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Sorcellerie, magnétisme, morphinisme, délire des grandeurs, par le Dr Paul Regnard,.... 1887.
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SORCELLERIE
DEPHYSIOLOGIE
PROFESSEUR GENERALE
AL'INSTITUT
NATIONAL
AGRONOMIQUE
ADJOINT
DIRECTEUR AI.'ÉCOLE
DESHAUTES
ÉTUDES
ANCIEN DESHOPITAUX
INTERNE DEPARIS
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-EDITEURS
RUEGARANCIERE,10
1887
Tous droits réservés
LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT
SORCELLERIE
MAGNÉTISME, MORPHINISME
PAR
LE Dr PAUL REGNARD
DEPHYSIOLOGIE
PROFESSEUR GÉNÉRALE
AL'INSTITUT
NATIONAL
AGRONOMIQUE
ADJOINT
DIRECTEUR AL'ÉCOLE
DESHAUTES
ÉTUDES
ANCIEN
INTERNE
DES
HOPITAUX
DEPARIS
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUEGARANCIERE, 10
1887
Tous droits réservés
A
M. J. M. CHARCOT,
Membrede l'Institut.
MON CHERMAITRE.
protection?
PAUL REGNARD.
LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES
DE L'ESPRIT
De tous les apanages de notre esprit, celui dont nous nous mon-
trons le plus fiers, c'est certainement notre liberté.
L'homme, disent les philosophes, a son libre arbitre : il agit
comme il veut, et de son indépendance morale résulte sa respon-
sabilité; toute la doctrine des récompenses et des peines découle
de ce principe fondamental.
Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il soit toujours demeuré
sans attaques : il s'est élevé contre lui une école philosophique
qui a cherché à démontrer que, loin d'être libres, nous sommes
enchaînés, et que ce n'est que dans des circonstances aussi rares
que particulières que notre spontanéité peut entrer pleinement
enjeu.
Ne sommes-nous pas
gouvernés par les lois physiques ? Toute
atteinte que nous essayons de leur porter reçoit vite sa punition.
Ceci ne saurait guère se discuter ; c'est d'ailleurs en dehors du
débat.
Mais, disent les physiologistes à l'école psychologique pure,
a
X LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT.
que de fois notre libre arbitre n'est-il pas entravé ? Ne suffit-il pas
que le sang ou l'oxygène manquent aux cellules de notre cerveau,
ne fût-ce qu'une minute, pour que tout notre être moral : con-
science, intelligence, volonté, raison, sensibilité, disparaisse
instantanément ? Une goutte d'alcool ou d'éther arrive à nos
centres nerveux, n'est-ce pas assez pour que notre raison s'at-
ténue, pour que nous pensions des choses absurdes, pour que
nous en disions d'insensées, pour que nous commettions des actes
que nous regretterons lorsque aura cessé l'action passagère du
poison?
Il est certainque ces objections contre la liberté morale ont
leur valeur ; mais elle est moins grande que ne croient ceux qui
les émettent. Elles supposent, en effet, un état pathologique en
dehors du fonctionnement normal de notre intellect. Dira-t-on
que les hommes, en général, n'ont pas leur liberté morale parce
que quelques-uns l'ont perdue ? Autant vaudrait dire que l'homme
ne voit pas la lumière parce qu'il y a des aveugles ; qu'il n'a plus
le sens de l'ouie, parce qu'il existe quelques sourds.
Aussi n'est-ce pas par cette objection, un peu grossière, que
l'on peut attaquer la doctrine du libre arbitre absolu ¹.
Dans l'accomplissement même de nos actes psychiques, nous
ne sommes jamais complétement libres. Il y a une sorte de mimé-
tisme social qui nous entraîne. L'enfant s'éduque par l'exemple ;
il imite ses parents. Dans la société, on s'imite les uns les autres,
et c'est l'ensemble de ces imitations conventionnelles qui constitue
la bonne tenue. Cela commence à être voulu, puis cela devient
instinctif.
Cette imitation peut être subite et quelquefois dangereuse.
1 Ce n'est guère ici le lieu de faire de la théologie ; mais le lecteur voudra bien
remarquer que l'Eglise elle-même atténue notre liberté morale, qnand elle dit que
nous sommes hors d'état d'éviter le péché par nos propres forces, et que nous ne
le pouvons que par l'intervention de la grâce. Une discussion bien connue sur ce
point a rempli la fin du dix-septième siècle.
LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT. XI
Prenez les hommes les plus raisonnables, les plus maîtres d'eux-
mêmes, réunissez-les en une assemblée, il n'est pas impossible
que par l'entraînement, comme on dit, ils se laissent aller à des
actes, à des résolutions que chacun regrettera plus tard quand il
se retrouvera seul en face de lui-même.
Descendez d'un
échelon, prenez des individus quelconques,
faites-en une foule, et cette réunion composée d'hommes bons en
particulier, vous savez à quels excès elle pourra se livrer.
Cette tendance à l'imitation a si bien été entrevue par les
législateurs de tous les temps, que partout nous rencontrons des
lois contre les attroupements.
Dans un ordre d'idées plus élevé, c'est encore au mimétisme que
nous devons attribuer ces résolutions subites qui emportent vers
la guerre, la révolte ou l'émeute des peuples entiers à un mo-
ment où ils semblaient le plus calmes, le plus pacifiques.
L'histoire fourmille de ces réveils en sursaut dus à l'influence
d'un petit nombre d'hommes résolus, entraînant la masse par
leur exemple : l'expression est consacrée.
A côté de ces imitations dans le bien, il s'en rencontre dans le
mal. Il y a des moments où toute une nation semble devenir
malade et perdre son libre arbitre. C'est une épidémie qui règne
avec fureur, puis tout s'apaise, et commence une période de
repos et de calme qui pourra durer quelque temps. Il existe une
folie par imitation. Il y a des maladies sur l'esprit
épidémiques
comme sur le corps.
Le fond en est toujours le même, les circonstances en font
varier la forme; celle-ci lient au milieu ambiant, à l'impulsion
première, aux circonstances. Les folies épidémiques du moyen
âge ont le même principe que les nôtres, mais elles ne leur ressem-
blent pas.
C'est l'étude de ces vésanies sociales que j'ai entreprise quand
l'éminent doyen de la Faculté des sciences de Paris, Henri Milne-
XII LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT.
FAITESA LA SORBONNE
CONFÉRENCES DE FRANCE)
SCIENTIFIQUE
(ASSOCIATION
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de
reproduction à l'étranger.
DU MÊME AUTEUR :
LES SORCIÈRES
1
LES SORCIÈRES
MESDAMES,MESSIEURS,
LE DEMON AZAZEL
D'aprèsCollinde Plancy.
bien, elle a son démon qui lui souffle le mal ; c'est à elle de
choisir.
D'ailleurs, Messieurs, les mêmes procédés sont employés par
les deux principes, et cela par une juste tolérance de Dieu qui
veut laisser à son ennemi l'égalité des armes. L'Être divin s'est
LE DÉMON ABORYM
D'aprèsCollindePlancy.
brûlés; sur une autre figure vous apercevez la trace que l'esprit a
laissée sur le pacte. Tout à l'heure je vous montrerai une lettre du
diable qui existe à la Bibliothèque nationale et qui est remplie de
fautes d'orthographe.
Il ne faudrait pas croire, Messieurs, que le diable tint stricte-
ment ses promesses. Son mauvais naturel apparaissait bien vite,
car, dès qu'il était parti, la sorcière s'apercevait qu'au lieu des
pièces d'or et des bijoux qu'il lui avait donnés, il ne restait qu'un
tas de feuilles sèches ou quelques morceaux de bois. Nos aliénés
CARACTÈRES SERVANT
MAGIQUES A LA RÉDACTION
DESPACTES.
D'aprèsCollinde Plancy.
phèment, ils adorent le diable, ils font avec lui un pacte, ils vouent
leurs enfants à Satan, ils les tuent avant le baptême, ils font de la
propagande, ils invoquent le diable, enfin ils méconnaissent toutes
les lois de nature.
Contreles hommes, les chefs d'accusation étaient plus nets; ils
ne visaient plus des péchés contre la religion, mais bien des crimes
de droit commun qui ne se distinguaient des autres que par la sin-
gularité et la provenance des moyens employés.
Dès les premières visites, Satan fait cadeau à la sorcière de
poudres enchantées ; il lui suffira d'en mêler quelques parcelles
aux aliments d'une personne pour que celle-ci tombe foudroyée
ou pour qu'elle soit prise d'une maladie de langueur. Il suffisait
même quelquefois à la sorcière d'en jeter sur un passant pour le
faire mourir immédiatement. Quelquefois, pour que l'effet fût
plus certain, elle devait prononcer quelques paroles magiques.
Bodin et Weier nous ont conservé ces mots terribles, et si vous
ne craignez pas trop l'effet qu'ils pourraient produire, je vais oser
vous les répéter. C'était : loth, aglanabaroth el abiel ena thiel
amasi sidomel gayes folonia elias ischiros athanatos ymas eli
messias.
La poudre était fabriquée avec des cadavres d'enfants nouveau-
nés, surtout avec le coeur; on la faisait encore en pilant des os de
morts avec de l'écume de crapaud. Aussi la sorcière était-elle
souvent accusée d'avoir élevé de ces animaux et de les avoir
menés paître, ce qui se comprend mal. A côté des poudres, on
avait les onguents ; mais ils servaient rarement, étant difficiles à
manier : ils étaient composés de graisse de morts et de mandra-
gores ; nous les retrouverons au sabbat.
Chose curieuse, ces poudres étaient absolument inoffensives
entre des mains ordinaires; il fallait qu'elles fussent administrées
UN SORCIER.
Extraitdu livrede A. Palingh.1659.
dos et la portail dans les airs. C'est ce que vous montre une gra-
vure extraite du Traité de théologie du R. P. Fr. Guaccius.
En cas de pluie, on se protégeait durant le trajet par quelques
LE BANQUET.
Extraitdu livredu R.P. Guaccius,
seizième
siècle.
le dos. Minuit sonnait, et tous se prosternaient devant le maître,
c'était le moment de l'hommage suprême.
LES SORCIÈRES. 27
LE BAL.
siècle.
seizième
ExtraitdulivreduR. P. Guaccius,
reine du sabbat, s'asseyait à côté de Satan, et tout le monde se
RETOUR DE LA SORCIÈRE.
Extraitdulivredu R. P. Guaccius,
seizième
siècle.
Vers la fin du sabbat avait lieu la messe Satan, revêtu
noire.
d'une chasuble de deuil, montait à l'autel et parodiait la messe en
tournant le dos au tabernacle. C'était une risée générale : au
moment de l'élévation, l'officiant offrait à l'adoration un rond de
rave ou quelque grosse carotte rouge. A ce moment la ronde
macabre reprenait encore jusqu'au moment où, l'aube paraissant,
le chant du coq se faisait entendre : alors tout s'évanouissait, et
les assistants s'enfuyaient comme une bande d'oiseaux nocturnes
effrayés par le jour. Sur sa roule, la sorcière répandait ses graisses
et ses poisons sur les récoltes de ses ennemis.
LES SORCIÈRES. 29
le diable transformait la
Si, par hasard, la route était longue,
sorcière en quelque animal vulgaire, et elle pouvait regagner ainsi
sa maison sans être reconnue.
Ce que je viens de vous dire a pu vous paraître singulier, ridi-
cule même : peut-être vous êtes-vous étonnés que l'esprit humain
ait été amené à de pareilles aberrations, et que la folie épidé-
ait pu conduire de malheureuses hallucinées
mique, contagieuse,
à s'avouer coupables des crimes bizarres dont je viens de vous
entretenir. Mais ce qui va vous paraître plus extravagant encore,
ce sont les procédés qu'employaient les tribunaux contre les sor-
cières. Je m'abstiendrais de vous détailler ces faits si, au point de
vue médical, nous ne devions y trouver des enseignements pré-
cieux.
La sorcellerie était un crime d'exception, et les règles ordi-
naires des instructions
juridiques n'étaient pas observées contre
elle. Une bulle du pape Innocent VIII défend même que l'accusée
puisse avoir un avocat.
Quelquefois la courappelée à juger le procès était composée
uniquement de laïques : c'est ce qu'on voyait particulièrement à
valenciennes, où beaucoup de sorciers furent exécutés.
D'autres fois, le tribunal était mi-parti laïque et mi-parti ecclé-
siastique. Le plus ordinairement, il était entièrement ecclésiastique.
La sorcière, ou la femme soupçonnée d'être telle, était généra-
lement dénoncée par les siens : on l'avait vue rôdant la nuit, elle
était entrée chez une voisine dont l'enfant était mort quelques
jours après, dans une étable où le bétail était devenu malade :
la grêle était tombée un jour qu'on l'avait aperçue près d'une
mare. De plus, on l'entendait chez elle se débattre; ses enfants,
son mari avaient raconté qu'elle avait des crises dans lesquelles
elle écumait, se tordait et prenait des positions extraordinaires.
En face de la dénonciation, les juges examinaient les indices
qui pouvaient les amener à croire à la culpabilité.
30 LES SORCIÈRES.
LE FOUET.
Extraitdu livred'A.Palingh.1659.
LA TORTURE DU COLLIER.
Extraitdulivred'A.Palingh.1659.
APRES LA QUESTION.
Extraitdu livre d'A. Palingh.1659.
cière était rôtie à petit feu pour que la douleur fût plus longue et
plus cruelle.
Quelques sorcières furent condamnées à l'enfouissement. A Va-
lenciennes, une jeune fille de dix-huit ans fut enterrée vive pour
sorcellerie; les cris de la malheureuse enfant étaient si horribles
que le bourreau ému se trouva mal et refusa de continuer. Le juge,
très-tranquille, lui ordonna de finir.
Souvent la sorcière était menée au bûcher sur la claie, c'est-à-
dire qu'on l'attachait au derrière d'une charrette et qu'on la traînait
par les rues la face contre terre, dans la boue, sur les pierres et
dans la poussière.
Louise a retrouvé une série de factures du bourreau, on y voit
exprimée chaque phase de la torture pour laquelle il demande
quelques deniers; chaque note se termine par une réclamation de
deux sous pour le blanchissage de ses gants blancs.
Voilà, Messieurs, le tableau, non chargé, des horreurs de la
sorcellerie. Pour que ma tâche soit complète, il faut maintenant
que j'en examine avec vous les cas les plus célèbres et que je vous
montre à quel degré cette plaie terrible s'était répandue sur la terre
il y a trois cents ans.
L'histoire des sorcières célèbres commence
par un nom qui va
vous émouvoir, car il s'agit d'une des gloires les plus pures de la
France. Jeanne d'Arc fut condamnée et brûlée par le tribunal
ecclésiastique français pour avoir appelé Satan à son aide et exter-
miné l'armée anglaise.
Cinq ans après cette mort tragique, il se répandit bientôt le bruit
qu'il existait dans le pays de Vaud une quantité considérable de
sorciers. Ceux-là avaient la spécialité d'être anthropophages. Ils se
saisissaient des enfants nouveau-nés et les mangeaient : ils com-
mençaient par leurs propres enfants ; le juge Bolingen et l'inquisi-
teur Eude firent périr un nombre immense de ces malheureux,
plus de mille certainement. Ces pauvres fous étaient hallucinés à
LES SORCIÈRES. 39
preuve : ils s'en tinrent aux aveux, ne se demandant même pas s'ils
avaient affaire à des aliénés.
Moins de vingt ans après, une grande épidémie éclata dans
la ville d'Arras. Une foule de femmes se figurèrent avoir assisté au
sabbat : elles étaient prises le soir de crises convulsives, tombaient
dans une sorte d'extase et, en se réveillant, racontaient les choses
les plus étranges. Les chroniques de Monstrelet nous racontent
qu'un nombre considérable furent brûlées vives, sauf celles qui
donnèrent aux juges de l'argent pour n'être pas inquiétées. Vers
1500, ce fut en Allemagne que l'on vit tout à coup les sorciers pa-
raître en quantité. En 1484, Innocent VIII avait fulminé la bulle
où il ordonnait de procéder contre eux avec la dernière rigueur.
Au début, quarante et une femmes de Burbie furent brûlées vives,
pour avoir mangé des enfants après les avoir fait bouillir ; remar-
quez que jamais personne ne s'était plaint de la disparition d'aucun
enfant; les accusées déclaraient leur crime avec orgueil, cela suf-
fisait aux tribunaux. Quarante-huit autres furent brûlées à Con-
stance pour avoir assisté au sabbat. Une d'entre elles se vanta
d'être capable de déchaîner un orage par une parole magique;
elle fut immédiatement mise à mort, le tribunal qu'elle
craignait
n'eût le temps de mettre sa menace à exécution.
A la même époque le diable envahit un couvent de Cambrai, et
il enlra dans le corps des toutes ensemble,
religieuses. Aussitôt,
elles se mirent à miauler, à aboyer, à courir, à grimper aux arbres
et a se tordre par terre. Un exorcisme
envoyé par le Pape lui-même
ne produisit aucun effet : on fut obligé de juger et de condamner
les malheureuses.
40 LES SORCIÈRES.
UN EXORCISME EN 1589.
Fac-similed'unevieilleestampe.
LE DÉMON ASMODÉE.
D'apresCollinde Plancy.
étal d'automatisme complet. Elles sentaient le diable en
toujours
elles, et c'était pour lui obéir qu'elles se roulaient ou prononçaient
des discours incohérents, Dieu, blasphémaient et
injuriaient
commettaient des actes abominables.
Laissez-moi vous lire dans le Père Joseph le récit d'un de ces
exorcismes qui réussissaient surtout à développer la fureur hysté-
rique des malheureuses :
« Un
jour, la supérieure pria le Père de faire une neuvaine en
l'honneur de saint Joseph, pour obtenir que ses dévotions ne
48 LES SORCIÈRES.
troublées et interrompues, ce qui fut aus-
fussent pas si souvent
sitôt accordé par l'exorciste, lequel ne douta pas du bon succès de
cette dévotion extraordinaire, et qui promit, de son côté, de dire
des messes à la même intention, dont les démons furent enragés,
et, pour s'en venger, le jour des Rois, qui était le troisième de
cette neuvaine, ils la troublèrent. Ils rendirent son visage bleuâtre
et firent arrêter fixement ses yeux sur une image de la Vierge...
LE DÉMON ASTAROTH.
D'aprèsCollinde Plancy.
LE DÉMON BÉHÉMOT.
D'aprèsCollinde Plancy.
LETTRE DU DIABLE.
d'unepièceexistant
Fac-simile à la bibliothèque
nationale.
qu'il allait être obligé d'enfoncer. « Mon ami, lui dit Grandier,
vous pouvez en mettre un fagot. » Le Père Tranquille fit alors
LE DÉMON BELPHÉGOR.
D'aprèsCollinde Plancy.
1
Pour plus de détails sur la possession de Loudun, voyez l'ouvrage du docteur
Gabriel Légué.
LES SORCIERES. 57
leur directeur : on les vit jeûner des semaines entières, passer des
nuits en prière, se déchirer à coups de discipline et se rouler à
moitié nues dans la neige.
Vers la fin de 1642, le curé Picard mourut subitement. Les re-
tout à fait; elles
ligieuses, déjà bien près de la folie, succombèrent
virent leur confesseur revenant la nuit comme un spectre, et les
convulsions survinrent absolument comme à Loudun.
Comme à Loudun aussi, les malheureuses furent prises d'une
horreur effroyable de tout ce qui avait été jusque-là leur vie et
leur amour. Elles se mirent à blasphémer, à hurler, à se tordre par
terre. La vue de l'hostie redouble leur fureur, elles en arrivent à
cracher sur le Saint Sacrement. Puis elles se roulent sur le pavé
de l'église, qu'elles remplissent de leurs clameurs; elles sautent en
l'air comme poussées par des ressorts.
Un théologien de l'époque, Jean Lebreton, qui a eu l'occasion
de les voir et de les exorciser, nous décrit ainsi leur possession :
« Ces quinze Filles témoignent maintenant dans le temps de leur
communion une horreur étrange du Saint Sacrement, lui font la
grimace, lui tirent la langue, crachent contre lui et le blasphèment
avec une apparente impiété extrême.
« Elles blasphèment et renient Dieu plus de cent fois par jour
avec une audace et une impudence effroyables.
« Plusieurs fois par de grands transports de
jour elles témoignent
fureur et de rage durant elles se disent dénions, sans
lesquels
offenser néanmoins personne et sans blesser la main des prêtres,
lorsqu'au plus fort de leur rage ils leur mettent les doigts dans la
bouche.
« Durant ces fureurs et ces
rages, elles font d'étranges convulsions
et contorsions de leur corps, et entre autres se courbent en arrière
en forme d'arc sans les mains, et en sorte que tout le
y employer
corps est appuyé sur le front autant et plus que sur leurs pieds et
tout le reste en
l'air, et demeurent longtemps en cette posture et
58 LES SORCIÈRES.
la réitèrent très-souvent. Après tous ces efforts et mille autres con-
tinués pendant quelquefois quatre heures durant, principalement
dans les exorcismes et pendant les plus chaudes journées des jours
caniculaires, elles se sont, au sortir de là, trouvées aussi saines,
aussi fraîches, aussi tempérées et le pouls aussi haut et aussi égal
que si rien ne leur était arrivé.
« Il y en a parmi elles qui se pâment et qui s'évanouissent durant
les exorcismes comme à leur gré, en telle sorte que leur pâmoison
commence lorsqu'elles ont le visage le plus enflammé et le pouls
le plus fort. Pendant cet évanouissement, qui dure quelquefois
une demi-heure et plus, on ne peut remarquer, ni de l'oeil, ni de
la main, aucune respiration en elles. Et elles reviennent de cet
évanouissement sans qu'on y emploie aucun remède et d'une façon
encore plus merveilleuse que n'en a été l'entrée ; car c'est en re-
muant premièrement l'orteil, puis le pied, puis la jambe, puis la
cuisse, puis le ventre, puis la poitrine, puis la gorge, mais ces
trois derniers par un grand de dilatation,
mouvement le visage
demeurant cependant toujours apparemment interdit de tous ses
sens, lesquels il reprend tout à coup en grimaçant; et la religieuse
hurlant et retournant en même temps en des violentes agitations
et précédentes contorsions. »
Retenez cette description, Messieurs, on ne peut donner un
meilleur aperçu de la crise hystérique telle que nous l'observons
maintenant tous les jours.
Au dix-septième siècle, on y voyait l'effet des démons, et voici
les preuves que donnait de leur présence l'exorciste Bosroger,
Capucin de Rouen, qui fut chargé de traiter la possession de
Louviers :
« La première preuve, dit-il, est prise des continuels, horribles
et injustes blasphèmes que profèrent malgré elles ces pauvres
filles à toutes heures et à tous moments, et qui, par un sentiment
de compassion, tirent les larmes des yeux aux personnes sages,
LE POSSEDE DE RAPHAEL.
—Musée
Extraitdutableauditla Transfiguratior. duVatican
LES SORCIÈRES. 61
paroles sales, telles que les profèrent les débauchés et les femmes
en tout le reste comme nous
perdues, et elles raisonnent aussitôt
venons de dire ci-dessusdes blasphèmes : ce qu'un esprit sage
sait assurément ne pouvoir venir de jeunes filles nourries si
purement dans la religion ; mais il faut que cela procède de la force
d'un charme et d'un démon qui leur est attaché, et en cela se voit
visiblement l'opération des diables.
« Troisième preuve. Que pourrait conclure un bon esprit de la
description si étonnante qu'elles font du sabbat, du bouc, des
horreurs qui s'y commettent, de l'explication qu'elles en donnent
et de toutes leurs circonstances, sinon que ce sont leurs démons
qui y président qui leur ont révélé ces choses terribles?
« Quatrième cette aversion si étrange des
preuve. Pourquoi
sacrements de confession et de communion qui lors leur fait pro-
duire tant de rage, tant de résistance, tant de contorsions et de
blasphèmes ? D'où peut procéder tout ce désordre? Non d'une fille
que l'on voit quelques instants après adorer Dieu, mais du démon
ennemi des sacrements.
« Cinquième On voit des actions si entremêlées, si op-
preuve.
posées se faire presque en même temps en elles : louer Dieu en ce
moment et, au suivant, le blasphémer, parler des choses saintes et
a l'instant proférer des saletés et dire des nous avons
effronteries;
vu plusieurs fois ces filles, en leur disant mille
adieu, témoigner
regrets et de grands ressentiments pour l'absence des personnes
62 LES SORCIÈRES.
et sans membres, qui toute la nuit la regardait ; une autre avait sans
cesse sous les yeux un démon qui la tentait, qui l'accompagnait
partout, riant bien fort de tout ce qu'elle pouvait dire ou faire. Une
troisième, plus singulière encore, voyait près d'elle, en. même temps
que le démon Belphégor, le Christ en croix qui se transportait tout
d'une pièce partout où elle allait, et qui descendait de l'instrument
de supplice et la venait embrasser chaque fois qu'elle avait résisté
au diable.
Une de ces pauvres hallucinées, la Soeur Marie du Saint-Sacrement,
a rédigé de sa propre main un long mémoire sur les maux qu'elle
endurait. Bosroger nous l'a conservé tout entier. Je vous en pré-
sente quelques extraits, qui me seront d'une grande utilité pour ma
thèse ¹ :
« Le curé Mathurin Picard passant une fois auprès de moi et
m'ayant touchée sur l'estomac, je ne tardai guère de temps après
sans être tourmentée par des pensées qui m'inquiétaient, et, étant
couchée vers les neuf heures du soir, je vis tomber par trois fois
du plancher de grosses étincelles de feu sur notre couverture.
J'eus grande frayeur... On m'arracha d'autres fois la discipline de
la main, on me la jeta au visage, on me poussa rudement. Un
jour, dans l'infirmerie, on me tira trois fois par la manche, on
éteignit ma chandelle au grenier, et, m'ayant pris par le noeud de
ma corde, on me transporta et l'on me précipita du haut de la mon-
tée. On tirait souvent ma couverture; puis un jour, se posa une
masse pesante sur mes épaules qui me pensa étouffer : je me
traînai comme je pus vers la chambre de la Mère, et je sentis
tomber cette masse avec un grand bruit. A cet instant
je fus moi-
même précipitée et blessée, jetant le sang par le nez et par la
bouche.
« Une
nuit, vers dix heures, on vint frapper deux petits coups à la
Pour plus de détails sur la possession de Louviers, voyez
CALMEIL,De la
folie, p. 73.
5
66 LES SORCIÈRES.
du MuséedeBruxelles.
5.
LES SORCIÈRES. 69
« Le diable, à plusieurs
fois, prit la forme de cette religieuse pour
me tromper, des roses et des oeillets.
m'apportant Quelquefois
elle me les montrait pour me divertir, puis, quand elle m'avait
70 LES SORCIERES.
passion...
« Après la messe, je fus au confessionnal trouver notre Père, je
lui racontai tout ce que cet ange m'avait dit. Il demeura tout
étonné et ne savait que me dire, sinon qu'il me répliqua : — Ma
fille, vous savez qui je suis et qui sont mes parents ; je vous laisse
à penser quel sujet j'aurais eu qui m'aurait pu conduire à être si
misérable ; vous connaissez ma vie, ai-je jamais donné mauvais
exemple? »
La lecture de cette longue déposition ne laissera, je suppose,
Messieurs, aucun doute dans votre esprit. Quelle suite étrange
d'hallucinations ! Et il en est de même chez toutes les autres.
A l'une, Dagon donne une telle force qu'elle brise comme une
paille la corde qui ceint ses reins.
Une autre, possédée par le même diable, essaye vainement de
s'emparer de l'hostie que le prêtre tient à l'élévation, mais elle se
sauve, emportant la patène entre ses dents.
Dagon, Accaron, Orphaxat soulèvent de terre les dix-huit mal-
heureuses, les roulent, les font courir sur les toits ou sur la crête
des murs, et les tiennent en arc, pareilles à des arches de pont,
pendant des heures, quelquefois par terre, quelquefois ne repo-
sant que sur les bords de la margelle d'un puits.
Et tout cela se passe au milieu d'exorcismes ne font
qui
qu'exaspérer le mal, jusqu'à ce qu'un événement important
vienne changer subitement le cours des choses.
Un jour de en février un sermon
cérémonie, 1643, pendant
ou l'exorciste venait de vanter la suprématie de Dieu sur le
72 LES SORCIÈRES.
Ainsi les sorciers n'étaient que des fous, des hallucinés, des
monomanes semblables à ceux que nous avons encore dans nos
asiles.
Mais les possédées, que sont-elles donc aujourd'hui ? La posses-
sion a-t-elle disparu, et, depuis qu'on ne parle plus du diable
parmi les gens raisonnables, cette singulière affection a-t-elle été
supprimée?
Vous savez que non, messieurs ; la possession est encore
aujourd'hui dans toute sa force, seulement nous lui donnons un
autre nom : c'est l'hystéro-épilepsie.
Laissez-moi en quelques mots vous montrer la possédée d'au-
jourd'hui, vous décrire l'hystérique.
Aussi bienn'ai-je fait l'histoire complète de la sorcellerie que
pour en arriver là.
Rien extérieurement ne permet de reconnaître la malheureuse
atteinte d'hystérie, si ce n'est une sorte de bizarrerie d'accoutre-
ment. L'hystérique aime les couleurs voyantes, elle se couvre
d'oripeaux, et même, comme une paralysie spéciale de son organe
visuel ne lui permet de voir que les couleurs les moins réfran-
gibles, il n'est pas rare qu'elle choisisse des étoffes rouges et
criardes.
Quand elle devient un peu âgée, elle est assez malpropre, ses
cheveux sont souvent en désordre, les attaques fréquentes dans
lesquelles elle tombe ne lui permettent guère les soins minutieux.
ANESTHESIE HYSTERIQUE
D'aprèsunephotographie
del'auteur
LES SORCIÈRES. 77
spécial à la sorcière.
L'immense majorité des hystériques ont tout un côté du corps
insensible. Plus souvent le gauche que le droit. On peut les couper,
les piquer, les brûler, elles ne sentent rien.
Bien mieux, ces points absolument insensibles sont si mal irri-
les blesse, il n'en sort pas une goutte de
gués que, lorsqu'on
sang. Les malades sont quelquefois très-fières de cette immunité,
elles s'amusent à se passer de longues aiguilles dans les bras et
dans les jambes. Ceci a bien quelque importance pour nous, car
voilà que nous retrouvons le sigillum diaboli, ce point insensible
que le chirurgien muni d'une aiguille recherchait sur l'accusé et
qui devenait une cause inévitable de condamnation.
A côté des cas de l'hémianesthésie hystérique, nous rencontrons
souvent des cas d'anesthésie totale. Le corps entier est insensible.
Je me souviens d'avoir vu une jeune fille de dix-neuf ans qui,
dans un moment de chagrin, réussit à se jeter d'un quatrième
étage. Elle se cassa les deux cuisses. Pendant qu'on la portait à
l'infirmerie, elle riait sur le brancard et s'amusait elle-même à
déplacer les fragments osseux brisés. Pour tout autre, c'eût été
un horrible supplice.
Ici encore voilà la sorcière : souvenez-vous que, pendant la
question, il lui arrivait de ne pas pousser un cri ; c'était, disent les
démonologues, le charme de taciturnité ; le démon lui supprimait
toute douleur. Nous disons aujourd'hui : C'était un cas d'anes-
thésie hystérique totale.
Les hystériques enfin sont prises certains jours d'attaques
qui, vous allez le voir, sont absolument identiques avec la crise de
possession.
Ces attaques sont annoncées La
par quelques prodromes.
malade entend tout à coup le son des cloches, il se passe
comme des roulements dans sa tête, elle voit tout tourner autour
78 LES SORCIÈRES.
d'elle. Cet état vertigineux peut durer plusieurs heures, quelque-
fois plusieurs jours. Puis arrivent des gonflements de la gorge,
des sensations d'étouffement qui ne sont que des contractions
spasmodiques de l'oesophage. Les anciennes possédées présen-
taient aussi ce symptôme. Les exorcistes prétendaient alors que
le sort leur remontait à la gorge. Nous appelons cela aujourd'hui
la boule hystérique.
Quand les hystériques ressentent ces effets qu'elles connaissent
bien, elles savent que leur crise va les prendre, et on les voit faire
des préparatifs dans ce but. Elles arrangent leur lit, leurs vête-
ments, et réclament même aux surveillantes les appareils de con-
tention qui les empêcheront de se briser contre les murs quand
commenceront les grandes convulsions.
Les possédées avaient certainement des sensations prémoni-
toires, car elles annonçaient l'arrivée de leur démon et prédisaient
exactement le début de leur mal.
L'attaque présente un certain nombre de phases : nous en
devons la description méthodique à M. le professeur Charcot, et
c'est le résumé de ses travaux que je vais vous exposer.
La première phase est la période tétanique : l'hystérique, si
elle est debout, tournoie sur elle-même et tombe lourdement par
terre en poussant un grand cri. Tous ses membres se roidissent,
ses yeux se convulsent ; elle est agitée de petites secousses des
pieds à la tète, et l'écume vient à ses lèvres. Remarquez comme les
mains sont convulsées
en arrière, et souvenez-vous de cette image
du seizième siècle que je vous montrais tout à l'heure. Vous voyez
que, là encore, il y a identité entre la sorcière d'autrefois et celle
d'aujourd'hui.
Celte périodetétanique se divise elle-même en deux phases :
dans la première, période tonique, l'hystérique demeure absolu-
ment rigide, la bouche ouverte, les doigts crispés. La connais-
sance, comme dans le reste de l'attaque, est totalement perdue.
ATTAQUE HYSTERIQUE (période tonique)
D'après
l'Iconographie dela Salpétrière,
photographique et P. Regnard.
parBourneville
LES SORCIÈRES. 81
voyez se précipiter sur son lit, elle cache sa tête sous son
oreiller en poussant des cris; un homme noir la poursuit; elle
le dit, elle appelle au secours. Quelle angoisse exprime
son visage! elle repousse son agresseur avec rage..., puis tout à
coup la scène change, c'est le démon familier qui arrive, il est
mieux accueilli; en même temps une douce musique retentit aux
oreilles de la possédée qui nargue son précédent ennemi, et la
période des hallucinations finit au milieu d'une sorte d'extase dé-
licieuse qui se prolonge pendant plusieurs minutes.
Chez Céline M... nous commençons encore par une hallucina-
tion triste : elle voit une
négresse que des bandits sont en train
d'égorger et de scalper. Vous voyez par la photographie quelle
épouvantable expression prend sa figure; elle appelle au secours,
mais personne ne la physionomie
vient...; change avec l'hallu-
cination : voici le bonheur
qui se peint sur ses traits et l'extase
qui survient comme précédemment.
Quand l'attaque est terminée, elle peut, chez les hystériques
comme chez les immédiatement et se pro-
possédées, reprendre
duire avec ou sans variantes un grand nombre de fois.
Souvent, à la suite, on voit survenir un délire qui ressemble
90 LES SORCIÈRES.
Christparlant avec autorité aux esprits, les faisant parler, les chassant du corps des
malades,et ces derniers guéris à l'instant même.
« Pour moi et pour tous les hommes de foi, l'Evangile est l'expression de la
vérité absolue, et, par conséquent, votre opinion sur l'objet dont il s'agit, une
erreur.
« Si vous vous étiez borné à garder pour vous cette opinion, on pourrait vous
plaindresans vous blâmer. Mais en la rendant publique dans des conférences et par
l'insertionau Bulletin, vous vous êtes rendu coupable des suites fâcheuses qu'elle a
pu produire dans l'esprit de vos auditeurs et de vos lecteurs. Il y a là de voire part
plusqu'une erreur, et vous aurez, je le crains pour vous, à eu rendre compte à qui
de droit.
« Votretrès-humble et très-obéissant serviteur,
« X...,
« Inspecteur général des mines en retraite. »
L'abbé Bergier (Dictionnaire de théologie) convient que le mot d'esprit mau-
vaisa été donné par l'Ecriture à des maladies inconnues alors et incurables. Le
R. P. Debreyne,dans sa
Théologie morale, admet que les possédés n'étaient que des
maladesou des charlatans.
2
L'Expositiond'électricité ouverte en septembre 1881.
98 LES SORCIÈRES.
Puisse cette
pensée consolante hanter votre esprit quand tout
à l'heure vous vous endormirez, puisse-t-elle alors vous préserver
des mauvais rêves et des cauchemars (que vous ne manqueriez
pas de m'attribuer), et me gagner ainsi un peu de votre indul-
gence !
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
MIRACLES DE SAINT-MÉDARD
çoit qu'il est incapable de remuer soit un bras, soit une jambe, soit
même tout un côté du corps. Les symptômes arrivent quelque-
fois à s'amender, mais bien souvent l'état produit est définitif.
Dans ce cas, il s'est fait une hémorrhagie apoplectique du cer-
veau ou un ramollissement aigu d'une faible partie de cet organe,
lésion que l'on trouvera intacte ou modifiée le jour où l'on fera
l'autopsie du sujet.
Dans d'autres cas moins ordinaires, un individu, frappé subite-
ment par le froid, verra aussi une partie de son corps privée de
mouvement. C'est ce qui se passe chez les gens qui ont l'imprudence
de dormir en laissant leurs fenêtres ouvertes ou chez ceux, plus
nombreux encore, qui s'appuient aux vitres d'un wagon pour
sommeiller la nuit.
Il n'est pas très-rare que le lendemain ils se réveillent avec tout
un côté de la face paralysé. Rien n'est plus triste et en même
temps plus comique. Cette sorte de paralysie résiste généralement
peu; elle disparaît petit à petit, jusqu'à ce qu'un jour la force des
deux côtés du corps paraisse redevenue égale.
Il n'est pas très-rare de voir des paralysies subites survenir,
chez les enfants surtout, pour des causes plus banales encore.
L'évolution d'une dent, la piqûre de l'intestin par un ver peu-
vent suffire pour amener sur un membre une paralysie qui se
dissipera au bout de peu de temps.
Eh bien! à côté de ces modes si divers
par leur cause et si dif-
férents quant à leur gravité et quant à leurs suites, il en est un
très-habituel, c'est, je l'ai dit, la paralysie hystérique.
Une femme d'un une jeune
âge quelconque, plutôt pourtant
femme qu'une vieille, se réveille un jour paralysée de tout un
cote du corps : d'un membre ou bien
quelquefois seulement,
encore des deux jambes. Tout mouvement lui est impossible; les
muscles sont flasques, la malade ne souffre aucunement. Un jour,
subitement encore, elle
s'aperçoit que tout est fini, la guérison est
104 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
qui nous fut sensible, parce qu'il ne paraissait pas avoir dîné. Si
j'eusse été au fait de ses jeûnes prodigieux, ma surprise aurait été
moins grande. Il partit un moment avant les vêpres, la pluie con-
tinuant toujours; il refusa un cheval, sous prétexte qu'il n'était
pas accoutumé à s'en servir, et promit cependant de nous revoir
quand il repasserait. Il revint cinq jours après, à pied comme au-
paravant, et quoiqu'il nous eût promis de dîner à son retour, il
n'en fit rien, et ne goûta pas même notre vin. »
C'est après de nombreuses promenades dans le genre de
celle-là, que Paris, renonçant décidément à entrer dans un cou-
vent, s'établit dans une petite chambre de la rue de l'Arbalète, au
milieu des pauvres, qui l'appelaient Monsieur François. Il n'avait
là qu'un lit, une chaise et une table boiteuse. Sa nourriture consis-
tait en quelques oeufs durs qu'il cuisait lui-même et en un peu de
LE DIACRE PARIS.
d'unegravuredulivredeCarrédeMontgeron.
Fac-simile
8
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 115
soupe que lui donnait une voisine. En retour, le bon diacre lui
montait ses seaux d'eau tous les matins.
Mais le cénobite se trouvait encore trop bien dans ce logis, et,
en 1724, il loua une sorte d'appentis où il installa un métier à faire
les bas pour occuper le temps qu'il ne passait pas en oraisons.
Ses austérités n'eurent plus de limites : « Il se retrancha le linge et
ne se servit plus que de grosse serge, couchant tout vêtu, tantôt sur
une paillasse, tantôt sur la terre. Aux haires et aux cilices dont il
usait, il ajouta une plaque de fil de fer en forme de coeur, armée
de pointes qui entraient si avant dans sa poitrine, par les coups
qu'il se donnait, que le sang sortait. Il portait aussi sur lui une
ceinture de fer avec des pointes, mais son confesseur l'obligea de
la quitter et lui permit de porter une petite chaîne dont il faisait
deux ou trois tours au bras droit. »
Par un surcroît de pénitence, Pâris avait associé à sa vie deux
compagnons peu commodes : l'un était l'abbé Mabillaud, qui l'ac-
cablait de sarcasmes tout en partageant sa maigre pitance ; l'autre
était un certain abbé de Congis, cadet de noblesse, presque imbé-
cile, qui s'occupait du ménage et faisait la cuisine.
Le ménage se composait de quelques assiettes, d'une vieille
marmite et d'une terrine. Le diacre Pâris ne se nourrissait plus
que de ce qu'il appelait une salade : c'étaient des feuilles crues avec
de l'eau et du sel. il
Ne voulant même pas des joies de la famille,
refusait de voir son frère et renvoyait l'argent que celui-ci lui
faisait parvenir.
Avec un pareil régime la maladie ne pouvait tarder. Il semble
résulter de la description
qu'on donne de la sienne qu'il fut pris de
caries osseuses et qu'il succomba à l'épuisement causé
multiples
par une incessante suppuration et à l'absence complète de soins.
Sentant sa fin le diacre dicta son testament re-
s'approcher,
ligieux, protesta contre la bulle Unigenitus et se déclara janséniste
convaincu.
8.
116 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
Il mourut le soir
du 1er mai 1727, à l'âge de trente-sept ans.
C'est sur le tombeau de ce mystique qu'allait se développer
une des plus formidables épidémies de folie qu'on ait observées
depuis l'extinction de la sorcellerie.
Elle ne mit pas longtemps à se montrer. Le 3 mai, on enterrait
le diacre au petit cimetière Saint-Médard. Le jour même, une pau-
vre femme, Madeleine Beigny, qui avait entendu parler de Fran-
çois Paris, qui connaissait sa sainteté et ses privations, pensa que
par son intercession
une paralysie qu'elle avait au bras depuis
longtemps pourrait être guérie. Elle était dévideuse de soie, et,
pour faire son métier, elle se voyait obligée de suspendre son bras
gauche à une corde attachée au mur. Il s'agissait là, en somme, d'une
paralysie incomplète, d'une parésie, comme on dit en médecine.
Madeleine Beigny se transporta donc au logis du Bienheureux,
et voici comment elle raconte elle-même ce qui s'y passa. Ce récit
est extrait de l'acte notarié qui fut dressé à propos du miracle.
« La comparante arriva dans la maison où demeurait le diacre,
rue de Bourgogne, à huit
heures du matin, le 3 mai 1727, jour
de son enterrement. Elle vit que l'on apportait la bière où on allait
le mettre. Elle devança celui qui l'apportait. Elle entra dans la
chambre où le corps était enseveli; elle se hâta d'approcher ; elle
se mit à genoux, et, pleine de la confiance que Dieu lui avait donnée
en l'intercession de ce saint homme, le drap qui le cou-
elle leva
vrait, et lui baisa les pieds par-dessus le suaire qui les enveloppait.
Elle resta ensuite à genoux, et, pendant que les bedeaux de la pa-
roisse de Saint-Médard mettaient dans la bière le corps du saint,
elle lui dit : Bienheureux, si
priez le Seigneur qu'il me guérisse,
c'est sa volonté que je reste sur la terre ; vous serez écouté ; pour
moi, je ne le suis pas. Dans ce moment elle fut par elle-même té-
moin de la vénération que l'on avait pour M. de Pâris, et elle
vit que l'on emportait jusqu'à la laine du matelas du lit dans lequel
il était mort.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 117
disparaît tout à coup. Cet oeil, qui, la veille au soir, était encore
si enflammé, si douloureux et si difforme, paraît beau, vif et lumi-
neux, souffre sans s'éblouir la plus vive lumière des rayons les
plus ardents du soleil, résiste sans peine à la poussière que la foule
élève autour du tombeau, et annonce à tout le monde, par ses re-
gards assurés et pleins de joie, la puissance de la main qui vient
de lui rendre la clarté.
« A peine est-il de retour chez lui, qu'il éprouve que son oeil est
sans comparaison meilleur qu'il n'avait été depuis la perte de
l'autre. Sa vivacité est telle que rien ne peut suffire à l'avidité
qu'il se sent de voir. Il en fait sur-le-champ l'expérience la plus
décisive : il se presse en arrivant de lire et d'écrire ; on admire
l'aisance avec laquelle il fait l'un et l'autre. Un maître de dessin
vient lui présenter des figures d'une finesse qui les rend presque
imperceptibles; on est tout étonné qu'il les démêle plus parfaite-
ment et plus facilement que personne de la compagnie. Sa vue est
enfin si bonne et si parfaite, qu'il passe tout le reste de la journée
et une partie de la nuit à écrire, sans que cet exercice si appli-
quant soit capable de le fatiguer.
« Deux jours après, il va voir M. Gendron à Auteuil. M. Gen-
dron, qui était dans son jardin, l'aperçoit de loin, marchant sans
conducteur, l'oeil sans bandeau et bien ouvert, et sans qu'il pa-
raisse incommodé des rayons du soleil qui donnaient sur son vi-
sage. Il s'étonne, il ne peut croire ce qu'il voit, il précipite ses
pas pour l'aborder, et tout en courant, il lui crie : Qu'avez-vous
fait, monsieur ? votre oeil me paraît être en bon état. Don Alphonse
lui rend compte de sa neuvaine. M. Gendron examine l'oeil avec
l'attention la plus exacte, et déclare que l'intérieur aussi bien que
a
le dehors en est parfaitement guéri. Il s'écrie que M. de Pâris
fait dans une nuit ce que ni lui ni le plus habile homme du monde
n'auraient pu faire en trois mois. Il déclare enfin qu'il ne doute point
que cette guérison ne soit un miracle. »
DEMOISELLE THIBAUT
qui l'avaient encore vue la veille, et qui, par les connaissances que
leur donnent et leur profond savoir et leur longue expérience,
étant plus certains que personne que son état était absolument
incurable, ne peuvent s'empêcher de reconnaître l'oeuvre de Dieu,
en la voyant, ce jour 15 juin, subitement guérie, parlant, mar-
chant et agissant avec facilité. »
Marguerite Duchêne a été le sujet d'une guérison miraculeuse
au moins aussi frappante que celle de la Couronneau. C'était
certes une hystérique des plus complètes : météorisme, boule hys-
térique, paralysies, violentes attaques convulsives, léthargie pro-
longée, elle avait tout ce qui constitue ce terrible état. Ecoutez
plutôt ce qu'en dit Carré de Montgeron :
« Voici une maladie d'un genre bien singulier : c'est une
agonie de plusieurs années, c'est une complication de maux aussi
effrayants dans leur réunion qu'inconcevables dans leur durée.
Dans la tête ce sont des douleurs excessives, dans l'estomac une
rupture de vaisseaux qui lui fait perdre continuellement du sang
et l'empêche de prendre aucune nourriture. C'est au dedans une
langueur mortelle jusque dans le principe le plus intime de la vie;
c'est au dehors une couleur cadavéreuse qui semble avoir prévenu
la mort. C'est enfin une sans cesse la
personne qui éprouve
faiblesse et des suffocations de l'hydropisie, la pesanteur et l'en-
gourdissement de la paralysie, et qui tombe tous les mois dans les
plus violentes attaques, à la suite desquelles elle reste souvent en
léthargie pendant plusieurs jours. »
Cet affreux état disparaît par une neuvaine à Saint-Médard où se
rend la Duchêne.
138 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
« Le 16 juillet 1731, premier jour de sa neuvaine, à peine
reçoit-elle les impressions de la vertu bienfaisante qui s'exhale du
tombeau du saint que ses membres
pénitent, paralytiques sont
agités par une force inconcevable, et dès lors le mal de tête qui
l'accablait depuis cinq ans cesse pour toujours; les vaisseaux rom-
pus dans la poitrine et l'estomac, qui, depuis trois ans, étaient la
source funeste d'un vomissement de sang presque journalier, sont
rejoints et régénérés; et la fièvre continue, dont les frissons et les
redoublements ne lui laissaient pas un seul jour de relâche, se
dissipe entièrement, ainsi que les vomissements de sang et de
nourriture.
« Le 17, elle éprouve les mêmes agitations que la veille, et l'effet
n'en est pas moins digne d'admiration ; sa poitrine, extrêmement
enflée, reprend son état naturel, et la voix, presque entièrement
éteinte, lui est rendue avec toute sa force ordinaire.
« Le 18, après ses agitations sur le tombeau, elle ne sent plus
le mal de côté qui la tourmentait sans cesse depuis si longtemps ;
et en effet, la tumeur est dissipée, et l'on ne trouve plus de vestige
de la grosseur qu'elle formait au côté.
« Le 19, une sueur prodigieuse découle de tous ses membres,
qui étaient d'une monstrueuse grosseur; ils se désenflent à la vue
des spectateurs étonnés, et l'hydropisie disparaît.
« Le 20, on voit ses veines et ses nerfs s'enfler et s'agiter avec
une violence extrême, et dès ce moment la paralysie cesse d'être.
« Enfin, le 21, le Seigneur met le comble à ses dons : une force
extraordinaire accompagne laguérison la plus complète; elle
marche avec tant de légèreté qu'on a peine à la suivre, et elle jouit
dès ce moment de la santé la plus parfaite et d'une vigueur
infatigable. »
A partir de ce moment les miracles affluent, Philippe Sergent,
Gautier de Pézénas sont guéris l'un d'une paralysie, l'autre d'une
affection oculaire. Mademoiselle Mossaron, Anne Lefranc, paralyti-
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 139
ques aussi toutes les deux, reviennent délivrées après une visite
au tombeau du diacre. Et, chose caractéristique, l'archevêque de
Paris, M. de Vintimille, bien dans l'esprit de ce dix-huitième
siècle qui n'aimait pas les miracles, l'archevêque de Paris décla-
rant fausse et non prouvée la guérison des deux malades, l'une
d'elles le traduit pour ce fait devant le Parlement.
De tous ces prodiges, et pour ne pas sans cesse répéter la même
1
chose, je n'en choisirai que deux qui rentrent mieux dans notre
cadre parce que les détails en sont bien connus.
Le premier se rapporte à une demoiselle Coirin, jeune
encore, qu'une paralysie retenait au lit. De plus, depuis quinze
ans, elle avait au sein une tumeur qui avait crevé un jour en
laissant échapper du pus et qui en donnait toujours un peu depuis
lors. Carré de Montgeron la qualifie naturellement de cancer, mais
on me permettra de douter qu'une pareille affection puisse durer
quinze ans chez une femme encore jeune. Il s'agissait sans doute
d'un abcès et d'une fistule consécutive.
En somme il y avait longtemps que cette pauvre femme était au
lit désespérant de sa guérison, quand elle eut l'idée de se rendre
au tombeau du diacre. Se trouvant hors d'état d'être transportée
(elle habitait Nanterre), elle demanda à une voisine d'aller lui cher-
cher un peu de terre du tombeau et d'y porter une chemise qu'on
ferait toucher à la pierre.
Ainsi fut-il fait, et la malade attendait avec impatience le retour
de son émissaire; enfin elle arrive apportant la terre et la chemise.
Celte fois le prodige est instantané. Voici le récit de Carré de
Montgeron :
« A peine la moribonde s'est fait mettre la chemise qui avait
touché le précieux tombeau, qu'elle éprouve presque à l'instant
la vertu bienfaisante cette impotente,
qu'elle y avait puisée; qui,
1 Voir pour Histoire des
plus de détails le livre très-remarquable de MATHIEU,
miracleset des convulsionnaires de Saint-Médard. Didier et Cie, éditeurs à Paris.
140 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
pour faire connaître à tous ses voisins les grâces que Dieu vient
de lui faire, elle marche d'un pas assuré, elle monte légèrement
jusqu'à un second étage, où elle entre dans une grande chambre,
pour se faire voir plus commodément à une foule de personnes de
toutes sortes de rangs et de conditions, qui s'empressent de venir
admirer une guérison si subite et si parfaite. Des milliers de
témoins avaient vu ses infirmités pendant six ans ; ils avaient été
touchés de son état déplorable, et plusieurs de ceux qui virent le
matin qu'on la transportait évanouie à Saint-Médard, crurent
n'avoir d'autres voeux à faire que de prier le Seigneur d'abréger
ses souffrances. Quel est leur étonnement de voir celle qui, depuis
dix-neuf mois, était percluse de presque tous ses membres, et qui,
depuis quelques jours, était réduite à la dernière extrémité et
privée même de la parole, marcher, parler, agir comme une per-
le
sonne qui n'aurait jamais été malade! que dis-je? soutenir dès
premier jour une fatigue qui aurait fait succomber la santé la plus
robuste, ayant été, depuis son retour de Saint-Médard jusqu'au
soir, entourée sans cesse d'une foule de personnes, amies et enne-
mies, devant qui elle ne se lassait pas de marcher et de raconter
les merveilles que Dieu venait d'opérer en sa faveur par l'interces-
MALADIE DE LA DEMOISELLE HARDOUIN.
Fac-simile
d'unegravure
dulivrede CarrédeMontgeron.
GUERISON DE LA DEMOISELLE HARDOUIN.
d'unegravuredulivrede CarrédeMontgeron
Fac-simile
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 153
plus terribles et plus violents dans les premiers jours. Mais nous
éprouvâmes bientôt que notre espérance n'était pas inutile; car en-
viron au milieu de la neuvaine, les accès ne se firent sentir qu'une
seule fois le jour, sur le soir. Un si heureux commencement en-
gagea notre fille à profiter de ce calme pour faire une seconde
neuvaine, et pour visiter elle-même le tombeau du bienheureux.
Nous y consentîmes avec plaisir, et mon épouse l'y conduisit tous
les matins, sur les cinq heures.
« Les choses continuèrent dans le même état pendant cette se-
conde neuvaine. L'assujettissement de notre négoce et la longueur
du chemin ne permettant ni à mon épouse ni à ma fille d'entre-
prendre une troisième neuvaine, nous continuâmes nos prières à
la même intention, jusqu'au mois d'octobre 1731, dans l'église
la plus prochaine, et nous eûmes encore la consolation de voir
que l'accident, qui ne prenait plus à notre fille qu'une fois le
jour, devint très-modéré, ne demandait plus tant de secours, et
manquait même quelquefois.
« Tant de sujets de consolation fortifiaient considérablement
notre confiance, lorsqu'un événement singulier alors sembla nous
promettre et nous laisser entrevoir la guérison de notre fille. Étant
montée l'un des derniers jours de septembre, vers les dix heures
du matin, à la chambre qui est au-dessus de notre boutique, et
ayant ramassé un papier plié qu'elle trouva à terre, elle fut dans
le moment saisie d'agitations violentes, dont le bruit se fit entendre
jusqu'à notre boutique. Je courus à elle dans la pensée que c'était
un accès de son mal, et la trouvai sans connaissance et dans des
agitations bien différentes de celles de ses accidents ordinaires. Je
lui arrachai avec beaucoup de peine un papier que j'aperçus dans
sa main, et aussitôt elle devint tranquille et dans son état naturel.
Je trouvais dans ce papier une croix où étaient des reliques du
bienheureux François de Pâris, et qui était tombée par hasard à
terre. Je résolus dans le moment de tenir la chose secrète, et
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 155
quâmes alors une différence essentielle entre les agitations que lui
causait son mal ordinaire, et celles qui provenaient des convul-
sions : celles qui étaient par son mal lui causaient
occasionnées
de grandes douleurs, qu'elle ressentait encore après que ses acci-
dents étaient passés; au lieu que celles qui provenaient de con-
vulsions lui procuraient de la tranquillité et du soulagement après
qu'elles étaient cessées.
« Les convulsions et son mal lui cessèrent également le pre-
mier de janvier 1732, et la laissèrent tranquille jusque vers le
carême, pendant lequel temps elle n'eut qu'une seule fois ses agi-
tations ordinaires; ce qui nous fit présumer qu'elle était guérie,
et nous détermina, à la fin d'avril, à la mettre chez une demoi-
selle pour
apprendre à travailler. Nous avons appris depuis que
plusieurs fois elle y avait eu des convulsions, qui étaient comme
des extases, lorsque l'on récitait des prières en l'honneur du bien-
heureux Pâris, ce qu'elle nous avait caché, comme elle l'a avoué
depuis, dans la crainte qu'on ne la retirât de chez sa maîtresse.
« Une demoiselle à qui l'on avait remis un bonnet de laine qui
avait servi au bienheureux Pâris, ayant été, vers la fin du mois de
1732, voir la personne chez qui notre fille apprenait à tra-
juillet
vailler, et ayant montré ce bonnet, elle le baisa comme toutes ses
portée, elle tomba à la renverse sur noire lit, où elle avait coutume
d'être la plupart du temps dans ses convulsions. Ses agitations
augmentèrent extraordinairement, et son visage et ses yeux de-
vinrent enflammés comme si elle allait étouffer; ce qui ayant
duré près d'un demi-quart d'heure, elle se releva comme en co-
lère, et s'adressant à moi, elle me dit ces paroles étonnantes : « Tu
« me porteras: » Ne pouvant supporter davantage l'état de souf-
france où elle me paraissait être, je me déterminai à la porter.
« Le lendemain matin, une personne vint me prier d'aller chez
une convulsionnaire, pour aider à lui donner les secours dont elle
avait grand besoin, parce que ceux qui étaient actuellement autour
d'elle étaient très-fatigués. J'y fus, quoique je n'eusse jamais vu
celle convulsionnaire, et, étant chez elle, je fus extrêmement frappé
de ce qu'on la portait aussi sur les épaules. Je me présentai à mon
tour pour le secours, et lorsqu'elle fut sur mes épaules, elle me
donna deux soufflets, en me disant aigrement : « C'est donc toi
« qui as refusé des secours à ta fille; il le convient bien de vouloir
« diriger l'oeuvre de Dieu ! » Cet événement m'étonna si fort que
je m'informai si quelqu'un de ceux de la compagnie n'aurait point
vu quelqu'un de ceux qui étaient chez moi la veille au soir. On me
répondit que non, et que ceux que je voyais présents avaient
passé la nuit dans l'endroit où ils étaient, qu'il n'en était sorti au-
cun, et qu'il n'y était venu personne du dehors.
« Pendant les convulsions de notre fille, ceux qui étaient pré-
sents ne cessaient de faire des prières et de réciter des psaumes
alternativement. Nous étions dans une admiration continuelle sur
tout ce qui se passait sous nos yeux, et nous espérions toujours
que Dieu aurait la bonté de faire éclater ses merveilles sur nous.
Le moment arriva enfin.
«Le 26 août 1732, vers onze heures du soir, notre fille étant
en convulsion et sur les épaules d'une personne de notre compa-
160 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
en entendant
attaque dont la jeune fille fut prise par imitation
d'autres convulsionnaires et en voyant leurs mouvements désor-
donnés.
Le cimetière de Saint-Médard était devenu, en 1732, le rendez-
vous de tout ce qu'il y avait d'hystériques à Paris.
Le célèbre vulgarisateur Louis Figuier nous donne, d'après les
auteurs du temps, une description que lui emprunte Mathieu, et je
ne puis résister au désir de vous en faire part :
« Les convulsions de Marie-Jeanne furent le signal qui donna
le branle à une nouvelle danse de Saint-Guy, ressuscitée dans
Paris même en plein dix-huitième siècle, avec des variations infi-
nies, toutes plus lugubres ou plus bouffonnes les unes que les
autres. De tous les quartiers de la ville on accourut au cimetière de
Saint-Médard pour participer aux frissonnements, aux crispations,
aux tremblements. Malade ou non, chacun prétendit convul-
sionner et convulsionna à sa manière. Ce fut une danse univer-
selle, une véritable tarentelle. Bientôt les provinces elles-mêmes,
jalouses des faveurs que le saint distribuait sur sou tombeau, vin-
rent en réclamer leur part, apportant à la représentation le
contingent de leurs originalités locales.
«Le sol du cimetière de Saint-Médard et des rues voisines est
disputé par une multitude de filles, de femmes, d'infirmes, d'indi-
vidus de tout âge, qui convulsionnent, comme à l'envi les uns des
autres. Ici, des hommes se débattent sur la terre en véritables épi-
leptiques, tandis que d'autres, un peu plus loin, avalent des cail-
loux, des morceaux de verre et même des charbons ardents; là,
des femmes marchent sur la tête avec autant de décence ou
d'indécence qu'en peut comporter un pareil exercice. Ailleurs,
d'autres femmes, étendues de tout leur long, invitent des specta-
teurs à les frapper sur le
ventre, et ne se déclarent contentes que
si dix ou douze hommes leur tombent sur le
corps. C'est le com-
mencement des secours; bientôt il y en aura d'autres plus
172 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
extraordinaires et plus meurtriers...
On se cambre, on se lord, ou
s'agite en mille façons extravagantes. Il y a pourtant certaines
convulsions étudiées où l'on affecte des pantomimes et des poses
qui représentent quelques mystères religieux, et plus spéciale-
ment des scènes de la Passion.
« Au milieu de tout cela, on n'entend
que gémir, chanter,
hurler, siffler, déclamer, prophétiser, miauler. Mais ce qui
domine dans cette épidémie convulsionnaire, c'est surtout la
danse. Le choeur est conduit par un ecclésiastique, l'abbé Béche-
rand, qui, pour être aperçu de tout le monde, se tient constamment
sur le tombeau du saint. C'est là qu'il exécute tous les jours, avec
un talent au-dessus de toute rivalité, son pas de prédilection, ce
fameux saut de carpe que les spectateurs ne sont jamais las
d'admirer.
« Cet abbé Bécherand appartenait à l'école, déjà dépassée, des
convulsions guérissantes. Il avait une jambe plus courte que l'autre
de quatorze pouces, infirmité qui ne devait pas nuire au succès de
sa danse favorite. Il affirmait que tous les trois mois cette jambe
s'allongeait d'une ligne. Un mathémacien
qui calcula le temps qui
devait s'écouler pour que la guérison fût complète, le régla à qua-
rante-cinq années de cabrioles. C'était bien long, mais l'important
pour l'abbé était d'être assuré que le saint pensait à lui et du haut
des cieux souriait à son saut de carpe. »
Ce fut cette excentricité qui perdit tout; le Roi recevant chaque
jour du clergé les plus fâcheux rapports sur ce qui se passait a
Saint-Médard, ordonna au lieutenant de police Hérault de fermer le
cimetière.
Le lendemain, comme chacun sait, on trouva qu'un plaisant
avait écrit sur la porte :
De par le Roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.
A la cour on riait beaucoup des miracles et des convulsions.
DU
TOMBEAU
LE PARIS.
DIACRE
du
d'une de
Carré
livre
Fac-simile
gravure deMontgeron
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 175
Un décrotteur à la royale
Du talon gauche estropié,
Obtint par grâce spéciale
D'être boiteux de l'autre pied.
jeûnes extraordinaires.
Il résolut en particulier de demeurer quarante jours pleins sans
boire ni manger.Il tint son voeu presque complétement, car il ne
prit qu'un peu d'eau à partir du dix-huitième jour. Voici d'après
Carré de Montgeron comment s'était entraîné ce malheureux fou :
« Forcé par sa convulsion de sortir du lieu de son domicile le
lundi 9 mars 1733, sans y retourner,
pouvoir quelques efforts
qu'il pût faire, M. Fontaine
alla, par l'effet de la même impulsion
qui l'avait chassé de sa retraite, chez un solitaire de ses amis, qui
le reçut comme un envoyé de Dieu, dont il s'estimait fort indigne.
Le lendemain malin, il fut contraint d'annoncer que tout le reste
du carême il ne prendrait qu'un repas par jour, qu'il ferait au pain
et à l'eau à six heures du soir ; mais que les dimanches il mange-
rait à dîner du potage et du pain, et au souper tout ce qui lui
serait présenté, à l'exclusion du. vin. Tout cela fut exactement
suivi.
'
«Après Pâques, il fut encore restreint au pa:o à l'eau sans
pouvoir faire autrement, avec la liberté néanmoins de manger à
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 179
midi et au soir, et d'y joindre quelquefois douze olives; ce qui dura
jusqu'au 19 avril, que l'impression de sa convulsion lui fit déclarer
forcément qu'il passerait quarante jours de suite sans prendre
aucune nourriture, mais sans spécifier quand commencerait ce
terrible jeûne.
« L'impossibilité où il se vit dès le lendemain lundi, 20 avril,
de pouvoir rien porter à sa bouche, non plus que les jours suivants,
malgré toutes ses tentatives, lui fil juger que le temps d'exécuter ce
grand jeûne était déjà venu; mais il se trompa; celui-ci, qui ne
dura que dix-huit jours, n'en était que la préparation. Cependant,
si l'on fait attention à tout ce qu'il a été forcé de faire dans ce jeûne
si singulier, on verra qu'il est aussi surnaturel que celui de la qua-
rantaine, et qu'il a été bien plus rigoureux par rapport aux
effets.
«Non-seulement M. Fontaine a été privé de toute nourriture
et boisson pendant ces dix-huit jours, mais même il travaillait tout
le jour à un ouvrage des mains, guère moins pénible qu'il était
très-appliquant, qu'il n'interrompait que pour réciter les offices
aux heures canoniales; et il était forcé encore de passer les nuits
presque entières à prier et à réciter des psaumes jusqu'à deux
heures qu'il disait matines avec son compagnon de retraite; en
suite de quoi, toujours entraîné par une impulsion contre laquelle
ses résistances étaient vaines, il était
obligé d'aller à une messe qui
se dit à quatre heures du malin à
l'église de Saint-Eustache, dont
il était assez
éloigné.
«Mais ce qui l'a le plus épuisé, c'est un très-étonnant garga-
risme auquel l'instinct de sa convulsion l'a obligé dès le cinquième
jour de son jeûne, quelquefois avec du vinaigre très-fort et tout
pur, qui lui enlevait la peau de la bouche et de la langue ; ce que
néanmoins il fut forcé de continuer presque sans relâche le jour et
la nuit, jusqu'au dix-huitième
jour de ce jeûne, où il ne lui restait
plus qu'un souffle de vie. »
12.
180 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
est ordonné de sucer toutes ces plaies. Elle paraît incertaine si elle
pourra se résoudre d'obéir, ses yeux versent des pleurs, son âme
est troublée, tous ses mouvements font connaître ce qui se passe
en elle. Enfin, élevant ses regards vers le ciel, elle s'écrie : «Ve-
« nez à mon secours, à mon Sauveur, dont la grâce est toute-puis-
« sante, vous voyez quelle est ma faiblesse. Je vous bénissais de
« m'avoir destinée à panser cette jeune fille si digne de compas-
« sion : mais à la vue de ses plaies, l'ardeur qui m'animait s'est
« tout à coup éteinte. Je sens que le coeur me manque, tout mon
« courage s'est évanoui. Ah! si vous m'ordonnez une chose pour
« laquelle j'ai tant de répugnance, donnez-moi en môme temps la
« force de l'exécuter ! Ah ! bienheureux pénitent, hâtez-vous d'être
« mon intercesseur, je suis votre servante, je porte vos livrées,
« votre nom est gravé dans mon coeur, obtenez du Tout-Puissant
« que sa force surmonte ma faiblesse. «
« On voit dans ce moment le visage de la convulsionnaire re-
plafond.
« Ce n'est pas tout : plusieurs de ces filles paraissent avec des
habits flottants, sans ceinture, sans souliers, sans bas, sans bonnet,
sans coiffure, et le reste très-négligemment couvert. Il y en a qui
n'ont que de petites camisoles et de larges culottes; cela s'appelle
être en habit de convulsionnaire. C'est dans cette indécence qu'elles
font leurs sauts, leurs bonds, leurs cabrioles et leurs culbutes. Des
hommes leur mettent les pieds sur les bras, sur les jambes, sur
les cuisses, sur le ventre; sur le col et jusque sur les yeux mêmes ;
ils les enlèvent par les pieds avec des cordes, et leurs têtes éche-
velées se secouent, se tournent, se relèvent par secousses, retom-
bent ou demeurent quelque temps pendantes et comme immobiles.»
idées mystiques dont leur maladie était entourée avaient fait déro-
ger complétement la méthode.
Ecoutez, d'après l'auteur des Convulsions du temps, l'histoire
de la Soeur Margot, et admirez la manière dont on lui administrait
les secours quand elle entrait en attaque :
« On commençait par l'exercice de la lisière. Il se faisait en
passant autour du corps de la convulsionnaire une
lisière, dont
les deux bouts passés derrière son dos étaient tenus par une per-
sonne ; deux autres la tenaient chacune par une main, la tirant
les unes et les autres vers soi à tour de rôle. Si au lieu de prendre
la convulsionnaire par la main, on la prenait par le poignet, elle
criait et s'en plaignait ; je trouve ailleurs que cet exercice s'appe-
lait le balancement, et cela, en effet, en a assez l'apparence.
« Ensuite venaient les coups de poing sur le sein. Pour les
recevoir, Soeur Margot s'asseyait, et celui qui devait les donner
se mettait à genoux devant elle. Il fallait frapper juste à l'endroit
qu'elle montrait, immédiatement au-dessous des mamelles, sans
quoi elle se plaignait. Plus on allait vile dans cet exercice, plus
elle se disait soulagée. Elle recevait quelquefois jusqu'à trois
mille coups de suite; mon témoin oculaire a pris la peine de les
compter.
« De là on passait au battement de tête. Pour bien faire celte
opération, il fallait quatre personnes ; elles s'arrangeaient autour
de la tète de la convulsionnaire, et la battaient dans une espèce
de cadence ; une cinquième donnait du poing sur le sommet
de la tête. Il ne fallait
pas frapper trop fort, mais vite et douce-
ment, et faire ce qu'on appelle le moulinet, ce qui plaisait infini-
ment à la convulsionnaire.
« Après cela on lui pressait le ventre. La Soeur Margot s'as-
seyait à cet effet sur une chaise, et un homme joignant alors les
deux poings les appuyait sur son ventre. Trois, quatre, quelque-
fois cinq personnes poussaient ensuite celui-ci pour qu'il pressât
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 193
le ventre de Margot, et cela durait ce
plus fortement jusqu'à
« Holà! » et
qu'elle prît la main d'un frère, qui criait aussitôt :
les travailleurs quittaient à l'instant, pour revenir à la charge au
premier ordre. Il faut remarquer qu'il faut toujours que ce soient
des hommes qui fassent cette opération.
« On pressait ensuite le poignet. C'est peu de chose, et cela,
après avoir ôté ses souliers, ce qui n'empêchait pas que quelque-
fois Margot n'en ressentît du mal ; les deux personnes des deux
côtés mettaient chacune un pied sur chacune de ses aisselles;
après quoi, toutes les quatre personnes tiraient à qui mieux mieux,
et pressaient de toutes leurs forces la convulsionnaire jusqu'à ce
qu'elle donnât elle-même le signal pour finir; c'était ordinaire-
ment un : Je vous remercie.
« Cela préparait à l'écartelage, qui se faisait ainsi : on couchait
sur le dos la Soeur sur deux tabourets; on l'attachait ensuite à l'un
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 193
des deux avec une lisière ; alors une personne la tenant par la tête,
chacune par un pied et une main. Ceux
quatre autres la tiraient
avoir plus
qui tiraient les pieds étaient assis par terre, et, pour
de force, avaient les leurs sur une tringle de bois mise au bas du
tabouret ; ceux qui tiraient les bras avaient leurs pieds passés sur
le tabouret même. Cet exercice était des plus violents, et mon
témoin oculaire, d'après lequel je parle, ne put le soutenir jusqu'à
la fin, en entendant craquer les os de la pauvre Margot, ce qui, à
la vérité, faisait sur-le-champ interrompre ce violent exercice.
« A l'écartelage succédaient différentes manières de rompre.
La première et la plus légère était celle qui se faisait en donnant
du coin de la main sur le cou de Margot, à peu près comme on
frappe sur les oreilles d'un lapin qu'on veut tuer, mais cela ne
faisait pas même une blessure à Margot. La seconde était plus
sérieuse : on prenait une tringle de bois, dont on posait les deux
extrémités sur deux tabourets, et deux personnes s'asseyaient des-
sus pour tenir la tringle en état. Alors un homme fort et robuste
se saisissait de Margot, et la poussant avec violence, lui faisait
donner des reins la tringle. Une autre façon de rompre
sur fera
frémir : on prenait une chaise qu'on mettait sur un lit; on y fai-
sait asseoir ensuite la convulsionnaire, qu'on y attachait avec des
lisières; alors deux personnes fortes et vigoureuses prenaient la
jambe cambrée de Margot et faisaient des efforts pour la redresser
contre le pied du lit, qu'elles soulevaient quelquefois avec les per-
sonnes qui étaient dessus pour rendre la charge plus pesante.
« Mais la grande opération était le battement à coups de bûche.
On le faisait en différentes manières. Tantôt la convulsionnaire se
couchait sur le ventre, et on la frappait sur le dos; tantôt elle se
couchait sur le dos, et on la frappait sur le ventre ; tantôt c'était
sur chacun des côtés que se faisait successivement la décharge.
C'étaient quelquefois deux personnes qui la frappaient, quelquefois
aussi il n'y en avait qu'une. L'instrument qui servait à ce rude
13.
196 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME
1
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME
MESDAMES,MESSIEURS,
rien. Nous savons que cela est ainsi; nous constatons, mais nous
n'expliquons pas.
Pourquoi donc alors ne traiterions-nouspas de même les ques-
tions qui se rapportent au somnambulisme? Les effets de cette
névrose ne nous semblent extraordinaires que parce que nous n'y
sommes pas habitués, mais ils le sont au fond infiniment moins
que les effets physiques que je vous citais tout à l'heure, puisque,
vous allez le voir, ils ne sont que les corollaires de faits physiolo-
giques très-simples que personne ne cherche à contester. Restons
dans notre rôle, examinons les faits, débarrassons-les des choses
insensées dont on les a chargés ; constatons, n'expliquons pas.
Il nous faudra, bien entendu, nous tenir en garde contre la
supercherie. C'est le propre d'un homme habile et exercé de
savoir s'en garer, et les quelques médecins qui disent que cela
est impossible semblent par là-même proclamer l'infirmité de
leur intelligence. Si toutes leurs années d'étude ne les ont pas
mis en étal de reconnaître, eux, hommes instruits, les jongleries
de quelques charlatans ou de quelques filles hystériques, c'est,
vous me l'avouerez, qu'ils ont peu profité de leur travail. Il reste
donc bien entendu, tout au début de notre entretien, que je ne
vais vous parler que de faits bien constatés, et que je répudierai
complétement ceux qui n'ont pas été vus par tout le monde ou
qui s'éloignent tellement des vérités physiologiques qu'il semble
prudent de les réserver encore.
Le somnambulisme, Messieurs, est une maladie; c'est une
névrose. C'est une maladie que l'on peut provoquer, traiter et
guérir. Elle consiste dans l'altération d'une fonction
physiolo-
gique, dans une modification du sommeil. C'est donc du sommeil
que nous devons nous occuper tout d'abord. Aussi bien avons-
nous besoin de connaître la fonction normale pour en compren-
dre les modifications.
C'est une grande loi à laquelle rien n'échappe dans la nature
206 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
telligence sans que tous les sens ou tous les organes soient endor-
nous
mis. Vous vous souvenez que, dans le sommeil naturel,
avons vu l'intelligence persister encore alors que les masses mus-
culaires étaient déjà en pleine résolution ; le contraire peut arri-
ver : l'intelligence peut s'assoupir, alors que tous les organes ont
encore les apparences de l'activité et de la veille.
C'est ainsi que dans les longues veillées, au village, on a signalé
le cas de femmes con-
qui, bien que profondément endormies,
tinuaient à tricoter ou à filer; tous leurs mouvements s'accomplis-
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 215
s'est passé pendant son état normal. Elle ne reconnaît plus les
gens qu'on lui a montrés dans ce moment. Félida a donc deux
personnalités, deux vies. Dans l'une elle est sombre et triste;
dans l'autre elle est gaie. En condition première elle n'a plus
aucune notion de ce qui s'est
passé en condition
seconde, et,
dans ce dernier état, elle reprend son existence au point exact où
elle l'avait laissée dans sa dernière crise. Au fond, cet état de
dédoublement de la personnalité paraît n'être que l'habitude du
somnambulisme naturel.
La science semble donc être
déjà avancée sur la connaissance
de tous ces points. Vous devez alors, Messieurs, vous demander
ce que l'antiquité, le moyen âge et les temps plus modernes qui
nous ont précédés pensaient de ces phénomènes bizarres, et com-
ment ils les comprenaient. L'antiquité nous a laissé peu de notions
sur ce point, et vous comprenez combien il est imprudent d'es-
sayer de faire de la science rétrospective à de pareilles dis-
tances.
Au moyen âge, et jusqu'au dernier siècle, les somnambules
rentraient sans doute avec les hystériques et les épileptiques dans
la grande classe des possédés et des sorciers; ils étaient exorcisés
avec les autres malades de ce genre, et généralement brûlés vifs
en grande pompe.
Il s'estpourtant trouvé un homme dans ces siècles de ténèbres,
un tragédien de génie, qui, à propos du somnambulisme naturel,
s'est montré un observateur hors ligne et nous en a laissé une
description que ne répudierait pas un neurologiste moderne. Son
nom, Messieurs, est sur vos lèvres : c'est Shakespeare, qui, dans
son drame de Macbeth, nous fait assister à une scène d'automa-
tisme décrite et figurée de main de maître.
Cela se passe
à Dunsinane, dans un appartement du château.
Lady Macbeth, après les crimes qu'elle a commis, sujette à
est
des accès de somnambulisme ; une dame suivante a cru devoir
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 223
LA DAME SUIVANTE.
Tout droit.
LE MÉDECIN.
Il a été murmuré d'horribles secrets. Des actions contre nature
produisent des désordres contre nature. Le sourd oreiller recevra
les confidences des consciences souillées... Elle a plus besoin
d'un prêtre que d'un médecin...
Dieu, Dieu, pardonne-nous à
tous!... Suivez-la, écartez d'elle tout ce qui pourrait la déranger,
et ayez toujours les yeux sur elle; je pense, mais je n'ose parler.
LA DAME SUIVANTE.
Bonne nuit, cher docteur 1. (Ils sortent.)
Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que celte description magis-
trale renferme tous les détails que je vous donnais tout à l'heure,
et que Shakespeare s'est montré (j'entends au point de vue scien-
tifique) très-supérieur à tous ceux qui ont essayé de décrire la
singulière névrose qui nous occupe ?
J'en ai fini, Messieurs, avec le somnambulisme naturel, et
j'arrive au point le plus difficile, je l'avoue, de mon sujet, au
somnambulisme provoqué, au magnétisme, puisqu'il faut me
servir de ce mot détestable.
Il est possible, par des pratiques que je vais vous faire con-
naître, de provoquer une névrose très-semblable au somnambu-
lisme naturel, mais qui en diffère par plusieurs points. Et d'a-
bord les effets que l'on obtient dépendent du sujet, des méthodes;
il en résulte des états très-différents qui peuvent être séparés ou
que l'on peut produire quelquefois sur le même sujet; ce sont :
1° L'état hypnotique; 2° le sommeil; 3° la catalepsie ; 4° l'au-
tomatisme.
Messieurs, dans la seconde moitié du siècle dernier, arrivait à
Paris un médecin autrichien qu'annonçait une grande réputation.
1 Macbeth ; Traduction
Guizot, Didier et Cie, éditeurs. Paris, 1868.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 227
LE BAQUET DE MESMER.
D'aprèsunegravuredu temps.
« C'est un des
procédés les plus prompts et les plus énergiques
que je connaisse ; voici en quoi il consiste : vous vous asseyez
236 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
en face de la personne que vous voulez magnétiser : vous faites
d'abord quelques longues passes de haut en bas, dans la direction
des bras, au-devant du visage et suivant l'axe du corps ; après
quoi, vous étendez vos deux mains à quelques pouces du front et
des régions pariétales, et demeurez ainsi pendant quelques minutes.
Tout le temps que dure l'opération vous variez peu la position de
vos mains, vous contentant de les porter lentement à droite et à
gauche, puis à l'occiput pour revenir ensuite au front où vous les
laisser indéfiniment, c'est-à-dire jusqu'à ce que le sujet soit
endormi. Alors vous faites des passes sur les genoux et les jambes
pour attirer le fluide en bas, suivant l'expression des magnétiseurs.
« Le fait est que l'intervention du fluide est au moins très-com-
mode, pour expliquer clairement ce que l'on veut faire comprendre,
et dans le cas dont je parle, je voudrais bien être sûr que cet
impondérable existe, afin de pouvoir dire qu'en recommandant
des passes sur des extrémités inférieures, c'est une révulsion ou
plutôt une dérivation magnétique que je conseille. »
dis que, de votre côté, vous fixez sans interruption vos yeux sur
les siens.
«Quelques profonds soupirs soulèveront d'abord sa poitrine; puis
ses paupières clignoteront, s'humecteront de larmes, se contrac-
teront fortement à plusieurs reprises, puis enfin se fermeront. De
même que dans le procédé précédemment décrit, c'est encore ici
la cas de terminer par quelques passes dérivatrices sur les membres
inférieurs; mais encore, si votre sujet vous a offert de la résis-
tance, aurez-vous de la peine à lui éviter les atteintes de migraine
que la magnétisation par les yeux occasionnent volontiers et dont
vous-mêmes ne serez pas toujours exempts. L'expérience m'a
d'ailleurs démontré que plus le magnétiseur était rapproché du
magnétisé, plus l'action du regard était puissante; mais cela
n'empêche pas qu'on ne puisse magnétiser ainsi à des distances
considérables. »
MÉTHODE DE FARIA
1 Il faut ici que je rappelle ce qu'est une hystérique et quels sont les principaux
phénomènes qu'elle présente, car nous allons voir que son état de somnambulisme
n'est qu'une simple modification, quelquefois une simple reproduction de ces
phénomènes.
Rien au premier abord ne distingue une hystérique d'une autre femme, peut-
être un peu d'étrangeté dans la figure et dans l'accoutrement. Ces malades, en effet,
se couvrent de couleurs criardes et sans harmonie.
Ce que l'on observe tout d'abord en elles, c'est l'anesthésie; les hystériques, en
effet, sont insensibles quelquefois d'un côté du corps, quelquefois des deux. Il est
possible de les transpercer avec de longues aiguilles sans qu'elles ressentent rien. Il
en résulte pour elles des erreurs singulières : tout un côté de leur corps semble
mort; elles ne savent pas où sont leurs bras ou leurs jambes si elles ne les regar-
dent pas. Quelquefois elles se laissent brûler sans même s'en apercevoir. Un jour,
une malade de la Salpêtrière s'aperçut qu'un trou existait au bas qu'elle venait de
mettre : elle se mit à le repriser et se promena toute la journée. Le soir, impos-
sible d'ôter son bas; elle appelle à l'aide, et l'on s'aperçoit qu'elle l'a profondément
cousu avec sa peau. Un médecin français, M. Burq, a montré que des applications
de. plaques de métal sur les points insensibles leur rendait la sensibilité (c'est ce
qu'on a appelé la métallotherapie), et, chose curieuse, la commission qui examinait
ce phénomène constata que, pendant que la sensibilité reparaissait sur un bras,
par exemple, elle disparaissait sur l'autre juste au même point, en sorte qu'il n'y
avait aucun bénéfice pour le sujet.
L'anesthésie de la peau s'étend aux autres sens; les hystériques entendent mal
UN COQ HYPNOTISÉ.
del'auteur.
D'aprèsunephotographie
16
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 243
et, principalement, elles ne voient pas les couleurs, tantôt d'un seul oeil, tantôt des
deux yeux; elles sont achromatopsiques ; tout leur semble gris, elles vivent dans une
nature sépia, et rien ne doit être plus pénible. Leurs sens sont donc dans une sorte
d'état de sommeil permanent dont certains excitants, les métaux, l'électricité, l'ai-
mant, peuvent les tirer temporairement.
Leurs muscles sont souvent paralysés; rien de plus fréquent que les paralysieshysté-
riques. D'autres fois, ils sont violemment contractures et demeurent ainsi des années.
Uneviolenteémotionpeut faire cesser ces paralysies ou ces contractures subitement.
On peut d'ailleurs provoquer ces contractures facilement : il suffit souvent de
tirer brusquement le bras d'une hystérique pour qu'il demeure contracture dans la
situationqu'on lui a donnée.
Enfin,les hystériques nous présentent des périodes d'attaque où elles reproduisent
à peu près tout ce que nous allons obtenir d'elles par le magnétisme.
Quandune hystérique va tomber en attaque, la première chose qu'elle éprouve,
c'est une certaine gêne, une certaine angoisse, comme une boule qui remonterait de
l'estomacvers la gorge. Il ne s'agit, en réalité, que de contractions musculaires de
l'oesophage.Puis, tout à coup, la malade pousse un grand cri et tombe à la ren-
verse, ses yeux se convulsent, et une sorte de bave, d'écume, vient baigner ses
lèvres. Au même moment, les bras s'étendent vivement, et les poignets se tournent
en dehors. Le corps entier est roidi comme dans une attaque de tétanos. A ce
momentla malade pousse un grand cri, se courbe en arc, de telle sorte qu'elle ne
repose que sur la tète et les talons, son corps formant sur le lit comme l'arche d'un
pont. La période dite tétanique est terminée; une série de grands mouvements
désordonnéssuccède : c'est la période clonique. Celle-ci dure deux ou trois minutes
Alors commence la période des contractures. Tantôt le corps entier reste contrac-
turé, tantôt c'est une partie seulement. C'est ainsi que la contracture des bras
donnesouvent à la malade l'attitude du crucifiement, et ce crucifiement peut durer
des jours entiers avec insensibilité complète. Après quoi survient une période de
repos : on dirait que tout est fini et que la malade dort. Mais alors commence la
dernière période, celle qui nous intéresse le plus, celle des extases, que M. Charcot
a mieux appelées les attitudes passionnelles. L'hystérique, absolument étrangère à
tout ce qui l'entoure, ne percevant ni son, ni lumière, se met à poursuivre un rêve
qui a ceci de particulier, qu'il est toujours le même et qu'il est la reproduction d'un
événement ou d'une série d'événements de son existence.
L'hystérique, dans les périodes des attitudes passionnelles de son attaque, est donc
en réalité une somnambule spontanée et automate. Cela vous fera comprendre pour-
quoi il va nous être si facile, tout à l'heure, de la faire entrer en somnambulisme
artificiel.La malade voit d'abord quelque objet effrayant. Son attitude est terrible.
Maisles traits se détendent, et voici une apparition plus douce, une vraie extase
religieuse. Il y a à Paris seulement au moins une centaine de malades de ce genre.
Cette longue parenthèse que je viens d'ouvrir, cette description de la maladie
hystérique avait pour but de rappeler le terrain sur lequel nous allons opérer,
le milieu sur lequel les pratiques hypnotiques venant agir provoquent des
manifestationshystériques en tout semblables à celles qui se produisent spontané-
ment,manifestationsqui sontle somnambulisme artificiel, la catalepsie, l'automatisme,
16.
244 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
expérience est importante, car elle nous explique ces cas où des
sujets s'endorment en buvant un verre d'eau magnétisée, où
d'autres sont pris en se couchant sous un arbre magnétisé.
Les expériences de magnétisation à distance sont du même
ordre, et relèvent de la même cause. Que de fois ne lit-on pas clans
les livres de magnétiseurs qu'ils ont réussi à endormir un sujet
depuis leur appartement, à travers une porte, à travers l'espace!
Ici encore tout est dans le sujet. Nous avons fait souvent l'expé-
rience suivante. On disait à la malade P... : « Dans la pièce à
côté se trouve M. X...; il vous magnétise. » Elle montrait alors
quelque inquiétude, et s'endormait tout à
coup. Nous nous
montrions alors, et l'effet aurait été très-grand si nous avions
voulu. Un jour on lui dit la même chose, et le sommeil survint
tout aussi vite : seulement nous n'étions pas dans la pièce à côté,
nous n'étions même pas en France, et nous ne pensions guère
à elle, nous l'avouons.
Une autre fois, nous disions à une malade que, de chez nous,
nous l'endormirions à trois heures du soir. Dix minutes après,
nous avions oublié cette plaisanterie. Le lendemain, nous appre-
nions qu'à trois heures la malade s'était endormie.
L'immense majorité des absurdités
qui remplissent les livres
des magnétiseurs peut s'expliquer de cette façon-là : imagination
de la malade très-vivement frappée, et sommeil arrivant subjec-
tivement et sans l'intervention d'aucune manoeuvre extérieure.
Enfin, quelle que soit la manière de magnétiser, le résultat est
toujours identique : le sujet demeure inerte.
C'est alors qu'on peut observer sur lui différentes particularités,
dont la plus importante est l'hyperexcitabilité musculaire. En
état normal, nos muscles sont excitables; de violents chocs portés
sur eux peuvent les faire contracter, ils peuvent aussi le faire par
action réflexe.
Dans le somnambulisme artificiel, l'action de la moelle n'étant
CONTRACTURE PROVOQUÉE.
D'aprèsunephotographie
del'auteur.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 253
plus modérée par le cerveau, qui est annihilé, les muscles se con-
tracteront par voie réflexe sous la moindre influence.
Passez le plus légèrement possible vos doigts sur l'avant-bras
d'une hystérique endormie, et immédiatement une de ces fameuses
contractures (qu'en condition première elle peut avoir spontané-
ment) se produira aussitôt. Vous pourrez, en excitant simplement
quelques muscles isolés, produire des contractures de toutes les
formes. Les charlatans y arrivent par des passes, en effleurant
légèrement les groupes musculaires.
En contracturant les muscles du dos, on parvient à donner aux
sujets des poses qui semblent incompatibles avec l'équilibre.
Voici deux figures qui vous montrent deux somnambules : l'une
est renversée dans une situation intenable; l'autre repose par la
nuque et les talons sur le dossier de deux chaises, à la façon de
l'arche d'un pont. Je vous montre ces deux postures, très-exploi-
tées par les thaumaturges, uniquement pour vous faire savoir
comment je les ai obtenues.
Ce qu'on produit si facilement dans le sommeil magnétique,
ce n'est, vous disais-je, que la contracture hystérique ordinaire :
la preuve, c'est que si l'on réveille la malade pendant qu'elle
est contracturée, elle garde sa contracture indéfiniment, et l'on
est obligé de la rendormir pour la dissiper, ce qui se fait en exci-
tant simplement les muscles antagonistes.
L'étude de l'hyperexcitabilité musculaire a amené M. Charcot
et ses élèves à une élude des plus curieuses qui a beaucoup
contribué à calmer les craintes de personnes qui, sans venir voir
les expériences, avaient crié à la simulation.
Nous sommes, Messieurs, à peu près deux mille dans cette
salle; sauf quelques médecins qui m'écoutent, il est vraisem-
blable que personne ne connaît ici l'action des muscles de la
face, telle que l'a décrite Duchenne (de Boulogne), ou encore la
distribution des nerfs du bras. Croyez-vous qu'une fille qui ne
254 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
sait ni lire ni écrire et qui arrive du de la Bretagne
fond con-
naisse les détails si délicate?
de celle physiologie Moi, je ne le
crois pas. Si donc elle simule, nous le verrons bien. Excitons
son nerf cubital au coude : elle va nous faire quelque geste désor-
donné ? Pas du tout ; elle plie seulement le petit doigt, l'annulaire
et le pouce : c'est, en effet, aux seuls muscles de ces doigts que
le cubital se distribue. Je connais des étudiants en médecine qui
n'en savent rien. Excitons maintenant le muscle sterno-mastoï-
répétons sur les muscles de sa face, rien qu'en les excitant avec
un crayon, tout ce que Duchenne a fait avec l'électricité, et voici
que nous observons tous les effets qu'il a vus, et qui sont telle-
ment complexes, que nous, physiologistes de métier, nous ne
pouvons les retenir. Si cette fille simule, elle est bien savante.
J'en aurai fini avec l'état de sommeil quand je vous aurai dit
qu'il est possible, dans celte période, de faire lever le sujet, qui
dès lors se met à vous suivre, poussant des gémissements si
agir sur son oreille. C'est même par ce procédé que les charla-
tans obtiennent leurs plus merveilleux résultats. Tout le monde a
pu voir récemment, à Paris, un de ces hommes qui exhibait une
fort belle personne. C'était une hystérique qu'on avait longtemps
traitée sans beaucoup de succès dans plusieurs de nos hôpitaux.
Une des opérations les plus remarquées de ce déplorable spec-
tacle consistait à faire entendre à la pauvre fille le bruit d'un
piano ou d'un harmonium, et, suivant que le rhythme était grave
ou gai, on la voyait tomber en extase ou danser. Une partie de son
cerveau, encore en éveil, recevait l'impression de la musique, et
tout son corps prenait, par réflexes associés, l'attitude qui corres-
pondait à la sensation
première. Il nous a été possible de photo-
graphier une cataleptique sous le coup d'une pareille suggestion,
et je vous présente le fac-simile de l'épreuve que nous avons
recueillie.
Le deuxième degré de l'automatisme un peu plus com-
sera
pliqué, et vous rappellera celui que l'on peut obtenir sur les som-
nambules naturels en leur suggérant une pensée qui en réveille
rapidement une série d'autres. On provoque ainsi de véritables
hallucinations.
Il faut, pour y arriver, se placer devant le sujet cataleptisé et
arriver à attirer son attention : c'est le point difficile, puisque
presque tous ses sens sont endormis. Cela obtenu, faisons, je
suppose, le geste de courir après un oiseau : immédiatement ce
geste suggère au sujet une idée qui en amène une suite d'autres,
et l'on voit la cesser et être remplacée
catalepsie par l'auto-
matisme. Le sujet se lève, se met à courir rapidement; l'es-
18
274 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
que ceux que je viens de vous exposer aient tenté des charlatans
et trompé des imbéciles, il n'y a rien d'étonnant, et cela nous est
bien égal, à vous et à moi.
Laissez-moi donc, en vous quittant, vous dire ce que je crains
et ce que je voudrais.
Je crains bien, à force de vous avoir parlé du sommeil provo-
qué , d'avoir fait sur vous-mêmes ma meilleure expérience. Vous
vous souvenez... Les paroles succèdent aux paroles, c'est comme
le tic tac monotone d'une horloge, et c'est quand l'orateur a fini
LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
DEUX POISONS A LA MODE :
LA MORPHINE ET L'ÉTHER 1.
MESDAMES,MESSIEURS,
LA FLOTTE DE L'OPIUM.
D'aprèsunegravureanglaise.
SUPPLICATIONS
DESAFAMILLE. LAMISÈRE
ENTRE LA MAISON.
DANS
LEFUMEUR SACOUCHE.
PEUTAPEINEQUITTER IL VEND SESHABITS.
JUSQU'A
IL BRUTALISE
LESSIENS. FEMMEET SONENFANT
L'ABANDONNENT.
20
IL ENESTRÉDUIT
A MENDIER IL N'APAS UN PIERRE
OUREPOSER
SATETE.
IL POURSUIVI
MÊME ESTVENU,IL VAMOURIR.
L'HIVER
S'ENFUIT, PARLESCHIENS.
20.
LA MORPHINE ET L'ETHER. 303
pavot, tel à peu près que la nature le lui fournit, l'Européen est
mépris pour les sobres, et tout autour d'eux ils cherchent à en-
traîner ceux qui les environnent, dussent-ils, au début, se priver
un peu eux-mêmes pour aider les autres : hélas! ils ne réussissent
que trop dans leur propagande.
Les morphinomanes sont semblables; ils aiment à prêcher leur
vice. Deux amisse rencontrent, l'un se plaint à l'autre de dou-
leurs vagues qui le tourmentent, de chagrin, d'ennui; il ne se
sur les maux que lui content ses malades, ce qui ne doit être pour
eux ni une consolation, ni un encouragement.
Un morphinomane, que j'ai eu longtemps entre les mains et
dont j'avais même fait mon secrétaire, s'administrait quelques
centigrammes de morphine sous mes yeux chaque fois que je lui
donnais quelque chose à copier ou à lire.
Toutes les classes de la société sont ainsi ravagées, même les
inférieures. Je me souviens d'un service d'hôpital auquel je fus
attaché quelque temps comme interne, et dans lequel, à l'insu des
chefs, on avait
pris l'habitude de calmer
les moindres douleurs
par une injection de morphine : le hasard me rendit témoin du fait,
et je ne pus déraciner cette déplorable habitude qu'en résistant
chaque soir aux supplications et en éloignant les malades les plus
atteints.
D'un autre côté, et dans un tout
monde, autre
qui ne se sou-
vient d'une pauvre duchesse morte misérablement à vingt-cinq ans,
pour avoir cherché dans la morphine l'oubli des chagrins et des
outrages dont on l'abreuvait?
Plutôt que de faire devant vous le tableau méthodique de l'état
où tombent les morphinomanes, j'aime mieux vous exposer
quelques observations qui vous montreront à quel point peut être
poussé l'abus et quelle déchéance intellectuelle finit par frapper
ceux qui le commettent.
jetés là par des maniaques qui ont fui leur domicile pour se livrer
au grand air à leur passion favorite. Montalte nous raconte qu'à
Epsom, après les courses, on rencontre aussi des flacons d'éther
au milieu des bouteilles de Champagne restées vides sur la place.
A Draperstown, bourgade du comté de Londonderry, il existe
de véritables cabarets d'éther. On y fait un mélange de cette sub-
stance avec de l'alcool, et le litre en revient à trois francs. Qua-
torze grammes suffisent pour plonger un individu dans une pro-
fonde ivresse.
La manière dont celte terrible passion a envahi l'Angleterre
est vraiment trop curieuse pour que je ne vous en dise pas un mot.
En 1847, Simpson eut l'idée d'employer l'anesthésie par l'éther
pour supprimer la douleur dans l'accouchement. Vous savez,
Messieurs, quel admirable succès il obtint; nous en profilons en-
core tous les jours. Les pasteurs protestants s'élevèrent violem-
ment contre lui. Ils le considéraient comme un impie. Dieu
n'avait-il pas dit à la femme : « Tu accoucheras dans la douleur. »
Or supprimer la douleur, c'était braver la volonté de Dieu.
Simpson, qui aurait pu simplement hausser les épaules, répondit
qu'au Paradis terrestre Dieu avait « plongé Adam dans un pro-
fond sommeil » pour lui enlever sa côte, et qu'il était par consé-
quent le premier inventeur de l'anesthésie.
Cette discussion grotesque fit rire les bons esprits, mais elle
eut un inconvénient; à force de parler des extases produites par
l'éther, on donna aux gens l'envie d'en goûter, et l'éthéromanie
fut créée.
Bien plus, l'éther devint un instrument d'opposition et de lutte
religieuse. Le clergé catholique irlandais imagina, à la même
époque, une croisade contre le wisky, et il réussit si bien que
ses ouailles abandonnèrent l'alcool; mais elles le remplacèrent
par l'éther, qu'on ne songeait pas à interdire. Et c'est à ce point
que Richardson et Draper nous disent qu'en Irlande on reconnaît
332 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
facilement la religion d'un ivrogne. S'il sent l'éther, c'est un
catholique; s'il pue le gin, c'est un anglican.
Mais revenons à la monomanie de l'éther, telle qu'on l'observe
chez les gens du monde.
On commence par respirer de l'éther, puis on en boit quelques
gouttes, puis des quantités considérables; ce liquide brûlant de-
vient un besoin. Ceux qui en arrivent là ne sont pas nombreux;
ils ont une prédestination morbide terrible; mais enfin ils méri-
tent qu'on les compte.
Ils rentrent dans la classe des dipsomanes, de ces gens pour qui
les excitants alcooliques ordinaires ne sont plus suffisants et qui
finissent par boire de l'eau de Cologne, de l'eau de Botot, de
l'éther et même du chloroforme, un véritable caustique.
Quelques observations vous feront comprendre, je l'espère,
les dangers de ces fatales passions aussi bien à leur début que
quand elles en arrivent au point dont je viens de parler.
Le docteur X..., homme très-connu, savant remarquable, au-
teur d'un livre qui est encore aujourd'hui entre les mains de tous,
venait d'être nommé médecin d'hôpital, quand il dut affronter
encore un de ces grands concours publics par lesquels s'obtien-
nent les situations médicales élevées. Ses épreuves furent, paraît-
il, excellentes : le jury partageait l'avis de l'auditoire au point que
le président, dans une conversation avec le candidat, lui laissa
entendre que sa nomination était certaine. Malheureusement les
autres concurrents n'étaient pas moins méritants; ils étaient plus
âgés, et, par un revirement comme on en voit souvent ici-bas, à
la dernière séance, quand on vota, le docteur X... arriva le pre-
mier après ceux qu'on nommait.
En entendant ce résultat, il fut comme atterré, et son désespoir
fut si intense que le bruit en vint jusqu'au ministre d'alors, qui
appela le candidat malheureux, le consola de son mieux et lui
confirma qu'au concours suivant sa nomination était certaine.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 333
22.
LE DELIRE DES GRANDEURS
MESDAMES,MESSIEURS,
Si l'on admet que les sociétés, comme les individus, peuvent être
frappées de maladie, on reconnaîtra sans peine que le mal de notre
époque, c'est l'amour exagéré du succès et de la puissance, l'en-
vie d'arriver quand même, le désir immodéré des grandeurs.
Ce qui n'est chez
quelques-uns qu'un travers de l'esprit peut
atteindre chez d'autres les proportions d'une folie, et c'est ainsi
que se trouve constituée une des formes de délire des plus com-
munes et aussi des plus redoutables, puisqu'elle est le symptôme
ordinaire d'une incurable démence et d'une dégénérescence pro-
chaine de tout l'individu.
Je dis que cette folie est relativement nouvelle; en effet, les au-
teurs anciens en parlent peu, et pendant que la manie ou la mélan-
colie sont, de leur part, le sujet de longs développements, c'est à
peine s'ils nous signalent le délire ambitieux, qui pourtant est un
des plus frappants par son incohérence et son invraisemblance
prodigieuses.
Nous pouvons attribuer à ce silence relatif deux raisons.
D'abord, dans l'antiquité et chez tous les peuples, beaucoup de
ces hommes que nous enfermerions aujourd'hui sur la demande
d'un commissaire de police, beaucoup de ces délirants, de ces
1 Conférence faite à la Sorbonne
(Associationscientifique de France) le 10 avril
1886.
342 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
vaticinateurs qui, s'affirmant inspirés des dieux, annonçaient les
événements futurs et menaçaient les rois, ces êtres qui se préten-
daient supérieurs à l'humanité et l'intermédiaire entre elle et les
puissances d'en haut, ces êtres, dis-je, inspiraient au peuple une
sorte de terreur sainte, de respect superstitieux, qui les défendaient
de l'accusation de démence. Il ne faudrait pas aller bien loin en-
core aujourd'hui pour trouver au milieu des populations ignorantes
de l'Afrique des hommes entourés de la plus respectueuse vénéra-
tion, des hommes remuant
quelquefois les masses, suscitant des
révoltes, tenant en échec les armées des plus grandes nations, et
qui ne sont que des maniaques ambitieux ou même des paralytiques
au début.
Si les fous ambitieux peu connus, c'est donc tout d'abord
étaient
parce qu'on ne les croyait pas fous et qu'on leur attribuait au con-
traire une valeur intellectuelle supérieure.
La seconde raison, c'est que le délire des grandeurs est bien
l'oeuvre et la caractéristique de notre siècle.
Physiologiquement la folie est une; mais
et philosophiquement,
les formes en sont déterminées par les circonstances extérieures
ou par l'éducation même de l'esprit qui succombe.
Si nous jetons un coup d'oeil en arrière (et si vous me permettez
de rappeler brièvement les points qui nous ont déjà occupés dans
nos précédentes réunions), nous voyons que, chez les anciens, la
folie prophétique dominait; au moyen âge et à la renaissance, la
peur du diable, la possession du malin esprit hantaient les cerveaux.
Au dix-huitième siècle, nous avons eu les jansénistes et la folie des
miracles, puis Mesmer et l'amour du merveilleux. Il n'y a pas
quarante ans, nos grand'mères faisaient tourner des tables et des
corbeilles, interrogeant sur leurs affaires particulières les Pères de
l'Eglise ou les auteurs du grand siècle, qui ne répondaient pas tou-
jours en termes fort congrus.
Aujourd'hui, je vous l'ai déjà dit, entrez dans un asile d'aliénés,
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 343
vous n'y entendrez guère parler de Satan et de sa troupe, on ne
sait plus ce que c'est que le sabbat. On ignore le diacre Pâris et
les discussions sur la grâce, et l'oeuvre même d'Allan Kardec n'a
laissé que de rares vestiges.
En revanche, on y tremble devant trois choses mystérieuses et
terribles : l'électricité, la police et les Jésuites. C'est la forme ac-
tuelle; que sera celle de demain? Je l'ignore et je ne puis le sa-
voir, puisque je ne sais ce que seront les conditions d'existence de
nos descendants.
J'ai tenu, Messieurs, à revenir un peu sur ces faits, parce qu'ils
dominent l'histoire du délire des grandeurs et qu'ils vous donnent
la cause de sa fréquence aujourd'hui.
C'est maintenant une expression commune en littérature, que
celle de fiévreuse appliquée à notre existence; arriver, dominer,
marcher vite, voilà le but de bien des hommes, qui ne sont peut-
être pas des mieux avisés pour la réalisation de leur bonheur.
Les conditions étaient bien différentes naguère encore ; l'esprit
de caste cantonnait chacun dans un milieu fixé d'avance et d'où il
avait peine à sortir. L'instruction manquant aux masses ne leur
laissait guère l'espoir d'arriver à quelque dignité; les charges de
l'État, enfin, étaient héréditairement dévolues à certaines familles
qui ne s'en laissaient pas dessaisir. Aussi l'ambition était-elle chose
peu connue, en raison même de l'impossibilité évidente où l'on se
trouvait de la satisfaire.
Aujourd'hui, le régime social même sous lequel nous vivons
autorise les prétentions de tous. Aucun obstacle matériel ne se
dresse entre le plus humble et le pouvoir. La fortune inouïe
d'hommes de génie qui, partis de ce qu'on appelle les derniers
échelons de l'échelle sociale, à la suprême puissance,
sont montés
et, d'autre part, subite et souvent incompréhensible
l'élévation
d'hommes sans situation et sans valeur; la possibilité d'arriver
d'un seul coup aux honneurs et aux dignités les plus hautes sans
344 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
franchir les degrés de la hiérarchie ; n'y a-t-il pas là plus qu'il
n'en faut, sinon pour tourner des têtes, du moins pour donner
au délire une forme et une direction particulières?
Il convient d'ajouter à cette étiologie spéciale le besoin de jouir
qui domine aujourd'hui.
A l'esprit d'économie, souvent un peu strict, de la génération
qui s'en va, a succédé un amour du luxe, un goût du faste qui se
rencontre du haut en bas.
Nos pères aimaient l'argent pour le garder, aujourd'hui nous
aimons l'argent pour nous en servir tout de suite.
Dans nos classes ouvrières, l'épargne n'existe plus.
Ajoutez à tous ces facteurs l'alcoolisme qui ruine notre race et
qui prépare le terrain à toutes les attaques de la démence.
Il semble donc que je me range à l'opinion si brillamment sou-
tenue par Brierre de Boismont, et que j'accuse surtout la civili-
sation d'avoir donné naissance au délire qui nous occupe. Ne me
croyez pourtant pas à ce point ennemi du progrès ; je reconnais
que, dans l'espèce, le rôle de la civilisation a été double.
Certes, avec les nouvelles ressources qu'elle a fournies, elle a
fait naître de nouveaux besoins; elle a développé, non plus la
lutte pour la vie comme chez les peuples primitifs, mais la lutte
pour la jouissance.
La fièvre des affaires, l'élévation et l'écroulement subits des
fortunes ont produit une sorte de surchauffement intellectuel, de
vie à haute pression, d'existence à vapeur où les faibles ont dû
succomber plus facilement que par le passé.
Mais à côté de cela, comme l'a si bien remarqué Foville, la
civilisation a fait disparaître ces disettes épouvantables qui lais-
saient l'esprit des populations sans défense contre les suggestions
les plus fâcheuses ; elle a aussi détruit les superstitions, les
pas un peu emportée par le souffle vaniteux? N'y a-t-il pas quelque
chose d'un peu maladif dans cet amour de briller par des choses
qui comportent pourtant si peu de talent? L'un satisfait son
ambition en payant très-cher ce qui manifestement ne vaut pas
son prix ; un autre fera de grands sacrifices pour assister à une
première du théâtre ou de la cour d'assises, à une répétition
générale. Tel croit briller par les chevaux, les voitures qu'il a eu
tout juste le mérite d'acheter; cet autre ne va clans certains
endroits que le jour convenu et à la mode. Voir avant les autres,
être vu, passer pour être dans les secrets des dieux, être plus
n'importe quoi que n'importe qui, voilà le désir ardent, l'ambi-
tion perpétuelle de nos mondains.
L'expression et l'intensité de ce singulier état d'esprit peuvent
se prendre dans la cohue du vernissage. A ce compte l'amour du
chic (que la Sorbonne me pardonne ce mot) ne serait que la forme
la plus atténuée du délire des grandeurs.
J'en ai dit assez sur cette étiologie, et j'ai hâte, Messieurs, de
23
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 355
de faîtage en zinc dont la pointe est percée d'un petit trou. Il passe
ses journées à observer : il voit derrière le soleil, il cherche le
point de centre qui lui permettra de tirer dans un carré autant
de points que dans une boule. Il compte arriver à l'Académie
française.
Il a des hallucinations de l'ouïe, et, chose à la fois curieuse et
rare, elles sont différentes suivant l'oreille par où elles lui arri-
vent. Par son oreille droite, un mauvais génie l'appelle sans cesse :
Tête de cochon, hure de cochon, pendant qu'à gauche un bon génie
lui dit : Prends patience, continue; c'est très-bien, ce que tu
fais, etc.
Les poëtes ne sont pas rares parmi les aliénés chroniques et les
héréditaires : il n'est pas de jour où un directeur d'asile ne reçoive
quelque hommage ou quelque cantate en son honneur. On en
trouve quelques-unes qui ne sont pas absolument déraisonnables,
et, à côté d'elles, on en rencontre qui portent les traces de la plus
absurde démence.
Voici, d'abord, une lettre écrite à la vierge Marie par un dro-
guiste enfermé à Sainte-Anne :
VÉNÉRÉDOCTEUR,
L'estime et la reconnaissance
Sont la seule monnaie du coeur
Dont votre pauvre serviteur
Dispose pour la récompense
Qu'il doit à vos soins pleins d'honneur.
Recevez donc cet humble hommage,
Docteur admiré, révéré,
Et j'ajouterai bien-aimé,
Si vous vouliez tenir pour gage
Qu'en cela du moins J'AI PAYÉ.
I
Malheur à l'enfant de la rue!
Il boit plus de pleurs que de lait!
Le froid mord son épaule nue,
Et toute grâce est disparue
De son front au pâle reflet !
Il grandit sans jamais connaître
Le frais sourire du bonheur,
Sans entendre la voix du prêtre,
A sa droite sans voir paraître
Le guide qu'on nomme l'Honneur!
II
Paix! bénédiction à l'enfant de la rue!
Il ne grandira point pâle, déshérité !
Une mère à ses cris du ciel est accourue!
Et sur son front maudit la grâce est reparue
Au lait pur de la Charité.
La Misère et le Vice, implacables génies,
Autour de son chevet ne se pencheront plus
Pour infecter son coeur comme ses chairs ternies!
Il s'endort maintenant entre des mains bénies
Et sous le souffle des Vertus!
Le Dévouement le berce, et la Foi le caresse!
Et quand dans son esprit l'âge glisse le jour,
Son coeur ainsi formé s'entr'ouvre avec ivresse,
Et, riche en dons reçus, il paye avec largesse
La dette immense de l'Amour !
III
ROUTE DE MADOPOLIS.
grave erreur que celle qui court le monde, d'après laquelle Mado-
polis serait habité par des hommes tombés de la lune. C'est bien
plus en dehors de Madopolis que dans ses murs qu'on pourrait
trouver des lunatiques. La route de Madopolis en fourmille.
Pauvres gens! ils s'en vont, ils viennent vers nous! Si nous y
reportions nos souvenirs, au milieu des lunatiques nous vous y
verrions venir, ô Madopolitains, ô Madopolitaines... »
En bas de la feuille, il ajouta : Exorde à continuer. Puis, pas-
sant à l'officier son papier, il lui dit : « Il me faudrait tout un jour-
nal pour exprimer ma pensée. — Eh bien, lui répondit celui-ci,
faisons un journal; je me charge de l'illustrer. »
L'affaire fut convenue en quelques instants , et nos deux déli-
rants se mirent à l'oeuvre. Le titre fut vite choisi, ce n'était pas
le plus difficile. On baptisa l'oeuvre nouvelle :
LE GLANEUR DE MADOPOLIS 1.
A MADAMELA MUSICIENNE.
LA LOCOMOTIVE
1.
Le soleil est couché. Partout dans la campagne
Les villageois nombreux suspendent leurs travaux;
1 Th. de Sentoux. Paris, 1867.
LE DELIRE DES GRANDEURS. 367
Le bétail à pas lent descend de la montagne ;
La diligence passe au grand trot des chevaux.
Le ciel est pur, l'air est tranquille;
Les oiseaux gazouilleurs sont retournés au bois;
Dans le lointain fume la ville ,
La nature d'un ton baisse sa grande voix.
Il contribue à la défense
Des pays qui sont menacés,
Il jette les soldats de France
Sur le sol ennemi, tout frais, tout équipés.
368 LE DELIRE DES GRANDEURS.
Et lorsque après mainte victoire
Il les ramène triomphants,
Il est glorieux de leur gloire;
Son pouls a ce jour-là de plus chauds battements.
« Qu'est-ce?
« Le journal de la maison de santé de Charenton est destiné à
recevoir le pus de nos blessures?...
« Pusons donc !
« Quand l'homme voulut habiter
le bleu, au moins après sa
mort, il inventa des ficelles pour relier le ciel à la terre. Il y a
quelque chose d'analogue dans les moeurs de l'autruche.
pied dans les rues de Liége, j'avais pris l'express, qui, vers trois
heures du matin, devait me ramener à Aix-la-Chapelle.
« A Pepinster, station d'embranchement de la ligne de Spa, on
s'arrête quelques minutes. La locomotive avait déjà sifflé pour
en repartir, lorsqu'une jeune dame monta à la hâte dans le com-
partiment où je me trouvais avec deux autres voyageurs.
« Mes deux compagnons de route occupant déjà les deux
moitiés des banquettes du compartiment, la jeune dame s'assit
en face de moi.
« Sa tournure était élégante, sa taille bien dessinée dans un
manteau de drap, à grandes manches pagodes, bordé de passe-
menteries à perles de jais. Sa robe de soie était à bandes brunes
et noires, son chapeau élégant et simple. Elle pouvait avoir vingt-
deux à vingt-trois ans, brune, à physionomie ouverte et agréable.
A son sac de voyage en tapisserie, au fermoir du sac, à quelques
autres petits détails, j'avais reconnu une Allemande.
« — Vous avez bien manqué de ne pas partir, lui dis-je en
allemand.
« — C'est vrai, monsieur, me répondit-elle moitié souriante,
moitié inquiète, mais j'avais presque envie de rester. J'eus sans
doute l'air étonné, car ma belle interlocutrice ajouta : — Je voya-
geais avec mon frère, et je ne sais plus ce qu'il est devenu.
« Ma curiosité était éveillée : je pouvais peut-être rendre ser-
vice ; au risque de paraître indiscret, je hasardai quelques ques-
tions. La langue que nous parlions, du reste, n'étant pas comprise
de nos deux compagnons, je me trouvais plus à mon aise.
« Voici ce que j'appris :
A Liége, la quittant un instant, était descendu
son frère de wagon
Un autre aliéné
vaniteux, M. I..., s'imagine qu'il vit depuis
cinq cents ans. Il a été fait duc de Vincennes par Charles VII, il a
remporté à cette époque une grande victoire sur les Anglais. Sous
Louis XIV, il était général et habitait un hôtel rue Traversière-
Saint-Antoine. Sous Louis XV, il commandait un corps d'armée.
La Révolution lui a enlevé son domaine de Vincennes et Cha-
renton; aussi écrit-il des lettres de protestation au
régulièrement
conseil municipal de ces communes. Une autre de ses idées, c'est
que tout homme est double et a son égal quelque part.
Il croit à la métempsycose et pense que chacun de nous est le
régénéré d'un être qui a vécu avant lui. Il a fait une grammaire
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 379
faux, il faut dire «j'ai allé ». Quand on dit je suis allé, on semble
dire qu'on y est, puisqu'on emploie le présent de l'indicatif,
tandis que j'ai allé exprime le parfait, qui est ce que vous voudriez
dire et que vous ne dites pas avec je suis allé. A preuve, dans le
présent du passif je suis aimé, vous supportez une action, tandis
qu'elle est passée quand vous dites je suis allé. »
Voilà un malade qui avait prévu le volapück.
M. I... n'est pas seulement grammairien, il est aussi botaniste
et thérapeutiste. Il a composé un traité de l'action médicinale des
plantes potagères.
Ses articles de critique artistique sont célèbres; en voici un
fragment :
« Je pense que des rues tirées au cordeau, dans une grande
ville surtout, ne peuvent qu'abêtir l'esprit. La vue est de suite
satisfaite; or, la vue étant destinée à agrandir l'entendement par
les pensées qu'elle fait naître, la promptitude de la satisfaction
visuelle doit amoindrir la réflexion. Je suis persuadé qu'une ville
dont les rues serpentent donne en
positivement plus de
outre
tranquillité au corps parce que les vents ne le contrarient pas
autant, et que, par suite, l'esprit en est plus maître et reste plus
capable de diriger ses pensées ou de les concentrer. Pour ces
motifs, je blâme les changements que l'on fait dans Paris sous
prétexte de l'aérer, ce qui est un grand tort. Je ne serais pas
étonné qu'à force de l'aérer on en arrive à ruiner l'industrie, en
affaiblissant l'habileté de ses ouvriers en tout genre. Je prends
modèle sur les fourmis ; elles tracent des voies tortueuses et non
pas alignées pour aller d'une fourmilière à une autre ; ce que j'ai
observé sur le bitume. Ces insectes étant restés laborieux et infa-
tigables depuis le commencement du monde, les ouvriers ne
peuvent que gagner à les prendre pour modèles ; et, d'après leur
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 381
qu'abrutir l'esprit.
« Ne sait-on pas que les ouvriers sont plus sensés, plus capables
hasardées et insistera
pour vous les faire partager; il se donnera
comme un fin collectionneur et achètera, à l'ébahissement des
siens, des choses horribles auxquelles il attribuera une valeur
considérable et une origine importante. Rien ne l'arrêtera dans
les projets qu'il vous confiera, il sourira de vos objections, et
passera outre.
Là encore, il n'y a pas de folie proprement dite. Que de gens
LE DELIRE DES GRANDEURS. 39
il faudrait enfermer si l'on isolait tous les amoureux d'eux-
mêmes!
Mais voilà qu'un véritable délire survient, et il se manifeste soit
par des actes, soit par des paroles.
Ecoutez le récit de quelques cas. M. A... s'occupait d'agricul-
Il n'est pas tous les jours aussi éthéré. Une nuit, par exemple, il
est pris de cholérine, et le lendemain il marche au-devant de la
visite, portant fièrement un récipient que l'on devine et criant:
« Flairez, messieurs, et admirez, tout ce qui vient de moi a la
couleur et le parfum des roses! »
Il a inventé une machine infernale dont il attend les plus puis-
sants effets:
« Monsieur le président,
« Ce matin, je demandais à Dieu le Fils pourquoi je ne pouvais
chasser le chagrin de mon esprit ; ce père tendre m'a répondu :
« Enfant du royaume, le temps vient et il est venu où nul homme
« que j'ai fixé pour ton mariage avec le roi d'Italie, jour auquel
« je prendrai aussi des engagements sacrés avec la France. Que
« le Souverain Pontife se rassure, n'es-tu pas cet ange qui était assis
« sur la pierre du sépulcre? Écris que tu n'as plus que quelques
« semaines d'études et que tu pourras parler avec assurance; que
« le vote guidé par le Saint-Esprit pourra toujours suivre tes
« enseignements et qu'ainsi la paix promise aux hommes de
« bonne volonté leur sera donnée. »
« Cher et aimé Roi, j'espère que vous ferez vos préparatifs
pour ce jour et que je n'aurai que peu de chose à m'occuper. J'ai
été très-contente de voir votre frère le duc Amédée, ce n'est pas
la bonne volonté qui m'a manqué pour aller l'embrasser, car je ne
sais si je l'aimerai comme un père ou comme un frère.
« Veuillez faire part de ma lettre au Saint-Père; dites-lui que je
n'ai pas permission de lui écrire, étant à Sainte-Anne, mais que
j'attends de lui ce qu'un enfant, une fille peut espérer de son père.
En attendant, cher et majestueux Roi, en attendant le jour que
vous viendrez, croyez à l'affection d'un ange qui veut son
château.
« Votre amie et fiancée,
« MARIEB.... »
C'est à dessein, Messieurs, que je vous ai lu ces lettres, bien
qu'elles soient un peu longues; vous y voyez un caractère bien
net du délire des paralytiques. Il n'est pas systématisé.
Voilà une femme qui écrit aux souverains, qui veut les épouser
400 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
gence.
1 NYONet TRIANON,
le Coq de Mycille, 1868.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 401
Un artiste de quarante-huit ans, ancien acteur de province, a
été tellement sifflé qu'il en a perdu la tête. — Il est ténor à l'Opéra
et y touche 100,000 francs par jour: ses costumes de théâtre sont
en diamant, et M. de Rothschild est uniquement occupé à gérer
sa fortune.
Un simple huissier est directeur de tous les journaux du monde.
Il va faire un pont par-dessus l'Atlantique, entre le Havre et New-
York.
Un cordonnier est général, empereur et roi; il est le cousin du
Czar et le frère de la reine Victoria. — Il avoue pourtant qu'il est
bottier, mais il ne chausse que M. Coquelin et madame Sarah
Bernhardt.
Un tanneur a reçu de M. Gambetta cent mitrailleuses. Il a
anéanti une armée allemande de quinze cent mille hommes; il
est nommé commandeur de la Légion d'honneur, député, avec
deux cent mille francs d'appointements.
Un autre donne des leçons de tambour; il a cinquante mille
élèves qui le payent chacun dix mille francs l'heure.
Un officier supérieur n'a plus qu'une idée : il passe sa journée
à astiquer les boucles de ses bretelles.
Un autre propose de faire un grand chariot pour y mettre Paris
et le transporter au bord de la mer.
Un pauvre garçon de la campagne se promet aussi de faire une
voiture de quarante-cinq kilomètres de long pour y mettre suc-
cessivement toutes les capitales de l'Europe et les ranger autour
de son village.
Madame G..., âgée de trente-sept ans, a fait une immense col-
lection de vieux journaux; elle les montre avec bonheur, et les
considère comme des titres de la Compagnie de Suez et des billets
de banque. Elle raconte qu'elle est comtesse de Téba; elle a
épousé un prince de la famille d'Orléans, après avoir toutefois
refusé Henri V.
26
402 LE DELIRE DES GRANDEURS.
Un ancien avoué, âgé de quarante-six ans, a bien le plus sin-
gulier délire que j'aie rencontré. Il se considère comme un grand
homme politique, et en même temps comme un sportsman dis-
tingué. Il a douze milliards de chevaux dans son écurie de course.
Sa principale idée fixe consiste à vouloir niveler la France en
renversant les montagnes dans les vallées et en passant la charrue
sur le tout. Il est persuadé que le centre des montagnes est tout
en or ; quand il aura ces masses prodigieuses de métal, il battra
monnaie et régnera sur le monde. Il compte opérer son nivelle-
ment au moyen de trente mille lions qu'il a recueillis en Afrique,
et qu'il a dressés à traîner sa voiture. — Un
jour, son délire
change subitement; il a pénétré par un trou dans la terre , et il
s'est trouvé dans un monde nouveau où les montagnes étaient en
chocolat, les rivières roulaient des flots de lait, de miel, de sirop
et de confiture, et il recommence avec une exagération inouïe le
concept de l'île des Plaisirs.
Un ancien colonel semble être l'homme
le plus heureux du
monde; il est toujours en joie, ravi de lui-même. Il mange vingt
cerfs à chacun de ses repas ; il a sept pieds de haut; il est d'ail-
leurs tout en or. Il est très-beau; il a un nez à la Louis XIV; il a
six mille enfants; il est le vénérable des vénérables, le saint des
saints, Dieu et le maître de Dieu. Il traite tout le monde d'Excel-
lence et crie : Vive l'Empereur! à l'entrée du médecin.
Un homme du meilleur monde, financier très-riche, a inventé
des voilures qui marchent sans chevaux; son système, appliqué
à Londres, lui rapporte cent millions par mois. Il passe sa journée
à rendre des décrets, il a nommé son infirmier colonel de cava-
lerie. Dieu lui a dit qu'il vivrait neuf siècles et qu'il aurait un
milliard d'enfants, dont les cinquante mille premiers-nés seraient
rois. Il habite un palais d'argent dans le ciel azuré.
Lasègue nous raconte qu'examinant un jour une vieille femme
sordide arrêtée pour vol, il l'entendit raconter qu'elle avait dans
LE DELIRE DES GRANDEURS. 403
sa poche un pistolet à cent coups avec lequel elle exterminerait le
monde ; elle avait fondé une infirmerie pour trois cent mille ma-
lades, et elle recommandait avec sollicitude un vieux tartan et un
horrible parapluie qu'on venait de lui enlever. Elle devait rece-
voir, le soir même, à dîner, les ministres et les ambassadeurs ;
mais elle faisait elle-même sa cuisine, tant les domestiques sont
désagréables.
C'est toujours la même inconséquence si caractéristique du
délire des paralytiques.
Voici une lettre qu'une malheureuse remet un matin à
M. Magnan :
« Adèle X... jure devant Dieu et devant les hommes qu'elle est
la nourrice de l'Empereur, qu'elle fera sa cuisine, qu'elle sera sa
fille fidèle. Je me débarrasserai de tout ce monde qui fait perdre
la tête à l'Impératrice, je raccommoderai le linge et je ferai la
couronne. »
au centre de la terre
et lui en fabriquer un comme il le mérite.
Rien n'est plus singulier que les idées hypocondriaques, quand
elles viennent se mêler au délire des grandeurs. Un malade de
Falret mange mal, pleure, se jette à genoux : il dépérit. A la fin ,
il finit par avouer qu'il a peur qu'on lui coupe la tête pour s'em-
parer de ses vertèbres, qui sont tout en or.
Un autre est persuadé qu'on lui a volé ses intestins, ce qui le
gêne dans ses digestions; mais, comme il est très-riche, il est en
train de se faire faire un nouveau corps dans lequel on le trans-
vasera la semaine prochaine; il sera jeune, beau et maréchal de
France.
M. F... est bossu, mais il explique que sa bosse est en diamant;
il a pour elle des soins minutieux.
Robert N... raconte
que lorsqu'il fait ce que notre grand
Molière appelait expulser le superflu de la boisson, ce ne sont
que ruisseaux de topazes et de rubis.
M. Z... se croit ailé. Un jour qu'on le surveillait moins bien ,
il prend son essor de la fenêtre en agitant les bras, et, nouvel
Icare, il se brise sur le pavé.
On peut quelquefois utiliser l'idée délirante du malade à son
profit. Le directeur d'une de nos grandes maisons de santé sub-
urbaines me racontait qu'il dut un jour s'emparer d'un homme
politique atteint du délire le plus intense : rien n'était plus dan-
gereux que ce malade, qui, s'il avait supposé qu'on venait l'ar-
rêter, se serait livré certainement à de grandes violences. On lui
raconta que M. de Bismarck lui demandait une audience, mais
que, n'osant pénétrer dans Paris dans la crainte de quelque mani-
festation hostile, il l'attendait dans un château des environs; le
malade sauta de lui-même dans une voiture pour aller au rendez-
vous.
Un médecin distingué fut, il y a quelque temps, frappé du
délire des grandeurs; on lui persuada qu'il venait d'être nommé
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 405
sous-directeur d'une maison
de santé; il s'y rendit tranquillement.
On lui expliqua que ses fonctions étaient incompatibles avec des
sorties; il accepta toutes les conditions, et, chose singulière, il se
mit dans son rôle avec tant de zèle que, jusque vers sa mort, il
rendit quelques services, consolant les autres malades, leur don-
nant des conseils assez sensés, et cela au milieu de la plus formi-
dable folie.
Je voudrais, Messieurs, en terminant cet exposé déjà trop long
du délire des paralytiques, vous dire un mot des écrits et des
oeuvres artistiques de ces aliénés. Il était à prévoir que des gens
qui parlent tant doivent souvent écrire, et les choses les plus
insensées. Beaucoup, en effet, de ces malheureux composent des
ouvrages, décrivent leurs inventions, peignent des tableaux aussi
bien que les simples monomanes délirants chroniques. Seulement,
ici, l'absurde est encore plus complet, et, chose intéressante, le
talent diminuant avec la puissance intellectuelle, ces oeuvres,
soigneusement recueillies par les médecins, deviennent une
mesure de la marche de la maladie et de l'état même du malade.
La première chose qui frappe lorsqu'on a sous les yeux une
oeuvre d'aliéné, c'est le peu de netteté dans l'écriture : l'affaiblis-
sement de tous les muscles s'étend à ceux de la main et des doigts.
Je mets sous vos yeux un exemple frappant de ce que je vous
dis. C'est une lettre écrite par un aliéné du service de Luys. Elle
est instructive par plus d'un point. Vous y constatez cet état d'op-
timisme si habituel chez le paralytique. Le malade est ravi de
tout ce qui l'entoure, fier de sa situation; il admire sans réserve
les gens qui le soignent ou qui le servent.
Une autre particularité dont on s'aperçoit quand on examine
des écrits de fous, c'est l'importance que ces malheureux don-
nent à des mots qui, dans le langage habituel, n'en ont aucune.
Ils tiennent à attirer l'attention de leur lecteur sur certaines locu-
tions, sur certaines idées, et alors ils soulignent. Ils arrivent
406 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
A ce point de vue, voici un dessin qui m'a été confié par Luys,
et qui est assez instructif. Il représente une machine à voler.
La navigation aérienne est une des préoccupations les plus ordi-
naires des aliénés vaniteux. Ce que les académies reçoivent de
mémoires sur ce sujet est incalculable. Cette machine est bien
teur a surchargé son ouvrage. Cela n'a aucun sens, et seul il sait
ce qu'il a voulu faire, et encore n'est-ce pas certain.
pas, et l'on voit des malheureux qui passent leur journée à tracer
des traits, des jambages sans aucune signification.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 409
Les vaniteux ne font pas qu'écrire, ils dessinent beaucoup; je
vous l'ai dit. On retrouve, dans leurs conceptions artistiques, leurs
préoccupations habituelles dans tout ce qu'elles ont d'exagéré et
d'insensé. On dirait que la main de l'artiste (s'il est vraiment pos-
sible de se servir de cette expression) reproduit ses idées dans ce
qu'elles ont de plus absurde.
siégent. Son crayon les traduit, et rien n'est plus triste que ce
qu'il dessine.
Un autre se croit grand musicien. Il joue du violon mieux que
personne; mais il n'y a pas que son talent qui soit prodigieux,
l'instrument dont il se sert ne l'est pas moins. Il charme les
LE DELIRE DES GRANDEURS. 411
pendant les quelques années qui lui restent à traîner une misé-
rable vie?
Ici se pose une des questions les plus importantes et les plus
douloureuses de la sociologie. Il est certain que si l'aliéné a le
droit de vivre , ceux qui l'entourent l'ont aussi, ce droit. Or un
dément, un paralytique, un monomane ambitieux, sont un empê-
chement absolu à l'existence et à l'évolution d'une famille.
Bien plus, ils constituent à chaque instant un danger pour eux-
mêmes , pour leur voisinage, pour la sécurité et la fortune
publiques.
Un délirant se croit oiseau, il s'envole par la fenêtre et se tue;
il se croit le droit de vie et de mort sur l'humanité, il tue sa
femme, ses enfants avec une véritable sérénité. Il incendie les
maisons, compromet sa fortune, détruit celle des autres avec
une tranquillité, un calme d'autant plus grands, qu'il croit rem-
plir en cela une véritable mission, quelquefois un sacerdoce.
Il faut donc absolument, et plus que pour tout autre, pratiquer
l'isolement du malade ambitieux. Je sais que rien n'est plus cruel
que d'emprisonner et de séparer des siens un père de famille;
mais vaut-il mieux le laisser les assassiner, les ruiner, et souvent
les déshonorer par quelque acte honteux?
Beaucoup de personnes sont philosophiquement opposées à
l'internement des fous. Il arrive quelquefois qu'un cas d'aliéna-
tion survient dans leur famille; il est alors assez piquant de voir
avec quelle rapidité se modifie leur opinion.
D'ailleurs, il faut bien le dire, le séjour de l'asile n'est pas
longtemps pénible au délirant ambitieux. Il l'a bientôt transformé
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 419
27.
VINGTIÈME SIÈCLE
ÉPILOGUE
EPILOGUE
Pages.
LES MALADIESÉPIDÉMIQUESDE L'ESPRIT IX
QUINZIÈME, ETDIX-SEPTIEME
SEIZIEME SIÈCLE.
LES SORCIÈRES 1
DIX-HUITIÈME
SIÈCLE.
DIX-HUITIÈME
ETDIX-NEUVIÈME
SIECLE.
DIX-NEUVIÈME
SIÈCLE.
DIX-NEUVIÈME
SIÈCLE.
VINGTIÈME
SIÈCLE.
ÉPILOGUE 421