A La Recherche Temps Perdu T 01
A La Recherche Temps Perdu T 01
A La Recherche Temps Perdu T 01
(1919) [1938]
À la recherche
du temps perdu.
Tome I. Du côté de chez Swann
(Première partie)
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de la bibliothèque des Classiques
Paris : Les Éditions Gallimard, 1919 (1938), 163e édition, 315 pp.
Collection : NRF.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 6
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut
attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
————
COLLECTION IN-OCTAVO
sur chiffon de Bruges
ŒUVRES COMPLÈTES DE MARCEL PROUST
en 18 volumes
(1929-1936)
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 8
[5]
MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE
DU TEMPS PERDU
TOME I
DU COTÉ
DE CHEZ SWANN
★
GALLIMARD
163e édition
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 10
[6]
I [11]
II [74]
[7]
Marcel Proust.
[8]
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 13
[9]
Première partie
COMBRAY
[10]
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 14
[11]
obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes
et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves
comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une
voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid
ou [25] quelque triste pensée, était toujours en train de sécher
un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était
que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon
lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si
vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait
dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin
en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de
paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il
annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où
elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais
tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à
ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas
encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé,
elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire
« embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt
elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à
ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en
m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait
ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre
le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de
lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un
baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle
m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers
mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une
hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient
sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-
là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma
chambre, étaient doux encore [26] en comparaison de ceux où
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en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui
aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la
fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures
inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs
inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y
pénétrons ; voici qu’un des moments dont la succession les
aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même
peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse
y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons,
nous y intervenons, nous [51] l’avons créé presque : le
moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans
doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d’une
essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de
plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir, puisque l’ami
bienveillant nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre !
Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que
de s’ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avait fait
l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir
sur une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans
une fête par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami
redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon
amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont
elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas
démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de
réponse » que depuis j’ai si souvent entendus des concierges
de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter à
quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit,
mais c’est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma
lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et — de même
qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec
supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et
reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps qu’il
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instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut
expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il
lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement
que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre,
moi je n’ai besoin de rien. » « Mais, mon ami, répondit
timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne
change rien à la chose, on ne peut pas [58] habituer cet
enfant... » « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en
haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il
a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des
bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien
avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à
Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit
auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux
que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par
ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un
mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe
de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il
nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec
le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli
que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se
départir du côté d’Isaac. Il y a bien des années de cela. La
muraille de l’escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie
n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses
ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de
nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à
des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même
que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il
y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire
à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures
ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je
recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les
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★ ★
[74]
II
l’église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que
les projections de la lanterne magique ; et qu’à certains
moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue
Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau — à
la vieille hôtellerie de l’Oiseau Flesché, des soupiraux de
laquelle montait une odeur de cuisine qui s’élève encore par
moments en moi aussi intermittente et aussi chaude, — serait
une entrée en contact avec l’Au-delà plus merveilleusement
surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer
avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père, — ma grand’tante, — chez
qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui,
depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus
voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison,
puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours
couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique,
de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement
particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait
beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré,
verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie,
grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant
chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un
tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté
une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus
effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-
midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. [76] C’étaient de
ces chambres de province qui, — de même qu’en certains pays
des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou
parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne
voyons pas, — nous enchantent des mille odeurs qu’y
dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie
secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y
tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 70
D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois
de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du
maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et
d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de
messe et des ordonnances de médicaments, tous ce qu’il fallait
pour suivre de son lit les offices et son [80] régime, pour ne
manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre
côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux
et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des
princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale
de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.
Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me
renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres
son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale,
elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les
vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une couronne
d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait : « Allons,
mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe ; et si
en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop
longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt voir si je n’ai
besoin de rien. »
Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service
et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au
nôtre, délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous
étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions
à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l’hiver à
Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise
que, le 1er janvier, avant d’entrer chez ma grand’tante, ma mère
me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait :
« Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner
que tu m’entendes dire : « Bonjour Françoise » ; en même
temps je te toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-
nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nous
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 74
qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi,
quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray,
maman lui disait en souriant : « N’est-ce pas Françoise, si
Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Marguerite à
vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais
vous vous ferez une raison ? » Et Françoise disait en riant :
« Madame sait tout ; madame est pire que les rayons X (elle
disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler
elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on a
fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans
le cœur », et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle,
peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer ; maman était la
première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir
que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient
présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour
une autre qu’elle-même. Ma tante se résignait à se priver un
peu d’elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère
appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui
était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous
son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être
en biscuit, que pour aller à la grand’messe ; qui faisait tout
bien, travaillant comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou
non, mais sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des
bonnes de ma tante [83] qui, quand maman demandait de l’eau
chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle
était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois
ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger,
peut-être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa
conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien
qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir
plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui
tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leur capacités
réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce
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vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de
deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage,
la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en
tourelle et glacé d’émail. Même à Paris, dans un des quartiers
les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un
premier, un second et même un troisième plan fait des toits
amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois
rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves »
qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle
n’est autre que le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette
vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par
Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures,
avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter, elle ne
put mettre ce que j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment
qui nous fait non pas considérer une chose comme un
spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent,
aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie
profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du
clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l’église.
Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres
à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant
brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que
si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de
Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse
après la descente de son autre versant en sachant qu’il faudrait
tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu’encore,
poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement,
montrant de profil des arêtes [100] et des surfaces nouvelles
comme un solide surpris à un moment inconnu de sa
révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside
musculeusement ramassée et remontée par la perspective
semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa
flèche au cœur du ciel ; c’était toujours à lui qu’il fallait
revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 91
sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte
marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu’elle
s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent
apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que
j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau pour
moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce
ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes [133] en
quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d’une
cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image d’une
des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par
un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une
grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon
admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire
bruyant comme une trompette et m’avait dit : « Défie-toi de ta
dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco
des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois
confesser, d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont
fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a
pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier
absolument rien. C’est : « La blanche Oloossone et la blanche
Camire » et « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Ils m’ont été
signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de
mon très cher maître, le père Lecomte, agréable aux Dieux
immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas le temps de
lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet
immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur
Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse
preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa
parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses
lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 120
Et il chantait :
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 122
[135]
« De ce timide Israëlite
Quoi ! vous guidez ici les pas ! »
ou :
« Champs paternels, Hébron, douce vallée. »
ou encore :
« Oui, je suis de la race élue. »
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ;
et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois
sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez
comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit de sa
poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon,
« Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous
quitta.
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner
était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de
la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les
géants se font engager [176] comme cuisiniers, frappait la
houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et
faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires
d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient
des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux
terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 158
[180]
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau,
elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour
voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied
avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche
ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur
future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des
autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en
jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle
mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher par
personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever
pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre
l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et
comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe
fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la
viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa
cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur
perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre
nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les
autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près
duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves, quand elles
écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de
résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour
servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à
tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que,
bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous
avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce
que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de
les éplucher des crises d’asthme d’une telle [181] violence
qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur
Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le
Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 163
goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait
considérer dès lors comme des instruments interchangeables
d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé,
séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit
en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble
préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme un
plaisir qu’on aura ; plutôt, on l’appelle son charme à elle ; car
on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi.
Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à
un tel paroxysme au moment où il s’accomplit les autres
plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle
qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-
même comme une sorte de transport de notre reconnaissance
pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante
prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au
bonheur dont elle nous comble.
[228]
Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de
Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de
moi quelque enfant de son village, comme au seul confident
que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre
maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne
voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre
entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du
voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui
se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route
inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une
trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux
feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En
vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue dans
le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui
eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 204
— « Oh ! tu n’oserais pas. »
— « Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? » dit l’amie
avec une brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air
las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et
la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les
souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à
cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en
salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu
assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi
dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu
en cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de M lle
Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on aurait eu de
la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection
ailleurs que chez une sadique ; c’est à la lumière de la rampe
des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d’une
maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille faire
cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que
pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un
fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la
réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être
des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers
la mémoire [236] et les volontés de son père mort, mais elle ne
les résumerait pas expressément en un acte d’un symbolisme
aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite aurait de
criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses
yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de
l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du
moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique
comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement
mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur,
il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 211
ministre, pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,
l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance,
dans la série des candidats dont le nom commençait par un A
au lieu d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement
malade, si j’avais été capturé par des brigands, persuadé que
mon père avait trop d’intelligences avec les puissances
suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation
auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité
pussent être autre chose que de vains simulacres sans danger
pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du
retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la
guérison ; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se
creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes
écrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance,
et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui avait dû
convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je
serais le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois,
tandis que mes parents s’impatientaient de me voir rester en
arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle, au lieu de me
sembler une création artificielle de mon père et qu’il pouvait
modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme
comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre
laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je
n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il
me semblait alors que j’existais [250] de la même façon que
les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme
eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre de ceux qui
n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je
renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements
que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que
j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les
paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un
méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de
sa conscience.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 223
la tête pour voir encore les clochers qu’un peu plus tard
j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin. Le
cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine
répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre compagnie,
de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt, leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut,
j’eus une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant,
qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait
fait [260] tout à l’heure éprouver leur vue s’en trouva tellement
accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne pus plus penser à
autre chose. A ce moment et comme nous étions déjà loin de
Martinville, en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout
noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les
tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent
une dernière fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie
phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient
plaisir que cela m’était apparu, demandant un crayon et du
papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture,
pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le
petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n’ai
eu à faire subir que peu de changements :
« Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus
en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de
Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en
face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui
de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous
allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au
loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine,
immobiles et qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de
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Deuxième partie
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UN AMOUR
DE SWANN
ou :
« Vision fugitive... »
ou :
« Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir. »
bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui
garderez le lit huit jours ! »
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le
pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle
avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante
originalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale.
Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin
fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se
[297] passait quelque chose, leur disant comme on fait au
Reichstag dans les moments intéressants : « Écoutez,
écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui
n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été
encore plus amusante que d’habitude.
— Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne
jouera que l’andante.
— « Que l’andante, comme tu y vas ! » s’écria Mme
Verdurin. « C’est justement l’andante qui me casse bras et
jambes. Il est vraiment superbe le Patron ! C’est comme si
dans la « Neuvième » il disait : nous n’entendrons que le
finale, ou dans « les Maîtres » que l’ouverture. »
Le docteur, cependant, poussait Mme Verdurin à laisser
jouer le pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la
musique lui donnait — il y reconnaissait certains états
neurasthéniques — mais par cette habitude qu’ont beaucoup
de médecins, de faire fléchir immédiatement la sévérité de
leurs prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble
beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils
font partie et dont la personne à qui ils conseillent d’oublier
pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs
essentiels.
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que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur
fond rouge de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? Qu’est-ce
que vous en dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner !
Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que
je n’aime pas les [299] fruits parce que j’en mange moins que
lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je
n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je
jouis par les yeux. Qu’est-ce que vous avez tous à rire ?
Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais
ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne
partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers.
Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains,
touchez-les bien.
— Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les
bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le
peintre.
— « Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en
se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes
des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une
chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait
l’honneur d’être jaloux de moi — allons, sois poli au moins,
ne dis pas que tu ne l’as jamais été... — »
— « Mais je ne dis absolument rien. Voyons, docteur, je
vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser
tout de suite.
— Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est
vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous
aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en
charger.
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ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 29 JUIN 1938 PAR F. PAILLART
À ABBEVILLE (SOMME)