu,
135)

49 Ce système de genre se fige à mesure que le(s) projet(s) colonial(ux) d’Europe


avancent. Il commence à prendre forme au cours des aventures coloniales espagnoles
et portugaises et s’épanouit à la fin de la modernité. Le système de genre possède un
côté visible/» clair » et un côté occulte/» obscur »11. Le côté clair construit le genre et
les relations de genre en alliés hégémoniques. Il ordonne seulement la vie des hommes
et des femmes bourgeois-es blanc-he-s et constitue le sens moderne/colonial d’
« hommes » et « femmes ». La pureté sexuelle et la passivité sont des caractéristiques
cruciales des femmes bourgeoises blanches qui reproduisent la classe, le colonial et le
statut racial des hommes blancs, bourgeois. Mais également important est le
bannissement des femmes bourgeoises blanches de la sphère de l’autorité collective,
de la production du savoir et de l’essentiel du contrôle des moyens de production. La
faiblesse de l'esprit et du corps sont importantes dans la réduction et l'isolement des
femmes bourgeoises blanches de la plupart des domaines de la vie, de la plupart des
domaines de l'existence humaine. Le système de genre est hétérosexualiste, car
l'hétérosexualité imprègne le contrôle patriarcal racialisé sur la production, y
compris la production de connaissances, et sur l'autorité collective. L’hétérosexualité
est à la fois obligatoire et perverse dans la bourgeoisie blanche, dans la mesure où cet
arrangement porte gravement atteinte aux pouvoirs et aux droits des bourgeoises
blanches et où il sert à reproduire le contrôle de la production. Les femmes
bourgeoises blanches se voient poussées dans cette situation d’amoindrissement par
un accès sexuel contrôlé12.
50 Le « côté obscur » du système de genre était et reste absolument violent. Nous
venons de commencer à voir les importantes restrictions imposées aux anamâles et
aux anafemelles ainsi qu’aux « troisième » sexes en ce qui concerne leur participation
commune aux rituels, aux prises de décisions et à l’économie ; leur réduction à
l'animalité, aux rapports sexuels forcés avec les colonisateurs blancs et à une
exploitation par le travail si profonde que beaucoup mourraient en travaillant.
Quijano nous dit

« Le génocide massif des Indiens des premières décennies de la colonisation n'a


pas été causé, pour l'essentiel, par la violence de la conquête, ni par les maladies
que portaient les conquérants. Il était plutôt dû au fait que les Indiens étaient
utilisés comme main-d'œuvre jetable, obligés de travailler jusqu'à la mort. » (Ma
traduction) (Quijano, 2000a.)

51 Je veux souligner le lien entre le travail de féministes que je cite ici en présentant le
côté « obscur » du système de genre colonial moderne, et la colonialité du pouvoir de
Quijano. Contrairement aux féministes blanches qui ne se sont pas concentrées sur le
colonialisme, ces théoriciennes voient très bien la construction différentielle du genre
en fonction de lignes raciales. Dans une certaine mesure, ces théoriciennes
comprennent le « genre » dans un sens plus large que celui de Quijano, car elles ne
pensent pas seulement le sexe, ses ressources et ses produits, mais aussi le travail
comme étant à la fois racialisé et genré. C'est-à-dire qu'elles voient une articulation
entre le travail, le sexe et la colonialité du pouvoir. Oyewùmí et Allen nous aident à
réaliser toute la portée du système de genre moderne/colonial dans la construction de
l'autorité collective, dans tous les aspects de la relation capital-travail et dans la
construction de la connaissance.
52 U n travail important a déjà été réalisé et doit être poursuivi afin de détailler les
côtés sombres et clairs de ce que j'appelle le « système de genre moderne colonial »xx.
En présentant ces arrangements à grands traits, je veux engager une discussion, un
projet de recherche et d’éducation populaire collaboratif, participatif, pour
commencer à voir dans ses détails et sur la longue durée le sens des processus du
système colonial/de genre enchevêtrés avec la colonialité du pouvoir dans le présent,
afin de démasquer la collaboration et de nous appeler mutuellement à la rejeter sous
ses diverses formes lorsque nous réaffi rmons notre attachement à l’intégrité
communautaire dans une direction libératrice. Nous devons comprendre
l'organisation du social afin de rendre visible notre collaboration avec la violence de
genre racialisée systémique, afin de parvenir à la reconnaître sans hésitation dans nos
cartographies du réel.

Notes
1 On a traduit communal par communal et non par communautaire, dans la mesure où le
terme « communautaire » possède des connotations très stigmatisantes en français, mais
aussi parce que les discussions sur le communalisme, la communalité voire les communaux,
font référence à un autre type d’imaginaire et parlent de « communautés » politiquement (re)-
construites et non pas naturalisées. (NdT).
2 Les guillemets à « race » et à « genre » se trouvent dans le texte originel en anglais, mais pas
en espagnol. NdT.
3 Lugones utilise le terme peu courant d’heterosexualist, qu’elle confirme dans la version en
espagnol avec le terme heterosexualismo. Ce faisant, on peut supposer qu’elle veut signifier
quelque chose de plus structurel qu’une hétérosexualité souvent comprise comme une simple
pratique sexuelle. C’est également le terme qu’elle emploie dans le titre d’une première version
de l’article parue dans Hypatia en 2007. NdT.
4 Note du traducteur Pedro di Pietro : Des termes comme « interwinning », « intermeshing » et
« interveawing » sont utilisés par l’auteure pour rendre compte de l’inséparabilité des marques
de sujétion/domination (qu’elle nomme généralement « oppressions ») et de l’inséparabilité des
catégories par lesquelles on nomme ces marques (race, genre, sexualité, classe). Dans une
grande partie de la production de Lugones, ces termes se réfèrent aux actions de l’art du
tissage. C’est pourquoi des termes comme « entrelacer », « entrecroiser », « trame », « chaîne »
et « entre-tisser » pourraient être employés comme affins pour négocier la présente
traduction. Ce qu’il faut noter et qu’il est important de souligner, c’est qu’une des techniques les
plus simples pour tisser, avec un métier, utilise des bandes verticales de fils tendus, la chaîne, et
un autre groupe de fils en position horizontale, la trame, avec lesquels on entre-tisse en
prenant pour base la chaîne. Ce qui est composé dans cet entre-tisser est une toile dont le corps,
la texture et l’apparence dépendent toujours de l’entrecroisement entre la trame et la chaîne.
La toile, sa texture, sa tension et son apparence, sont tout à fait distinctes aussi bien de la
trame que de la chaîne et des fils qui les composent.
Note de Lugones ajoutée à la note du traducteur : La difficulté est que presque tous les termes
présupposent la séparation, alors qu’on essaie d’exprimer précisément l’inséparabilité, la
fusion, la coalescence (terme emprunté à la chimie). A cause de ce problème, au fur et à
mesure de mon travail, j’ai laissé de côté les termes « interconnexion », « entrelacement »,
« entrecroisement ». Interconnecter ou entrecroiser cachent parfois l’inséparabilité et le
caractère inséparable des termes. Des mots comme « trame » et « chaîne » me plaisent car ils
expriment l’inséparabilité d’une manière intéressante : en considérant le tissage,
l’individualité de la trame devient diffuse dans le dessin ou sur la toile.
5 Ce passage clarificateur est issu de la version en espagnol. NdT.
6 Idem. NdT.
7 On traduit bien ici Indias (en espagnol dans le texte anglais) par indiennes et non par
indigènes, car les colonisateurs pensaient être arrivés en Inde, et non pas en Indigénie. Voir
également l’introduction à ce sujet. NdT.
8 Lugones traduit en anglais mais cite également en espagnol le texte originel de Quijano.
Nous avons donc fait de même. NdT.
9 Cf note 6 : dans le texte en anglais : heterosexualist, en espagnol : heterosexual. NdT.
10 Il s’agit d’un concept important de Patricia Hill Collins développé dans (1986), Learning
From the Outsider Within: The Sociological Significance of Black Feminist Thought, Social
Problems, 33-6. NdT.
11 En espagnol, le texte ajoute visible et occulte à la paire genre clair et genre obscur. NdT.
12 Dans la version en anglais : bounded sexual access, dans la version en espagnol : acceso
sexual obligatorio. NdT.

Note de fin
i . J'introduis le néologisme « catégoriel » pour indiquer des relations entre catégories.
Je ne veux pas dire de « catégories ». Par exemple, on peut considérer la vieillesse
comme une étape de la vie. Mais on peut aussi y voir une catégorie liée au chômage et
se demander si le chômage et la vieillesse peuvent être compris séparément. Le sexe,
la race et la classe ont été considérés comme des catégories. En tant que telles, ielles ont
été considérées comme binaires : homme / femme, blanc / noir, bourgeois / prolétaire.
L’analyse des catégories a eu tendance à masquer la relation d’intersection entre elles
et a donc eu tendance à effacer la situation violente de la femme de couleur, sauf
comme quelque chose qui s’ajoute à ce qui arrive aux femmes (blanches : supprimé)
et aux Noirs (hommes : supprimé). La séparation catégorielle est la séparation de
catégories qui sont inséparables.

ii . Tout au long de ce travail, j’utilise le terme femmes de couleur, créé aux États-U nis
par des femmes victimes de la domination raciale, comme un terme visant la coalition
contre de multiples oppressions. Il ne s’agit pas simplement d’un marqueur racial ou
d’une réaction à la domination raciale, mais plutôt d’un mouvement de solidarité
horizontale. Femmes de couleur est une expression qui a été adoptée par des femmes
subalternes, victimes de multiples dominations aux États-U nis. « Femme de couleur »
ne désigne pas une identité qui sépare, mais une coalition organique entre femmes
autochtones, métisses, mulâtres, noires : Cherokees, Portoricaines, Sioux, Chicanas,
Mexicaines, Pueblo, en un mot, toute la trame complexe des victimes de la colonialité
du genre. Cependant, elles ne se lient pas entre elles en tant que victimes mais en tant
que protagonistes d'un féminisme décolonial. La coalition est une coalition ouverte,
suscitant une intense interaction interculturelle.

iii . Il existe une littérature abondante et influente sur la question de


l'intersectionnalité, notamment Spelman, 1988 ; Barkley Brown, 1991 ; Crenshaw, 1995 ;
Espíritu, 1997 ; Collins, 2000 et Lugones, 2003

iv . Historiquement, il ne s’agit pas simplement d’une trahison de la part des hommes


colonisés, mais d’une réponse à une situation de coercition qui englobe toutes les
dimensions de l’organisation sociale. L’investigation historique du pourquoi et du
comment de l’altération des relations communales lors de l’introduction de la
subordination de la femme colonisée par rapport à l’homme colonisé, ainsi que de la
réponse de l’homme à cette introduction, constitue un élément essentiel de la base du
féminisme décolonial. La question ici est de savoir pourquoi cette complicité forcée
perdure jusque dans l'analyse contemporaine du pouvoir.
v Aux travaux déjà mentionnés, je souhaite ajouter ceux d'Amos et Parmar, 1984 ;
Lorde, 1984 ; Allen, 1986 ; Anzaldúa, 1987 ; McClintock, 1995 ; Oyewùmi, 1997 ; et celui
d'Alexander et Mohanty, 1997.

vi . Aníbal Quijano a beaucoup écrit sur ce sujet. L'interprétation que je propose


s’appuie sur ses œuvres de 1991 ; 2000 a ; 2000 b ; 2001-2002.

vii . Quijano comprend la race comme une fiction. Pour marquer ce caractère fictif, il
met toujours le terme entre guillemets. Lorsqu’il écrit des termes comme « européen »
ou « indien » entre guillemets, c’est parce que ceux-ci représentent une classification
raciale.

viii En abandonnant l’utilisation des guillemets pour le terme « race », je ne souhaite


pas indiquer un désaccord avec Quijano concernant le caractère fictif de la race. Je
veux plutôt commencer à mettre l'accent sur le caractère fictif du genre, y compris de
la « nature » biologique du sexe et de l'hétérosexualité.

ix Voir mon livre Pilgrimages/ Pèlerinages (2003) et « Multiculturalisme radical et


féminismes des femmes de couleur » (sf) pour une approche de cette logique.

x Je n'ai pas vu de résumé de ces attributs dans l’oeuvre de Quijano. Par conséquent, je
ne sais pas s'il pense à des combinaisons chromosomiques ou aux organes génitaux et à
des caractéristiques sexuelles secondaires telles que les seins.

xi Je veux souligner que Quijano, dans son article « Colonialité du pouvoir et


classification sociale » (2000 b), n’intitule pas cette section « la colonialité du sexe » mais
« la colonialité du genre ».

xii Il devrait être clair que les conflits juridiques contemporains sur l'attribution de
sexe à des personnes intersexuées sont ici pertinents, puisque le modèle de Quijano
prend en compte la période contemporaine.

xiii Anne Fausto Sterling (2000), théoricienne et biologiste féministe, étudie cette
question en détail.

xiv Anne McClintock (1995) suggère que le colonisateur souffre d'angoisse et de peurs
vis-à-vis de l'inconnu qui prennent une forme sexuelle, une peur d'être dévoré
sexuellement.

xv Allen utilise le mot « lesbianisme », terme problématique en raison de son origine


européenne et qui, dans son sens et ses utilisations contemporaines, présuppose la
distinction dimorphique et la dichotomie de genre, qui n’est pas présupposée dans
l’organisation sociale et la cosmologie indiennes auxquelles elle fait référence.

xvi Je suis convaincue que les personnes qui liront ce travail reconnaîtront ce que je
dis et que certaines personnes penseront peut-être que ce que je dis a déjà été
proposé. Cela ne me pose pas de problème, au contraire, mais pour autant que cette
affi rmation s’accompagne d’une reconnaissance théorique et pratique de cette
constitution mutuelle [du système de genre et de la colonialité du pouvoir],
reconnaissance qui se manifeste tout au long du travail théorique et pratique, ainsi que
du travail théorique-pratique. En tout état de cause, je pense que ce qui est nouveau
ici, c’est mon approche de la logique de l’intersectionnalité et ma compréhension du
caractère mutuel de la construction de la colonialité du pouvoir et du système de
genre colonial / moderne. Je crois que les deux modèles épistémiques sont nécessaires,
mais que seule la logique de la construction mutuelle permet de donner de la place à
l’inséparabilité de la race et du genre.

xvii Il est important de distinguer entre ce que signifie être pensé comme dépourvu
de genre en vertu du fait d’être un animal, et ce qu’implique le fait de ne pas posséder,
même conceptuellement, de distinction de genre. Autrement dit, avoir un genre n’est
pas pour tout le monde une caractéristique de l’être humain.

xviii Cet argument m'a suggéré l'interprétation faite par Spelman (1988) de la
distinction aristotélicienne entre hommes et femmes libres dans la polis grecque, et
hommes et femmes esclaves. Notons que réduire les femmes à la nature ou au naturel,
c'est collaborer, confabuler avec cette réduction raciste des femmes colonisées. Plus
d'un des penseurs latino-américains qui dénoncent l'eurocentrisme, relient les femmes
à ce qui est sexuel et reproductif.

xix Dans la série évolutive à laquelle se réfère McClintock (1995 : 4), il est possible
d'apprécier la distinction profonde qui existe entre les femmes blanches de la classe
ouvrière et les femmes non blanches, en raison des places très différentes qu'elles
occupaient dans cette série.

xx Maintenant, je conçois plus clairement une zone intermédiaire et ambiguë entre le


côté visible/clair et le côté caché/obscur qui conçoit/imagine/construit les femmes
blanches qui sont servantes, ouvrières des mines, blanchisseuses, prostituées —des
travailleuses qui ne produisent pas de plus-value— , en tant qu’êtres qui ne peuvent
pas être captées par le prisme du binaire sexuel ou de genre et qui, en même temps,
sont racialisées de façon ambiguë, mais plus selon les catégories Blancs ou Noirs. Voir
McClintock, 1995. Je travaille pour inclure cette complexité cruciale dans le cadre de
pensée que je développe actuellement.

Pour citer cet article


Référence papier
María Lugones, « La colonialité du genre », Les cahiers du CEDREF, 23 | 2019, 46-89.

Référence électronique
María Lugones, « La colonialité du genre », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 23 | 2019, mis en
ligne le 03 décembre 2019, consulté le 08 juillet 2024. URL :
http://journals.openedition.org/cedref/1196 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.1196

Auteur
María Lugo nes
María Lugones est née dans la pampa argentine. Elle obtient son doctorat en 1978 a la faculté de
philosophie du département de science politique à l’Université de Wisconsin- Madison. Elle est
professeure associée en Latin American and Caribbean Studies a Université d’État de New-York a
Binghamton. Elle est notamment l’autrice de 2003, Peregrinajes/Pilgrimages : Theorizing Coalition
Against Multiple Oppressions, New York, Rowman & Littlefield Press (2003).

Articles du même auteur


At t it ude jo ueuse, voyage d’un « mo nde » à d’aut res et percept io n aimant e [Texte intégral]
Paru dans Les cahiers du CEDREF, 18 | 2011

Traducteurs
Javiera Coussieu-Reyes

Jules Falquet

Droits d’auteur

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers
annexes importés) sont « T ous droits réservés », sauf mention contraire.

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