Traité Théologico-Politique-Chapitre17
Traité Théologico-Politique-Chapitre17
Traité Théologico-Politique-Chapitre17
[1] Les considérations du chapitre précédent sur le droit universel du souverain et sur
le transfert au souverain du droit naturel de l'individu, s'accordent à la vérité assez
bien avec la pratique, et il est possible de régler la pratique de façon qu'elle s'en
rapproche de plus en plus ; toutefois il est impossible qu'à beaucoup d'égards elles ne
restent toujours purement théoriques. Nul en effet ne pourra jamais, quel abandon qu'il
ait fait à un autre de sa puissance et conséquemment de son droit, cesser d'être
homme ; et il n'y aura jamais de souverain qui puisse tout exécuter comme il voudra. En
vain il commanderait à un sujet d'avoir en haine son bienfaiteur ; d'aimer qui lui a fait
du mal ; de ne ressentir aucune offense des injures ; de ne pas désirer être affranchi
de la crainte ; et un grand nombre de choses semblables qui suivent nécessairement des
lois de la nature humaine. Et cela j'estime que l'expérience même le fait connaître très
clairement ; jamais en effet les hommes n'ont renoncé à leur droit et n'ont transféré
leur puissance à un autre au point que ceux-là même qui avaient acquis ce droit et cette
puissance, ne les craignissent plus, et que l'État ne fût pas plus menacé par les citoyens
bien que privés de leur droit que par les ennemis du dehors. Et certes si des hommes
pouvaient être privés de leur droit naturel à ce point qu'ils n'eussent plus par la suite 70
aucune puissance, sinon par la volonté de ceux qui détiennent le Droit souverain, alors en
vérité la pire violence contre les sujets serait loisible à celui qui règne ; et je ne crois
pas que cela ait jamais pu venir à l'esprit de personne. Il faut donc accorder que
70
Voir note XXXV.
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l'individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n'est plus suspendue au
décret d'un autre, mais au sien propre.
[2] Pour bien connaître cependant jusqu'où s'étend le droit et le pouvoir du souverain
de l'État, il faut noter que son pouvoir n'est pas limité à l'usage de la contrainte
appuyée sur la crainte, mais comprend tous les moyens de faire que les hommes
obéissent à ses commandements : ce n'est pas la raison pour laquelle il obéit, c'est
l'obéissance qui fait le sujet. Quelle que soit la raison en effet pour laquelle un homme
se détermine à exécuter les commandements du souverain, que ce soit la crainte du
châtiment, ou l'espoir d'obtenir quelque chose, ou l'amour de la patrie ou quelque autre
sentiment qui le pousse, encore se détermine-t-il par son propre conseil et il n'en agit
pas moins par le commandement du souverain. Il ne faut donc pas conclure sur-le-champ
de ce qu'un homme fait quelque chose par son propre conseil, qu'il agit en vertu de son
droit et non du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l'État : qu'il soit en effet
obligé par l'amour ou contraint par la crainte d'un mal, toujours il agit par son propre
conseil et par son propre décret ; ou bien il n'y aurait nul pouvoir d'État, nul droit sur
les sujets, ou bien ce pouvoir s'étend nécessairement à tous les moyens de faire que les
hommes se déterminent à lui céder. Tout ce donc que fait un sujet, qui est conforme
aux commandements du souverain, qu'il le fasse sous l'empire de l'amour ou par la
coaction de la crainte, ou poussé (ce qui est le plus fréquent) à la fois par l'espoir et par
la crainte, ou encore par révérence, c'est-à-dire par une passion mêlée de crainte et
d'admiration, ou pour une raison quelconque, il le fait en vertu du droit de celui qui
exerce le pouvoir dans l'État et non de son propre droit.
Cela résulte encore très clairement de ce que l'obéissance ne concerne pas tant l'action
extérieure que l'action interne de l'âme. Celui-là donc est le plus sous le pouvoir d'un
autre, qui se détermine à obéir à ses commandements d'une âme entièrement
consentante ; et il s'ensuit que celui-là a le pouvoir le plus grand, qui règne sur les âmes
de ses sujets. Que si ceux qui sont le plus craints, avaient le pouvoir de commandement
le plus grand, en vérité ce seraient les sujets des Tyrans qui auraient ce pouvoir, car les
Tyrans ont d'eux la plus grande crainte. En second lieu s'il est vrai qu'on ne commande
pas aux âmes comme aux langues, encore les âmes sont-elles dans une certaine mesure
sous le pouvoir du souverain qui a bien des moyens de faire qu'une très grande partie
des hommes croie, aime, ait en haine ce qu'il veut. Si donc ces sentiments ne sont point
l'effet direct de son commandement, souvent, comme l'atteste abondamment
l'expérience, ils n'en découlent pas moins de l'autorité de sa puissance et de sa
direction, c'est-à-dire de son droit ; c'est pourquoi, sans que l'entendement y
contredise le moins du monde, nous pouvons concevoir des hommes qui n'aient de
croyance, d'amour, de haine, de mépris, de sentiment quelconque pouvant les entraîner,
qu'en vertu du droit du souverain.
[3] Si ample que nous concevions de la sorte le droit et le pouvoir de celui qui exerce la
souveraineté dans l'État, encore ce pouvoir ne sera-t-il jamais assez grand pour que
ceux qui en sont détenteurs aient puissance absolument sur tout ce qu'ils voudront ; je
crois l'avoir déjà montré assez clairement. Pour ce qui est des conditions dans
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lesquelles un pouvoir peut être constitué de façon à se conserver néanmoins toujours en
sécurité, j'ai déjà dit que je n'avais pas l'intention de les exposer ici 71. Toutefois pour
parvenir où je veux, je noierai les enseignements donnés jadis à Moïse, par Révélation
divine, à cette fin ; puis nous examinerons l'histoire des Hébreux et ses vicissitudes,
par où nous verrons enfin quelles satisfactions doivent être surtout accordées par le
souverain à ses sujets pour la plus grande sécurité et l'accroissement de l'État.
[4] Que la conservation de l'État dépende avant tout de la fidélité des sujets, de leur
vertu et de leur constance dans l'exécution des commandements, la Raison et
l'expérience le font voir très clairement ; il n'est pas également facile de voir suivant
quelle méthode les sujets doivent être gouvernés pour qu'ils restent constamment
fidèles et vertueux. Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés, sont tous
des hommes, en effet, c'est-à-dire des êtres enclins à abandonner le travail pour
chercher le plaisir. Qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude, est
près de désespérer d'elle : non la Raison, en effet, mais les seules affections de l'âme
la gouvernent ; incapable d'aucune retenue, elle se laisse très facilement corrompre par
le luxe et l'avidité. Chacun pense être seul à tout savoir et veut tout régler selon sa
complexion ; une chose lui paraît équitable ou inique, légitime ou illégitime suivant qu'il
juge qu'elle tournera à son profit ou à son détriment ; par gloire il méprise ses
semblables et ne souffre pas d'être dirigé par eux ; par envie de l'honneur qu'il n'a pas
ou d'une fortune meilleure que la sienne, il désire le mal d'autrui et y prend plaisir.
Point n'est besoin de poursuivre cette énumération ; nul n'ignore à quels crimes le
dégoût de leur condition présente et le désir du changement, la colère sans retenue, le
mépris de la pauvreté poussent les hommes et combien ces passions occupent et agitent
leurs âmes. Prévenir tous ces maux, constituer dans la cité un pouvoir tel qu'il n'y ait
plus place pour la fraude ; bien mieux, établir partout des institutions faisant que tous,
quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages
privés, c'est là l'œuvre laborieuse à accomplir. La nécessité a bien obligé les hommes à y
pourvoir dans une large mesure ; toutefois on n'est jamais arrivé au point que la
sécurité de l'État fût moins menacée par les citoyens que par les ennemis du dehors, et
que ceux qui exercent le pouvoir, eussent moins à craindre les premiers que les seconds.
[5] Témoin la République des Romains, toujours victorieuse de ses ennemis et tant de
fois vaincue et réduite à la condition la plus misérable par ses citoyens, en particulier
dans la guerre civile de Vespasien contre Vitellius ; voir sur ce point Tacite au
commencement du livre IV des Histoires où il dépeint l'aspect très misérable de la ville.
Alexandre (comme dit Quinte-Curce à la fin du livre VIII) estimait avec plus de
71
Cf. chap. 16, §11 et chap. 18, §2 (note jld).
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franchise le renom en ses ennemis qu'en ses concitoyens, parce qu'il croyait que sa
grandeur pouvait être détruite par les siens, Et, dans la crainte de son destin, il adresse
à ses amis cette prière : donnez-moi seulement toute sûreté contre la fourberie à
l'intérieur et les embûches domestiques, j'affronterai sans frayeur le péril dans la
guerre et les combats. Philippe fut plus en sécurité à la tête de ses troupes qu'au
théâtre, il échappa souvent aux coups de l'ennemi, il ne put se dérober à ceux des siens.
Comptez parmi les autres rois qui ont eu une fin sanglante, ceux qui ont été tués par les
leurs, vous les trouverez plus nombreux que ceux qui sont morts à l'ennemi . (Voir
Quinte-Curce, liv. IX, § 6.)
[6] Pour cette cause, c'est-à-dire pour leur sécurité, les rois qui autrefois avaient
usurpé le pouvoir, ont tenté de persuader qu'ils tiraient leur origine des Dieux
immortels. Ils pensaient que si leurs sujets et tous les hommes ne les regardaient pas
comme leurs semblables, mais les croyaient des Dieux, ils souffriraient plus volontiers
d'être gouvernés par eux et se soumettraient facilement. Ainsi Auguste persuada aux
Romains qu'il tirait son origine d'Énée, qu'on croyait fils de Vénus et rangeait au
nombre des Dieux : il voulut des temples, une image sacrée, des flamines et des prêtres
pour instituer son propre culte (Tacite, Annales, liv. I). Alexandre se fit saluer comme
fils de Jupiter ; et il ne paraît pas l'avoir voulu par orgueil, mais par un dessein prudent,
comme l'indique sa réponse à l'invective d'Hermolaüs. En vérité, dit-il, il est presque
ridicule à Hermolaüs de me demander de renier Jupiter, par l'oracle duquel je suis
reconnu. Les réponses des Dieux sont-elles aussi en mon pouvoir ? Il m'a offert le nom
de fils ; j'ai accepté (remarquez bien ceci) dans l'intérêt de nos affaires. Plût au ciel
que dans l'Inde aussi l'on me crut un Dieu. C'est le renom qui décide des guerres et
souvent une croyance fausse a tenu lieu de vérité . (Quinte-Curce, liv. VIII, § 8.) Par ce
peu de paroles il continue habilement à convaincre les ignorants de sa divinité simulée et
en même temps laisse apercevoir la cause de la simulation. C'est aussi ce que fit Cléon
dans le discours par lequel il tentait de convaincre les Macédoniens d'obéir
complaisamment au roi ; après avoir, en glorifiant Alexandre dans son récit et en
célébrant ses mérites, donné à la simulation une apparence de vérité, il en fait ressortir
l'utilité : Ce n'est pas par piété seulement, c'est aussi par prudence que les Perses ont
rendu aux rois le même culte qu'aux Dieux ; la majesté du Souverain est la sauvegarde
du royaume ; et il conclut enfin : Moi-même, quand le roi pénétrera dans la salle du
festin, je me prosternerai à terre. Il est du devoir des autres, de ceux surtout qui ont
quelque sagesse, d'en faire autant. (Voir ibid., liv. VIII, § 4.) Mais les Macédoniens
étaient trop éclairés ; et des hommes, s'ils ne sont pas tout à fait des barbares, ne
souffrent pas d'être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets
à celle d'esclaves inutiles à eux-mêmes. D'autres ont pu persuader plus aisément que la
Majesté est sacrée, qu'elle tient la place de Dieu sur la terre, qu'elle a été constituée
par Dieu et non par le suffrage et le consentement des hommes, et qu'elle est
conservée et maintenue par une providence singulière et un secours divin. Des
monarques ont pourvu par d'autres moyens de cette sorte à la sécurité de leur pouvoir ;
je n'en parlerai pas ici et, pour parvenir à mon but, je noterai et examinerai seulement,
comme je l'ai dit, les moyens enseignés jadis à Moïse par révélation divine.
[7] Nous avons dit plus haut, au chapitre V 72, qu'après leur sortie d'Égypte les Hébreux
n'étaient plus tenus par le droit d'aucune autre nation et qu'il leur était loisible
d'instituer de nouvelles règles et d'occuper les terres qu'ils voudraient. Libérés, en
effet, de l'oppression insupportable des Égyptiens, ils n'étaient plus liés à aucun mortel
par aucun pacte et avaient retrouvé leur droit naturel sur tout ce qui était en leur
pouvoir ; chacun pouvait à nouveau examiner s'il voulait conserver ce droit ou le
transférer à un autre. Revenus ainsi à l'état naturel, sur le conseil de Moïse en qui ils
avaient la plus grande confiance, ils décidèrent de ne transférer leur droit à aucun
mortel, mais seulement à Dieu ; sans temporiser, tous, d'une clameur commune,
promirent à Dieu d'obéir absolument à tous ses commandements, de ne reconnaître
d'autre droit que celui qu'il établirait lui-même par une révélation prophétique. Cette
promesse, c'est-à-dire ce transfert de droit à Dieu, se fit de la même manière que nous
avons conçu ci-dessus qu'il se fait dans une société commune, quand les hommes
décident de se dessaisir de leur droit naturel. Par un pacte exprès, en effet (voir
Exode, chap. XXIV, v. 7) et par un serment, librement, sans céder ni à la coaction de la
force ni à l'effroi des menaces, ils renoncèrent à leur droit naturel et le transférèrent
à Dieu. En second lieu pour que le pacte fût garanti, solide et sans soupçon de
tromperie, Dieu ne conclut rien avec eux qu'après qu'ils eurent éprouvé sa puissance
admirable par laquelle seule ils avaient été conservés et pouvaient l'être par la suite
(Exode, chap. XIX, vs. 4, 5). Par cela même, en effet, qu'ils crurent ne pouvoir être
conservés que par la puissance de Dieu, ils transférèrent a Dieu toute la puissance
naturelle de se conserver, qu'ils pouvaient croire auparavant avoir d'eux-mêmes et
conséquemment aussi tout leur droit.
[8] Le pouvoir de commandement chez les Hébreux appartint donc à Dieu seul ; seul
aussi l'État ainsi constitué portait à bon droit par la vertu du pacte le nom de Royaume
de Dieu, et Dieu était dit à bon droit le Roi des Hébreux. En conséquence les ennemis de
cet État étaient les ennemis de Dieu, les citoyens voulant usurper le pouvoir, coupables
du crime de lèse-Majesté Divine, enfin les règles de droit en vigueur, lois et
commandements de Dieu. Dans cet État donc le droit civil et la Religion qui, nous l'avons
montré, ne consiste que dans l'obéissance à Dieu, étaient une seule et même chose.
Autrement dit les dogmes de la Religion n'étaient pas des enseignements, mais des
règles de droit et des commandements, la piété passait pour justice, l'impiété pour un
crime et une injustice. Qui manquait à la Religion, cessait d'être citoyen, et, par cela
seul, était tenu pour un ennemi ; qui mourait pour la Religion était réputé mourir pour la
Patrie ; entre le droit civil et la Religion on ne faisait absolument aucune distinction.
Pour cette cause cet État a pu être appelé une Théocratie : parce que les citoyens
n'étaient tenus par aucun droit, sinon celui que Dieu avait révélé. Il faut le dire
cependant, tout cela avait plutôt la valeur d'une opinion que d'une réalité, car en fait les
Hébreux conservèrent absolument comme nous allons le montrer le droit de se
72
Cf. chap. 5, §5 (note jld).
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gouverner ; cela ressort des moyens employés et des règles suivies dans
l'administration de l'État, règles que je me propose d'expliquer ici.
[9] Puisque les Hébreux ne transférèrent leur droit à personne d'autre, que tous
également, comme dans une démocratie, s'en dessaisirent et crièrent d'une seule voix
tout ce que Dieu aura dit (sans qu'aucun médiateur fût prévu), nous le ferons, tous en
vertu de ce pacte restèrent entièrement égaux ; le droit de consulter Dieu, celui de
recevoir et d'interpréter ses lois, appartint également à tous, et d'une manière
générale tous furent également chargés de l'administration de l'État. Pour cette cause
donc, à l'origine, tous allèrent vers Dieu pour entendre ses commandements ; mais, à
l'occasion de ce premier hommage, ils eurent un tel effroi et entendirent la parole de
Dieu avec un étonnement tel qu'ils crurent leur heure suprême venue. Pleins de crainte
donc ils s'adressent de nouveau à Moïse : Voilà, nous avons entendu Dieu parlant dans le
feu et il n'y a pas de raison pour que nous voulions mourir ; ce grand feu, certes, nous
dévorera, si une fois encore nous devons entendre la voix de Dieu, nous mourrons
certainement. Toi donc va et écoute toutes les paroles de notre Dieu et tu nous les
rapporteras (toi, non pas Dieu). A toute parole que Dieu te dira nous obéirons et nous
l'exécuterons. Par ce langage ils ont clairement aboli le premier pacte et transféré sans
réserve à Moïse leur droit de consulter Dieu et d'interpréter ses édits. Ils ont promis,
en effet, non plus comme avant d'obéir à toutes les paroles que Dieu leur dirait à eux-
mêmes, mais à toutes celles qu'il dirait à Moïse (voir Deutér., chap. V, après le
Décalogue, et chap. XVIII, vs. 15, 16). Moïse donc demeura seul le porteur des lois
divines et leur interprète, conséquemment aussi le Juge suprême que nul ne pouvait
juger et qui seul tint chez les Hébreux la place de Dieu, c'est-à-dire eut la majesté
suprême, puisque seul il avait le droit de consulter Dieu, de donner au peuple les
réponses de Dieu, et de le contraindre à exécuter ses commandements. Je dis qu'il
l'avait seul, car si quelque autre, du vivant de Moïse, voulait prêcher quelque chose au
nom de Dieu, il avait beau être un vrai Prophète, il était cependant coupable et
usurpateur du droit suprême (voir Nombres, chap. XI, v. 28 73).
[10] Et il faut noter ici que, bien qu'ayant élu Moïse, le peuple n'a cependant pas eu le
droit d'élire le successeur de Moïse. Dès que les Hébreux, en effet, eurent transféré à
Moïse le droit de consulter Dieu et eurent promis sans réserve de le prendre pour
oracle divin, ils perdirent tout droit et devaient admettre celui que Moïse élirait pour
lui succéder, comme élu par Dieu. Que s'il avait élu un successeur qui eût pris pour lui
toute l'administration de l'État, c'est-à-dire le droit d'être seul à consulter Dieu dans
sa tente et, en conséquence, l'autorité d'instituer des lois et de les abroger, de décider
de la guerre et de la paix, d'envoyer des ambassadeurs, de constituer des juges, d'élire
un successeur, et, en général, de remplir toutes les fonctions du souverain, le pouvoir
eût été purement Monarchique, à cette seule différence près qu'un État monarchique
est communément gouverné suivant un décret de Dieu caché au Monarque lui-même,
tandis que celui des Hébreux l'eût été ou eût dû l'être, en une certaine manière, par un
décret de Dieu révélé au seul Monarque. Cette différence ne diminue pas, mais
augmente la domination du Monarque et son droit sur tous. Pour ce qui est du peuple de
73
Voir note XXXVI.
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l'un et de l'autre États, il est dans la même soumission, et également ignorant du décret
divin ; car dans l'un et dans l'autre il est suspendu à la parole du Monarque et connaît
de lui seul ce qui est légitime ou illégitime, et ce n'est pas parce que le peuple croit que
le Monarque ne lui commande rien que par le décret de Dieu, qu'il lui est moins soumis ;
au contraire, il l'est, en réalité, davantage. Mais Moïse n'élut pas un successeur de
cette sorte, il laissa à ses successeurs un État à administrer de telle façon qu'on ne pût
l'appeler ni Populaire, ni Aristocratique, ni Monarchique, mais Théocratique. Le droit
d'interpréter les lois, en effet, et de communiquer les réponses de Dieu fut au pouvoir
de l'un, le droit et le pouvoir d'administrer l'État suivant les lois déjà expliquées et les
réponses déjà communiquées, au pouvoir d'un autre. Sur ce point, voir Nombres (chap.
XXVII, v. 2174). Pour faire mieux entendre cela, je vais exposer méthodiquement
l'administration de tout l'État.
[11] En premier lieu, il fut ordonné au peuple de construire une demeure qui fût comme
la cour de Dieu, c'est-à-dire de la Majesté suprême de cet État. Et cette demeure ne
dut pas être construite aux frais d'un seul, mais aux frais de tout le peuple afin que la
demeure où Dieu devait être consulté, fût propriété commune. Pour servir dans ce palais
de Dieu et l'administrer furent élus les Lévites ; pour occuper le rang suprême parmi
eux et être comme le second après le Roi Dieu, fut élu Aaron, le frère de Moïse, à qui
ses fils succédaient légitimement. Aaron donc, comme étant le plus proche de Dieu,
était l'interprète souverain des lois divines, celui qui donnait au peuple les réponses de
l'Oracle divin et qui, enfin, adressait à Dieu des supplications pour le peuple. Que si,
avec cela, il avait eu le droit de commander ce que Dieu voulait, il ne lui manquait rien
pour être un Monarque absolu. Mais il n'avait pas ce droit et, d'une manière générale,
toute la tribu de Lévi fut tenue tellement à l'écart du commandement commun, qu'elle
n'eut même pas, comme les autres tribus, la possession d'une part de biens d'où elle put
tirer au moins sa subsistance ; Moïse institua qu'elle serait nourrie par le reste du
peuple, dans des conditions telles, toutefois, qu'elle fût toujours tenue en grand
honneur par la foule, en tant que seule vouée à Dieu.
[12] En second lieu, quand une milice eut été formée par les autres douze tribus, ordre
leur fut donné d'envahir le domaine des Chananéens, de le diviser en douze lots et de
les repartir par le sort. Pour ce service furent élus douze chefs, un de chaque tribu,
auxquels, en même temps qu'à Josué et au grand pontife Eléazar, fut donné le droit de
partager les terres en douze lots égaux et de les répartir par le sort. Pour commander
en chef la milice, Josué fut désigné et seul il eut, dans ce nouvel ordre de choses, le
droit de consulter Dieu, non comme Moïse, seul dans sa tente ou dans le tabernacle,
mais par l'intermédiaire du grand Pontife à qui seul étaient données les réponses de
Dieu, après quoi il appartenait à Josué de promulguer les commandements communiqués
par le Pontife et d'y astreindre le peuple ; de trouver et d'employer tous moyens
74
Voir note XXXVII.
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d'exécution ; de choisir dans la milice autant d'hommes et ceux qu'il voudrait ;
d'envoyer des ambassadeurs en son nom ; tout le droit de la guerre était suspendu à son
seul décret. Nul d'ailleurs ne lui succédait légitimement ni n'était choisi
qu'immédiatement par Dieu, et cela quand l'intérêt du peuple entier l'exigeait ; pour le
reste, les chefs des Tribus avaient toute l'administration des affaires de guerre
comme de paix, ainsi que je le montrerai bientôt.
[13] Enfin, Moïse ordonna que tous, depuis la vingtième année jusqu'à la soixantième,
fussent astreints au service militaire et que du peuple seul une armée fût formée,
laquelle armée jurait fidélité non à son commandant en chef ni au grand Pontife, mais à
la Religion, c'est-à-dire à Dieu. Cette armée était pour cette raison appelée armée de
Dieu, ses bataillons bataillons de Dieu, et Dieu, en retour, était chez les Hébreux le
Dieu des armées ; pour cette cause dans les grandes batailles de l'issue desquelles
dépendait la victoire ou la défaite de tout le peuple, l'arche d'alliance était portée au
milieu de l'armée, de façon que le peuple, combattant comme s'il voyait son Roi présent,
donnât tout ce qu'il avait de force.
[14] De ces commandements donnés par Moïse à ses successeurs nous voyons sans peine
ressortir qu'il élut des administrateurs non des dominateurs de l'État. A personne, en
effet, il ne donna le droit de consulter Dieu où il voudrait et seul ; en conséquence il ne
donna à personne l'autorité, que lui-même avait eue, d'établir des lois et de les abroger,
de décider de la guerre et de la paix, d'élire les administrateurs tant du temple que de
la cité ; car telles sont les fonctions de celui qui occupe le pouvoir souverain. Le grand
Pontife avait bien le Droit d'interpréter les lois et de donner les réponses de Dieu, mais
non, comme Moïse, quand il voulait, seulement à la demande du commandant des troupes
ou du conseil suprême ou d'autres personnes qualifiées. En revanche le chef suprême de
l'armée et les conseils pouvaient consulter Dieu quand ils voulaient, mais ne recevaient
de réponse que par le grand Pontife. C'est pourquoi les paroles de Dieu n'étaient pas,
dans la bouche du Pontife, des décrets comme dans celle de Moïse, mais des réponses
seulement ; une fois reçues par Josué et les conseils, et alors seulement, elles avaient
force de commandement et de décret. En second lieu ce souverain Pontife, qui recevait
de Dieu les réponses de Dieu, n'avait pas de milice et ne possédait pas en droit le
commandement ; en revanche ceux qui par droit possédaient les terres, ne pouvaient par
droit établir de lois. De plus, le grand Pontife, aussi bien Aaron que son fils Eléazar, fut
bien désigné par Moïse mais, Moïse mort, personne n'eut plus le droit d'élire un pontife,
le fils succédait légitimement au père. Le chef suprême de l'armée fut aussi désigné par
Moïse et investi de la qualité de commandant non, en vertu du droit du souverain
Pontife, mais par le droit de Moïse qui lui fut transféré ; et c'est pourquoi, Josué mort,
le pontife n'élut personne à sa place, les chefs des tribus non plus ne consultèrent pas
Dieu sur la désignation d'un nouveau chef, mais chacun garda à l'égard de la milice de sa
tribu, et tous ensemble à l'égard de la milice entière, le droit de Josué. Et, semble-t-il,
point ne fut besoin d'un Chef suprême, sauf quand, unissant toutes leurs forces, ils
devaient combattre un ennemi commun. Cela arriva d'ailleurs au temps de Josué où nul
n'avait encore de demeure fixe et où tout appartenait en droit à tous. Plus tard quand
toutes les tribus eurent partagé entre elles les terres acquises par droit de conquête
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et celles qu'ils avaient encore à acquérir, et que tout n'appartint plus à tous, par cela
même, la raison d'être d'un chef commun disparut, puisque, à dater de ce partage, les
hommes des tribus distinctes durent être réputés confédérés plutôt que concitoyens. A
l'égard de Dieu et de la Religion sans doute on devait les tenir pour concitoyens ; mais à
l'égard du Droit que l'une des tribus avait sur l'autre, elles étaient confédérées
presque de la même façon (le temple commun à part) que leurs Hautes Puissances, les
États confédérés de Hollande. La division d'une chose commune en parts consiste
uniquement en effet en ce que chacun soit seul maître de sa part et en ce que les autres
renoncent au droit qu'ils avaient sur elle. Pour cette cause, Moïse désigna des chefs de
tribus, afin qu'après le partage chacun eût le commandement et la charge de sa part ;
c'est-à-dire le soin de consulter Dieu sur les affaires de sa tribu par l'intermédiaire du
grand Pontife, de commander sa milice, de fonder et de fortifier des villes, d'y
instituer des juges, de faire la guerre à l'ennemi de son État particulier, et
généralement d'administrer les affaires de guerre et de paix. Il n'était tenu de
reconnaître aucun juge que Dieu75 ou un prophète expressément envoyé par Dieu ; en cas
qu'il fit défection à Dieu, les autres tribus ne devaient pas le juger comme un sujet,
mais lui faire la guerre comme à un ennemi, ayant manqué à la foi du traité. Nous en
trouvons des exemples dans l'Écriture. Après la mort de Josué, les fils d'Israël, et non
un commandant en chef, consultèrent Dieu ; quand il fut connu que la tribu de Juda
devait la première de toutes entreprendre la guerre contre son ennemi, elle fit un
traité avec la seule tribu de Siméon pour joindre leurs forces contre l'ennemi ; dans ce
traité ne furent pas comprises les autres tribus (voir Juges, chap. I, vs. 1, 2, 3) ;
chacune fit la guerre séparément (comme il est raconté dans le même chapitre) contre
son ennemi, et accepta la soumission et la foi de qui elle voulut, bien qu'il fût dans les
commandements de ne traiter à aucune condition et d'exterminer sans merci tous les
ennemis ; ceux qui sont coupables de ce péché sont repris à la vérité, mais personne ne
les appelle en justice. Et il n'y avait point là de raison pour qu'une guerre éclatât entre
les tribus et qu'elles intervinssent dans les affaires les unes des autres. Au contraire,
la tribu de Benjamin ayant offensé les autres et rompu le lien qui l'unissait à elles de
façon qu'aucune des tribus confédérés ne pût plus trouver en elle une sûre alliée, il lui
fut fait la guerre et, trois combats livrés, les autres tribus, enfin victorieuses, mirent à
mort, en vertu du droit de guerre, tous ceux de Benjamin coupables et innocents, ce
qu'ensuite et trop tard elles regrettèrent et déplorèrent.
[15] Par ces exemples se trouve entièrement confirmé ce que nous avons dit du droit de
chaque tribu. Peut-être demandera-t-on qui désignait le successeur du chef de
chacune ? Sur ce point je ne puis rien tirer de certain de l'Écriture. Je conjecture
toutefois, puisque chaque tribu était divisée en familles dont les chefs étaient choisis
parmi les Anciens de la famille, que le plus âgé de ces Anciens prenait de droit la place
du chef de la tribu. Parmi les Anciens en effet Moïse choisit soixante-dix coadjuteurs
qui formaient avec lui le Conseil suprême ; ceux qui eurent l'administration du pouvoir
après la mort de Josué, sont appelés Vieillards dans l'Écriture ; rien enfin n'est plus
fréquent chez les Hébreux que l'appellation de Vieillards donnée aux juges, comme je
pense que tout le monde sait. Il importe d'ailleurs assez peu à notre propos de savoir
75
Voir note XXXVIII.
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avec certitude comment les Chefs des tribus étaient désignés ; il suffit d'avoir montré,
qu'après la mort de Moïse, personne n'a exercé toutes les fonctions du commandement
suprême. Puisque, en effet, tout ne dépendait pas du décret d'un seul homme, ni d'un
seul Conseil, ni du peuple, et que l'administration de la chose publique appartenait pour
une part à une seule tribu, pour le reste aux autres, avec un droit égal des deux côtés, il
est très évident qu'à dater de la mort de Moise, l'État n'est plus demeuré monarchique,
non plus qu'aristocratique ni populaire, mais a été Théocratique : 1° parce que la
demeure royale de l'État était le temple et que, par rapport à lui seulement, comme
nous l'avons montré, les hommes de toutes les tribus étaient concitoyens ; 2° parce que
tous les citoyens devaient jurer fidélité à Dieu, leur juge suprême. Enfin parce qu'en
cas de besoin nul n'était élu que par Dieu au commandement suprême. Moïse le prédit
expressément au peuple au nom de Dieu (Deutér., chap. XVIII, v. 15) et, en fait,
l'élection de Gédéon, de Samson et de Samuel l'atteste, ce qui ne permet pas de douter
que les autres chefs fidèles n'aient été désignés de la même manière, bien que cela ne
soit pas dit dans leur histoire.
[16] Ces principes posés, il est temps de voir comment le pouvoir institué dans ces
conditions pouvait exercer sur les âmes une action modératrice et retenir tant les
gouvernants que les gouvernés de façon que ces derniers ne devinssent pas des rebelles,
non plus que les premiers des Tyrans.
[17] Ceux qui gouvernent l'État ou s'en sont rendus maîtres, quel crime qu'ils
commettent, s'efforcent toujours de le colorer d'une apparence de droit et de
persuader au peuple qu'ils ont agi honnêtement ; ils y arrivent facilement quand toute
l'interprétation du droit dépend d'eux. Car il est clair que de ce droit même ils tirent
une très grande liberté de faire tout ce qu'ils veulent et tout ce à quoi l'appétit les
engage ; et qu'au contraire une grande part de cette liberté leur est ravie au cas que le
droit d'interpréter les lois appartienne à d'autres et qu'en même temps leur
interprétation véritable soit manifeste et incontestable pour tous. Il devient très
évident par là que chez les Hébreux, l'une des grandes causes des crimes que
commettent les princes est supprimée, d'abord par l'attribution du droit d'interpréter
les lois aux seuls Lévites (voir Deutér., chap. XXI, v. 5), qui n'avaient aucune part ni au
commandement ni, comme les autres, à la propriété, et dont toute la fortune et la
considération dépendaient de la seule interprétation vraie des lois ; en second lieu par
le commandement fait au peuple entier de se réunir tous les sept ans dans un lieu
déterminé pour y être instruit dans les lois par le Pontife, et aux individus de lire et de
relire constamment tout seuls avec la plus grande attention le livre de la Loi (voir
[18] Dans le même sens, c'est-à-dire pour contenir la concupiscence effrénée des
chefs, agissait encore avec une grande force une autre institution : la participation de
tous les citoyens au service militaire (de vingt à soixante ans sans nulle exception) et
l'impossibilité pour les Chefs d'enrôler à l'étranger aucun soldat mercenaire. Cette
institution, dis-je, eut une grosse influence, car il est certain que les Princes, pour
opprimer le peuple, ont besoin d'une force armée stipendiée par eux et qu'en outre ils
ne craignent rien tant que la liberté d'une armée de citoyens, auteurs par leur courage,
leur labeur et le sang qu'ils versent en abondance, de la liberté et de la gloire de l'État.
C'est pourquoi Alexandre, quand il eut à combattre Darius pour la deuxième fois, après
avoir entendu le conseil de Parménion, éclata en reproches non contre Parménion lui-
même, mais contre Polysperchon qui soutenait la même opinion. Il n'osa pas en effet, dit
Quinte-Curce, (liv. IV, § 13), reprendre de nouveau Parménion à qui, peu de temps avant,
il avait adressé de trop vifs reproches ; et il ne put venir à bout de la liberté, crainte
par lui, des Macédoniens, qu'après avoir porté le nombre des soldats pris parmi les
captifs bien au delà de celui des Macédoniens ; alors en effet il put donner carrière à
ses passions, après avoir réduit à rien la liberté des meilleurs citoyens. Si tette liberté
propre à une armée composée de citoyens impose de la retenue aux chefs d'un État
d'institution humaine, qui ont accoutumé de prendre pour eux tout l'honneur des
victoires, combien plus ne dut-elle pas contenir les chefs des Hébreux dont les troupes
combattaient pour la gloire non du chef, mais de Dieu, et n'engageaient pas le combat
que Dieu consulté n'eût répondu.
[19] Ajoutons deuxièmement que les chefs des Hébreux n'étaient tous attachés les uns
aux autres que par le seul lien de la Religion ; si l'un y avait fait défection et avait
entrepris de violer le droit divin de l'individu, il pouvait être traité en ennemi par les
autres et être l'objet d'une juste répression.
[20] Il faut tenir compte troisièmement de la crainte d'un nouveau Prophète ; qu'un
homme de vie irréprochable montrât par des signes reconnus qu'il était un Prophète, il
avait par là même un droit souverain de commander, comme Moïse, au nom d'un Dieu à
lui seul révélé et non comme les chefs, au nom d'un Dieu seulement consulté par
l'intermédiaire du Pontife. Et sans nul doute de tels Prophètes pouvaient sans peine
entraîner le peuple opprimé et lui persuader ce qu'ils voulaient à l'aide de signes légers ;
au contraire, si le Chef administrait la chose publique avec rectitude, il pouvait s'y
prendre à temps et faire comparaître le Prophète devant son tribunal pour l'examiner,
voir si sa vie était sans reproche, s'il avait donné de sa délégation des signes certains
et indubitables, et enfin si ce qu'il prétendait dire au nom de Dieu, s'accordait avec la
doctrine reçue et les lois communes de la patrie. Si les signes n'avaient pas la valeur
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requise, ou si la doctrine était nouvelle, une condamnation à mort pouvait être
justement prononcée par le Chef ; sinon c'est par la seule autorité du Chef et sur son
témoignage que le Prophète était reconnu.
[21] En quatrième lieu le Prince ne l'emportait pas sur les autres par le prestige de la
noblesse ni par le droit du sang ; la considération seule de son âge et de sa vertu lui
conférait le gouvernement de l'État.
[22] Enfin il faut observer encore que les Chefs et toute la milice ne pouvaient pas
préférer l'état de guerre à la paix. La milice, en effet, comme nous l'avons dit, se
composait des seuls citoyens et les mêmes hommes donc administraient les affaires
tant de guerre que de paix. Celui qui au camp était militaire était sur la place publique
citoyen, l'officier juge dans son district, le commandant en chef premier magistrat de
la cité. Nul donc ne pouvait désirer la guerre pour la guerre, mais pour la paix et la
défense de la liberté, et peut-être le chef, pour ne pas être obligé de s'adresser au
Pontife et d'abaisser sa dignité devant lui, s'abstenait-il, autant qu'il le pouvait, de
changer l'ordre établi. Telles sont les raisons qui empêchaient les Chefs d'outrepasser
les justes limites.
[23] Nous avons à voir maintenant en quelle manière le peuple était contenu ; les
fondements de l'institution sociale le montrent d'ailleurs très clairement. Qu'on les
considère en effet même sans grande attention, on verra aisément qu'ils ont dû faire
naître, dans les âmes des citoyens, un amour rendant presque impossible que l'idée leur
vint de trahir la patrie ou de faire défection ; au contraire, tous devaient lui être
attachés au point qu'ils souffrissent la mort plutôt que la domination de l'étranger.
Après, en effet, qu'ils eurent transféré leur droit à Dieu, ils crurent que leur royaume
était le royaume de Dieu, que seuls ils avaient qualité de fils de Dieu, les autres nations
étant ennemies de Dieu et leur inspirant pour cette raison la haine la plus violente (car
cette haine leur semblait une marque de piété voir Psaume CXXXIX, v. 21, 22) ; rien de
plus horrible pour eux que de jurer fidélité à un étranger et de lui promettre
obéissance ; nul opprobre plus grand, nulle action plus exécrable à leurs yeux, que de
trahir leur patrie, c'est-à-dire le royaume même du Dieu qu'ils adoraient. Le seul fait
d'aller habiter quelque part sur la terre étrangère était tenu pour flétrissant parce
que, dans la patrie seulement, le culte obligatoire de Dieu leur était possible, si bien
qu'à part la terre sainte de la patrie, le reste du monde leur semblait impur et profane.
C'est ainsi que David, contraint de s'exiler, se plaint devant Saül : S'ils sont des
hommes, ceux qui t'excitent contre moi, maudits soient-ils, parce qu'ils me retranchent
et m'excluent de l'héritage de Dieu et disent : Va et rends un culte à des dieux
étrangers. Pour cette même cause nul citoyen, ce qui est particulièrement à noter,
n'était condamné à l'exil : le pécheur est digne du supplice, non de l'opprobre. L'amour
des Hébreux pour la patrie n'était donc pas un simple amour, c'était une piété, et cette
piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et
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alimentait de telle sorte qu'elles durent devenir la nature même des Hébreux. Leur
culte quotidien en effet n'était pas seulement entièrement différent des autres, ce qui
les séparait du reste des hommes, il leur était absolument contraire. A l'égard de
l'étranger, tous les jours couvert d'opprobre, dut naître dans leurs âmes une haine
l'emportant en fixité sur tout autre sentiment, une Haine crue pieuse puisque née de la
dévotion, de la piété ; ce qu'il y a de plus fort, de plus irréductible. La cause ordinaire
qui fait qu'une haine s'avive de plus en plus, ne manquait d'ailleurs pas d'agir, je veux
parler du sentiment tout pareil qui répondait au leur ; les autres nations ne purent
manquer de les haïr aussi de la haine la plus violente.
[24] Avec quelle efficacité maintenant toutes ces circonstances jointes : la liberté dont
les hommes jouissaient dans l'État à l'égard des hommes ; la dévotion à la patrie ; un
droit sans limite contre l'étranger ; la haine atroce de tout Gentil devenue non
seulement licite, mais devoir pieux ; la singularité des mœurs et des rites ; avec quelle
efficacité, dis-je, tout cela contribua à donner aux Hébreux des âmes fermes pour tout
endurer au service de la patrie avec une constance et un courage uniques, la Raison le
fait connaître avec la plus grande clarté et l'expérience même l'atteste. Jamais, tant
que la Ville fut debout, ils ne purent se plier longtemps à une domination étrangère, et
aussi Jérusalem était-elle communément appelée la cité rebelle (voir Esdras, chap. IV,
v. 12, 15). L'État qui suivit la restauration du temple (et qui fut à peine l'ombre du
premier, les Pontifes ayant usurpé le droit des chefs) put difficilement être détruit par
les Romains. Tacite lui-même l'atteste dans le livre II des Histoires : Vespasien avait
achevé la guerre des Juifs, sauf qu'il n'avait pas encore forcé Jérusalem, entreprise
rendue plus dure et plus ardue par la complexion de cette race et son fanatisme
irréductible que par les forces restées aux assiégés pour faire face aux nécessités de
la situation.
[25] Mais, outre cette force, dont la valeur dépend de l'opinion seule, il y eut dans cet
État une autre force unique et la plus grande de toutes, qui devait retenir les citoyens
et les prémunir contre toute idée de défection et tout désir de déserter leur patrie, ce
fut la considération de l'utilité qui donne aux actions humaines leur vigueur et leur
animation. Je dis que dans cet État cette considération avait une force unique ; nulle
part en effet les citoyens n'avaient sur leurs biens un droit de propriété plus assuré
que les sujets de cet État. La part de terre et de champs possédée par chacun d'eux
était égale à celle du chef et ils en étaient maîtres pour l'éternité, car si l'un d'eux,
contraint par la pauvreté, avait vendu son fonds ou son champ, la propriété devait lui en
être restituée au moment du jubilé, et d'autres institutions de cette sorte empêchaient
que personne ne pût être dépouillé de sa part fixe de biens. Nulle part en outre la
pauvreté ne pouvait être plus aisément supportée que dans un pays ou la charité envers
le prochain, c'est-à-dire le concitoyen, était au plus haut point une pratique pieuse et le
moyen de se rendre propice le Roi Dieu. Les citoyens hébreux donc ne pouvaient se
trouver bien que dans leur patrie ; au dehors il n'y avait pour eux que déshonneur et
grand dommage. Ce qui, en outre, avec le plus d'efficacité, non seulement les attachait
au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écarter les
causes de discorde, c'était que nul n'avait pour maître son semblable, mais Dieu seul, et
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que l'amour du concitoyen, la charité envers lui, passaient pour la forme la plus élevée
de la piété ; la haine qui leur était commune envers les autres nations et celle qu'elles
leur rendaient, entretenaient cet amour. De plus l'obéissance était le fruit de la
discipline très forte à laquelle les formait leur éducation : tous leurs actes étaient
réglés par des prescriptions de la loi ; on ne pouvait pas labourer comme on voulait, mais
à des époques déterminées et dans certaines années et seulement avec un bétail d'une
certaine sorte ; de même aussi les semailles et les moissons n'avaient lieu qu'à un
certain moment et dans une forme arrêtée, et, d'une manière générale, toute leur vie
était une constante pratique de l'obéissance (voir à ce sujet le chapitre V 76 relatif à
l'utilité des cérémonies) ; en raison de l'accoutumance elle n'était plus une servitude,
mais devait se confondre à leurs yeux avec la liberté, si bien que la chose défendue
n'avait d'attrait pour personne, seule en avait la chose commandée. A cela paraît n'avoir
pas peu contribué encore le retour périodique dans l'année de jours obligatoires de
repos et de liesse ; ils ne s'abandonnaient pas à cette occasion, mais obéissaient à Dieu
avec abandon, Trois fois par an ils étaient les convives de Dieu (voir Deutér., chap.
XVI) ; le septième jour de la semaine ils devaient cesser tout travail et se livrer au
repos ; en outre à d'autres moments encore, des réjouissances honnêtes et des repas
de fête étaient non autorisés, mais prescrits. Je ne pense pas qu'on puisse rien trouver
de plus efficace pour fléchir les âmes des hommes ; rien ne s'empare de l'âme avec plus
de force que la joie qui naît de la dévotion, c'est-à-dire à la fois de l'amour et de
l'admiration. Il n'était pas à craindre que la lassitude qu'engendre la répétition
fréquente, eût prise sur eux, car le culte réservé aux jours de fête était rare et varié.
A tout cela s'ajoutait la très profonde révérence du temple qu'ils gardèrent
religieusement à cause du caractère singulier de son culte et des rites à observer avant
que l'accès en fût permis ; à ce point qu'aujourd'hui encore ils ne lisent pas sans une
grande horreur le récit de l'attentat de Manassé qui eut l'audace de placer une idole
dans le temple même. La révérence du peuple n'était pas moindre à l'égard des lois qui
étaient gardées avec le soin le plus religieux dans le sanctuaire le plus inaccessibles.
C'est pourquoi les rumeurs populaires et les préjugés étaient moins à craindre
qu'ailleurs ; nul n'osait porter un jugement sur les choses divines ; à tout ce qui était
ordonné par l'autorité de la réponse divine reçue dans le temple, ou de la loi fondée par
Dieu, ils devaient obéir sans consulter la Raison. Je pense avoir ainsi donné des principes
essentiels de cet État, un résumé assez clair dans sa brièveté.
[26] Il nous reste à rechercher les causes qui ont pu amener les Hébreux à faire tant
de fois défection à la Loi ; à être si souvent asservis et à souffrir enfin la ruine
complète de leur État. Peut-être dira-t-on que cela tient à l'insoumission de cette
nation. Réponse puérile ; pourquoi cette nation a-t-elle été plus insoumise que les
autres ? Est-ce par Nature ? La Nature ne crée pas des nations, mais des individus,
76
Cf. chap. 5, §11. Voir Aussi Traité politique, X, §5 (note jld).
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lesquels ne se distinguent en nations que par la diversité de la langue, des lois et des
mœurs reçues ; seules, parmi ces traits distinctifs, les lois et les mœurs peuvent faire
que chaque nation ait une complexion singulière, une condition propre, des préjugés à
elle. Si donc on devait accorder que les Hébreux furent insoumis plus que le reste des
mortels, cela devrait être imputé à quelque vice des lois ou des mœurs reçues. Et sans
doute il est vrai que si Dieu eût voulu que leur État fût plus constant, il eût établi
d'autres droits et d'autres lois et institué un autre gouvernement ; que pouvons-nous
dire sinon qu'ils ont irrité leur Dieu non seulement, comme dit Jérémie (chap. XXXII, v.
31), depuis la fondation de la ville, mais depuis celle des lois ? C'est ce qu'atteste
Ézéchiel (chap. XX, v. 25) : Je leur ai donné aussi des statuts qui n'étaient pas bons et
des règles par lesquelles ils ne vivraient point ; en ce que je les ai rendus impurs en
leurs dons, par la condition mise au rachat de toute ouverture de la vulve (c'est le
premier-né) ; afin que par ma volonté ils fussent dévastés, pour qu'ils connussent que je
suis Jéhovah. Pour bien entendre ces paroles et la cause de la ruine de l'État, il faut
noter que le premier dessein fut de remettre le ministère sacré aux premiers-nés, non
aux Lévites (voir Nombres, chap. VIII, v. 17) ; mais quand tous, sauf les Lévites, eurent
adoré le veau, les premiers-nés furent répudiés et jugés impurs, et les Lévites élus à
leur place (Deutéron., chap. X, v. 8) ; plus je considère ce changement, plus je me sens
obligé à répéter la parole de Tacite : ce ne fut pas à la sécurité des Hébreux que Dieu
veilla dans ce temps-là, mais de sa vengeance qu'il prit soin. Et je ne puis assez
m'étonner de ce qu'il ait conçu dans son âme céleste une colère assez grande pour
établir des lois destinées non pas, comme c'est la règle, à procurer l'honneur, le salut,
la sécurité de tout le peuple ; mais à satisfaire son désir de vengeance et à punir le
peuple ; si bien que ces lois ne semblaient plus être des lois, c'est-à-dire le salut du
peuple, mais bien plutôt des peines et des supplices. Les dons en effet qu'on était tenu
de faire aux Lévites et aux prêtres, l'obligation de racheter les premiers-nés et de
donner par tête aux Lévites une certaine somme d'argent, et enfin le privilège accordé
aux seuls Lévites d'avoir accès aux choses saintes, autant de marques incessamment
répétées accusant l'impureté des Hébreux et leur répudiation. De plus les Lévites ne
manquaient jamais de leur faire sentir leur opprobre. Il n'est pas douteux, en effet,
que, parmi tant de milliers de Lévites, ne se soient trouvés un grand nombre de fâcheux
Théologiens ; d'où le désir qui vint au peuple d'observer la vie des Lévites, des hommes
après tout, et, comme il arrive, de les accuser tous pour la faute d'un seul. De là de
constantes rumeurs, puis la lassitude ressentie par les Hébreux, surtout les années de
disette, de nourrir des hommes oiseux et détestés auxquels ne les rattachait même pas
le lien du sang. Rien de surprenant donc à ce que dans le repos, quand les miracles
manifestes venaient à manquer, qu'il n'y avait pas d'hommes d'une autorité tout à fait
rare, l'âme populaire aigrie et attachée aux intérêts matériels perdit d'abord de son
ardeur religieuse, puis qu'elle finît par abandonner un culte, divin à la vérité, mais
outrageant pour elle et suspect, qu'elle voulût du nouveau ; rien de surprenant à ce que
les Chefs toujours à la recherche, pour avoir seuls tous les droits souverains, d'un
moyen de s'attacher le peuple et de le détourner du Pontife, aient fait à cette âme
populaire toutes les concessions et établi des cultes nouveaux.
[28] Cela d'ailleurs est confirmé par les récits. Sitôt qu'au désert le peuple commença
de jouir du repos, beaucoup d'hommes, et qui ne faisaient point partie de la foule,
furent indisposés par l'élection des Lévites et saisirent cette occasion de croire que
Moïse avait établi toutes ces institutions non par le commandement de Dieu, mais selon
son bon plaisir ; il avait en effet choisi sa propre tribu et donné pour l'éternité le
pontificat à son frère ; dans leur excitation ils l'assaillirent en tumulte, criant que tous
étaient également saints et que sa propre élévation au-dessus de tous était contraire au
droit. Moïse ne put les calmer par aucune raison, mais, par un miracle qui devait servir
de signe pour rétablir la foi, tous périrent ; de là une nouvelle sédition de tout le peuple
croyant qu'ils avaient péri par l'artifice de Moïse et non par le jugement de Dieu. Après
un grand carnage cependant ou une peste, la fatigue amena l'apaisement, mais la vie
était à charge aux Hébreux et ils lui préféraient la mort ; la sédition avait pris fin sans
que la concorde régnât. Cela est attesté ainsi par l'Écriture (Deut., chap. XXXI, v. 21).
Dieu, après avoir prédit à Moïse qu'après sa mort le peuple ferait défection au culte
divin, ajoute : car je connais l'appétit du peuple et ce qu'il combine aujourd'hui, alors
que je ne l'ai pas encore conduit à la terre que j'ai promise . Et un peu après Moïse dit
au peuple même : Car je connais ta rébellion et ton insoumission. Si, alors que j'ai vécu
avec vous, vous avez été rebelles contre Dieu, vous le serez encore bien plus après ma
mort. Et effectivement la chose arriva, comme on sait.
[29] De là de grands changements, une licence universelle, le luxe, la paresse d'âme qui
amenèrent la décadence de l'État, jusqu'au moment où, plusieurs fois soumis, ils
rompirent le pacte avec Dieu dont le droit fut déchu ; ils voulurent avoir des rois
mortels, ce qui entraînait que la demeure du pouvoir ne fût plus le temple, mais une
cour, et que les hommes de toutes les tribus fussent dorénavant concitoyens non plus en
tant que soumis au droit de Dieu et au Pontificat, mais en tant qu'ayant le même roi. Ce
changement fut une cause considérable de séditions nouvelles qui finirent par amener la
ruine complète de l'État. Quoi de plus insupportable en effet pour les rois que de
régner à titre précaire et d'avoir à souffrir un État dans l'État 77 ? Les premiers qui,
simples particuliers, furent élus, se contentèrent du degré de dignité où ils s'étaient
haussés, mais quand les fils régnèrent par droit de succession, ils s'appliquèrent par des
77
Cf. Éthique, III, Préface, et Traité politique, II, §6 (note jld).
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changements graduels à parvenir enfin à posséder seuls la totalité du droit constituant
le pouvoir d'État. Ils en étaient privés pour une très grande part aussi longtemps qu'à
leur droit s'opposaient des lois indépendantes d'eux, gardées par le Pontife dans le
sanctuaire et interprétées au peuple par lui : de la sorte en effet ils étaient, comme les
sujets, tenus par les lois et ne pouvaient en droit les abroger, ni en instituer de
nouvelles d'une égale autorité. En second lieu ils en étaient privés aussi parce que le
droit des Lévites interdisait aux rois, tout comme aux sujets, en leur qualité de
profanes, l'administration des choses sacrées. Et enfin parce que leur pouvoir n'était
nullement assuré contre la seule volonté d'un seul homme, reconnu Prophète, qui pouvait
le tenir en échec ; on en a vu des exemples. Avec quelle liberté en effet Samuel n'avait-
il pas commandé en tout à Saül ? avec quelle facilité n'avait-il pas, pour une seule faute,
transféré à David le droit de régner ? Ainsi ils avaient à compter avec un État dans
l'État et régnaient à titre précaire. Pour triompher de ces résistances, ils permirent
d'élever aux Dieux d'autres temples, de façon qu'on n'eût plus à consulter les Lévites ;
ensuite ils cherchèrent plus d'une fois des hommes capables de prophétiser au nom de
Dieu pour avoir des Prophètes à opposer aux vrais. Quoi qu'ils aient tenté cependant, ils
ne purent jamais arriver au terme de leurs vœux. Les Prophètes en effet, prêts à tout,
attendaient le moment favorable, c'est-à-dire l'arrivée au pouvoir d'un nouveau roi,
dont l’autorité est toujours précaire tant que le souvenir du prédécesseur reste vif ;
sans peine alors, ils pouvaient, en invoquant l'autorité de Dieu, pousser quelque
personnage irrité contre le roi et connu pour son courage, à revendiquer le droit de Dieu
et à s'emparer à ce titre du pouvoir ou d'une partie du pouvoir. Mais les Prophètes eux
aussi ne pouvaient par cette voie arriver à rien ; même s'ils mettaient fin à une
Tyrannie, par l'effet de causes permanentes ils ne faisaient qu'acheter de beaucoup de
sang hébreu un Tyran nouveau. Nulle fin donc aux discordes et aux guerres civiles et
des causes, toujours les mêmes, de violation du droit divin qui ne purent disparaître
qu'avec l'État lui-même.
[30] Nous voyons par là comment la Religion a été introduite dans l'État des Hébreux et
quels principes auraient pu faire qu'il fût éternel, si la juste colère du législateur avait
permis qu'il demeurât tel qu'il avait d'abord été institué. Mais, comme il ne put en être
ainsi, il dut périr. Je n'ai d'ailleurs parlé ici que du premier empire ; car le second fut à
peine l'ombre du premier, puisque les Hébreux étaient tenus par le droit des Perses,
dont ils étaient sujets, et qu'après la conquête de l'indépendance, les Pontifes
usurpèrent le droit du Chef et s'emparèrent du pouvoir absolu. De là pour les Prêtres
un grand appétit de régner et d'occuper en même temps le pontificat ; il n'y avait donc
pas lieu de s'étendre sur ce second empire. Quant à savoir si le premier, en tant que
nous l'avons conçu comme durable, est imitable ou si c'est une action pieuse de l'imiter
autant que possible, c'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants.
[31] Je voudrais seulement, comme couronnement, placer ici une observation sur un
point déjà touché ; de l'exposé ci-dessus il ressort que le droit divin naît d'un pacte à
défaut duquel il n'y a d'autre droit que le naturel ; c'est pourquoi les Hébreux
n'avaient, par le commandement de la religion, point d'obligations pieuses à l'égard des