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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

Jacques François

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Jacques François. Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs. Catherine Fuchs. La lin-
guistique cognitive, Éd. Ophrys ; Éd. de la Maison des sciences de l’homme, pp.99-133, 2004, (Cog-
niprisme), 9782708010352. �10.4000/books.editionsmsh.7063�. �hal-00012400�

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Le fonctionnalisme linguistique
et les enjeux cognitifs
Jacques François

Le fonctionnalisme linguistique, fondé initialement sur la notion de


marque chez Troubetzkoy (1939), a connu dans les vingt dernières
années du XXe siècle des développements remarquables dans dif-
férentes directions. On peut citer en particulier la lexématique
fonctionnelle d’E. Coseriu (cf. Coseriu 2002) ou les théories dési-
gnées par W. Croft (1995) comme « fonctionnalistes- formalistes »,
à savoir la Functional Grammar de S. Dik (1978, 1997) et la Grammaire
des rôles et de la référence (cf. Van Valin et LaPolla 1997), et avant tout
la typologie fonctionnelle des langues développée en majorité par
des chercheurs américains, australiens et allemands. Je concentre-
rai ici mon propos sur des travaux qui mettent en évidence des
motivations externes d’ordre cognitif dans la structuration (§ 2) et
l’évolution (§ 3) des langues et, au-delà, l’ontogénèse (§ 4) et la phy-
logénèse (§ 5) du langage. Certains de ces travaux se rattachent
explicitement à un programme d’explication fonctionnaliste (en
particulier T. Givón, W. Croft, B. Heine ou J. Hawkins,
K. Hengeveld, S. Kirby), c’est pourquoi je commencerai par expli-
citer la controverse entre linguistes formalistes et fonctionnalistes
sur le sens qu’ils donnent à la notion d’explication en linguistique
(§ 1). D’autres se rattachent indirectement à ce programme comme
S. Lamb, R. Van Valin, ou M. Tomasello, mais entrent globalement
dans le même paradigme épistémologique.
Je commencerai par une citation emblématique de B. Heine.
Dans l’ouvrage de 1997 intitulé The Cognitive Foundations of Grammar,
qui synthétise ses travaux sur les processus de grammaticalisation,
particulièrement dans un domaine morphologique, celui de l’ap-
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La linguistique cognitive

parition des auxiliaires, et dans deux domaines conceptuels, la pos-


session et la comparaison, Heine estime que « l’on ne peut saisir
la motivation du mode effectif de structuration du langage que si
l’on prend en considération les fondements cognitifs dont dérive la
structure du langage » (1997b : 21).
Un an plus tard, dans son introduction au volume collectif The New
Psychology of Language consacré aux points de contact entre les orien-
tations fonctionnelles et cognitives de la linguistique contemporaine
(rassemblées sous la désignation de « théories du langage fondées sur
l’usage »), le psychologue M. Tomasello déclare à son tour que si l’on
veut comprendre un jour les complexités multiples du langage, ce
n’est pas d’un surplus de formalisations mathématiques que l’on a
besoin, mais plutôt de plus de coopération entre psychologues et lin-
guistes pour s’entraider à « déterminer comment les processus cogni-
tifs et sociaux fondamentaux opèrent dans le domaine particulier de
la communication linguistique humaine » (1998 : XXI).
Nous verrons dans la section 1 en quoi la controverse sur la notion
d’explication est directement liée à l’opposition entre une linguis-
tique centrée sur le calcul syntaxique et sur l’hypothèse de l’autono-
mie de la faculté de langage et une linguistique cherchant à expliquer
les structures linguistiques à partir d’un jeu de motivations internes et
externes, en l’occurrence cognitives et sociales, lesquelles se combinent
harmonieusement dans les thèses de W. Croft (cf. § 3) sur l’évolution
des langues et de T. Givón (cf. § 5) sur la phylogénèse du langage.

1. La notion d’explication dans la controverse


entre fonctionnalisme et formalisme
en linguistique

Le fonctionnalisme linguistique contemporain (qu’on peut dire de


troisième génération) n’est pas la simple continuation du fonction-
nalisme de première génération, représenté par N.S. Troubetzkoy,
V. Mathesius ou A. Martinet, consacré en priorité aux structures
phonologiques et à l’identification des fonctions du langage
(K. Bühler, R. Jakobson), ni de celui de seconde génération orienté

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

vers la perspective fonctionnelle de la phrase et l’articulation entre


phrase et discours (J. Firbas, P. Sgall, M.A.K. Halliday). Son orien-
tation dominante est typologique, dans la lignée des travaux de
J. Greenberg, et celle-ci s’est construite en réaction contre le for-
malisme d’inspiration chomskienne (et ses présupposés menta-
listes). L’ouvrage programmatique de S. Dik, Functional Grammar
(1978), est caractéristique de cette nouvelle voie dont T. Givón est
le représentant emblématique. Le fond du débat, c’est la question
essentielle du sens donné à l’expression « expliquer un fait linguis-
tique ». C’est pourquoi il serait vain de chercher à caractériser les
orientations contemporaines en linguistique fonctionnelle en dehors
de cette controverse.
Pour les formalistes d’inspiration chomskienne, un phénomène
linguistique est déclaré « expliqué » s’il peut être déduit de l’appa-
riement entre un principe général (formulé dans un vocabulaire
de primitives internes à la grammaire) et un ensemble de condi-
tions initiales. Quant aux jugements des locuteurs natifs, ils sont
expliqués par l’internalisation de ces principes (cf. Newmeyer 1998 :
97-8). La grammaire générative est donc basée sur un modèle d’ex-
plication interne. Le point de vue des formalistes sur le sens dans
lequel on peut parler d’explication en linguistique prend appui sur
la thèse que les fonctionnalistes confondent abusivement le plan
de la compétence, donc de la grammaire interne, et celui de la per-
formance, donc du discours instancié. Les contributions de
W. Abraham, S. Anderson et D. Nettle au volume 1 de Formalism and
Functionalism in Linguistics (Darnell et al. 1999) sont représentatives
de cette position.

1. 1. Aux formalistes la compétence,


aux fonctionnalistes la performance !

C’est dans cette optique qu’Abraham (1999) présente un tableau


comparatif d’une douzaine de caractéristiques majeures distinguant
les deux entreprises, formaliste et fonctionnaliste. J’en retiens
quelques points forts :

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La linguistique cognitive

LES FORMALISTES LES FONCTIONNALISTES

appliquent une méthode déductive appliquent une méthode inductive

pratiquent des généralisations absolues pratiquent des généralisations


graduelles ou d’ordre statistique
assignent au langage une fonction assignent au langage une fonction
primaire d’information primaire d’interaction autant que
d’information
identifient des universaux de syntaxe identifient des principes cognitifs
linguistique plus profonds déterminant les universaux
linguistiques
attribuent un caractère arbitraire attribuent un caractère non arbitraire
au lexique au lexique, insistant sur l’iconicité,
et identifiant de tous côtés des processus
métaphoriques
envisagent la diachronie comme envisagent la diachronie comme
constituée de stades successifs un système dynamique

Une démarche calculatoire telle que la préconise le courant for-


maliste doit adopter une méthode hypothético-déductive, elle ne
peut pas se satisfaire de généralisations statistiques, elle ne peut
pas tenir compte à la fois des deux fonctions d’information et d’in-
teraction et accorde la priorité à celle qui est le plus aisément for-
malisable. Elle conçoit l’universalité de la grammaire en termes
d’universaux de substance (classes de mots) et non d’universaux
implicatifs ou de tendances ordonnées en hiérarchies, elle renvoie
la discussion des motivations cognitives du lexique et de l’extension
métaphorique des concepts lexicaux comme des catégories gram-
maticales à une grammaire de performance, enfin elle admet le
principe des coupes de synchronie décrivant des états de langue
stabilisés comme prérequis de l’analyse diachronique. La prise en
compte des motivations pragmatiques de l’énoncé, de ses condi-
tions d’emploi en contexte discursif ou de son appartenance à un
genre textuel constituent une tâche secondaire. Abraham y voit
« une division raisonnable du travail » (1999 : 78).
Dans le même ouvrage, S. Anderson (1999) pousse à son terme
cette ligne de raisonnement. Il reproche aux fonctionnalistes de

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

ne pas se contenter de formuler l’hypothèse d’une perméabilité


des structures syntaxiques vis-à-vis de facteurs de signification et
d’usage, mais de concevoir la mise en évidence de cette perméa-
bilité comme une stratégie de recherche (ibid.: 120). Selon Anderson,
la méthode des formalistes consiste à formuler l’hypothèse que des
composantes distinctes du savoir linguistique ont un fonctionne-
ment autonome et que les phénomènes complexes sont descrip-
tibles par leur interaction. L’étude de la capacité générative du
langage humain (objectif déclaré des formalistes) invalide les don-
nées sur l’usage et la fréquence « et même la question de savoir si
une possibilité donnée est effectivement instanciée dans une quel-
conque langue » (ibid. : 120-121). Le domaine de recherche des for-
malistes est ce que le langage est (la compétence), tandis que le
domaine qu’il concède aux fonctionnalistes est celui de ce que le lan-
gage fait (la performance), qu’Andersen caractérise comme la « prise
en compte unifiée de l’activité des utilisateurs du langage humain ».
Anderson entend fixer une hiérarchie des priorités :
– Les grammaires (internes) de la compétence (ou I-grammars, rele-
vant de modèles formels) sont le noyau dur fondé sur la distinc-
tion entre principes et paramètres. Elles sont seules aptes à rendre
compte de l’aptitude humaine à manier les langues comme un outil
abstrait déconnecté des besoins de communication.
– Les grammaires (externes) de la performance (ou E-grammars, relevant
de modèles fonctionnels) rendraient compte de l’usage effectif des
langues dans la communication, ce qui selon Anderson constitue
une problématique extérieure à la grammaire au sens étroit.
Enfin, la contribution de D. Nettle dans le même volume (1999)
prend le problème à la racine en pointant les difficultés du fonc-
tionnalisme en biologie, lesquelles se répercutent sur son emploi en
linguistique. Tout comme Givón (1995), dont le fonctionnalisme
est pourtant indiscutable, Nettle critique le dogme fonctionnaliste
de la structuration adaptative (emprunté à la théorie de l’évolution
en biologie). Il présente comme circulaire et empiriquement
improductive l’hypothèse de l’adaptativité linguistique – c’est-à-dire
d’une relation fonctionnelle entre le degré d’utilité communica-
tionnelle ou cognitive de formes linguistiques et la probabilité de

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La linguistique cognitive

leur adoption 1 et il illustre l’objection de Lass (1980) selon laquelle


« le problème avec l’argument fonctionnel, c’est que vous ne pou-
vez pas perdre » en ces termes : « D’un côté on suppose que le sys-
tème linguistique est mieux adapté que le précédent après le
développement en question et on en trouve une raison a posteriori.
D’un autre côté le développement est dit avoir été causé par cette
pression fonctionnelle » (Nettle 1999 : 450).
Comment les fonctionnalistes peuvent-ils répliquer à ces cri-
tiques convergentes ?

1.2. Le point de vue fonctionnaliste

Dans le même volume, le point de vue fonctionnaliste sur ce qui


constitue proprement une explication en grammaire est défendu
particulièrement par M. Durie (1999) et D. Payne (1999). Durie
(ibid. : 418) est largement en accord avec Abraham (cf. § 2.1) sur
les bases générales du désaccord avec le structuralisme en géné-
ral, mais plus spécialement avec l’héritage saussurien. Selon les
fonctionnalistes :
— la structure du langage ne peut être expliquée et internalisée
qu’en termes de discours et de parole, ce qui contredit le souci des
formalistes de se cantonner au niveau de l’unité-phrase et de ne
tenir compte que de la fonction d’information au détriment de la
fonction d’interaction ;
— les contraintes du monde réel, du temps et de l’espace qui s’appliquent
à la communication humaine (par exemple l’intentionnalité humaine, et
les contraintes imposées par le medium de la communication, verbale

1 Cette critique concerne uniquement les tenants du fonctionnalisme intégratif


et, à l’intérieur même du camp fonctionnaliste, Croft exprime les mêmes réti-
cences à l’égard des thèses intégrativistes. Il souligne qu’il n’a pas encore été
démontré que les motivations concurrentes postulées par les typologistes soient
le résultat d’interactions communicationnelles entre locuteurs et qu’aucune expé-
rience psycholinguistique n’a encore prouvé que l’économie et l’iconicité sont
bien, comme l’affirme Haiman, les deux moteurs principaux de la structuration lin-
guistique (1995 : 515).

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

ou signée) doivent être prises en compte 2, ainsi que les contraintes


de l’appareil phonatoire;
— il en est de même des aptitudes et des propensions des êtres
humains au-delà du domaine strictement linguistique, y compris
les opérations du sens commun et les présuppositions qui rendent
la communication coopérative, ce qui va à l’encontre d’une concep-
tion restrictive de la compétence limitée à l’usage collectif d’une
même syntaxe et d’un lexique arbitraire, abstration faite des exten-
sions métaphoriques affectant aussi bien la syntaxe 3 que le lexique ;
— les systèmes linguistiques sont des équilibres dynamiques et
non des états idéalement stabilisés.
Durie développe ce dernier point (ibid. : 426) en distinguant cinq
niveaux de temporalité dans le langage, du plus rapide, le discours
comme activité individuelle et collective en « temps réel », au plus
lent, l’évolution de l’espèce (phylogénie), en passant par la pra-
tique, l’entraînement et la mémoire à long terme, l’acquisition
(ontogénie) et l’évolution des langues à travers le renouvellement
des communautés linguistiques (diachronie). Je reviendrai sur ces
trois types de durée respectivement dans les sections 5, 4 et 3.
Cet article ouvre la voie à l’argumentation de D. Payne, dont la
contribution intitulée What Counts as Explanation ? touche le fond
du problème. D. Payne commence par définir le fonctionnalisme
linguistique comme « une approche qui considère le langage
comme un outil de communication et dans lequel la production en
cours peut être affectée par les tâches communicationnelles à
accomplir vis-à-vis de l’allocutaire aussi bien que par l’appareil
cognitif général du locuteur et de l’allocutaire et par les contraintes
qui leur sont imposées dans le traitement du langage » (1999 :
139). Les trois facteurs décisifs mis en avant par M. Durie sont

2. Ce qui est plus particulièrement développé dans la Cognitive Grammar de


R. Langacker et rappelle que celle-ci constitue un embranchement des grammaires
fonctionnelles (cf. Croft 1993). Les travaux de B. Heine (1993, 1997a, 1997b ; Heine
et Kuteva 2002), qui dégagent un catalogue fini de schèmes cognitifs sources de
grammaticalisation à travers les langues, vont dans le même sens.
3. La notion d’extension métaphorique de l’agentivité a été particulièrement déve-
loppée par T. Givón (1989).

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La linguistique cognitive

présents : l’accomplissement des tâches communicationnelles, l’ap-


pareil cognitif des interlocuteurs et les contraintes auxquelles est
soumise la communication linguistique, que celles-ci soient d’ordre
spatio-temporel ou physiologique.
Le point central est que les tâches communicationnelles assu-
mées par les locuteurs ont le pouvoir de façonner le système lin-
guistique. C’est l’identification de ce pouvoir qui constitue une
explication fonctionnelle selon Russell Tomlin (1994), lequel définit
comme description fonctionnelle l’analyse détaillée des relations de
correspondance entre les formes spécifiques dans un système lin-
guistique et les fonctions qu’encodent de telles formes. Cette des-
cription consiste en un effort de compréhension des motivations des
locuteurs dans leur choix entre des structures équivalentes en termes
de logique propositionnelle, mais formellement distinctes 4. Tomlin
distingue deux types majeurs de relation entre forme et fonction :
— le codage syntaxique ou grammaticalisé : la forme X est gramma-
ticalisée pour coder la fonction A si et seulement si la présence de
A dans le message requiert du locuteur qu’il emploie automati-
quement et invariablement X ;
— la signalisation pragmatique : la forme X signale pragmatique-
ment la fonction A si la présence de X permet à l’allocutaire d’in-
férer A dans un contexte donné ; toutefois, il n’y a pas d’obligation
automatique pour le locuteur à produire X dans le contexte de A.
À titre d’exemple de cette distinction, on peut comparer l’ex-
pression en français de la focalisation d’un constituant actantiel ou
circonstanciel selon que la force illocutoire est déclarative ou inter-
rogative. En phrase interrogative, la focalisation passe obligatoire-
ment par la sélection d’un pronom ou déterminant interrogatif
(par exemple : qui as-tu rencontré ?/qui est-ce/c’est que tu as rencontré ?/tu
as rencontré qui ?/quel N as-tu/tu as rencontré ?), il s’agit donc d’un
codage grammaticalisé. En phrase déclarative, la focalisation peut
passer par une construction présentative, mais il ne s’agit que d’une
signalisation pragmatique : C’est Paul que j’ai rencontré.

4. À ce titre, les règles de « linking » entre syntaxe et sémantique de R. Jackendoff


(2002) ont aussi un caractère « fonctionnel ».

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

Ce type d’explication a pour Newmeyer (1998) un caractère


externe – ce qui justifie la distinction de Croft (1995) entre le fonc-
tionnalisme « autonomiste » de S. Kuno, qui ne recourt qu’à des fac-
teurs explicatifs internes au système sémiotique de la langue, et le
fonctionnalisme « externe » qui fait intervenir des facteurs pragma-
tiques, physiologiques et cognitifs.

1.3. La part d’explication interne et d’explication externe


dans les théories formalistes et fonctionnalistes

Un intérêt majeur de la discussion des modes interne et externe


d’explication en linguistique dans le chapitre 3 de Newmeyer (1998 :
96-106) est que, après avoir reconnu que typiquement les formalistes
favorisent l’explication interne et les fonctionnalistes l’explication
externe, l’auteur montre qu’en fait les deux modes d’explication
coexistent dans les deux types de théories.
(I) Explication interne en linguistique fonctionnelle. Ainsi, le principe
selon lequel la grammaticalisation est unidirectionnelle, essentiel
dans la perspective fonctionnelle, constitue une explication interne
parce que c’est une hypothèse interne à la grammaire. Newmeyer
note qu’il est habituel de faire des déductions sur des changements
dans des grammaires pour lesquelles nous n’avons aucune attesta-
tion directe, comme dans l’œuvre de B. Heine où des séquences
complexes de développement historique sont proposées pour beau-
coup de langues d’Afrique (cf. Heine et Kuteva 2002).
(II) L’innéité comme explication externe en grammaire générative. Quand
on essaie, comme les formalistes, d’expliquer pourquoi des gram-
maires sont organisées comme elles le sont, en faisant l’hypothèse
que certaines de leurs propriétés sont innées, on cherche à fournir une
explication externe de celles-ci. C’est d’ailleurs pourquoi il n’y a pas à
s’étonner que M. Durie (1999) mette en avant dans les préoccupations
des fonctionnalistes les caractères innés de la faculté de langage et que
toute une littérature soit consacrée à l’acquisition phylogénétique
de ces caractères innés (cf. Elman et al. 1996). Martin Haspelmath
(cité par Newmeyer) imagine d’ailleurs qu’il est réellement plausible

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La linguistique cognitive

que des propriétés innées de l’esprit humain obligent les langues à


changer de manières particulières.
(III) L’effet de l’analyse sur les structures syntaxiques. Enfin, comme on
peut s’y attendre, la performance linguistique n’est pas sans effet sur
la compétence. La plupart des grammairiens générativistes pensent
que les grammaires mentales admises par les linguistes sont réelle-
ment utilisées dans le cours de la production et de la compréhen-
sion du discours, certaines propriétés grammaticales pouvant être
attribuées à une accommodation de la grammaire à l’analyseur.
En conclusion de cette discussion, entre les deux modes d’ex-
plication linguistique, le mode interne est privilégié chez les forma-
listes parce que mieux adapté à un style d’argumentation déductif
et calculatoire, et le mode d’explication externe chez les fonc-
tionnalistes parce qu’intégrant mieux l’activité linguistique dans le
comportement global des êtres humains, de la physiologie pho-
natoire à la cognition. Pour autant, l’un et l’autre mode d’expli-
cation, loin de s’exclure, constituent des procédures scientifiques
complémentaires.

2. Facteurs cognitifs dans la conception


fonctionnaliste des universaux du langage

La conception « formaliste » – plus spécifiquement générativiste –


des universaux du langage est centrée sur la question des condi-
tions d’acquisition des structures linguistiques par l’enfant malgré
la « pauvreté du stimulus ». Chomsky (1965 : 27-30) distingue deux
types d’universaux linguistiques : les universaux substantiels sont les
pierres angulaires de la structure linguistique, il s’agit des traits dis-
tinctifs phonologiques et de la notion de syllabe, des parties du dis-
cours (qui sont organisées ultérieurement en fonction de deux traits
[+/-N, +/-V], les noms recevant la double caractérisation [+N, -V], les
verbes [-N, + V], les adjectifs [+N, + V] et les adpositions• [-N,-V]),
et le principe de hiérarchisation arborescente des syntagmes. Le
second type est celui des universaux formels qui constituent le réper-
toire des types de règles que l’enfant doit assimiler. Dans cette

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

conception, l’enfant dispose d’un répertoire de règles (par exemple


de formation des syntagmes et de dérivation) qui se développeront
en règles de la grammaire interne de l’enfant une fois alimentées
par la perception des régularités de la langue maternelle. À ces
deux types, Jackendoff (2002 : 77-78) adjoint un universel architec-
tural : selon sa théorie de l’architecture parallèle du langage, toute
langue présente une architecture composée de trois types de struc-
tures, phonologique, syntaxique et sémantique-conceptuelle, inter-
connectées par des composantes d’interface phonologie-syntaxe et
syntaxe-sémantique et présentant chacune des sous-composantes
modulaires (cf. § 6).
Le trait commun aux points de vue fonctionnalistes est la mise
en avant de données de typologie des langues plus ou moins expli-
citement corrélées à des observations cognitives et à l’hypothèse
que l’acquisition du langage se fonde sur des principes généraux
du développement cognitif et que la faculté de langage n’est pas
soumise à des principes spécifiques. Je n’évoquerai ici que quatre
aspects parmi d’autres de la mouvance fonctionnaliste en termes
d’universaux : la notion d’universaux implicationnels•, la place de
la concurrence entre motivations dans l’émergence de hiérarchies
implicationnelles universelles, l’exploitation typologique de schèmes
cognitifs universels et l’élaboration d’un ensemble de dimensions
universelles très abstraites du langage.

2.1. Les universaux implicationnels d’ordre des mots


et les contraintes de traitement

L’identification des universaux implicationnels du langage, qui repose


sur les travaux fondateurs de J. Greenberg (1963, 1966), s’effectue en
quatre pas successifs (cf. Croft 1990 : 62-3). Le premier pas est l’énu-
mération des paires de propriétés dont la compatibilité est testée dans
un échantillonnage aussi représentatif que possible de langues. Pour
une paire de propriétés {A +/-, B +/-} le croisement des valeurs A +/-
et B +/- est représenté sur une table dite « tétrachorique » (tableau1).

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La linguistique cognitive

Tableau 1
La forme des tables tétrachoriques

Propriété A + Propriété A –
Propriété B +
Propriété B –

Le deuxième pas est la découverte de la distribution empirique des


types attestés et non attestés, illustrée par la disposition dans la table
des N (nombre de langues de l’échantillon présentant la paire de
propriétés) et des Ø (aucune langue attestée) ou [Ø] (nombre insi-
gnifiant de langues attestées). Trois possibilités se présentent :
(I) Il s’agit d’un universel absolu, par exemple : « Toutes les langues
ont des voyelles orales » (alors qu’elles peuvent avoir ou pas des
voyelles nasales) 5 :

Tableau 2
L’universel absolu de la présence de voyelles orales
voyelles nasales + nasales -
orales + N N
orales - Ø Ø

(II) Il s’agit d’un universel implicationnel, par exemple : « Si une


langue dispose le nom avant le démonstratif, alors elle dispose le
nom [i.e. l’antécédent] avant la proposition relative » :

Tableau 3
L’universel implicationnel N Dem N Rel
Dem N N Dem
Rel N N Ø
N Rel N N

5. Si une seule cellule de la table tétrachorique est validée, on est en présence


de la combinaison de deux universaux absolus, par exemple : « Toutes les langues
ont des consonnes et ont des voyelles. »

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

(III) Il s’agit d’une équivalence logique, par exemple : « Dans les


langues avec prépositions, le génitif suit presque toujours le nom
régissant tandis que dans les langues avec postpositions•, il le pré-
cède presque toujours » :
Tableau 4
Une équivalence logique
N Gen Gen N
Préposition N [Ø]
Postposition [Ø] N

Le troisième pas consiste à développer une généralisation propre


à restreindre la variation dans les types de langues sans l’élimi-
ner (c’est-à-dire qui autorise les différents types de langues attes-
tés en excluant les types non attestés) et à révéler une relation
entre des paramètres grammaticaux par ailleurs logiquement
indépendants.
Ainsi, concernant les corrélations entre (1) l’ordre relatif du verbe,
du sujet et de l’objet pour la proposition, (2) celui du nom, du démons-
tratif, de l’adjectif et de la relative pour le syntagme nominal et (3) la
présence de prépositions ou de postpositions pour le syntagme
prépositionnel, il résulte de l’étude typologique d’un échantillon
représentatif de 142 langues (cf. Hawkins, 1983 : 26) que sur les
26 langues à ordre dominant VSO (en proposition principale et en
mode de phrase déclaratif) de l’échantillon, 24 présentent la confi-
guration {VSO, prépositions, N-Génitif} dont en outre 19 avec l’ordre
N-Adj contre 5 avec l’ordre Adj-N, les 2 langues restantes ayant
des configurations excentriques. Pour les 52 langues à ordre domi-
nant SVO, 32 présentent la configuration {SVO, prépositions, N-
Adj}, dont 21 avec en outre N-Génitif contre 11 avec Génitif-N, et
14 la configuration {SVO, prépositions, Adj-N} dont 8 avec au
surplus N-Génitif et 6 avec Génitif-N, les 6 autres langues se dis-
séminant dans des configurations marginales. Enfin, pour les 64
langues à ordre SOV, 52 partagent les trois propriétés {SOV, post-
positions, Génitif-N} dont 28 avec en outre Adj-N et 24 avec N-Adj,
tandis que 11 des 12 restantes partagent les trois propriétés
{SOV, prépositions, N-génitif} avec N-Adj pour 7 d’entre elles et

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La linguistique cognitive

Adj-N pour les 4 autres. On peut donc résumer ces données sous
la forme suivante où « > » désigne une relation de supériorité quan-
titative, l’effectif en langues attestées de chaque propriété d’ordre
étant indiqué en indice :
{VSO26, prépositions25, N-Génitif24, N-Adj19 > Adj-N7}
{SVO52, prépositions33 > postpositions19, N-Génitif31 > Génitif-
N21, N-Adj33 > Adj-N19}
{SOV 64, postpositions 59, Génitif-N 53 > Génitif-N 11, N-Adj 35
> Adj-N29}
et on peut en tirer trois conclusions :
(i) L’ordre VSO est en corrélation forte avec la présence de prépo-
sitions et l’ordre N-Génitif, l’ordre SOV inversement avec la présence
de postpositions et l’ordre Génitif-N. Il y a harmonie (Croft 1990 : 55)
entre la structure de la proposition et celle du SN, le même ordre
tête-modificateur (VSO) ou modificateur-tête (SOV) étant privilégié.
(ii) L’ordre SVO est en revanche en corrélation préférentielle mais
non décisive avec les prépositions, l’ordre N-Génitif et l’ordre N-
Adjectif (c’est-à-dire l’ordre tête-modificateur) ; cette dispersion
témoigne de la concurrence entre deux motivations, l’ordre SV étant
du type modificateur-tête dans la conception de Tesnière 6 ou tête-tête
dans celle de Chomsky, et l’ordre VO du type tête-modificateur.
(iii) L’ordre N-Adj l’emporte, même pour les langues SOV, c’est-à-
dire que dans ce cas il y a une dysharmonie entre l’ordre modificateur-
tête de la proposition (actants•-verbe) et l’ordre tête-modificateur du
SN (nom régissant-adjectif régi).
Le quatrième pas consiste dans la recherche d’une explication
(éventuellement externe) pour les phénomènes de dysharmonie
observés. Hawkins propose deux explications, la mobilité (les démons-
tratifs, numéraux et adjectifs étant plus mobiles que le génitif et la
relative) et surtout le poids relatif (heaviness) évalué en nombre de

6. Tesnière (1969 : 23-25) distingue deux types purs de linéarisation des consti-
tuants, centrifuge (c’est-à-dire dépendant-régissant), et centripète (régissant-dépen-
dant). Les ordres dits centrifuges ou centripètes « accusés » révèlent une corrélation
absolue, les ordres dits « mitigés » seulement une corrélation préférentielle entre
un ordre dominant pour les syntagmes verbaux et un ordre dominant inverse pour
les syntagmes nominaux.

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

morphèmes ou de syllabes, avec par ordre de poids croissant le


démonstratif et le numéral puis l’adjectif, le génitif et la relative.
Dans l’échantillonnage originel plus restreint de Greenberg (1963),
sur 11 langues à ordre SOV, deux présentent la relative postposée
(ordre dysharmonique) et une la relative à ordre indifférent, et
quatre l’ordre N-Adj au lieu de Adj-N attendu. Il est peu vraisem-
blable que l’ordre N-Adj résulte de la concurrence entre la motiva-
tion d’ordre modificateur-tête et celle de poids relatif dans la mesure
où l’adjectif régi a peu de chances d’être notablement plus lourd
que le nom régissant, il s’agit donc plus vraisemblablement d’ad-
jectifs mobiles dont l’ordre N-Adj n’est que dominant. En revanche,
pour les relatives, le facteur de poids relatif est prépondérant et celui
de mobilité peu vraisemblable compte tenu de la structure propo-
sitionnelle de la relative. Ce facteur de poids relatif est typiquement
d’ordre cognitif, puisqu’il met en cause les conditions de traitement,
c’est-à-dire l’empan de la mémoire de travail 7.

2.2. Les motivations en concurrence


et les hiérarchies implicationnelles universelles :
le cas de l’ergativité• partagée

Les langues à cas se distribuent en trois types principaux de


marquage casuel. Dans le système nominatif-accusatif, les fonctions
syntaxiques de sujet et d’objet déterminent l’assignation du cas :
les sujets sont exprimés au cas nominatif, les objets au cas accusa-
tif. Les fonctions syntaxiques suffisent à déterminer le cas. Dans le

7. À titre d’illustration, en allemand un contenu propositionnel peut être rattaché


à un antécédent nominal par une construction participiale préposée avec participe
final ou par une relative postposée avec pronom initial et verbe conjugé final. On
observe que la participiale n’est représentée qu’en langue écrite, car l’attente de
l’antécédent constitue une charge excessive de la mémoire de travail à l’oral. En
outre, dans de nombreux cas, l’équivalence entre le pronom relatif et la variante
courte et tonique du démonstratif favorise le déplacement en seconde position
du verbe conjugué dans la relative, ce qui allège également la charge de la mémoire
de travail, par exemple : Ich habe einen Freund, der ist mehrmals rund um die Welt
gereist (« j’ai un ami, qui/il a fait plusieurs fois le tour du monde »).

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La linguistique cognitive

système ergatif-absolutif • la transitivité du prédicat est le facteur


déterminant : les sujets de prédicats transitifs sont exprimés par le
cas ergatif, ceux de prédicats intransitifs et les compléments d’ob-
jet de prédicats transitifs sont exprimés au cas absolutif. Enfin dans
le système actif-inactif, qui touche un nombre de langues très limité,
ce sont les rôles sémantiques qui déterminent l’assignation de
marques casuelles : les constituants agentifs• sont au cas « actif », les
constituants non-agentifs au cas « inactif ».
La variation de marquage du sujet dans le système ergatif en
fonction de la présence ou de l’absence d’un objet révèle la concur-
rence entre deux motivations : le sujet de la proposition à un seul
actant peut certes subir l’événement, mais s’il le contrôle, il reçoit
un marquage neutre (dit « absolutif », souvent non marqué) qui
laissera la place à un marquage ergatif si le patient est mentionné.
C’est un facteur d’instabilité qui favorise l’interférence avec des
propriétés cognitives de deux ordres, représentationnelles et énoncia-
tives, qui entraînent le phénomène dit d’ergativité partagée. Les pre-
mières concernent les classes de représentation des événements
(par exemple l’aspect intrinsèque ou « aktionsart• », les propriétés
d’actance) et des participants (par exemple le caractère comptable
vs. massif, animé vs. non animé, etc.), les secondes la deixis• tempo-
relle•, la visée aspectuelle, les modalités logiques et énonciatives,
la référence et la deixis nominales•.
La hiérarchie d’animation de Silverstein (1976), qui peut jouer un
rôle déterminant dans le marquage casuel hybride, combine effecti-
vement des propriétés cognitives des deux ordres. Le parangon de
l’animé est l’allocutaire, suivi du locuteur et d’un pronom de 3e per-
sonne. C’est donc la propriété de participation à l’acte de communi-
cation qui domine. Le quatrième degré de l’échelle est représenté
par les noms propres, lesquels assurent une fonction référentielle
(toujours une propriété énonciative), et les degrés inférieurs distin-
guent les humains, les animaux et les objets inanimés (propriétés
représentationnelles). L’ergativité partagée est la combinaison des
marquages casuels ergatif et accusatif dans une langue, distribuée à
travers ses sous-systèmes. Les langues ERG/ACC présentent donc
un marquage casuel hybride. Dans ces langues, la probabilité d’un

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

marquage ERG pour l’agent ou, inversement, d’un marquage ACC


pour le patient est inversement proportionnelle à leur « naturalité »,
c’est-à-dire à la conformité entre le statut intrinsèque du participant
et le rôle sémantique qu’il doit assumer dans l’énoncé.
Les agents les plus naturels sont l’allocutaire et le locuteur parce
qu’ils sont des humains engagés dans l’acte de co-énonciation.
Inversement, les objets inanimés sont des patients naturels. Si cette
corrélation prototypique entre la classe conceptuelle et/ou énon-
ciative des participants et leur rôle sémantique est respectée, aucun
marquage spécial n’est nécessaire. En revanche, plus l’agent ou le
patient est éloigné du prototype correspondant, plus il a de chances
d’être marqué respectivement comme ERG ou ACC (cf. tableau 5).

Tableau 5
Modèle du marquage casuel hybride accusatif ou ergatif
en fonction de la hiérarchie d’animation

Hiérarchie degré marquage degré de marquage


d’animation de naturalité casuel de naturalité casuel
de l’agent de l’agent du patient du patient
de l’énoncé de l’énoncé
2e personne +++ Ø --- ACC
e
1 personne ++ Ø -- ACC
3e personne + Ø - ACC
Nom propre +/- Ø/ERG +/- ACC/Ø
Humain - ERG + Ø
Animal -- ERG ++ Ø
Inanimé --- ERG +++ Ø

L’échelle de naturalité de l’agent de l’énoncé, qui va de +++ pour le


pronom allocutaire à – – – pour la désignation d’un inanimé, est l’in-
verse de celle du patient. Un patient naturel investi d’un rôle agentif
(et donc causatif•) dans l’énoncé doit recevoir une marque d’ergatif
pour compenser sa faible agentivité. Inversement, un agent naturel
investi d’un rôle de patient doit recevoir une marque d’accusatif pour
neutraliser son agentivité naturelle. Dans les langues à marquage
casuel ergatif sur les noms, le marquage ergatif manque fréquemment

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La linguistique cognitive

pour la 1e et 2e personne et parfois pour la 3e. Blake (1994 : 123) men-


tionne une langue papou, le fore, pour un usage du cas ergatif déter-
miné par une variante de la hiérarchie d’animation: pronom > nom
propre > terme de parenté > humain >animé > non animé.
Toutefois les spécifications représentationnelles et/ou énonciatives
des SN ne sont pas la seule cause de partage de l’ergativité. H. Seiler
retient deux autres types de paramètres: la différenciation lexicale des
verbes (« partage verbal ») et l’incidence du temps, de l’aspect et du
mode du verbe (« partage TAM »). Dans de nombreuses langues, il
y a un partage dans le système de marquage casuel en fonction du
temps et de l’aspect. Ainsi le géorgien et le laz (langue kartvélienne)
ont un marquage actif au passé et nominatif-accusatif au présent.
Dans plusieurs langues indo-aryennes (hindi-ourdou, marathi, pun-
jabi) et dans les langues iraniennes pashtou et kurde, le marquage
n’est ergatif qu’au parfait (cf. Blake 1994 : 127-129).
Le répertoire des paramètres susceptibles d’affecter un marquage
casuel hybride qu’a établi T. Givón (1984 : 153-165) combine des
caractères d’ordre cognitif et d’ordre énonciatif : d’un côté le degré
de contrôle ou d’intentionnalité de l’agent, le degré d’affectation
du patient et le degré de perfectivité de l’événement concernent la
représentation mentale des caractères intrinsèques du procès, de
l’autre le degré de manifestation du patient (mentionné ou pas),
d’achèvement de l’événement (la visée aspectuelle sécante, globale
ou accomplie) et le degré de référentialité• et de topicalité• des par-
ticipants (leur statut de protagoniste ou de figurant) touchent la
mise en scène du procès dans l’acte d’énonciation. La présence indis-
sociable de caractères de ces deux ordres était déjà apparue dans la
hiérarchie d’animation de Silverstein et se retrouve également dans
les facteurs contribuant à un marquage de la transitivité (cf. Hopper
et Thompson 1980) et suggère que ces deux ordres de représenta-
tion ne sont que deux facettes qui entrent en composition : la repré-
sentation des propriétés invariantes d’un type de procès et des types
de participants qu’il convoque, et celle des propriétés d’un procès
particulier une fois « mis en scène ».
Le repérage des facteurs représentationnels et procéduraux qui
structurent les hiérarchies implicationnelles, telles que la hiérarchie

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

d’animation de Silverstein ou celle de transitivité de Hopper et


Thompson, permet-il d’expliquer ces hiérarchies ? C’est ce que
S. Kirby (1998) a cherché à montrer à l’aide d’une simulation par
réseau connexionniste à propos de la hiérarchie de rattachement
des propositions relatives à leur antécédent. Dans toutes les langues
du monde, il semble exister un procédé pour relier une proposition
dépendante à un syntagme nominal par l’intermédiaire d’un pro-
nom relatif sujet (la fille qui t’a dit cela) ou d’une construction apparentée
(ex. la fille vendant des primeurs au marché), c’est l’universel de forma-
tion de la relative sujet. Mais certaines langues ne permettent pas la
relativisation à partir de l’objet direct (la fille que tu as vue/photogra-
phiée sur le magazine) et encore moins la relativisation à partir d’un
objet indirect ou d’un circonstant (la fille à qui tu as parlé/avec qui tu sors).
On remarque d’ailleurs qu’en français la construction participiale
n’est plus possible dans ce cas. Kirby défend l’idée que la hiérarchie
d’accessibilité à la formation des propositions relatives est explicable
à partir du jeu de deux pressions fonctionnelles concurrentes: la pre-
mière vise à réduire la complexité structurale (c’est-à-dire la distance
entre la position du pronom relatif et celle de la trace de la fonction
qu’il assume dans la relative: très courte pour le pronom relatif sujet,
très longue par ex. dans Je connais la fille avec le copain de la sœur de
laquelle tu veux monter une boîte) et la seconde à réduire la complexité
morphologique. La simulation de Kirby montre que, en tenant compte
des deux types de motivation en concurrence et en laissant évoluer
le système linguistique ainsi modélisé sur un grand nombre de géné-
rations de locuteurs, on aboutit à une représentation de l’évolution
d’une langue qui peut fluctuer entre un rattachement de la relative
à l’antécédent par la seule fonction sujet et un rattachement diversifié
par différentes fonctions syntaxiques.
L’arrière-plan théorique de la simulation de Kirby est explici-
tement le processus de la « main invisible »• (Keller 1994) qui
décrit les conséquences globales du comportement des usagers
d’une langue. Les universaux typologiques implicationnels sont
« des résultats non intentionnels d’actions humaines » et Kirby
interprète les pressions fonctionnelles qui influencent la sélection
de variantes linguistiques en concurrence en termes de « lois de

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La linguistique cognitive

transformation » entretenant « une analogie intime avec la pensée


biologique ». La notion centrale d’« état de langage intériorisé »,
c’est-à-dire de grammaire individuelle en tant que système cogni-
tif, correspond exactement à la conception de la grammaire défen-
due par Croft (2000) dans le cadre d’une théorie du changement
linguistique par différenciation dans les réplications• d’énoncés et
stabilisation sous l’effet de pressions sociales (cf. § 3 ci-dessous).

2.3. Schèmes cognitifs universels et variété des moyens


d’expression : l’exemple de la relation de possession

B. Heine, africaniste de formation et l’un des promoteurs princi-


paux de la théorie de la grammaticalisation, défend dans ses
ouvrages sur l’auxiliation• (1993), sur la possession (1997a) et sur
les fondements cognitifs de la grammaire (1997b, Heine et Kuteva ;
2002) l’idée que les intuitions modélisatrices de la Cognitive
Grammar de R. Langacker (cf. Victorri, ce volume) sont opéra-
toires et méritent d’être testées extensivement. Elles constituent
les bases d’un raisonnement explicatif, mais elles ne sont pro-
bantes que combinées à un raisonnement typologique. Dans son
étude des fondements cognitifs de l’expression diversifiée de la pos-
session, Heine part de quatre hypothèses :
(I) La structure de catégories grammaticales est prédictible dans
une large mesure une fois qu’on connaît l’éventail des structures
cognitives à partir desquelles elles sont dérivées.
(II) Les catégories grammaticales peuvent être traquées jus-
qu’aux concepts source sémantiquement concrets.
(III) Pour toute catégorie grammaticale, il n’y a qu’un vivier
limité de concepts source.
(IV) Alors que le choix des sources est déterminé primairement
par des modes de conceptualisation universels, il est également
influencé par d’autres facteurs, spécialement des forces aréales.
Il commence par établir la liste de tous les schèmes cognitifs à la
source de la représentation linguistique de la possession prédicative
ou attributive :

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

(1) schème d’action : X prend Y


(2) schème de localisation : Y est à la place de X
(3) schème d’accompagnement : X est avec Y (la chambre est
avec salle de bain > la chambre a une salle de bain)
(4) schème d’existence : Y existe par rapport à X
– schème génitif : Le Y de X existe 8
– schème du destinataire : Y existe pour X 9
(5) schème du topique : En ce qui concerne X, Y (de X) existe
(6) schème de l’origine : Y existe à partir de X
(7) schème d’équation : Y est (propriété) de X.
Puis il montre comment la grammaticalisation « décatégoria-
lise » les unités significatives et comment les schèmes sources
tendent à se spécialiser dans l’expression d’un type de possession.
Ainsi, la construction possessive anglaise « X has Y » a une syntaxe
transitive parce que cette construction est dérivée du schème d’ac-
tion et a retenu les principales propriétés associées à ce schème,
mais elle ne peut pas se présenter à la voix passive (contrairement
à « X owns Y »). Cette contrainte révèle un phénomène de « déca-
tégorialisation » (un représentant typique de la catégorie « verbe
d’action » doit être compatible avec un mode de présentation
active ou passive de l’action, ce qui n’est plus le cas pour have),
lequel constitue dans ce cas un degré intermédiaire du processus
de grammaticalisation conduisant à l’emploi de have comme auxi-
liaire modal (X has to SVInfinitif) ou temporel (X has SVParticipe passé).
La majorité des schèmes employés pour la grammaticalisation
de la possession prédicative implique des prédicats dont la signi-
fication originelle concerne la localisation, l’existence, etc., ce qui
explique pourquoi des moyens d’expression de la possession pré-
dicative ressemblent fréquemment à des moyens d’expression de
ces concepts.
Les schèmes sources primaires ont une répartition variable par
aire géographique. Dans les langues européennes, ce sont les
schèmes 1 d’action et 2 de localisation ; dans les langues asiatiques,
8. Par exemple en turc pour « j’ai un livre »: Kitab < livre > -im < moi > var < existant>
9. Par exemple en breton pour « j’ai un vélo bleu » ur < un > velo c’hlas < bleu> am
< pour moi > eus < est >.

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La linguistique cognitive

le schème 4 d’existence, plus spécialement sa variante 5 génitive, le


schème 6 du destinataire et le schème 7 du topique ; et dans les
langues d’Afrique le schème 2 de localisation, le schème 3 d’ac-
compagnement et, secondairement, le schème 1 d’action. La situa-
tion rencontrée dans les langues européennes présente un caractère
typologiquement « exotique ». La structure linguistique des construc-
tions du type avoir (X, Y) rencontrée dans les langues romanes et
germaniques (mais pas nécessairement dans les langues slaves,
celtes ou finno-ougriennes) est déterminée primairement par les
effets du schème d’action (le possesseur est typiquement encodé
comme le sujet de la phrase et le possédé comme l’objet), alors que
dans l’ensemble des langues du monde ce schème est relativement
peu employé comme structure source.

3. Le poids des motivations cognitives


et celui des pressions sociales
dans le changement linguistique

Dans la typologie fonctionnelle des langues récente, l’arrière-plan


historique des types de langues se révèle une préoccupation majeure
de nombreux chercheurs, au-delà de l’aire limitée de la grammati-
calisation illustrée au § 2.3 par l’œuvre de B. Heine. Dans cette
perspective, je pense que l’ouvrage récent de W. Croft, Explaining
Language Change, sous-titré An Evolutionary Approach (2000) est des-
tiné à soulever l’intérêt de la communauté des fonctionnalistes.
Croft vise une théorie évolutionniste de la sélection des « lin-
guèmes• », définis comme « unités de structure linguistique concré-
tisées dans des énoncés particuliers qui peuvent être hérités par
réplication » (2000 : 239). Il rejette fondamentalement la vue « essen-
tialiste » des langues caractéristique du structuralisme américain. En
biologie, les espèces ne sont plus identifiées au moyen de proprié-
tés structurales essentielles et sont maintenant conçues comme des
populations ouvertes à des variations individuelles. L’espèce est
ainsi redéfinie comme « une population d’individus se reprodui-
sant par croisement (interbreeding) ».

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

Selon Croft, une langue se définit sur la base de l’interaction


communicationnelle effective et de la conviction des locuteurs qu’ils
communiquent « dans la même langue ». Cette conviction est la
source de sa distinction entre les langues « de mêmes parents » –
sibling languages, dialectes étroitement apparentés que leurs locu-
teurs tiennent pour des langues différentes – et les langues « poly-
typiques » – langues vaguement apparentées que leurs locuteurs
respectifs considèrent comme une seule langue.
Les trois concepts principaux de la linguistique « évolutionniste »
de Croft, l’énoncé, la langue et la grammaire, introduits en relation
avec la « théorie généralisée de la sélection » de David Hull (1988),
sont comparés à leurs équivalents en biologie évolutionniste.
Un énoncé est « une occurrence particulière, effective, produite par
un comportement humain en interaction de communication (c’est-
à-dire une chaîne de sons), telle qu’elle est prononcée, structurée
grammaticalement et interprétée sémantiquement et pragmatique-
ment dans son contexte » (Croft 2000 : 26). Un énoncé est une chaîne
structurée de linguèmes. Ceux-ci sont l’équivalent linguistique des
gènes en biologie et les linguèmes aussi bien que les gènes sont des
instanciations paradigmatiques du concept de réplicateur dans la géné-
ralisation de Hull. Ainsi les énoncés instancient des ensembles struc-
turés de réplicateurs tout comme les chaînes d’ADN en biologie.
Une langue est « la population des énoncés dans une communauté
de discours » (ibid.). Elle est vue comme un vivier de linguèmes com-
parable à un vivier de gènes. Les variantes de langue sont des répli-
cateurs alternatifs et à ce titre équivalents aux allèles en biologie.
Une grammaire est « la structure cognitive dans l’esprit d’un locu-
teur » qui contient sa connaissance de sa langue et c’est « la structure
qui est utilisée dans la production et la compréhension des énoncés »
(ibid.). C’est l’instanciation paradigmatique dans la communication
linguistique de l’interacteur, c’est-à-dire l’entité qui interagit avec son
environnement « de manière à produire une réplication différenciée »
(ibid.: 238) et, de ce fait, une sorte d’organisme du langage.
Le locuteur en interaction réplique sa grammaire interne quand
il produit des énoncés. Dans un premier temps, des processus
cognitifs perturbateurs tels que la réanalyse du message reçu ou des

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La linguistique cognitive

interférences entre codes dans des situations de bilinguisme peu-


vent entraîner des variations dans la réplication. Dans un second
temps, la réplication différenciée conduit à l’établissement de
variantes divergeant aux niveaux phonologique, lexical et/ou syn-
taxique, avant que des facteurs sociaux ne pilotent la sélection et
la propagation de l’une des variantes du vivier ainsi constitué. Le
propos de Croft est donc double :
— en premier lieu il entend mettre le doigt sur l’avantage pour la
linguistique fonctionnelle à élaborer un modèle explicatif intégré
dans une théorie générale de la sélection adaptative ;
— ensuite il suggère que deux méthodes qui considèrent les langues
comme des populations plutôt que comme des essences, en l’occur-
rence la typologie fonctionnelle des langues et la sociolinguistique,
peuvent en fusionnant expliquer les deux stades du changement lin-
guistique, la différenciation de variantes résultant des réplications
individuelles, puis la sélection d’une variante par le corps social.

4. L’ontogénèse :
comment l’acquisition des relations sémantiques
précède celle des relations syntaxiques

Les thèses d’inspiration fonctionnaliste sur l’acquisition et la trans-


mission (cf. Deacon au § 5.2) du savoir linguistique se présentent
essentiellement comme des répliques à la théorie de « l’instinct du lan-
gage » de S. Pinker (1994). Dans l’épilogue de Van Valin et LaPolla
(1997 : 640-649) intitulé The Goals of Linguistic Theory Revisited, les
auteurs critiquent l’idée que « le capital cognitif qui permet aux
enfants d’apprendre une langue est autonome ». Leur propos est
fondamentalement d’adapter au cadre de la Grammaire des rôles et de
la référence la thèse de M. Braine (1992) sur le type de structure innée
nécessaire pour accéder à la syntaxe. Braine se propose de discuter
la théorie des catégories syntaxiques innées de Pinker qui se pré-
sente sous la forme de trois primitives développementales :
(1) un mécanisme d’apprentissage qui recourt à un principe
d’analyse de nouveaux matériaux à l’aide de règles anciennes ;

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

(2) des catégories sémantiques telles qu’argument et prédicat,


ainsi que des catégories ontologiques, par exemple objet, lieu,
action, événement, etc .;
(3a) des catégories syntaxiques naturelles N, SN, V, SV, etc.
La contre-proposition de Braine consiste à substituer la primi-
tive (3b) à (3a) :
(3b) une tendance à classer les mots et les syntagmes que (1) ne
permet pas de classer, comme référant à des instances des caté-
gories de (2).
Ce qu’il rejette, c’est l’idée que « les catégories syntaxiques de
langues existent dès le début de l’acquisition du langage comme des
catégories innées ayant une réalité biologique et psychologique dis-
tincte de leurs membres canoniques » (p. 91). Selon ses observations,
les catégories syntaxiques émergent sous l’effet conjoint des primitives
(1) et (3b). Ce faisant, il pose une question cruciale à propos de la
fonctionnalité du langage : si les enfants commencent par des caté-
gories sémantiques, pourquoi les langues ont-elles des catégories syn-
taxiques dont l’extension ne correspond pas à celle de ces catégories
sémantiques ? Il y répond prudemment en listant quelques facteurs
critiques de disparité entre catégorisation sémantique et syntaxique :
(I) les limites floues des catégories sémantiques plausibles du
langage de la pensée ;
(II) le recouvrement et la concurrence entre catégories séman-
tiques (telles que les rôles sémantiques) et catégories prag-
matiques (par exemple les fonctions de topique et de focus)
qui doivent être corrélées aux structures syntaxiques ;
(III) la sensibilité des apprenants aux similarités phonologiques
entre les mots ;
(IV) et le nombre restreint de positions structurales distinguables
en raison de la linéarité obligée du discours.
À la théorie de Braine dérivant les catégories syntaxiques de caté-
gories sémantiques primaires, Van Valin et LaPolla ajoutent l’ob-
servation qu’il y a des patrons interlinguistiques frappants dans
l’acquisition des temps et des aspects, des modalités et de la néga-
tion. Ainsi les distinctions aspectuelles apparaîtraient toujours avant
les distinctions temporelles. Ils interprètent ces observations comme

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La linguistique cognitive

un argument développemental pour la stratification adoptée dans la


« projection des opérateurs » de leur modèle grammatical, dans
laquelle l’aspect est dans la portée de la modalité de base (capacitive,
aléthique• et déontique•), laquelle est à son tour dans la portée du
temps et de la modalité épistémique (1997 : 644).
Dans la même veine, Tomasello (2000) décrit une expérience
développementale très instructive dans laquelle il a enregistré envi-
ron 10 % de tous les énoncés produits par une enfant âgée de deux
ans en interaction avec sa mère durant une période de six semaines.
Chaque énoncé de la dernière période a été comparé à des énon-
cés similaires produits par l’enfant antérieurement dans l’enregis-
trement. Tomasello qualifie les opérations syntaxiques réalisées par
l’enfant dans les derniers jours de « fondées sur l’usage » car « l’en-
fant composait ses énoncés à partir d’un assortiment hétéroclite
de différentes sortes d’unités psycholinguistiques préexistantes ».
Cela se faisait en coupant et collant les constructions qu’elle maî-
trisait auparavant. Les deux plus importantes conclusions de cette
expérience sont en premier lieu que les matérieux stockés, récu-
pérés et réutilisés par l’enfant étaient hautement diversifiés, allant
des mots simples à des catégories abstraites et à des énoncés ou
des patrons syntaxiques partiellement instanciés (p. 77), et que les
enfants combinent non seulement les formes linguistiques impli-
quées mais aussi les fonctions communicatives conventionnelles
de ces formes comme le postulent la grammaire cognitive de
Langacker ou la grammaire de construction de Fillmore, Kay et
Goldberg (cf. Victorri, ce volume).

5. La prise en compte
de contraintes cérébrales dans le traitement
et l’émergence du langage

Le développement récent simultané de différentes techniques de


neuro-imagerie fonctionnelle, appliquées entre autres au langage (cf.
Houdé et al. 2002, 3e partie, chap. 3-5) et de simulation du com-
portement linguistique par réseaux neuronaux (cf. Elman et al.

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

1996 ; Kirby 1998) a développé l’intérêt pour les contraintes d’ordre


neurolinguistique et permis des avancées dont je n’évoquerai que
deux facettes, la modélisation de la variation individuelle dans la
mise en relation du sens et de l’expression (§ 5.1) et celle des phases
probables de la phylogénèse du langage (§ 5.2).

5.1. Une linguistique « neurocognitive »


pour rendre compte
de la variation interindividuelle
dans le traitement du langage

S. Lamb est connu pour avoir conçu dans les années 1960 (cf. Lamb
1966) un modèle de grammaire « stratificationnelle » qui, comme le
souligne Jackendoff (2002 : 128) était la première esquisse d’une théo-
rie multigénérative. En effet, dans la version la moins sophistiquée, cha-
cune des strates phonémique, morphémique, lexémique et sémémique
(Lamb était originellement un adepte de la tagmémique• de K. Pike)
présentait une composante combinatoire, respectivement la phono-
tactique (combinant les phonèmes en morphèmes), morphotactique
(combinant ceux-ci en lexèmes), lexotactique (combinant les lexèmes
en propositions) et sémotactique (combinant les sèmes lexicaux en
sémèmes). Le modèle a connu moins de succès que la théorie Sens-
Texte assez apparentée de I. Mel’chuk, sans doute parce que les repré-
sentations multistratiques, évoquant des tableaux de connexions
électriques, étaient d’un maniement difficile. Mais, dès 1971, Lamb évo-
quait la validité cognitive des réseaux de combinaison des unités pho-
némiques, morphémiques et lexémiques et de la corrélation
entre lexèmes et sémèmes. Et, en 1999, il a fourni une version
explicitement « neuro-cognitive » de sa théorie en la combinant avec
le modèle « néo-associationniste » de traitement neurophysiologique
du langage de N. Geschwind (1965).
Lamb (1999 : 140, figure 8-10) distingue d’une part trois sous-sys-
tèmes linguistiques, celui de la production grammaticale précédant
la production phonologique, celui de la reconnaissance phonolo-
gique précédant inversement la reconnaissance grammaticale et

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La linguistique cognitive

celui des connexions lexicales abrégé en « lexis », et d’autre part


quatre sous-systèmes extralinguistiques, de perception somatique
(ou proprioception), de perception auditive et de perception visuelle
(sur trois niveaux de repérage en deux dimensions, deux dimensions
et demie, et trois dimensions). Les trois sous-systèmes linguistiques
sont en rapport avec des catégories conceptuelles d’un premier
niveau, dites catégories objectales, et à l’inverse des catégories de
production articulatoire en rapport avec les mécanismes de la parole.
La lexis sert d’interface entre les catégories objectales et les catégo-
ries abstraites qui constituent le second niveau des catégories concep-
tuelles, ce qui revient à dire qu’un objet peut être catégorisé avant
l’acquisition du langage (ceci est un chat), mais que l’attribution à cette
catégorie d’une catégorie superordonnée (un chat est un félin) pré-
suppose la disposition du lexique approprié. La lexis est conçue
comme en relation directe avec la reconnaissance phonologique mais
indirecte avec la production phonologique, parce que l’enfant qui
acquiert une langue adapte sa production à sa reconnaissance.
La théorie de linguistique neurocognitive de Lamb distingue
deux types de relations : unimodales (catégorisation linguistique
d’expression et de contenu) et multimodales (entre catégorisation
linguistique et extralinguistique). À titre d’illustration (p. 152,
figure 9-8), le concept de CHAT C/chat/(catégorie d’objet) est en rela-
tion d’une part avec le concept de FÉLIN C/félin/(catégorie d’objet
superordonnée) et d’autre part avec le lexème chat L/chat/. Le concept
de FÉLIN est en relation aussi bien avec le lexème chat qu’avec le
lexème félin, ce qui fonde la proposition universelle Tout chat est un
félin. Pour ce qui concerne les relations multimodales, le concept de
CHAT est en relation avec le percept visuel de la silhouette d’un chat,
le percept auditif de miaulement par l’intermédiaire du concept de
miaulement (≈ ce qui miaule, c’est les chats) et le percept tactile de
la fourrure d’un chat.
Sur la base, d’une part, de ce qu’il appelle le « principe de proxi-
mité » et, d’autre part, des acquis sur le rôle du faisceau arqué comme
transmetteur d’informations entre production phonologique et gram-
maticale (dans l’aire de Broca) et reconnaissance phonologique et
grammaticale (dans l’aire de Wernicke), Lamb essaie de localiser

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

grossièrement dans l’hémisphère gauche du cerveau les représenta-


tions associées au lexème chat préalablement distinguée. Sur la figure 18-
2 : Approximative locations of some nections of the concept CAT, Lamb
représente par des arcs les « nexions » entre une zone affectée à la
représentation lexicale et une zone affectée à la représentation concep-
tuelle de cat, une zone de reconnaissance et une zone de production pho-
nologique, et des zones de reconnaissance du toucher de la fourrure du
chat, de la vision d’un chat et de l’audition d’un miaulement.
Plus importante à mon sens est chez Lamb la prise en compte
de la variation interindividuelle dans la corrélation entre le lexique
et les concepts. Cette variation est une conséquence de deux prin-
cipes fondamentaux de la linguistique neurocognitive : le système
cognitif est un processeur parallèle où chaque « nexion » est son
propre processeur, et l’apprentissage est un processus d’activa-
tion sélective des connexions issues de « nexions » latentes. Lamb
précise que « le système linguistique couplé au système concep-
tuel de chaque locuteur est différent de celui de tout autre locu-
teur. Il n’y a donc pas de possibilité de communication parfaite par
le langage » (1999 : 376).
Une illustration convaincante de cette hypothèse variation-
niste est fournie par l’étude des « catalyses coexistantes » du
lexème hamburger en anglo-américain. Un Américain moyen n’as-
socie pas le lexème hamburger au port allemand de Hambourg.
De ce fait, il n’a pas tendance à segmenter ce mot en une base
lexicale hamburg- et un suffixe -er. Comme il dispose par ailleurs
d’un paradigme morpholexical {fishburger, steakburger, cheeseburger},
il tend à segmenter hamburger en ham + burger. Pour ces mots,
même si le second constituant n’a pas d’existence autonome, le pre-
mier est sémantiquement clair : il s’agit de sandwiches contenant
respectivement du poisson, du steak ou du fromage. Cependant,
ce n’est pas vrai du hamburger qui ne contient pas de jambon (ham)
mais du steak haché. Il en résulte un conflit entre un facteur posi-
tif, la présence du paradigme morpholexical, et un facteur néga-
tif, la disparité entre la désignation ham et le contenu du sandwich.
Pour l’Américain moyen, le premier facteur l’emporte en raison
de l’absence du troisième, à savoir la référence au port de

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La linguistique cognitive

Hambourg. En revanche, pour les Américains qui soupçonnent


que la tradition de ce sandwich pourrait venir du port de
Hambourg, le facteur négatif équilibre l’existence du paradigme
et la segmentation en hamburg + er l’emporte.
La mise en évidence des variations interindividuelles conforte
donc l’hypothèse de validité cognitive d’une conception qui se
dit « relationnelle » de la corrélation entre expression et contenu
linguistique par l’intermédiaire des relations multimodales. Ces
variations représentent également un type de concurrence entre
motivations à l’échelle de la grammaire interne d’un locuteur.

5.2. La phylogénèse et la thèse de la co-évolution


entre cerveau, esprit et langage

5.2.1. L’émergence de l’« instinct » du langage


Comment ce que S. Pinker appelle « l’instinct du langage » a-t-il
pu émerger à l’aube de l’espèce humaine? L’anthropologue Terrence
Deacon (1997, chap. XI : « And the Word Became Flesh ») défend un
modèle d’évolution « baldwinien ». La théorie de Baldwin (1902)
explique en quoi les comportements des individus peuvent affec-
ter l’évolution, tout en faisant l’économie de la thèse de Lamarck
selon laquelle les réponses aux exigences environnementales
acquises tout au long d’une vie pourraient être transmises directe-
ment à la progéniture. Deacon en donne une illustration avec l’évo-
lution de la tolérance au lactose chez les peuples pratiquant de
longue date l’élevage : « L’emploi de lait animal comme source de
nourriture, malgré des difficultés à le digérer pour certains, a favo-
risé la reproduction de ceux qui le toléraient » (1997 : 323).
Il s’accorde avec l’assimilation du langage à un instinct prônée
par S. Pinker sur le premier volet de son argumentation, l’hypo-
thèse primaire de l’émergence aléatoire d’un protolangage chez un
ancêtre reculé de l’Homo sapiens qui aurait procuré des avantages
adaptatifs conduisant à l’internalisation de certains traits cruciaux de
structure linguistique. Mais il s’en écarte sur la nature de ces traits.
Il argumente contre l’hypothèse secondaire de l’inscription dans le

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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

patrimoine génétique d’une grammaire universelle en observant


que seuls les traits du langage les plus invariants et les plus généraux
persistent assez longtemps pour contribuer à un effet significatif
sur l’évolution à long terme du cerveau, et que les structures lin-
guistiques ne font pas partie de ces invariants parce que le chan-
gement linguistique est infiniment plus rapide que le changement
génétique. Il voit dans la référence symbolique la seule pression sélec-
tive concevable pour l’avantage massif concédé à l’apprentissage
linguistique dans l’espèce humaine, considérant que « l’universalité
n’est pas en elle-même un indicateur fiable de ce que l’évolution a
construit dans les cerveaux humains » (ibid. : 339).
Cependant, le type d’universalité en cause est seulement celui de
la Grammaire Universelle d’inspiration chomskienne, c’est-
à-dire des universaux de catégorisation syntaxique et de règles de
combinaison des catégories syntaxiques. Les universaux implica-
tionnels de Greenberg (cf. § 2.1) ne sont pas en cause, pas plus que
les dimensions universelles de conceptualisation linguistique de
Seiler (2000). Et quand Deacon conclut : « Les demandes compu-
tationnelles de symbolisation ne sont pas seulement la source
majeure des pressions sélectives qui pourraient avoir produit la
restructuration particulière de nos cerveaux, il est vraisemblable
qu’elles sont aussi la source indirecte de toute la suite de capacités
et de propensions qui constituent désormais notre “instinct” du
langage » (1997 : 340), on peut supposer qu’il a en tête des schèmes
cognitifs universels du type proposé par Heine (cf. § 2.3).

5.2.2. Les deux phases successives de symbolisation


lexicale et grammaticale
T. Givón (1995: 393-445; 1998) partage le point de vue de T. Deacon
sur la co-évolution plausible entre le cerveau, l’esprit et le langage,
mais en linguiste et typologue il précise les modalités de l’évolu-
tion de la capacité de langage en distinguant une première phase
de symbolisation lexicale suivie d’une seconde phase d’émergence
de la grammaire.
Givón suppose en premier lieu que le système humain de trai-
tement du langage s’est développé primairement comme une

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4 - Francois.doc 25/05/04 15:00 Page 130

La linguistique cognitive

extension graduelle du système de traitement de l’information


visuelle. Il argumente en trois points :
(a) Dans le cerveau du primate, on a pu montrer que l’information
visuelle suit deux voies à partir de l’aire primaire visuelle, la voie ven-
trale ou temporale pour la vision des objets et la voie dorsale ou parié-
tale pour l’attention visuelle et les relations spatiales (1995: 408, figure 1).
(b) La reconnaissance des objets est le précurseur visuel des
concepts lexicaux et celle des relations spatiales et du mouvement
est celui des informations propositionnelles sur les états et les évé-
nements (ibid. : 409).
(c) Tous les modules du cerveau concernant le langage se révè-
lent adjacents à un précurseur prélinguistique plausible. Or, l’aire
sémantique médio-temporale qui connecte à la réception l’infor-
mation conceptuelle et visuelle se situe sur la voie ventrale de trai-
tement de l’information visuelle (ibid. : 422, figure 6).
Givón en conclut que le premier code lexical du langage humain
était un code visuel et gestuel iconique, et que le passage à un code
auditif-oral doit avoir eu lieu plus tard sous l’effet de différentes
pressions adaptatives. Le système de codage visuel-gestuel est ini-
tialement iconique et naturel, mais non automatisé. C’est par répé-
tition et ritualisation des actes de communication que le code de
communication devient abstrait, arbitraire et automatique. À ce
stade, l’iconicité originelle devient en effet une entrave. La consé-
quence est, selon Givón, que le système de codage gestuel perd
son avantage adaptatif initial. C’est lié à l’extension des relations
sociales du cercle étroit des intimes – où la communication est
essentiellement manipulative, à base de commandes et de requêtes –
à une société ouverte sur des étrangers où des informations décla-
ratives explicitement codées prennent le pas.
L’avantage adaptatif des actes de langage déclaratifs est énorme,
facilitant les tâches essentielles dans une société humaine plus com-
plexe. La planification conjointe d’activités futures, la coopération
et la coordination de tâches collectives, l’apprentissage à partir de
l’expérience des autres et l’instruction et la transmission de valeurs
culturelles et de savoir-faire techniques, tout cela est largement
dépendant d’informations déclaratives (ibid. : 434).

130
4 - Francois.doc 25/05/04 15:00 Page 131

Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

Givón esquisse un tableau suggestif des conditions de transition


entre la phase de symbolisation lexicale et de protogrammaire et
la phase ultérieure de symbolisation grammaticale. Les règles de
la protogrammaire concernent l’intonation, la mise en ordre des
items lexicaux, elles stipulent la disposition de l’information impor-
tante en tête, le respect de l’iconicité• chronologique, l’omission de
l’information prédictible, peu importante ou non pertinente. Ces
règles ne sont en fait rien d’autre que le reflet de l’organisation du
traitement de l’information visuelle. Le développement de la gram-
maire rend possible la société complexe et diversifiée entre étran-
gers en permettant un discours multipropositionnel et un traitement
accéléré de l’information linguistique. Cependant, la prédominance
du codage grammatical n’abolit pas les principes de codage utili-
sés dans la protogrammaire précoce. Ils constituent en quelque
sorte un noyau primaire intégré au codage grammatical abstrait et
arbitraire, c’est pourquoi l’iconicité demeure un fondement sous-
jacent du langage en dépit de la prédominance superficielle d’un
codage arbitraire.

6. Conclusion

Les travaux abordés dans ce chapitre attestent le rapprochement


qui s’est effectué dans les deux dernières décennies du XXe siècle
entre les orientations fonctionnelle et cognitive en théorie
grammaticale. Ce rapprochement résulte du développement de la
typologie fonctionnelle des langues qui ne tient plus seulement
compte de motivations internes au langage, mais a développé à la
suite de l’article pionnier de J. DuBois (1985) l’analyse du jeu com-
plexe de compétitions et de coopérations entre motivations internes
et externes (celles-ci d’ordre cognitif, énonciatif et plus particuliè-
rement, chez W. Croft, d’ordre social) qui stabilise les langues ou les
fait évoluer. Les analyses de R. Langacker sur la transitivité ou la
catégorisation syntaxique vont dans le même sens que celles de
Givón (1995) ou Croft (1990) parce que ces auteurs intègrent le
point de vue des représentations cognitives dans leur approche

131
4 - Francois.doc 25/05/04 15:00 Page 132

La linguistique cognitive

fonctionnelle. Cette intégration permet de comprendre pourquoi


les langues, tout en stabilisant des structures arbitraires, conser-
vent un fond d’iconicité (cf. Givón au § 5.2).
Il se peut que le dernier ouvrage de R. Jackendoff (2002) favo-
rise un rapprochement plus vaste entre d’une part les « théories de
la grammaire fondées sur l’usage » (le regroupement des linguis-
tiques fonctionnelles et cognitives selon M. Tomasello) et le modèle
d’« architecture parallèle », c’est-à-dire de génération de struc-
tures de trois types, phonologiques, syntaxiques et sémantiques-
conceptuelles, préconisé par Jackendoff. Trois arguments
plaideraient dans ce sens :
— Jackendoff préconise un amaigrissement drastique de la com-
posante syntaxique au profit d’un corps plus étendu de règles (mor-
pho)phonologiques et sémantiques et de règles d’interface entre
phonologie et syntaxe et entre syntaxe et sémantique. Il réfute la vali-
dité d’une grammaire centrée sur la syntaxe, ce qui va dans le même
sens que, par exemple, la Functional Grammar de S. Dik (1978, 1997),
la grammaire des rôles et de la référence de R. Van Valin (cf. Van Valin
et LaPollac 1997) ou la Théorie Sens-Texte de I. Mel’chuk.
— Il montre que cette architecture parallèle favorise la prise en
compte à la fois des faits de langue (relevant de la grammaire interne
du locuteur) et des processus du traitement en réception et en pro-
duction, parce que les composantes d’interface corrèlent des struc-
tures des trois ordres de la phonologie vers la sémantique pour
modéliser la réception et de la sémantique vers la phonologie pour
modéliser la production.
— Il se place sur le terrain des fonctionnalistes qui, tels Givón ou
Lamb, cherchent à saisir la place du langage dans le comportement
cognitif global de l’individu en prenant en compte le traitement du
langage au niveau neurocognitif, et de ceux qui cherchent à penser
la diachronie et l’émergence des langues à partir d’un modèle bio-
logique, tels Croft ou Deacon. Le sous-titre de son ouvrage, Brain,
Meaning, Grammar, Evolution, et l’ordre de mention de ses quatre
composantes sont significatifs: le développement du cerveau permet
l’activité symbolique source de la signification, laquelle est stabilisée
par l’émergence de la grammaire au cours de l’évolution.

132
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Le fonctionnalisme linguistique et les enjeux cognitifs

Cependant deux autres arguments vont dans le sens inverse :


— En premier lieu, Jackendoff reste fidèle à la distinction entre
compétence et performance et au caractère spécifique de la faculté
de langage parmi les facultés appartenant au patrimoine génétique
de l’espèce humaine. Mais le point de vue du paléoanthropologue
T. Deacon qui identifie l’émergence de l’espèce humaine, non à par-
tir de critères anatomiques, mais en vertu de la seule faculté de sym-
bolisation – il qualifie l’homme en émergence d’Homo symbolicus – et
donc d’échange ritualisé de signes d’abord gestuels puis oraux, va
dans le même sens, celui d’une spécificité de l’aptitude humaine au
maniement sophistiqué des signes, donc d’une faculté sémiotique.
— Ensuite, Jackendoff ne s’investit pas directement dans la typo-
logie des langues, ce qui place la controverse sur un terrain plus
abstrait, en particulier à propos des universaux substantiels, for-
mels et architecturaux, qui manquent de fondement empirique.
Une unification des trois approches paraît souhaitable si l’on
veut que la linguistique théorique acquière le statut d’une science
à part entière. Encore faut-il s’entendre sur le modèle épistémolo-
gique auquel on la confronte. La linguistique reste encore large-
ment tentée par le modèle des sciences physiques (ce que John
Haiman a appelé physics envy). Pour les représentants de la typo-
logie fonctionnelle des langues comme pour ceux des grammaires
cognitives, « la physique est une science physique analytique, recou-
rant largement à l’approche expérimentale, non fonctionnelle et
anhistorique, tandis que la linguistique est, ou devrait être, une
science sociale intégrative, employant largement l’approche
comparative et observationnelle, fonctionnelle et historique » (Croft
1998 : 302). C’est sur ce terrain épistémologique que le débat entre
formalistes et fonctionnalistes, esquissé au § 1 à propos de la notion
fondamentale d’explication, devrait être poursuivi.

133
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