A La Recherche Temps Perdu T 01

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Marcel PROUST [1871-1922]

Écrivain et romancier français

(1919) [1938]

À la recherche
du temps perdu.
Tome I. Du côté de chez Swann
(Première partie)

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 4

Un document produit en version numérique par Daniel Boulagnon, bénévole,


professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France)
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
Courriel : Boulagnon Daniel boulagnon.daniel@wanadoo.fr
à partir de :

Marcel PROUST [1871-1922],

À la recherche du temps perdu. Tome I : Du côté de


chez Swann. (Première partie)

Paris : Les Éditions Gallimard, 1919 (1938), 163e édition, 315


pp. Collection : NRF.

Police de caractères utilisés : Times New Roman, 16 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 13 mai 2020 à Chicoutimi, Québec.


À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 5

Marcel PROUST [1871-1922]


À la recherche du temps perdu.
Tome I. Du côté de chez Swann.
(Première partie)

Paris : Les Éditions Gallimard, 1919 (1938), 163e édition, 315 pp.
Collection : NRF.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 6

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre passe


au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut
attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.


À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 7

ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE


FRANÇAISE

ŒUVRES DE MARCEL PROUST

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU


en 16 volumes :

I. DU COTÉ DE CHEZ SWANN (1914) 2 vol.


II. A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (1919) 3 vol.
III. LE COTÉ DE GUERMANTES, I (1920) 1 vol.
IV. LE COTÉ DE GUERMANTES, II. SODOME ET GOMORRHE, I.
(1921) 1 vol.
V. SODOME ET GOMORRHE, II. (1922) 3 vol.
VI. LA PRISONNIÈRE (1923) 2 vol.
VII. ALBERTINE DISPARUE (1925) 2 vol.
VIII. LE TEMPS RETROUVÉ (fin) (1927) 2 vol.

————

LES PLAISIRS ET LES JOURS (1896) 1 vol.


PASTICHES ET MÉLANGES (1919) 1 vol.
CHRONIQUES (1927) 1 vol.
LETTRES A LA N.R.F. (1932) 1 vol.
UN AMOUR DE SWANN, ill. par Laprade (1930) 1 vol.
MORCEAUX CHOISIS (1928) 1 vol.

COLLECTION IN-OCTAVO
sur chiffon de Bruges
ŒUVRES COMPLÈTES DE MARCEL PROUST
en 18 volumes
(1929-1936)
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 8

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine
numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 9

[5]

MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE
DU TEMPS PERDU

TOME I

DU COTÉ
DE CHEZ SWANN

GALLIMARD

Paris — 43, rue de Beaune

163e édition
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 10

[6]

IL A ÉTÉ RÉIMPOSÉ ET TIRÉ A PART SUR PAPIER


LAFUMA DE VOIRON PUR FIL, AU FILIGRANE DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, HUIT EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 À VIII. CENT EXEMPLAIRES
RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE
FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE 1 A 100, ET DOUZE
EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 101 À 112.

TOUS DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION


RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE,
COPYRIGHT BY GASTON GALLIMARD 1919.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 11

À la recherche du temps perdu.


Tome I. Du côté de chez Swann.
(Première partie)

Table des matières

Première partie. Combray [9]

I [11]
II [74]

Deuxième partie. Un amour de Swann [269]


À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 12

[7]

À MONSIEUR GASTON CALMETTE

Comme un témoignage de profonde


et affectueuse reconnaissance.

Marcel Proust.

[8]
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 13

[9]

À la recherche du temps perdu.


Tome I. Du côté de chez Swann.
(Première partie)

Première partie
COMBRAY

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[10]
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 14

[11]

Retour à la table des matières

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à


peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je
n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une
demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le
sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais
avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas
cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais
de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu
particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont
parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de
François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait
pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas
ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les
empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus
allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible,
comme après la métempsycose les pensées d’une existence
antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de
m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais
bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et
reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore [12] pour
mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans
cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.
Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le
sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 15

chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me


décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se
hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va
être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des
lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente
et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore
dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de
l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre
enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre.
Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de
partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé
par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de
jour. Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment les
domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui
porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du
courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les
pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était
sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le
gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la
nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts
réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements
organiques des boiseries, d’ouvrir [13] les yeux pour fixer le
kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur
momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les
meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie
et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en
dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de
ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines
comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et
qu’avait dissipée le jour, — date pour moi d’une ère nouvelle,
— où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 16

pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que


j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon
grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais
complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans
le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une
femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de
ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter,
je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui
sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je
m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien
lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait
quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de
son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si,
comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme
que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à
ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour
voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut
goûter dans une réalité le charme du [14] songe. Peu à peu son
souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des
heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte
d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la
terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ;
mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le
matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train
de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort
habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et
faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il
ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se
coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus
déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un
fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes
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désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse


dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les
paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une
autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon
sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors
celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand
je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me
trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ;
j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de
l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais
plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir
— non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux
que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi
comme un [15] secours d’en haut pour me tirer du néant d’où
je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-
dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément
entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu,
recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-
elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas
d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles.
Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit
s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout
tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays,
les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait,
d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses
membres pour en induire la direction du mur, la place des
meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se
trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux,
de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des
chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs
invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce
imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 18

que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes,


eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, —
mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place
des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un
couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je
retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner
son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur
dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens,
j’ai [16] fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue
me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père,
mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel
je me reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit
n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la
veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au
plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne,
dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-
parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais
actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais
mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur
filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre chez
Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins
dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la
sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade
avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien
des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les
plus tardifs, c’était les reflets rouges du couchant que je voyais
sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on
mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre
de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair
de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et la chambre
où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 19

loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux


de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais
que quelques secondes ; souvent, ma [17] brève incertitude du
lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des
autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous
n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives
que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une,
tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie,
et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues
rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d’hiver où quand
on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse
avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller, le
haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un
numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble
selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ;
où, par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir
séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au
fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu
étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un
grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des
tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude
caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et
mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous
rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont
refroidies ; — chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit
tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts jette
jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où le clair de lune
appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son
échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la
mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon — ;
parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 20

soir je n’y [18] avais pas été trop malheureux, et où les


colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient
avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ;
parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée
en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et
partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde,
j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du
vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de
l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut
comme si je n’eusse pas été là ; — où une étrange et
impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant
obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans la
douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un
emplacement qui n’y était pas prévu ; — où ma pensée,
s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en
hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et
arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir,
avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans
mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le
cœur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur
des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace
oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement,
l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente
du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente,
et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des
semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré
tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit
à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps [19]
avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait
tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes
couvertures, dans ma chambre, et avait mis
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 21

approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode,


mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux
portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les
demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant
sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la
présence possible, le branle était donné à ma mémoire ;
généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ;
je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre
vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à
Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les
lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.

À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi,


longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et
rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma
chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de
mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire
les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner
une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on
coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et
maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité
des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions
multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans
un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était
qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage
détruisait l’habitude [20] que j’avais de ma chambre et grâce à
quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue
supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais
inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet », où
je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin
de fer.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 22

Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux


dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un
vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant
vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château
était coupé selon une ligne courbe qui n’était autre que la
limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on
glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan
de château, et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève
qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient
jaunes, et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur
couleur, car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée
du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo
s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu
à haute voix par ma grand’tante et qu’il avait l’air de
comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une
docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux
indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé.
Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait
la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à
s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs
plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même,
d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,
s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant
qu’il rencontrai [21]t en le prenant comme ossature et en se le
rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel
s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge
ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique,
mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette
transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections
qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient
autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux
dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 23

mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par


remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à
elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude
ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes.
Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi
de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il
semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner,
tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui
servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait
le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse
lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue,
et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait
sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de
maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me
rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me
faisaient examiner ma propre conscience avec plus de
scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman
qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau,
dans le petit salon où [22] tout le monde se retirait s’il faisait
mauvais. Tout le monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que
« c’est une pitié de rester enfermé à la campagne » et qui avait
d’incessantes discussions avec mon père, les jours de trop
grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre au
lieu de rester dehors. « Ce n’est pas comme cela que vous le
rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce
petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté. »
Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car
il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de
faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un
respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher
à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grand’mère,
elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 24

Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils


d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le
jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses mèches
désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de
la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin, on
respire ! » et parcourait les allées détrempées, — trop
symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier
dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait
demandé depuis le matin si le temps s’arrangerait, — de son
petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements
divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la
puissance de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la
symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle
d’éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle
disparaissait jusqu’à [23] une hauteur qui était toujours pour
sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu
après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer :
c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la
ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des
lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la
table à jeu, — si ma grand’tante lui criait : « Bathilde ! viens
donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la
taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon
père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la
tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon
grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques
gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son
mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de
même sa gorgée, et ma grand’mère repartait, triste,
découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur
et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas
qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se
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conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à


ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y
avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme
un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle
chérissait sans les caresser passionnément du regard. Ce
supplice que lui infligeait ma grand’tante, le spectacle des
vaines prières de ma grand’mère et de sa faiblesse, vaincue
d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le
verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue desquelles on
s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant [24] et à
prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement
pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de
persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que
j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que j’entendais :
« Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du
cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous
faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a
devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas
les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté
de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant
l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au
dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une
branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un
usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait
pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit
longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était
la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de
mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la
lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je ne savais
pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de
son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate,
l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient
ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de
l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 26

obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes
et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves
comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une
voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid
ou [25] quelque triste pensée, était toujours en train de sécher
un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était
que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon
lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si
vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait
dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin
en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de
paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il
annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où
elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais
tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à
ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas
encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé,
elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire
« embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt
elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à
ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en
m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait
ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre
le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de
lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un
baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle
m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers
mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une
hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient
sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-
là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma
chambre, étaient doux encore [26] en comparaison de ceux où
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 27

il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne


montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait
habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques
étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt
chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus
rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que
mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois
après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la
maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer,
nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et
criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit
ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison
qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double
tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les
étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite,
qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait
être que M. Swann ; ma grand’tante parlant à haute voix, pour
prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre
naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus
désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait
croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas
entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours
heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de
plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au
passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un
peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer,
passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis.
[27]
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma
grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût
pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et
bientôt après mon grand-père disait : « Je reconnais la voix de
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Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on


distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous
un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés
à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière
possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais,
sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops ; ma
grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela
plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une
façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann,
quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon
grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père,
homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien
suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer
le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon
grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes
sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa
femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne
l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui
dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de
Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en
bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre
mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un
peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-
père par le bras, s’était écrié : « Ah ! mon vieil ami, quel
bonheur de se promener ensemble [28] par ce beau temps.
Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et
mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité ? Vous avez
l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah !
on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher
Amédée ! » Brusquement le souvenir de sa femme morte lui
revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher
comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un
mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était
familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son
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esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et


les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de
la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu’il lui
survécut, il disait à mon grand-père : « C’est drôle, je pense
très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser
beaucoup à la fois. » « Souvent, mais peu à la fois, comme le
pauvre père Swann », était devenu une des phrases favorites
de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les
plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un
monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur
juge et dont la sentence, faisant jurisprudence pour moi, m’a
souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais
été enclin à condamner, ne s’était récrié : « Mais comment ?
c’était un cœur d’or ! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son
mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray,
ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas
qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée
sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez
[29] nous ce nom de Swann, ils hébergeaient, — avec la
parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans
le savoir, un célèbre brigand, — un des membres les plus
élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du
prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute
société du faubourg Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine
que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et
à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les
bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu
hindoue et la considéraient comme composée de castes
fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le
rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des
hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 30

inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans


une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change ;
le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie d’une
caste où les fortunes, comme dans une catégorie de
contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait
quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était
« en situation » de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de
sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus
bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était
orphelin, à venir très fidèlement nous voir ; mais il y avait fort
à parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de
ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l’on avait [30] voulu à toute force appliquer à
Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les
autres fils d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce
coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très
simple de façons et ayant toujours eu une « toquade » d’objets
anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil
hôtel où il entassait ses collections et que ma grand’mère rêvait
de visiter, mais qui était situé quai d’Orléans, quartier que ma
grand’tante trouvait infamant d’habiter. « Êtes-vous
seulement connaisseur ? Je vous demande cela dans votre
intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes
par les marchands », lui disait ma grand’tante ; elle ne lui
supposait en effet aucune compétence et n’avait pas haute
idée, même au point de vue intellectuel, d’un homme qui dans
la conversation, évitait les sujets sérieux et montrait une
précision fort prosaïque, non seulement quand il nous donnait,
en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine,
mais même quand les sœurs de ma grand’mère parlaient de
sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à
exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 31

presque désobligeant, et se rattrapait en revanche s’il pouvait


fournir sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été
peint, un renseignement matériel. Mais d’habitude il se
contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois
une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens
choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien
de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher. Certes
ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans qu’elle
distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours [31] Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les
conter : « On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur
Swann ! » Comme elle était la seule personne un peu vulgaire
de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux
étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait
voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra,
qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou
cinq millions, mais que c’était sa fantaisie. Fantaisie qu’elle
jugeait du reste devoir être si divertissante pour les autres, qu’à
Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac
de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde,
de lui dire : « Eh bien ! M. Swann, vous habitez toujours près
de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train
quand vous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle regardait du
coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui en
tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être
reçu par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires ou les
avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait
laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en
cachette, une vie toute différente ; qu’en sortant de chez nous,
à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il
rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel
salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 32

contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante


qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être
personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris
qu’il allait, après avoir causé avec [32] elle, plonger au sein
des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des
mortels, et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts ; ou,
pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui
venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à
petits fours de Combray, — d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel
quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante
de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris, après dîner, en
s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son départ,
dit tenir du cocher qu’il avait dîné « chez une princesse », —
« Oui, chez une princesse du demi-monde ! » avait répondu
ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son
tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui.
Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos invitations,
elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans
avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son
jardin, et que de chacun de ses voyages d’Italie il m’eût
rapporté des photographies de chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait
besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas
pour de grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant
pas un prestige suffisant pour qu’on pût le servir à des
étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation
tombait sur les princes de la Maison de France : « des gens que
nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en
passons, n’est-ce pas », disait ma grand’tante à Swann qui
avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham ; elle
lui faisait [33] pousser le piano et tourner les pages les soirs où
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 33

la sœur de ma grand’mère chantait, ayant, pour manier cet être


ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue
avec un bibelot de collection sans plus de précautions qu’avec
un objet bon marché. Sans doute le Swann que connurent à la
même époque tant de clubmen était bien différent de celui que
créait ma grand’tante, quand le soir, dans le petit jardin de
Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de
la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait
sur la famille Swann l’obscur et incertain personnage qui se
détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et
qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des
plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un
tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et
dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un
cahier des charges ou d’un testament ; notre personnalité
sociale est une création de la pensée des autres. Même l’acte
si simple que nous appelons « voir une personne que nous
connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous
remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons
de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect
total que nous nous représentons, ces notions ont certainement
la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement
les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez,
elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme
si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque
fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette
voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous
écoutons. [34] Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient
constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire
entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui
étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa
présence, voyaient les élégances régner dans son visage et
s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle ;
mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 34

son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés,


le vague et doux résidu, — mi-mémoire, mi-oubli, — des
heures oisives passées ensemble après nos dîners
hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant
notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que
de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là
était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression
de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est
distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu
plus tard avec exactitude, je passe à ce premier Swann, — à ce
premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes
de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble moins à l’autre
qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme
s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les
portraits d’un même temps ont un air de famille, une même
tonalité — à ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par
l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d’un
brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un
service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et
avec laquelle, à cause de notre conception des castes, elle
n’avait pas voulu rester [35] en relations, malgré une
sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la
célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois
que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami
de mes neveux des Laumes ». Ma grand’mère était revenue de
sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des
jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et
aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans
la cour et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un point
à sa jupe qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère
avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 35

une perle et que le giletier était l’homme le plus distingué, le


mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était
quelque chose d’absolument indépendant du rang social. Elle
s’extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant
à maman : « Sévigné n’aurait pas mieux dit ! » et, en revanche,
d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait rencontré chez
elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de
relever celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y
abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération
que, sur la foi de ma grand’mère, nous accordions à M me de
Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l’en rendît
moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant
l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le
fréquenter. « Comment ! elle connaît Swann ? Pour une
personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-
Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les relations de
Swann [36] leur parut ensuite confirmée par son mariage avec
une femme de la pire société, presque une cocotte que,
d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir
seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après
laquelle ils crurent pouvoir juger — supposant que c’était là
qu’il l’avait prise — le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M.
Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du
dimanche chez le duc de X..., dont le père et l’oncle avaient
été les hommes d’État les plus en vue du règne de Louis-
Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits
faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie
privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier,
comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que
Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 36

grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens


défavorable à Swann : quelqu’un qui choisissait ses
fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de
sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit
de toutes les belles relations avec des gens bien posés,
qu’avaient honorablement entretenues et engrangées pour
leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand’tante avait
même cessé de voir le fils d’un notaire de nos amis parce qu’il
avait épousé une altesse et était par là descendu pour elle du
rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces aventuriers,
anciens valets de chambre ou garçons d’écurie, pour qui on
raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma
[37] le projet qu’avait mon grand-père d’interroger Swann, le
soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que nous lui
découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère,
vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais non son esprit,
déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère
pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des
personnes d’aspirations élevées et qui à cause de cela même
étaient incapables de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin,
eût-il même un intérêt historique, et d’une façon générale à
tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet
esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée
était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se
rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif, — ayant fini
par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la
conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre
sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux
sujets qui leur étaient chers, — mettait alors au repos ses
organes récepteurs et leur laissait subir un véritable
commencement d’atrophie. Si alors mon grand-père avait
besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il eût
recours à ces avertissements physiques dont usent les
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 37

médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la


distraction : coups frappés à plusieurs reprises sur un verre
avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque
interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces
psychiatres transportent souvent dans les rapports courants
avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle,
soit qu’ils croient tout le monde un peu fou.
[38]
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où
Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé
une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro
où à côté du nom d’un tableau qui était à une Exposition de
Corot, il y avait ces mots : « de la collection de M. Charles
Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a « les
honneurs » du Figaro ? » « Mais je vous ai toujours dit qu’il
avait beaucoup de goût », dit ma grand’mère. « Naturellement
toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous »,
répondit ma grand’tante qui, sachant que ma grand’mère
n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant bien sûre que
ce fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait
nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma
grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de
force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les
sœurs de ma grand’mère ayant manifesté l’intention de parler
à Swann de ce mot du Figaro, ma grand’tante le leur
déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait aux autres un avantage
si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que c’était
non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas
avoir à les envier. « Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ;
moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon
nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne
serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle ne s’entêta
pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère ; car
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 38

celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de


dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion
personnelle, qu’elle passait souvent inaperçue de celui même
à qui elle s’adressait. [39] Quant à ma mère, elle ne pensait
qu’à tâcher d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à
Swann non de sa femme, mais de sa fille qu’il adorait et à
cause de laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mariage.
« Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander comment
elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se
fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce serait
ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint
l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que
les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là,
maman ne montait pas dans ma chambre. Je ne dînais pas à
table, je venais après dîner au jardin, et à neuf heures je disais
bonsoir et allais me coucher. Je dînais avant tout le monde et
je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il
était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et
fragile que maman me confiait d’habitude dans mon lit au
moment de m’endormir, il me fallait le transporter de la salle
à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps
que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que
se répandît et s’évaporât sa vertu volatile et, justement ces
soirs-là où j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de
précaution, il fallait que je le prisse, que je dérobasse
brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la
liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette
attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à
autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir,
quand l’incertitude maladive leur revient, lui opposer
victorieusement le souvenir du moment où ils l’ont fermée.
Nous étions tous au jardin quand retentirent [40] les deux
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 39

coups hésitants de la clochette. On savait que c’était Swann ;


néanmoins tout le monde se regarda d’un air interrogateur et
on envoya ma grand’mère en reconnaissance. « Pensez à le
remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est
délicieux et la caisse est énorme », recommanda mon grand-
père à ses deux belles-sœurs. « Ne commencez pas à
chuchoter, dit ma grand’tante. Comme c’est confortable
d’arriver dans une maison où tout le monde parle bas. » « Ah !
voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera
beau demain », dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot
d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait
pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de
l’emmener un peu à l’écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais
me décider à la quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure
il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je
remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs
la consolation qu’elle vînt m’embrasser. « Voyons, monsieur
Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis
sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son
papa. » « Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la
véranda », dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut
obligée de s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte
même une pensée délicate de plus, comme les bons poètes que
la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes
beautés : « Nous reparlerons d’elle quand nous serons tous les
deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui
soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait
de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de
fer. J’aurais [41] voulu ne pas penser aux heures d’angoisse
que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir
m’endormir ; je tâchais de me persuader qu’elles n’avaient
aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain
matin, de m’attacher à des idées d’avenir qui auraient dû me
conduire comme sur un pont au delà de l’abîme prochain qui
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 40

m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation,


rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère,
ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les
pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors
tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût
touché ou distrait. Comme un malade grâce à un anesthésique
assiste avec une pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur
lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que
j’aimais ou observer les efforts que mon grand-père faisait
pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que les
premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds
aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon
grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet
orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui
cette question résonna comme un silence profond mais
intempestif et qu’il était poli de rompre, interpella l’autre :
« Imagine-toi, Céline, que j’ai fait la connaissance d’une jeune
institutrice suédoise qui m’a donné sur les coopératives dans
les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus
intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. » « Je
crois bien ! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon
temps non plus. J’ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux
savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui [42] Maubant
a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y prend pour
composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant.
C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais rien ; et il est très
aimable. » « Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins
aimables », s’écria ma tante Céline d’une voix que la timidité
rendait forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur
Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En même
temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était
le remerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait
également Swann avec un air mêlé de congratulation et
d’ironie, soit simplement pour souligner le trait d’esprit de sa
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 41

sœur, soit qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle


ne pût s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le croyait
sur la sellette. « Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce
monsieur à dîner, continua Flora ; quand on le met sur
Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans
s’arrêter. » « Ce doit être délicieux », soupira mon grand-père
dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement aussi
complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser
passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition
des rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des
sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter
soi-même, pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie
intime de Molé ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à
mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que
cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur
certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je
relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous
aurait amusé. C’est [43] dans le volume sur son ambassade
d’Espagne ; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère qu’un
journal mais du moins un journal merveilleusement écrit, ce
qui fait déjà une première différence avec les assommants
journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. »
« Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des
journaux me semble fort agréable... », interrompit ma tante
Flora, pour montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de
Swann dans le Figaro. « Quand ils parlent de choses ou de
gens qui nous intéressent ! » enchérit ma tante Céline. « Je ne
dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux
journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des
choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois
dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du
moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la
bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre
dans le journal, moi je ne sais pas, les... Pensées de Pascal ! (il
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 42

détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour ne pas avoir


l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur tranches que
nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en
témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectent
certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de
Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné
un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait
rétablie. » Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même
légèrement de choses sérieuses : « Nous avons une bien belle
conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous
abordons ces « sommets », et se tournant vers mon grand-
père : « Donc Saint-Simon [44] raconte que Maulevrier avait
eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce
Maulevrier dont il dit : « Jamais je ne vis dans cette épaisse
bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. »
« Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre
chose », dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann
elle aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux.
Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : « Je ne sais si ce
fut ignorance ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner
la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en
empêcher. » Mon grand-père s’extasiait déjà sur « ignorance
ou panneau », mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-
Simon — un littérateur, — avait empêché l’anesthésie
complète des facultés auditives, s’indignait déjà :
« Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais
qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est
pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit
duc ou cocher s’il a de l’intelligence et du cœur ? Il avait une
belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne
leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais
c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? »
Et mon grand-père navré, sentant l’impossibilité, devant cette
obstruction, de chercher à faire raconter à Swann les histoires
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 43

qui l’eussent amusé, disait à voix basse à maman : « Rappelle-


moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans
ces moments-là. Ah ! oui : « Seigneur, que de vertus vous nous
faites haïr ! » Ah ! comme c’est bien ! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on
serait à table, on ne me permettrait [45] pas de rester pendant
toute la durée du dîner et que, pour ne pas contrarier mon père,
maman ne me laisserait pas l’embrasser à plusieurs reprises
devant le monde, comme si ç’avait été dans ma chambre.
Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu’on
commencerait à dîner et que je sentirais approcher l’heure, de
faire d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce
que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place
de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour
pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer
toute la minute que m’accorderait maman à sentir sa joue
contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que
de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait
d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce pour quoi il
pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Mais
voici qu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la
férocité inconsciente de dire : « Le petit a l’air fatigué, il
devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et
mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma
grand’mère et que ma mère la foi des traités, dit : « Oui, allons,
vas te coucher. » Je voulus embrasser maman, à cet instant on
entendit la cloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère,
vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces
manifestations sont ridicules. Allons, monte ! » Et il me fallut
partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de
l’escalier, comme dit l’expression populaire, à « contre-
cœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de
ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 44

donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je [46]


m’engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de
vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte
particulière de chagrin que je ressentais chaque soir, et la
rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce
que, sous cette forme olfactive, mon intelligence n’en pouvait
plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu’une rage de
dents n’est encore perçue par nous que comme une jeune fille
que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de
l’eau ou que comme un vers de Molière que nous nous
répétons sans arrêter, c’est un grand soulagement de nous
réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l’idée de
rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est
l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon
chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d’une façon
infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse
et brusque, par l’inhalation, — beaucoup plus toxique que la
pénétration morale, — de l’odeur de vernis particulière à cet
escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les
issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en
défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma chemise de
nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de fer qu’on avait
ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud l’été sous
les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de
révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à
ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave que
je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi était que
Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de
s’occuper de moi quand j’étais à Combray, refusât de porter
mon mot. Je me doutais que [47] pour elle, faire une
commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait
aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre
une lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait
à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 45

code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des


distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait
l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions
féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle,
défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le
chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal
le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par l’entêtement
soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des
complexités sociales et des raffinements mondains tels que
rien dans l’entourage de Françoise et dans sa vie de
domestique de village n’avait pu les lui suggérer ; et l’on était
obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très
ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités
manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eut jadis
une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits
chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui
représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils
Aymon. Dans le cas particulier, l’article du code à cause
duquel il était peu probable que sauf le cas d’incendie
Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann
pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement
le respect qu’elle professait non seulement pour les parents, —
comme pour les morts, les prêtres et les rois, — mais encore
pour l’étranger à qui on donne [48] l’hospitalité, respect qui
m’aurait peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait
toujours dans sa bouche, à cause du ton grave et attendri
qu’elle prenait pour en parler, et davantage ce soir où le
caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait pour effet
qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais pour mettre
une chance de mon côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire
que ce n’était pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman,
mais que c’était maman qui, en me quittant, m’avait
recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 46

relativement à un objet qu’elle m’avait prié de chercher ; et


elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce
mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les
hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les
nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes
insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui
cacher ; elle regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme
si l’examen du papier et l’aspect de l’écriture allaient la
renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel
article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit d’un
air résigné qui semblait signifier : « C’est-il pas malheureux
pour des parents d’avoir un enfant pareil ! » Elle revint au bout
d’un moment me dire qu’on n’en était encore qu’à la glace,
qu’il était impossible au maître d’hôtel de remettre la lettre en
ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait
aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à
maman. Aussitôt mon anxiété tomba ; maintenant ce n’était
plus comme tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais
quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans
doute [49] (et doublement parce que ce manège me rendrait
ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer
invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler de
moi à l’oreille ; puisque cette salle à manger interdite, hostile,
où, il y avait un instant encore, la glace elle-même — le
« granité » — et les rince-bouche me semblaient recéler des
plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman
les goûtait loin de moi, s’ouvrait à moi et, comme un fruit
devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir,
projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attention de maman tandis
qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus séparé
d’elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous
réunissait. Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute
venir !
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 47

L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann


s’en serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné
le but ; or, au contraire, comme je l’ai appris plus tard, une
angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa
vie, et personne aussi bien que lui peut-être, n’aurait pu me
comprendre ; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on
aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut
pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait connaître,
l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel
elle sera accaparée, spécialisée ; mais quand, comme pour
moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son
apparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et
libre, sans affectation déterminée, au service un jour d’un
sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse
filiale ou de l’amitié pour un camarade. Et la joie avec [50]
laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise
revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien
connue aussi, cette joie trompeuse que nous donne quelque
ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand
arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque
bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous
aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque
occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous
aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là.
Et comme nous inventons que nous avons quelque chose
d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien
n’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous
promet de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous
l’aimons — comme en ce moment j’aimais Françoise —,
l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot vient de nous
rendre supportable, humaine et presque propice la fête
inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que
des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin
de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 48

en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui
aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la
fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures
inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs
inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y
pénétrons ; voici qu’un des moments dont la succession les
aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même
peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse
y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons,
nous y intervenons, nous [51] l’avons créé presque : le
moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans
doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d’une
essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de
plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir, puisque l’ami
bienveillant nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre !
Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que
de s’ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avait fait
l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir
sur une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans
une fête par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami
redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon
amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont
elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas
démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de
réponse » que depuis j’ai si souvent entendus des concierges
de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter à
quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit,
mais c’est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma
lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et — de même
qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec
supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et
reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps qu’il
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 49

fait échangés entre le concierge et un chasseur qu’il envoie


tout d’un coup, en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans
la glace la boisson d’un client, — ayant décliné l’offre de
Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi,
je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les
yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de [52] mes parents
qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques
secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman, en
m’approchant, au risque de la fâcher, si près d’elle que j’avais
cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la
possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les battements
de mon cœur de minute en minute devenaient plus douloureux
parce que j’augmentais mon agitation en me prêchant un calme
qui était l’acceptation de mon infortune. Tout à coup mon
anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un
médicament puissant commence à agir et nous enlève une
douleur : je venais de prendre la résolution de ne plus essayer
de m’endormir sans avoir revu maman, de l’embrasser coûte
que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’être ensuite fâché
pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher.
Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans
une allégresse extraordinaire, non moins que l’attente, la soif
et la peur du danger. J’ouvris la fenêtre sans bruit et m’assis
au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun mouvement
afin qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les choses
semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas
troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose
par l’extension devant elle de son reflet, plus dense et concret
qu’elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage
comme un plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait
besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait.
Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans
ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait
pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, [53] restait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 50

circonscrit. Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les


bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins
situés à l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un
tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à
leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien
exécutés par l’orchestre du Conservatoire que, quoiqu’on n’en
perde pas une note, on croit les entendre cependant loin de la
salle du concert, et que tous les vieux abonnés, — les sœurs de
ma grand’mère aussi quand Swann leur avait donné ses places,
— tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès
lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné
la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous
celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les
conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu’un
étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il aurait cru que
pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais
dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’était
pas le même que dans l’éducation des autres enfants et on
m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans
doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin d’être
plus soigneusement gardé) celles dont je comprends
maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe en
cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait
pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me
faire croire que j’étais excusable d’y succomber ou même
peut-être incapable d’y résister. Mais je les reconnaissais bien
à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment
qui les suivait ; et je [54] savais que celle que je venais de
commettre était de la même famille que d’autres pour
lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus
grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au
moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 51

j’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne


me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège
le lendemain, c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la
fenêtre cinq minutes après, j’aimerais encore mieux cela. Ce
que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire
bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la
réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient
Swann ; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait
de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s’il
avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait repris de
la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvée bien
quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il
faudra essayer d’un autre parfum. » « Je ne peux pas dire
comme je trouve que Swann change, dit ma grand’tante, il est
d’un vieux ! » Ma grand’tante avait tellement l’habitude de
voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle s’étonnait
de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge qu’elle
continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient
à lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et
méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le
grand jour qui n’a pas de lendemain soit plus long que pour les
autres, parce que pour eux il est vide, et que les moments s’y
additionnent depuis le [55] matin sans se diviser ensuite entre
des enfants. « Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa
coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un
certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville. » Ma
mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air bien moins triste
depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce geste
qu’il a tout à fait comme son père de s’essuyer les yeux et de
se passer la main sur le front. Moi je crois qu’au fond il n’aime
plus cette femme. » « Mais naturellement il ne l’aime plus,
répondit mon grand-père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 52

une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas


me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments,
au moins d’amour, pour sa femme. Hé bien ! vous voyez, vous
ne l’avez pas remercié pour l’Asti », ajouta mon grand-père en
se tournant vers ses deux belles-sœurs. « Comment, nous ne
l’avons pas remercié ? je crois, entre nous, que je lui ai même
tourné cela assez délicatement », répondit ma tante Flora.
« Oui, tu as très bien arrangé cela : je t’ai admirée », dit ma
tante Céline. « Mais toi, tu as été très bien aussi. » « Oui j’étais
assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. »
« Comment, c’est cela que vous appelez remercier ! s’écria
mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si j’ai
cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a
rien compris. » « Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis
certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire
le nombre de bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma
mère restèrent seuls, et s’assirent un instant ; puis mon père
dit : « Hé bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. »
« Si tu veux, mon ami, bien que je [56] n’aie pas l’ombre de
sommeil ; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu
pourtant me tenir si éveillée ; mais j’aperçois de la lumière
dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je
vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas
te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du
vestibule qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui
montait fermer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir ;
mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais
du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de
joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la
bougie de maman. Puis je la vis elle-même, je m’élançai. À la
première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne
comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une
expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en
effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parole
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 53

pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait


été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-
être m’eût paru plus terrible encore, comme un signe que
devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence,
la brouille, eussent été puérils. Une parole c’eût été le calme
avec lequel on répond à un domestique quand on vient de
décider de le renvoyer ; le baiser qu’on donne à un fils qu’on
envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait se
contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit
mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se
déshabiller, et, pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit
d’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi,
qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi [57] attendant comme un
fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me dire bonsoir », terrifié
en voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà
sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d’un
moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que
mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait
me dire : « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop
tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai
ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! »
Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des
permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus
larges octroyés par ma mère et ma grand’mère, parce qu’il ne
se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas avec lui
de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou
même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle
promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en
priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir,
longtemps avant l’heure rituelle, il me disait : « Allons, monte
te coucher, pas d’explication ! » Mais aussi, parce qu’il n’avait
pas de principes (dans le sens de ma grand’mère), il n’avait
pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 54

instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut
expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il
lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement
que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre,
moi je n’ai besoin de rien. » « Mais, mon ami, répondit
timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne
change rien à la chose, on ne peut pas [58] habituer cet
enfant... » « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en
haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il
a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des
bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien
avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à
Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit
auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux
que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par
ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un
mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe
de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il
nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec
le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli
que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se
départir du côté d’Isaac. Il y a bien des années de cela. La
muraille de l’escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie
n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses
ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de
nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à
des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même
que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il
y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire
à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures
ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je
recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 55

sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui


n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. [59]
En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que
la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les
entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que
couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les
croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence
du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment
où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais à
être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient
plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense
d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par
cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce
quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait, et
qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de
convenances fortuites que d’un plan prémédité. Peut-être
même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il m’envoyait
me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou
de ma grand’mère, car sa nature, plus différente en certains
points de la mienne que n’était la leur, n’avait probablement
pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux tous les soirs,
ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien ; mais elles
m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la
souffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de
diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour
mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre sorte, je
ne sais pas s’il aurait eu ce courage : pour une fois où il venait
de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère :
« Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans ma
chambre et, comme pour ne [60] gâter d’aucun remords ces
heures si différentes de ce que j’avais eu le droit d’espérer,
quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 56

d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me


tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui
demanda : « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer
ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne sait pas lui-même,
Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et
montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma
tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable
mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître
officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas
responsable ; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de
scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans
péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de
Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure
après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et
m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir,
m’élevait à la dignité de grande personne et m’avait fait
atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté du chagrin,
d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux : je ne
l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une
première concession qui devait lui être douloureuse, que
c’était une première abdication de sa part devant l’idéal qu’elle
avait conçu pour moi, et que pour la première fois, elle, si
courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais
de remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi
comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à
détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison, et que cette soirée
commençait [61] une ère, resterait comme une triste date. Si
j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman : « Non je ne veux
pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse
pratique, réaliste comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait
en elle la nature ardemment idéaliste de ma grand’mère, et je
savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux
m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas
déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 57

encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement


les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il
me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût moins
triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas
connue mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main
impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et
d’y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée
redoubla mes sanglots, et alors je vis maman, qui jamais ne se
laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un
coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de
pleurer. Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me
dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va
rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela
continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman
non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose,
prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce
que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta
grand’mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne
seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? » J’étais au
contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres
dont je [62] ne pus deviner, à travers le papier qui les
enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce
premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la
boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an
dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la
Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand’mère, ai-je
su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un
volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures
futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elle
ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur
l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et
moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du
large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en
apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 58

retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour


que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était un
jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin
avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et
elle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de
George Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais
me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. »
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on
ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous
procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre
plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la
vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau
dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts,
une canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur longue
désuétude ayant [63] effacé leur caractère d’utilité, ils
paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des
hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre.
Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies
des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au
moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée
eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité
reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de
représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et, sinon
d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de
la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art
encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art :
au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des
Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait
auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas
représentés, et préférait me donner des photographies de la
Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-
Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait
un degré d’art de plus. Mais si le photographe avait été écarté
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 59

de la représentation du chef-d’œuvre ou de la nature et


remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour
reproduire cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de
la vulgarité, ma grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle
demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée,
préférant, quand c’était possible, des gravures anciennes et
ayant encore un intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple
celles qui représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous
ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravure de la
Cène de Léonard avant sa dégradation, [64] par Morgan). Il
faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l’art
de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée
que je pris de Venise d’après un dessin du Titien qui est censé
avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins
exacte que celle que m’eussent donnée de simples
photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison,
quand ma grand’tante voulait dresser un réquisitoire contre ma
grand’mère, des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés
ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avait
faite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous
le poids d’un des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru
mesquin de trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se
distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une
belle imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles
répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle
nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles
manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans
notre moderne langage, par l’usure de l’habitude. Or,
justement, les romans champêtres de George Sand qu’elle me
donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi qu’un mobilier
ancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues
imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma
grand’mère les avait achetés de préférence à d’autres, comme
elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 60

pigeonnier gothique, ou quelqu’une de ces vieilles choses qui


exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la
nostalgie d’impossibles voyages dans le temps.
Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris [65]
François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre
incompréhensible donnaient pour moi une personnalité
distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore
de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le
type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans
François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de
délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la
curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui
éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu
instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me
paraissaient simples — à moi qui considérais un livre nouveau
non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais
comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en
soi, — une émanation troublante de l’essence particulière à
François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces
choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme
une intonation, une accentuation étrange. L’action s’engagea ;
elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-là,
quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages
entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction
laissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était maman qui me
lisait à haute voix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour.
Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans
l’attitude respective de la meunière et de l’enfant et qui ne
trouvent leur explication que dans les progrès d’un amour
naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont
je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom
inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l’enfant, qui
le portait sans que je [66] susse pourquoi, sa couleur vive,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 61

empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice


infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait
l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le
respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la
douceur du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et
non des œuvres d’art qui excitaient ainsi son attendrissement
ou son admiration, c’était touchant de voir avec quelle
déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos,
tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait
autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui
aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos
de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De
même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire
toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait
appris de ma grand’mère à tenir pour supérieures à tout dans
la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne
pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres,
attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation
qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle
fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur
qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour
sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le
registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans
le ton qu’il faut l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta,
mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait
au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à
l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté,
la mélancolie qu’il [67] y a dans la tendresse, dirigeait la
phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt
pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les
faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans
un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune
une sorte de vie sentimentale et continue.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 62

Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur


de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je savais
qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand
désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre
pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition
avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que
l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être
autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses
reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes
angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis
demain soir était encore lointain ; je me disais que j’aurais le
temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucun
pouvoir de plus, puisqu’il s’agissait de choses qui ne
dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître
plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi.


★ ★

C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit,


je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette
sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes
ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de bengale
ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent [68]
dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la
nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger,
l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann,
l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je
m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à
monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette
pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec
le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 63

mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait


y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor
strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête
des vieilles pièces pour les représentations en province) au
drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait
consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier, et
comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai
dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray
comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures.
Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni
seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de
l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur
le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie
de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort
pour moi.
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard,
celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre
longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes
de ceux que nous avons perdus sont [69] captives dans quelque
être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée,
perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup
ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre,
entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles
tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons
reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles
ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous
cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence
sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée,
en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 64

cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il


dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou
que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui
n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus
pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la
maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me
faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai
d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya
chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites
Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve
rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt,
machinalement, accablé par la morne journée et la perspective
d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du
thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais
à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau
toucha mon palais, je tressaillis, [70] attentif à ce qui se passait
d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi,
isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les
vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me
remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence
n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir
médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette
puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du
gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être
de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où
l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve
rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte
un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la
vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité
que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée,
mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 65

avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je


ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui
redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure,
pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne
vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais
comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se
sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout
ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son
bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il
est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il
peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait [71] être cet
état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais
l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres
s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je
rétrograde par la pensée au moment où je pris la première
cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté
nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de
ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que
rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout
obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon
attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant
mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à
prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre
chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une
deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de
lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens
tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait
s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande
profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte
lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des
distances traversées.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 66

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être


l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la
suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop
confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se
confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais
je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul
interprète possible, de me traduire le témoignage de sa
contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui
demander de m’apprendre de quelle [72] circonstance
particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce
souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant
identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever
tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus
rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera
jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me
pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne
de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a
conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant
simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de
demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était
celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à
Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure
de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre,
ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son
infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne
m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être
parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur
les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de
Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce
que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la
mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 67

— et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement


sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies,
ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur
eût permis de rejoindre la [73] conscience. Mais, quand d’un
passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces,
plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la
saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se
rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à
porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine
trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne
susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir
pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille
maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un
décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le
jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières
(ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la
maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les
rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir
et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps
était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à
tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits
morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils
plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient,
deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les
fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs
petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela
qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma
tasse de thé.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 68

[74]

II

Retour à la table des matières

Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de


fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques,
ce n’était qu’une église résumant la ville, la représentant,
parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on
approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en
plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis,
les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un reste de
remparts du moyen âge cernait çà et là d’un trait aussi
parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau de
primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste, comme ses
rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays,
précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui
rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez obscures pour
qu’il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les
rideaux dans les « salles » ; des rues aux graves noms de saints
(desquels plusieurs se rattachaient à l’histoire des premiers
seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques
où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où
donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la
petite porte latérale de son jardin ; et ces rues de [75] Combray
existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte de
couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour
moi le monde, qu’en vérité elles me paraissent toutes, et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 69

l’église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que
les projections de la lanterne magique ; et qu’à certains
moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue
Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau — à
la vieille hôtellerie de l’Oiseau Flesché, des soupiraux de
laquelle montait une odeur de cuisine qui s’élève encore par
moments en moi aussi intermittente et aussi chaude, — serait
une entrée en contact avec l’Au-delà plus merveilleusement
surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer
avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père, — ma grand’tante, — chez
qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui,
depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus
voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison,
puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours
couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique,
de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement
particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait
beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré,
verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie,
grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant
chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un
tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté
une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus
effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-
midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. [76] C’étaient de
ces chambres de province qui, — de même qu’en certains pays
des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou
parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne
voyons pas, — nous enchantent des mille odeurs qu’y
dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie
secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y
tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 70

du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà


casanières, humaines et renfermées, gelée exquise,
industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont
quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières
et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par
la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une
horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et
prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une
paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme
qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans
y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si
nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une
sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore
froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce
que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que
j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre
un instant dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore,
était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre
les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une
odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de
four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de
châteaux, sous [77] lesquels on souhaite que se déclarent
dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne
pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de
l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils
en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ;
et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont
l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait
travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du
matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait,
en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un
immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus
croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du
placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 71

toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur


médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à
fleurs.
Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait
toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce
qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de
flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne
restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose,
parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et
qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins
fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ;
puis, dans l’inertie absolu où elle vivait, elle prêtait à ses
moindres sensations une importance extraordinaire ; elle les
douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour
elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les
annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était
[78] sa seule forme d’activité. Malheureusement, ayant pris
l’habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours
attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre voisine,
et je l’entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je
me rappelle bien que je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir
était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le
respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas
« l’éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante
voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle
voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de
s’oublier en causant jusqu’à dire : « ce qui m’a réveillée » ou
« j’ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise
faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle
demandait à la place sa tisane, et c’était moi qui étais chargé
de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la
quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 72

bouillante. Le desséchement des tiges les avait incurvées en un


capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les
fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait
poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu
ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus
disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers
blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été
empilées, concassées ou tressées comme dans la confection
d’un nid. Mille petits détails inutiles, — charmante prodigalité
du pharmacien, — qu’on eût supprimés dans une préparation
factice, me donnaient, comme un livre où [79] on s’émerveille
de rencontrer le nom d’une personne de connaissance, le
plaisir de comprendre que c’était bien des tiges de vrais
tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare,
modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles, mais
elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère
nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien,
dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts
qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l’éclat rose, lunaire
et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile
des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses
d’or, — signe, comme la lueur qui révèle encore sur une
muraille la place d’une fresque effacée, de la différence entre
les parties de l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui
ne l’avaient pas été — me montrait que ces pétales étaient bien
ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé
les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur
couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie
diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le
crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans
l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille
morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me
tendait un morceau quand il était suffisamment amolli.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 73

D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois
de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du
maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et
d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de
messe et des ordonnances de médicaments, tous ce qu’il fallait
pour suivre de son lit les offices et son [80] régime, pour ne
manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre
côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux
et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des
princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale
de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.
Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me
renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres
son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale,
elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les
vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une couronne
d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait : « Allons,
mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe ; et si
en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop
longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt voir si je n’ai
besoin de rien. »
Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service
et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au
nôtre, délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous
étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions
à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l’hiver à
Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise
que, le 1er janvier, avant d’entrer chez ma grand’tante, ma mère
me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait :
« Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner
que tu m’entendes dire : « Bonjour Françoise » ; en même
temps je te toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-
nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nous
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 74

apercevions [81] dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet


éblouissant, raide et fragile comme s’il avait été de sucre filé,
les remous concentriques d’un sourire de reconnaissance
anticipé. C’était Françoise, immobile et debout dans
l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue
de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces
ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l’amour
désintéressé de l’humanité, le respect attendri pour les hautes
classes qu’exaltait dans les meilleures régions de son cœur
l’espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence
et disait d’une voix forte : « Bonjour Françoise. » A ce signal
mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour
la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que
nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que
Françoise ; nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au
moins pendant les premières années, avec autant de
considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que
nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle
avait pour les liens invisibles que noue entre les membres
d’une famille la circulation d’un même sang, autant de respect
qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses maîtres
habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous
plaignant de n’avoir pas encore plus beau temps, le jour de
notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent
glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille
et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait
faire de lui, s’il ressemblerait à sa grand’mère.
Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait
que Françoise pleurait encore ses parents [82] morts depuis des
années, lui parlait d’eux avec douceur, lui demandait mille
détails sur ce qu’avait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et
qu’il lui gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 75

qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi,
quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray,
maman lui disait en souriant : « N’est-ce pas Françoise, si
Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Marguerite à
vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais
vous vous ferez une raison ? » Et Françoise disait en riant :
« Madame sait tout ; madame est pire que les rayons X (elle
disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler
elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on a
fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans
le cœur », et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle,
peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer ; maman était la
première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir
que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient
présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour
une autre qu’elle-même. Ma tante se résignait à se priver un
peu d’elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère
appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui
était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous
son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être
en biscuit, que pour aller à la grand’messe ; qui faisait tout
bien, travaillant comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou
non, mais sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des
bonnes de ma tante [83] qui, quand maman demandait de l’eau
chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle
était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois
ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger,
peut-être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa
conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien
qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir
plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui
tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leur capacités
réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 76

bavardage servile qui fait favorablement impression à un


visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents
eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première fois
chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce
qu’elle prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu’il ne fallût
pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur
quelque événement d’importance :
— « Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée
plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa sœur ;
pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me
surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation. »
— « Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant », répondait
Françoise.
— « Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt,
vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux
fois grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez donc de
savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année,
nous mettez [84] des asperges à toutes les sauces, vous auriez
pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs. »
— « Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez
M. le Curé », disait Françoise.
— « Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise,
répondait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé !
Vous savez bien qu’il ne fait pousser que de petites méchantes
asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses
comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme
mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année. »
— « Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a
cassé la tête ? »
— « Non, madame Octave. »
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 77

— « Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide


votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la
Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est
ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de
l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade. »
— « Eh ! là, mon Dieu », soupirait Françoise, qui ne
pouvait pas entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu,
même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à
gémir.
— « Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche
des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-
t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il
est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que
j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais
je vous fais perdre votre temps, ma fille. »
— « Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si
cher ; celui qui l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement
voir si mon feu ne s’éteint pas. »
[85]
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au
cours de cette séance matinale, les premiers événements du
jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère
si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle ne
pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et
quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la
maison.
— « Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de
la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti
une faiblesse ? »
— « Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire, si,
vous savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 78

faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mme


Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce
n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens
de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que
je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez
Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui
c’est. »
— « Mais ça sera la fille de M. Pupin », disait Françoise qui
préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà
deux fois depuis le matin chez Camus.
— « La fille de M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien, ma
pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l’aurais pas
reconnue ? »
— « Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je
veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me
ressemble de l’avoir déjà vue ce matin. »
— « Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle
soit venue pour les fêtes. C’est cela ! [86] Il n’y a pas besoin
de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous
pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner
chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J’ai vu le petit de
chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la
tarte allait chez Mme Goupil. »
— « Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame
Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer
pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne
heure, disait Françoise qui, pressée de redescendre s’occuper
du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante cette
distraction en perspective.
— « Oh ! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton
résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet,
mais furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé à
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 79

tout, trouvait pourtant, à apprendre que M me Goupil avait à


déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement
attendre encore un peu plus d’une heure. Et encore cela
tombera pendant mon déjeuner ! ajouta-t-elle à mi-voix pour
elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante
pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même temps.
« Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes œufs à la
crème dans une assiette plate ? » C’étaient les seules qui
fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à chaque repas
à lire la légende de celle qu’on lui servait ce jour-là. Elle
mettait ses lunettes, déchiffrait : Alibaba et quarante voleurs,
Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant : Très
bien, très bien.
— « Je serais bien allée chez Camus... » disait Françoise en
voyant que ma tante ne l’y enverrait plus.
[87]
— « Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement M lle
Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait
monter pour rien. »
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien
qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne
« qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable
qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas
que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de Saint-
Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des
recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le
personnage fabuleux aux proportions d’une « personne qu’on
connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans
son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des
gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du
service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait de couvent, le
frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 80

sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les


apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des
gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les
avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant,
longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu
qu’ils attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir, je
montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si
j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près
du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait
pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point,
s’écriait-elle. Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue
de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-
père était mandé. « Qui donc est-ce que vous [88] avez
rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que
vous ne connaissiez point ? » — « Mais si, répondait mon
grand-père, c’était Prosper le frère du jardinier de M me
Bouillebœuf. » — « Ah ! bien », disait ma tante, tranquillisée
et un peu rouge ; haussant les épaules avec un sourire ironique,
elle ajoutait : « Aussi il me disait que vous aviez rencontré un
homme que vous ne connaissiez point ! » Et on me
recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne
plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On
connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et
gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien
« qu’elle ne connaissait point », elle ne cessait d’y penser et de
consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et
ses heures de liberté.
— « Ce sera le chien de Mme Sazerat », disait Françoise,
sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour
que ma tante ne se « fende pas la tête ».
— « Comme si je ne connaissais pas le chien de M me
Sazerat ! répondait ma tante donc l’esprit critique n’admettait
pas si facilement un fait.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 81

— « Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a


rapporté de Lisieux. »
— « Ah ! à moins de ça. »
— « Il paraît que c’est une bête bien affable », ajoutait
Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, spirituelle
comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours
aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est rare qu’une
bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame
Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de
m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau [89] n’est
seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges. »
— « Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est
une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous
allez en fatiguer nos Parisiens ! »
— « Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils
rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne
les mangeront pas avec le dos de la cuiller. »
— « Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien
de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise,
j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que
je la revois bien, notre église ! Son vieux porche par lequel
nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et
profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où
il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes
des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides
prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles,
acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler
de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne
contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales,
sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray,
enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 82

n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le


temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel
hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient
dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule
gothique en fleurs, [90] noyant les violettes blanches du
marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s’étaient
résorbées, contractant encore l’elliptique inscription latine,
introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces
caractères abrégés, rapprochant deux lettres d’un mot dont les
autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne
chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait
peu, de sorte que, fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau
dans l’église ; l’un était rempli dans toute sa grandeur par un
seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-
haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre ; (et dans le
reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à
midi, quand il n’y a pas d’office à l’un de ces rares moments
où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du
soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque habitable
comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel
de style moyen âge, — on voyait s’agenouiller un instant Mme
Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de
petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face
et qu’elle allait rapporter pour le déjeuner) ; dans un autre une
montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un
combat, semblait avoir givré à même la verrière qu’elle
boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle
il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque
aurore (par la même sans doute qui empourprait le retable de
l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là
momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir
que par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous
étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse [91]
argentée étinceler de la poussière des siècles et monter
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 83

brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce


tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut
compartiment divisé en une centaine de petits vitraux
rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de
cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ;
mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en
bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte
et rallumée un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après
elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle
tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique
qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long
des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque
grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents,
qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux
en losange avaient pris la transparence profonde, l’infrangible
dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque
immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé
que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il
était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il
baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille
du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous
étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût
encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un
printemps historique et qui datait des successeurs de saint
Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice représentaient le
couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à
Assuérus les traits d’un roi de France [92] et à Esther ceux
d’une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles
leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un
relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther
au delà du dessin de leur contour ; le jaune de sa robe s’étalait
si onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 84

de consistance et s’enlevait vivement sur l’atmosphère


refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties
basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé »
dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des
troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et
comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination
d’un soleil invisible. Tout cela, et plus encore les objets
précieux venus à l’église de personnages qui étaient pour moi
presque des personnages de légende (la croix d’or travaillée,
disait-on, par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau
des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre
émaillé), à cause de quoi je m’avançais dans l’église, quand
nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des
fées, où le paysan s’émerveille de voir dans un rocher, dans un
arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage
surnaturel ; tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose
d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice
occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions —
la quatrième étant celle du Temps, — déployant à travers les
siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en
chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement
quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait
victorieux ; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans
l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait [93] avec ses
lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que
par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier
du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades
gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de
plus grandes sœurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en
souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu ;
élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait
contemplé saint Louis et semblait le voir encore ; et
s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où,
nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 85

nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris


de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie
le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une
profonde valve, — comme la trace d’un fossile, — avait été
creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du
meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même
des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle
abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme
s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait
mollement céder sous elle ».
L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en
parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et
même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement des
rues sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa grossière
muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons
nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de
particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient
percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un
mur de prison que d’église. Et certes, plus [94] tard, quand je
me rappelais toutes les glorieuses absides que j’ai vues, il ne
me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d’elles
l’abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une
petite rue provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois
ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières
percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que
l’abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme
à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le
sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié :
« L’Église ! »
L’église ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était
sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin
et la maison de Mme Loiseau, qu’elle touchait sans aucune
séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 86

son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des


numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter le
matin quand il faisait sa distribution, avant d’entrer chez M me
Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre
elle et tout ce qui n’était pas elle une démarcation que mon
esprit n’a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait beau
avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise
habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête
baissée, et dont les fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand
elles étaient assez grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues
violettes et congestionnées contre la sombre façade de l’église,
les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre
les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si
mes yeux ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait
un abîme.
[95]
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin,
inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray
n’apparaissait pas encore ; quand du train qui, la semaine de
Pâques, nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui filait
tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous
sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les
couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes
promenades que nous faisions de Combray, il y avait un
endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un
immense plateau fermé à l’horizon par des forêts déchiquetées
que dépassait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire,
mais si mince, si rose, qu’elle semblait seulement rayée sur le
ciel par un ongle qui aurait voulu donner à ce paysage, à ce
tableau rien que de nature, cette petite marque d’art, cette
unique indication humaine. Quand on se rapprochait et qu’on
pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite
qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 87

du ton rougeâtre et sombre des pierres ; et, par un matin


brumeux d’automne, on aurait dit, s’élevant au-dessus du
violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de
la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère
me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour,
placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette
juste et originale proportion dans les distances qui ne donne
pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages humains, il
lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de
corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant,
comme si les vieilles pierres qui [96] les laissaient s’ébattre
sans paraître les voir, devenues tout d’un coup inhabitables et
dégageant un principe d’agitation infinie, les avait frappés et
repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet
de l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorber
dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés
çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être
quelque insecte, sur la pointe d’un clocheton, comme une
mouette arrêtée avec l’immobilité d’un pêcheur à la crête
d’une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand’mère
trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité,
de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire
riches d’une influence bienfaisante la nature quand la main de
l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma
grand’tante, rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute,
toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout
autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais
c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience
d’elle-même, affirmer une existence individuelle et
responsable. C’était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout
que, confusément, ma grand’mère trouvait au clocher de
Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 88

naturel et l’air distingué. Ignorante en architecture, elle disait :


« Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est
peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre
me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas
sec. » Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension,
l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se
rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes [97] qui
prient, elle s’unissait si bien à l’effusion de la flèche, que son
regard semblait s’élancer avec elle ; et en même temps elle
souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le
couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment
où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la
lumière, paraissaient tout d’un coup montées bien plus haut,
lointaines, comme un chant repris « en voix de tête » une
octave au-dessus.
C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les
occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la
ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma
chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été
recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche, je les voyais,
par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil noir,
je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il faut se préparer
pour aller à la grand’messe si je veux avoir le temps d’aller
embrasser tante Léonie avant », et je savais exactement la
couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière
du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman
entrerait peut-être avant la messe, dans une odeur de toile
écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait
montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se
préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-boutique
passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il
avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 89

circonstances les plus mélancoliques, de frotter l’une contre


l’autre d’un air d’entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’apporter
une brioche plus grosse que d’habitude [98] parce que nos
cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy
déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, doré et
cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des
écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa
pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de
promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l’heure
dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire
si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’air d’être posé
et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli
qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour
lui faire sa place et refluait sur ses bords ; et les cris des oiseaux
qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence,
élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose
d’ineffable.
Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église,
là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au
clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus
émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans l’église. Et
certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux vus de cette
façon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de clochers
dépassant les toits, qui ont un autre caractère d’art que celles
que composaient les tristes rues de Combray. Je n’oublierai
jamais dans une curieuse ville de Normandie voisine de
Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont à
beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand
on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la
rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent s’élance,
ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une
matière si [99] différente, si précieuse, si annelée, si rose, si
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 90

vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de
deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage,
la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en
tourelle et glacé d’émail. Même à Paris, dans un des quartiers
les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un
premier, un second et même un troisième plan fait des toits
amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois
rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves »
qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle
n’est autre que le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette
vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par
Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures,
avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter, elle ne
put mettre ce que j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment
qui nous fait non pas considérer une chose comme un
spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent,
aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie
profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du
clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l’église.
Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres
à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant
brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que
si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de
Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse
après la descente de son autre versant en sachant qu’il faudrait
tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu’encore,
poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement,
montrant de profil des arêtes [100] et des surfaces nouvelles
comme un solide surpris à un moment inconnu de sa
révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside
musculeusement ramassée et remontée par la perspective
semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa
flèche au cœur du ciel ; c’était toujours à lui qu’il fallait
revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 91

d’un pinacle inattendu, levé avant moi comme le doigt de Dieu


dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que
je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si,
dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris
que je connais mal, un passant qui m’a « mis dans mon
chemin » me montre au loin, comme un point de repère, tel
beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son
bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre,
pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver
quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue,
le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare
pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la
promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant
le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me
souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur
l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent ; et sans doute alors, et
plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais
de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une
rue... mais... c’est dans mon cœur...
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M.
Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne
pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété
de Combray que du [101] samedi soir au lundi matin. C’était
un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière scientifique
où ils ont d’ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture
toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation
professionnelle n’utilise pas et dont profite leur conversation.
Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à
cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation
comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un
musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de
lui), doués de plus de « facilité » que bien des peintres, ils
s’imaginent que la vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 92

aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit


une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application
soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse.
Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux
longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté,
d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions
jamais entendu, il était aux yeux de ma famille, qui le citait
toujours en exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie
de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui
reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop
comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel
qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes,
dans son veston droit presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi
des tirades enflammées qu’il entamait souvent contre
l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, « certainement le
péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour
lequel il n’y a pas de rémission. »
L’ambition mondaine était un sentiment que ma [102]
grand’mère était si incapable de ressentir et presque de
comprendre, qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant
d’ardeur à la flétrir. De plus, elle ne trouvait pas de très bon
goût que M. Legrandin, dont la sœur était mariée près de
Balbec avec un gentilhomme bas-normand, se livrât à des
attaques aussi violentes contre les nobles, allant jusqu’à
reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
— Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre.
Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici ; demain il faudra
que je rentre à Paris, dans ma niche.
— « Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et
déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans
ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le
nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de
garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 93

garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie


âme, d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas
manquer de ce qu’il lui faut. »
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si
Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions
incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son
trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église à
copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée
aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de
l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre
ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier
donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir
universel.
[103]
— « Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà
l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire
cela.
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était
« retirée » après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait
été en place depuis son enfance, et qui avait pris à côté de
l’église une chambre, d’où elle descendait tout le temps soit
aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière
ou donner un coup de main à Théodore ; le reste du temps elle
allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à
qui elle racontait ce qui s’était passé à la messe ou aux vêpres.
Elle ne dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à la petite rente
que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de
temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre
personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle
portait au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin
blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à
une partie de ses joues et à son nez recourbé, les tons rose vif
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 94

de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma


tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d’autre, en
dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les
autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer
tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle
détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les
premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas
« s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la
manifestant que par certains silences de désapprobation ou par
certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite
promenade au [104] soleil et un bon bifteck saignant (quand
elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes
gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit
et ses médecines. L’autre catégorie se composait des
personnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus
gravement malade qu’elle ne pensait, qu’elle était aussi
gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait
laissé monter après quelques hésitations et sur les officieuses
instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient
montré combien ils étaient indignes de la faveur qu’on leur
faisait en risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que
si vous vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui, au
contraire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas,
c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah !
quand on n’a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore
comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de
ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air
épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans
la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de
venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de
sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour,
des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les
faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retournant
sans l’avoir vue, et, au fond, admirait sa maîtresse qu’elle
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 95

jugeait supérieure à tous ces gens puisqu’elle ne voulait pas les


recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu’on
l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour ses
souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir.
C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait [105] lui
dire vingt fois en une minute : « C’est la fin, ma pauvre
Eulalie », vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre
maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez
à cent ans, comme me disait hier encore M me Sazerin. » (Une
des plus fermes croyances d’Eulalie, et que le nombre
imposant des démentis apportés par l’expérience n’avait pas
suffi à entamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme Sazerin.)
— Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante,
qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne
distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu
régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné,
étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective l’entretenait
ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais bien vite
douloureux comme une faim excessive, pour peu qu’Eulalie
fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre Eulalie
tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l’heure,
bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette
d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne
l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le
dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner
fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger
pour qu’elle pût monter « occuper » ma tante. Mais (surtout à
partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray)
il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue
de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons
momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour [106]
de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 96

familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore


assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par
la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent
d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de
biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise
ajoutait — selon les travaux des champs et des vergers, le fruit
de la marée, les hasards du commerce, les politesses des
voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme
ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des
cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des
épisodes de la vie — : une barbue parce que la marchande lui
en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait
vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à
la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette
manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il
avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards
pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté,
des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus,
des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des
cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après
deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que
j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle
l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre
tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée
expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon
père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration,
attention personnelle de Françoise, nous était offerte [107]
fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle
avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en
disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement
ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un
artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la
matière alors que n’y valent que l’intention et la signature.
Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 97

la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au


nez du compositeur.
Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici
indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud
dehors, mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas
lire en sortant de table. » J’allais m’asseoir près de la pompe
et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’une
salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de
son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier
ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait
par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre
peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la
maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-
cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du
porphyre. Elle avait moins l’air de l’antre de Françoise que
d’un petit temple de Vénus. Elle regorgeait des offrandes du
crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois
de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de
leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du
roucoulement d’une colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois [108] consacré
qui l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit
cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon
grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme
commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même
quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon
les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là,
dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la
fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les
narines quand on pénètre dans certains pavillons de chasse
abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus
dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant
plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 98

lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances


suivantes :
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire
une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse,
servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé
violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas
venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ; il m’offrait un
massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans
lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu,
dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds
peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles
capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais
jaune ; puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de
« travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures
représentant sur fond noir une déesse charnue et rose
conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au
front, qu’on aimait sous le second Empire parce qu’on leur
[109] trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on
recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré
les autres qu’on donne, et qui est qu’elles ont l’air second
Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet
de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle
heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans
une méditation qu’aurait craint de troubler d’un seul
mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il
attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin,
après une hésitation suprême, mon oncle prononçait
infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet
de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter :
« Deux heures et quart ? bien... je vais le dire... »
À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour
platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis
d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 99

plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que


chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un
décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier
d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des
spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour
voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus
désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon
imagination par chaque pièce annoncée, et qui étaient
conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui
en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches
encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se
détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges [110] comme
le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles
s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique,
mais sur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne
me paraissait plus différent de l’aigrette étincelante et blanche
des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux
du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que quand j’irais
pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux
pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de
l’une et le titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je
connaissais d’elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir
qu’il me promettait et de le comparer à celui que recélait
l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une
part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce
et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle
aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné
à opter entre du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur
ces acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la
première forme, entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se
laissait pressentir par moi l’Art. Entre la manière que l’un ou
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 100

l’autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences


les plus minimes me semblaient avoir une importance
incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les
classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais
toute la journée, et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau
et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant
les classes je correspondais, aussitôt [111] que le professeur
avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question
était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et
s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second
Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après
Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité
que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans
mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité
miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué
Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du
fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de
Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait
causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien
le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un théâtre,
combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses
chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une
femme que je pensais être peut-être une actrice laissait en moi
un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux
pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de talent les
plus illustres : Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine
Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon
oncle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes que je ne
distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui.
Et si nous n’allions le voir qu’à certains jours c’est que, les
autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 101

n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car,


pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à
de jolies veuves [112] qui n’avaient peut-être jamais été
mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui n’était sans
doute qu’un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma
grand’mère ou même à leur donner des bijoux de famille,
l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec mon grand-père.
Souvent, à un nom d’actrice qui venait dans la conversation,
j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant : « Une amie
de ton oncle » ; et je pensais que le stage que peut-être pendant
des années des hommes importants faisaient inutilement à la
porte de telle femme qui ne répondait pas à leurs lettres et les
faisait chasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait
pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant chez lui
à l’actrice, inapprochable à tant d’autres, qui était pour lui une
intime amie.
Aussi, — sous le prétexte qu’une leçon qui avait été
déplacée tombait maintenant si mal qu’elle m’avait empêché
plusieurs fois et m’empêcherait encore de voir mon oncle —,
un jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous
lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de
bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne
d’affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu’à
lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée de deux
chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge comme avait
le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis un rire et
une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le
bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir,
et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était
très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis
qu’il allait pourtant le prévenir, [113] la même voix que j’avais
entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une
minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 102

ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la


photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais
le voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher ; finalement le
valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que
d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais
en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de
perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de
manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il fallait dire
madame ou mademoiselle me fit rougir et, n’osant pas trop
tourner les yeux de son côté de peur d’avoir à lui parler, j’allai
embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle
lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le
sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu’il avait
eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible
d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de
relations.
— « Comme il ressemble à sa mère », dit-elle.
— « Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en
photographie, dit vivement mon oncle d’un ton bourru.
— « Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée
dans l’escalier l’année dernière quand vous avez été si malade.
Il est vrai que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair et que
votre escalier est bien noir, mais cela m’a suffi pour l’admirer.
Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça, [114] dit-
elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front.
Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous,
ami ? demanda-t-elle à mon oncle. »
— « Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui
ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 103

disant le nom de maman que d’en faire de près. C’est tout à


fait son père et aussi ma pauvre mère. »
— « Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec
une légère inclinaison de tête, et je n’ai jamais connu votre
pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c’est peu après
votre grand chagrin que nous nous sommes connus. »
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne
différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues
quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos
cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier.
Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même
regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui
trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les
photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût
été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à
croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas cru que
ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux
chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su
que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée.
Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait
sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à
manger sa fortune pour une personne qui avait l’air si simple
et comme il faut. Et pourtant, [115] en pensant à ce que devait
être sa vie, l’immoralité m’en troublait peut-être plus que si
elle avait été concrétisée devant moi en une apparence
spéciale, — d’être ainsi invisible comme le secret de quelque
roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses
parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait
épanouir en beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à la
notoriété, celle que ses jeux de physionomie, ses intonations
de voix, pareils à tant d’autres que je connaissais déjà, me
faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de
bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 104

On était passé dans le « cabinet de travail », et mon oncle,


d’un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
— « Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à
celles que le grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez
jaloux. » Et elle tira d’un étui des cigarettes couvertes
d’inscriptions étrangères et dorées. « Mais si, reprit-elle tout
d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune
homme. N’est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu
l’oublier ? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi »,
dit-elle d’un air modeste et sensible. » Mais en pensant à ce
qu’avait pu être l’accueil rude, qu’elle disait avoir trouvé
exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa
froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il aurait
commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive
qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il m’a
semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du rôle de
ces femmes oisives et studieuses, qu’elles consacrent leur
générosité, [116] leur talent, un rêve disponible de beauté
sentimentale, — car, comme les artistes, elles ne le réalisent
pas, ne le font pas entrer dans le cadre de l’existence
commune, — et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un
sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des
hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était
en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa
robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié
d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos
insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse,
lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y
enchâssant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé
d’humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou
artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis ».
— « Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles », me
dit mon oncle.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 105

Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main


de la dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque
chose d’audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait
tandis que je me disais : « Faut-il le faire, faut-il ne pas le
faire », puis je cessai de me demander ce qu’il fallait faire pour
pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste aveugle et insensé,
dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un
moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me
tendait.
— « Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil
pour les femmes : il tient de son oncle. Ce sera un parfait
gentleman », ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la
phrase un accent légèrement britannique. « Est-ce qu’il ne
pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent
[117] nos voisins les Anglais ; il n’aurait qu’à m’envoyer un
« bleu » le matin.
Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». Je ne
comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la
crainte que n’y fut cachée quelque question à laquelle il eût été
impoli de ne pas répondre, m’empêchait de cesser de les
écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue.
— « Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant
les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les
prix à son cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende
pas ce mensonge et que je n’y contredise pas. Qui sait, ce sera
peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous
savez. »
— « J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a
qu’eux qui comprennent les femmes... Qu’eux et les êtres
d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est
Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans la petite
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 106

bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que vous


m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand soin. »
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et
me conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la
dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de
tabac de mon vieil oncle, et tandis qu’avec assez d’embarras il
me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu’il
aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes
parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de
sa bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le
moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en
[118] effet que deux heures plus tard, après quelques phrases
mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents
une idée assez nette de la nouvelle importance dont j’étais
doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les
moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais
pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment l’aurais-je
cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que
mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n’en
trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un ami nous
demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une femme
à qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligions de le
faire, jugeant que cette personne ne peut pas attacher
d’importance à un silence qui n’en a pas pour nous. Je
m’imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres
était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction
spécifique sur ce qu’on y introduisait ; et je ne doutais pas
qu’en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la
connaissance que mon oncle m’avait fait faire, je ne leur
transmisse en même temps comme je le souhaitais le jugement
bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents
malheureusement s’en remirent à des principes entièrement
différents de ceux que je leur suggérais d’adopter, quand ils
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 107

voulurent apprécier l’action de mon oncle. Mon père et mon


grand-père eurent avec lui des explications violentes ; j’en fus
indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors
mon oncle qui passait en voiture découverte, je ressentis la
douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais voulu lui
exprimer. À côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de
chapeau [119] serait mesquin et pourrait faire supposer à mon
oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une
banale politesse. Je résolus de m’abstenir de ce geste
insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je
suivais en cela des ordres de mes parents, il ne le leur pardonna
pas, et il est mort bien des années après sans qu’aucun de nous
l’ait jamais revu.
Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant
fermé de mon oncle Adolphe, et, après m’être attardé aux
abords de l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur
le parvis, me disait : « Je vais laisser ma fille de cuisine servir
le café et monter l’eau chaude, il faut que je me sauve chez
Mme Octave », je me décidais à rentrer et montais directement
lire chez moi. La fille de cuisine était une personne morale,
une institution permanente à qui des attributions invariables
assuraient une sorte de continuité et d’identité, à travers la
succession des formes passagères en lesquelles elle
s’incarnait, car nous n’eûmes jamais la même deux ans de
suite. L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de
cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une
pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez
avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même
que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne,
car elle commençait à porter difficilement devant elle la
mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on
devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-
ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 108

figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné


des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait [120]
remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille
de cuisine, il nous disait : « Comment va la Charité de
Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par
sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient
droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges,
fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les
vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte
maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore d’une autre manière. De même que
l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle
portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le
sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et
l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est
sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est
représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la
reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à
Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de
charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage
énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle
foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme
si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt
comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle
tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui
« passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le
soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la
fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu davantage
une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là
encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme
si réel, le serpent [121] qui siffle aux lèvres de l’Envie est si
gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte,
que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le
contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 109

son souffle, et que l’attention de l’Envie, — et la nôtre du


même coup, — tout entière concentrée sur l’action de ses
lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour
ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à
considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les
copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité,
cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement
dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la
luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de
l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre
et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray,
caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que
je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance
dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai
compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces
fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et
que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque
la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel,
comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à
la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de
plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret
et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi,
l’attention n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par
le poids [122] qui le tirait ; et de même encore, bien souvent la
pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif,
douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est
précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait
rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau
qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire,
qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en
eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 110

vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me


semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette
non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la
vertu qui agit par lui a aussi en dehors de sa valeur esthétique
une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit,
physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de
rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple,
des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles
avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et
brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune
commisération, aucun attendrissement devant la souffrance
humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans
douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine, — faisant briller
involontairement la supériorité de Françoise, comme l’Erreur,
par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité, —
servait du café qui, selon maman, n’était que de l’eau chaude,
et montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaude qui était
à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit, [123] un livre à la
main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa
fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi
derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait
pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et
restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin,
comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire,
et la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était donnée
que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus
(averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas » et qu’on
pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais
qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux temps
chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et
aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur
petit concert, comme la musique de chambre de l’été : elle ne
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 111

l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui,


entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ;
elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire : née des beaux
jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur
essence, elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre
mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective,
ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil
de la rue ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi
lumineuse que lui et offrait à mon imagination le spectacle
total de l’été dont mes sens, si j’avais été en promenade,
n’auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s’accordait
bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes
livres et qui venaient l’émouvoir) supportait [124] pareil au
repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le
choc et l’animation d’un torrent d’activité.
Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était
gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu, venait
me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture,
j’allais du moins la continuer au jardin, sous le marronnier,
dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de
laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des
personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche
au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même
pour regarder ce qui se passait au dehors ? Quand je voyais un
objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi
et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait
de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait
en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme
un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne
touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder
d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 112

d’états différents que, tandis que je lisais, déployait


simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations
les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision
tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous
les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi, de plus intime, la
poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste,
c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté
du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel
que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray,
[125] en l’apercevant devant l’épicerie Borange, trop distante
de la maison pour que Françoise pût s’y fournir comme chez
Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie,
retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des
livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus
mystérieuse, plus semée de pensées qu’une porte de
cathédrale, c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été cité
comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le
camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de
la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi
incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague
mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture,
exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers
la découverte de la vérité, venaient les émotions que me
donnait l’action à laquelle je prenais part, car ces après-midi-
là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est
souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient
dans le livre que je lisais ; il est vrai que les personnages qu’ils
affectaient n’étaient pas « réels », comme disait Françoise.
Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou
l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que
par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette
infortune ; l’ingéniosité du premier romancier consista à
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 113

comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant


le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à
supprimer purement et simplement les personnages réels serait
un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que
nous sympathisions avec lui, pour une grande [126] part est
perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un
poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un
malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion
totale que nous avons de lui que nous pourrons en être émus,
bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il a
de soi qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier
a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à
l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-
dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que
les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous
apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites
nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles
tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons
fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre
respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le
romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les
états purement intérieurs toute émotion est décuplée, où son
livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus
clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant
une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont
nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-
uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés
parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte
la perception ; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la
pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture,
en imagination : dans la réalité il change, comme certains
phénomènes de la nature se produisent assez lentement pour
[127] que, si nous pouvons constater successivement chacun
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 114

de ses états différents, en revanche, la sensation même du


changement nous soit épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des
personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le
paysage où se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée
une bien plus grande influence que l’autre, que celui que
j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi
que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray,
j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un
pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries
et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois
pourrissaient sous des touffes de cresson : non loin montaient
le long de murs bas des grappes de fleurs violettes et
rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé
était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut
imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que fût
la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et
rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme
des couleurs complémentaires.
Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous
rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet
des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre
rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas
pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon
imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux,
mais qui eussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait
l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de
sa parole comme d’une révélation, ils me semblaient être —
impression [128] que ne me donnait guère le pays où je me
trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la
correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère —
une part véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée
et approfondie.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 115

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre,


d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas
inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la
sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas
comme d’une prison immobile : plutôt on est comme emporté
avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour
atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement,
entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui
n’est pas écho du dehors, mais retentissement d’une vibration
interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par
là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles ; on est
déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la
nature, du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au
voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les
forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des
êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de
nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si
j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais les lieux
que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui
me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce
n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ;
non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que
des moments — que je sépare artificiellement aujourd’hui
comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes
d’un jet d’eau [129] irisé et en apparence immobile — dans un
même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma
vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant
d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve
des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir
la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite ;
et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 116

tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà


consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me
permettait de faire le total et après lequel, le long silence qui
le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la
partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au bon dîner
qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues
prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à
chaque heure il me semblait que c’était quelques instants
seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus
récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je
ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce
petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or.
Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups
de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais
pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu
lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un
profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles
hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du
silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du
jardin de Combray, [130] soigneusement vidés par moi des
incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y
avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations
étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous
m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la
contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose
— tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la
chaleur du jour — dans le cristal successif, lentement
changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses,
sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de
l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une
folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un
doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! »
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 117

pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions


rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres de
garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement
la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques assis en
rang sur des chaises en dehors de la grille regardaient les
promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d’eux,
la fille du jardinier, par la fente que laissaient entre elles deux
maisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat
des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment
leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-
Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des
chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés
comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent
déchaîné.
— « Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la
grille et déjà en larmes ; pauvre jeunesse [131] qui sera
fauchée comme un pré ; rien que d’y penser j’en suis choquée,
ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, là où elle avait
reçu ce choc.
— « C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir
des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? disait le jardinier
pour la faire « monter ».
Il n’avait pas parlé en vain :
— « De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut
tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne
fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C’est pourtant vrai
qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n’ont plus peur
de la mort, dans ces misérables guerres ; c’est ni plus ni moins
des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce
n’est pas des hommes, c’est des lions. » (Pour Françoise la
comparaison d’un homme à un lion, qu’elle prononçait li-on,
n’avait rien de flatteur.)
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 118

La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût


voir venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux
maisons de l’avenue de la Gare qu’on apercevait toujours de
nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier
aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer, et
il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup sa fille
s’élançait comme d’une place assiégée, faisait une sortie,
atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la
mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la
nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter
du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier,
réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
— « Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, [132] la
révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y
a que ceux qui veulent partir qui y vont. »
— « Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus
franc. »
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait
tous les chemins de fer.
— « Pardi, pour pas qu’on se sauve », disait Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait
pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que
l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le
moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais
à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à
regarder tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées
les soldats. Longtemps après que l’accalmie était venue, un
flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de
Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n’était
pas l’habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et
regardant, festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 119

sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte
marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu’elle
s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent
apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que
j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau pour
moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce
ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes [133] en
quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d’une
cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image d’une
des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par
un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une
grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon
admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire
bruyant comme une trompette et m’avait dit : « Défie-toi de ta
dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco
des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois
confesser, d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont
fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a
pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier
absolument rien. C’est : « La blanche Oloossone et la blanche
Camire » et « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Ils m’ont été
signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de
mon très cher maître, le père Lecomte, agréable aux Dieux
immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas le temps de
lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet
immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur
Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse
preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa
parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses
lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 120

Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollon tu


goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos. »
C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de
l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi.
Mais en réalité nous prenions un certain [134] plaisir à ce jeu,
étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce
qu’on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec
Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il
m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui
n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité)
étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout.
Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d’abord
été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que
chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus
qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était
toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe, —
même son ami Swann était d’origine juive — s’il n’avait
trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je
le choisissais. Aussi quand j’amenais un nouvel ami, il était
bien rare qu’il ne fredonnât pas : « Ô Dieu de nos Pères » de
la Juive ou bien « Israël romps ta chaîne », ne chantant que
l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur
que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui,
bien souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il
devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui
l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois de
fâcheux dans leur famille.
— « Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ? »
— « Dumont, grand-père. »
— « Dumont ! Oh ! je me méfie. »
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 121

Et il chantait :
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 122

[135]

« Archers, faites bonne garde !


Veillez sans trêve et sans bruit » ;

Et après nous avoir posé adroitement quelques questions


plus précises, il s’écriait : « A la garde ! A la garde ! » ou, si
c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son
insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines,
alors, pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se
contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement :

« De ce timide Israëlite
Quoi ! vous guidez ici les pas ! »

ou :
« Champs paternels, Hébron, douce vallée. »

ou encore :
« Oui, je suis de la race élue. »

Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun


sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais
Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait
commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui
avait dit avec intérêt :
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 123

— « Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc ? est-ce


qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était
excellent. »
Il n’en avait tiré que cette réponse :
— « Monsieur, je ne puis absolument vous dire [136] s’il a
plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques
que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.
— « Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit
mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même
pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus
intéressant ! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le
déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il
avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
— « Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle,
puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou. »
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant
venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue,
au lieu de s’excuser, il avait dit :
— « Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations
de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du
temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium
et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments
infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois,
la montre et le parapluie.
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas
pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils
avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser
l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes ; mais
ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre
sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 124

conduite de notre vie, et que le respect des [137] obligations


morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre,
l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des
habitudes aveugles que dans ces transports momentanés,
ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des
compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est
convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale
bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une
corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi
avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher
en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de
l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de
leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon
préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce
qu’elles nous doivent ces natures dont ma grand’tante était le
modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à
qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament
où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était sa plus
proche parente et que cela « se devait ».
Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir,
les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté
dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me
fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que
n’auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que
ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à
Combray si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendre
— nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie,
et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse — que toutes
les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont
on ne pût vaincre les résistances, il ne [138] m’avait assuré
avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma
grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été
publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 125

propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et


quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid
pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on
raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais
tant aimer dans son style ne m’apparut pas. Je ne pouvais pas
quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement
intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de
l’amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque
réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels
on se croit attiré. Puis je remarquai les expressions rares,
presque archaïques qu’il aimait employer à certains moments
où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait
son style ; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à
parler du « vain songe de la vie », de « l’inépuisable torrent
des belles apparences », du « tourment stérile et délicieux de
comprendre et d’aimer », des « émouvantes effigies qui
anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des
cathédrales », qu’il exprimait toute une philosophie nouvelle
pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que
c’était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s’élevait
alors et à l’accompagnement duquel elles donnaient quelque
chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième
ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie
incomparable à celle que j’avais [139] trouvée au premier, une
joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de
moi-même, plus unie, plus vaste, d’où les obstacles et les
séparations semblaient avoir été enlevés. C’est que,
reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares,
cette même effusion musicale, cette même philosophie
idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m’en
rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus plus
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 126

l’impression d’être en présence d’un morceau particulier d’un


certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une
figure purement linéaire, mais plutôt du « morceau idéal » de
Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages
analogues qui venaient se confondre avec lui auraient donné
une sorte d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait
agrandi.
Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ; il
était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était
très lettrée ; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur
du Boulbon faisait attendre ses malades ; et ce fut de son
cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray, que
s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette
prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui
universellement répandue, et dont on trouve partout en
Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur
idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il, le
docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de
Bergotte c’était, comme moi, ce même flux mélodique, ces
expressions anciennes, quelques autres très simples et
connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en
lumière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin,
dans les passages [140] tristes, une certaine brusquerie, un
accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir
que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui
suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom
d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une
invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un
libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages
restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les
ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus
harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’on
n’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait, où
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 127

expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se


complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les
savais par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son
récit. Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté
m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle,
de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait
dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi
sentant combien il y avait de parties de l’univers que ma
perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les rapprochait
de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une
métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que
j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là,
particulièrement sur d’anciens monuments français et certains
paysages maritimes, parce que l’insistance avec laquelle il les
citait dans ses livres prouvait qu’il les tenait pour riches de
signification et de beauté. Malheureusement sur presque toutes
choses j’ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu’elle ne fût
entièrement différente [141] des miennes, puisqu’elle
descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à
m’élever : persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie
à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes,
que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de
ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se
gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue,
l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page
de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à
ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir,
si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil
d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même
plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines
phrases dont la qualité ne suffit pas pour décider à le continuer,
j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était
qu’alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en
jouir ; quand c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 128

reflétassent exactement ce que j’apercevais dans ma pensée,


craignant de ne pas « faire ressemblant », j’avais bien le temps
de me demander si ce que j’écrivais était agréable ! Mais en
réalité il n’y avait que ce genre de phrases, ce genre d’idées
que j’aimais vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents
étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour sans plaisir
mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de telles
phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir
de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me
laissais enfin aller avec délices au goût que j’avais pour elles,
comme un cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la
cuisine [142] trouve enfin le temps d’être gourmand. Un jour,
ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une
vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel
langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui
était la même que j’avais si souvent faite à ma grand’mère en
parlant de Françoise, une autre fois que je vis qu’il ne jugeait
pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité
qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que
j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin
(remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de
celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte,
persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain
que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi
séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains
points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de
l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.
D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard
faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais
consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose,
plus « dolce », plus « lento » peut-être qu’elle n’était écrite, et
la phrase la plus simple s’adressait à moi avec une intonation
attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 129

donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver


à l’âge où j’entrerais au collège, dans la classe appelée
Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît autre chose que
vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on m’avait
dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne
lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un
amoureux qui veut aimer pour la [143] vie et à qui on parle des
autres maîtresses qu’il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé
par Swann qui venait voir mes parents.
— « Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du
Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui dis
que c’était Bloch.
— « Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui
ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini.
Oh ! c’est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le
même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand
il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a
du goût, car Bergotte est un charmant esprit. Et voyant
combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait
jamais des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception
et me dit :
— « Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire
plaisir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais
le lui demander. » Je n’osai pas accepter, mais posai à Swann
des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire
quel est l’acteur qu’il préfère ? »
— « L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale
aucun artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout.
L’avez-vous entendue ? »
— « Non monsieur, mes parents ne me permettent pas
d’aller au théâtre. »
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 130

— « C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La


Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si
vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la
« hiérarchie ! » des arts ; (et je remarquai, comme cela m’avait
souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma
grand’-mère, [144] que quand il parlait de choses sérieuses,
quand il employait une expression qui semblait impliquer une
opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une
intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait
mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son
compte, et dire : « la hiérarchie, vous savez, comme disent les
gens ridicules » ? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi
disait-il la hiérarchie ?). Un instant après il ajouta : « Cela vous
donnera une vision aussi noble que n’importe quel chef-
d’œuvre, je ne sais pas moi... que — et il se mit à rire « les
Reines de Chartres ! » Jusque-là cette horreur d’exprimer
sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui
devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme
provincial des sœurs de ma grand’mère ; et je soupçonnais
aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où
vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations
antérieures on réhabilitait à l’excès les petits faits précis,
réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les « phrases ».
Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans
cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l’air de ne
pas oser avoir une opinion et de n’être tranquille que quand il
pouvait donner méticuleusement des renseignements précis.
Mais il ne se rendait donc pas compte que c’était professer
l’opinion, postuler que l’exactitude de ces détails avait de
l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si triste
parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où
il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient
aucune importance. Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs
qu’il employait sa [145] vie. Je trouvais tout cela
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 131

contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin


sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des
jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne
plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations
dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules ? Je
remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas
particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à
tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au
docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte :
« C’est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui
de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n’a
pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que
c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire : « C’est un
grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même pas
qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la
physionomie particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui
porte le nom de « grand talent » dans notre musée des idées
générales. Justement parce que cette physionomie est
nouvelle, nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce
que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité,
charme, délicatesse, force ; et puis un jour nous nous rendons
compte que c’est justement tout cela le talent.
— « Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé
de la Berma ? » demandai-je à Swann.
— Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit
être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je [146] peux d’ailleurs demander à Bergotte
tout ce que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année
où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils
vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les
châteaux.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 132

Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale,


depuis longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce
que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour
effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes
distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais
que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de
rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par notre voisine
Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son
mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que nous devions être
pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause
de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie petite fille et
à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même
visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-
là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de
privilèges, que quand elle demandait à ses parents s’il y avait
quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies
de lumière, par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle
qu’un vieil ami de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la
causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu’était pour
moi la conversation de ma grand’tante, c’étaient des paroles
de Bergotte, sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans
ses livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses
oracles ; et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il [147]
cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux
qui descendaient au milieu des mortels ; alors je sentis en
même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement
la douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son
ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus
souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant
le porche d’une cathédrale, m’expliquant la signification des
statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me
présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le charme
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 133

de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales,


le charme des coteaux de l’Ile-de-France et des plaines de la
Normandie faisait refluer ses reflets sur l’image que je me
formais de Mlle Swann : c’était être tout prêt à l’aimer. Que
nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son
amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour
pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon
marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un
homme que sur son physique, voient en ce physique
l’émanation d’une vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les
militaires, les pompiers ; l’uniforme les rend moins difficiles
pour le visage ; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur
différent, aventureux et doux ; et un jeune souverain, un prince
héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays
étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profil régulier qui
serait peut-être indispensable à un coulissier.

Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait


pas compris que je fisse en dehors [148] du dimanche, jour où
il est défendu de s’occuper à rien de sérieux et où elle ne
cousait pas (un jour de semaine, elle m’aurait dit « comment
tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas dimanche » en
donnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de perte
de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en
attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle venait de
voir passer Mme Goupil « sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer ».
— « Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non) »
disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la
possibilité d’une alternative plus favorable.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 134

— « Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me


fait penser que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église
après l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à
Eulalie... Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le
clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la
journée ne se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible
que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera
le mieux, car tant que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau de
Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l’esprit de qui
le désir de hâter la descente de l’eau de Vichy l’emportait
infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe. »
— « Peut-être, peut-être. »
— « Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas
grand abri. »
— « Comment, trois heures ? s’écriait tout à coup ma tante
en pâlissant, mais alors les vêpres [149] sont commencées, j’ai
oublié ma pepsine ! Je comprends maintenant pourquoi mon
eau de Vichy me restait sur l’estomac.
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours
violet, monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait
s’échapper de ces images, bordées d’un bandeau de dentelle
de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma
tante, tout en avalant ses gouttes, commençait à lire au plus
vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était légèrement
obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi longtemps
après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. « Trois heures, c’est
incroyable ce que le temps passe ! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait
heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de
sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la
chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 135

fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la


pluie.
— « Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que
cela tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte
du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un
temps pareil. »
Françoise revenait :
— « C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle
allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort. »
— Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les
yeux au ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait
comme tout le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi
qui soit dehors en ce moment.
[150]
— Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres,
disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où
elle serait seule avec les autres domestiques de dire qu’elle
croyait ma grand’mère un peu « piquée ».
— Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait
ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur. »
— « Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est
que quatre heures et demie. »
— Que quatre heures et demie ? et j’ai été obligée de relever
les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À
quatre heures et demie ! Huit jours avant les Rogations ! Ah !
ma pauvre Françoise, il faut que le bon Dieu soit bien en colère
après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait trop !
Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieu
et il se venge.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 136

Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était


Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite
que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de
se mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait
pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les
syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du style indirect,
elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont
avait daigné se servir le visiteur :
— « M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne
repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas
déranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la
salle. »
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un
aussi grand plaisir que le supposait [151] Françoise et l’air de
jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage
chaque fois qu’elle avait à l’annoncer ne répondait pas
entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent
homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage,
car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des
renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire
un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des
explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais
quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle
d’Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma
tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d’Eulalie et ne pas
avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pas
recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas
s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu
seule quand il serait parti.
— « Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait qu’il y
a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour
copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 137

sans avoir jamais entendu parler d’une chose pareille ! Qu’est-


ce que le monde aujourd’hui va donc chercher ! Et ce qu’il y a
de plus vilain dans l’église ! »
— « Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus
vilain, car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être
visitées, il y en a d’autres qui sont bien vieilles dans ma pauvre
basilique, la seule de tout le diocèse qu’on n’ait pas restaurée !
Mon Dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d’un
caractère majestueux ; passe même pour les tapisseries
d’Esther dont personnellement [152] je ne donnerais pas deux
sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite
après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté de
certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres
qui témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on
ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de
laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent
même la vue par ces reflets d’une couleur que je ne saurais
définir, dans une église où il n’y a pas deux dalles qui soient
au même niveau et qu’on se refuse à me remplacer sous
prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des
seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les
ancêtres directs du Duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi
de la Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes
qui a épousé son cousin. » (Ma grand’mère qui à force de se
désintéresser des personnes finissait par confondre tous les
noms, chaque fois qu’on prononçait celui de la Duchesse de
Guermantes prétendait que ce devait être une parente de M me
de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire ; elle tâchait de
se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part : « Il
me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-
dedans. » Et pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne
pouvant admettre qu’il y eût un lien entre son amie de pension
et la descendante de Geneviève de Brabant.) — « Voyez
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 138

Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de


fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité ait dû un grand
essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je
ne suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je
croirais volontiers que le nom primitif était Rouville [153]
(Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi), mais je
vous parlerai de cela une autre fois. Hé bien ! l’église a des
vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante
Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa
place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière
de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied
qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau travail.
« Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du
reste très poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du
pinceau, que lui trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce
vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres ? »
— « Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur,
disait mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle
allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf. »
— « Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais
c’est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette
malheureuse verrière en prouvant qu’elle représente Gilbert le
Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de
Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes,
recevant l’absolution de Saint-Hilaire. »
— « Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire ?
— « Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais
remarqué une dame en robe jaune ? Hé bien ! c’est Saint-
Hilaire qu’on appelle aussi, vous le savez, dans certaines
provinces, Saint-Illiers, Saint-Hélier, et même, dans le Jura,
Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne
sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 139

produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre


patronne, [154] ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous
ce qu’elle est devenue en Bourgogne ? Saint-Éloi tout
simplement : elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie,
qu’après votre mort on fasse de vous un homme ? »
« Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. » « Le frère
de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant
perdu de bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des
suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec
toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a
manqué ; dès que la figure d’un particulier ne lui revenait pas
dans une ville, il y faisait massacrer jusqu’au dernier habitant.
Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l’église de
Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en
quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait près
d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les
Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de
Saint-Hilaire si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en
reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre,
puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné
Charles avec l’aide de Guillaume le Conquérant (le curé
prononçait Guilôme), ce qui fait que beaucoup d’Anglais
viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se
concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci
se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la
tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les
explications.
« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans
notre église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est
grandiose. Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je
ne vous conseillerais [155] pas de monter nos quatre-vingt-
dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan. Il
y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d’autant plus
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 140

qu’on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et


on ramasse avec ses effets toutes les toiles d’araignées de
l’escalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il
(sans apercevoir l’indignation que causait à ma tante l’idée
qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il fait un de
ces courants d’air une fois arrivé là-haut ! Certaines personnes
affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe, le
dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de
très loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’en
retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps
se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme
ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste qu’on jouit de là
d’un coup d’œil féerique, avec des sortes d’échappées sur la
plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le temps est
clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse
à la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que
l’une sans l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés
de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un
rideau de grands arbres, ou encore comme les différents
canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme
vous savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte,
j’ai bien vu un bout du canal, puis quand j’avais tourné une rue
j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le précédent.
J’avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me
faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autre
chose, c’est [156] tout un réseau où la localité est prise.
Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes
fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est
comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais
sont déjà découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans
le clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. »
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il
parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 141

— « Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible,


en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de
sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos
prières. »
— « Ah ! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois,
vous savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens ! disait
Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque
fois, que si c’était la première, et avec une apparence de
mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait
pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un
peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait :
— « Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie ; je lui ai pourtant
donné la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air
contente. »
— Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait
Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la
menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou
pour ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour
une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main
d’Eulalie, mais si discrètement que Françoise n’arrivait jamais
à les voir. Ce n’est pas que [157] l’argent que ma tante donnait
à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle jouissait
suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les
richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent
aux yeux de tous sa servante ; et qu’elle, Françoise, était
insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres
lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites
fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des
bouteilles d’eau de Vichy consommées. Elle n’était avare que
pour ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son
rêve, elle l’aurait préservée des entreprises d’autrui avec une
férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas trouvé grand mal
à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement généreuse, se
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 142

fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à des riches.


Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer
à cause d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande
position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M.
Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes « de même rang »
que ma tante et qui « allaient bien ensemble », ils lui
apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie
étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent
des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant.
Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la
générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait
« des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi »
et qui étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne
l’appelassent « Madame Françoise » et ne se considérassent
comme étant « moins qu’elle ». Et quand [158] elle vit que,
malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa tête et jetait
l’argent — Françoise le croyait du moins — pour des créatures
indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma
tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires
prodiguées à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de
Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât
qu’Eulalie eût pu facilement l’acheter, avec tout ce que lui
rapporteraient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la même
estimation des richesses immenses et cachées de Françoise.
Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise
prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait,
mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à
lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ, sans
la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant, en oracles
sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles
de l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à
ma tante. Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie
avait refermé la porte : « Les personnes flatteuses savent se
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 143

faire bien venir et ramasser les pépettes ; mais patience, le bon


Dieu les punit toutes par un beau jour », disait-elle, avec le
regard latéral et l’insinuation de Joas pensant exclusivement à
Athalie quand il dit :

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.

Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite


interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise
sortait de la chambre derrière Eulalie et disait :
[159]
— « Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air
beaucoup fatiguée. »
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui
semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte.
Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups
donnés avec la plus grande violence retentissaient dans la
maison et ma tante, dressée sur son lit, criait :
— « Est-ce qu’Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que j’ai
oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe
avant l’élévation ! Courez vite après elle ! »
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
— « C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La
seule chose importante que j’avais à lui demander ! »
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours
identique, dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait avec
un dédain affecté et une tendresse profonde, son « petit
traintrain ». Préservé par tout le monde, non seulement à la
maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller
une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 144

mais même dans le village où, à trois rues de nous, l’emballeur,


avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma
tante ne « reposait pas » — ce traintrain fut pourtant troublé
une fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait
parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait
spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de
cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n’y
avait pas de sage-femme à Combray, Françoise [160] dut partir
avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des
cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré
la courte distance, n’étant revenue que très tard, lui manqua
beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée :
« Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien. » J’entrai dans
la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée
sur le côté, qui dormait ; je l’entendis ronfler légèrement.
J’allais m’en aller doucement, mais sans doute le bruit que
j’avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait
« changé la vitesse », comme on dit pour les automobiles, car
la musique du ronflement s’interrompit une seconde et reprit
un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à demi son visage
que je pus voir alors ; il exprimait une sorte de terreur ; elle
venait évidemment d’avoir un rêve affreux ; elle ne pouvait me
voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant
si je devais m’avancer ou me retirer ; mais déjà elle semblait
revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge
des visions qui l’avaient effrayée ; un sourire de joie, de pieuse
reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec
cette habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-
même quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit
loué ! nous n’avons comme tracas que le fille de cuisine qui
accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave
était ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade
tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui était
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 145

sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa


pas la force de l’atteindre : [161] elle se rendormit,
tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans
qu’elle ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme
cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais
aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant
toujours identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient
au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire.
C’est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans
l’après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner
était, pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait
si bien pris l’habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses
habitudes, qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux
autres. Elle y était si bien « routinée », comme disait
Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour
déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant « dérangée » que
si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure
du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au
samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et
assez sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une
heure à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans
quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces,
une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce
samedi asymétrique était un de ces petits événements
intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien
national et deviennent le thème favori des conversations, des
plaisanteries, des récits exagérés à plaisir : il eût été le noyau
tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de [162] nous avait
eu la tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans
raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se
disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 146

avec patriotisme : « Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions


pas que c’est samedi ! » cependant que ma tante, conférant
avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue
que d’habitude, disait : « Si vous leur faisiez un beau morceau
de veau, comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un
distrait tirait sa montre en disant : « Allons, encore une heure
et demie avant le déjeuner », chacun était enchanté d’avoir à
lui dire : « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que
c’est samedi ! » ; on en riait encore un quart d’heure après et
on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour
l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le
déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une
heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant
qu’on était en retard pour la promenade, disait : « Comment,
seulement deux heures ? » en voyant passer les deux coups du
clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer
encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de
midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le
pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel
vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le
monde en chœur lui répondait : « Mais ce qui vous trompe,
c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que
c’est samedi ! » La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi
tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le
samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon [163]
père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans
sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait
amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous
déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique
encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce
chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que
ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre
explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à
manger : « Mais voyons, c’est samedi ! » Parvenue à ce point
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 147

de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître


le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue,
inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui ce « samedi »
n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses
additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions :
« Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était
plus long la première fois quand vous l’avez raconté. » Ma
grand’tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et
regardait par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là,
pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller
au « mois de Marie ».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère
pour « le genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les
idées de l’époque actuelle », ma mère prenait garde que rien
ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l’église. C’est
au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à
aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si
sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel
même, inséparables des mystères à la célébration desquels
elles prenaient part, [164] elles faisaient courir au milieu des
flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées
horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et
qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel
étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de
petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais,
sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces
apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-
même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en
ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait
rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une
réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut
s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 148

retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour


le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui
les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de
mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi
et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une
blanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu
avec sa fille se placer à côté de nous. D’une bonne famille, il
avait été le professeur de piano des sœurs de ma grand’mère et
quand, après la mort de sa femme et un héritage qu’il avait fait,
il s’était retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la
maison. Mais d’une pudibonderie excessive, il cessa de venir
pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu’il appelait
« un mariage déplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant
appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que, quand
elle irait le voir, il faudrait [165] qu’il lui fît entendre quelque
chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais
il poussait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que,
se mettant toujours à la place des autres, il craignait de les
ennuyer et de leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement
laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés
chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m’avaient
permis de rester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil,
Montjouvain, était en contre-bas d’un monticule buissonneux,
où je m’étais caché, je m’étais trouvé de plain-pied avec le
salon du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre.
Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu M.
Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un
morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il
l’avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de
leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les voir que pour
leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère
était revenue à la charge au cours de la visite, il avait répété
plusieurs fois : « Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 149

n’est pas sa place », et avait détourné la conversation sur


d’autres sujets, justement parce que ceux-là l’intéressaient
moins. Sa seule passion était pour sa fille et celle-ci, qui avait
l’air d’un garçon, paraissait si robuste qu’on ne pouvait
s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son père
prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à
lui jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer
quelle expression douce, délicate, presque timide passait
souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage
était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer
[166] une parole, elle l’entendait avec l’esprit de ceux à qui
elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus possibles et on
voyait s’éclairer, se découper comme par transparence, sous la
figure hommasse du « bon diable », les traits plus fins d’une
jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai
devant l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant,
s’échapper des aubépines une odeur amère et douce
d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places
plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être
cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût
d’une frangipane, ou sous leurs taches de rousseur celui des
joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des
aubépines, cette intermittente ardeur était comme le murmure
de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste
visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en
voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient
avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant,
d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le
porche en sortant de l’église. Il intervenait entre les gamins qui
se chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits,
faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de sa
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 150

grosse voix combien elle avait été contente de nous voir,


aussitôt il semblait qu’en elle-même une sœur plus sensible
rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous
faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez nous. Son père
lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient dans un petit
buggy [167] qu’elle conduisait elle-même et tous deux
retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le
lendemain dimanche et qu’on ne se lèverait que pour la
grand’messe, s’il faisait clair de lune et que l’air fût chaud, au
lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par amour de
la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue
promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à s’orienter et à
se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme
la prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous allions
jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient
à la gare et me représentaient l’exil et la détresse hors du
monde civilisé, parce que chaque année en venant de Paris, on
nous recommandait de faire bien attention, quand ce serait
Combray, de ne pas laisser passer la station, d’être prêts
d’avance, car le train repartait au bout de deux minutes et
s’engageait sur le viaduc au delà des pays chrétiens dont
Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous revenions
par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas
de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme
Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses
jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le
bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à
demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle.
Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls
qui embaumait m’apparaissait comme une récompense qu’on
ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui
n’en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les unes des
autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient
alterner des aboiements comme [168] il m’arrive encore
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 151

quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir


(quand sur son emplacement on créa le jardin public de
Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me
trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, je
l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.
Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma
mère : « Où sommes-nous ? » Épuisée par la marche, mais
fière de lui, elle lui avouait tendrement qu’elle n’en savait
absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme
s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous
montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre
jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit
nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui
disait avec admiration : « Tu es extraordinaire ! » Et à partir
de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait
pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes
avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire :
l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait
jusqu’à mon lit comme un petit enfant.

Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt,


et où elle était privée de Françoise, passait plus lentement
qu’une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour
avec impatience depuis le commencement de la semaine,
comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût
encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et
ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à quelque plus
grand changement, qu’elle [169] n’eût de ces heures
d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui
est, et où ceux que le manque d’énergie ou d’imagination
empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de rénovation
demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur
apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 152

douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme


une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale,
et dût-elle en être brisée ; où la volonté, qui a si difficilement
conquis le droit d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses
peines, voudrait jeter les rênes entre les mains d’événements
impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de
ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que
goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long
à remplir, et il se passait des mois avant qu’elle eût ce léger
trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité et dont elle était
incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute
pas qu’alors, — comme le désir de la remplacer par des
pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps
par naître du plaisir même que lui causait le retour quotidien
de la purée dont elle ne se « fatiguait » pas, — elle ne tirât de
l’accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait
tant l’attente d’un cataclysme domestique, limité à la durée
d’un moment, mais qui la forcerait d’accomplir une fois pour
toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu’ils lui
seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-même se
décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu plaisir à
nous pleurer ; survenant à un moment où elle se sentait bien et
n’était pas en sueur, la nouvelle que [170] la maison était la
proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait
plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais
auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser,
à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses
espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui
faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous,
et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil,
courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien plus
précieux de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans
possibilité d’hésitation énervante, à aller passer l’été dans sa
jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une chute d’eau.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 153

Comme n’était jamais survenu aucun événement de ce genre,


dont elle méditait certainement la réussite quand elle était
seule absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui
l’eût désespérée au premier commencement de réalisation, au
premier de ces petits faits imprévus, de cette parole annonçant
une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier
l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la mort réelle, bien
différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait
pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y
introduire des péripéties imaginaires qu’elle suivait avec
passion. Elle se plaisait à supposer tout d’un coup que
Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en
assurer, la prenait sur le fait ; habituée, quand elle faisait seule
des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son
adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses
embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et
d’indignation que l’un de nous, entrant à ces moments-là, la
[171] trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux
déplacés laissant voir son front chauve. Françoise entendit
peut-être parfois dans la chambre voisine de mordants
sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût pas
soulagé suffisamment ma tante s’ils étaient restés à l’état
purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne
leur eût donné plus de réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans
un lit » ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer
ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement
fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de
Françoise, son intention de se défaire d’elle, et une autre fois,
à Françoise ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte
serait bientôt fermée ; quelques jours après elle était dégoûtée
de sa confidente de la veille et racoquinée avec le traître,
lesquels d’ailleurs, pour la prochaine représentation,
échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait
parfois lui inspirer Eulalie n’étaient qu’un feu de paille et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 154

tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la


maison. Il n’en était pas de même de ceux qui concernaient
Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même
toit qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait
de son lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte
s’ils étaient fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre
occupation que de chercher à deviner ce qu’à chaque moment
pouvait faire, et chercher à lui cacher, Françoise. Elle
remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de
celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu’elle
semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait
démasquée, d’un seul mot qui faisait [172] pâlir Françoise et
que ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de la
malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant,
une révélation d’Eulalie, — comme ces découvertes qui
ouvrent tout d’un coup un champ insoupçonné à une science
naissante et qui se traînait dans l’ornière, — prouvait à ma
tante qu’elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la
vérité. « Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous y
avez donné une voiture. » « Que je lui ai donné une voiture ! »
s’écriait ma tante. — « Ah ! mais je ne sais pas, moi, je croyais,
je l’avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme
Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru
que c’était Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu
Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne
cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l’une de l’autre.
Ma mère craignait qu’il ne se développât chez Françoise une
véritable haine pour ma tante qui l’offensait le plus durement
qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en
plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante
une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à
lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle
devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle
observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 155

l’aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait.


Et ainsi — tandis que quelque artiste lisant les Mémoires du
XVIIe siècle, et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit
marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui le
fait descendre d’une famille historique ou en entretenant une
correspondance avec un des souverains [173] actuels de
l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de
chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes,
— une vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir
sincèrement à d’irrésistibles manies et à une méchanceté née
de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV les
occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant
son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité
despotique un peu de l’intérêt de ce que Saint-Simon appelait
la « mécanique » de la vie à Versailles, et pouvait croire aussi
que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur
dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise l’objet
d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient
le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un
courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis
une supplique, au détour d’une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du
curé et d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous
montés lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses
condoléances sur la mauvaise chance qui amenait toujours ses
visiteurs à la même heure :
— « Je sais que les choses se sont encore mal arrangées
tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout
votre monde à la fois. »
Ce que ma grand’tante interrompit par : « Abondance de
biens... » car depuis que sa fille était malade elle croyait devoir
la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais
mon père prenant la parole :
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 156

— « Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la [174] famille


est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le
recommencer à chacun. J’ai peur que nous ne soyons fâchés
avec Legrandin : il m’a à peine dit bonjour ce matin. »
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car
j’étais justement avec lui après la messe quand nous avions
rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine demander
le menu du dîner qui tous les jours me distrayait comme les
nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à la façon d’un
programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près de
nous en sortant de l’église, marchant à côté d’une châtelaine
du voisinage que nous ne connaissions que de vue, mon père
avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans que nous
nous arrêtions ; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un air
étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette
perspective du regard particulière aux personnes qui ne
veulent pas être aimables et qui, du fond subitement prolongé
de leurs yeux, ont l’air de vous apercevoir comme au bout
d’une route interminable et à une si grande distance qu’elles
se contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour
le proportionner à vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne
vertueuse et considérée ; il ne pouvait être question qu’il fût
en bonne fortune et gêné d’être surpris, et mon père se
demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin. « Je
regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père,
qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit
veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté,
de si vraiment simple, et un air [175] presque ingénu qui est
tout à fait sympathique. » Mais le conseil de famille fut
unanimement d’avis que mon père s’était fait une idée ou que
Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque pensée.
D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 157

soir. Comme nous revenions d’une grande promenade, nous


aperçûmes près du Pont-Vieux, Legrandin, qui à cause des
fêtes restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main
tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-
t-il, ce vers de Paul Desjardins :

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu

N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez


peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ;
aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut
longtemps un aquarelliste limpide...

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...

Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ;
et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois
sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez
comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit de sa
poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon,
« Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous
quitta.
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner
était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de
la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les
géants se font engager [176] comme cuisiniers, frappait la
houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et
faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires
d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient
des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux
terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 158

crème en passant par une collection complète de casserole de


toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille
de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et
nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon
ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et
de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se
dégrade insensiblement jusqu’au pied, — encore souillé
pourtant du sol de leur plant, — par des irisations qui ne sont
pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes
trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se
métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de
leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces
couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en
cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je
reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner
où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques
et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon
pot de chambre en un vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann,
chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d’elle
dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle
ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères
couronnes d’azur [177] qui ceignaient les asperges au-dessus
de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par
étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour
du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et
cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets,
comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans
Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous
les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma
conception spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair
qu’elle savait rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour moi
que le propre parfum d’une de ses vertus.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 159

Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil


de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la
cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade
de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise,
n’étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était
en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour,
de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien
naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis
qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de
« sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l’onction
de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, au
dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une
chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut
mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa
rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le
cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! »
Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise
tout de suite à la porte. Mais [178] qui m’eût fait des boules
aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces
poulets ?... Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait
eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait, — ce que
j’ignorais encore, — que Françoise qui, pour sa fille, pour ses
neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres
êtres d’une dureté singulière. Malgré cela ma tante l’avait
gardée, car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son
service. Je m’aperçus peu à peu que la douceur, la
componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies
d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que le règne des
Rois et des Reines qui sont représentés les mains jointes dans
les vitraux des églises, furent marqués d’incidents sanglants.
Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les
humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs,
qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes
qu’elle versait en lisant le journal sur les infortunes des
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 160

inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la


personne qui en était l’objet d’une façon un peu précise. Une
de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille de cuisine,
celle-ci fut prise d’atroces coliques : maman l’entendit se
plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara
que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait « faire la
maîtresse ». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un
signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page
où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter
pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère
envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne
pas laisser tomber le signet. Au bout [179] d’une heure,
Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut qu’elle
s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la
bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder
ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la
crise et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une
malade-type qu’elle ne connaissait pas. À chaque symptôme
douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait :
« Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille
faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine ? Hé ! la
pauvre ! »
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du
lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de
couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de
pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la
lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir
de même famille ; dans l’ennui et dans l’irritation de s’être
levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue
des mêmes souffrances dont la description l’avait fait pleurer,
elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur,
même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous
étions partis et ne pouvions plus l’entendre : « Elle n’avait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 161

qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir !


qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de
même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller
avec ça. Ah ! c’est bien comme on disait dans le patois de ma
pauvre mère :

« Qui du cul d’un chien s’amourose


« Il lui paraît une rose. »
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 162

[180]
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau,
elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour
voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied
avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche
ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur
future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des
autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en
jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle
mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher par
personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever
pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre
l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et
comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe
fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la
viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa
cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur
perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre
nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les
autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près
duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves, quand elles
écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de
résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour
servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à
tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que,
bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous
avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce
que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de
les éplucher des crises d’asthme d’une telle [181] violence
qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur
Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le
Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 163

erreur, comme la messe finissait et qu’avec le soleil et le bruit


du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l’église
que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout
à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les
yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu croire
ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds
n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait
de gagner ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à
haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà
sur la place, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche,
dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari
de cette dame avec qui nous l’avions dernièrement rencontré
était en train de présenter à la femme d’un autre gros
propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin
exprimait une animation, un zèle extraordinaires ; il fit un
profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui
ramena brusquement son dos au delà de la position de départ
et qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, M me de
Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte
d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne
supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette
ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans
expression de spiritualité et qu’un empressement plein de
bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans
mon esprit la possibilité d’un Legrandin [182] tout différent de
celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque
chose à son cocher, et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture,
l’empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait
marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte
de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et,
comme il marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses
deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement,
et il avait l’air tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant
plus souci du reste, d’être le jouet inerte et mécanique du
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 164

bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions


passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la
tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie
profonde un point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir
et n’eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus
d’un veston souple et droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé
malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière à pois
qu’agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin
comme l’étendard de son fier isolement et de sa noble
indépendance. Au moment où nous arrivions à la maison,
maman s’aperçut qu’on avait oublié le saint-honoré et
demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire
qu’on l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église
Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la même dame
à sa voiture. Il passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler
à sa voisine, et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe
en quelque sorte intérieur aux paupières et qui, n’intéressant
pas les muscles de son visage, put passer parfaitement
inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser
[183] par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il
en circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous
était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui
dépassa l’enjouement, frisa la malice ; il subtilisa les finesses
de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux
demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ;
et finalement exalta les assurances d’amitié jusqu’aux
protestations de tendresse, jusqu’à la déclaration d’amour,
illuminant alors pour nous seuls, d’une langueur secrète et
invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un
visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de
m’envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie
à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 165

voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons plus,


faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs
des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des
années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le
bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de
dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la
Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui
commence à embaumer dans les allées de votre grand’tante,
quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige
des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de
soie du lis digne de Salomon, et l’émail polychrome des
pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des
dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux papillons
qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de
Jérusalem. »
[184]
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de
même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa
de croire qu’il eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même
qu’il vient là avec sa tenue toute simple qui n’est guère celle
d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à tout mettre
au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air de s’en
être aperçu. A vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant
le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait
peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle comportait. Elle
était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère
profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses
paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par
le témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en
sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons,
devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le
jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 166

qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques


doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de
lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-
il ; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier que
vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement
l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans
la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las
ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme
celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les oreilles ne
peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de
lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les paroles de M.
Legrandin qui me paraissaient toujours si [185] agréables ;
mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue
dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que
je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités
aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-
ci, prenant mon courage, je lui dis : « Est-ce que vous
connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes ? »,
heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une
sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de
lui donner une existence objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux
bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme
s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que
le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur.
Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche
marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis
que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau
martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les
connais pas », dit-il, mais au lieu de donner à un
renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu
surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 167

en appuyant sur les mots, en s’inclinant, en saluant de la tête,


à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour être cru, à une
affirmation invraisemblable, — comme si ce fait qu’il ne
connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un
hasard singulier — et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui,
ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère
la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait
ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que
la situation elle-même [186] — l’absence de relations avec les
Guermantes, — pourrait bien avoir été non pas subie, mais
voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille,
principe de morale ou vœu mystique lui interdisant
nommément la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il,
expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les
connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à
sauvegarder ma pleine indépendance ; au fond je suis une tête
jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la
rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller à
Guermantes, que je me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil
ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour m’effrayer,
elle est si vraie ! Au fond, je n’aime plus au monde que
quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de
tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse
apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles
prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que,
pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût
nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait
vous donner l’air d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je
comprenais, c’est que Legrandin n’était pas tout à fait
véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de
lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux
et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur
déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis
des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 168

préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son


absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute
il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes
parents et moi-même [187] nous aimions tant. Et si je
demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? »,
Legrandin le causeur répondait : « Non, je n’ai jamais voulu
les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en
second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au
fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là
savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires
compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par
la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité
excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre
Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme
un saint Sébastien du snobisme : « Hélas ! que vous me faites
mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la
grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant
terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli
langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt,
composé de ce qu’on appelle « réflexes », quand Legrandin le
causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjà parlé et
notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que
les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne
pouvait qu’entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas
sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas
savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne
connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que
nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous
avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une
façon seconde, par l’imagination qui substitue aux premiers
mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le
snobisme de Legrandin ne lui [188] conseillait d’aller voir
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 169

souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin


de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes
les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant
de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les
infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un ; car,
grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail
intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de
l’autre l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur
M. Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées.
Maman s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait
Legrandin en flagrant délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il
continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme. Mon
père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin
avec tant de détachement et de gaîté ; et quand on pensa une
année à m’envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec
ma grand’mère, il dit : « Il faut absolument que j’annonce à
Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira
de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se
souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de
là. » Ma grand’mère qui trouvait qu’aux bains de mer il faut
être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu’on n’y
doit connaître personne, parce que les visites, les promenades
sont autant de pris sur l’air marin, demandait au contraire
qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa
sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment où
nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à
[189] rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de
ses craintes, pensant à part elle que le danger n’était pas si
menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre
en relations avec sa sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui
parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se
doutant pas que nous eussions jamais l’intention d’aller de ce
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 170

côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous le


rencontrâmes au bord de la Vivonne.
— « Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus
bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père,
un bleu surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui
surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi
un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa ? Il n’y a guère que
dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire
de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de
l’atmosphère. Là-bas, près de Balbec, près de ces lieux
sauvages, il y a une petite baie d’une douceur charmante où le
coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de soleil rouge
et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère,
insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce
s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets
célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent
souvent des heures à se faner. D’autres s’effeuillent tout de
suite, et c’est alors plus beau encore de voir le ciel entier que
jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses.
Dans cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus
douces encore pour être attachées comme de blondes
Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce
rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, [190] où tous les
hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec !
la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-
mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole
France, — un enchanteur que devrait lire notre petit ami — a
si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable
pays des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où
déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et
charmant qu’ils n’altèrent pas, quel délice d’excursionner à
deux pas dans ces régions primitives et si belles.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 171

— « Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ?


dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux
mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme. »
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment
où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner,
mais les attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité
— et tout en souriant tristement — sur les yeux de son
interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de ne pas
craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la
figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce
moment bien au delà derrière elle un nuage vivement coloré
qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir
qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait
quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas
entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à
l’interlocuteur : « A quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père
curieux, irrité et cruel, reprit :
— « Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous
connaissez si bien Balbec ? »
[191]
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de
Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de
sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y
avait plus qu’à répondre, il nous dit :
— « J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres
blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour
implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel
inclément qui n’a pas pitié d’eux. »
— « Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon
père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le
ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 172

ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-


bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ? »
— « Là comme partout, je connais tout le monde et je ne
connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si
vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les
choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes
rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois
c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du
chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir
encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui
rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme
et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison
solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache
à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de
désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une
délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une
mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui [192]
que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si
enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de
confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au
vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un
tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec
insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne,
peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur
un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont
la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à
votre âge, petit garçon. « Bonne nuit, voisins », ajouta-t-il en
nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait
l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de
docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant
cinquante ans, et encore cela dépend de l’état du cœur », nous
cria-t-il.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 173

Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le


tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc
érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur
et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une
situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous
avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique
de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie,
plutôt que de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec
habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre
d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi
s’il avait été absolument certain, — comme il aurait dû l’être
en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma
grand’mère — que nous n’en aurions pas profité.
[193]

★ ★

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades


pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner.
Au commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous
arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du
couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre
au fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans
l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez
vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus
duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir
poétique donné par la promenade, le plaisir de la gourmandise,
de la chaleur et du repos. Dans l’été au contraire, quand nous
rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la
visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui
s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands
rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 174

de petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode,


illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle
prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand
nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait
perdu ses incrustations momentanées, il n’y avait plus quand
nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant
étendu sur les vitres et l’étang au pied du calvaire avait perdu
sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long
rayon de lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes
les rides de l’eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant
près de [194] la maison, nous apercevions une forme sur le pas
de la porte et maman me disait :
— « Mon dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est
inquiète ; aussi nous rentrons trop tard. »
Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous
montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui
montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne
nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de
Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là,
ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr
de l’heure à laquelle on serait rentré.
— « Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais,
qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils
doivent avoir une faim ! et votre gigot qui doit être tout
desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une heure pour
rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes ! »
— « Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait
maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la
petite porte du potager. »
Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les
promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez
nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 175

l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi


le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété
de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. De
Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le
« côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche se
promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-
même [195] et nous tous ne « connaissions point » et qu’à ce
signe on tenait pour « des gens qui seront venus de
Méséglise ». Quant à Guermantes je devais un jour en
connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et
pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi
quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la
vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne
ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes, lui, ne
m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son
propre « côté », une sorte d’expression géographique abstraite
comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient.
Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou
le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens
que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père
parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle
vue de la plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme
du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant
ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui
n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit ; la moindre
parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester
leur excellence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant
qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre, les
chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient
posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage
de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par
le spectateur épris d’art dramatique les petites rues qui
avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien
plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 176

entre les deux parties de mon cerveau où [196] je pensais à


eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas
qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette
démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette
habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés
un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du
côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les
enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables
l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre
eux d’après-midi différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas
trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade
n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour
aller n’importe où, par la grande porte de la maison de ma tante
sur la rue du Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on
jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, de
la part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et
l’on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la
barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous
rencontrions, venue au-devant des étrangers, l’odeur de ses
lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs verts et frais de leurs
feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc
leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait,
même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-
uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée
maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son
pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du
printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes
houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et
[197] purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir
d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles
étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter,
mes parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 177

Swann, et, pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au


lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte
directement aux champs, nous en prenions un autre qui y
conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher trop
loin. Un jour, mon grand-père dit à mon père :
— « Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme
sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour
aller passer vingt-quatre heures à Paris ? Nous pourrions
longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous
abrégerait d’autant.
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le
temps des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient
encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs
fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y
avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se
flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans
parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect
des lieux était resté le même, et en quoi il avait changé, depuis
la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de la mort
de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en
plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc
s’étendait en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands
arbres qui l’entouraient, une [198] pièce d’eau avait été
creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les
plus factices, c’est sur la nature que l’homme travaille ;
certains lieux font toujours régner autour d’eux leur empire
particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu
d’un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention
humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer,
surgie des nécessités de leur exposition et superposée à
l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 178

dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs,


tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne
naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des
eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un
abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au
pied mouillé les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes,
de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui, — en m’ôtant la chance
terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et
méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour
ami et allait avec lui visiter des cathédrales —, me rendait la
contemplation de Tansonville indifférente la première fois où
elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette
propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des
commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une
excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage,
rendre cette journée exceptionnellement propice à une
promenade de ce côté ; j’aurais voulu que leurs calculs fussent
déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père,
si près de nous que nous n’aurions pas le temps de l’éviter et
serions obligés de faire [199] sa connaissance. Aussi, quand
tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa
présence possible, un koufin oublié à côté d’une ligne dont le
bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détourner d’un
autre côté les regards de mon père et de mon grand-père.
D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de
s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure,
la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait
aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d’un
arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniait à faire trouver
la journée courte, explorait d’une note prolongée la solitude
environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime,
un choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 179

aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il


avait cherché à faire passer plus vite. La lumière tombait si
implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se
soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont
des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans
doute de quelque Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble
où m’avait jeté la vue du flotteur de liège en semblant
l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel
reflété ; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je
me demandais, si, sans tenir compte du désir et de la crainte
que j’avais de la connaître, je n’avais pas le devoir de faire
prévenir Mlle Swann que le poisson mordait, — quand il me
fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui
m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le
petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient
engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des
aubépines. [200] La haie formait comme une suite de chapelles
qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées
en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un
quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une
verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité
en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les
fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son
étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures
de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la
rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui
s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien
naïves et paysannes en comparaison sembleraient les
églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles
aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie
de leur corsage rougissant qu’un souffle défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à
porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 180

à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au


rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse
juvénile et à des intervalles inattendus comme certains
intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même
charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser
approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent
fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me
détournais d’elles un moment, pour les aborder ensuite avec
des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui,
derrière la haie, montait en pente raide vers les champs,
quelques coquelicots perdus, quelques bluets restés
paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs
fleurs [201] comme la bordure d’une tapisserie où apparaît
clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares
encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà
l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue
où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un
seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant
cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée
graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au
voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque
échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore
vue : « La Mer ! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces
chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand
on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais beau me
faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les
yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et
vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs
fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais
demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors me donnant
cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre
peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 181

connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont


nous n’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un
morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite
revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père m’appelant
et me désignant la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes
les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! »
En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les
blanches. Elle [202] aussi avait une parure de fête, — de ces
seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un
caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes
mondaines à un jour quelconque qui ne leur est pas
spécialement destiné, qui n’a rien d’essentiellement férié, —
mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur
la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne
laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons
qui enguirlandent une houlette rococo, étaient « en couleur »,
par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de
Combray, si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le
« magasin » de la Place ou chez Camus où étaient plus chers
ceux des biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais
plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avait permis
d’écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une
de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre
embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce
qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles
qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des
enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque
chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même
lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur
gourmandise et n’avaient pas été choisies par la couturière. Et
certes, je l’avais tout de suite senti, comme devant les épines
blanches mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas
facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’était
traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 182

la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté


d’une commerçante de village travaillant pour un [203]
reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton
trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des
branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés
dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait
rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits
boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant, laissaient
voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges
sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l’essence
particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle
bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose.
Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune
fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui
resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il
semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche
toilette rose l’arbuste catholique et délicieux.
La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de
jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des
giroflées ouvraient leurs bourses fraîches du rose odorant et
passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un
long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits,
dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont
il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses
gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus
plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas
seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus
profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un
blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à
la main une bêche de jardinage, [204] nous regardait, levant
son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et,
comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire
en ses éléments objectifs une impression forte, comme je
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 183

n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation »


pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps,
chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se
présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur,
puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait
pas eu des yeux aussi noirs, — ce qui frappait tant la première
fois qu’on la voyait —, je n’aurais pas été, comme je le fus,
plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardai, d’abord de ce regard qui n’est pas que le
porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent
tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait
toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme
avec lui ; puis, tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre
mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me
fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un
second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la
forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en
avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon
grand’père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en
rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se
détourna, et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté
pour épargner à son visage d’être dans leur champ visuel ; et
tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils
m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de [205] toute
leur longueur dans ma direction, sans expression particulière,
sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire
dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les notions que
l’on m’avait données sur la bonne éducation que comme une
preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même
temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public
à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire
de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens,
celui d’une intention insolente.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 184

— « Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria


d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je
n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un monsieur
habillé de coutil et que je ne connaissais pas fixait sur moi des
yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brusquement de
sourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner
de mon côté, d’un air docile, impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme
un talisman qui me permettait peut-être de retrouver un jour
celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant
d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il,
proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais
comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la
zone d’air pur qu’il avait traversée — et qu’il isolait, — du
mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux
qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous
l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur
familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu
de sa vie où je n’entrerais pas.
[206]
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon
grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui
font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son
Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à
toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi par le ton
despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans
qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à
quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu
ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon
amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi
comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait se
mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je
l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 185

l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se


souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu
pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les
épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme
vous me répugnez ! » Cependant je m’éloignais, emportant
pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible
aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles
impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à
la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait
en laissant filer sur moi de longs regards sournois et
inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé
cette place sous les épines roses où il avait été entendu
ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer
tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens
avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, la sublime
profession d’agent de [207] change, le douloureux quartier des
Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.
« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu
t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville.
Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses
que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi notre
promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu’on
n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle
aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les
visites de Swann avaient été les dernières qu’elle avait reçues,
alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et de même
que, quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle
était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à
voir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais
qu’elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit
ce soir-là : « Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture
jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait.
Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 186

qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa


réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui
rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue
commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et
elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle — plus
tôt seulement que cela n’arrive d’habitude, — c’est ce grand
renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort,
s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin
des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants
qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les
plus spirituels, et qui, à partir d’une certaine [208] année
cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir,
cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en
ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne
reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la
maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue
assez aisée pour la raison même qui, selon nous, aurait dû la
lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était
imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque
jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de
chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait
pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur
réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous
moments je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si
autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire
parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me
semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pour
moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec
mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire,
je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais
sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la
concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle ; et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 187

je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire


par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà
avant lui dans notre famille, ou que la haie d’épines roses que
voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain communal,
à rectifier mon assertion, à me dire, comme malgré moi,
comme de lui-même : « Mais non, cette charge-là était au père
de Swann, cette haie fait partie du [209] parc de Swann. »
Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se
posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à
m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me
paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de
toutes les fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il
me causait un plaisir que j’étais confus d’avoir osé réclamer à
mes parents, car ce plaisir était si grand qu’il avait dû exiger
d’eux pour qu’ils me le procurassent beaucoup de peine, et
sans compensation, puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux.
Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par scrupule
aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce
nom de Swann, je les retrouvais en lui dès qu’ils le
prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes
parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se
trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur
tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux
comme si je les avais vaincus et dépravés.
Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes
parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ,
comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer
avec précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis
et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherché
partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon
contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines,
entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une
princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 188

ingrat envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds


avait pris soin sur mon [210] front d’assembler mes cheveux,
foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau
neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne
put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la
douillette perdue. Je ne l’entendis pas : « Ô mes pauvres
petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui
voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous
ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai
toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand
je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres
hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu
d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans
la campagne voir les premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant
tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de
Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par
un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie
particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée,
pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le retrouver
qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On
avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur
cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre
aucun accident de terrain. Je savais bien que Mlle Swann allait
souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à
plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par
l’absence de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi,
je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser
les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute
l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et [211]
tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine
qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher,
nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 189

que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans


que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. A
gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus
Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par delà les
blés les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-
Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles,
guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable
ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec
la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient
leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides
bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté de
Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre
ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi
ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement
sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa
canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche
comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont
ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de
ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant
pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouver son image
dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’art
étaient bien différentes — du moins pendant les premières
années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée
à des [212] harmonies plus subtiles, — de celles où la lune me
paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue
alors. C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un
paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une
faucille d’argent, de ces œuvres naïvement incomplètes
comme étaient mes propres impressions et que les sœurs de ma
grand’mère s’indignaient de me voir aimer. Elles pensaient
qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 190

goût en aimant d’abord les œuvres que, parvenu à la maturité,


on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se
figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels
qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans
avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents dans son
propre cœur.
C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située
au bord d’une grande mare et adossée à un talus buissonneux
que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la
route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. A partir
d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec
une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays
et qui un jour s’installa définitivement à Montjouvain. On
disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la
tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte, et
permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée,
de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est
une femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des
dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait
cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle
s’occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait ; et il est en effet
[213] remarquable combien une personne excite toujours
d’admiration pour ses qualités morales chez les parents de
toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles.
L’amour physique, si injustement décrié, force tellement tout
être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède
de bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux
yeux de l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa
grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il
voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sans
compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée
de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout
le monde en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu’elle
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 191

fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l’air de


vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père Vinteuil qui m’a
encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la
musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les
vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus à ce qu’il
paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie de sa
fille. Ah ! sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là.
Mais qu’est-ce que vous avez à rire ; mais ils font trop de
musique ces gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil
près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. »
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M.
Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détourner
quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s’absorber
dans son chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait
pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des
journées entières devant la tombe de sa femme, — il eût été
difficile de ne pas comprendre qu’il était en train [214] de
mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas
compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être
même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si
grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances
ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice
qu’elle condamne le plus formellement, — sans qu’elle le
reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits
particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la
faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un
certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour
aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait
entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la
résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être
l’apanage exclusif du monde de la bohème : elles se produisent
chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sécurité
qui lui sont nécessaires un vice que la nature elle-même fait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 192

épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus


de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais
de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa
fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été
diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent
nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les
détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants
démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de
maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la
fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son
médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-
même du point de vue du monde, du point de vue de leur
réputation, quand il cherchait [215] à se situer avec elle au rang
qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement
d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait
l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait
avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières en
avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux
qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en bas
(eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance
à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est une résultante
presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que nous
marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil
qui débouchait d’une autre s’était trouvé trop brusquement en
face de nous pour avoir le temps de nous éviter ; et Swann avec
cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu
de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans
l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une
bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus
l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus
précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M.
Vinteuil, à qui jusque-là il n’adressait pas la parole, et lui avait
demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa
fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 193

ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le


remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait
obligé par eux à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter.
L’amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-
même un appui si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il
valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur
toute platonique de le conserver.
[216]
— « Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous
eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de
spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme
d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis !
Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. »
Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés
d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne
l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus
là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de
Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par
cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en
braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre
qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil
n’envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fût le premier à
le regretter. Car, chaque fois qu’il venait de quitter M.
Vinteuil, il se rappelait qu’il avait depuis quelque temps un
renseignement à lui demander sur quelqu’un qui portait le
même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-
là il s’était bien promis de ne pas oublier ce qu’il avait à lui
dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.
Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins
longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu’à
cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat
du côté de Méséglise était assez pluvieux et nous ne perdions
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 194

jamais de vue la lisière des bois de Roussainville dans


l’épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à couvert.
Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait
son ovale et dont il jaunissait la bordure. [217] L’éclat, mais
non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait
suspendue, tandis que le petit village de Roussainville sculptait
sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec une précision et
un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un corbeau
qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le
lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces
camaïeux qui décorent les trumeaux des anciennes demeures.
Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous
avait menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture ;
les gouttes d’eau, comme des oiseaux migrateurs qui prennent
leur vol tous ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel.
Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l’aventure
pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place attire
à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu’au départ
des hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur
voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes,
arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les
gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque
séchée que plus d’une s’attardait à jouer sur les nervures d’une
feuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout
d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche
et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les
saints et les patriarches de pierre sous le porche de Saint-
André-des-Champs. Que cette église était française ! Au-
dessus de la porte, les saints, les rois-chevaliers une fleur de
lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient
représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de [218]
Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 195

relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que


Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme
si elle l’avait personnellement connu, et généralement pour
faire honte par la comparaison à mes grands-parents moins
« justes ». On sentait que les notions que l’artiste médiéval et
la paysanne médiévale (survivant au XIXe siècle) avaient de
l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par
autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des
livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe,
ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.
Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi,
virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint-
André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de
chez Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays
et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop
malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son
lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de
cuisine monter se faire « bien voir » de ma tante, elle appelait
Théodore. Or ce garçon, qui passait et avec raison pour si
mauvais sujet, était tellement rempli de l’âme qui avait décoré
Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de
respect que Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à
« sa pauvre maîtresse », qu’il avait pour soulever la tête de ma
tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des
bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la
Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée,
grisâtres et nus, ainsi que sont les [219] bois en hiver, n’étaient
qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans
la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés
comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d’une
pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits
anges, mais détachée du porche, d’une stature plus
qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui
lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 196

les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie


comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le
nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide,
insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette
ressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que je
n’y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille
des champs, venue comme nous se mettre à couvert, et dont la
présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont
poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à
permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la
vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre
promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je
n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait
déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village
de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient
obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà
pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui,
inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir
d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.
Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer
et rester enfermé dans la maison. [220] Çà et là au loin dans la
campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à
la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d’une colline
plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient comme des petits
bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au large
pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’importait
l’orage ! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur
passagère, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe,
bien différent du beau temps instable et fluide de l’hiver et qui,
au contraire, installé sur la terre où il s’est solidifié en denses
feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans
compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé
pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 197

des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou


blanche. Assis dans le petit salon, où j’attendais l’heure du
dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos marronniers,
mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles
et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de
l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau
temps ; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la
barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi
nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur ; et c’est sans
tristesse que j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps
adresser à l’orage des supplications et des salutations
désespérées ; c’est sans tristesse que j’entendais au fond du
jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les
lilas.
Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents
renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris
ensuite l’habitude d’aller, ces [221] jours-là, marcher seul du
côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous dûmes
venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car
elle était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui
prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la tuer, et
non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle
souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à
l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de
se rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa
mort de grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là,
sauvage. Pendant les quinze jours que dura la dernière maladie
de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se
déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne
quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous
comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu
des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante
avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 198

pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa


véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux
ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa
souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque n’était
plus. A côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. Il
était loin le temps où, quand nous avions commencé à venir
passer nos vacances à Combray, nous possédions autant de
prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là,
tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les
notaires et avec les fermiers, mes parents, n’ayant guère de
loisir pour faire des sorties que le temps d’ailleurs contrariait,
prirent l’habitude de me laisser aller me promener [222] sans
eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui
me protégeait contre la pluie et que je jetais d’autant plus
volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures
écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on
n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a
rien à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous
avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous
n’avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne
prenions pas un son de voix spécial pour parler d’elle, que
même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre —
et en cela j’étais bien moi-même comme Françoise — cette
conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le portail
de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès
que Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à
souhaiter qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte
pour lui dire que je regrettais ma tante parce que c’était une
bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que
c’était ma tante, qu’elle eût pu être ma tante et me sembler
odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui
m’eussent semblé ineptes dans un livre.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 199

Si alors Françoise, remplie comme un poète d’un flot de


pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille,
s’excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait :
« Je ne sais pas m’esprimer », je triomphais de cet aveu avec
un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied ; et
si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la parentèse, il
reste toujours le respect qu’on doit à la parentèse », je haussais
les épaules et je me disais : « Je [223] suis bien bon de discuter
avec une illettrée qui fait des cuirs pareils », adoptant ainsi
pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes dont
ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la
méditation, sont fort capables de tenir le rôle, quand ils jouent
une des scènes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus
agréables que je les faisais après de longues heures passées sur
un livre. Quand j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans
la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon
corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité, mais
qui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse
accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on
lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de
Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain,
recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des
cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées
confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le repos dans
la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile
éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée vers une
issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce
que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser,
en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne
nous apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le
compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 200

découvertes dont il fût le cadre fortuit ou le nécessaire


inspirateur, je me rappelle que c’est cet automne-là, dans une
de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège
Montjouvain, que je fus frappé [224] pour la première fois de
ce désaccord entre nos impressions et leur expression
habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels
j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la
mare de Montjouvain devant une petite cahute recouverte en
tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de
jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées
par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le
mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête
duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait
horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la
paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes
et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à
l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes
et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil
rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à
laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur
l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du
ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon
parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps
je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots
opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.
Et c’est à ce moment-là encore, — grâce à un paysan qui
passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut
davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la
figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n’est-
ce pas, il fait bon marcher », — que j’appris que les mêmes
émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre
[225] préétabli, chez tous les hommes. Plus tard, chaque fois
qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 201

causer, le camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait


justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait
maintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de
penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions
les plus sages et les plus propres à leur faire plaisir, ils avaient
employé le même temps à apprendre une peccadille que j’avais
oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement au moment où je
m’élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en
ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement,
causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne que
je pourrais serrer dans mes bras. Né brusquement, et sans que
j’eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au
milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était
accompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de celui
qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce
qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit
de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je
désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait
seulement paraître plus désirables parce que je croyais que
c’était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que
me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile
d’une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir
qu’une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la
nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature,
en retour, [226] élargissaient ce que celui de la femme aurait
eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres
c’était encore la sienne, et que l’âme de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là,
son baiser me la livrerait ; et mon imagination reprenant des
forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant
dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n’avait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 202

plus de limites. C’est qu’aussi, — comme il arrive dans ces


moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de
l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses
mises de côté, nous croyons d’une foi profonde à l’originalité,
à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons — la
passante qu’appelait mon désir me semblait être non un
exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un
produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout
ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus
précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que
cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres, je ne
les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise
ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais
le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles
pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus
cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les conditions.
Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de
Méséglise, c’eût été recevoir des coquillages que je n’aurais
pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée
dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon
imagination. Mais errer [227] ainsi dans les bois de
Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas
connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette
fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-
même pour moi comme une plante locale d’une espèce plus
élevée seulement que les autres et dont la structure permet
d’approcher de plus près qu’en elles la saveur profonde du
pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les
caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir seraient aussi
d’une sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le
plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps
encore à l’âge où on ne l’a pas encore abstrait ce plaisir de la
possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 203

goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait
considérer dès lors comme des instruments interchangeables
d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé,
séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit
en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble
préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme un
plaisir qu’on aura ; plutôt, on l’appelle son charme à elle ; car
on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi.
Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à
un tel paroxysme au moment où il s’accomplit les autres
plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle
qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-
même comme une sorte de transport de notre reconnaissance
pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante
prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au
bonheur dont elle nous comble.
[228]
Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de
Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de
moi quelque enfant de son village, comme au seul confident
que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre
maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne
voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre
entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du
voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui
se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route
inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une
trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux
feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En
vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue dans
le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui
eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 204

trouvait la paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer


si j’avais été avec mon grand-père et dans l’impossibilité de
lier conversation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d’un
arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à
moi ; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans
espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les
créatures qu’ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre
épuisée ; et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je
frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre lesquels ne
sortait pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent été des arbres
peints sur la toile d’un panorama, quand, ne pouvant me
résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mes bras
la femme que j’avais [229] tant désirée, j’étais pourtant obligé
de reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-
même qu’était de moins en moins probable le hasard qui l’eût
mise sur mon chemin. Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-
je osé lui parler ? Il me semblait qu’elle m’eût considéré
comme un fou ; je cessais de croire partagés par d’autres êtres,
de croire vrais en dehors de moi, les désirs que je formais
pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne
m’apparaissaient plus que comme les créations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils
n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors
perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma
vie qu’un cadre conventionnel, comme l’est à la fiction d’un
roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour
tuer le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée
obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis
faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres
raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle
important dans ma vie. C’était par un temps très chaud ; mes
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parents qui avaient dû s’absenter pour toute la journée,


m’avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais ; et étant allé
jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les reflets
du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormi dans
les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais
attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir M.
Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus
me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la
reconnaître, car [230] je ne l’avais pas vue souvent à Combray,
et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle
commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de
rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans
cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait
fait son petit salon à elle. La fenêtre était entr’ouverte, la lampe
était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me
vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle
m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je m’étais caché
là pour l’épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu.
Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à
cause d’une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la
bonté : la pudeur ; mais elle la plaignait profondément. Ma
mère se rappelant la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout
absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant
qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui
avait causées ; elle revoyait le visage torturé qu’avait eu le
vieillard tous les derniers temps ; elle savait qu’il avait renoncé
à jamais à achever de transcrire au net toute son œuvre des
dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de
piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions
bien qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que
nous ne méprisions pas, parce qu’ils en avaient tant pour lui
dont ils avaient été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à
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sa fille, et qui pour la plupart pas même notés, conservés


seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des
feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus ; ma mère
pensait [231] à cet autre renoncement plus cruel encore auquel
M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de
bonheur honnête et respecté pour sa fille ; quand elle évoquait
toute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de
mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec
effroi à celui, autrement amer, que devait éprouver M lle
Vinteuil, tout mêlé du remords d’avoir à peu près tué son père.
« Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort
pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après
sa mort et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir que
d’elle. »
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée, était
posé un petit portrait de son père que vivement elle alla
chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui
venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près
d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme
M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il
avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra.
Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains derrière
la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui
faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle semblait ainsi
lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle
pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle
sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son
cœur s’en alarma ; reprenant toute la place sur le sofa elle
ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de
dormir était la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi
étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle avait
avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et
réticents, [232] les brusques scrupules de son père. Bientôt elle
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se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y pas


réussir.
— « Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud », dit son amie.
— « Mais c’est assommant, on nous verra », répondit Mlle
Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle
n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par
certains autres, qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais
que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de
prononcer. Aussi son regard, que je ne pouvais distinguer, dut-
il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand’mère,
quand elle ajouta vivement :
— « Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire ;
c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de
penser que des yeux vous voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire
elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés
indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous
moments au fond d’elle-même une vierge timide et suppliante
implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.
— « Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-
ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie.
Et puis quoi ? ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner
d’un clignement d’yeux malicieux et tendre ces mots qu’elle
récita par bonté, comme un texte qu’elle savait être agréable à
Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique),
quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur. »
[233]
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et
sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir
s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le
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plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver


le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais
les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement
lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en
permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de
timidité paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait
de : « Tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas
envie d’être seule et de lire ? »
— « Mademoiselle me semble avoir des pensées bien
lubriques, ce soir », finit-elle par dire, répétant sans doute une
phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de son
amie.
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe, Mlle Vinteuil
sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri,
s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter
leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant
comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par
tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie.
Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était
placé le portrait de l’ancien professeur de piano. M lle Vinteuil
comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur
lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer :
— « Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne
sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce
n’était pas sa place. »
Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil [234]
avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce
portrait leur servait sans doute habituellement pour des
profanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles
qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :
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— « Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous


embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre
ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain
singe. »
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche :
« Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature, non
qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon de
parler de son père eût pu lui causer (évidemment, c’était là un
sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels
sophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais
parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se
montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie
cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette
scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put
résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée
avec douceur par une personne si implacable envers un mort
sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui
tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire
si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient
ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M.
Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui
prit la tête entre ses mains et lui déposa [235] un baiser sur le
front avec cette docilité que lui rendait facile la grande
affection qu’elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre
quelque distraction dans la vie si triste maintenant de
l’orpheline.
— « Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille
horreur ? » dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose
que je ne pus entendre.
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— « Oh ! tu n’oserais pas. »
— « Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? » dit l’amie
avec une brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air
las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et
la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les
souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à
cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en
salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu
assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi
dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu
en cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de M lle
Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on aurait eu de
la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection
ailleurs que chez une sadique ; c’est à la lumière de la rampe
des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d’une
maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille faire
cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que
pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un
fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la
réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être
des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers
la mémoire [236] et les volontés de son père mort, mais elle ne
les résumerait pas expressément en un acte d’un symbolisme
aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite aurait de
criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses
yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de
l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du
moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique
comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement
mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur,
il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas
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d’elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale,


comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un
plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l’espèce de M lle
Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît
quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand
ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est
dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire
entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment l’illusion
de s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le
monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle
l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y
réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père,
ce qu’elle me rappelait, c’était les façons de penser, de dire, du
vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce
qu’elle profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui
restait entre eux et elle et l’empêchait de les goûter
directement, c’était la ressemblance de son visage, les yeux
bleus de sa mère à lui qu’il lui [237] avait transmis comme un
bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui interposaient entre
le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité
qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître,
comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est
pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait
agréable ; c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme
chaque fois qu’elle s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de
ces pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes
de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir
quelque chose de diabolique, par l’identifier au Mal. Peut-être
Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie n’était pas foncièrement
mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au moment où elle lui
tenait ces propos blasphématoires. Du moins avait-elle le
plaisir d’embrasser sur son visage des sourires, des regards,
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feints peut-être, mais analogues dans leur expression vicieuse


et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût
joués, avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait
ressenti en effet ces sentiments barbares à l’égard de la
mémoire de son père. Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal
fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si
reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme
en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on
cause et qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la
forme terrible et permanente de la cruauté.
[238]
S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était
une autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la
promenade était longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il
ferait. Quand on semblait entrer dans une série de beaux jours ;
quand Françoise désespérée qu’il ne tombât pas une goutte
d’eau pour les « pauvres récoltes », et ne voyant que de rares
nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel
s’écriait en gémissant : « Ne dirait-on pas qu’on voit ni plus ni
moins des chiens de mer qui jouent en montrant là-haut leurs
museaux ? Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les
pauvres laboureurs ! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était
sur la mer » ; quand mon père avait reçu invariablement les
mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre, alors
on disait au dîner : « Demain s’il fait le même temps, nous
irons du côté de Guermantes. » On partait tout de suite après
déjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la rue
des Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de
graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient
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la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me


semblaient dériver ses particularités curieuses et sa
personnalité revêche, et qu’on chercherait en vain dans le
Combray d’aujourd’hui où sur son tracé ancien s’élève l’école.
Mais ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-
le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un
autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur roman, remettent
tout l’édifice dans l’état où il devait être au XII e siècle), ne
[239] laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
« restitue » la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions des données plus précises que n’en ont
généralement les restaurateurs : quelques images conservées
par ma mémoire, les dernières peut-être qui existent encore
actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce
qu’était le Combray du temps de mon enfance ; et parce que
c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de disparaître,
émouvantes, — si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions — comme ces gravures anciennes de la Cène ou
ce tableau de Gentile Bellini, dans lesquels l’on voit en un état
qui n’existe plus aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le
portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de
l’Oiseau flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent
quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des duchesses de
Montpensier, de Guermantes et de Montmorency, quand elles
avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec
leurs fermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le
mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-
Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute la
journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau et
si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non
qu’elle rompait le calme du jour, mais qu’elle le débarrassait
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de ce qu’il contenait et que le clocher, avec l’exactitude


indolente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à
faire, venait seulement — pour exprimer et laisser tomber les
quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et [240]
naturellement amassées — de presser, au moment voulu, la
plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y
avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne.
On la traversait une première fois, dix minutes après avoir
quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le
lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon
s’il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce
désordre d’un matin de grande fête où quelques préparatifs
somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage
qui traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu-
ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée
seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de
primevères en avance, cependant que çà et là une violette au
bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte
d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux
débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se
tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un
pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où
je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon
épicier était dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis
de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je
n’aie jamais découvert l’identité. Il devait connaître mes
parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je
voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de
me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions
dans le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de
plusieurs pieds ; de l’autre côté la rive était basse, étendue en
vastes prés jusqu’au [241] village et jusqu’à la gare qui en était
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distante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans


l’herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au
moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme
défense contre les attaques des sires de Guermantes et des
abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments
de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques
créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le
guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-
Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassales de Guermantes
entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au ras de
l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères qui
venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations ;
— passé presque descendu dans la terre, couché au bord de
l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me
donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de
Combray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente,
retenant mes pensées par son visage incompréhensible et
d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or. Ils
étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient choisi pour
leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes
comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le
plaisir que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur
surface dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour
produire de l’inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance,
quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans
pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de
contes de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles
d’Asie, mais [242] apatriés pour toujours au village, contents
du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles
à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme
certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité
populaire, un poétique éclat d’orient.
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Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins


mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et
qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses,
à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau
durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de
cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur
d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent
fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans
cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les
mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus
tard avec des lignes ; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des
provisions du goûter ; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes
qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de
sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elles en
grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute
jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d’être en voie de
cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau.
Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant
au travers duquel il était placé d’une façon malheureuse
laissait si peu de repos que, comme un bac actionné
mécaniquement, il n’abordait une rive que pour retourner à
celle d’où [243] il était venu, refaisant éternellement la double
traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait,
s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension
jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se
repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on
peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y
restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la
même manœuvre. Je la retrouvais de promenade en
promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à
certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père
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comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement


au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils
se croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent
toujours ; pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs
manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement
pour en sortir ne font qu’assurer le fonctionnement et faire
jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste.
Tel était ce nénufar, pareil aussi à quelqu’un de ces
malheureux dont le tourment singulier, qui se répète
indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante et
dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités
et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s’éloignant à
grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite, comme
moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété
dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle
appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture
aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la
Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives
[244] étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des
arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un
vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par
certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu d’un
bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et
de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les
bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles,
moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le
hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à
la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une
fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées.
Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui
montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 218

comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un


peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une
véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des
jardins qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes
bleuâtres et glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre
d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un
sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la
couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-
midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un
bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le
soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du
couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord,
autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de
plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux, — avec ce
qu’il [245] y a d’infini, — dans l’heure, il semblait les avoir
fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de
fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à
ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché
à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la
laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait
lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût
du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le
ciel férié flânait longuement un nuage oisif. Par moments,
oppressée par l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans
une aspiration anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de
repartir nous restions longtemps à manger des fruits, du pain
et du chocolat, sur l’herbe où parvenaient jusqu’à nous,
horizontaux, affaiblis, mais denses et métalliques encore, des
sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne s’étaient pas
mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si longtemps, et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 219

côtelés par la palpitation successive de toutes leurs lignes


sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous
rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui
ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses pieds.
Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants
n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon
l’expression populaire « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer
de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait
pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre
qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée
près de la [246] porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants
dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être
certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient
l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que
rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On
sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement
quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui
qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la
regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où
elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées
de longs gants d’une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne
pûmes remonter jusqu’aux sources de la Vivonne auxquelles
j’avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si
abstraite, si idéale, que j’avais été aussi surpris quand on
m’avait dit qu’elles se trouvaient dans le département, à une
certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où
j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de la terre où
s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais non plus
nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant
souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 220

résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes,


je savais qu’ils étaient des personnages réels et actuellement
existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me les
représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de
Guermantes, dans le « Couronnement d’Esther » de notre
église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le
Mauvais dans le vitrail où il passait du [247] vert chou au bleu
prune, selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou que
j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme
l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de
Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les
rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond, — enfin
toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et
baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière
orangée qui émane de cette syllabe : « antes ». Mais si malgré
cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres
réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale se
distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir
contenir en elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse,
tout ce « côté de Guermantes » ensoleillé, le cours de la
Vivonne, ses nymphéas et ses grands arbres, et tant de beaux
après-midi. Et je savais qu’ils ne portaient pas seulement le
titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le
XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de vaincre leurs
anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des mariages, ils
étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de
Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y
habitassent pas. Comtes de Combray, possédant Combray au
milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant
effectivement en eux cette étrange et pieuse tristesse qui était
spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais non d’une
maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue
entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne
voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire que l’envers de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 221

laque noire, si je levais [248] la tête quand j’allais chercher du


sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois
devant de petits enclos humides où montaient des grappes de
fleurs sombres. Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion
précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment
de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis
que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et
ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eau
bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma
pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le docteur Percepied
nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu’il y avait dans
le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes m’y
faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice ; tout le jour
elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la
main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle
me montrait, le long des murs bas, les fleurs qui y appuient
leurs quenouilles violettes et rouges et m’apprenait leurs noms.
Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j’avais
l’intention de composer. Et ces rêves m’avertissaient que
puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de
savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le
demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir
une signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait
de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon
attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être
une maladie cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je
comptais sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant,
si en faveur auprès des gens en place qu’il arrivait à nous faire
transgresser [249] les lois que Françoise m’avait appris à
considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de
la mort, à faire retarder d’un an pour notre maison, seule de
tout le quartier, les travaux de « ravalement », à obtenir du
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 222

ministre, pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,
l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance,
dans la série des candidats dont le nom commençait par un A
au lieu d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement
malade, si j’avais été capturé par des brigands, persuadé que
mon père avait trop d’intelligences avec les puissances
suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation
auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité
pussent être autre chose que de vains simulacres sans danger
pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du
retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la
guérison ; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se
creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes
écrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance,
et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui avait dû
convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je
serais le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois,
tandis que mes parents s’impatientaient de me voir rester en
arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle, au lieu de me
sembler une création artificielle de mon père et qu’il pouvait
modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme
comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre
laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je
n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il
me semblait alors que j’existais [250] de la même façon que
les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme
eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre de ceux qui
n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je
renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements
que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que
j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les
paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un
méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de
sa conscience.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 223

Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours de


Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien
soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour
assister au mariage de sa fille. Tu pourras l’apercevoir à la
cérémonie. » C’était du reste par le docteur Percepied que
j’avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous
avait même montré le numéro d’une revue illustrée où elle
était représentée dans le costume qu’elle portait à un bal
travesti chez la princesse de Léon.
Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un
mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir
assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez,
des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie
mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du
nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme
si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine
perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on
m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je
relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient
[251] précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des
yeux bleus, dont s’était servi le docteur Percepied quand il
avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis :
cette dame ressemble à Mme de Guermantes ; or la chapelle où
elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais, sous les
plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des
alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et
que je me rappelais être à ce qu’on m’avait dit, réservée à la
famille de Guermantes quand quelqu’un de ses membres
venait pour une cérémonie à Combray ; il ne pouvait
vraisemblablement y avoir qu’une seule femme ressemblant
au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où
elle devait justement venir, dans cette chapelle : c’était elle !
Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n’avais
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 224

jamais pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que


je me la représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un
vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le reste
des personnes vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle
pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme Mme
Sazerat, et l’ovale de ses joues me fit tellement souvenir de
personnes que j’avais vues à la maison que le soupçon
m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette
dame en son principe générateur, en toutes ses molécules,
n’était peut-être pas substantiellement la duchesse de
Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom qu’on lui
appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui
comprenait aussi des femmes de médecins et de commerçants.
« C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes ! », disait
la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais [252]
cette image qui, naturellement, n’avait aucun rapport avec
celles qui sous le même nom de Mme de Guermantes étaient
apparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle
n’avait pas été comme les autres arbitrairement formée par
moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux pour la première fois,
il y a un moment seulement, dans l’église ; qui n’était pas de
la même nature, n’était pas colorable à volonté comme elles
qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe,
mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui
s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement
aux lois de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un
plissement de la robe de la fée, un tremblement de son petit
doigt, dénoncent la présence matérielle d’une actrice vivante,
là où nous étions incertains si nous n’avions pas devant les
yeux une simple projection lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez
proéminent, les yeux perçants, épinglaient dans ma vision
(peut-être parce que c’était eux qui l’avaient d’abord atteinte,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 225

qui y avaient fait la première encoche, au moment où je n’avais


pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait
devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur cette image
toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer l’idée :
« C’est Mme de Guermantes » sans parvenir qu’à la faire
manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés
par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle
j’avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais qu’elle
existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de
puissance encore sur mon imagination qui, un moment
paralysée au contact d’une réalité [253] si différente de ce
qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire : « Glorieux dès
avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et
de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend
de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à
connaître aucune des personnes qui sont ici. »
Et — ô merveilleuse indépendance des regards humains,
retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si
extensible qu’ils peuvent se promener seuls loin de lui —
pendant que Mme de Guermantes était assise dans la chapelle
au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et
là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même sur moi
comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de
soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla
conscient. Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme elle
restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas
voir les audaces espiègles et les entreprises indiscrètes de ses
enfants qui jouent et interpellent des personnes qu’elle ne
connaît pas, il me fut impossible de savoir si elle approuvait
ou blâmait, dans le désœuvrement de son âme, le vagabondage
de ses regards.
Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse
pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 226

des années je considérais sa vue comme éminemment


désirable, et je ne détachais pas mes yeux d’elle, comme si
chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et
mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des
joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient
autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers
sur son visage. Maintenant que me le [254] faisaient trouver
beau toutes les pensées que j’y rapportais — et peut-être
surtout, forme de l’instinct de conservation des meilleures
parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas
avoir été déçu, — la replaçant (puisque c’était une seule
personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais
évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle
la vue pure et simple de son corps me l’avait fait un instant
confondre, je m’irritais en entendant dire autour de moi :
« Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil », comme
si elle leur eût été comparable. Et mes regards s’arrêtant à ses
cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l’attache de son cou et
omettant les traits qui eussent pu me rappeler d’autres visages,
je m’écriais devant ce croquis volontairement incomplet :
« Qu’elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c’est bien une
fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant,
que j’ai devant moi ! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais
son visage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à
cette cérémonie, il m’est impossible de revoir une seule des
personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit
affirmativement quand je lui demandai si cette dame était bien
Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment
du défilé dans la sacristie qu’éclairait le soleil intermittent et
chaud d’un jour de vent et d’orage, et dans laquelle Mme de
Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray
dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l’infériorité
proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentît pas
pour eux une sincère bienveillance, et auxquels du reste elle
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 227

espérait imposer davantage encore à force de bonne [255]


grâce et de simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards
volontaires, chargés d’une signification précise, qu’on adresse
à quelqu’un qu’on connaît, mais seulement laisser ses pensées
distraites s’échapper incessamment devant elle en un flot de
lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas
qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces petites gens qu’il
rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je
revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et
gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait
ajouté sans oser le destiner à personne, mais pour que tous
pussent en prendre leur part, un sourire un peu timide de
suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de ses vassaux et de
les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des
yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait laissé
s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de
soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me
dis : « Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus que
je lui plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait
quitté l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le
soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut
quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle
nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait M lle
Swann et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous
appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous
regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que
nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux
bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que
pourtant elle m’eût dédiée ; et le soleil menacé par un nuage
mais dardant [256] encore de toute sa force sur la place et dans
la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis
rouges qu’on y avait étendus par terre pour la solennité, et sur
lesquels s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait
à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 228

sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans


la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin,
certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que
Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l’épithète de
délicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de
Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant
de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir
renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets que j’en
éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à l’écart, me
faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-
même par une sorte d’inhibition devant la douleur, mon esprit
s’arrêtait entièrement de penser aux vers, aux romans, à un
avenir poétique sur lequel mon manque de talent m’interdisait
de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations
littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un toit,
un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me
faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient,
et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au delà de ce que
je voyais, quelque chose qu’ils m’invitaient à venir prendre et
que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme
je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à
regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au delà de
l’image ou de l’odeur. [257] Et s’il me fallait rattraper mon
grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver,
en fermant les yeux ; je m’attachais à me rappeler exactement
la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse
comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à
s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un
couvercle. Certes ce n’était pas des impressions de ce genre
qui pouvaient me rendre l’espérance que j’avais perdue de
pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours
liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 229

ne se rapportant à aucune vérité abstraite. Mais du moins elles


me donnaient un plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de
fécondité et par là me distrayaient de l’ennui, du sentiment de
mon impuissance que j’avais éprouvés chaque fois que j’avais
cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre
littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que
m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de
couleur — de tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière
elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des
excuses qui me permissent de me dérober à ces efforts et de
m’épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents
m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement la
tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma
recherche, et qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que
je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans résultat.
Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui
s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille
puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement
d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les
poissons [258] que, les jours où on m’avait laissé aller à la
pêche, je rapportais dans mon panier, couverts par une couche
d’herbe qui préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je
songeais à autre chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit
(comme dans ma chambre les fleurs que j’avais cueillies dans
mes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés), une
pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur
de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a
longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je n’ai pas eu
assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois pourtant —
où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa durée
habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à mi-
chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur
Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait
reconnus et fait monter avec lui, — j’eus une impression de ce
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 230

genre et ne l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On


m’avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent
parce que le docteur avait encore avant de rentrer à Combray
à s’arrêter à Martinville-le-Sec chez un malade à la porte
duquel il avait été convenu que nous l’attendrions. Au tournant
d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne
ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de
Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le
mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient
l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui,
séparé d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un
plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout
voisin d’eux.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, [259] le
déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface,
je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que
quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette
clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la
fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de
si peu nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand,
quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l’église
de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que j’avais
eu à les apercevoir à l’horizon et l’obligation de chercher à
découvrir cette raison me semblait bien pénible ; j’avais envie
de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au
soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il est probable que
si je l’avais fait, les deux clochers seraient allés à jamais
rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que
j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils
m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je
descendis causer avec mes parents en attendant le docteur.
Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège, je tournai
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 231

la tête pour voir encore les clochers qu’un peu plus tard
j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin. Le
cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine
répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre compagnie,
de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt, leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut,
j’eus une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant,
qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait
fait [260] tout à l’heure éprouver leur vue s’en trouva tellement
accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne pus plus penser à
autre chose. A ce moment et comme nous étions déjà loin de
Martinville, en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout
noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les
tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent
une dernière fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie
phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient
plaisir que cela m’était apparu, demandant un crayon et du
papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture,
pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le
petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n’ai
eu à faire subir que peu de changements :
« Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus
en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de
Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en
face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui
de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous
allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au
loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine,
immobiles et qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 232

Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les clochers de


Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant
que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et
sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que
je pensais au temps qu’il faudrait encore [261] pour les
atteindre quand, tout d’un coup, la voiture ayant tourné, elle
nous déposa à leurs pieds ; et ils s’étaient jetés si rudement au-
devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne pas
se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous
avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le
village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait
disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ces
clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe
d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour
que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ;
mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière
comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux. Mais, un
peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le
soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois
de très loin, qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes
sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me
faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende,
abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité ; et
tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement
chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements
de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres,
glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose
qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer
dans la nuit. « Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce
moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur
plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait
achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me
trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement
[262] débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 233

derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et


si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu
rêver au plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de
Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur
la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces
moments-là rien d’autre à la vie que de se composer toujours
d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur le chemin
du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez distante
de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et à
partir de laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus
qu’à prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés
appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles
égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés
par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres,
brusquement mon cœur se mettait à battre, je savais qu’avant
une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme c’était de
règle les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et
où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me coucher sitôt
ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table comme
s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir
dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était
aussi distincte de la zone où je m’élançais avec joie il y avait
un moment encore que dans certains ciels une bande rose est
séparée comme par une ligne d’une bande verte ou d’une
bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en
atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré.
[263] Les désirs qui tout à l’heure m’entouraient, d’aller à
Guermantes, de voyager, d’être heureux, j’étais maintenant
tellement en dehors d’eux que leur accomplissement ne m’eût
fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour
pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman ! Je
frissonnais, je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 234

de ma mère, qui n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où


je me voyais déjà par la pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet
état durerait jusqu’au lendemain, quand les rayons du matin,
appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de
capucines qui grimpaient jusqu’à ma fenêtre, je sauterais à bas
du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que
le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère. Et de la
sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer
ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes,
et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant
chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais
si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de
communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus
même me représenter, dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté,
ou accompli dans l’autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-
ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes
les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la
plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire
la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous
insensiblement et les vérités qui en ont changé pour nous le
sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins,
nous en préparions depuis longtemps la [264] découverte ;
mais c’était sans le savoir ; et elles ne datent pour nous que du
jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les
fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil,
tout le paysage qui environna leur apparition continue à
accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou
distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par
cet humble passant, par cet enfant qui rêvait, — comme l’est
un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule, — ce coin de
nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait
grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 235

particularités les plus éphémères ; et pourtant ce parfum


d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le
remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier
d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par
l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a
portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années
successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et
que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui
les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi
jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il flotte
incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que
je puisse dire de quel pays, de quel temps — peut-être tout
simplement de quel rêve — il vient. Mais c’est surtout comme
à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux
terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois
penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est
parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les
parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait connaître
sont les seuls que je prenne [265] encore au sérieux et qui me
donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en
moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les
fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne
me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec
ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, ses coquelicots, ses
pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses
nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour
moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout
qu’on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des
ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés,
ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les
bluets, les aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je
voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu’ils sont
situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 236

immédiatement en communication avec mon cœur. Et


pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les
lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes,
on ne le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où
il y aurait d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la
Vivonne, pas plus que le soir en rentrant, — à l’heure où
s’éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans
l’amour, et peut devenir à jamais inséparable de lui —, je
n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle
et plus intelligente que la mienne. Non ; de même que ce qu’il
me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette
paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner
depuis, puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit
en elles et [266] qu’on ne possède jamais leur cœur comme je
recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la
réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention
qui ne fût pas pour moi, — c’est que ce fût elle, c’est qu’elle
inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’œil
quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à
l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est le côté de
Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée
des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de
l’allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les
rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles
des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes
rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque
fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans
doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des
impressions différentes, rien que parce qu’ils me les avaient
fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté
de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des
déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu
revoir une personne sans discerner que c’était simplement
parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 237

induit à croire, à faire croire à un regain d’affection, par un


simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant
présents en celles de mes impressions d’aujourd’hui
auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de
la profondeur, une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur
ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour
moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux gronde
comme une bête fauve et que chacun boude [267] l’orage, c’est
au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à
respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur
d’invisibles et persistants lilas.

★ ★

C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer


au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à
tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment
rendue par la saveur — ce qu’on aurait appelé à Combray le
« parfum » — d’une tasse de thé, et par association de
souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette
petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann
avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les
détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de
personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos
meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait
impossible de causer d’une ville à une autre — tant qu’on
ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous
ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus
qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux,
— entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum,
puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne
de qui je les avais appris — sinon des fissures, des failles
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 238

véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration,


qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des
différences d’origine, d’âge, de « formation ».
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps
qu’était dissipée la brève incertitude de [268] mon réveil. Je
savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je
l’avais reconstruite autour de moi dans l’obscurité, et, — soit
en m’orientant par la seule mémoire, soit en m’aidant, comme
indication, d’une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je
plaçais les rideaux de la croisée —, je l’avais reconstruite tout
entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui
gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes,
j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place
habituelle. Mais à peine le jour — et non plus le reflet d’une
dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour
lui — traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie, sa
première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses
rideaux quittait le cadre de la porte où je l’avais située par
erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma
mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute
vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur
mitoyen du couloir ; une courette régnait à l’endroit où il y a
un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure
que j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les
demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite
par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt
levé du jour.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 239

[269]

À la recherche du temps perdu.


Tome I. Du côté de chez Swann.
(Première partie)

Deuxième partie

Retour à la table des matières

[270]
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 240

[271]

UN AMOUR
DE SWANN

Retour à la table des matières

Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du


« petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais
elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo
dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par M me
Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas
être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! »,
« enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur
Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle
recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les
soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses
comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes
étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute
curiosité mondaine et l’envie de se renseigner par soi-même
sur l’agrément des autres salons, et les Verdurin sentant
d’autre part que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité
pouvaient par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 241

petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement


tous les « fidèles » du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits
presque uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût
elle-même vertueuse et [272] d’une respectable famille
bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec
laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute
relation) à une personne presque du demi-monde, Mme de
Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
déclarait être « un amour », et à la tante du pianiste, laquelle
devait avoir tiré le cordon ; personnes ignorantes du monde et
à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la
princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient
obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs
dîners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces
deux grandes dames, l’ancienne concierge et la cocotte eussent
dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux
« son couvert mis ». Pour la soirée, il n’y avait pas de
programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si « ça
lui chantait », car on ne forçait personne et comme disait M.
Verdurin : « Tout pour les amis, vivent les camarades ! » Si le
pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le
prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait
trop d’impression. « Alors vous tenez à ce que j’aie ma
migraine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaque
fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je
voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! » S’il ne jouait pas,
on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur peintre favori
d’alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin, « une grosse
faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde », Mme Verdurin
surtout, à qui, — tant elle avait l’habitude de prendre au [273]
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 242

propre les expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,


— le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut
un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait décrochée pour
avoir trop ri.
L’habit noir était défendu parce qu’on était entre
« copains » et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux » dont
on se garait comme de la peste et qu’on n’invitait qu’aux
grandes soirées, données le plus rarement possible et
seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître
le musicien. Le reste du temps, on se contentait de jouer des
charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant
aucun étranger au petit « noyau ».
Mais au fur et à mesure que les « camarades » avaient pris
plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les
réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui
les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la mère de l’un,
la profession de l’autre, la maison de campagne ou la mauvaise
santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir
en sortant de table pour retourner auprès d’un malade en
danger : « Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-
être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le déranger
ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ; demain matin
vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le
commencement de décembre, elle était malade à la pensée que
les fidèles « lâcheraient » pour le jour de Noël et le 1er janvier.
La tante du pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en
famille chez sa mère à elle :
— « Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria
durement Mme Verdurin, si vous ne [274] dîniez pas avec elle
le jour de l’an, comme en province ! »
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte :
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 243

— « Vous, docteur, un savant, un esprit fort, vous venez


naturellement le Vendredi saint comme un autre jour ? » dit-
elle à Cottard la première année, d’un ton assuré comme si elle
ne pouvait douter de la réponse. Mais elle tremblait en
attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, elle
risquait de se trouver seule.
— « Je viendrai le Vendredi saint... vous faire mes adieux
car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne. »
— « En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces et
la vermine, grand bien vous fasse ! »
Et après un silence :
— « Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché
d’organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des
conditions confortables. »
De même si un « fidèle » avait un ami, ou une « habituée »
un flirt qui serait capable de le faire « lâcher » quelquefois, les
Verdurin, qui ne s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant
pourvu qu’elle l’eût chez eux, l’aimât en eux, et ne le leur
préférât pas, disaient : « Eh bien ! amenez-le votre ami. » Et
on l’engageait à l’essai, pour voir s’il était capable de ne pas
avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était susceptible d’être
agrégé au « petit clan ». S’il ne l’était pas, on prenait à part le
fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le service de le
brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. Aussi
quand cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin
qu’elle avait fait la connaissance [275] d’un homme charmant,
M. Swann, et insinua qu’il serait très heureux d’être reçu chez
eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête à sa
femme. (Il n’avait jamais d’avis qu’après sa femme, dont son
rôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 244

les désirs des fidèles, avec de grandes ressources


d’ingéniosité.)
— Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander.
Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en
dis-tu ?
— « Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose
à une petite perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous
demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une
perfection. »
— « Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de
marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas
« fishing for compliments ».
— « Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable. »
Certes le « petit noyau » n’avait aucun rapport avec la
société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient
trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme lui une
situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les
Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à
partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de
l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre,
il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des
titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-
Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre
de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de
s’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel
milieu obscur de Paris, [276] où la fille du hobereau ou du
greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui
rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant
exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute
qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière mondaine où il
avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et
fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 245

de la société dans leurs achats de tableaux et pour


l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de
briller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une
élégance que le nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas.
Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. De
même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un
homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par
un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégant
craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des
frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués
depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que
diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann, qui était
simple et négligent avec une duchesse, tremblait d’être
méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.
Il n’était pas comme tant de gens qui, par paresse, ou
sentiment résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale
de rester attaché à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs
que la réalité leur présente en dehors de la position mondaine
où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de finir
par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont
parvenus à s’y habituer, les divertissements médiocres ou les
supportables ennuis qu’elle renferme. [277] Swann, lui, ne
cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son
temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait
d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de
beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il
recherchait sans s’en rendre compte étaient en complète
opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes
sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La
profondeur, la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens
que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse
et rose.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 246

Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus


élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une
femme se présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait
pas encore connu, rester dans son « quant à soi » et tromper le
désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au
plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une
ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une
aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide
renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le
pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des vues
de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations,
mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre
sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une
de ces tentes démontables comme les explorateurs en
emportent avec eux. Pour ce qui n’en était pas transportable ou
échangeable contre un plaisir nouveau, il l’eût donné pour rien,
si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois son crédit
auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé depuis des
années [278] que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en
avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en
réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une
recommandation télégraphique qui le mît en relation sur
l’heure avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille
à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un
diamant contre un morceau de pain. Même après coup, il s’en
amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses,
une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie
d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et qui
cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée
que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi
dignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la
« Vie » contient des situations plus intéressantes, plus
romanesques que tous les romans. Il l’assurait du moins et le
persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde,
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 247

notamment au baron de Charlus qu’il s’amusait à égayer par


le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant
rencontré en chemin de fer une femme qu’il avait ensuite
ramenée chez lui, il eût découvert qu’elle était la sœur d’un
souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous
les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu
complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire
le conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une
cuisinière.
Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de
vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec
lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec
tant de cynisme [279] à lui servir d’entremetteurs. Tous ses
amis avaient l’habitude de recevoir de temps en temps des
lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduction
leur était demandé avec une habileté diplomatique qui,
persistant à travers les amours successives et les prétextes
différents, accusait, plus que n’eussent fait les maladresses, un
caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent
fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à
m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en
de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il
écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est
vers l’époque de ma naissance que commença la grande liaison
de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui-ci,
en reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami,
s’écriait : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la
garde ! » Et soit méfiance, soit par le sentiment
inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une
chose qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents
opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus
faciles à satisfaire qu’il leur adressait, comme de le présenter
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 248

à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et


qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait,
de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la
semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle,
finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe
à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui
jusque-là s’était plaint de ne jamais voir Swann leur annonçait
avec satisfaction et peut-être [280] un peu le désir d’exciter
l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant
pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait
pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand’mère en
fredonnant :

« Quel est donc ce mystère


Je n’y puis rien comprendre. »

ou :
« Vision fugitive... »

ou :
« Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir. »

Quelques mois après, si mon grand-père demandait au


nouvel ami de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours
beaucoup ? » la figure de l’interlocuteur s’allongeait : « Ne
prononcez jamais son nom devant moi ! » « Mais je croyais
que vous étiez si liés... » Il avait été ainsi pendant quelques
mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant presque
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 249

chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans


avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma
grand’mère allait envoyer demander de ses nouvelles, quand à
l’office elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde
dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette
femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus venir.
Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, c’était elle
seule qu’il avait jugé utile d’avertir.
[281]
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une
personne mondaine ou du moins une personne qu’une
extraction trop humble ou une situation trop irrégulière
n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le monde, alors pour
elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où
elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée. « Inutile de
compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que c’est
le jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans
les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses
dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’un
léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait
tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il
choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour
retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou l’autre des femmes
de sa coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitié que
les gens à la mode, pour qui il faisait la pluie et le beau temps
et qu’il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme
qu’il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur
laquelle il s’était blasé, mais dont la matière, pénétrée et
colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y jouait, lui
semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un
nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces
flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 250

né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait,


spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en
revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de
Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle
comme d’une femme ravissante avec qui il [282] pourrait peut-
être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus
difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même
avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant
connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans
beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui
ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de
répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les
siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type
que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop
accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les
traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils
fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son
visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou
d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette
présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à
voir ses collections qui l’intéressaient tant, « elle, ignorante
qui avait le goût des jolies choses », disant qu’il lui semblait
qu’elle le connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans « son
home » où elle l’imaginait « si confortable avec son thé et ses
livres », quoiqu’elle ne lui eût pas caché sa surprise qu’il
habitât ce quartier qui devait être si triste et « qui était si peu
smart pour lui qui l’était tant ». Et après qu’il l’eut laissée
venir, en le quittant, elle lui avait dit son regret d’être restée si
peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer,
parlant de lui comme s’il avait été pour elle quelque chose de
plus que les autres êtres qu’elle connaissait, et semblant établir
entre leurs deux personnes une sorte de trait d’union
romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge [283] déjà un
peu désabusé dont approchait Swann, et où l’on sait se
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 251

contenter d’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop


exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs s’il n’est
plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend
nécessairement l’amour, lui reste uni en revanche par une
association d’idées si forte, qu’il peut en devenir la cause, s’il
se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur
de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu’on
possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre
amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche
surtout dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût
pour la beauté d’une femme devrait y être la plus grande,
l’amour peut naître, — l’amour le plus physique, — sans qu’il
y ait eu, à sa base, un désir préalable. A cette époque de la vie,
on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour ; il n’évolue plus
seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre
cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le
faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant
un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons
renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée
en nous tout entière, nous n’avons pas besoin qu’une femme
nous en dise le début, — rempli par l’admiration qu’inspire la
beauté —, pour en trouver la suite. Et si elle commence au
milieu, — là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle de
n’exister plus que l’un pour l’autre —, nous avons assez
l’habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre
partenaire au passage où elle nous attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha [284]
ses visites ; et sans doute chacune d’elles renouvelait pour lui
la déception qu’il éprouvait à se retrouver devant ce visage
dont il avait un peu oublié les particularités dans l’intervalle,
et qu’il ne s’était rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse,
si fané ; il regrettait, pendant qu’elle causait avec lui, que la
grande beauté qu’elle avait ne fût pas du genre de celles qu’il
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 252

aurait spontanément préférées. Il faut d’ailleurs dire que le


visage d’Odette paraissait plus maigre et plus proéminent
parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus
plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait,
alors, prolongés en « devants », soulevés en « crêpés »,
répandus en mèches folles le long des oreilles ; et quant à son
corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en
apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et
quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le
mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un
ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant
que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles
jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces
différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les
ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance,
selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe,
la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de
dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les
dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à
l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches
se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait
engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait [285] en
pensant qu’elle lui avait dit combien le temps lui durerait
jusqu’à ce qu’il lui permît de revenir ; il se rappelait l’air
inquiet, timide, avec lequel elle l’avait une fois prié que ce ne
fût pas dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à
ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui
la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées
artificielles fixé devant son chapeau rond de paille blanche, à
brides de velours noir. « Et vous, avait-elle dit, vous ne
viendriez pas une fois chez moi prendre le thé ? » Il avait
allégué des travaux en train, une étude — en réalité
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 253

abandonnée depuis des années — sur Ver Meer de Delft. « Je


comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à côté de
grands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je
serais comme la grenouille devant l’aréopage. Et pourtant
j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme cela
doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de
vieux papiers », avait-elle ajouté avec l’air de contentement de
soi-même que prend une femme élégante pour affirmer que sa
joie est de se livrer sans crainte de se salir à une besogne
malpropre, comme de faire la cuisine en « mettant elle-même
les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquer de moi, ce
peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver
Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ?
Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse
me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a
sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent
toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c’est à cela qu’il
est en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos
[286] travaux ! » Il s’était excusé sur sa peur des amitiés
nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galanterie, sa peur d’être
malheureux. « Vous avez peur d’une affection ? comme c’est
drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour
en trouver une, avait-elle dit d’une voix si naturelle, si
convaincue, qu’il en avait été remué. Vous avez dû souffrir par
une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle.
Elle n’a pas su vous comprendre ; vous êtes un être si à part.
C’est cela que j’ai aimé d’abord en vous, j’ai bien senti que
vous n’étiez pas comme tout le monde. » — « Et puis
d’ailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que c’est
que les femmes, vous devez avoir des tas d’occupations, être
peu libre. » — « Moi, je n’ai jamais rien à faire ! Je suis
toujours libre, je le serai toujours pour vous. A n’importe
quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être
commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 254

heureuse d’accourir. Le ferez-vous ? Savez-vous ce qui serait


gentil, ce serait de vous faire présenter à M me Verdurin chez
qui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si on s’y retrouvait et
si je pensais que c’est un peu pour moi que vous y êtes ! »
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en
pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer
son image entre beaucoup d’autres images de femmes dans des
rêveries romanesques ; mais si, grâce à une circonstance
quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la
circonstance qui se présente au moment où un état, latent
jusque-là, se déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur lui)
l’image d’Odette de Crécy venait à absorber toutes ces
rêveries, si celles-ci [287] n’étaient plus séparables de son
souvenir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus
aucune importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre
corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle
qu’il aimait, il serait désormais le seul qui fût capable de lui
causer des joies et des tourments.
Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait
pu dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces
Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu’il
appelait le « jeune Verdurin » et qu’il considérait, un peu en
gros, comme tombé — tout en gardant de nombreux millions
— dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de
Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre en rapport
avec les Verdurin : « À la garde ! à la garde ! s’était écrié mon
grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que
devait finir Swann. Joli milieu ! D’abord je ne peux pas faire
ce qu’il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur.
Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle
pas de ces affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de
l’agrément si Swann s’affuble des petits Verdurin. »
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 255

Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette


qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses
débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante,
et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s’étaient
joints dans la soirée quelques autres fidèles.
Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de
quel ton il devait répondre à quelqu’un, [288] si son
interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il
ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un
sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le
disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait
tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire
face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire
s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter
perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il
n’osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n’était
pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la
rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on
le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements
un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute
impropriété, puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il
le savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par
plaisanterie.
Sur tous les points cependant où une franche question lui
semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de
s’efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de
compléter son instruction.
C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui
avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait
jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient
inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 256

Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car,


leur supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût
désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il
entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du
sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart [289] d’heure
de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche,
être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait
à son tour les faire figurer dans ses propos. A leur défaut il
plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. Quant aux noms de
personnes nouveaux qu’on prononçait devant lui il se
contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu’il
pensait suffisant pour lui valoir des explications qu’il n’aurait
pas l’air de demander.
Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui
faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui
consiste à affirmer à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter
d’en être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine
perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût
l’aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait fini, tout
en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que
quand elle l’invitait dans une avant-scène à entendre Sarah
Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : « Vous êtes trop
aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que je suis sûre que
vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous
sommes peut-être trop près de la scène », le docteur Cottard
qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour
se préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le
renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait : « En effet
on est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de
Sarah Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que je
vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop
heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas
pour vous être agréable, vous êtes si bonne. » Et il ajoutait :
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 257

« Sarah Bernhardt, c’est [290] bien la Voix d’Or, n’est-ce


pas ? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est
une expression bizarre, n’est-ce pas ? » dans l’espoir de
commentaires qui ne venaient point.
« Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que
nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions
ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit en
dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-même
la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous lui en
disons. » « Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avais
remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant,
au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille
francs en lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin
acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en
laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir d’aussi
belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la
soirée, M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le docteur d’un
accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle
prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme
qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on
ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il
au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand M me
Verdurin eut dit : « Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. »
« Ah ! bon ; bon ; ça va bien », répondit le docteur apaisé.
Quant au peintre il se réjouissait de l’introduction de Swann
chez Mme Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux
d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne
m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans
l’oreille, au docteur Cottard, j’en [291] ai déjà réussi
beaucoup, même entre femmes ! »
En disant aux Verdurin que Swann était très « smart »,
Odette leur avait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur fit au
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 258

contraire une excellente impression dont à leur insu sa


fréquentation dans la société élégante était une des causes
indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents
qui ne sont jamais allés dans le monde une des supériorités de
ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer
par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à l’imagination, de le
considérer comme sans aucune importance. Leur amabilité,
séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop aimable,
devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des
mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent
exactement ce qu’ils veulent, sans participation indiscrète et
maladroite du reste du corps. La simple gymnastique
élémentaire de l’homme du monde tendant la main avec bonne
grâce au jeune homme inconnu qu’on lui présente et
s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le
présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans
toute l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un
milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs
amis, fit instinctivement montre d’un empressement, se livra à
des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il
n’eut un moment de froideur qu’avec le docteur Cottard : en le
voyant lui cligner de l’œil et lui sourire d’un air ambigu avant
qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait
« laisser venir »), Swann crut que le docteur le connaissait sans
doute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir,
bien que lui-même y allât pourtant [292] fort peu, n’ayant
jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de
mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en
prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais
quand il apprit qu’une dame qui se trouvait près de lui était
Mme Cottard, il pensa qu’un mari aussi jeune n’aurait pas
cherché à faire allusion devant sa femme à des divertissements
de ce genre ; et il cessa de donner à l’air entendu du docteur la
signification qu’il redoutait. Le peintre invita tout de suite
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 259

Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva


gentil. « Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme
Verdurin, sur un ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous
montrera le portrait de Cottard (elle l’avait commandé au
peintre). Pensez bien, « monsieur » Biche, rappela-t-elle au
peintre, à qui c’était une plaisanterie consacrée de dire
monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de
l’œil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, c’est son
sourire, ce que je vous ai demandé c’est le portrait de son
sourire. » Et comme cette expression lui sembla remarquable
elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités
l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit
d’abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la
connaissance de tout le monde, même d’un vieil ami des
Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon
cœur avaient fait perdre partout la considération que lui
avaient value sa science d’archiviste, sa grosse fortune, et la
famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en
parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on sentait
qu’elle trahissait moins un défaut de la langue [293] qu’une
qualité de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier
âge qu’il n’avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne
pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il
était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette,
Swann fit à Mme Verdurin l’effet de renverser les rôles (au
point qu’en réponse, elle dit en insistant sur la différence :
« Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me
permettre de vous présenter notre ami Saniette »), mais excita
chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les
Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait
un peu, et ils ne tenaient pas à lui faire des amis, mais en
revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir
demander tout de suite à faire la connaissance de la tante du
pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu’elle croyait
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 260

qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce qu’il y a de plus


distingué, elle avait le visage excessivement rouge comme
chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina devant
Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme
elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes
de français, elle prononçait exprès d’une manière confuse,
pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé d’un tel
vague qu’on ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte
que sa conversation n’était qu’un graillonnement indistinct
duquel émergeaient de temps à autre les rares vocables dont
elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement
d’elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut piqué.
— « C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous
accorde qu’elle n’est pas étourdissante ; [294] mais je vous
assure qu’elle est agréable quand on cause seul avec elle. »
« Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. Je voulais
dire qu’elle ne me semblait pas « éminente », ajouta-t-il en
détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un
compliment ! » « Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner,
elle écrit d’une manière charmante. Vous n’avez jamais
entendu son neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas, docteur ?
Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose,
Monsieur Swann ? »
— « Mais ce sera un bonheur..., commençait à répondre
Swann, quand le docteur l’interrompit d’un air moqueur. En
effet, ayant retenu que dans la conversation l’emphase,
l’emploi de formes solennelles, était suranné, dès qu’il
entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de
l’être le mot « bonheur », il croyait que celui qui l’avait
prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus,
ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un
vieux cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur
supposait que la phrase commencée était ridicule et la
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 261

terminait ironiquement par le lieu commun qu’il semblait


accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer, alors que celui-
ci n’y avait jamais pensé.
— « Un bonheur pour la France ! » s’écria-t-il
malicieusement en levant les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.
— « Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là,
on a l’air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit
coin là-bas, s’écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je
m’amuse, moi, à rester toute seule en pénitence », ajouta-t-elle
sur un ton dépité, en faisant l’enfant.
[295]
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin
ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle
conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât
avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait
à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient
l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les
donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils
venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux
fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle
n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de
chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de
baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et
un disparate d’étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la
conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries »,
mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait
renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se
livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait,
sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au
moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 262

contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux, — et


pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme,
mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été
distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive
hilarité —, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses
yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et
brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher
un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, [296]
plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en
laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de
réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée,
l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaîté
des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et
d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille
à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud,
sanglotait d’amabilité.
Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la
permission d’allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on est
entre camarades »), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
— « Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour
être tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le
tourmente, moi ! »
— « Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M.
Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa
dièse que nous avons découverte ; il va nous jouer
l’arrangement pour piano. »
— « Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin, je
n’ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de
cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois ;
merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ; vous êtes
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 263

bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui
garderez le lit huit jours ! »
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le
pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle
avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante
originalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale.
Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin
fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se
[297] passait quelque chose, leur disant comme on fait au
Reichstag dans les moments intéressants : « Écoutez,
écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui
n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été
encore plus amusante que d’habitude.
— Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne
jouera que l’andante.
— « Que l’andante, comme tu y vas ! » s’écria Mme
Verdurin. « C’est justement l’andante qui me casse bras et
jambes. Il est vraiment superbe le Patron ! C’est comme si
dans la « Neuvième » il disait : nous n’entendrons que le
finale, ou dans « les Maîtres » que l’ouverture. »
Le docteur, cependant, poussait Mme Verdurin à laisser
jouer le pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la
musique lui donnait — il y reconnaissait certains états
neurasthéniques — mais par cette habitude qu’ont beaucoup
de médecins, de faire fléchir immédiatement la sévérité de
leurs prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble
beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils
font partie et dont la personne à qui ils conseillent d’oublier
pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs
essentiels.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 264

— Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, dit-


il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes
malade nous vous soignerons.
— Bien vrai ? répondit Mme Verdurin, comme si devant
l’espérance d’une telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler.
Peut-être aussi, à force de dire qu’elle serait malade, y avait-il
des moments où elle ne se rappelait plus que c’était un
mensonge et [298] prenait une âme de malade. Or ceux-ci,
fatigués d’être toujours obligés de faire dépendre de leur
sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire
qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur
fait mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains
d’un être puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à
prendre, d’un mot ou d’une pilule, les remettra sur pied.
Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui
était près du piano :
— Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever :
— « Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté
d’Odette, n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M.
Swann ? »
— « Quel joli beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui
cherchait à être aimable. »
— « Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé,
répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez
en voir d’aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite.
Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi
sont des merveilles. Tout à l’heure vous regarderez cela.
Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du
siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 265

que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur
fond rouge de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? Qu’est-ce
que vous en dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner !
Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que
je n’aime pas les [299] fruits parce que j’en mange moins que
lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je
n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je
jouis par les yeux. Qu’est-ce que vous avez tous à rire ?
Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais
ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne
partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers.
Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains,
touchez-les bien.
— Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les
bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le
peintre.
— « Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en
se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes
des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une
chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait
l’honneur d’être jaloux de moi — allons, sois poli au moins,
ne dis pas que tu ne l’as jamais été... — »
— « Mais je ne dis absolument rien. Voyons, docteur, je
vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser
tout de suite.
— Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est
vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous
aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en
charger.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 266

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable


encore avec lui qu’avec les autres personnes qui se trouvaient
là. Voici pourquoi :
L’année précédente, dans une soirée, il avait [300] entendu
une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord,
il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par
les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-
dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et
directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un
clapotement liquide, la masse de la partie de piano,
multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve
agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer
un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout
d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie
— il ne savait lui-même — qui passait et qui lui avait ouvert
plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses
circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater
nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse,
une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules
purement musicales, inétendues, entièrement originales,
irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression
de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine
materia. Sans doute les notes que nous entendons alors,
tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir
devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer
des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de
ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies
avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne
pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression
continuerait à envelopper de [301] sa liquidité et de son
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 267

« fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine


discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus
seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles
à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables, — si la mémoire,
comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations
durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-
similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier.
Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie
était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance
tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur
laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait,
si bien que, quand la même impression était tout d’un coup
revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait
l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur
expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la
musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée,
et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait
distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques
instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu
l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle
ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle
comme un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait
à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle
[302] changeait de direction, et d’un mouvement nouveau,
plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle
l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle
disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième
fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 268

clairement, en lui causant même une volupté moins profonde.


Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un
homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un
moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui
donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il
sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà
et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un
instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte
de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à
appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de
satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire
formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ;
bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il
avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier
tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des
pensées sans importance et qui lui permettaient de laisser de
côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas
s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une
invitation il devait s’y rendre, et que s’il ne faisait pas de visite
après il lui fallait laisser des cartes, de même dans sa
conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur
une opinion intime sur les choses, mais [303] de fournir des
détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes
et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était
extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date
de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la
nomenclature de ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait
aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière de
comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton
ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait.
Or, comme certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 269

pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une


évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent
amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à
envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une
vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de
la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il
s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la
présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait
cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur
la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence
élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de
consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé à savoir de qui était
l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se la procurer et
avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine
quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée
et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après
la musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là
pendant qu’on l’exécutait, mais étaient allées causer dans un
autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pas [304]
entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison,
ils savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes
qu’ils avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant
partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il
avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le
plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était
pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après
une note haute longuement tendue pendant deux mesures, il vit
approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et
tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son
incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 270

aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière,


elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu
remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré
dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue
et désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle s’éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on
lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon
de Vinteuil,) il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi
souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son
secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de
lui pour lui exprimer une reconnaissance [305] dont la vivacité
plut beaucoup à Mme Verdurin.
— Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la
comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne
saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout,
excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je
crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que
l’orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots
comme s’il avait fait un trait d’esprit :
— « Vous êtes très indulgente pour moi », dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari : « Allons,
donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann
racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette
petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit d’un peu loin :
« Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de
belles choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles »,
Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait
des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 271

de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu


signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait
voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce
musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment
belle, Mme Verdurin s’était écriée : « Je vous crois un peu
qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la
sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître »,
et le peintre avait ajouté : « Ah ! c’est tout à fait une très
grande machine, n’est-ce pas ? Ce n’est pas, si vous voulez, la
chose « cher » et « public », n’est-ce pas ? mais c’est la très
grosse impression [306] pour les artistes »), ces gens
semblaient ne s’être jamais posé ces questions, car ils furent
incapables d’y répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann
sur sa phrase préférée :
— « Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ;
je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête
et m’égarer dans des pointes d’aiguille ; on ne perd pas son
temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre
de la maison », répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard
regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se
jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites.
D’ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de bon sens
comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien
de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une
musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez
eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ».
Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes
de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art
lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par
rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public,
ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 272

du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et


la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait
la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que
ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une
forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire
[307] dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers
laquelle ils voyaient, dans la rue même, les êtres vivants), et
sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était
construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux
mauves.
Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il
y avait là une occasion propice et pendant que M me Verdurin
disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un
nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais
choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir :
— Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo
cartello ! s’écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l’apparition récente de la
sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans
une école de tendances très avancées, mais était entièrement
inconnue du grand public.
— Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit
Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma
grand’mère.
— C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
— Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu
deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
— Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur.
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 273

— Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait


assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin
d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de
supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me
présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de
fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux.
[308]
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade
et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
— Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens
qui se font soigner par Potain !
— Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de
marivaudage, vous oubliez que vous parlez d’un de mes
confrères, je devrais dire un de mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé
d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en
apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva
pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une
œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports
logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la
folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un
cheval, qui pourtant s’observent en effet.
— Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en
savez dix fois autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur
Cottard, du ton d’une personne qui a le courage de ses opinions
et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis
qu’elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous au moins !
— Mais, madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur
d’un ton ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 274

des princes de la science... C’est beaucoup plus chic de


pouvoir dire : « C’est Potain qui me soigne. »
— Ah ! c’est plus chic ? dit Mme Verdurin. Alors il y a du
chic dans les maladies, maintenant ? je ne [309] savais pas ça...
Ce que vous m’amusez, s’écria-t-elle tout à coup en plongeant
sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais
sérieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monter à
l’arbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant
de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une
bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu’il ne pouvait
plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité.
— Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit M me
Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le
bonsoir. Il est simple, charmant ; si vous n’avez jamais à nous
présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas
apprécié la tante du pianiste.
— Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit M me
Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il
ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de
notre petit clan depuis plusieurs années. La première fois ne
compte pas, c’était utile pour prendre langue. Odette, il est
convenu qu’il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si
vous alliez le prendre ?
— Mais non, il ne veut pas.
— Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille
pas lâcher au dernier moment !
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il
allait les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les
restaurants de banlieue où on allait peu encore, car ce n’était
À la recherche du temps perdu. Tome I. Du côté de chez Swann. (1re partie) (1938) 275

pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait


beaucoup ; et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que
pour les soirs de première, de gala, un coupe-file [310] leur eût
été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en
avoir le jour de l’enterrement de Gambetta, Swann qui ne
parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de
celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de cacher, et au
nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-
Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit :
— Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps
pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain
avec le Préfet de police à l’Élysée.
— Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une
voix tonnante.
— Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de
l’effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :
— Ça vous prend souvent ?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard
disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace
d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son
étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni
fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec
le Chef de l’État.
— Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ?
dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à
qui un inconnu demande à voir le Président de la République
et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme
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disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être


[311] reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du
dépôt.
— Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il
n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite
très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien
d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus
de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que
semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son
interlocuteur, des relations avec le Président de la République.
Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann,
adopta cette opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez
M. Grévy, que c’était chose fort peu recherchée et qui courait
les rues. Dès lors, il ne s’étonna plus que Swann, aussi bien
qu’un autre, fréquentât l’Élysée, et même il le plaignait un peu
d’aller à des déjeuners que l’invité avouait lui-même être
ennuyeux.
— « Ah ! bien, bien, ça va bien », dit-il sur le ton d’un
douanier, méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos
explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans
ouvrir vos malles.
— « Ah ! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants
ces déjeuners, vous avez de la vertu d’y aller, dit M me
Verdurin, à qui le Président de la République apparaissait
comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu’il
disposait de moyens de séduction et de contrainte qui,
employés à l’égard des fidèles, eussent été capables de les faire
lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il mange
avec ses doigts. »
— « En effet, alors cela ne doit pas beaucoup vous amuser
d’y aller », dit le docteur avec une [312] nuance de
commisération ; et, se rappelant le chiffre de huit convives :
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« Sont-ce des déjeuners intimes ? » demanda-t-il vivement


avec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de
badaud.
Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la
République finit pourtant par triompher et de l’humilité de
Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque
dîner, Cottard demandait avec intérêt : « Verrons-nous ce soir
M. Swann ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy.
C’est bien ce qu’on appelle un gentleman ? » Il alla même
jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour l’exposition
dentaire.
— « Vous serez admis avec les personnes qui seront avec
vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez,
je vous dis cela parce que j’ai eu des amis qui ne le savaient
pas et qui s’en sont mordu les doigts. »
Quant à M. Verdurin, il remarqua le mauvais effet qu’avait
produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des
amitiés puissantes dont il n’avait jamais parlé.
Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez
les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne
venait que le soir, et n’acceptait presque jamais à dîner malgré
les instances d’Odette.
— « Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez
mieux cela », lui disait-elle.
— « Et Mme Verdurin ? »
— « Oh ! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma
robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a
toujours moyen de s’arranger.
— « Vous êtes gentille. »
[313]
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Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en


consentant seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait
des plaisirs qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût
qu’elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la
satiété. Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette
la beauté d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une
rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le
commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir Odette
ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La
petite ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que
son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et
restait dans ses bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait
devant chez les Verdurin. A son entrée, tandis que M me
Verdurin montrant des roses qu’il avait envoyées le matin lui
disait : « Je vous gronde » et lui indiquait une place à côté
d’Odette, le pianiste jouait, pour eux deux, la petite phrase de
Vinteuil qui était comme l’air national de leur amour. Il
commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier
plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme
dans ces tableaux de Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre
étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur
autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase
apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique,
appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et
immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le
même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer
maintenant du [314] désenchantement. Elle semblait connaître
la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa
grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le
détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il
la considérait moins en elle-même, — en ce qu’elle pouvait
exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et
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d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui


l’entendraient dans des siècles —, que comme un gage, un
souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin ou pour
le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à
lui, les unissait ; c’était au point que, comme Odette, par
caprice, l’en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire
jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne
connaître que ce passage. « Qu’avez-vous besoin du reste ? lui
avait-elle dit. C’est ça notre morceau. » Et même, souffrant de
songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à
l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux, elle ne les
connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une
signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux,
comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites
par une femme aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme et
aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de
l’essence d’une liaison passagère et d’un être particulier.
Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune
ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite
phrase jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était
bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la
porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de
Triomphe. Et c’était peut-être à cause de [315] cela, pour ne
pas lui demander toutes les faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir
moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d’arriver chez les
Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droit qu’elle lui
reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de
prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression que personne
ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait d’être
encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.

[316]
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[317]

ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 29 JUIN 1938 PAR F. PAILLART
À ABBEVILLE (SOMME)

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