Historique de La Linguistique

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HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Foued LAROUSSI

SOMMAIRE

Introduction : la linguistique, une science très ancienne


I. Ferdinand de Saussure et la linguistique moderne : une rupture par rapport à
la linguistique historique
II. Les courants structuralistes
III Les courants formels
IV Les courants fonctionnels
V. Les linguistiques énonciatives
VI. Les linguistiques discursives
VII. Les théories pragmatiques
VIII. Les théories sociolinguistiques
XIX. Conclusion
Bibliographie

Sujet d’entraînement
Foued Laroussi

0. Avant-propos
Cet enseignement ne se présente pas comme un cours de linguistique (au sens habituel du
terme), mais tente de faire une présentation historique de la discipline – ce qui est différent
– L’accent est souvent mis sur l’approche diachronique, comment la discipline est née,
comment a-t-elle évolué ? etc. Pour cela, vous ne trouverez pas systématiquement des
exercices ou des illustrations de certaines théories qu’elles soient phonologiques,
syntaxiques ou pragmatiques (je l’ai fait quand je l’ai estimé nécessaire). C’est à vous de le
faire si vous voulez approfondir vos connaissances en prenant ce cours comme un point de
départ.

Nombreux ouvrages m’ont permis de réaliser ce cours. Mais, tout particulièrement, ma


dette est grande envers l’ouvrage de Marie-Anne Paveau et Georges-Elia Sarfati, 2003, Les
grandes théories de la linguistique (A. Colin).

L’objectif est de passer en revue les principaux courants théoriques de la linguistique


contemporaine en développant la réflexion critique sur les aspects épistémologiques des
différentes théories linguistiques. Il s’agit moins d’amasser des connaissances
encyclopédiques sur des écoles linguistiques distinctes que de mettre l’accent sur les
différentes filiations que l’on peut observer entre elles. On essaie autant que faire se peut
de souligner, pour chaque courant majeur, les raisons épistémologiques qui sous-tendent la
réflexion linguistique tout en les situant dans le temps et dans l’espace.

Dans ce cours, il ne sera question que des grands courants de la linguistique au XXe siècle.

0.1. Introduction : la linguistique, une science très


ancienne
Il n’est pas facile de dater le commencement de la linguistique, car cela dépend du critère
que l’on prend. Si les hommes ont de longue date conduit une réflexion obstinée sur les
phénomènes du langage – réflexion que l’on peut considérer comme une longue histoire
primitive de la linguistique de manière générale – les spécialistes s’accordent pour retenir
trois grands moments : la grammaire grecque, la grammaire comparée du XIXe siècle et la
linguistique structurale du début du XIXe siècle.

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Histoire de la linguistique

Incontestablement, c’est l’analyse du sanskrit par les grammairiens hindous qui est
considérée comme la réflexion rigoureuse la plus ancienne sur le langage. Mais selon les
représentations en usage, la réflexion sur le langage est liée à la pensée définie par la
civilisation grecque classique. Soucieux de préserver la « pureté » de leur langue contre la
variation sociale et diachronique, les Grecs se préoccupèrent de l’établissement de
certaines normes, ce qui les a conduit à développer une appréhension rationnelle du
langage en dehors de tout cadre mythique ou religieux. Mais le langage fut étudié plutôt
comme une organisation spécifique. Dans ce contexte, deux approches se distinguèrent :
l’une rhétorique, liée à l’émergence de la sophistique, l’autre logique. La constitution de la
démocratie grecque a fait passer au premier plan la persuasion politique, rendant nécessaire
l’émergence de « techniciens » de la parole, les sophistes. Dans leur volonté de faire
acquérir à leurs disciples la maîtrise du verbe, ils ont été conduits à envisager le langage
comme un instrument que l’on pouvait analyser et codifier. On sait que cela, c’est-à-dire le
souci de parler efficace, a conduit à la rhétorique d’Aristote (384-322 av. J.-C.) qui a
exercé une influence considérable sur la culture occidentale. Cette approche a fait du
langage un instrument d’agir sur autrui (les sophistes excellaient dans la maîtrise de cet
art). Parallèlement, s’est développée une autre réflexion tentant d’articuler langage et
vérité, il s’agissait de mettre en relation les structures du langage et les propositions par
lesquelles l’esprit est en mesure d’énoncer des jugements vrais ou faux sur le monde. Sur
ce point aussi, il convient de citer l’œuvre d’Aristote qui insista sur la complémentarité
entre « sujet » et « prédicat ».
Plus tard, avec les grammairiens d’Alexandrie, va se dégager une réflexion plus soucieuse
de l’articulation des langues naturelles. On peut considérer, par exemple, Denys de Thrace
(170-90 av J.-C.) comme l’auteur de la première grammaire systématique de la culture
occidentale. Il y distingue 8 parties du discours (article, nom, pronom, verbe, participe,
adverbe, préposition, conjonction). Mais, pour les grammairiens d’Alexandrie, l’intérêt
pour la langue est lui-même lié à un intérêt philologique : rendre lisible les textes littéraires
prestigieux et – l’œuvre d’Homère (vers 850 av J.-C.) par exemple, tentait de répondre à
cet objectif.
Avec l’apparition du christianisme, l’analyse textuelle va se concentrer sur l’interprétation
de l’Ecriture. Ainsi se développa une théorie herméneutique qui tentait d’expliquer
comment il fallait interpréter la parole de Dieu. La préoccupation philologique céda ainsi le
pas à un intérêt proprement théologique.

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Foued Laroussi

Aussi les Grecs ont-il légué deux des grands débats de philosophie du langage qui ont
influencé toute la culture occidentale. Le premier débat oppose « analogistes » et
« anomalistes » : les premiers pensent que la structure de la langue est cohérente, régulière
et, par conséquent, peut faire l’objet d’une science ; les seconds y voient, eux, seulement le
résultat de la fixation d’un ensemble d’usages arbitraires. Le second débat oppose les
tenants d’une relation naturelle entre les mots et la réalité (tel mot a tel sens parce qu’il est
composé de tels sons) à ceux qui, comme Aristote, pensent que le rapport entre les signes
et ce qu’ils désignent (leur référent) est conventionnel, immotivé.
Avec la Renaissance et le rationalisme classique, on assiste à un double mouvement :
enrichissement des connaissances linguistiques et rationalisation de la grammaire. D’une
part, on étend le champ d’investigations, puisque au grec et au latin vont s’ajouter les
langues des peuples européens, d’autre part, l’exigence rationnelle a renforcé l’analyse des
rapports entre la pensée et le langage, considéré comme la représentation de celle-là. Ces
investigations ont connu leur point culminant avec la Grammaire générale et raisonnée de
Port-Royal (1660).
La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe constituent un tournant décisif dans l’histoire de
la linguistique comme une science proprement dite. On découvre une parenté entre le grec,
le latin, le sanskrit et les langues germaniques : on fait alors l’hypothèse que toutes ces
langues dérivent d’une langue-mère qu’on appela « l’indo-européen ». Deux grands noms
s’illustrent dans cette entreprise de comparaison entre les langues : le Danois R. Rask
(1787-1832) et l’Allemand F. Bopp (1791-1867). La grammaire comparée a eu des
conséquences très importantes surtout sur la démarche du linguiste : comparer des langues
dont les formes semblent, d’un point de vue phonétique, très différentes pour faire
apparaître des invariants cachés et des ressemblances structurelles, c’est privilégier
l’abstraction par rapport aux données linguistiques immédiates. C’est aussi introduire une
idée capitale, celle de loi. Autrement dit, il ne suffit pas, pour montrer la parenté entre deux
langues, de dégager des ressemblances entre elles, mais surtout de construire la règle qui
permet le passage de l’une à l’autre.c
Sans s’attarder sur les détails des investigations de la grammaire comparée – ce n’est pas
l’objet de ce cours – on peut dire que l’objectif de ces recherches étaient double :
reconstituer l’indo-européen (langue-mère hypothétique) et expliquer par des lois
phonétiques toutes les transformations qu’elles a subies et qui ont provoqué la
diversification des langues composant cette famille. Mais en traitant la langue comme un

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Histoire de la linguistique

objet physique, soumis à des évolutions naturelles, cette démarche tend à éliminer la
dimension psychologique et sociale du langage.

Au début du XXe siècle, on peut considérer l’ouvrage de Wilhelm Thomsen, 1902,


Sprogvidenkabens Historie (Copenhague) – que Pollack a traduit en allemand sous le titre
de Geschichte der Sprachwissenchaft (Halle, 1927) et que Echave-Sustaeta a traduit en
espagnol sous le titre de Historia de la lingüistica (Barcelone , 1925) – comme la première
tentative d’écrire l’histoire de la linguistique dite moderne bien qu’écrite du point de vue
de la linguistique en 1900.
En 1924, le Danois Holger Pedersen publie The discovery of language dans lequel il
présente les méthodes et les résultats de la linguistique au XIXe siècle. Il y développe une
attitude indépendante encore de la pensée saussurienne. En 1962, la même année Harvard
University Press réédite l’ouvrage de Pedersen, Louis Kukenheim publie l’Esquisse
historique de la linguistique française et ses rapports avec la linguistique générale. Un an
plus tard (1963), Maurice Leroy publie Les grands courants de la linguistique moderne
(Presses universitaires de France). La même année, paraît, en Italie, Panorama di storia
della linguistica de C. Tagliavini.
Malgré leurs mérites, ces auteurs n’ont centré leur réflexion que sur la linguistique
générale proprement dite. Si Antoine Meillet traitait surtout du développement de la
grammaire comparée, Kukenheim, lui, s’occupait de la linguistique française dont il
esquissait assez brièvement les différentes périodes. Quant à Leroy, il traitait de la
linguistique moderne et ne consacrait à la linguistique avant Saussure qu’un passage au
début de son ouvrage.
Dans l’introduction à son ouvrage Histoire de la linguistique des origines au XXe siècle,
1967 (Presses universitaires de France), Georges Mounin écrivait ceci à propos de ces
auteurs :

« Que doit, que devrait être en effet l’histoire de la linguistique générale ? Elle a souvent été conçue jusqu’ici
comme l’histoire de la transmission des idées et des théories linguistiques, des principes et des méthodes :
c’est-à-dire une histoire des sources, des influences, des généalogies intellectuelles. » (p. 5)
L’auteur conçoit l’histoire de la linguistique comme « une histoire du développement de l’analyse
du langage en parties du discours (…) mais en prenant bien garde à ne pas poser que toute thèse une fois
émise est un jalon dans la direction des recherches ultérieures, tout ancêtre un précurseur, toute esquisse une
prémonition. » (pp.5-6).

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Avec toute la prudence nécessaire, on peut avancer qu’on a besoin d’une histoire qui nous
éclaire sur les conditions dans lesquelles est née et s’est développée la discipline qui nous
occupe, à savoir la linguistique. L’objectif n’est pas l’étude scientifique du langage en lui-
même et pour lui-même mais pour éclairer d’une lumière toujours actuelle les
conditionnements propres à nos recherches d’aujourd’hui. A cela, il faut ajouter que
chaque époque, chaque nation, chaque civilisation écrivent l’histoire à partir de leur propre
point de vue ; ce qui implique que toute histoire s’avère une interprétation et par
conséquent on se doit toujours de relativiser les faits relatés. Ainsi toute la période
chrétienne jusqu’au XVIIIe siècle a été marquée par la pression d’une thèse théologique,
celle de l’hébreu langue mère de toutes les autres : concernant le langage, seule la
recherche des origines était alors digne d’intérêt. Aussi tout le XIXe siècle n’a-t-il pas vécu
sous la domination du point de vue historiciste ; la seule recherche digne d’efforts
concernant les langues était celle de leur histoire, de leur évolution, de leur filiation.

On a déjà énoncé que toute histoire est en quelque sorte une interprétation. Pourquoi
propose-t-on alors ce cours consacré à l’histoire de la linguistiques ? Deux objectifs sont
visés : aussi sommaire soit-il il apporte une masse d’informations sur l’histoire des idées,
les principes et les méthodes en linguistique. D’un point de vue proprement didactique, il
vise à familiariser les étudiants aux différentes théories linguistiques, aux principaux
courants majeurs et surtout aux éventuelles filiations entre eux.

I. Ferdinand de Saussure et la linguistique moderne :


une rupture par rapport à la linguistique historique

Avec l’avènement, à la fin du XIXe siècle, de la psychologie et de la sociologie, se produit


une remise en cause qui va conduire à la linguistique moderne qui va trouver dans la thèse
du Genevois Ferdinand de Saussure sa formulation la plus achevée.

1. Ferdinand de Saussure : une brève biographie


Saussure est né à Genève en 1857. De 1876 à 1878, il est en Allemagne (Leipzig et Berlin)
où il est en contact avec les maîtres d’alors en linguistique historique. Il étudie le sanskrit

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au moment où la jeune école des néo-grammairiens était en train de renouveler les


méthodes de la grammaire comparée.
En 1879, il publie Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-
européennes (Leipzig, Teubner édit.). C’est un ouvrage révolutionnaire, en ce sens que la
reconstruction philologique ne se fonde pas sur une description phonétique mais sur les
relations fonctionnelles que les éléments du système entretiennent entre eux, ce qui
préfigure les concepts théoriques dans son Cours de linguistique générale (C.L.G.). En
1880, il soutient sa thèse de doctorat sur L’emploi du génitif absolu en sanskrit.
De 1880 à 1891, Saussure est à Paris, il suit à l’Ecole pratique des Hautes Etudes le cours
de grammaire comparée de Michel Bréal, cours qu’il assurera lui-même à partir de 1891.
La même année, il revient à Genève où il enseignera jusqu’à sa mort le sanskrit, la
grammaire comparée, et, dans les dernières années de sa vie (1906-1911), la linguistique
générale.
Ferdinand de Saussure est mort en 1913. Le Cours de linguistique générale, comme on le
sait, est posthume. Il a été rédigé par Charles Bally et Albert Sechehaye, sur les notes de
cours d’étudiants (Paris et Lauzanne, Payot, 1916). Il marque le point de départ du
structuralisme en linguistique.

2. La rupture épistémologique
Le succès qu’a connu la grammaire au XIXe (surtout dans l’étude des langues indo-
européennes) a été tel que pendant longtemps les investigations linguistiques ont été
réduites aux études historiques et comparatives. Ces recherches avaient pour fondement la
croyance à la désorganisation progressive des langues sous l’influence des lois
phonétiques, elles-mêmes liées à l’activité de communication. Cette thèse est mise en
question par Saussure, qui après la publication de son Mémoire sur le système primitif des
voyelles dans les langues indo-européennes (1879), abandonne presque totalement les
recherches de linguistique historique, trouvant leur fondement incertain. Pour lui, en
attendant une refonte d’ensemble de la linguistique, il fallait suspendre les recherches en
linguistique historique. Et c’est lui même qui se chargera de cette refonte.
Si la langue, comme semblent le concevoir les comparatistes, doit représenter une structure
de la pensée, laquelle existerait indépendamment de toute mise en forme linguistique, pour
Saussure, la langue est fondamentalement un instrument de communication. Si, pour les
comparatistes, l’unité du radical et des éléments grammaticaux, dans le mot, représente
l’unité de l’acte intellectuel soumettant l’expérience aux formes a priori de l’esprit, pour

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Foued Laroussi

Saussure, cette thèse est insoutenable : si chaque langue, à chaque moment de son
inexistence, présente une certaine forme d’organisation, ce n’est certainement pas l’effet
d’une fonction préexistant à sa fonction de communication.

3. La linguistique : tâches et objet


3.1 Les tâches de la linguistique
« La tâche de la linguistique sera :
a) de faire la description et l’histoire de toutes les langues qu’elle pourra atteindre, ce qui revient à faire
l’histoire des familles de langue et à reconstituer dans la mesure du possible les langues mères de chaque
famille ;
b) de chercher les forces qui sont en jeu d’une manière permanente et universelle dans toutes les langues, et
de dégager les lois générales auxquelles on peut ramener tous les phénomènes particuliers de l’histoire ;
c) de se délimiter et de se définir elle-même.
La linguistique a des rapports très étroits avec d’autres sciences qui tantôt lui empruntent des données, tantôt
lui en fournissent. Les limites qui l’en séparent n’apparaissent pas toujours nettement. » (C.L.G., édition de
1972 : 20-21).
Saussure veut donc dépasser la comparaison conjoncturelle des langues particulières, ce
que faisaient les comparatistes à leur époque, pour étudier la structure de la langue en
général. Pour fonder une telle discipline, il faut avant tout définir son objet.

3. 2. L’objet de la linguistique
Pour Saussure, l’objet de la linguistique résulte d’un point de vue :

« Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet, et d’ailleurs
rien ne nous dit d’avance que l’une de ces matières de considérer le fait en question soit antérieure ou
supérieure aux autres. » (ibid. : 23).

Il en résulte que les faits de langage ne sont pas extérieurs à l’expérience humaine, mais en
font partie, en sont même le produit, puisque le langage est une activité de l’homme. Pour
lui, le langage étant une activité humaine plus vaste et moins spécifique que la langue,
l’objet de la linguistique est la langue et non le langage.
Il définit la langue comme « le produit social dont l’existence permet à l’individu
l’exercice de la faculté du langage ».

« Mais qu’est-ce que la langue ? Pour nous, elle ne se confond pas avec le langage ; elle n’en est qu’une
partie déterminée, essentielle, il est vrai. C’est à la fois un produit social de la faculté du langage et un

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ensemble de conventions, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les
individus. Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la
fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social ;
il ne se laisse classer dans aucune catégorie des faits humains, parce qu’on ne sait comment dégager son
unité.
La langue, au contraire, est un tout en soi et un principe de classification. Dès que nous lui donnons la
première place parmi les faits de langage, nous introduisons un ordre naturel dans un ensemble qui ne se
prête à aucune autre classification. » (p.25)

Le « tout en soi », c’est le « système de signes » qui a comme caractéristique principale


son autonomie et son ordre propre. L’étude de la langue occupe la première place parmi les
faits de langage.
La linguistique fait partie de la sémiologie. En tant que science des signes, la linguistique
est en quelque sorte une branche d’une science plus large qu’il appelle sémiologie :

« La langue est un système de signes exprimant des idées, par là comparable à l’écriture, à l’alphabet des
sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est
seulement le plus important de ces systèmes. » […] La linguistique n’est qu’une partie de cette science
générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique, et celle-ci se trouvera ainsi
rattachée à un domaine bien défini dans l’ensemble des faits humains. » (p. 33).

Comme on peut le voir dans le C.L.G., la langue est un fait social. Elle est aussi marquée
par « l’essentiel », « le permanent » ; elle est « collective », puisqu’elle est partagée par
l’ensemble des membres de la communauté. Quant à la parole, elle est « individuelle ,
« somme » de ce que les locuteurs disent, « psychologique », « non collective ».

3.3. Linguistique interne et linguistique externe

« Notre définition de la langue suppose que nous en écartions tout ce qui est étranger à son organisme, à son
système, en un mot tout ce qu’on désigne par le terme de « linguistique externe ». Cette linguistique-là
s’occupe pourtant de choses importantes, et c’est surtout à elles que l’on pense quand on aborde l’étude du
langage ». (p.40)

Saussure désigne par « linguistique externe » toutes les disciplines (ethnologie, histoire
politique, géo-linguistique, dialectologie, pour ne citer que celles-là) qui décrivent les liens

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que la langue peut avoir avec ce qui est en dehors d’elle même. La linguistique externe ne
rend pas compte du fonctionnement interne et autonome de la langue.
« Pour la linguistique interne, il en va tout autrement […] La langue est un système qui ne connaît que son
ordre propre. » (p.43).

4. Langue/parole
4.1. Caractéristiques de la langue et de la parole

1. « Elle est un objet bien défini dans l’ensemble hétéroclite des faits de langage […] Elle est la partie sociale
du langage extérieur à l’individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n’existe qu’en vertu
d’une sorte de contrat entre les membres de la communauté » […]
2. « La langue, distincte de la parole, est un objet qu’on peut étudier séparément » […]
3. « Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c’est un système
de signes où il n’y a d’essentiel que l’union du sens et de l’image acoustique, et où les deux parties du signe
sont également psychiques » (pp. 31-32).

4.2. Linguistique de la langue et linguistique de la parole


La distinction langue/parole amène Saussure à distinguer deux types de linguistique, voire
à les hiérarchiser. La linguistique de la parole est secondaire par rapport à celle de la
langue.

« L’étude du langage comporte donc deux parties : l’une essentielle, a pour objet la langue, qui est sociale
dans son essence et indépendante de l’individu […] l’autre, secondaire, a pour objet la partie individuelle du
langage, c’est-à-dire la parole y compris la phonation : elle est psycho-physique » (p.37).

Saussure met en garde contre la confusion des deux types de linguistique.

« On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique à chacune des deux disciplines et parler d’une
linguistique de la parole. Mais il ne faut pas la confondre avec la linguistique proprement dite, celle dont la
langue est l’unique objet. » (p.39).

4.3. Langue orale et langue écrite


La linguistique a pour objet la langue dans ses manifestations orales et non dans ses formes
écrites. Il s’élève contre ce qu’il appelle « la tyrannie de la lettre » (p.53).

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« Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de
représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la comparaison du mot écrit et du mot parlé ;
ce dernier constitue à lui seul cet objet. » (p. 45).

Il faut étudier les sons de la langue, « substituer tout de suite le naturel à l’artificiel »
(p.55). C’est le but de la phonologie qui permet d’échapper « aux illusions de l’écriture »
(p.56). Il distingue ainsi la phonétique – qu’il conçoit comme « une science historique » –
de la phonologie qu’il situe « en dehors du temps »

5. Le signe
5.1. langue et réalité/pensée
Pour Saussure, la langue n’est pas le reflet de la réalité. Les mots ne sont pas des étiquettes
mises sur les réalités du monde. De la même manière, la langue ne traduit pas la pensée qui
aurait une forme antérieure à elle.

« Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c’est-à-dire une
liste de termes correspondant à autant de choses […] Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle
suppose des idées toutes faites préexistant aux mots. » (p.97).

5.2. la nature du signe


5.2.1 Signifiant / signifié
Saussure définit la notion du signe linguistique comme suit :

« Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette
dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la
représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle et s’il nous arrive de
l’appeler ‘matérielle’ c’est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme de l’association, le
concept généralement plus abstrait. » (p.98).

Si Saussure insiste sur le caractère non matériel de l’image acoustique (bien que concret),
cette insistance est capitale pour la distinction entre phonétique et phonologie, la première
comme science du son matériel, la seconde comme science de l’image acoustique.
Il suggère ensuite de remplacer concept et image acoustique par signifié et signifiant :

« Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image
acoustique par signifié et signifiant. » (p.99).

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5.2.2. L’immutabilité du signe


Le signe linguistique « échappe à notre volonté » (p.104). L’individu ne peut choisir les
signes. Il en hérite dans leur stabilité. Il justifie l’immutabilité du signe par les 4 points
suivants :
1) le caractère arbitraire du signe met la langue à l’abri des tentatives de la modifier, 2) la
multitude des signes nécessaires pour constituer n’importe quelle langue, 3) le caractère
trop complexe du système, 4) la résistance de l’inertie collective à toute innovation
linguistique. La langue est, pour Saussure, l’affaire de tout le monde.
Pour lui, le signe ne peut être modifié au gré des locuteurs ou des circonstances.
Néanmoins les signes évoluent dans le temps :
« Le temps, qui assure la continuité de la langue, a un autre effet, en apparence contradictoire au premier :
celui d’altérer plus ou moins rapidement les signes linguistiques et, en un certain sens, on peut parler à la fois
de l’immutabilité et de la mutabilité du signe. » (p.108).
Il définit cette évolution comme « le déplacement du rapport entre le signifié et le
signifiant » (p.109) : par exemple, le latin necare « tuer », qui a donné noyer en français,
témoigne de ce type d’évolution, puisque le rapport entre le signifiant et le signifié est
modifié : necare correspondant à « donner la mort » évolue en noyer « donner la mort en
immergeant dans un liquide », avec restriction de sens.

5.3. L’arbitraire du signe


« Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire » (p.100). Saussure propose le
terme « immotivé » comme synonyme du mot « arbitraire ».

« Le mot arbitraire […] ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant
[…] ; nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a
aucune attache dans la réalité .» (p.101).

Par exemple, l’idée de « papa » n’a pas de lien particulier avec la suite de sons [papa]. Et
les signifiants dans les autres langues le confirment, puisqu’on dit [fātr], en allemand,
[fāθr], en anglais, ou [ab], en arabe. Mais pour lui, le signe linguistique est différent du
symbole où « il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié » (p.101). Si
la balance est le symbole de la justice ou de l’égalité, c’est à cause de l’équilibre de ses
deux plateaux, l’un portant la chose à peser, l’autre le poids marqué ; ici le lien est
analogique.

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Au principe de l’arbitraire du signe, Saussure donne deux contre-exemples : les


onomatopées (cocorico, toc-toc…) et des exclamations (aïe, oh…) qui semblent
fonctionner comme des calques de la vie naturelle.

5.4. Le caractère linéaire du signifiant


La linéarité ne concerne que le signifiant. Celui-ci « se déroule dans le temps seul et a les
caractères qu’il emprunte au temps », « il représente une étendue » qui « est mesurable
dans une seule dimension », « c’est une ligne » (p.103). La linéarité du signifiant signifie
donc la prise en compte de sa dimension temporelle. Les signifiants se succèdent selon leur
déroulement dans le temps. Saussure parle de « chaîne ». « […] Les signifiants acoustiques
ne disposent que de la ligne du temps ; leurs éléments se présentent l’un après l’autre ; ils
forment une chaîne » (ibid.). Ainsi la linéarité du signifiant est une condition nécessaire de
la segmentation des enchaînements de la langue en unités interprétables, ce que l’arbitraire
seul ne permet pas.

6. Le système
6.1.Nature du système
La notion de « système » est l’une des notions les plus importantes dans le CLG. Pour bien
l’expliquer, Saussure use de la métaphore du jeu d’échecs ou de celle des pavillons :

« […] Quand un pavillon flotte au milieu de plusieurs autres […], il a deux existences : la première est d’être
une pièce d’étoffe rouge ou bleue, la seconde est d’être un signe ou un objet, compris comme doué d’un sens
par ceux qui l’aperçoivent. ».

Dans le CLG, Saussure ne consacre spécifiquement aucun chapitre ni même un paragraphe


à la notion de système, cependant cette notion y est constamment posée à travers des
formulations concernant la distinction langue / parole, la définition de la sémiologie, la
linguistique interne, etc. : « […], la langue ainsi délimitée est un système de signes… »
(p.32). « La langue est un système qui ne connaît que son ordre propre » (p.43). « La
langue est un système dont toutes les parties peuvent et doivent être considérées dans leur
solidarité synchronique » (p.124).
J’ai signalé, dans l’introduction à ce cours, que la notion de système n’est pas nouvelle au
moment où Saussure donnait ses cours de linguistique à l’université de Genève de 1906 à
1911 ; mais ce qui est nouveau, c’est l’idée selon laquelle les unités de la langue sont

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Foued Laroussi

définissables, non pas par leur description isolée et diachronique (conformément aux
méthodes de la grammaire comparée), mais par leur place et leurs relations à l’intérieur du
système. Les unités de la langue n’ont aucune caractéristique propre, en dehors des
relations qu’elles entretiennent avec les autres unités, relations que Saussure définit comme
des oppositions négatives.

6.2. Synchronie/ diachronie


Comment Saussure désigne-t-il ces deux linguistiques dont l’une étudie l’évolution de la
langue et l’autre son fonctionnement dans un état donné ? La réponse se trouve à la page
117 du CLG :

« Mais pour mieux marquer cette opposition et ce croisement de deux ordres de phénomènes relatifs au
même objet, nous préférons parler de linguistique synchronique et de linguistique diachronique. Est
synchronique tout ce qui se rapporte à l’aspect statique de notre science, diachronique tout ce qui a trait aux
évolutions. De même synchronie et diachronie désigneront respectivement un état de langue et une phase
d’évolution. »

L’étude linguistique doit se faire comme suit :

Le langage

langue + parole

synchronie + diachronie

Saussure n’évacue pas la linguistique diachronique mais distingue bien les deux
approches ; l’exclusion de l’approche diachronique n’est pas faite en soi mais par rapport à
la définition de la linguistique synchronique.

6.4. La Valeur
Pour Saussure, chaque unité linguistique du système acquiert sa valeur par opposition à
une autre unité du système.

« […] L’entité linguistique n’est complètement déterminée que lorsqu’elle est délimitée, séparée de tout ce
qui l’entoure sur la chaîne phonique. Ce sont ces entités délimitées ou unités qui s’opposent dans le
mécanisme de la langue » (p.144).

14
Histoire de la linguistique

Le terme « opposition » est ici fondamental, car ce sont les jeux d’opposition qui
permettent de doter les signes d’une valeur. Saussure s’appuie sur la synonymie pour
expliquer la notion de valeur :

« Dans l’intérieur d’une même langue, tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent
réciproquement : des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur n’ont de valeur propre que par leur
opposition ; si redouter n’existait pas, tout son contenu irait à ses concurrents. » (p.160).
Saussure donne à la valeur une définition négative : « leur plus exacte caractéristique est
d’être ce que les autres ne sont pas » (p.162).

6.4. Rapports syntagmatiques /rapports associatifs


6.4.1. La sphère syntagmatique
Saussure situe l’activité de la langue dans deux « sphères » distinctes, l’une relevant de la
linéarité de la langue, l’autre de l’ordre du système.

« D’une part, dans le discours, les mots contractent entre eux, en vertu de leur enchaînement, des rapports
fondés sur le caractère linéaire de la langue, qui exclut la possibilité de prononcer deux éléments à la fois […]
Ces combinaisons qui ont pour support l’étendue peuvent être appelées des syntagmes. » (p.170).

Le terme syntagme désigne, pour Saussure, toute séquence linguistique – du mot à la


phrase – composée « de deux ou plusieurs unités consécutives » (p.170). Les rapports
syntagmatiques sont dotés des caractéristiques suivantes : il s’agit de rapports in praesentia
(ils reposent sur des éléments effectivement présents dans la chaîne parlée) ; la succession
des éléments suit un ordre contraint : en français, par exemple, l’article doit précéder le
nom : « le chat » et non (*chat le).
Les syntagmes relèvent-ils de la langue ou de la parole ? Saussure précise que les deux
entrent en ligne de compte et que cela dépend de la nature de l’unité considérée ; plus elle
est régulière, plus elle dépend de l’ordre de la langue.

6.4.2. La sphère associative


En dehors du discours, dit Saussure, « les mots offrant quelque chose de commun
s’associent dans la mémoire, et il se forme ainsi des groupes au sein desquels règnent des
rapports très divers. ». Il s’agit de rapports associatifs (les successeurs de Saussure
parleront de « paradigme » ou de « rapports paradigmatiques », mais une nuance de sens

15
Foued Laroussi

importante, puisque les positions grammaticales des éléments sont identiques) qui ne
reposent pas uniquement sur un point commun mais qui s’organisent en séries construites
selon le type de rapport pris en compte : par exemple ; la série change, changer,
changement repose sur un radical commun, la série changement, débarquement,
enterrement repose sur un suffixe commun ; la série route, chemin, sentier, passage repose
sur « la seule analogie des signifiés » (p.174).
Les rapports associatifs sont dotés des caractéristiques suivantes : in absentia, autrement
dit, sans présence effective dans la chaîne parlée, la série étant établie virtuellement dans la
mémoire, l’ordre de succession est indéterminé, puisqu’il n’y a aucune contrainte de
linéarité ; le nombre des éléments est indéterminé (sauf pour les séries flexionnelles, par
exemple, où les formes de conjugaison sont en nombre fixe).

7. A propos de Saussure
Le CLG a été accueilli différemment par la communauté des linguistes. Cela a sans doute
été, pour eux, l’occasion de marquer leur position dans le champ théorique.
Antoine Meillet, par exemple, sans mettre en cause « la conscience et le talent des
rédacteurs » du CLG – Bally et Sechehaye – ni la « fidélité » avec laquelle ils ont rendu la
parole du maître de manière générale, met en doute le propos tel qu’il a été restitué :
« […] Quant à la forme, on a l’impression de l’enseignement de Saussure, mais schématisé […] Les
objections que l’on est tenté de faire tiennent à la rigueur avec laquelle les idées générales qui dominent le
cours sont poursuivies. » (1978 : 164-165)1.
Pour Schuchardt (1917), c’est par son « systématisme » que pêche le CLG. Selon cet
auteur, Saussure a relégué au second plan l’intérêt pour les faits concrets.

« Saussure n’a pas commencé par le véritable commencement, c’est-à-dire par la seule représentation
concrète ici accessible, celle de la langue individuelle ; la langue globale est quelque chose d’abstrait tout
comme l’âme collective face à l’âme individuelle » (ibid. : 175).
Les distinctions posées par Saussure sont dénoncées comme inopérantes telle l’opposition
synchronie / diachronie. Pour Schchardt encore, « alors que les faits synchroniques
devraient être déterminés par la synchronie, c’est l’inverse qui semble plutôt s’imposer :
‘ un état absolu se définit par l’absence de changements’. Du coup toute opposition
disparaît entre synchronie et diachronie. » (p.178).

1
Normand C. et al., 1978, Avant Saussure. Choix de textes (1875-1924), Bruxelles, Complexe.

16
Histoire de la linguistique

Et Schuchardt va plus loin dans sa critique de la théorie saussurienne en contestant même


tout caractère fondateur au CLG. Pour lui, la véritable qualité du cours est d’ordre
pédagogique et non scientifique.
Pour Vendryès (1921), le CLG a le mérite d’avoir rendu possible l’autonomie de la
linguistique par rapport aux autres sciences. On trouve la même idée chez Bloomfield qui,
contrairement à Schuchardt, soutient le caractère fondamentalement novateur du CLG :

« Saussure a été le premier à mettre au jour la carte du monde dans lequel la grammaire comparée historique
de l’indo-européen n’est rien qu’une simple province ; il nous a donné la base théorique pour une science du
langage. » (ibid. : 198).

8. Du système à la structure
Dans la théorie linguistique, la mise en circulation du concept de système a précédé
l’emploi du concept de « structure ». Comment doit-on comprendre cette corrélation et
quels sont ses enjeux ? Le terme « système » (du grec sustema) désigne un assemblage, et
depuis le XVIIe siècle, un ensemble constituant un tout organique. C’est à peu près dans le
même sens que Saussure l’utilise quand il définit la langue comme un « système de
signes ». Mais cette définition générale ne dit rien de la manière dont est organisé le « tout
organique » que constitue un système donné. Et c’est là qu’intervient précisément le
concept de structure qui désigne un certain type de rapport entre les éléments composant le
« tout organique en question ». Il faut préciser que les deux termes font état d’une relation
de complémentarité, voire d’inclusion : la dichotomie système / structure réfère non
seulement à la possibilité d’un tout doté d’autonomie mais aussi à un tout doté d’un mode
d’organisation propre auquel il doit son autonomie. En philosophie des sciences, la
définition du concept de structure fait appel à un certain type de règles ou de contraintes.
La structure désigne ainsi un ensemble de phénomènes solidaires : chaque élément dépend
des autres et ne peut être ce qu’il est que dans et par relation avec eux.
Au delà de cette discussion théorique sur les enjeux terminologiques, on peut dire que les
différents courants du structuralisme en linguistique constituent autant d’interprétations
productives du concept saussurien de système. Dans chaque cas, il s’est agi d’axer la
théorie avec les programmes de recherche qu’ils impliquent sur les différents niveaux
d’organisation de la langue.
Par ailleurs, Ducrot (1968), dans Le structuralisme en linguistique, apporte une
contribution éclairante au concept de structure :

17
Foued Laroussi

« Si l’on entend par structure toute organisation régulière, la recherche des structures linguistiques est aussi
vieille que l’étude des langues. Dès que celles-ci sont devenues objets de description, dès que les
grammairiens ont entrepris de démonter l’instrument linguistique […], on s’est aperçu que chacune d’elle
possède une organisation. » (p17).

Ducrot en dégage deux étapes fondamentales qui, selon lui, correspondent à deux grandes
conceptualisations qui sont à l’origine du développement d’une science du langage : la
constatation que chaque langue possède une « organisation » et que celle-ci lui est propre
et « ne se fonde sur rien d’extérieur » (cette idée a commencé à être achevée au XIXe
siècle). Pour Ducrot, le « moment saussurien consiste à revendiquer, pour cette
organisation, une réalité et une certitude au moins égales à celles des éléments. » (ibid. :
60).
On peut dire enfin que la redéfinition en extension du concept de structure va constituer
l’identité et l’orientation que va prendre chaque courant théorique en linguistique.

18
Histoire de la linguistique

II. Les courants structuralistes


1. Le Cercle de Prague
Le Cercle de Prague ou Ecole de Prague désigne les linguistes qui, autour de N.
Troubetskoy et R. Jakobson, ont élaboré les thèses de Prague issues du Congrès de La
Haye en 1928. En réalité, le Cercle de Prague a été fondé en octobre 1926 par V.
Mathesius (1882-1945) et qui rassemblait des chercheurs tchèques, travaillant en
collaboration avec des linguistes étrangers tels que l’Allemand Bühler ou les Français
Tesnière, Benvéniste, Vendryès et Martinet. Cela dit, les figures dominantes du Cercle de
Prague restent les Russes Troubetskoy et Jakobson, lesquels ont rejoint le Cercle dès 1928.
Vachek, disciple de Mathesius, va relayer par la suite les pères fondateurs.
La linguistique issue du Cercle de Prague constitue une sorte de révolution
épistémologique par rapport aux approches européennes de la langue dans les années 20,
fondées, on le sait, par la démarche philologique des néo-grammairiens.
L’Ecole de Prague remet en cause le bien-fondé de l’approche diachronique et pose
comme nécessaire la dimension synchronique. Les méthodes et approches de la
linguistique pragoise apparaissent clairement formulées dans un article de Mathesius,
« Functional linguistics », publié pour la première fois en 1929. (l’article va être repris par
J. Vachek et L. Duskova en 1983, Praguiana. Some Basic and less known Aspects of the
Prague Linguistic School, Amsterdam-Philadelfia, John Benjamin Publishing Company).
L’auteur insiste sur deux aspects qui vont dominer la linguistique fonctionnelle de Prague :
le choix de la synchronie et les liens que les recherches linguistiques entretiennent avec le
champ social de l’art et de la création.
Le choix de la synchronie se fait clairement en opposition à la démarche diachronique
prônée par les néo-grammairiens, comme le montre le passage suivant :

« L’école néo-grammairienne […] croyait fermement que la seule méthode véritablement scientifique dans la
recherche en linguistique était la méthode historique, et tout ce qui ne se conformait pas à cette méthode
tombait sous l’accusation de grammaire descriptive. Une linguistique plus récente en est venue à reconnaître
qu’à côté de l’approche historique ou diachronique, il existe des raisons scientifiques équivalentes de prôner
une approche non historique, synchronique, des recherches dans une langue donnée et à une époque donnée,
sans prise en compte de son état antérieur. Car seule une analyse du complexe entier de phénomènes se
produisant simultanément à un moment donné nous permet de saisir leur interdépendance synchronique qui
les rattache au système linguistique. » (1983 :121-122).

19
Foued Laroussi

A la fin de son article, V. Mathesius souligne combien sont étroits les liens de la
linguistique pragoise avec la production littéraire :

« Sur la question de la corrélation de la langue, le linguiste qui a un point de vue fonctionnel sur la langue
marche main dans la main avec l’artiste qui produit des créations linguistiques. Ce n’est pas un hasard. Cette
relation étroite entre la nouvelle linguistique et les belles lettres s’avère profitable même dans d’autres
domaines. » (ibid. : 139)

La fin des années 20 et le début des années 30 correspondent à une période


scientifiquement très productive pour l’Ecole de Prague. En 1928, se tient à La Haye le
premier congrès international des linguistes, suivi en 1929 par le premier Congrès
international des slavistes à Prague, lequel débouche sur les fameuses « thèses » que
Jakobson présentera avec la cosignature de Troubetskoy et Karcevskij. En 1932, a eu lieu
le premier congrès international des sciences phonétiques à Amsterdam qui a eu un fort
retentissement en Europe, et on commence à parler de cette école surtout à travers sa
version de la phonologie.

1.1. Les thèses de Prague


Elles sont publiées comme travail collectif dans le premier volume des Travaux du cercle
linguistique de Prague en 1929. Au nombre de neuf, les trois premières exposent un
programme de recherche en linguistique générale. Bien qu’elles aient été souvent réduites
à la phonologie, elles présentaient des propositions sur l’ensemble du fonctionnement de la
langue, poétique et littéraire en particulier. Les six autres formulent des propositions pour
l’étude du tchèque et des langues slaves.
Je livre ci-dessous un bref aperçu des trois premières thèses sans m’attarder sur les détails.
La première thèse énumère quatre principes à l’élaboration d’une linguistique générale qui
ne soit pas seulement descriptive :

a) « […], la langue est un système de moyens d’expression appropriés à un but ».


b) « La meilleure façon de connaître l’essence et le caractère d’une langue, c’est l’analyse synchronique des
faits actuels qui offrent seuls des matériaux complets et dont on peut avoir le sentiment direct ».
c) « […] les méthodes comparatives doivent être utilisées d’une façon plus large ; c’est une méthode propre à
permettre de découvrir les lois de structure des systèmes linguistiques et de l’évolution de ceux-ci ».
d) « Dans les sciences évolutives, au nombre desquelles figure aussi la linguistique historique, on voit
aujourd’hui la conception de faits produits arbitrairement et au hasard – fussent-ils réalisés avec une

20
Histoire de la linguistique

régularité absolue – céder le pas à la notion de l’enchaînement selon des lois des faits évolutifs
(nomogenèse) ».
La deuxième thèse jette les premières bases de la phonologie pragoise : une théorie du mot
et une théorie syntaxique. Le son comme phénomène physique constitue l’objet de la
phonétique alors que le son considéré dans ses fonctions (le phonème) fait l’objet de la
phonologie.
La troisième thèse intitulée « Problèmes des recherches sur les langues de diverses
fonctions » présente d’abord la notion centrale de fonction de la langue et fait ensuite un
certain nombre de propositions sur respectivement les langues littéraire et poétique.

1.1.2. La notion de fonction linguistique


Le terme de « fonction » n’est pas défini précisément dans les textes de l’Ecole de Prague,
mais reçoit un sens implicite, à savoir la tâche assignée à un élément linguistique structurel
(classe, mécanisme) pour atteindre un but dans le cadre de la communication humaine. Ces
investigations ont débouché sur la mise en place d’une typologie ayant pour but la
description du fonctionnement de la langue comme un système de communication.

1.1.2.1. Les typologies fonctionnelles


K. Bühler (1879-1963), un psychologue allemand, définit en 1934 trois fonctions du
langage (cognitive, expressive, conative), lesquelles correspondent aux trois protagonistes
de la communication (monde, locuteur, interlocuteur).
(a) La fonction cognitive (ou fonction de représentation du monde) correspond à
l’utilisation du langage dans un but informatif (transmettre une information).
(b) La fonction expressive (ou fonction d’extériorisation) donne des renseignements sur les
états intérieurs, dispositions ou attitudes du locuteur.
(c) La fonction conative (ou fonction d’appel) a pour but d’influencer le destinataire ou de
produire des effets pragmatiques.
Dans l’analyse de Bühler, ces fonctions correspondent à des phénomènes grammaticaux
tels que les modes et les personnes.
Le reproche qui a été fait à cette classification c’est qu’elle ne distingue pas clairement
entre les deuxième et troisième fonctions : les deux sont en effet tournées vers le
destinataire.

21
Foued Laroussi

Roman Jakobson (1896-1982)


Roman Jakobson fait ses études à l’Institut des Langues orientales de Moscou puis à
l’Université de cette même ville. Sous son impulsion, se constitua un Cercle linguistique
de Moscou dont la première séance eut lieu en 1915. Cinq ans plus tard, en 1920, Jakobson
quitte la Russie ; Troubetskoy aussi. Jakobson s’installe en Tchécoslovaquie et enseigne à
l’université de Brno après avoir été conseiller culturel soviétique à Prague. En 1930, il y
soutient sa thèse de doctorat. En 1939, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis
conduit Jakobson, parce qu’il est juif, à partir en Scandinavie : il enseigne successivement
à Copenhague (Danemark), à Oslo (Norvège) et Upsal (Suède). L’invasion du Danemark et
de la Norvège par les troupes nazies en 1940 et les menaces contre la Suède l’ont obligé à
quitter la Scandinavie pour les Etats-Unis en 1941. Il enseigne à l’Ecole libre des Hautes
Etudes de New York. Il est alors l’initiateur du Linguistic Cercle of New York qui va
publier la célèbre revue Word. Il faut noter que son premier numéro (avril 1945) sera
consacré à l’article célèbre de Lévi-Strauss sur « L’analyse structurale en linguistique et en
anthropologie ».
En 1947, Jakobson est professeur à l’Université Columbia, de New York. En 1949, il passe
à celle de Harvard où il enseigne la langue et la littérature slaves. En 1957, il enseigne au
Massachusetts Institute of Technology. Jakobson est mort en 1982.
L’œuvre de Jakobson est considérable et multiforme. Sa bibliographie compte plus de 500
titres (livres, articles, textes divers). Ainsi tout compte rendu de celle-ci devient une tâche
ardue. Cependant, on peut dire que les trois quarts de ses travaux concernent la littérature
et la poésie.
Faute de place, il ne sera question, dans ce cours, que de son article « Linguistique et
poétique » figurant dans les Essais de linguistique générale (1963 : 209-248). Jakobson y
propose un schéma de la communication reposant sur six fonctions. Ce schéma a connu un
succès considérable dans la seconde moitié du XXe siècle, du fait de sa diffusion massive
dans l’enseignement de la langue et de la communication.
Aux trois éléments qui organisent la communication selon Bühler (monde, locuteur,
interlocuteur), Jakobson ajoute le message, le code et le contact entre les interlocuteurs.
Il propose alors les six fonctions suivantes :
(a) La fonction référentielle (cognitive pour Bühler) : l’énoncé dit le monde et accomplit « une visée vers le
référent » (p. 214).
(b) La fonction expressive ou émotive : elle « vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de
ce dont il parle » (p.214).

22
Histoire de la linguistique

(c) La fonction conative, orientée vers le destinataire : l’énoncé est destiné à agir sur l’interlocuteur.
(d) La fonction phatique : l’énoncé dit le contact entre le locuteur et l’interlocuteur, il s’agit d’un message
qui sert « essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit
fonctionne… » (p.217).
(e) La fonction métalinguistique : l’énoncé donne des renseignements sur la façon dont il est produit, sur le
code dans lequel il est produit. « Chaque fois que le destinataire et/ou le destinateur jugent nécessaire de
vérifier s’ils utilisent bien le code, le discours est centré sur le code : il remplit une fonction
métalinguistique (ou de glose). » (p. 217-218).
(f) La fonction poétique : l’énoncé constitue une production qui est dotée d’une valeur en tant que telle ; « la
fonction poétique met en évidence le côté palpable des signes » (p.218).
Jakobson précise qu’un message ne relève pas strictement d’une seule fonction, mais de
plusieurs, avec une dominante. Il existe une hiérarchie des fonctions dans les énoncés
produits.
En général, deux reproches sont faits à cette classification : 1) chacune des fonctions ne
s’appuie pas forcément sur des éléments structurels spécifiques du langage. Il est difficile
de trouver des critères proprement linguistiques pour différencier les fonctions. Soit les
deux énoncés suivants : « l’eau est un liquide incolore et inodore » et « in situ est une
locution adverbiale latine », ils ont la même structure mais aucune marque linguistique ne
permet de dire que le premier relève de la fonction référentielle alors que le second de la
fonction métalinguistique. 2) On retrouve aussi ces fonctions dans des systèmes de
communications non linguistiques ; ces fonctions ne sont donc pas spécifiques des langues
naturelles.

2. Le développement de la phonologie
Nicolas Sergueevitch Troubetskoy (1890-1938)
Son père était professeur de philosophie à l’Université de Moscou. A 13 ans, le fils étudiait
l’ethnographie finno-ougrienne, à 14 ans, il assistait à toutes les séances de la Société
ethnographique de Moscou et à 15 ans, il publiait ses deux premiers articles. A 17 ans, il
étudiait les langues paléo-sibériennes tout en s’intéressant à l’ethnologie, à la sociologie et
à la philosophie de l’histoire. Il entre à l’université de Moscou en 1908 mais aussitôt déçu
par le niveau « alchimique » de ces disciplines, il décide de suivre les cours de grammaire
comparée, car persuadé que c’était la seule branche des sciences humaines possédant une
méthode scientifique positive. En 1913, il décide de préparer sa thèse de doctorat sur le
futur en indo-européen, thèse qu’il soutiendra en 1916 (la même année où Bally et
Sechehaye publiaient le CLG de F. de Saussure). Plus tard, il sera chargé de cours à

23
Foued Laroussi

l’Université de Moscou où il enseigna le sanskrit. Il déclenche une polémique locale


lorsque, lors d’une conférence, il attaque un livre de Sakhmatov sur la reconstruction du
slave commun (l’ouvrage reflétait les positions des néo-grammairiens dans le domaine
slave). Troubetskoy oppose le point de vue de Schmidt (avec sa théorie de la propagation
des différences dialectales par ondes, en indo-européen, théorie connue sous le nom de
Wellentheorie).
Au même moment (en 1917) Serge Karcevski, linguiste russe formé à Genève depuis
1905, rentre à Moscou. Et l’influence de l’école de Saussure va s’ajouter à l’agitation née
de la conférence de Troubetskoy. Entre 1920 et 1922, ce dernier est à Sofia (Hongrie) où
on lui confie la chaire de linguistique indo-européenne. En octobre 1922, il est appelé à la
chaire de philosophie slave de l’Université de Vienne où il enseignera jusqu’en 1938. La
même année, il fut chassé par les nazis : interrogations, brimades et confiscations de tous
ses papiers par la Gestapo. Quelques mois après, il décède à l’hôpital d’une angine de la
poitrine.
A Vienne, depuis son arrivée, il prend contact avec Jakobson avec qui il est en
correspondance depuis 1920 (Jakobson étant à Prague). En 1928, les deux linguistes
entrent au Cercle linguistique de Prague ensemble. Et à partir de cette date, on constate le
passage graduel de Troubetskoy des problèmes de linguistiques historiques – la
reconstitution du slave commun, en particulier – aux problèmes de « logiques internes »
des systèmes, c’est-à-dire à la phonologie. C’est à celle-ci que seront consacrées les pages
qui suivent de ce chapitre.
Troubetskoy est connu comme celui qui a permis l’instauration et la synthétisation de la
phonologie en tant que discipline à partir des idées fondatrices de Saussure dans le CLG.
Son ouvrage intitulé Principes de phonologie (1939) est posthume, puisque publié un an
après sa mort ; il constitue une synthèse de la phonologie de l’Ecole de Prague. Les thèses
de Troubetskoy ont aussi donné à la phonologie une assise internationale non seulement en
Europe (Martinet, Gougenheim, par exemple) mais aussi outre-Atlantique (Bloomfield, par
exemple).

2.1. Phonétique et phonologie


Pour lui, c’est la signification qui permet de distinguer fondamentalement phonétique et
phonologie :

24
Histoire de la linguistique

« Ce qui caractérise particulièrement la phonétique, c’est qu’en est tout à fait exclu tout rapport entre le
complexe phonique étudié et sa signification linguistique » (1964 : 11)2.

Quant à la phonologie, elle « doit rechercher quelles différences phoniques sont liées, dans la langue
étudiée, à des différences de signification, comment les éléments de différenciation (ou marques) se
comportent entre eux et selon quelles règles ils peuvent se combiner les uns avec les autres pour former des
mots ou des phrases. » (ibid. : 11).
Les objets du phonéticien et du phonologue ne sont donc pas les mêmes : si le phonéticien
travaille sur « la face matérielle des sons du langage humain » (p.11), le phonologue, lui,
observe le son en tant qu’il remplit une fonction dans le système de la langue, fonction qui
est destinée à produire du sens.

2.2. La définition du phonème


Saussure définit le phonème dans le CLG comme la somme des impressions acoustiques et
articulatoires, de l’unité entendue et de l’unité parlée. C’est une définition naturelle du
phonème qui repose sur des observations d’ordre physique et non fonctionnel. Mais il
revient à Troubetskoy la formulation rigoureuse de la distinction entre son et phonème.
L’auteur en fera la base de ses Principes de phonologie (1939). Dans son article « La
phonologie actuelle », in Pariente, 1969, 143-164 (première publication en juillet 1932,
Vienne), il écrit ceci :

« La phonétique actuelle se propose d’étudier les facteurs matériels des sons de la parole humaine : soit les
vibrations de l’air qui leur correspondent, soit les positions et les mouvements des organes qui les produisent.
Par contre, ce que veut étudier la phonologie actuelle, ce ne sont pas les sons, mais les phonèmes, c’est-à-dire
les éléments constitutifs du signifiant linguistique, éléments incorporels, puisque le signifiant lui-même est
incorporel (d’après F. de Saussure). » (p.148).

Dans Principes de phonologie, il définit le phonème comme « l’unité phonologique qui, au


point de vue d’une langue donnée, ne se laisse pas analyser en unités phonologiques encore
plus petites et successives » (p.37). C’est « la plus petite unité phonologique de la langue
étudiée » (pp. 37-38) ; il s’agit d’un « concept avant tout fonctionnel » (p.49). Il n’y a pas
de correspondance nécessaire entre les sons et les phonèmes. Plusieurs sons peuvent être la
réalisation d’un même phonème, on parle alors de variante. En français, on peut prononcer
le phonème /r/ de trois manières différentes, que l’on notera par trois signes phonétiques

2
On réfère ici à l’édition de 1964 (traduction française de J. Cantineau), Klincksieck.

25
Foued Laroussi

différents : le /r/ apical (dit roulé), noté [r], le /r/ uvulaire (dit grasseyé), noté [R] et le /r/
central, noté [Я ]. On dit alors que [r], [R] et [Я] sont des variantes du phonème /r/.

2.3. Les relations entre les phonèmes


La fonction linguistique des phonèmes se manifeste dans le cadre général de l’opposition
phonologique distinctive. Il s’agit d’une « différence phonique susceptible de servir dans
une langue donnée à la différenciation des significations intellectuelles » (1964 : 148). Par
exemple, en français, on peut parler d’opposition distinctive entre les phonèmes /m/ et /b/
quand ils servent à distinguer les suites de sons [muS] et [buS], et donc les mots
« mouche » « bouche » qui ont des significations différentes. Il s’ensuit qu’une opposition
entre deux phonèmes qui n’aurait pas cette fonction distinctive au niveau du sens ne serait
pas pertinente. On parle alors d’opposition non distinctive.
Pour Troubetskoy, le système phonologique d’une langue est fondé sur les relations
d’opposition entre les phonèmes, et non sur leur principe de description. Il définit deux
types d’opposition phonologique, la corrélation et la disjonction. La corrélation oppose des
couples de phonèmes qui possèdent ou ne possèdent pas la propriété de sonorité (trait dû à
la vibration des cordes vocales). En français, par exemple, vont s’opposer: /p/ et /b/, /t/ et
/d/, /k/ et /g/, les premiers étant des consonnes sourdes, les seconds des consonnes sonores.
Quant à la disjonction, elle concerne des couples de phonèmes qui s’opposent sans former
un couple de corrélation : les phonèmes : /a/ et /u/ ou /p/ et /l/ sont disjoints, car ils ne
s’opposent pas sur la possession d’un trait particulier.

2.4. La neutralisation des phonèmes


La neutralisation des phonèmes constitue l’un des principes fondamentaux du système
phonologique. Elle peut être un fait de structure, à savoir que chaque langue n’utilise pas
complètement le système des oppositions, ce qui réduit les possibilités d’utilisation de
certains phonèmes.
Dans les possibilités où le phonème est impossible, il n’y a pas d’opposition distinctive
possible avec un autre phonème. Il y a aussi des neutralisations contextuelles, dues à
l’entourage phonologique de certains phonèmes. Sans entrer trop dans les détails, on peut
donner comme exemple la neutralisation assimilative (ou assimilation) qui implique la
modification d’un phonème au contact avec un autre phonème, les deux ayant des traits
articulatoires communs : en français, dans absurde, le /b/ devient /p/ devant /s/, les
phonèmes [p] et [b] étant deux consonnes occlusives.

26
Histoire de la linguistique

2.5. Les groupements de phonèmes


Si chaque langue possède des lois régissant le groupement de ses phonèmes (la
combinaison), il existe un type de combinaison qui est universellement admis : la
combinaison phonème consonantique + phonème vocalique. Pour Troubetskoy, l’une des
tâches de la phonologie consiste à décrire le système de combinaison spécifique à chaque
langue selon une méthode qui repose sur la prise en compte, d’un point de vue
phonologique, d’une « unité de cadre » plus large qui est le morphème ou le mot. Le
phonologue étudie les combinaisons de phonèmes à l’intérieur d’une unité signifiante
(contrairement au phonème isolé qui n’est pas porteur de signification), en vertu du
principe fondateur de la phonologie qui est de prendre en compte « la signification
intellectuelle » du système phonologique d’une langue.
La méthode que Troubetskoy met en place pour l’étude de ces formes est la suivante :
« On doit d’abord rechercher quels phonèmes peuvent se grouper dans la position en question et quels
phonèmes s’excluent réciproquement. Ensuite on doit établir dans quel ordre de succession ces phonèmes se
trouvent l’un à côté de l’autre dans la position susdite. Et troisièmement on doit aussi indiquer le nombre des
termes de chaque groupement de phonèmes admis dans la position en question » (1964 : 272).

3. La glossématique (Louis Hjelmslev)


Louis Hjelmslev est né en 1899. Fils d’un professeur de mathématiques, il suit les
enseignements de Holger Pedersen, un comparatiste et néogrammairien. En 1921, il étudie
en Lithuanie et en 1923 à Prague. En 1926-1927, il est à Paris pour suivre les cours
d’Antoine Meillet. En 1937, il prend la succession de son maître Pedersen dans sa chaire
de linguistique comparée à l’université de Copenhague.
Mais, sur le plan international, Hjelmslev est surtout connu par la théorie de la
glossématique qu’on pourrait définir, dans un premier temps, comme une approche
mathématique du langage. L’exemple stimulant du Cercle linguistique de Prague et son
succès au Congrès de La Haye (1928) ont sans doute incité Hjelmslev à créer le Cercle
linguistique de Copenhague, en 1931, en compagnie de son compatriote Viggo Bröndal
(1887-1942). A partir de 1939, Hjelmslev dirige la revue Acta Linguistica, fondée par
Bröndal. Ses recherches sont marquées par la recherche d’une conceptualisation théorique :
en 1943, il publie les Prolégomènes à une sciences du langage et, en 1963, Le Langage. Il
y développe la thèse selon laquelle les changements linguistiques ne seraient dus ni à la
nécessité des lois phonétiques (thèse néo-grammairienne), ni à des causes sociales (thèse

27
Foued Laroussi

développée par A. Meillet), mais seraient principalement imputables à la modification des


relations logiques qui régissent l’économie des éléments d’un même système. Hjelmslev
est mort en 1965.

3.1. L’axiomatisation
Il développe une théorie qui se présentera comme une axiomatisation des principales
conceptions du CLG. Il analyse la langue comme un ensemble de fonctions (au sens
mathématique), ou de rapports entre différentes variables du même processus :

« On doit affirmer que chaque processus peut être analysé en un nombre limité d’éléments qui servent
constamment dans différentes combinaisons […]. En se basant sur cette analyse, il devrait être possible de
ranger ces éléments en classes, selon leurs possibilités de combinaison. Et il devrait en outre être possible de
faire un compte général et exhaustif des combinaisons possibles » (1935 : 2).

3.2. Schéma / usage et contenu / expression


A la dichotomie langue/parole de Saussure, Hjelmslev substitue l’opposition schéma/usage
en y introduisant un troisième terme : la norme, comprise comme une généralisation
collective de l’usage. Cette tripartition suggère une nouvelle conception de la constitution
d’un idiome (dans le sens : norme/usage/schéma). Il réexamine aussi la théorie du signe
linguistique chez Saussure ; pour Hjelmslev, le signe constitue une fonction à deux
variables (le signifié qu’il redéfinit comme contenu, le signifiant comme expression). Dans
cette perspective, la « forme » linguistique se conçoit sur le mode d’un réseau de relations
déterminées entre les « pièces du jeu d’échec ». On sait que cette métaphore est souvent
faite par Saussure.

3.3. La question du sens


Pour rendre compte de la forme du contenu, Hjelmslev fait observer que toute langue
constitue un prisme formel qui opère une certaine découpe de la réalité (qui relève de la
substance). L’exemple de la délimitation du spectre des couleurs dans divers idiomes
demeure emblématique de la pertinence de cette thèse. Si la discrimination perceptive
constitue un invariant de l’espèce humaine, il reste que les différents idiomes
conceptualisent de manière spécifique la diversité chromatique (liée à la perception des
couleurs).

28
Histoire de la linguistique

De manière générale, Hjelmslev conçoit la théorie du langage dans les termes d’une
« algèbre de la langue, qui opère avec des entités sans nom, i.e. avec des entités
arbitrairement nommées et qui n’ont pas de désignation naturelle. Abstraite dans son
principe, la théorie doit être indépendante de toute expérience ; « les faits expérimentaux
ne peuvent jamais renforcer la théorie même, mais seulement son applicabilité ». La
théorie est essentiellement prédictive, car elle « doit servir à prédire […] n’importe quel
texte composé dans n’importe quelle langue », elle est susceptible d’une application « à
des langues qui ne sont peut-être jamais réalisées et dont certaines ne se réaliseront peut-
être jamais ».
La glossématique est donc caractérisée par une forte volonté de théorisation et de
conceptualisation. Ce courant exercera une grande influence sur le développement de la
sémiotique européenne et nord-américaine. En France, il suscitera le fonctionnalisme de
Martinet, et sera l’une des références majeures de l’école de Paris.

4 Le structuralisme américain
4.1. Edouard Sapir (1884-1939)
Sapir est Germano-Américain, né à Lauenbourg, et venu aux Etats-Unis à l’âge de cinq
ans. Il a fait toutes ses études à New York, et les a achevées à l’Université de Columbia où
voulait se préparer à une carrière de germaniste (1900-1904). Là il fait la connaissance de
l’ethnologue et linguiste Franz Boas (1858-1942), l’un des grands maîtres de la
linguistique comparée, et va suivre ses cours, ce qui va radicalement modifier son
itinéraire. En 1909, il obtient son Ph. D. (doctorat de philosophie). Mais dès 1907-1908, il
travaille comme ethnologue à l’Université de Californie où il prend contact avec la langue
amérindienne yana. De 1908 à 1910, il enseigne à l’Université de Pennsylvanie, où il
s’intéresse à une autre langue, le païute. A 26 ans, de 1910 à 1925, il devient le directeur
du Département d’Anthropologie du Canadian National Museum d’Ottawa où il a
l’occasion d’étudier d’autres langues amérindiennes, le nootka, l’athabaskan et le tlingit.
Il participe à plusieurs expéditions ethnographiques et fait de longs séjours parmi les tribus
indiennes. De 1925 à 1931, il enseigne l’anthropologie et la linguistique à l’Université de
Chicago, puis de 1931 à 1934, à l’Université de Yale. Il meut en 1939, à 55 ans.
Outre ses publications sur les langues amérindiennes, en 1921, il publie son ouvrage
Language (traduit en français en 1953, Payot), ouvrage qui reste l’un des traités
fondamentaux de la linguistique de la première moitié du XXe siècle.

29
Foued Laroussi

Sapir est l’un des grands spécialistes de la linguistique amérindienne. Les langues
amérindiennes ont joué un grand rôle dans l’élaboration de sa théorie de linguistique
générale, mais c’est à cette théorie même qu’il doit la place qu’il occupe parmi les
linguistes du XXe siècle.

4.1.1. Sa conception du phonème


Dès 1921, on trouve chez Sapir à peu près tous les éléments constitutifs du concept de
phonème. Il oppose description phonétique et description phonologique. Il écrit à ce
propos :

« Je découvris qu’il était difficile ou impossible d’apprendre à un Indien à établir des distinctions phonétiques
qui ne correspondaient à rien dans le système de son langage, même si ces distinctions frappaient nettement
notre oreille objective ; mais que des variations phonétiques subtiles, à peine perceptibles, étaient aisément et
rapidement traduites en écriture, à condition qu’elles puissent se rapporter exactement aux caractéristiques de
son système indien. En regardant mon interprète nootka transcrire son langage, j’ai eu souvent la sensation
bizarre qu’il transcrivait le flot idéal d’éléments phonétiques qui lui parvenait, assez peu exactement d’un
point de vue objectif, comme étant pour lui l’esprit même des bruits tangibles de la parole. »

En 1925, il appellera les unités de ce système sounds-patterns ou points in the pattern


(Linguistique, p. 148). A la page 31 de cet ouvrage, il nomme les réalités psychologiques
« des positions phonétiques » qu’il différencie des sons réels du continuum physique, ces
positions phonétiques sont séparées, ce qu’il appelle des « barrières psychologiques » ou
par une certaine « distance » ou « isolement » « psychologique ». Il entend par ses
expressions le sentiment linguistique de ce qu’on nommera plus tard l’opposition
distinctive entre deux phonèmes.
Il a aussi nettement conscience de la notion du trait pertinent opposé « aux variations
phonétiques purement mécaniques » (p.168) et également des notions corrélatives
d’opposition de structure (pattern), de fonction, de système.

4.1.2. Forme et fonction


Il définit le concept de forme exclusivement par rapport aux structures grammaticales :
l’ordre des mots, l’affixation sous toutes ses formes, la composition, l’alternance vocalique
ou consonantique, le redoublement, l’accent tonique. Il constate qu’il n’y a pratiquement
jamais de corrélation univoque entre une forme et une fonction. « Le système [des formes]
est une chose et l’utilisation de ce système [pour marquer des fonctions] en est une autre »

30
Histoire de la linguistique

(Le Langage, p. 59). Pour lui, la linguistique est l’étude des formes. « Nous sommes obligé
de conclure que la forme linguistique peut et doit être étudiée en tant que système, en
faisant abstraction des fonctions qui s’y rattachent » (Ibid., p. 60).

4.1.3. La typologie ou le classement des langues


Sur ce point, l’approche de Sapir a marqué une date dans le domaine du classement des
langues indépendamment de tous rapports génétiques. C’est une typologie complexe qui
fait intervenir la nature des concepts exprimés par une langue (concrets, dérivationnels,
relationnels concrets, relationnels purs), le degré de complexité possible ou non dans la
formation des mots… L’intérêt de cette construction (qui trouve des langues de type
isolant, faiblement synthétique, synthétique et polysynthétique, des langues agglutinantes
et des langues de types flexionnels variés, des langues symboliques et des langues
fusionnantes) réside peut-être moins dans la construction même que dans les perspectives
qu’elle ouvre dans les recherches typologiques. Son approche tourne le dos aux vieilles
classifications simplistes fondées sur un seul critère généralement morphologique, et de
plus en plus ethnocentrique ; elle propose, pour le classement des langues, une grille à
entrée multiples. La tentative théorique la plus importante et la plus complète, dans ce
domaine, est celle d’André Martinet (chap. 3 de Langue et fonction, p.83-124) qui se
présente comme un dépassement, mais fondé de bout en bout sur une assimilation
approfondie de Sapir. Martinet note ceci : la « typologie de Sapir, publiée vers 1920 a
mérité notre admiration et doit être encore considérée comme la base de référence à tout
essai de typologie » (Ibid. p.84). (il faut signaler que ces propos de Martinet concernent les
années 1961-1969).

4.1.4. L’hypothèse de Whorf


L’œuvre de Sapir a connu un regain posthume d’actualité sous la forme que lui a donnée
« l’hypothèse de Whorf » : selon cette théorie, toute langue manifeste une analyse du
monde extérieur qui lui est spécifique, qui impose au locuteur une façon de voir et
d’interpréter ce monde, un véritable prisme à travers lequel il est contraint de voir ce qu’il
voit. Whorf semble avoir ignoré que ces thèses avaient déjà été développées par Humboldt
plus de cent ans auparavant.
Whorf est allé loin, mais Sapir lui-même connaissant bien l’œuvre de Humboldt, tout en
répétant l’avertissement de son maître Franz Boas (la nécessité de respecter toujours dans
les descriptions la « forme intérieure » de chaque langue au lieu de les décalquer sur les

31
Foued Laroussi

descriptions du latin ou de l’anglais, et sur la nécessité de toujours tenir compte des


corrélations étroites existant entre langue et culture), il franchissait déjà la limite : « le
langage est un guide de la réalité sociale ». Les hommes ne vivent pas seulement dans le
monde objectif ni dans celui de l’activité sociale dans le sens ordinaire de cette expression,
mais ils sont soumis, dans une large mesure aux exigences de la langue particulière qui est
devenue le moyen d’expression de leur société. Le monde réel est pour une large part,
inconsciemment fondé sur les habitudes linguistiques du groupe. Il n’existe pas deux
langues suffisamment similaires pour que l’on puisse les considérer comme représentant la
même réalité sociale.
On peut donc conclure de l’hypothèse Sapir-Whorf que le langage conditionne, pour un
temps donné, la façon de voir le monde.

4.1.5. Le langage, un produit de la culture


Pour Sapir, le langage est un produit de la culture et non une fonction biologique. « La
parole est un héritage purement historique du groupe, le produit d’un usage social de
longue date » (Le langage, p.8). Cette approche sociologique du langage va préparer
également à la naissance du courant sociolinguistique.
L’influence de Sapir sur la linguistique américaine a été grande sans commune mesure
avec celle de Bloomfield du vivant des deux linguistes. A maintes reprises, lorsque Sapir
polémique contre le descriptivisme anti-mentalisme, il vise essentiellement Bloomfield.

4.2. Léonard Bloomfield (1887-1949)


Né à Chicago, il fait ses études à Harvard et à l’université de Chicago où il obtient son
doctorat en 1909. Il enseigne dans plusieurs établissements universitaires. En 1940, il
succède à Sapir, pour l’enseignement de la linguistique, à Yale. Mais à partir de 1946, une
maladie l’écarte de toute activité scientifique, jusqu’à sa mort, en 1949.
Bloomfield a influencé la linguistique américaine jusqu’en 1955 environ. Professeur
d’allemand puis de linguistique générale à l’université de Chicago, il s’intéresse à l’indo-
européen et aux langues amérindiennes. Son ouvrage principal de référence est Le
Langage, publié en 1933, mais certaines idées exprimées dans cet ouvrage avaient déjà fait
l’objet d’un ouvrage intitulé : Introduction of The Study of Language, publié en 1914.

32
Histoire de la linguistique

4.2.1. Mentalisme et mécanisme


Influencé par le behaviorisme, Bloomfield refuse la conception mentaliste du langage pour
envisager une conception nettement mécaniste : le comportement, et, en particulier le
comportement linguistique est constitué d’un ensemble de réponses. Pour lui, esprit,
volonté, conscience ne sont que des « configurations de succession du monde matériel »,
des mouvements corporels.

4.2.2. Une approche behavioriste


Son approche est influencée par la psychologie behavioriste, laquelle explique le
comportement humain à partir de données externes, sans recours à des données internes qui
ne seraient que des illusions. Pour Bloomfield, le langage est un comportement et peut
donc être étudié de manière externe. Il applique au langage le célèbre schéma stimulus-

réponse qu’il formule comme suit : S-r-s-R (S est le stimulus externe qui pousse

quelqu’un à produire la parole r, cette réponse linguistique constitue pour l’auditeur un

stimulus s qui provoque en retour une réponse R). On peut symboliser les deux moyens
humains de répondre à un stimulus par ces deux schémas :
Réaction sans parole : S → R
Réaction avec parole (qui se fait par l’intermédiaire du langage) : S→ r → s → R
Il est important de noter que S et R sont des « événements pratiques » appartenant au
monde extralinguistique ; seuls r et s constituent l’acte linguistique que Bloomfield appelle
« discours ».

4.2.3. Le primat de la description


A partir de ce schéma, Bloomfield élabore un programme descriptif. Considérant que
l’explication des phénomènes langagiers n’est pas encore possible, il présente son
descriptivisme comme un choix méthodologique, ce qui le conduit à refuser tout
historicisme ou fonctionnalisme (ce qui le distingue de Sapir, comme on vient de voir). Les
formes du langage étant observées de l’extérieur, il ne faut ni prendre en compte leur
évolution historique ni la fonction qu’elles remplissent dans le système. Le descriptivisme
de Bloomfield implique aussi la mise à l’écart de la signification ; il refuse la conception
mentaliste du signifié, c’est-à-dire la présentation saussurienne du signifié comme concept.
Pour lui, le signifié est l’ensemble des événements pratiques auxquels est lié un énoncé ; sa

33
Foued Laroussi

description est donc considérée comme impossible car la saisie de cet ensemble est
impossible.
Etudier une langue, c’est donc réunir un corpus, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés
effectivement émis, dans le but de faire apparaître des régularités formelles, sans prise en
compte de l’aspect sémantique. Le seul concept considéré comme valide dans l’analyse est
celui du contexte linéaire ou d’environnement.

4.2.4. Les unités de la langue


Sa réflexion sur la signification l’amène à énoncer ce qu’il appelle « le postulat
fondamental de la linguistique » :
« Dans certaines communautés (communautés linguistiques) certains énoncés sont semblables par la forme et
la signification. Cette qualité des formes du discours est acquise au prix de la rationalité […]
Notre postulat fondamental implique que chaque forme linguistique a une signification
constante et spécifique. » (1933 : 137).
On comprend que la signification n’est pas mise en dehors du champ de la linguistique,
mais sert d’appui pour une hypothèse fondamentale sur le fonctionnement du langage. A
partir de cela, Bloomfield propose une description de ce qu’il appelle formes linguistiques
et constituants, deux concepts centraux de sa théorie. Les formes linguistiques sont les
unités de signal (ou formes de signal), lesquelles prononcées par les locuteurs, suscitent
des réponses à une situation.
Il distingue les formes lexicales et les formes grammaticales.
Une forme lexicale est une combinaison de phonèmes qui possède un sens stable dans une
communauté linguistique (sa terminologie varie parfois, puisqu’il parle aussi de signal
lexical ou de forme phonétique). Cette notion de forme lexicale est une manière de
concevoir à l’intérieur d’une approche behavioriste, ce qu’une autre tradition appellerait le
mot.
Une forme grammaticale est une combinaison de taxèmes (un taxème est un trait de
disposition grammaticale), (il emploie parfois, à partir du mot taxème, l’expression forme
tactique pour forme grammaticale). Comme le phonème, le taxème ou trait de disposition
grammaticale peut être un élément autonome :

« Les traits de disposition grammaticale apparaissent sous des combinaisons variées, mais on peut
généralement les isoler et les décrire séparément. Un trait simple de disposition grammaticale est un trait

34
Histoire de la linguistique

grammatical ou taxème. Un taxème est à la grammaire ce qu’un phonème est au lexique – c’est-à-dire la plus
petite unité de forme. » (1933 : 157).

Le segment Run !, par exemple, résulte de la combinaison de deux taxèmes, l’exclamation


et l’infinitif, isolables et descriptibles séparément.
Bloomfield met également en place la notion de constituant qui est à la base de la
procédure d’analyse en constituant immédiat (ACI) telle qu’elle sera développée par ses
successeurs, en particulier par Z. Harris. Un constituant est un élément qui est commun à
des formes complexes :
Pour lui, certaines formes linguistiques ont des ressemblances phonétiques et sémantiques
avec d’autres formes : par exemple, John courait, John tombait, Bill courait, Bill tombait ;
Jonny, Billy dansant, jouant…
Dans ces exemples, on peut dire que John et Bill sont des constituants, de même que
courait, tombait, le diminutif –y, le morphème –ant. La notion d’inclusion de constituant
simple à l’intérieur des formes complexes est à la base de la conception hiérarchique de la
phrase en constituant immédiat.
Bloomfield définit la grammaire d’une langue comme un système d’arrangement des
formes linguistiques. Cette conception va largement influencer ses successeurs.

35
Foued Laroussi

III Les courants formels


1. Le distributionnalisme (Zellig Sabbetai Harris 1909-1992))
Harris est né à Balta (Russie) en 1909 et arrive en Russie en 1913. En 1930, il obtient son
bachelor of art à l’Université de Pennsylvanie, celui de master of art, en 1932 et son Ph.
D. en 1934. A cette même université, il est assistant de 1931 à 1938. Il assume la même
tâche à l’université du Michigan, parallèlement. Pendant plus de trente ans, il enseigne à
l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie.
On a tendance à réduire Harris à l’un de ses ouvrages, le plus célèbre, Methods in
Structural Linguistics (University of Chicago, 1947) parce qu’il constitue en quelque sorte
le traité classique de linguistique distributionnelle. Il faut aussi ajouter Mathematical
Structure of Language (traduit en français en 1971).

1.1. Les objectifs de la linguistique distributionnelle


La linguistique distributionnelle doit montrer, à partir de l’observation d’un corpus fini
d’énoncés naturels, que le système de la langue fonctionne selon des régularités
démontrables. Il s’agit de généraliser une méthode pouvant rendre compte du
fonctionnement du langage. Son travail inclut le problème des exceptions, phénomènes qui
ne pourraient pas entrer dans les règles générales déduites du traitement des énoncés.
Pour résoudre ce problème, il maintient le principe de règles générales et propose de faire
des exceptions « des combinaisons particulières de règles générales de la grammaire »
(1971 : 193). Aussi envisage-t-il d’inverser le rapport particulier-général.
Quelle que soit l’explication qu’il donne, la notion de généralité est maintenue, c’est une
notion centrale dans la linguistique de Harris.

1.2. Les méthodes de la description linguistique


La description linguistique se fait en deux temps : 1) l’inventaire des unités structurales de
la langue, 2) la détermination des règles concernant leur mise en application (c’est-à-dire
leur distribution, concept que Harris formalise et qui donnera son nom au courant qu’il
initie). Harris systématise la mise à l’écart, à l’intérieur de l’analyse linguistique, des
notions de fonction et de signification, la seule relation considérée comme pertinente est la
distribution, présentée comme la « recherche la plus importante de la linguistique
descriptive » (Ibid. p.5).

36
Histoire de la linguistique

Il existe deux plans dans la langue, le plan des éléments phonologiques et celui des
éléments morphologiques : tout énoncé peut être décrit comme combinaison d’éléments
phonématiques et d’éléments morphématiques.

1.2.1. Les unités de la langue


Pour isoler les éléments phonématiques, il faut segmenter la chaîne sonore. Il s’agit de
comparer des énoncés en mettant en évidence leurs ressemblances. Par exemple, les deux
énoncés : Can’t do it et Cameras cost too much possèdent le même segment initial Ca.
Même constat pour le segment final dans les énoncés : He’s in et That’s my pin. Il n’est pas
question de parler de ressemblance sémantique, mais de ressemblance formelle, pouvant
permettre une substitution. Dans ces exemples, « Ca » et « in » sont substituables sans
changement. Le principe de la segmentation est donc uniquement formel, la signification
n’entre pas en ligne de compte. Le résultat est la production de classes de segments, ceux-
ci étant définis par la totalité de leurs positions dans la chaîne parlée. Cette procédure est
différente de celle mise en place par la tradition phonologique européenne qui isole les
phonèmes sur la base d’une distinction sémantique : /p/ et /b/ sont des phonèmes distincts
parce qu’ils permettent de distinguer entre pain et bain.

Aussi pour les éléments morphématiques, Harris propose une définition qui ne tienne pas
compte du sens. Il faut signaler ici que le sens américain du terme morphème est différent
de celui qui a cours en Europe ; il s’agit d’un équivalent approximatif du signe
linguistique.

1.2.2. La distribution
La notion de distribution repose sur celle d’environnement. Soit un élément A : dans un
énoncé, il est environné d’éléments à sa droite et à sa gauche, appelés des co-occurents.
Ceux-ci constituent la sélection de A dans l’énoncé en question. Harris donne l’exemple
suivant : I tried, noté phonétiquement [ay#trayd]. Il explique :

« l’environnement du phonème /a/ consiste en l’ensemble des phonèmes /tr—yd/, ou, si les intonations
phonémiques sont prises en compte, /tr—yd/ : plu /./, ou plus complètement /ay#tr—yd/ » (1947 : 15).

37
Foued Laroussi

Sur le plan morphémique, l’environnement du morphème try est I—ed. La somme de tous
les co-occurrents de A observés dans les énoncés recueillis dans un corpus constitue la
distribution de A. Harris donne du concept la définition suivante :
« La distribution d’un élément est la somme de tous les environnements dans lesquels il apparaît, c’est-à-dire
la somme de toutes (différentes) positions (ou occurrences) d’un élément relatives à l’occurrence d’un autre
élément » (Ibid : 16).
On peut également définir la distribution au moyen d’une autre opération, à savoir la
substitution : si un élément A peut se substituer à B dans les mêmes environnements, on dit
que A et B ont la même distribution. Substitution et distribution sont donc étroitement
liées.

1.3. Du distributionnalisme au transformationnalisme


Dans une deuxième phase de sa recherche (dans les années 60), Harris s’intéresse aux
plans de la phrase et du discours.

« Dans tout matériel linguistique, les unités, ou du moins les segments initiaux, peuvent être ordonnés
linéairement. Chaque discours est une séquence de phonèmes. De façon plus précise, cela revient à dire que
chaque morphème est une séquence de phonèmes, chaque mot une séquence de morphèmes, chaque phrase
une séquence de mots, et chaque discours une séquence de phrases » (1971 : 10).
On obtient le schéma suivant : Phonème→morphème→mot→phrase→discours.
Son projet distributionnel est renouvelé par la notion de transformation. Conformément à
la méthode descriptive appliquée aux unités de la langue et à leur relation distributionnelle,
il part de l’observation des phrases pour proposer ensuite une formalisation possible. Il ne
cherche pas à rendre compte de la totalité des phrases productibles, mais à distinguer les
combinaisons de segments formant des phrases acceptables de celles qui n’en forment pas.
Pour lui, « toutes les combinaisons d’éléments ne constituent pas un discours ».

1.3.1. La notion de transformation


La notion de transformation répond à une question concernant les relations entretenues
entre les phrases et non sur leur construction.
« Notre méthode comporte tout d’abord une théorie des relations entre les phrases. Cette approche de la
grammaire consiste à se demander en premier lieu, non pas comment les phrases sont segmentées […] mais
comment les phrases sont reliées entre elles. La relation de bases qui se trouve établie ici joue entre les
schémas de phrases qui exigent les mêmes choix de mots pour fournir des phrases acceptables » (Ibid. : 55-
56).

38
Histoire de la linguistique

Les phrases d’une langue peuvent être analysées et classées à partir de quelques opérations
formelles appliquées aux structures de phrases dites de base (en anglais kernels, « phrases-
noyaux »). Par exemple, la phrase suivante : Cette théorie a été conçue par un
astrophysicien peut être analysée comme la transformation passive de la phrase
originelle : Un astrophysicien a conçu cette théorie. Cette procédure permet de rendre
compte de la production de phrases complexes en les décomposant en phrases simples. Soit
la phrase : Jean informe que le train est arrivé peut se décomposer en : Jean informe ; le
train est arrivé, qui produisent la phrase complexe par subordination. Harris propose une
typologie de douze transformations possibles (transformation passive, subordination,
substitution pronominale…).
Ce travail ne peut se faire sur toutes les phrases de la langue, et il n’est pas question pour
Harris de proposer une description exhaustive des phrases d’une langue, et encore moins
un modèle abstrait de génération exhaustive des phrases (projet qui sera plus tard celui de
Chomsky) ; il s’agit de ramener la diversité et la complexité apparentes des phrases à des
combinaisons de phrases simples qui, elles, sont en nombre fini. Pour lui, la transformation
est un outil d’ordonnancement de la langue.

1.4. L’analyse du discours (discours analysis)


C’est Harris qui invente l’expression analyse du discours dès 1952 dans un article de la
revue Language intitulé « Discours analysis » (traduit en français en 1969). Son
programme de « discours analysis » est riche de deux projets : d’une part, l’analyse
formelle des textes (qui sera développée par d’autres sous le nom de linguistique textuelle)
et, d’autre part, l’analyse sociale des productions verbales, c’est-à-dire la prise en compte
des éléments extralinguistiques. La méthode qu’il propose est celle des classes
d’équivalence. Soit les énoncés suivants :

Ici, les feuilles tombent vers le milieu de l’automne


Ici, les feuilles tombent vers la fin du mois
Les premiers froids arrivent après le milieu de l’automne
Nous commençons à chauffer après la fin du mois d’octobre.

On dit que le milieu de l’automne et la fin du mois d’octobre sont équivalents car ils
apparaissent dans le même environnement. On fait le même constat pour Les premiers

39
Foued Laroussi

froids arrivent et Nous commençons à chauffer. Ces éléments sont dits appartenir à la
même classe d’équivalence.
L’analyse de discours de Harris a pour but de montrer que les phrases ne s’enchaînent pas
arbitrairement, qu’il existe une grammaire de cet enchaînement, différente de la grammaire
de la langue, mais dont l’analyse distributionnelle peut rendre compte.

Kenneth Pike : la tagmémique


Kenneth Pike (1912-2000) compte aussi parmi les successeurs de Bloomfield. Mais
contrairement à la démarche de Harris, il a choisi, lui, de prendre en compte la dimension
fonctionnelle et sémantique. Sa position, exprimée dans ce qu’il nomme la tagmémique se
présente comme opposée au strict distributionnalisme harrissien.
Linguiste, anthropologue mais philosophe aussi, Pike exprime deux points de vue sur les
événements humains : 1) un point de vue externe, formel, qu’il appelle étique. 2) un point
de vue interne, sémantique, intégrant l’interprétation des événements d’après leur fonction
dans le monde, c’est le point de vue émique.
Il considère que le point de vue étique ne doit servir que de point de départ à une
investigation émique des événements humains, et de productions langagières. De cela, naît
la tagmémique, de tagmème, qui constitue l’objet central de sa théorie. On peut parler
d’une linguistique qui intègre à la phonologie la fonction et la signification.
Pike considère que le langage ne peut être conçu comme un système autonome, observable
sans recours à ses extérieurs. Le langage est d’abord un comportement humain avec tout ce
que cela implique de relations avec les autres domaines de l’activité humaine. Ici Pike
assume entièrement la démarche behavioriste de son prédécesseur L. Bloomfield.
Cependant, selon lui, la linguistique doit s’inspirer des autres sciences humaines telles que
la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie.

2.1. Les postulats de la linguistique de Pike


Pike énonce 4 postulats universaux pour tout comportement humain. Faute de place, je ne
peux détailler ici ces postulats, je me contente donc de les énoncer brièvement :
1) Tout comportement intentionnel, incluant le langage, est divisé en unités. L’unité
distinctive de tout comportement est le behaviorème.
2) Les unités se produisent en contexte ; celui-ci affecte la forme : les phrases doivent
toujours être examinées en contexte car le choix du type de discours affecte les unités
dont le discours est composé. La tagmémique ne prend en compte que les formes

40
Histoire de la linguistique

actuelles (actual forms), c’est-à-dire authentiques. Autrement dit, le raisonnement sur


des formes impossibles est refusé par la théorie de Pike.
3) Les unités sont organisées hiérarchiquement : des unités plus petites se manifestent
comme des parties d’unités plus grandes. Les unités de la hiérarchie grammaticale sont
le morphème (racine), le groupe de morphèmes (stem), le mot, l’expression (phrase), la
proposition (clause), la phrase (sentence), le paragraphe, le discours monogal,
l’échange dialogué et la conversation dialoguée. Le langage possède une structure
trimodale (trimodal structure), saisissable aux plans de la phonologie, de la grammaire
et de la référence (celle-ci inclut la pragmatique et la théorie des actes de langage).
4) Tout item peut être vu selon différentes perspectives ; il en définit trois : 1) la
perspective statique définit l’item en particule (les mots isolés – discrets, individuels –
ont par exemple des particules) ; 2) la perspective dynamique définit l’item en vagues.
Les items s’imbriquent les uns dans les autres, ils arrivent donc en vagues ; 3) la
perspective relationnelle concerne les relations des unités dans le système. Une série
totale de relations et d’unités dans ces relations est appelée un champ (field). Les mots
qui sont reliés les uns aux autres en langue s’inscrivent dans un champ ; trouvés dans
un contexte, on dit qu’ils s’inscrivent dans un champ de discours (discourse-field).

2.1.1. Le tagmème
Pike définit l’unité comme l’association du trait (feature), définissable par opposition aux
autres unités, de la manifestation (réalisation dans le discours) et de la distribution (rôle
dans les unités plus larges). Il résume sa définition dans la formule suivante : U= FMD.
Les unités du langage peuvent être observés sous l’angle de leurs traits, celui de leur
manifestation et celui de leur distribution. Il conçoit ainsi l’unité linguistique comme
fondamentalement plurielle et ancrée dans la production contextuelle des énoncés.
Quant au tagmème, il est, pour Pike, l’unité de la grammaire ; c’est la corrélation d’une
fonction grammaticale spécifique avec la classe d’items qui assume cette fonction. C’est
une unité en contexte dotée de quatre caractéristiques qui se manifestent simultanément :
place, classe, fonction et cohésion fonctionnent ensemble, et la notion de tagmème permet
à l’analyse de saisir cette simultanéité.

3. Noam Chomsky et le modèle génératif


Compte tenu de l’importance de ce courant linguistique, de son ampleur, de ses ambitions,
de sa nouveauté théorique et du choc qu’il a produit dans la communauté scientifique –

41
Foued Laroussi

d’aucuns parlaient même de révolution en linguistique – je ne peux présenter ici la pensée


chomskyenne en quelques lignes sans prendre le risque de caricaturer son œuvre.

Noam Chomsky est né en 1928. Il a fait ses études à l’Université de Pennsylvanie où il a


obtenu son Master of art en 1951 et son Ph. D. en 1955. Etudiant de Harris, il est le produit
d’un milieu bloomfieldien. A partir de 1951, Chomsky est à Harvard, et passe, en 1954, au
Massachussetts Institute of Technology (MIT).
A partir de 1957, avec la publication de Syntactic Structures, il devient le porte-drapeau
d’une linguistique américaine en insurrection contre l’influence bloomfieldienne exercée
sur les générations précédentes. Dès 1962 (à 34 ans) c’est déjà un théoricien d’une
notoriété internationale (cf. le IXe Congrès international de Linguistes à Cambridge).
Chomsky propose une théorie transformationnelle et générative dont l’une de ses
caractéristiques est son évolution. Dans les années 50-60, il expose ce qu’on appelle la
« Théorie standard », puis la « Théorie standard étendue », dans les années 70, et propose
un dernier modèle dans les années 80, avec un développement dans les années 90 : la
« Théorie des principes et des paramètres ».
Mais avant de développer sa propre théorie linguistique, il serait réducteur de passer sous
silence les autres activités de Chomsky, en particulier son engagement politique.
Non conformiste, Chomsky s’est révolté contre certains aspects de la politique extérieure
et intérieure des Etats-Unis. On trouve les principes de cette action civique et politique
formulés dans son ouvrage intitulé Les nouveaux mandarins, publié en 1969 (traduit en
français en 1970, Editions du Seuil). Chomsky est l’auteur d’une bibliographie
considérable qu’il n’est pas aisé de développer ici mais qu’on pourrait facilement trouver
dans le commerce.

Dans les pages qui vont suivre, je me contente de présenter quelques traits de la Théorie
standard qui a dominé la linguistique américaine pendant la seconde moitié du XXe siècle
et partiellement en Europe.

3.1. La Théorie standard


Il s’agit d’une théorie des structures syntaxiques que Chomsky expose dans son ouvrage
Structures syntaxiques (1957). Sa théorie est centrée sur la syntaxe qui est, pour lui, le
centre de l’analyse d’une langue. La syntaxe est autonome et doit permettre de :

42
Histoire de la linguistique

« construire une théorie générale formalisée de la structure linguistique et d’explorer les


fondements d’une telle théorie » (1975 : 7)
Chomsky examine plusieurs modèles syntaxiques avant de donner son propre modèle.

3.1.1. Les modèles syntaxiques


Chomsky donne de la syntaxe la définition suivante :
« La syntaxe est l’étude des principes et des processus selon lesquels les phrases sont construites dans des
langues particulières. L’étude syntaxique d’une langue donnée a pour objet la construction d’une grammaire
qui peut être considérée comme une sorte de mécanisme qui produit les phrases de la langue soumise à
l’analyse » (Ibid. : 13).

Il insiste sur « l’indépendance de la grammaire » par rapport au sens (on retrouve ici une
idée déjà avancée par Harris). Chomsky cherche à construire une grammaire susceptible de
rendre compte de toutes les phrases grammaticales d’une langue, sur le plan de leur
structure syntaxique. Il donne l’exemple devenu célèbre depuis : Les idées vertes sans
couleur dorment furieusement. Cette phrase est grammaticale mais asémantique.
Dans le cadre d’un modèle théorique de la communication, Chomsky examine le cas d’une
machine qui partirait d’un état initial pour arriver à un état final, le résultat étant la
production d’une phrase, c’est la grammaire à états finis qu’il considère comme
« extrêmement puissante et générale » (p.23). Celle-ci est cependant incapable de rendre
compte de certaines phrases.
Alors il se tourne vers la grammaire des constituants : l’analyse en constituants étant une
description en termes de structures syntaxiques. Le modèle consiste à proposer des règles
de réécriture permettant d’engendrer des phrases via une procédure de dérivation. Soit la
phrase : The man hit the ball, elle est engendrée par une suite de 9 dérivations produites par
les règles de réécriture, marquées par les + (p.30).
Th man hit the ball (Phrase)
SN + SV (1)
Art + SN + SV (2)
Art + N + Verbe + SN (3)
The + N + Verbe + SN (4)
The + man + Verbe + SN (5)
The + man + hit + SN (6)
The + man + hit + Art + N (7)
The + man +hit + The + N (8)
The + man + hit + the + ball (9)

43
Foued Laroussi

Chomsky constate que ce modèle est plus puissant que le premier mais il est inadéquat à
rendre compte de la formation des phrases anglaises. Pour lui, « la preuve la plus décisive
de l’inadéquation d’une théorie linguistique consiste à montrer qu’elle ne peut absolument
pas s’appliquer à une langue naturelle » (p.39).
Pour cela, il va proposer le modèle de la Grammaire transformationnelle (GT) qui se
présente comme le prolongement et l’amélioration du modèle des constituants. Il y
introduit donc de nouvelles règles dites « transformations grammaticales ». Il écrit (1957 :
50) :

« Une transformation grammaticale T opère sur une séquence donnée […] possédant une structure
syntagmatique donnée, et la convertit en une nouvelle séquence ayant une nouvelle structure syntagmatique
dérivée ».

Soit la phrase : John admires sincerity. On peut la réécrire comme suit : (SN1
─Aux─V─SN2) Si on lui applique la transformation passive, par exemple, on obtient ceci :
Sincerity is admired by John, formalisable comme suit : (SN2─Aux + be +
en─V─by─SN1)3
Chomsky distingue les transformations facultatives et les transformations obligatoires. Si
l’on considère cette phrase, on remarque que la transformation passive est facultative mais
l’auxiliation est obligatoire pour obtenir des phrases au passé. L’ensemble des phrases
produites par des transformations obligatoires est appelé « noyau de la langue ». Il
distingue alors deux types de phrases : les phrases-noyaux et les phrases dérivées des
séquences sous-jacentes aux phrases-noyaux.
Il propose une architecture de la grammaire qui repose sur trois niveaux successifs :
- la structure syntagmatique : c’est le niveau de la construction des séquences de
morphèmes organisées selon les formules d’instruction (c’est-à-dire les règles de
réécriture) ;
- la structure transformationnelle : les séquences de morphèmes subissent des
transformations produisant des séquences de mots ;
- la morphophonologie : les séquences de mots sont converties en séquences de
phonèmes.

3
L’élément /en/ est la désinence du participe passé pour des verbes comme to eat (eaten)

44
Histoire de la linguistique

Chomsky pense que le modèle transformationnel est supérieur aux précédents car il a une
plus grande puissance explicative.

3.1.2. Le modèle standard


En 1965, Chomsky publie Aspects de la théorie syntaxique. C’est un ouvrage qui se
présente comme l’exposé le plus élaboré de la théorie standard. Il y introduit deux concepts
qui deviennent centraux en linguistique : les distinctions compétence/performance et
structures profondes/structures superficielles qui donnent une dimension mentaliste à son
modèle, puisqu’elles impliquent la présence de schémas internes au sujet, antérieurs à la
production des phrases. Cela l’écarte davantage du modèle distributionnel pour lequel ce
sont l’empirisme et le mécanisme qui priment.
Le couple compétence/performance présente une certaine analogie avec la dichotomie
saussurienne langue/parole. Comme Saussure, il écarte le travail sur les énoncés produits
(la parole chez Saussure) et ne s’intéresse qu’aux structures syntaxiques (la grammaire) ou
le système de la langue chez Saussure.
Chomsky situe le travail du linguiste du côté de la compétence des locuteurs : chaque sujet
parlant possède des connaissances intuitives de sa langue et par conséquent des structures.

« Une grammaire générative n’est pas un modèle du locuteur ou de l’auditeur […] elle tente de caractériser
de la manière la plus neutre la connaissance de la langue qui fournit sa base à la mise en acte effective du
langage par le locuteur-auditeur » (1965 : 19).

La grammaire générative n’est pas du tout une théorie des performances, autrement dit des
productions effectives des locuteurs. La grammaire transformationnelle postule l’existence
de transformations à partir de phrases-noyaux : on peut dire que deux phrases différentes
en apparence (c’est-à-dire au niveau de leurs structures superficielles) reposent en fait sur
une même structure profonde, commune aux deux phrases avant la transformation.
L’inverse est vrai aussi : deux phrases analogues peuvent avoir deux structures profondes
différentes. Soit les deux phrases suivantes : Pierre promet à Marie de venir et Pierre
permet à Marie de venir sont apparemment analogues (elles ont la même structure de
surface) mais différentes en profondeur (la première suggère la venue de Pierre, la seconde
celle de Marie).
Le modèle de Chomsky comporte trois composantes :

45
Foued Laroussi

La composante syntaxique est constituée par les règles de réécriture qui produisent des
schémas syntaxiques, et les transformations qui permettent d’engendrer des structures
superficielles à partir des structures profondes.
La composante sémantique : elle relève de l’interprétation et est constituée par l’ensemble
des données nécessaires à la compréhension ; elle est articulée sur la composante
syntaxique, au niveau des structures profondes.
La composante phonologique, qui relève, elle aussi, de l’interprétation, permet l’habillage
des structures de surface ; c’est elle qui est le plus liée aux langues particulières, et dont les
variations sont les plus importantes.

La théorisation de Chomsky a occupé une place très importante en linguistique moderne


que ce soit au niveau de la multitude des travaux qui s’en réclament ou au niveau de sa
longévité. Cependant, sa théorie syntaxique a perdu de son influence du fait de
l’émergence des linguistiques de la parole.

46
Histoire de la linguistique

IV. Les courants fonctionnels


1. André Martinet (1908-1990)
Né en Savoie et fils de ménage d’instituteurs, André Martinet a fait ses études dans des
lycées parisiens avant de préparer l’agrégation d’anglais à la Sorbonne. Il suit
parallèlement (1928-1929) les enseignements de Mossé et de Vendryès sur le germanique à
l’Ecole pratique des Hautes Etudes et à la Sorbonne. Entre 1932-1933, il suit les
enseignements de Meillet au Collège de France avec lequel il entame sa thèse de Doctorat
qu’il soutient en 1937 ; il s’agit de la dernière thèse dont Meillet ait suivi la genèse, ce
dernier disparut en 1936, c’est-à-dire un an avant la soutenance.
En 1938, il devient directeur d’études de phonologie à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
De 1932 à 1938, Martinet est en contact avec les chefs de file de la phonologie pragoise,
notamment avec Troubetskoy. A la même époque, suite à plusieurs séjours au Danemark, il
tisse des liens d’amitié avec Hjelmslev et suit de très près la genèse de la glossématique.
De 1946 à 1955, Mrtinet est aux Etats-Unis où il est en contact avec la linguistique de
Sapir et celle de Blooomfield. De 1956 à 1960, il dirige la revue Word.
A partir de 1947, il devient professeur et chef du département de linguistique à l’Université
Columbia de New-York. Il rentre en France en 1955 pour enseigner la linguistique
générale à l’Institut de Linguistique de la Sorbonne qu’il dirige, et à l’Ecole pratique des
Hautes Etudes. Il dirige la revue Linguistique, créée en 1965 pour exprimer les points de
vue de la linguistique structurale (fonctionnelle). L’œuvre de Martinet est trop importante
pour être détaillée brièvement ici. Bien qu’il n’ait pas proposé un modèle linguistique
général (comme celui de Chomsky, par exemple), l’ensemble de ses travaux constitue une
théorie au sein de la linguistique fonctionnelle. Dans son ouvrage Eléments de linguistique
générale (1960)4, il définit la langue comme « instrument de communication doublement
articulé et de manifestation vocale » (1991 : 20), c’est en quelque sorte le principe
théorique de base de sa linguistique.

1.1. Les concepts fondamentaux


1.1.1. La fonction
Dans son ouvrage Fonction et dynamique des langues (1989), il précise ce qu’il entend par
le terme « fonctionnel » :

4
Cet ouvrage a été réédité plusieurs fois ; on réfère ici la réédition de 1991.

47
Foued Laroussi

« Le terme ‘fonctionnel’ y est pris au sens le plus courant du terme et implique que les énoncés langagiers
sont analysés en référence à la façon dont ils contribuent au processus de communication. Le choix du point
de vue fonctionnel dérive de la conviction que toute recherche scientifique se fonde sur l’établissement d’une
pertinence et que c’est la pertinence communicative qui permet de mieux comprendre la nature et la
dynamique du langage. Tous les traits langagiers seront donc, en priorité, dégagés et classés en référence au
rôle qu’ils jouent dans la communication de l’information » (p. 53).

1.1.2. La pertinence communicative


Pour Martinet, est pertinent tout objet (structure formelle, unité) qui délivre une
information :

« Chaque science est caractérisée moins par le choix des objets que par le choix de certaines caractéristiques
de ces objets. Chaque science est fondée sur une pertinence. En linguistique fonctionnelle, nous estimons que
la pertinence est la pertinence communicative » (p. 37).

Martinet distingue deux types de pertinence : la pertinence distinctive, celle des phonèmes,
et la pertinence significative, celle des monèmes, notion nouvelle en linguistique qu’il
introduit dans le cadre de la double articulation du langage.

1.1.3. La double articulation du langage


Pour Martinet, le langage humain est doublement articulé. Les langues humaines sont
construites sur une codification à deux étages : « chacune des unités qui résultent d’une
première articulation est en effet articulée à son tour en unités d’un autre type » (1991 :
13).
La première articulation du langage permet d’analyser tout fait de l’expérience humaine en
unités minimales « douées chacune d’une forme vocale et d’un sens ».
Ces unités de première articulation possèdent un sens (un signifié) et une forme vocale (un
signifiant) ; ce sont des signes à deux faces. Martinet les appelle des monènes (mais il
emploie aussi signe comme équivalent). Selon lui, le monème n’est pas forcément un
segment langagier distinct qui aurait un sens stable, mais peut-être par exemple une
différence formelle. Soit l’exemple : il lit un roman, s’il y a une correspondance apparente
entre les unités et les segments langagiers, on ne peut pas dire cependant qu’il y ait quatre
monèmes. Car, dans la forme lit, Martinet suppose deux monèmes : la forme « présent »
par rapport aux autres temps (par exemple, a lu, lut, lira…), et le sens de « lire » par
opposition au sens d’une autre forme verbale (par exemple, écrire, offrir, avoir…).

48
Histoire de la linguistique

Cette première articulation n’est possible que parce que les monèmes sont eux-mêmes
constitués de la succession d’unités plus petites, non porteuses de sens, les phonèmes :
c’est la deuxième articulation du langage.

La deuxième articulation : compte tenu du fait que toute langue est en constante évolution,
la liste des monèmes qui la composent est ouverte, ce qui n’est pas le cas des phonèmes qui
forment une liste fermée. Ainsi comme l’avait montré Troubetskoy, les phonèmes
constituent un système. Cela dit, l’exemple précédent : il lit un roman est constitué de neuf
phonèmes [il li ε romã]5.

1.1.4. Une linguistique fonctionnelle


S’appuyant sur ces principes, Martinet organise les composantes de la linguistique comme
suit :
La phonologie ou phonématique, elle étudie les phonèmes, l’intonation, les tons et la place
de l’accent. « La phonologie est l’étude de la façon originale dont chaque langue met à profit les
ressources de la phonation pour assurer la communication entre ses usagers. » (p. 112).
La monématique : Elle étudie les monèmes d’une langue en établissant l’inventaire des
monèmes d’une langue et en y distinguant les monèmes lexicaux (objets de la lexicologie)
et les monèmes grammaticaux (objets de la grammaire). Toujours par rapport à notre
exemple, il lit un roman, le segment « lit » est constitué d’un monème lexical (porteur du
sens du verbe lire) et d’un monème grammatical (porteur d’une marque de flexion
verbale). Martinet appelle les monèmes lexicaux des lexèmes.
La synthématique : elle étudie les synthèmes (les unités sémantiquement complexes, c’est-
à-dire ayant plus d’une unité simple mais dont le complexe est figé, les mots composés ou
dérivés) et leur mode de formation. Par exemple le mot incomparable est un synthème
composé de trois monèmes (le préfixe in-, le suffixe –able, et la base compar-).
La syntaxe : elle a pour tâche l’étude des rapports de dépendance des monèmes et les
fonctions qu’ils assument dans un énoncé donné.
Ces quatre disciplines sont, pour lui, autonomes ; il leur adjoint la morphologie et
l’axiologie.
La morphologie, elle, est constituée par l’étude de l’ensemble des marques formelles non
pertinentes de la première articulation et leurs conditions d’apparition. Il la désigne comme
« l’étude des aberrances formelles » (p.35). Celles-ci ne relèvent pas de la fonction de la

49
Foued Laroussi

communication bien qu’elles soient nombreuses, par exemple, en français. Que chaise soit
de genre féminin, en français, et que fauteuil masculin n’est pas pertinent d’un point de vue
communicationnel, puisque, dans d’autres langues, ces mêmes objets inanimés reçoivent
des genres différents.
L’axiologie : elle étudie la valeur significative des monèmes, c’est-à-dire les traits
constitutifs du signifié des monèmes lexicaux et grammaticaux, ainsi que les effets de sens
que les fonctions syntaxiques peuvent produire. Martinet distingue l’axiologie de la
sémantique qui traite des faits de sens en général : « l’axiologie est donc l’étude des
valeurs signifiées qui s’opposent » (p.36).
« C’est au niveau des monèmes individuels que se pose la question d’une valeur de sens. Cette valeur
toujours particulière à une langue déterminée, est, pour chaque monème, sous la dépendance de celle des
autres monèmes de la classe [classe des monèmes] : un monème qui désigne les facultés intellectuelles,
comme intelligence, n’aura pas la même valeur dans une langue où n’existent pas de monème distinct pour la
ruse et pour l’astuce […] C’est donc à l’intérieur de la langue même qu’il convient de dégager les valeurs
signifiées » (1991 : 210).

2. Michael Halliday, la grammaire systémique :


Halliday est né en 1925 ; ses travaux étant parmi les plus nombreux et plus diffusés, en
particulier parce qu’ils couvrent à la fois le champ du texte et du discours. J’en donne ici
un aperçu .

2.1. Un modèle socio-fonctionnel


Le travail de Halliday se présente comme une approche socio-fonctionnelle du langage.
Mais une approche qui n’a pas négligé la dimension sociale du langage. En effet, si
Halliday s’inscrit dans la lignée de la linguistique fonctionnelle pragoise et française, il
s’inspire également des travaux de l’Ecole de Londres (Malinovski et Firth, en particulier)
et de Copenhague (Hjelmslev). Malinovski, anthropologue, spécialiste de la Polynésie,
pour qui, le langage est entièrement dépendant de la culture, lui apporte cette dimension
sociale du langage. Et c’est ainsi qu’il exprime avec force les liens qui unissent les
structures sociales et langagières :

5
Le ε est nasalisé (il manque le trait de nasalisation ˜)

50
Histoire de la linguistique

« Le langage n’est pas seulement une partie du processus social – il en est aussi une expression ; et c’est
pourquoi il est organisé d’une manière qui en fait en même temps une métaphore du processus social » (Steel
et Threadgold, 1987 : 604)6.
L’articulation entre les données langagières et sociales se fait grâce à ce que Halliday
appelle les métafonctions (idéationnelle, interpersonnelle, textuelle).

« Les métafonctions sont les concepts théoriques qui nous permettent de comprendre l’interface entre le
langage et ce qui en dehors du langage –et c’est cette interface qui a modelé la forme de la grammaire. »
(Ibid. : 608).

Pour Halliday, les métafonctions permettent de sortir du système pour aller vers le texte.
La notion du système étant au cœur de sa linguistique, on désigne ses travaux par le
modèle systémique fonctionnel.

2.2. Système et structure


La dimension paradigmatique. Si à la fin des années soixante, les linguistes mettaient
l’accent plutôt sur le fonctionnement syntagmatique de la grammaire, Halliday, lui,
insistait sur la dimension paradigmatique. Il réserve le terme de structure aux modèles de
combinaisons autour de l’axe syntagmatique et appelle système l’ensemble des possibilités
de choix de locuteur sur l’axe paradigmatique.

Il décrit la relation entre structure et système comme suit :


« J’ai trouvé au cours de mon travail une manière efficace de réagencer cette distinction système-structure de
manière à pouvoir représenter l’ensemble du système (au sens hjelmslévien) entièrement en termes
paradigmatiques comme une série de réseaux systémiques, qui sont formellement équivalents à un énorme
réseau systémique […] La structure devient alors la manière dont les choix systémiques sont réalisés. »
(Ibid. : 605).

La notion de choix. Elle est définitoire de celle de réseau. Le langage est considéré comme
un réservoir de possibilités sémantiques dirigées vers la communication ; le locuteur opère
des choix dans des « séries d’alternatives » signifiantes. C’est pourquoi sa grammaire
systémique est parfois appelée grammaire de choix (choice grammar). Mais le principe ne
se résume pas à la simple possibilité d’un choix pour le locuteur. Le modèle repose sur

6
Language Topics. Essays in Honour of M.A.K. Halliday, vol. II, John Benjamin Publishing Company,

51
Foued Laroussi

l’hypothèse selon laquelle le choix, conscient ou non, produit de la volonté ou déterminé


par le contexte et la culture, implique le sens.

2.3. La functional sentence perspective (FSP)


L’approche de la phrase habituellement nommée par le sigle anglais FSP (en français :
perspective fonctionnelle de la phrase) vient de Mathesius et apparaît dans les thèses de
Prague sous le titre « Divisons actuelles de la proposition ». L’idée principale est la
suivante : la phrase a pour but d’apporter des informations nouvelles (rhème) appuyées sur
des informations connues (thème). Ce type de fonctionnement détermine l’ordre des mots
et la coïncidence ou non-coïncidence entre la structure thème-thème et la structure sujet-
verbe, par exemple.
Halliday reprend à son compte la distinction entre le thème (ce dont on parle) et le rhème
(ce que l’on dit à propos du thème). Il considère que la structure thème-thème (thematic
structure) est syntaxique (autrement dit, c’est une affaire de place : si en anglais, le thème
est en première position dans la phrase, il en va autrement, pour l’arabe, par exemple où
c’est le rhème qui y est en première position) ; mais la « structure d’information »
(information structure) est prosodique, relevant du son et de l’intonation.
Si le thème et l’information sont tous les deux sélectionnés par le locuteur, le premier est
orienté vers le locuteur et la seconde vers le récepteur (ce à quoi le locuteur veut que le
récepteur prête attention).
Cette approche s’inscrit dans la sémiotique sociale de Halliday : le thème en tant
qu’informations déjà connues connecte étroitement les productions langagières à leurs
contextes. C’est pour cela que la FSP peut être considérée comme une sorte de genèse de la
linguistique textuelle et des approches pragmatico-communicationnelles du langage.

Amsterdam-Philadelphia.

52
Histoire de la linguistique

V. Les linguistiques énonciatives


Traditionnellement, c’est Emile Benveniste (1902-1916) qui est considéré comme le
« père » de la théorie de l’énonciation, alors que les linguistes, en Europe et en Russie, ont
commencé à s’intéresser aux problèmes énonciatifs dès les années 10 et 20. Du côté de la
Russie, on ne peut pas passer sous silence, par exemple, Mikhaïl Bakhtine-Volochinov
(1895-1975) qui a publié en 1929 un ouvrage (traduit en français en 1975), Le Marxisme et
la philosophie du langage, sous le nom de N.V. Volochinov. Sa conception du langage,
fondamentalement interactive, implique nécessairement la prise en compte de
l’énonciation.
On peut signaler aussi les travaux de Roman Jakobson, en particulier son schéma de la
communication (précédemment signalé dans ce cours).

1. Le sujet de l’énonciation
Alors que les théories structuralistes et générativistes ignorent la question du sujet, les
approches énonciatives la mettent au cœur de la linguistique. Dès les années 20, avec
Bakhtine, le sujet parlant est un sujet en relation avec son environnement, ayant intériorisé
des normes et des formes discursives extérieures à lui, mais qui le constituent.
L’énonciation est le lieu de la parole, définie comme une intercation verbale.
Cette conception interactionnelle de la communication remet en cause une représentation
de la communication qui reposerait sur les paroles du locuteur destinées à un interlocuteur,
mais les deux protagonistes construisent ensemble la communication ; c’est pour cette
raison que l’énonciation devient, par exemple chez Culioli, la co-énonciation.
Cette conception du sujet comme co-énonciateur, on la retrouvera aussi chez les
théoriciens de l’école de Palo Alto et chez Habermas, philosophe et théoricien de la
communication.

2. Les définitions de l’énonciation


Pour Benveniste, « L’énonciation, c’est cette mise en fonctionnement de la langue par un
acte individuel d’utilisation » (1974 : 80). Elle est placée du côté de la sémantique et c’est
dans le cadre de la phrase, conçue comme l’unité du discours car la liberté du locuteur s’y
exerce, sauf en ce qui concerne la syntaxe.
Mais il s’agit de la phrase telle qu’elle est réalisée par un locuteur, et non pas de la phrase
telle que conçue par les grammairiens ou générativistes.

53
Foued Laroussi

Pour O. Ducrot, l’énonciation est vue comme l’événement correspondant à la production


de l’énoncé : « c’est l’événement historique constitué par le fait qu’un énoncé a été produit, c’est-à-dire
qu’une phrase a été réalisée. On peut l’étudier en cherchant les conditions sociales et psychologiques qui
déterminent cette production… » (1995 : 603).
Cette approche repose sur une distinction faite par Ducrot entre phrase et énoncé : la
phrase est l’enchaînement syntaxique virtuel alors que l’énoncé est le segment
effectivement produit par le locuteur. Le point de vue de Ducrot, comme Benveniste, est
strictement linguistique.

Plus récemment, chez Dominique Maingueneau, l’énonciation est « le pivot de la relation


entre la langue et le monde » (1996 : 36). Il précise que :

« - L’énonciation ne doit pas être conçue comme l’appropriation par un individu du système de la langue. Le
sujet n’accède à l’énonciation qu’à travers les contraintes multiples des genres de discours,
« - L’énonciation ne repose pas sur le seul énonciateur : c’est l’interaction qui est première […],
« - L’individu qui parle n’est pas nécessairement l’instance qui prend en charge l’énonciation » (Ibid.).

3. L’appareil formel de l’énonciation (E. Benveniste)


Parmi les énoncés produits par les locuteurs individuels, il y a des marques de la « mise en
fonctionnement de la langue » : c’est ce que Benveniste appelle « l’appareil formel de
l’énonciation » portant dans les productions verbales la subjectivité du locuteur.

3.1. La situation d’énonciation


La situation d’énonciation est constituée par l’ensemble des paramètres qui permettent la
communication : le locuteur, l’interlocuteur, le lieu et moment de leur échange. Ces
paramètres s’inscrivent dans certaines formes de la langue à travers la deixis (mot grec qui
signifie ‘fait de montrer’, employé pour désigner l’identification langagière des paramètres
de la situation d’énonciation). Les formes concernées sont appelées déictiques qui
concernent, généralement, les indicateurs personnels et spatio-temporels (Benveniste
réserve le terme uniquement aux derniers). Jakobson, lui, utilise le terme d’embrayeur.
Selon lui, « la signification générale d’un embrayeur ne peut être définie en dehors d’une
référence au message » (1963 : 178).
Les déictiques personnels : la présence du locuteur et de l’interlocuteur dans l’énoncé est
signalée par les pronoms personnels. Benveniste a montré que les pronoms de 1e et 2e

54
Histoire de la linguistique

personnes ont un statut différent de ceux de 3e personne, parce qu’ils constituent des
marques de la situation d’énonciation. Les personnes 1 et 2 n’ont de réalité que dans le
discours et n’ont pas de signifié stable et universel. « ‘Je’, écrit Benveniste, signifie la
personne qui énonce la présente instance de discours contenant je ».
Les déictiques spatio-temporels : l’espace et le moment d’énonciation s’inscrivent dans
d’autres formes de la langue qui, elles aussi, ne peuvent s’élucider qu’à partir de la
situation d’énonciation :

« Ce sont les indicateurs de la deixis, démonstratifs, adverbes, adjectifs, qui organisent les relations spatiales
et temporelles autour du ‘sujet’ pris comme repère : ‘ceci, ici, maintenant’ et leurs nombreuses corrélations
‘cela, hier, l’an dernier, demain’, etc. Ils ont en commun ce trait de se définir seulement par rapport à
l’instance de discours où ils sont produits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’énonce. » (1966 :
262).

Soit l’énoncé suivant : « Venez ici demain à la même heure ». Sans la date de la rédaction
et le lieu exact du rendez-vous, on ne peut élucider les déictiques ici et demain.

3.2. Les modalités de l’énonciation


Il existe aussi des marques d’énonciation non déictiques, la modalité, par exemple ; c’est-
à-dire la manière dont le contenu de l’énoncé est envisagé. Reprenant la distinction latine
en modus (manière de dire) et dictum (ce qui est dit), c’est C. Bally qui a inscrit cette
notion en linguistique. On peut dire que la modalité d’énonciation concerne le rapport
subjectif que le locuteur installe avec l’interlocuteur. D’un point de vue grammatical
phrastique, on attribue quatre modalités à la phrase française :
- assertive : Tu dors souvent tôt.
- interrogative : Dors-tu souvent tôt ?
- exclamative : Tu dors souvent tôt !
- impérative : Dors tôt.

3.3. Les modalités d’énoncé


Les modalités d’énoncé concernent le dictum lui-même. Elles expriment l’attitude du
locuteur par rapport au contenu de l’énoncé. La modalité de l’énoncé ne porte pas sur la
relation entre le locuteur et l’interlocuteur, mais caractérise la manière dont le locuteur
situe l’énoncé par rapport aux modalités logiques et appréciatives.

55
Foued Laroussi

3.3.1. Les modalités logiques


On distingue de manière générale 5 types de modalité :
1. les modalités aléthiques, qui concernent la nécessité et la possibilité,
2. les modalités temporelles, qui ont trait à la représentation du passé et du futur,
3. les modalités déontiques, qui signalent la permission et l’obligation,
4. les modalités bouliques, qui expriment le regret et le désir,
5. les modalités épistémiques, qui concernent la connaissance et la croyance.

3.3.2. Les modalités appréciatives


Les modalités appréciatives sont celles qui permettent au locuteur d’exprimer sa
subjectivité de manière non déictique.
Kerbrat-Orecchioni (1980) a montré comment certains noms, adjectifs, verbes et adverbes
pouvaient être le lieu de cette appréciation.
On peut résumer son point de vue comme suit :
Les adjectifs peuvent être objectifs (célibataire/marié, rouge, vert… mâle/femelle) ou
subjectifs, qui à leur tour peuvent être affectifs (drôle, triste, poignant…) et évaluatifs qui
peuvent être axiologiques (bon/mauvais, bien/mal, beau/laid) et non axiologiques
(grand/petit, chaud/froid, haut/bas)
Les adjectifs affectifs énoncent, en même temps qu’une propriété de l’objet qu’ils
déterminent, une réaction émotionnelle du locuteur en face de cet objet. Les adjectifs
évaluatifs non axiologiques sont ceux « qui, sans énoncer de jugement de valeur, ni d’engagement
affectif de la part du locuteur, impliquent une évaluation quantitative ou qualitative de l’objet dénoté par le
substantif qu’ils déterminent » (1980 : 85). Les adjectifs évaluatifs axiologiques (ce qui est de
l’ordre de la valeur) sont ceux qui réfèrent aux normes du vrai, du beau, et du bien, qui
sont des valeurs.

4. La polyphonie énonciative (Ducrot)


La polyphonie énonciative est une notion qui concerne le sujet de l’énonciation et les voix
qu’il fait entendre dans les énoncés. Elle est liée aux noms de Bakhtine (1929) et Ducrot
(1984). Mais les deux n’entendent pas la même chose par le terme polyphonie même si leur
objectif est le même, à savoir mettre en cause l’unicité du sujet parlant. Pour Ducrot,
l’énoncé se distingue de la phrase en tant qu’entité abstraite. Sa théorie de l’énonciation
s’inscrit dans une sémantique linguistique : si la phrase a une signification, l’énoncé a un
sens, c’est-à-dire la description qu’il donne de son énonciation.

56
Histoire de la linguistique

4.1. Polyphonie et négation


C’est dans son ouvrage Le dire et le dit (1984) que Ducrot donne la meilleure illustration
de la polyphonie énonciative à partir de l’étude de la négation. Il explique que tout énoncé
négatif d’un locuteur 1 suppose un énoncé ou une pensée inverse d’un locuteur 2. Produire
un énoncé négatif, c’est imaginer un point de vue opposé au sien, et se situer par rapport à
ce point de vue. Soit l’énoncé « Pierre n’est pas là », c’est un énoncé négatif polyphonique
dans lequel se détecte l’affirmation « Pierre est là ».

4.2. Polyphonie et ironie


La tradition rhétorique définit l’ironie comme l’antiphrase : le locuteur énonce A alors
qu’il pense non-A. Ducrot explique que, dans l’ironie, le locuteur L présente son
énonciation comme le point de vue d’un locuteur E duquel il se distancie. Autrement dit,
l’énoncé ironique fait entendre une autre voix que celle du locuteur, voix que le locuteur
présente comme « illogique », « incohérente », « ridicule »…
L’ironie s’inscrit pleinement dans la linguistique énonciative dans la mesure où les signaux
qui la marquent sont implicites et contextuels.

5. Les opérations énonciatives (Culioli)


5.1. Les niveaux de représentation :
Culioli situe l’activité du linguiste par rapport à trois niveaux :
a) Le niveau 1 est celui des représentations mentales (d’ordre cognitif et affectif),
b) Le niveau 2 est celui des représentations linguistiques (constitué par les traces de
l’activité de représentation de niveau 1, c’est le niveau empirique),
c) Le niveau 3 est celui de la construction explicite des représentations métalinguistiques,
celles qui font l’objet d’un commentaire analytique du locuteur, ses productions
langagières, c’est le niveau formel (constitué par différents outils, comme la langue
d’usage, la terminologie linguistique, les symboles…).

5.2. La théorie énonciative


Le concept de phrase est écarté au profit de celui d’énoncé permettant d’englober toutes les
productions du sujet parlant, orales comme écrites, y compris celles qui n’ont pas l’aspect
formel de la phrase française canonique. Culioli donne l’énoncé suivant : « Moi, mon père,
son vélo, le guidon, le chrome, il est parti » pour montrer que les lois de bonne formation

57
Foued Laroussi

énonciative ne sont pas les mêmes que les règles de bonne formation phrastique. Ce n’est
pas la production langagière en elle même qui l’intéresse, mais la signification de l’énoncé
en tant que résultat des conditions de production.

5.3. La co-énonciation
Comme l’émetteur et le récepteur ont chacun deux rôles, puisque l’émetteur est aussi son
propre récepteur et que ce dernier est un émetteur potentiel, il y a une dissymétrie
fondamentale dans l’acte d’interlocution. Chacun construit à la fois la production et la
réception de l’autre : il s’agit, pour Culioli, de co-énonciateurs.

« L’on ne peut se satisfaire d’un modèle simplifié du langage ramené à une boîte noire entre un émetteur et
un récepteur, qui, comme leur nom l’indique, tour à tour émettent et reçoivent. » (1999 : 11).

58
Histoire de la linguistique

VI. Les linguistiques discursives


Je présente sous ce chapitre la linguistique textuelle, l’analyse du discours et la sémantique
des textes. Ces disciplines se fondent sur la dimension transphrastique des énoncés (c’est-
à-dire les unités supérieures à la phrase).

1. La linguistique textuelle (LT)


Sans entrer trop dans les détails historiques, on peut dire que la LT en tant que discipline
des sciences du langage s’est constituée sur plusieurs héritages : les hypothèses
structuralistes contiennent par exemple l’idée que les unités supérieures à la phrases sont
organisées comme les phrases, la sémiotique littéraire ou la sémiologie. Sans oublier les
acquis de la sociolinguistique de Labov (en particulier ses travaux sur le récit oral) et celle
de Goffman (sur la conversation).
La LT reprend à son compte les acquis de la rhétorique antique, classique et nouvelle et les
intègre dans des démarches nouvelles.

1.1. Le texte comme objet


En 1969, l’expression discours analysis (Harris,1952) a été traduite en français par
discours suivi ; les années suivantes vont voir apparaître des travaux ayant pour objectif
d’étendre l’objet de la linguistique aux unités transphrastiques.
En effet, des chercheurs américains tels que Halliday et Hasan montrent que le discours est
une notion sémantique et non grammaticale, notion qui est au cœur de la LT dans
l’ensemble de ses développements.
Aussi distingue-t-on entre texte et discours. Avec ces deux notions, on a affaire à un débat
à la fois nécessaire, difficile et discuté. C’est Jean-Michel Adam qui propose la
formulation la plus claire :
« DISCOURS = Texte + conditions de production
TEXTE = Discours – conditions de production.

[…] En d’autres termes, un discours est un énoncé caractérisable certes par des propriétés textuelles, mais
surtout comme un acte de discours accompli dans une situation (participants, institutions, lieu, temps) […].
Le texte, en revanche, est un objet abstrait résultant de la soustraction du contexte opérée sur l’objet concret
(le discours) » (1990 : 23).

59
Foued Laroussi

On comprend donc que l’objet discours intègre le contexte, c’est-à-dire les conditions
extralinguistiques de sa production, alors que le texte les écarte.

1. 2. Les grandes notions de la linguistique textuelle


La LT a défini certaines grandes notions désormais classiques en sciences du langage.

1. 2.1 Cohésion et cohérence


Le terme de cohésion est introduit par Halliday et Hasan (1976) qui parlent de « cohésion
transphrastique » qui désigne l’ensemble des phénomènes langagiers, repérables par des
marques spécifiques, permettant aux phrases d’être liées pour former un texte. La chhésion
intervient quand « l’interprétation d’un élément de discours dépend d’un autre ». Les
relations entre phrases sont signalées par des constructions que les auteurs classent en 5
grandes familles de relation : les relations de référence, de substitution, d’ellipse, de
conjonction et de cohésion lexicale. Cette typologie reprise, travaillée et développée va
donner lieu à de nombreux travaux s’organisant sur les trois plans : phrastique,
transphrastique et supraphrastique :
- plan phrastique : étude des marqueurs de reprise (outils de l’anaphore comme les
pronoms) ou d’anticipation (outils de la cataphore comme les démonstratifs), analyse
de l’emploi des temps (phénomènes de concordance), étude des phénomènes de
conjonction (coordination, subordination) ;
- plan transphrastique : étude des morphèmes de liaison (adverbes, connecteurs), des
phénomènes d’interférences, de formes diverses de répétition et de reprise ;
- plan supraphrastique (dit aussi macrosyntaxique) : étude des marqueurs concernant
l’ensemble du texte, quelle que soit sa dimension (court texte publicitaire ou œuvre
complète), les pivots de l’argumentation, le déroulement des séquences.

La cohérence, elle, ne concerne pas le niveau linguistique mais l’organisation des


représentations qui configurent l’univers mis en place par le texte. D’ordre
extralinguistique avec une dimension cognitive, elle s’articule sur la compétence
encyclopédique des sujets, qui peuvent alors juger de la conformité des données de
l’univers textuel avec les données prélinguistiques qui constituent leurs savoirs sur le
monde.

1.2.2. La notion de progression thématique

60
Histoire de la linguistique

Cette notion est construite sur le couple thème / rhème, comprise dans une perspective
logico-sémantique ; tout texte comporte un thème (ce dont on parle) et un rhème (ce que
l’on dit à propos du thème). Tout texte peut être défini comme « un développement
progressif et cohérent de l’information communiquée à partit d’un thème donné » (Sarfati,
1997 : 30).
Depuis les travaux de Danes (1974) et Adam (1990), on distingue trois types de
progression :
La progression à thème constant : un texte est organisé selon une progression à thème
constant quand chaque phrase ou proposition qui le constitue prend pour point de départ le
même thème et développe successivement des thèmes différents.
(a) La progression à thème linéaire : un texte est organisé selon une progression à thème
linéaire si la phrase ou la proposition précédente devient le thème de l’unité suivante,
celle-ci dotée d’un rhème lui-même repris comme thème suivant, etc.
(b) La progression à thème divisé (ou dérivé) : un texte est organisé selon cette progression
s’il existe un thème d’ensemble ou hyperthème, divisé en plusieurs sous-thèmes à
partir desquels les unités successives développent des nouveaux propos.
(c) Même si chaque type de progression résulte des choix des sujets parlants, certains
genres contraignent néanmoins les progressions: par exemple, la description admet
plutôt un thème divisé, alors que la progression implique de préférence un thème
linéaire.

1.2.3. La typologie textuelle


Le pionnier de la typologie textuelle est sans doute le linguiste russe Bakhtine
(Volochinov) qui s’est intéressé à la question depuis les années 20 : « Chaque époque et chaque
groupe social [écrivait-il] a son répertoire de formes de discours dans la communication socio-idéologique »

(1929/1977 : 40).
Bakhtine parle de « genres de discours » qu’il appelle aussi « types ». Il distingue deux
catégories, les « genres de discours premiers » ou « types élémentaires » (présents dans les
productions spontanées et quotidiennes des locuteurs ; ce sont des formes stables) et les
« genres de discours seconds » ou « types secondaires » (présents dans les productions
construites, textes littéraires en particulier). Ils s’appuient sur les genres premiers.

Jean-Michel Adam, tout en adoptant les hypothèses bakhtiniennes, adopte pour sa part un
autre vocabulaire : il parle de schémas prototypiques ou de prototypes.

61
Foued Laroussi

En 1992, il propose un schéma résumant les principaux modes de classement des textes :

TEXTE

CONFIGURATION PRAGMATIQUE SUITE DE PROPOSITIONS


[A] [B]
Visée Repérages Cohésion Connexité Structure
illocutoire énonciatifs sémantique [B1] compositionn
(cohérence) (mondes) elle
[A1] [A2] [A3] [B2]

A. Le texte comme configuration pragmatique : les discours sont étudiés dans leurs
rapports avec la réalité.
B. Le texte comme suite de propositions : il est considéré en soi en dehors de ses rapports
avec la réalité.
Pour plus d’informations et de détails sur cette typologie textuelle, vous pourrez consulter
l’ouvrage de Jean-Michel Adam, 1992, Les textes : types et prototypes (Nathan).

2. L’analyse du discours (AD)


L’AD est née de rencontres et d’évolutions très complexes qui se sont faites dans des
contextes épistémologiques et idéologiques particuliers. Selon Maingueneau et Charaudeau
(2002 : 4) :

« Il est difficile de retracer l’histoire de l’AD puisqu’on ne peut pas la faire dépendre d’un acte fondateur,
qu’elle résulte à la fois de la convergence de courants récents et du renouvellement de pratiques d’étude des
très anciennes (rhétoriques, philologiques et herméneutiques). »

2.1. Le cadre théorique


C’est surtout le domaine philosophique qui a donné à l’AD ses assises théoriques, et tout
particulièrement les travaux d’Althusser et de Foucault qui ont mis l’objet « discours » au
centre de leur réflexion.
Louis Althusser (1918-1990) : Discours scientifique et idéologie. C’est dans le cadre de sa
philosophie marxiste qu’il montre que les mécanismes de l’idéologie contribuent à la
reproduction des rapports sociaux et par conséquent aux modes de domination qui les

62
Histoire de la linguistique

fondent. Il met en place les notions d’ « appareil répressif d’Etat » et d’ « appareil


idéologique d’Etat ». « L’idéologie est une représentation du rapport imaginaire des
individus à leurs conditions réelles d’existence » (1976 : 14). Il signale que les appareils
idéologiques d’Etat imposent à l’homme une configuration de ses rapports à l’existence,
configuration intériorisée inconsciemment par chacun.
Michel Foucault (1926-1924) : la notion de formation discursive. C’est dans
L’Archéologie du savoir (1969) que Foucault expose son projet d’AD.
Foucault veut interroger les rapports entre pratiques discursives et pratiques sociales, et en
ce sens ni la pensée ni la langue ne constituent son objet. Son objectif consiste à définir les
unités de discours, ce dernier étant, pour lui, un ensemble de phénomènes permettant
d’écrire une histoire discursive de la pensée.
Il étudie des « groupes d’énoncés » au sein d’une formation sociale, dans les rapports
qu’ils entretiennent entre eux et avec des phénomènes non discursifs comme des
événements politiques, sociaux… Il s’agit pour lui de répondre à la question suivante :
quelles sont les conditions grâce auxquelles on peut parler d’un discours ? Il répond par
une séries d’informations : les objets (il faut qu’il existe un ensemble d’objets commun, la
maladie mentale pour le discours psychiatrique, par exemple), les types d’énonciation (on
doit pouvoir parler d’une modalité énonciative, c’est-à-dire, un type d’énonciation
repérable et normatif), les concepts (l’existence d’un système de concepts permanents, le
concept de symptôme en psychiatrie ou celui de langue en linguistique, par exemple), les
choix thématiques (on doit pouvoir repérer une thématique permanente correspondant aux
stratégies mises en œuvre dans un champ spécifique).
Ces concepts permettent à Foucault de donner une définition du discours : « un ensemble
d’énoncés en tant qu’ils relèvent de la même formation discursive » (1969 : 153).

2.2. Le programme de Mainguenneau


Dans Genèse du discours (1984), Maingueneau définit les trois concepts fondamentaux de
l’AD (p.10), avant de formuler sept hypothèses constituant son programme de l’AD.
Trois concepts centraux :
1) La formation discursive : un « système de contraintes de bonne formation
sémantique ».
2) La surface discursive : l’ « ensemble des énoncés produits conformément à ce
système ».
3) Le discours : « la relation qui unit les deux concepts précédents ».

63
Foued Laroussi

Sept hypothèses :
1) Discours et interdiscours. Les productions discursives sont étudiées en tant qu’elles
sont informées par d’autres. « L’interdiscours prime le discours. Ce qui revient à poser que l’unité
d’analyse pertinente n’est pas le discours mais un espace d’échanges entre plusieurs discours
convenablement choisis. »
2) L’intercompréhension : « Le caractère constitutif de la relation interdiscursive fait apparaître
l’interaction sémantique entre les discours comme un processus de traduction, d’intercompréhension
réglée. Chacun introduit l’Autre dans sa clôture en traduisant ses énoncés dans les catégories du Même et
n’a donc d’affaire à cet Autre que sous la forme du ‘simulacre’ qu’il en construit. »
3) Le système de contraintes : « Pour rendre compte de cet interdiscours, on pose l’existence d’un
système de contraintes sémantiques globales. Le caractère ‘global’ de cette sémantique se manifeste par
le fait qu’elle contraint simultanément l’ensemble des ‘plans’ discursifs : aussi bien le vocabulaire que
les thèmes traités, l’intertexualité ou les instances d’énonciation. »
4) La compétence interdiscursive : « Ce modèle de contraintes doit être conçu comme un modèle de
compétence interdiscursive […] Nous postulons chez les énonciateurs d’un discours donné la maîtrise
tacite de règles permettant de produire et d’interpréter des énoncés relevant de leur propre formation
discursive, et, corrélativement, d’identifier comme incompatibles avec elle les énoncés des formations
discursives antagonistes. »
5) La pratique discursive : « Le discours ne doit pas être pensé seulement comme un ensemble de
textes, mais comme une pratique discursive ». Autrement dit, une pratique sociale, culturelle,
intellectuelle.
6) Une pratique intersémiotique : « La pratique discursive ne définit pas seulement l’unité d’un
ensemble d’énoncés, elle peut aussi être considérée comme une pratique intersémiotique qui intègre des
productions relevant d’autres domaines sémiotiques (pictural, musical, etc.).
7) L’inscription socio-sémiotique : « Le recours à ces systèmes de contraintes n’implique nullement
une dissociation entre la pratique discursive et d’autres séries de son environnement socio-historique. ».

Le discours se construit donc par rapport aux rapports sociaux.

Ce programme de l’AD de Maingueneau a bien entendu évolué dans les vingt dernières
années, mais il constitue toujours un socle théorique important.

3. La sémantique des textes


Pour Rastier, le texte est le véritable objet de la linguistique. Il définit le texte comme suit :

64
Histoire de la linguistique

« Un texte est une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et
fixée sur un support quelconque » (2001 : 21).

3.1. Les composantes sémantiques


Rastier réexamine la distinction structurale (Hjelmslev) entre schéma/norme/usage et
propose une théorie des composantes sémantiques qu’il schématise comme suit (1987 :
40) :
Phénomène
Instances immanentes de codification manifesté
1. Système 2. Normes 3. Usage
fonctionnel Texte
« Dialecte Sociolecte Idiolecte (écrit, oral ou autre)

Cette conceptualisation est importante pour appréhender les rapports qu’entretient la triade
texte/genre/langue.

3.2. Une sémantique unifiée


Rastier précise les principales tâches de la sémantique textuelle (ST) :

« Les tâches principales d’une ST se disposent sur trois lignes convergentes : élaborer une sémantique unifiée
pour les principaux paliers de description (mot, phrase, et texte) ; élaborer une catégorie pour une typologie
des textes (littéraires et mythiques, scientifiques et techniques) ; développer ces théories descriptives en
liaison avec le traitement automatique des textes » (Ibid. : 38).

Concernant les composantes du plan du signifié, il distingue quatre : les composantes


thématique (correspond à un groupement structuré de sèmes), dialectique (traite des
intervalles de temps représenté et des évolutions qui s’y déroulent, et intègre les théories
du récit), dialogique (fonde la typologie des énonciateurs et rend compte de la modalité des
unités linguistiques) et tactique (rend compte de la disposition linéaire des unités
sémantiques à tous les paliers d’organisation du texte).

65
Foued Laroussi

VII. Les théories pragmatiques


La pragmatique est née de la philosophie du langage. Son émergence est imputable à une
crise rationalité qui a touché la philosophie à la fin du XIXe siècle à la faveur de laquelle
les différents courants ont effectué un retour radical à la question du langage. Les
chercheurs mettent en cause les mathématiques, la logique classique et la métaphysique
traditionnelle, plus précisément, on dénonce la présence d’antinomies dans les systèmes
axiomatiques et l’incomplétude de la logique. L’objectif est alors de rechercher un langage
et une méthode capables de garantir l’objectivité des propositions. On conclut que toute
activité rationnelle doit s’appuyer fondamentalement sur le langage et ses fonctions. C’est
donc dans le cadre de la philosophie analytique que vont se développer les premiers
travaux : L. Wittgenstein (1889-1951) redéfinit la philosophie comme une activité
d’élucidation et limite sa juridiction à la logique de ses propositions. B. Russell (1872-
1970) contribue à la refonte des mathématiques sur une base logique.
A l’intérieur de la philosophie analytique se développe un autre courant ayant pour objectif
la recherche de formes usuelles de la pensée (logique des langues naturelles) ainsi que les
formes usuelles du langage (« langage ordinaire ») : Moore, Ryle, Strawson, Toulmin et
Austin entre autres représentent ce second courant.
Au début des années 30, Wittgenstein se détourne de la logique pour centrer sa réflexion
sur l’élucidation des propriétés d’une langue naturelle. Il examine les rapports qu’une
langue naturelle entretient avec la catégorisation de l’expérience, la perception, le monde
de la culture.

1. Pragmatique et linguistique
Qu’elle soit autonome (philosophie du langage ordinaire) ou incorporée (pragmatique
linguistique), la pragmatique conserve une identité propre. Ses orientations prennent le
contre-pied de la linguistique issue de la théorie saussurienne.
Deux débats historiques (Benveniste/Austin) et (Ducrot/Searle) ont été à l’origine de
l’intégration progressive de la pragmatique à la linguistique.

1.1. Une question de terminologie


Les termes abondent et peuvent prêter à confusion. Toutefois, le terme « pragmatique »
désigne un domaine d’étude, sans spécification a priori ; l’expression « pragmatique
philosophique » dénote soit le fait que la pragmatique dérive historiquement de la

66
Histoire de la linguistique

philosophie (ce qui est redondant), soit la refonte des grandes questions de la philosophie à
partir des acquis de la philosophie analytique ; quant à l’expression « pragmatique
linguistique », elle désigne l’ensemble des théories élaborées dans le cadre de la
linguistique, en mettant à contribution les concepts de la philosophie du langage ordinaire.
« Pragmatique du langage » désigne l’ensemble des modèles de type pragmatique ayant
pour objet l’étude du langage non articulé (les systèmes culturels par exemple).

1.2. La notion de contexte


La pragmatique signale différents niveaux de structuration du contexte :
Le contexte circonstanciel correspond à l’environnement physique immédiat des
protagonistes (espace, temps, nature et texture de la communication) ; le contexte
situationnel coïncide avec l’environnement culturel du discours (telle expression peut être
considérée comme convenable dans une culture et indue dans une autre) ; le contexte
interactionnel caractérise les formes de discours et les systèmes de signes qui
l’accompagnent (tours de parole, gestes…) ; le contexte épistémique concerne l’ensemble
des croyances et valeurs communes aux locuteurs soit a priori (pré-construit), soit a
posteriori (construit).

2. Les domaines théoriques


2.1. La théorie des actes de parole (TAP) : J.L. Austin (1911-1960)
2.1.1. L’hypothèse performative
Austin conteste le primat de la phrase affirmative. Pour lui, la grammaire traditionnelle et
la philosophie du langage (dans sa version logiciste) ne reconnaissent que deux types de
formations linguistiques : les propositions dotées de sens (vraies ou fausses) les non-sens.
Pour lui, les propositions éthiques, qui ont attiré l’attention des philosophes, ne sont ni des
affirmations ni des non-sens pour peu que l’on s’y attarde. Austin avance une première
hypothèse selon laquelle les langues naturelles s’organisent autour d’une distinction
fonctionnelle entre deux types d’énoncés (exception faite des non-sens) : les énoncés
constatifs qui décrivent un état de choses (il fait froid) et les énoncés performatifs
permettant d’accomplir un certain type d’action (je te promets d’assister à la réunion).
Les énoncés constatifs sont vrais ou faux, en ce sens qu’ils obéissent à des conditions de
vérité (empiriquement vérifiables) ; les énoncés performatifs ne sont ni vrais ni faux, mais
susceptibles d’être « heureux » ou « malheureux » (ils expriment un engagement du
locuteur ou toute autre intervention).

67
Foued Laroussi

Austin développe sa théorie de la performativité en cherchant surtout des critères certains.


D’autres chercheurs vont montrer que dans le langage, il existe des degrés de
performativité, un même acte de parole étant susceptible de plusieurs réalisations, tout
aussi conventionnelles :
(a) Je te promets de venir
(b) Compte sur moi, je viendrai,
(c) Attends-moi, je passerai
Outre le fait que la « force » de l’engagement n’est pas la même, seul l’énoncé (a)
comporte un verbe performatif, tandis qu’en (b) et (c) la valeur de l’acte n’est pas marquée.
Aussi la distinction constatif/performatif subit un autre type de critique selon lequel tout
énoncé articule un trait de descriptivité et un trait de performativité : par exemple, l’énoncé
(constatif) il fait chaud, émis dans un contexte donné, peut être interprété comme la
demande d’une boisson fraîche, et par conséquent il aurait une valeur performative.

2.1.2. L’hypothèse illocutoire


La mise en cause partielle de la performativité conduit Austin à une refonte entière de sa
théorie des actes de parole. Ses travaux prennent une nouvelle orientation : le dépassement
de l’hypothèse performative au profit d’une hypothèse qui en systématise le principe.
Austin propose donc une nouvelle hypothèse qui consiste à poser qu’un acte de parole est
un processus complexe se recomposant de trois actes étroitement intriqués : un acte
locutoire (le dit en tant que tel), un acte illocutoire (qui tient à ce qui est fait en disant ce
que l’on dit) et un perlocutoire (réalisé par le fait de dire ce qui est dit). Pour lui, ces trois
niveaux de structuration d’un même acte de parole n’ont pas le même statut en termes
linguistiques. Pour illustrer cette distinction, il prend l’exemple suivant :

« Acte (A) – locutoire : Il me dit : « tu ne peux faire cela », Acte (B) –illocutoire : Il
protesta contre mon acte ; Acte (C.a) –perlocutoire : Il me dissuada, me retint, Acte (C.b)
–Il m’arrêta, me ramena au bon sens, etc. Il m’importuna ».

S’il existe des liens d’ordre conventionnel entre les aspects locutoire et illocutoire, aucun
lien conventionnel ne serait susceptible de régir les relations de l’aspect illocutoire et de
l’aspect perlocutoire. Pour ces raisons, Austin exclut de sa théorie l’étude de la perlocution.

2.1.3. Les critiques

68
Histoire de la linguistique

Il faut mentionner deux types de critique, celles qui émanent des pragmaticiens et celles
des autres.
Du côté de la pragmatique, J.R. Searle, disciple d’Austin, intervient sur les principaux
aspects de la TAP et propose de la reformuler de façon plus rigoureuse. Il conçoit l’acte de
parole comme une entité à double face qui comporte un contenu propositionnel et une
force propositionnelle explicitée ou non par un marqueur illocutoire (une distinction qui
recoupe celle de dictum/modus que nous avons déjà vue). Il réexamine ensuite la taxinomie
des valeurs illocutoires pour la reconstruire selon 12 critères, seuls les 4 premiers ont
véritablement rang de critères de choix :
(a) Le but illocutoire (condition essentielle)
(b) La direction d’ajustement soit des mots avec le monde, soit du monde avec les mots
(condition préliminaire qui inclut aussi le statut des locuteurs).
(c) L’état psychologique exprimé (condition de sincérité).
(d) Le contenu propositionnel (un rapport porte sur le passé ou le présent, une prédiction
sur le futur).
Ces critères lui permettent de classer les « forces illocutoires primitives » en 5 rubriques :
1) Assertifs (affirmer, constater…), qui font correspondre l’énoncé avec l’état du monde ;
2) Directifs (ordonner, conseiller…), qui visent à modifier la situation de l’allocutaire ;
3) Promissifs (promettre, jurer…), qui font correspondre le monde avec les mots ;
4) Expressifs (féliciter, remercier…), qui visent ni à faire correspondre les mots avec le
monde (1) ni à modifier le monde en fonction des mots (2) ;
5) Déclaratifs (décréter, ouvrir une séance…), qui instituent un état de fait en même
temps qu’il le décrivent, ils participent à la fois de (1) et de (3).

Dans sa reformulation de la TAP, Searle propose de distinguer entre les contraintes


proprement linguistiques (les règles normatives) et les contraintes para-linguistiques (les
règles constitutives) auxquelles se conforment généralement les sujets. Selon lui,
l’adéquation d’un énoncé (émis ou reçu) est fonction de la conformité des sujets à un
ensemble de règles institutionnelles qui confèrent à l’intention de communication une
valeur collective. Il met en cause la notion de sens littéral et précise que, d’un point de vue
pragmatique, cette notion est irrecevable. Pour illustrer sa thèse, il donne l’exemple
suivant :
Le chat est sur le paillasson, pour lui, c’est en vertu d’un certain nombre d’ « assomptions
contextuelles » que nous pouvons interpréter cette phrase. Parce que nous savons certaines

69
Foued Laroussi

lois du monde dans lequel nous vivons (dans ce exemple, la loi du champ gravitationnel
qui donne sens à la préposition sur) que nous pouvons interpréter adéquatement cette
phrase. Et cela se fait indépendamment des conditions habituelles relatives aux conditions
de vérité, à l’exactitude des propos… Pour Searle, ce sont des capacités d’Arrière-plan qui
facilitent l’interprétation. Il définit la notion des capacités d’Arrière-plan comme
« l’ensemble des capacités mentales non représentatives qui est la condition d’exercice de
toute représentation ». Il souligne notamment le caractère préintentionnel de cette
dimension structurante.

De côté des cognitivistes, D. Sperber et D. Wilson (1989) ont critiqué la taxinomie des
valeurs illocutoires de Searle. Selon eux, l’identification de la force illocutoire d’un énoncé
n’est ni toujours possible ni même nécessaire à son interprétation. Ils ramènent ainsi les 5
classes à 3, repérables sur la base de marques exclusivement linguistiques (lexicales et
syntaxiques). Ils distinguent les énoncés à partir d’une tripartition de type verbal et classent
les phrases en 3 types : dire que (phrases déclaratives), dire de (phrases impératives),
demander si (phrases interrogatives)
Quant aux critiques des générativistes, elles sont au nombre de deux, qui concernent
l’hypothèse performative. Soit une phrase déclarative : les cours se sont effondrés, elle doit
être analysée comme performative (implicite), car elle dérive d’une structure profonde qui
contient un verbe principal performatif explicitement représenté (s’effondrer).
W.G. Lycan (1984), dans son ouvrage, Logical Form in Natural language (Cambridge), a
contesté, lui aussi, la validité de l’hypothèse performative en montrant son caractère
paradoxal. Il donne les deux exemples suivants :
(1) la Terre est ronde
(2) j’affirme que la Terre est ronde
Pour lui, si ces phrases ont la même structure profonde, elles ont les mêmes conditions de
vérité. Or (1) est vrai si et seulement si (1) ; mais (2) n’est pas vrai du seul fait que le
locuteur affirme que (2) est vrai. Tels sont les termes du paradoxe de l’hypothèse
performative (performadoxe). Procéder à l’instar de la phrase (1) à l’interprétation
sémantique de la phrase (2) reviendrait à lui attribuer des conditions de vérité incorrectes.

2.2. L’intention de communication (P. Grice)


2.2.1. Le cadre général

70
Histoire de la linguistique

Entre 1957 et 1969, le philosophe Grice a posé les jalons d’une théorie sémantique et d’une
théorie pragmatique complémentaire, toutes les deux fondées sur l’hypothèse du caractère
intentionnel de la communication. Par l’expression de signification non naturelle, il entend
les particularités des conduites langagières (verbales ou non). Dire quelque chose à
quelqu’un c’est instaurer une relation intentionnelle. Il distingue la « signification non
naturelle » de la signification dite naturelle que l’on attribue communément à des relations
causales ayant cours dans la nature (tel orage sera signe d’intempérie, telle coulée de lave
sera signe d’irruption volcanique…). Ce mode de signification correspond au concept
d’indice proposé par Peirce.
Grice subdivise ensuite le domaine de la « signification non naturelle » en deux types : le
plan de la signification induite par l’intermédiaire d’un indice direct (par exemple,
l’attribution d’une mauvaise note lors d’un examen final équivaut à un échec) ; le plan de
la signification induite par l’intermédiaire d’un indice indirect (l’attribution d’une note
disqualifiante lors d’un examen final assortie de l’observation : « étudiant doué pour la
calligraphie »). Seuls les actes de communication ayant pour but avéré de faire reconnaître
par le récepteur de cet acte l’intention qu’on a de lui faire reconnaître notre intention
vérifient les principes de « la signification non naturelle ». Ainsi la réussite probable d’un
acte de communication dépend étroitement de l’inférence qui permet au récepteur
d’identifier les contenus qu’on souhaite lui transmettre.
Soit les deux situations suivantes :
(1) un policier arrête une voiture en se tenant sur son chemin.
(2) un policier arrête une voiture en lui faisant signe de la main.
Pour Grice, seul le cas (1) illustre une situation de communication dans laquelle l’attitude
du policier est dotée d’une « signification non naturelle ».

2.2.2. La théorie de la conversation


Il esquisse une critique de la raison communicationnelle. Il fait observer qu’à côté de ce
qu’un ensemble d’énoncés permet de signifier en vertu des conventions linguistiques, il
existe un autre plan de signification obtenu par des mécanismes sémantiques liés au
contexte. Dans les deux cas, le destinataire développe un calcul sémantique fondé sur une
inférence : dans le premier cas, il effectue des implications conventionnelles, dans le
second, des implications conversationnelles.
Lors d’un échange, la communication n’est possible que parce que ses protagonistes
adhèrent tacitement à un principe de coopération. Deux éléments à préciser : 1) cet

71
Foued Laroussi

échange ne se réduit pas à une « suite de remarques décousues », 2) chaque participant à


l’échange reconnaît « un but commun ».
L’identification au principe de coopération tient à l’identification (théorique) et à la
maîtrise (effective) de quatre règles (Quantité, Qualité, Relation et Modalité) qui en
spécifient la portée. En référence au philosophe Kant (logique communicationnelle), Grice
les appelle les catégories de communication. Celles-ci sont mieux connues sous les
expressions « maximes de conversation » ou « maximes de Grice ».
- Quantité :
1. Votre contribution doit contenir autant d’information que nécessaire (informativité).
2. Votre contribution ne doit pas contenir plus d’information que nécessaire (exhaustivité).
- Qualité (sincérité)
1. N’affirmez que ce que vous croyez être vrai.
2. N’affirmez que ce que vous pouvez prouver.
- Relation (pertinence) : soyez pertinent.
- Modalité (intelligibilité)
1. Ne vous exprimez pas de façon obscure.
2. Ne vous exprimez pas de façon ambiguë.
Ce dispositif doit garantir aussi bien dans la formulation des énoncés que dans leur
compréhension un principe d’économie qui consiste à associer une signification minimum
afin d’aboutir à un résultat communicationnel maximum.
La théorie étant exposée, on peut s’interroger sur ses limites. Si elle propose une
modélisation des mécanismes d’inférence caractérisant une langue naturelle, Grice insiste
sur le fait qu’en situation aucun sujet ne se conforme strictement à ces règles, ce qui limite
ainsi la portée de sa théorie. Aussi la dynamique communicationnelle ne repose-t-elle pas
sur une part d’aléa ? Et des procédés discursifs tels que la métaphore, la litote ou l’ironie
ne résulteraient-ils, justement, de la transgression partielle, inconsciente ou délibérée de
ces catégories ?

2.3. La pragmatique cognitiviste (D. Sperber et D. Wilson)


Sperber et Wilson s’inscrivent en faux contre les postulat de la TAP. Ils récusent
notamment le conversationnalisme radical ainsi que l’dentification du dire et de l’agir
distinctif d’Austine et de Searle. Ils affirment la fonction descriptive du langage et
proposent une théorie de l’interprétation des énoncés, élaborée à partir d’une relecture de
Grice.
2.3.1. Code et inférence

72
Histoire de la linguistique

Ils substituent au modèle codique de la communication un modèle inférentiel. Ils font


observer que l’histoire des sciences du langage (philosophie du langage comprise) est
l’histoire d’une communication humaine entièrement édifiée à partir du modèle du code.
Celui-ci est défini comme un « système qui établit une correspondance entre des messages
internes et des messages externes, ce qui permet à deux dispositifs de traiter de
l'information ».
Mais la relation de communication qui consiste, pour la tradition linguistique, en un double
processus d’encodage et de décodage demande à être corrigée. Pour eux, « la
compréhension implique plus que le décodage du message linguistique » ; les auteurs
parlent d’un « gouffre » qui existe entre les représentations sémantiques et les pensées
réellement communiquées par les énoncés. Ce « gouffre », on ne peut pas le combler par
plus de « codages » mais par « l’inférence ».
Ces remarques concernent les principales théorisations de la communication qui ont été
construites sur une base codique. Est visé entre autres aussi le schéma de communication
élaboré par Jakobson.

2.3.2. La théorie de la pertinence


La pragmatique cognitive s’articule sur la théorie de la pertinence que Sperber et Wilson
formulent en 1989, dans leur ouvrage, La pertinence. Communication et cognition
(Minuit). La théorie de pertinence a été élaborée dans le prolongement de deux modèles
théoriques, la grammaire générative et la théorie de l’esprit que je présente très
sommairement en quelques lignes. La grammaire générative, en postulant l’autonomie de
la syntaxe, elle calcule la représentation sémantique des phrases indépendamment du
contexte d’énonciation. Pour ce qui est de la théorie de l’esprit (J.A. Fodor7, par exemple),
tout esprit humain se caractérise par son aptitude à traiter les perceptions du monde au
moyen de modules cognitifs spécialisés qui transforment celles-ci en représentations. Cette
théorie suggère deux sortes de modules, les modules périphériques (indépendants par
rapport à la pensée, ils définissent le système d’entrée des données perçues à l’état
d’impressions) et les modules centraux (correspondent au système central de la pensée).
Pour Sperber-Wilson, l’activité du système linguistique est régie par le travail du système
d’entrée. Corrélativement, l’activité cognitive de type pragmatique dépend des systèmes
centraux de la pensée.

7
1986 (1983), La modularité de l’esprit, Minuit.

73
Foued Laroussi

Pour eux, la réussite de la communication, dépend de la maîtrise d’une règle unique, le


principe de pertinence. Il s’agit d’un principe de simplicité. Qu’es-ce que donc un énoncé
pertinent du point de vue cognitif ? L’application de ce principe de pertinence concerne
aussi bien le locuteur qui produit un énoncé que le destinataire qui est appelé à
l’interpréter. Dans une situation d’énonciation donnée, la pertinence d’une relation de
communication s’apprécie sur deux plans distincts mais complémentaires, du point de vue
du locuteur et du destinataire.
La théorie de pertinence constitue donc une révision de la théorie de l’intention
communicative. Elle développe une conception de l’inférence pragmatique qui ne dépend
ni du principe de coopération ni d’aucune des catégories de communication définies par
Grice.
Soit l’échange suivant :
(1) Dis-moi papa, qu’est-ce qu’on fait ce soir ?
(2) Attends, je dois justement passer un coup de fil…
(3) Ah ! super
L’inférence effectuée par l’enfant constitue une implication conversationnelle au sens de
Grice, mais elle est avant tout tirée de la recherche de pertinence que l’enfant prête à
l’énoncé de son père. C’est à partir d’hypothèses liées à la situation d’énonciation (le coup
de fil doit avoir un rapport avec un projet de sortie pour ce soir, cet énoncé peut donc
s’interpréter comme l’indice d’une réponse à ma question, etc.) que l’enfant procède à
l’inférence. La règle de pertinence peut être formulée comme suit : plus l’effet cognitif
(EC1) d’un énoncé est important, plus l’énoncé (P) est pertinent, et, inversement : plus
l’effort cognitif (EC2) (produit par le destinataire pour interpréter l’énoncé) est important,
moins l’énoncé produit par le locuteur peut être tenu pour pertinent (P).
Cela donne la formule suivante : / +EC1, +P/ ; / +EC2,-P/.
Sperber et Wilson radicalisent le point de vue représentaliste en distinguant entre usage
descriptif et usage interprétatif.

« Toute représentation ayant une forme propositionnelle, en particulier tout énoncé, peut servir à représenter
de deux manières. Elle peut représenter un état de choses en vertu du fait que sa forme propositionnelle est
vraie de cet état de choses ; dans ce cas, nous dirons que la représentation est une description, ou qu’elle est
utilisée descriptivement. Ou bien la représentation peut représenter une autre représentation dotée elle aussi
d’une forme propositionnelle –une pensée par exemple– en vertu d’une ressemblance entre les deux formes
propositionnelles ; dans ce cas, nous dirons que la première représentation est une interprétation de la
seconde, ou qu’elle est utilisée interprétativement. » (1989 : 343).

74
Histoire de la linguistique

Soit les énoncés :


(1) Si tu veux un cornichon, il y en a dans le frigidaire.
(2) Arthur, tu es un cornichon.

La recherche de pertinence, pour ce qui est de (1), donne lieu à un usage descriptif. Cette
recherche de pertinence peut être redondante compte tenu du contexte cognitif ; concernant
(2), elle donne lieu à un usage interprétatif (le sens littéral du terme étant ici exclu). La
conception interprétative est reformulée à partir de la prise en compte du point de vue du
destinateur et du destinataire.
« Nous pourrons dire que le locuteur fournit par son énoncé une expression interprétative d’une de ses
pensées, et que l’auditeur construit, sur la base de cet énoncé, une hypothèse interprétative portant sur
l’intention informative du locuteur. » (Ibid.).
Pour les auteurs, une représentation peut être « utilisée descriptivement ou
interprétativement ».

Que peut-on dire enfin ? Si les cognitivistes conçoivent la pragmatique comme une théorie
de l’interprétation du sens des énoncés, ce qui distingue la pragmatique de la linguistique,
en revendiquant par ailleurs une certaine involution représentaliste de la discipline, ils
effectuent un retour à la conception mentaliste du langage, elle-même fondée sur une
conception a-historique du contexte, ce qui constitue une contradiction non-négligeable
pour une théorie pragmatique.

2.4. L’école de Palo Alto


Les sources de la pragmatique culturelles sont multiples : théorie des systèmes
(cybernétique), philosophie analytique (logique et du langage ordinaire), anthropologie.
Localisés dans la ville de Palo Alto (Californie), les chercheurs se sont d’abord regroupés
autour de G. Bateson (1904-1980), puis autour de P. Watzlawick et E.T.Hall.

2.4.1. La démarche
La plupart des théories, que nous avons examinées jusqu’ici, adoptent le point de vue des
sujets parlants, et tentent d’étudier la communication verbale dans un cadre assez restreint.
La démarche des chercheurs de Palo Alto est inverse : ils partent de la considération du

75
Foued Laroussi

système culturel global pour étudier les conduites communicationnelles (verbales et non
verbales) des sujets.
L’école de Palo Alto fonde les prétentions sur la conviction suivante : nous ne pouvons
connaître que ce que nous construisons nous-mêmes : symbolismes, œuvres culturelles,
biens matériels etc. C’est une théorie qui procède d’une critique du concept de réalité.

2.4.2. Culture et réalité


L’école de Palo Alto considère que la réalité en tant que telle n’a aucune constance en
dehors des prismes linguistiques et non linguistiques qui la constituent. C’est une
construction culturelle, individuelle et collective. On distingue une notion de la réalité
afférente aux propriétés physiques des choses (objectivement vérifiables et sujettes à
réitération), et une notion de la réalité caractéristique de l’expérience humaine (l’attribution
constante d’une signification et d’une valeur à ces objets).
Dans la compréhension de l’interaction, selon E.T. Hall (1978)8, « ce n’est pas le code
linguistique qui fait problème, mais le contexte qui porte en lui des degrés divers de
signification » (p. 86). Dans une configuration culturelle, « tout fait signe » de manière
distinctive, non seulement les différentes expressions du langage articulé mais aussi le
milieu, l’organisation de l’espace, l’architecture, la gestualité, le type de distance
(proxémique)…

2.4.3. Le contexte
Selon Hall, « Dans la vie, le code, le contexte et les significations ne peuvent être
considérés que comme des différents aspects d’un fait unique » (ibid. : 93). Le concept de
niveau de contexte permet de caractériser les différents types de contexte :

« Le niveau de contexte détermine la totalité de la nature de la communication et représente les fondations


sur lesquelles viennent s’appuyer tous les autres composants (y compris le composant symbolique). » (Ibid.).

Une interaction spécifique fait face à deux types de contraintes : les contraintes qui
définissent le contexte interne (l’expérience et les réactions programmées des sujets), les
contraintes qui définissent le contexte externe (la situation objective). Pour ce qui est du
code linguistique, il est élaboré ou restreint selon le degré de proximité des sujets. Cet
ajustement de l’expression verbale est relatif au type comme au but relationnels.

8
La dimension cachée, Points.

76
Histoire de la linguistique

2.4.4. Le système de communication


L’école de Palo Alto définit le système comme un ensemble d’objets, compte tenu des
relations que ces objets entretiennent avec leurs attributs. Les objets constituent les
éléments du système, il s’agit d’organismes vivants (les individus), les attributs sont les
propriétés distinctives des éléments (les comportements), les relations correspondent à « ce
qui fait tenir ensemble les éléments ». L’interaction en tant que système se pose comme
une dynamique sujette à variation. Un système évolue en sous-systèmes compris comme
un ensemble d’éléments (individus) ; une modification dans les attributs affecte le système
entier, et réciproquement, les attributs des éléments sont modifiés par le comportement du
système.
La théorie distingue entre deux types de systèmes : les systèmes clos (qui ne reçoivent ni
envoient d’énergie sous aucune forme : telles les réactions chimiques produites dans un
milieu étanche), et les systèmes ouverts (il s’agit des systèmes organiques en interaction).
La communication humaine relève de ce type de système dans la mesure où les éléments
(sujets culturels et locuteurs) échangent avec leur milieu matière, énergie et information.
La relation de communication n’est pas transitive, au sens où un individu communiquerait
avec un autre ; un sujet participe uniquement à une communication, tout au plus y
contribue-t-il en tant qu’élément d’un tout.

2.4.5. Figures et usages du paradoxe


Les chercheurs de Palo Alto ont montré l’importance du paradoxe du langage dans
plusieurs situations de communication. Ils distinguent trois types de paradoxes : logico-
mathématique, sémantique (définition contradictoire), pragmatique (injonctions et
prévisions paradoxales). On sait que le principe du paradoxe logico-mathématique est à
l’origine du fondement des mathématiques. Le paradoxe sémantique a pour archétype
« l’antinomie du menteur » : par exemple, un locuteur qui dit de lui-même : « je suis
menteur », la conclusion logique de cet énoncé (E) veut que E est vrai si E n’est pas vrai,
et E n’est pas vrai si E est vrai. Le paradoxe sémantique tient au fait que la langue
naturelle ne se présente pas comme une hiérarchie de catégories discernables. Pour
dépasser l’antinomie, il convient de produire un métalangage susceptible de décrire les
contradictions que comporte un énoncé formulé à l’intérieur d’une langue donnée.

77
Foued Laroussi

P Wtzlawick (1972)9 fait remarquer que c’est l’étude des paradoxes qui renseignent le
mieux sur les fins de la pragmatique (il s’agit d’analyser leurs effets pratiques et leurs
incidences effectives). Le logicien H. Reichenbach rapporte le cas de paradoxe
pragmatique suivant :
« Dans une troupe militaire, le barbier est un soldat à qui son capitaine ordonne de raser
tous les soldats de la compagnie qui ne se rasent pas eux mêmes » (cité par Watzlawick,
ibid. 195). Et Reichenbach de conclure que « le barbier de la compagnie, au sens qui a été
défini, n’existe pas ». En fait, peu importe que d’un point de vue strictement sémantique,
cette formulation soit un non-sens. Ce qui compte c’est la situation contradictoire dans
laquelle ses termes plongent le sujet qui en fait les frais. Ainsi le paradoxe pragmatique
peut être caractérisé comme la mise en œuvre pratique d’un paradoxe sémantique.

9
Watzlawick et ali., 1972 (1967), Une logique de la communication, Seuil.

78
Histoire de la linguistique

VIII. Les théories sociolinguistiques


1. Les précurseurs : Saussure, Meillet et Cohen

Saussure a été largement présenté au début de ce cours (en tant que père de la linguistique
moderne), je n’en parle donc pas. Quant à Antoine Meillet et Marcel Cohen, ils
s’efforçaient de donner à la linguistique alors dominée par les conceptions mécanistes de la
langue, une orientation sociologique. Formé dans la tradition de la grammaire comparée,
Antoine Meillet (1866-1936) suit l’enseignement de Saussure à qui il a succédé à l’Ecole
des Hautes Etudes.
Auteur de nombreux ouvrages et articles, A. Meillet est surtout spécialiste d’indo-
européen. Dans toute son œuvre, il a affirmé clairement le caractère social du langage.
Ainsi, dans un article intitulé: « Comment les mots changent de sens ? », il proposait déjà
une définition du « fait social » en se référant au sociologue Emile Durkheim :

« Les limites des diverses langues tendent à coïncider avec celles des groupes sociaux qu’on nomme des
nations ; l’absence d’unités de langue est le signe d’un Etat récent, comme en Belgique, ou artificiellement
constitué, comme en Autriche […] Le langage est donc éminemment un fait social. En effet, il entre
exactement dans la définition qu’a proposée Durkheim ; une langue existe indépendamment de chacun des
individus, elle est cependant, de par sa généralité, extérieure à lui ».

Dans son livre Linguistique historique et linguistique générale (1921), l’auteur est
explicitement favorable à la prise en compte des faits sociaux pour toute interprétation des
faits linguistiques:
« Le XIXe siècle a été le siècle de l’histoire, et les progrès qu’a réalisés la linguistique en se plaçant au point
de vue historique ont été admirables ; les sciences sociales se constituent maintenant, et la linguistique y doit
prendre la place que sa nature lui assigne. Le moment est donc venu de marquer la position des problèmes
linguistiques au point de vue social » (p.16).

Pour ce qui est de Marcel Cohen, élève de Meillet, il a insisté dans tous ses travaux, sur la
nécessité d’interpréter les faits de langue par rapport aux faits sociaux et aux événements
politiques. Parler de rapports entre langage et société dans l’œuvre de Cohen, c’est, en
particulier renvoyer à l’ouvrage, qui a porté successivement les titres de : Pour une
sociologie du langage et Matériaux pour une sociologie du langage (1956). « C’est le livre
que Meillet n’a pas écrit - disait David Cohen -, « il constitue le couronnement qui est parti
de Meillet, et qui y a trouvé son aboutissement ». Dans cet ouvrage, M. Cohen écrit:

79
Foued Laroussi

« le langage parlé est un instrument de communication des hommes en société. Or l’homme n’existe qu’en
société, et la société n’existe que s’il y a communication entre ses membres ».

Dès son apparition, l’ouvrage fut diversement accueilli, en ce sens qu’il a provoqué des
critiques sévères : certains lui ont reproché son opposition à la théorie de Saussure, en
particulier son refus de la dichotomie langue / parole ; d’autres ont critiqué sa conception
dialectique des rapports entre langage et société.

Toujours est-il que les indications qu’il donne et les concepts qu’il manipule ne sont
nullement étrangers à ceux du développement de la sociolinguistique actuelle. Avec ses
observations et enquêtes sur l’argot, ses propos sur les langues en contact, ses regards sur
la langue française, sa prise de position pour une simplification de son orthographe et ses
critiques des puristes qu’il appelle « alarmistes », M. Cohen a précédé bien les tendances
actuelles.

2. Langage et classes sociales (Basil Bernstein)

Directeur de l'Institut de l'Université de Londres, Basil Bernstein est un sociologue de


l'éducation. Il constate que les enfants des classes ouvrières présentent un taux d'échec
scolaire beaucoup plus important que ceux des classes aisées. Il analyse leurs productions
langagières dans le but de chercher les causes profondes de l'échec scolaire. Pourquoi les
enfants des classes « pauvres », échouent-ils plus souvent à l'école et se retrouvent-ils
défavorisés socialement ? De l'analyse des productions langagières réelles), il définit deux
codes : le code restreint et le code élaboré. Le premier est le seul que dominent les enfants
des classes défavorisées, alors que le second est dominé par les enfants des classes aisées
qui dominent également le code restreint. Pour illustrer ces deux codes, Bernstein demande
à des enfants de décrire une bande dessinée muette. Il en ressort que les enfants des classes
ouvrières produisent un texte ne faisant que peu de sens sans le support des images:
« Ils jouent au football et il shoote ça traverse et ça casse un carreau et ils regardent alors il sort et crie après
eux parce qu'ils l'ont cassé, alors ils se sauvent ».

Les enfants des classes aisées, eux, produisent un texte autonome:


« Trois garçons jouent au football et l'un shoote dans le ballon et il traverse la fenêtre, et le ballon casse le
carreau et les garçons regardent, un homme sort et crie après eux parce qu'ils ont cassé le carreau, alors ils se
sauvent et la femme regarde à travers la fenêtre ».

Les deux codes se distinguent entre autres du point de vue des formes grammaticales. Le
code restreint se caractérise par des phrases courtes, sans subordination et par un
vocabulaire réduit ; le code élaboré se caractérisant par un vocabulaire plus riche, un
emploi fréquent des modalités et une syntaxe élaborée. Bernstein se défend de vouloir

80
Histoire de la linguistique

classer hiérarchiquement les deux codes : chaque code ayant sa dignité, sa valeur et sa
pertinence contextuelle.

Dans ces travaux, Basil Bernstein est concerné par des problèmes de logique et de
sémantique. Son hypothèse principale est la suivante: l'apprentissage et la socialisation sont
marqués par la famille dans laquelle les enfants sont élevés, et la structure sociale
détermine entre autres les productions langagières. Du point de vue sociologique,
Bernstein est marqué par E. Durkheim, comme il l’écrit lui-même (1975 : 306) :
« En un certain sens, les concepts de code restreint et de code élaboré ont leur origine dans
les deux formes de solidarité distinguées par Durkheim ».
Ses travaux ont été d'abord accueillis favorablement, c'était la première fois qu'un
chercheur tentait une description de la différence linguistique en partant de la différence
sociale. Mais plus tard, on s'est rendu compte de l'opposition binaire entre les deux codes
(y a-t-il des systèmes intermédiaires que Bernstein ne repère pas ? Se demandaient
certains) et de la faiblesse de ses concepts linguistiques.

Mais la critique la plus sérieuse est venue de William Labov travaillant alors sur le Black
English (l'anglais des Noirs-Américains) : Labov montre que Bernstein ne décrivait pas des
codes mais des styles, et qu'il n'avait aucune théorie descriptive.

« Lorsqu'il s'agit de décrire ce qui sépare réellement les locuteurs de la middle class de ceux de la working
class, voilà qu'on nous met sous les yeux une prolifération de je pense, de passifs, de modaux et d'auxiliaires,
de pronoms de première personne, de mots rares, etc. Mais qu'est-ce là sinon des bornes (...) Nous nous
rendons un grand service quand nous parviendrons enfin à distinguer dans le style de la middle class ce qui
est affaire de mode et ce qui aide réellement à exprimer ses idées avec clarté » (1978 : 136).

Labov pousse sa critique jusqu'à la caricature quand il affirme que les bernsteiniens ne
souhaitent qu'inculquer les valeurs de la classe moyenne aux enfants de la classe ouvrière
par l'apprentissage du verbiage élaboré. Il faut reconnaître que c'est en termes de déficit,
par rapport au code élaboré, que le code restreint est souvent défini : d’aucuns diraient que
la terminologie est elle-même parlante. De plus, bien que Bernstein ne l'ait jamais affirmé,
le code restreint occupe dans la description une position inférieure par rapport au code
élaboré.

Quoi qu'il en soit, le chercheur a représenté un tournant dans l'histoire de la linguistique : il


a été le premier a avoir travaillé sur des productions langagières recueillies sur le terrain, et
partant il a aidé à accélérer vers une conception sociale (sociologique) de la langue. Le fait

81
Foued Laroussi

que ses travaux soient rarement cités aujourd'hui, n'enlève rien au rôle qu'il a joué dans le
développement de la sociolinguistique par la suite.

3. L'apport de William Bright

On ne peut parler de l’apport de William Bright sans mentionner les noms de E. Haugen, J.
Gumperz, C.A. Ferguson, Dell Hymes qui ont joué aussi un rôle important dans
l’émergence de la sociolinguistique aux Etats-Unis.

W. Bright a obtenu son doctorat d’état en linguistique en 1955 et a enseigné la linguistique


et l’anthropologie à l’Université de Los Angeles en Californie (UCLA). Il s’est intéressé
aux langues des Amérindiens et aux langues de l’Asie du sud. Pour lui (1997), le terme
« sociolinguistique » est venu de « psycholinguistique » qui, dans les années 50 était déjà
devenu un domaine bien établi. Selon lui, le terme « sociolinguistique » avait été utilisé
avant lui par Einar Haugen mais qui avait été auparavant inventé par un professeur
d’anglais du Texas, Haver Currie, en 1952.

Mais Bright pense que l’événement qui a le plus marqué « la sociolinguistique moderne »
était l’organisation du congrès sur la sociolinguistique (du 11-13 mai 1964). Les actes ont
été publiés sous le titre de Sociolinguistique en 1966. En effet, sur l'initiative de William
Bright, vingt cinq chercheurs sont réunis à Los Angeles (UCLA) pour un congrès sur la
sociolinguistique. Les thèmes abordés par les chercheurs sont variés : l'ethnologie du
changement linguistique (John J. Gumperz), la planification linguistique (E. Haugen), les
langues véhiculaires (Smarin, Kelly), l'hypercorrection comme facteur de changement (W.
Labov)...
William Bright qui se chargera de la publication des actes, tente, dans son introduction, de fédérer ces
différentes contributions. L'auteur (1966 : 11) définit alors la sociolinguistique comme une
discipline destinée à « mettre en évidence le caractère systématique de la co-variance des structures
linguistiques et sociales et, éventuellement, établir une relation de cause à effet ».
On fait intervenir l'état social de l'émetteur, l'état social du récepteur, les conditions
sociales de la production du discours, l'étude de la variation géographique ; enfin en
sociolinguistique appliquée, on étudie les problèmes de planification et d'aménagement
linguistique. L'intervention de Bright se situe dans une analyse linguistique empruntant ses
notions de base à la théorie de la communication. Il se propose de dégager un certain
nombre de dimensions de la sociolinguistique :

82
Histoire de la linguistique

1. l'opposition synchronie/diachronie ;

2. les usages linguistiques et les croyances concernant ces usages ;

3. l'étendue de la diversité, avec une triple classification: différence multidialectale,


multilinguale ou multisociétale ;

4. les applications de la sociolinguistique (une classification en trois points), la


sociolinguistique en tant que :

(a) diagnostic des structures sociales,

(b)étude des facteurs socio-historiques,

(c) aide à la planification.

Bright ne conçoit la sociolinguistique que comme une approche annexe des faits de langue,
qui vient compléter l'approche linguistique ou anthropologique. C'est cette subordination
qui va disparaître avec les travaux de William Labov.

5. La sociolinguistique est la véritable linguistique (William Labov)

William Labov a été chimiste industriel de 1949 à 1961 puis professeur assistant de
linguistique à l’Université de Colombie de 1964 à 1970 et professeur de linguistique et de
psychologie à l’université de Pennsylvanie à partir de 1971. C’est en 1961, qu’il est inscrit
en thèse de doctorat sous la direction d’Uriel Weinreich. Labov a occupé les fonctions de
président de la société de linguistique d’Amérique en 1979.

Labov s’est longtemps opposé au terme de sociolinguistique, car, pour lui, il recèle une
certaine contradiction que Labov appellera plus tard le paradoxe saussurien qui consiste à
reconnaître que la langue est sociale mais exclut de ses préoccupations tout ce qui relève
de l’étude sociale de la langue, autrement dit, la linguistique de la parole.

Et les premières études que Labov a réalisées sous l’impulsion de Weinreich avaient pour
objectif d’aborder ce point. Voici un bref aperçu de ses travaux :

L'enquête de Martha's Vineyard (1961-1962), c’est une île qui se trouve dans le
Massachussets (Etats-Unis, Nouvelle Angleterre). Les sondages des dialectologues
indiquent que certains traits phonétiques de l'île se développent, c'est celui de la variation
sous la seule forme que la théorie linguistique ne peut tout à fait exclure de la langue
depuis le développement de la linguistique diachronique.

83
Foued Laroussi

William Labov veut étudier le changement phonétique dans le but de faire « l'histoire
sociale du changement phonétique » et montrer qu'on ne saurait rendre compte de
l'évolution linguistique indépendamment de la communauté où elle se fait, contester la
causalité structurale interne de la linguistique structurale au profit de la causalité sociale
externe.

Il cherche à savoir comment se fait la distribution d'une variation phonétique dans la


communauté étudiée selon des paramètres sociaux qui lui paraissent entrer en jeu dans
l'histoire de l'île, comme l'âge, la localisation géographique, la profession, etc. Les résultats
démontrent l'intervention des pressions sociales dans l'histoire en cours de la langue. Les
variations en cause (formes centralisées et formes non centralisées de deux diphtongues ai
et au) correspondent respectivement aux deux identités conflictuelles divisant l'île et ses
habitants selon l'appartenance des locuteurs aux divers groupes et fractions de groupes en
lutte pour conquérir ou conserver l'une ou l'autre. Le mouvement linguistique reflète
directement l'évolution des rapports sociaux dans l'île.

Pour ce qui est de l'enquête proprement dite, elle consiste en interviews formelles d'un
échantillon de locuteurs natifs de l'île : liste de mots, questions, lectures ; le sujet parlant
est soumis à l'expérimentation du linguiste.

La stratification sociale et stylistique de la variable « r » dans trois magasins de New


York. Labov s’appuie sur une pré-enquête portant sur la variation sociale de la langue (les
différents usages de différents locuteurs dans une communauté linguistique). Celle-ci
représente-t-elle (ou non) un changement en cours ? L'utilisation de la variable « r »
reflètera-t-elle les différences sociales existant au sein de la communauté linguistique ?

Trois magasins sont choisis en fonction de leur position géographique dans l'île et des
clients qui les fréquentent (différenciation sociale).
L'étude fait apparaître que le groupe des Noirs est structuré du point de vue de l'utilisation
de cette variable « r ». Ceux occupant des postes élevés prononcent le « r » de la même
façon que les Blancs. Alors que les Noirs qui prononcent le moins de « r » sont ceux qui
occupent des postes subalternes. La langue varie selon le statut social de l'interlocuteur
(client) et dans le sens de la variété de langue associée à ce statut. La variation stylistique
(différents usages d'un même locuteur) est aussi socialement déterminée, elle est la réponse
du locuteur ou plutôt du groupe de locuteurs à la crainte symbolique exercée par
l'interlocuteur dans le rapport (présumé) que ce dernier entretient avec la « norme
légitime ».

84
Histoire de la linguistique

Toute observation peut modifier l'objet observé et peut également exercer une « violence
symbolique » du dominant sur le dominé. L'observation scientifique est un rapport social,
tout comme n'importe quelle interaction linguistique ou acte de parole. En conclusion, la
variation stylistique suit la même direction quelle que soit la classe : plus le complexe est
formel, plus apparaissent, chez tous les locuteurs, les variations de « prestige », c'est-à-dire
celles que les classes supérieures utilisent.

L’enquête dans le quartier de Harlem. De 1965 à 1967 W. Labov dirige à Harlem (quartier
des Noirs à New York) une enquête ayant pour but d'étudier le Black English, son objectif
étant de préciser les différences entre la langue quotidienne des bandes d'adolescents noirs
du Centre Sud de Harlem et l'anglais standard de l'école dans l'intention de rendre compte
de l'échec scolaire en matière de lecture. Il conclut que les causes majeures de l'échec en
lecture sont les conflits sociaux. Les différences de dialecte sont importantes parce qu'elles
symbolisent ces conflits.

L'observation porte sur des groupes naturels, les clubs de rue des adolescents de Harlem :
cette méthode lui permet de recueillir les données linguistiques sur le vif (telles quelles,
dans les échanges entre membres des clubs). En tant qu'observateur étranger aux prises
avec son paradoxe de l'observateur – la présence du linguiste (observateur) pourrait
changer partiellement ou entièrement la production recueillie, alors que le but de
l'enquêteur est de recueillir des données spontanées – Labov confie la tâche de recueillir les
données à un jeune homme noir, pour sa connaissance interne de la culture de la rue et du
vernaculaire. Il est introduit dans les divers groupes, il participe totalement à leur vie et
habite avec eux.

W. Labov considère que les problèmes linguistiques ne peuvent être résolus qu'en faisant
appel à des variables sociales. Il remet ainsi en cause la linguistique existante et tire ses
données de la communauté linguistique elle-même. Cette dernière n’est pas conçue comme
un groupe de locuteurs utilisant les mêmes formes linguistiques, mais comme un groupe
partageant un ensemble d'attitudes envers la norme. Il développe de nouvelles
méthodologies permettant de mieux connaître les phénomènes langagiers. Il constate que
l'appartenance d'un locuteur à une communauté linguistique le rend capable d'une maîtrise
structurée de différents sous-systèmes. Son objet d'étude est la variation qui est manifeste à
deux niveaux : stylistique (une langue n’est jamais identique d’un locuteur à un autre) et
sociale (la langue n’est jamais identique d’un groupe social à un autre). C’est cette
variation qui représente l’objet d’étude de la sociolinguistique.

85
Foued Laroussi

L’approche de Labov a été déterminante dans l’émergence de la sociolinguistique comme


une discipline à par entière. On est tenté d'en dégager quatre positions centrales :

1. La linguistique qui ne prend pas en compte les variables non linguistiques (sociales, en
particulier) ne conduit pas son travail jusqu'au bout si bien que la sociolinguistique, pour
lui, est la véritable linguistique : c'est la linguistique « remise sur ses pieds ».

2. Une grammaire telle que la grammaire générative transformationnelle peut rendre


compte de la réalité langagière à condition de tenir compte des conditions de production du
discours, c'est-à-dire ne pas envisager la phrase comme un produit entièrement indépendant
du contexte.

3. La langue conçue par le structuralisme comme un système homogène (qui masque la


variation) doit être considérée comme un système des systèmes ou mieux comme un
système de variables.

4. Le chercheur (enquêteur) doit être prudent lors de son recueil des données, son objectif
étant de recueillir un discours spontané, alors que son intervention ou sa présence
pourraient altérer la spontanéité du spontané (de l’enquêté), c'est le paradoxe de
l'observateur.

5. L’école de Rouen : la linguistique sociale


Les préoccupations d'ordre sociologique ont été liées, en Europe, dans les années 70-80 –
période où les conditions socio-économiques se transforment – aux divers aspects d’une
société en crise : chômage, nouvelle pauvreté, repli identitaire, déclin de la culture
ouvrière, explosion des moyens modernes de communication et de gestion, xénophobie,
problèmes d’intégration des populations issues de l’immigration surtout remise en cause de
la capacité de l'Etat de modifier en profondeur les structures de la société.

A Rouen, J.B. Marcellesi et B. Gardin (1974) ont été les premiers à avoir fait connaître les
travaux de William Labov. Dans leur ouvrage, Introduction à la sociolinguistique : la
linguistique sociale (Larousse), et après avoir repris et passé au scribe l'essentiel des
théories qui ont abordé la problématique langage et société, ils proposent « la linguistique
sociale » dont la tâche est d'étudier les
« conduites linguistiques collectives caractérisant des groupes sociaux, dans la mesure où
elles se différencient et entrent en contraste dans la même communauté globale. »

86
Histoire de la linguistique

Les groupes sociaux ne sont pas conçus comme une "collection d'individus" mais comme
des « unités collectives réelles mais partielles, fondées sur une activité linguistique
commune, et impliquées dans un processus historique » (motions, résolutions, adresses,
etc.). Cette activité linguistique peut (ou non) aboutir à la production de textes qui ne
soient pas considérés comme l’œuvre de tel ou tel membre du groupe, mais comme le
discours du groupe tout entier. Et les auteurs d’ajouter que :
« dans linguistique sociale par rapport à sociolinguistique, l'ordre des éléments est inversé:
cela ne signifie pas que le social passe au second plan, mais simplement que le linguistique
(...) est éminemment social, par lui-même, tout autant que la partie sociale de
l'extralinguistique (le social extralinguistique ou non linguistique). »

5.1. Quelques problématiques centrales

L’école de Rouen a joué un rôle déterminant dans l’émergence et le développement de la


sociolinguistique non seulement à France mais dans le monde, en témoigne la tenue à
Rouen (1978) du premier colloque international de sociolinguistique en France, colloque
auquel William Labov a assisté.

Les sociolinguistes de Rouen ont donc développé des recherches très variées ayant pour
base une conception sociale de la langue. Celle-ci n’est pas considérée comme un système
ou objet homogène et par conséquent inaltérable, mais comme un usage dépendant
largement des forces sociales en œuvre dans une société donnée. Sans prétendre à
l’exhaustivité, on peut signaler quelques problématiques centrales.

5.1.1. Le couple bilinguisme/diglossie

Les travaux portant sur le couple bilinguisme/diglossie s’inscrivent dans le sillage des
propositions théoriques de J.B. Marcellesi et en opposition au modèle canonique proposé
par C. A. Ferguson (1959).

Faisant sien le concept de conflit linguistique proposé par la sociolinguistique catalane,


l’école de Rouen conçoit la diglossie comme une situation linguistique plutôt conflictuelle.
On peut citer, par exemple, les travaux sur la diglossie en France (langue nationale vs
langues régionales) et sur la question du créole.

Pour élucider les termes du conflit, on met l’accent sur le rôle de l’idéologie linguistique,
puisque le conflit fonctionne en retombée d’idéologie. Cette donnée capitale pour l’analyse

87
Foued Laroussi

des situations linguistiques a été passée sous silence par la sociolinguistique nord-
américaine.

5.1.2. La glottopolitique

Elle « désigne les diverses approches qu'une société a de l'action sur le langage, qu'elle en soit ou non
consciente: aussi bien la langue, quand la société légifère sur les statuts réciproques du français et des langues
minorées par exemple; la parole, quand elle réprime tel emploi chez tel ou tel ; le discours quand l'école fait
de la production d'un tel type de texte matière à examen ».

« La glottopolitique est nécessaire pour englober tous les faits de langage où l'action de la
société revêt la forme du politique. » (L. Guespin et J.B. Marcellesi, Langages 83, 1986 :
5). La glottopolitique traite entre autres des problèmes de minoration linguistique (le terme
de langue minorée est utilisé pour référer à ce qu'on appelle tantôt langues régionales tantôt
langues minoritaires). On réfère au :

« processus de minoration par lequel des systèmes virtuellement égaux au système officiel se trouvent
cantonnés par une politique d'Etat certes, mais aussi par toutes sortes de ressorts économiques, sociaux dans
lesquels il faut inclure le poids de l'histoire, dans une situation subalterne, ou bien sont voués à une
disparition pure et simple » (J.B. Marcellesi, La Pensée 209, 1980 : 15).
En tant que pratique, la glottopolitique concerne à la fois les interventions au niveau
macro-sociolinguistique (intervention de l'Etat sur la langue, planification, aménagement
linguistiques) et au niveau microso-ciolinguistique (quand des parents refusent, par
exemple, de transmettre leur langue à leurs enfants sous prétexte qu’elle n’est pas
prestigieuse, ou quand un adule reprend un enfant qui transgresse la norme linguistique de
référence). La réflexion glottopolitique met en cause le discours de l'idéologie dominante,
discours qui est généralement tenu pour normatif.

5.1.3. Le discours épilinguistique


L'étude épilinguistique traite de l'ensemble des jugements de valeur que les communautés
humaines portent sur leurs langues ; elle s'intègre également à la sociolinguistique. Dire,
par exemple, que telle langue est « belle », que telle autre est « incapable de véhiculer tel
savoir », qu’est « plus riche », « plus poétique que telle autre », c'est porter un jugement
épilinguistique. L’analyse porte ici particulièrement sur les stratégies discursives mises en

88
Histoire de la linguistique

place par les idéologies linguistiques notamment quand il s’agit de concevoir les rapports
entre langue, identité et Etat-nation.

5.1.4. Les recherches portant sur la maîtrise de la langue


Ce champ était à la confluence de la psychologie, de la sociologie et de la pédagogie. Sont
traitées des questions d'intégration, d'acculturation/déculturation des populations issues de
l'immigration, de leur « capacité » de maîtriser le français et tous les problèmes qui en
découlent. Tous les phénomènes socioculturels qui relèvent de l’acquisition ou de la
modification d’une culture sont des faits d’acculturation et/ou de déculturation (phénomène
par lequel un groupe perd sa culture au sens anthropologique du terme).

Il s’agit de problèmes liés aux difficultés d’adaptation d’un groupe social à un nouveau
contexte socioculturel ou sociolinguistique.

XIX. Conclusion
Au terme de ce parcours, je suis tenté de reprendre l’idée déjà annoncée dans l’introduction
selon laquelle toute histoire disciplinaire est en quelque sorte une interprétation. En
linguistique, quoi que disent les critiques à propos du travail de Saussure : acte fondateur
ou simple démarche méthodologique, il occupe bien une place importante dans
l’émergence de la linguistique et ce à travers des lecture et relecture du CLG.

« Sur le plan épistémologique et historique en revanche, celui de la construction de la discipline de l’examen


des réflexions et des savoirs ayant contribué à la naissance de la science du langage, la ‘fondation’ est plus
lente, diffuse et multiple, empruntant les voies de la sédimentation historique et des croisements
interdisciplinaires » (Marie-Anne Paveau et Georges-Elia Sarfati (2003 : 237).

Effectivement cet aspect de la théorie ne semble pas consubstantiel à la théorie elle-même


mais représente même un de ses éléments définitoires. Aucune discipline n’échappe ainsi
dire à la « loi » de la diversité : diversité des approches, des écoles et des concepts qu’on
met à contribution pour élucider telle ou telle théorie.

On ne peut que regretter cependant que certains courants théoriques n’ont pas toujours eu
la reconnaissance institutionnelle qu’ils méritent.

89
Foued Laroussi

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Foued Laroussi

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Thèses de Prague, 1929 : unil.ch/slav/ling/textes/theses29.html

92
Histoire de la linguistique

Sujet d’entraînement
Vous expliquez et commentez le texte suivant en insistant sur la rupture scientifique amorcée
par Saussure par rapport à la linguistique du XIXe siècle.

« Dans une partie d’échecs, n’importe quelle position donnée a pour caractère singulier d’être
affranchie de ses antécédents ; il est totalement indifférent qu’on y soit arrivé par une voie ou
par une autre ; celui qui a suivi toute la partie n’a pas le plus léger avantage sur le curieux qui
vient inspecter l’état du jeu à un moment critique ; pour décrire cette position, il est
parfaitement inutile de rappeler ce qui vient de se passer dix secondes auparavant. Tout ceci
s’applique également à la langue et consacre la distinction radicale du diachronique et du
synchronique. La parole n’opère jamais que sur un état de langue, et les changements qui
interviennent entre les états n’y ont eux-mêmes aucune place. »

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, édition de 1995, p.127.

Attention
Vous enverrez vos devoirs à l’adresse électronique suivante : celine.amourette@univ-rouen.fr.

Le 10 mai est le dernier délai de réception de vos devoirs. Tout arrivera après cette date
ne sera pas corrigé.

93

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