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Regnard, Paul-Marie-Léon (Dr). Les Maladies épidémiques de l'esprit.

Sorcellerie, magnétisme, morphinisme, délire des grandeurs, par le Dr Paul Regnard,.... 1887.

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LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT

SORCELLERIE

DELIRE DES GRANDEURS

DEPHYSIOLOGIE
PROFESSEUR GENERALE
AL'INSTITUT
NATIONAL
AGRONOMIQUE
ADJOINT
DIRECTEUR AI.'ÉCOLE
DESHAUTES
ÉTUDES
ANCIEN DESHOPITAUX
INTERNE DEPARIS

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE CENT VINGT GRAVURES

PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-EDITEURS
RUEGARANCIERE,10

1887
Tous droits réservés
LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT

SORCELLERIE

MAGNÉTISME, MORPHINISME

DELIRE DES GRANDEURS

PAR

LE Dr PAUL REGNARD
DEPHYSIOLOGIE
PROFESSEUR GÉNÉRALE
AL'INSTITUT
NATIONAL
AGRONOMIQUE
ADJOINT
DIRECTEUR AL'ÉCOLE
DESHAUTES
ÉTUDES
ANCIEN
INTERNE
DES
HOPITAUX
DEPARIS

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE CENT VINGT GRAVURES

PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUEGARANCIERE, 10

1887
Tous droits réservés
A

M. J. M. CHARCOT,
Membrede l'Institut.

MON CHERMAITRE.

C'est en écoulant vos leçons que l'idée m'est venue d'écrire ce


livre, et j'en ai pris bien des détails dans vos conversations, à

l'époque où vous m'avez admis à l'intimité de vos travaux et de


vos recherches. Voulez-vous me permettre de le placer sous votre

protection?

PAUL REGNARD.
LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES

DE L'ESPRIT

De tous les apanages de notre esprit, celui dont nous nous mon-
trons le plus fiers, c'est certainement notre liberté.
L'homme, disent les philosophes, a son libre arbitre : il agit
comme il veut, et de son indépendance morale résulte sa respon-
sabilité; toute la doctrine des récompenses et des peines découle
de ce principe fondamental.
Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il soit toujours demeuré
sans attaques : il s'est élevé contre lui une école philosophique
qui a cherché à démontrer que, loin d'être libres, nous sommes
enchaînés, et que ce n'est que dans des circonstances aussi rares
que particulières que notre spontanéité peut entrer pleinement
enjeu.
Ne sommes-nous pas
gouvernés par les lois physiques ? Toute
atteinte que nous essayons de leur porter reçoit vite sa punition.
Ceci ne saurait guère se discuter ; c'est d'ailleurs en dehors du
débat.
Mais, disent les physiologistes à l'école psychologique pure,
a
X LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT.

que de fois notre libre arbitre n'est-il pas entravé ? Ne suffit-il pas
que le sang ou l'oxygène manquent aux cellules de notre cerveau,
ne fût-ce qu'une minute, pour que tout notre être moral : con-
science, intelligence, volonté, raison, sensibilité, disparaisse
instantanément ? Une goutte d'alcool ou d'éther arrive à nos
centres nerveux, n'est-ce pas assez pour que notre raison s'at-
ténue, pour que nous pensions des choses absurdes, pour que
nous en disions d'insensées, pour que nous commettions des actes
que nous regretterons lorsque aura cessé l'action passagère du
poison?
Il est certainque ces objections contre la liberté morale ont
leur valeur ; mais elle est moins grande que ne croient ceux qui
les émettent. Elles supposent, en effet, un état pathologique en
dehors du fonctionnement normal de notre intellect. Dira-t-on
que les hommes, en général, n'ont pas leur liberté morale parce
que quelques-uns l'ont perdue ? Autant vaudrait dire que l'homme
ne voit pas la lumière parce qu'il y a des aveugles ; qu'il n'a plus
le sens de l'ouie, parce qu'il existe quelques sourds.
Aussi n'est-ce pas par cette objection, un peu grossière, que
l'on peut attaquer la doctrine du libre arbitre absolu ¹.
Dans l'accomplissement même de nos actes psychiques, nous
ne sommes jamais complétement libres. Il y a une sorte de mimé-
tisme social qui nous entraîne. L'enfant s'éduque par l'exemple ;
il imite ses parents. Dans la société, on s'imite les uns les autres,
et c'est l'ensemble de ces imitations conventionnelles qui constitue
la bonne tenue. Cela commence à être voulu, puis cela devient
instinctif.
Cette imitation peut être subite et quelquefois dangereuse.
1 Ce n'est guère ici le lieu de faire de la théologie ; mais le lecteur voudra bien
remarquer que l'Eglise elle-même atténue notre liberté morale, qnand elle dit que
nous sommes hors d'état d'éviter le péché par nos propres forces, et que nous ne
le pouvons que par l'intervention de la grâce. Une discussion bien connue sur ce
point a rempli la fin du dix-septième siècle.
LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT. XI

Prenez les hommes les plus raisonnables, les plus maîtres d'eux-
mêmes, réunissez-les en une assemblée, il n'est pas impossible
que par l'entraînement, comme on dit, ils se laissent aller à des
actes, à des résolutions que chacun regrettera plus tard quand il
se retrouvera seul en face de lui-même.
Descendez d'un
échelon, prenez des individus quelconques,
faites-en une foule, et cette réunion composée d'hommes bons en
particulier, vous savez à quels excès elle pourra se livrer.
Cette tendance à l'imitation a si bien été entrevue par les
législateurs de tous les temps, que partout nous rencontrons des
lois contre les attroupements.
Dans un ordre d'idées plus élevé, c'est encore au mimétisme que
nous devons attribuer ces résolutions subites qui emportent vers
la guerre, la révolte ou l'émeute des peuples entiers à un mo-
ment où ils semblaient le plus calmes, le plus pacifiques.
L'histoire fourmille de ces réveils en sursaut dus à l'influence
d'un petit nombre d'hommes résolus, entraînant la masse par
leur exemple : l'expression est consacrée.
A côté de ces imitations dans le bien, il s'en rencontre dans le
mal. Il y a des moments où toute une nation semble devenir
malade et perdre son libre arbitre. C'est une épidémie qui règne
avec fureur, puis tout s'apaise, et commence une période de
repos et de calme qui pourra durer quelque temps. Il existe une
folie par imitation. Il y a des maladies sur l'esprit
épidémiques
comme sur le corps.
Le fond en est toujours le même, les circonstances en font
varier la forme; celle-ci lient au milieu ambiant, à l'impulsion
première, aux circonstances. Les folies épidémiques du moyen
âge ont le même principe que les nôtres, mais elles ne leur ressem-
blent pas.
C'est l'étude de ces vésanies sociales que j'ai entreprise quand
l'éminent doyen de la Faculté des sciences de Paris, Henri Milne-
XII LES MALADIES ÉPIDÉMIQUES DE L'ESPRIT.

Edwards, m'a demandé d'exposer devant l'Association scientifique


de France les récentes découvertes de la pathologie nerveuse.
Mon travail n'est certainement
pas complet; pour l'être il
devrait embrasser l'histoire de tous les peuples: j'ai choisi dans
la masse les affections intellectuelles épidémiques qui donnent le
mieux la formule de chaque époque. J'enai négligé quelques-
unes (l'alcoolisme par exemple), trop bien connues de tout le
monde.
J'ai été puissamment aidé dans ma tâche
par mes maîtres.
M. le professeur Charcot, pendant mon séjour à la Salpêtrière, a
bien voulu m'associer à ses travaux de chaque jour ; MM. Jules
Luys, Mesnet, Magnan, Brouardel, mes amis Bourneville et
Charles Richet m'ont communiqué leurs faits personnels et
leurs documents. Qu'ils reçoivent ici l'expression de ma recon-
naissance.
Le public du grand amphithéâtre de la Sorbonne a daigné
accueillir ces conférences avec la bienveillance dont il est si
prodigue.
Je ne sais quel sort sera fait au livre qui les résume, mais je
serais heureux si mes lecteurs voulaient bien reconnaître qu'il
constitue une oeuvre de bonne foi pour le fond et de modération
quant à la forme.

Château de la Brosse-Saint-Ouen, septembre 1886.


SORCELLERIE, MAGNÉTISME, MORPHINISME

DÉLIRE DES GRANDEURS

FAITESA LA SORBONNE
CONFÉRENCES DE FRANCE)
SCIENTIFIQUE
(ASSOCIATION
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de
reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie)


en novembre 1886.

DU MÊME AUTEUR :

ICONOGRAPHIE PHOTOGRAPHIQUE DELA SALPETRIERE, 3 volumes in-4°, en collaboration


avec M. Bourneville, médecin de Bicêtre. Paris, Adrien Delahaye et Emile Lecros-
nier, éditeurs.
RECHERCHES EXPERIMENTALES SURLESVARIATIONS PATHOLOGIQUES DESCOMBUSTIONS RESPI-
RATOIRES, 1 volume grand in-8° illustré de 100 figures. Paris, Adrien Delahaye et
Emile Lecrosnier, éditeurs.

SOINSA DONNER AUXOUVRIERS MINEURS APRES LESEXPLOSIONS DEGRISOU


(ouvrage publié
par la Commission du grisou). Paris, VveCh. Dunod, éditeur.
PLANCHES MURALES D'ANATOMIEETDEPHYSIOLOGIE
(en collaboration avec M. H. Johnson).
Paris, Charles Delagrave, éditeur.

PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT , 8.


ET Cie, RUE GARANCIERE
QUINZIÈME, SEIZIÈME ET DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

LES SORCIÈRES
1
LES SORCIÈRES

MESDAMES,MESSIEURS,

On lit au vingtième chapitre du Lévitique une phrase dont la


malheureuse interprétation a été aussi funeste à l'humanité que
les inventions les plus meurtrières de l'artillerie et que les guerres
les plus terribles : « L'homme ou la femme, dit l'Ecriture, qui
sera possédé de Python ou de l'esprit de divination, sera mis à
mort. »
C'est de là, Messieurs, que sont parties ces grandes persécutions
dont je vais avoir à dérouler devant vous le sombre tableau. Je ne
sais sous quelle impression vous quitterez cette salle; mais je ne
trouve, pour ma part, rien de plus attristant que l'étude que je viens
de faire et dont je vais essayer de vous communiquer les résultats.
Vous êtes venus ici chaque semaine entendre développer les
inventions merveilleuses du génie de l'homme ; on a fait passer
devant vous, en quelques heures, tout ce qu'a fait de grand et de
noble l'époque où nous vivons, et vous êtes sortis heureux, l'esprit
libre, fiers pour l'humanité, fiers pour la patrie française qui a vu
naître la plupart de ces glorieuses découvertes 2.
La conférence d'aujourd'hui va faire comme une tache sombre

1 Conférence faite à la Sorbonne (Association scientifique de


France), le
18 mars 1882.
2 L'Association
scientifique de France a pour but d'encourager les travaux relatifs
au perfectionnement des sciences, et de propager les connaissances scientifiques.
1.
4 LES SORCIÈRES.

au milieu de ce flot de lumières. Mon rôle, ingrat s'il en fut, sera


de vous initier aux folies d'un autre âge. J'apporterai ici la note
triste, mais peut-être, si je remplis bien mon but, arriverai-je à
vous démontrer encore une fois le rôle de la science dans l'histoire,
son influence sur l'esprit et sur les moeurs de l'humanité.
C'est au moyen âge, Messieurs, et à la Renaissance que la sor-
cellerie a surtout fleuri; c'est alors qu'elle a fait le plus grand
nombre de victimes.
Les quinzième et seizième siècles semblent surtout avoir été
infestés par cette horrible vésanie. L'antiquité, en effet, croyait bien
aux sorciers, mais elle les considérait surtout comme des êtres
inspirés de la Divinité même ; elle les honorait parce qu'elle les
craignait, elle ne se serait jamais avisée de leur nuire : dans les
mythologies de la Grèce et de Rome, le dieu des enfers n'est pas
l'ennemi du maître de l'Olympe, il est son frère, son allié, et au
besoin l'exécuteur de ses ordres ; le sorcier n'est pas un soldat de
l'un contre l'autre, il est inspiré par tous deux et respecté par cela
même.
Au moyen âge, au contraire, l'esprit religieux a pris une autre
tournure : deux êtres presque égaux se disputent le pouvoir ; Dieu
a un ennemi, ennemi personnel qu'il pourrait terrasser, mais qu'il
conserve; à qui, par une juste permission, il laisse le droit de
tourmenter l'humanité pour que celle-ci, par sa résistance même,
gagne des mérites; c'est le mal incarné cherchant à entraîner les
âmes vers lui et à les arracherà la rédemption. Il lutte, il résiste à
son maître et ne cède qu'à la dernière extrémité. L'antiquité avait
créé Ormuzd et Ahriman ; le moyen âge, manichéen sans vouloir se
l'avouer, oppose à Dieu et à ses élus Satan et son innombrable
armée.
Alors la lutte s'ouvreentre les deux principes et avec des forces
qu'ils tentent de rendre égales; l'Etre tout-puissant a ses anges et
ses armées célestes ; le Diable a sa troupe innombrable de démons,
LES SORCIERES. 5

il se nomme légion, ses bataillons sont nombreux. Ils sont en-


cadrés par des officiers dont nous connaissons les noms : c'est
Belzébuth 1, Asmodée, Magog, Dagon, Magon, Astaroth, Azazel,
Haborym, sortes de chefs de cohorte ayant leurs lieutenants, et
au-dessous d'eux la foule immense des démons aussi nombreux
que les anges mêmes, luttant corps à corps avec eux.
Et de même que chaque âme a son ange qui la garde pour le

LE DEMON AZAZEL
D'aprèsCollinde Plancy.

bien, elle a son démon qui lui souffle le mal ; c'est à elle de
choisir.
D'ailleurs, Messieurs, les mêmes procédés sont employés par
les deux principes, et cela par une juste tolérance de Dieu qui
veut laisser à son ennemi l'égalité des armes. L'Être divin s'est

1 Les figures de démons contenues dans cet


ouvrage ne sont pas faites absolument
d'imagination. Elles sont extraites de l'ouvrage de Collin de Plancy, approuvé en 1844
par l'archevêque de Paris, et en 1862 par l'évêque d'Arras. Elles ont été gravées
d'après la description de Jean Weier.
6 LES SORCIERES.
incarné pour le salut des hommes, le Diable jaloux veut aussi s'in-
troduire dans le corps d'êtres moins bien gardés; il s'en empare,
parle par leur bouche, les annihile : il les possède. De rage, il
se jette même dans le corps des animaux les plus immondes,
et la mort seule peut l'en déloger, si l'exorcisme fait au nom
du ciel n'a pas réussi.

LE DÉMON ABORYM
D'aprèsCollindePlancy.

Alors vous concevez la terreur


que peut inspirer une pareille
croyance : chacun se demande si, d'un instant à l'autre, son défen-
seur céleste ne sera pas vaincu, s'il ne tombera pas aux mains du
malin esprit sans défense et sans secours.
D'une pareille crainte à la folie il n'y a pas loin.
Mais la possession, l'incarnation n'est pas la seule arme de Satan :
il est surtout tentateur, La puissance que lui laisse le ciel lui per-
mettra de se transformer, il peut prendre tel travestissement qui
lui plaira. Il apparaît fout à coup chez la malheureuse femme qui
LES SORCIÈRES. 7

se meurt et de faim : ses mains sont pleines d'or ; il


de misère
abandonnera ses richesses, mais il faut se donner à lui par pacte
écrit et signé avec du sang. Il va partout, nous le trouvons au
château, dans la chaumière, au fond des forêts, partout il a quel-
qu'un des siens prêt à venir tenter celui que Dieu semble aban-
donner un instant.
On peut donc se donner à lui librement, et, dans ce cas, on est
sorcier. On devient son serviteur dans ce monde avant d'être son
esclave dans l'autre.
Dieu a ses prêtres et ses fidèles sur cette terre, et chaque di-
manche il les réunit dans ses temples ; Satan, lui aussi, a ses prêtres
et ses fidèles, et il a voulu avoir ses réceptions ; il assemble les
siens la nuit dans quelque lande lointaine : c'est le sabbat.
Vous le voyez, dans l'esprit théologique du moyen âge, le sor-
cier, c'est qui a déserté l'armée
l'homme du bien pour s'en-
rôler dans celle de Satan, il est son esclave sur la terre, il lui obéit
et commet par ses ordres tous les crimes qui lui sont ordonnés
contre les élus du Seigneur.
Le sorcier est donc le pire ennemi de l'humanité ; il est le traître
répandu et caché dans l'armée
du bien; il jette les maux et les
poisons, en secret, sur les ordres de son maître; son crime est le
pire qui puisse exister, et il est le plus redoutable puisqu'il est le
plus mystérieux. On ne lui doit aucune pitié. Et alors reparaît la
terrible phrase du Lévitique : Celui qui sera possédé de l'esprit de
Python sera mis à mort.
Ce soldat de Satan, ce prêtre du mal, comment arrive-t-il à ses
fins? C'est ce que l'examen minutieux des procès et des interroga-
toires nous apprendra. J'ai lu tout au long une grande partie de
ces pièces judiciaires, et je vous confesse que rien n'est plus na-
vrant. L'absurde s'y mêle à l'odieux, le grotesque se rencontre
auprès du sublime, le courage des accusés étonne, la stupidité
des juges écoeure; on sent qu'on vit au milieu des fous, mais on ne
8 LES SORCIÈRES.
sait vraiment lequel l'est davantage du malheureux qui s'accuse à
faux ou de celui qui le condamne. C'est une lecture triste et
drôle, et, comme le dit un des maîtres de la médecine française,
elle vous fait endurer comme un supplice de chatouillement : le
rire se mêle à la souffrance.
La sorcière, a dit Michelet, fut une création du désespoir. C'est
de la misère en effet, de la douleur ou du chagrin que provenait
alors cette forme de folie, comme aujourd'hui ces diverses causes
font naître souvent les délires mélancoliques ou ambitieux; l'as-
pect de la folie était différent à cause des moeurs différentes de
l'époque, mais le résultat demeurait le même.
Un soir, une femme généralement, souvent aussi une de ces
femmes nerveuses déjà sujettes aux accidents convulsifs, voyait
apparaître devant elle un cavalier élégant et gracieux; il entrait
quelquefois par une porte ouverte, plus habituellement il appa-
raissait d'emblée et comme sortant de terre. Bien rarement il
avait une forme repoussante : écoutez en effet les sorciers le dé-
crire devant le tribunal : il est habillé de blanc avec une toque de
velours noir à plume rouge, ou bien il est vêtu d'un pourpoint
splendide couvert de pierreries et tels qu'en portent les grands
seigneurs. Il est arrivé de lui-même, ou bien il n'est apparu
qu'à la suite d'un appel, d'une invocation de celle qui va devenir
sa proie.
Alors il propose à la sorcière de l'enrichir, de lui donner la

puissance, il lui montre son chapeau plein d'argent ; mais pour


conquérir tous ces bienfaits il faut renoncer au baptême, renier
Dieu et se donner à Satan corps et âme.
Vous le devinez, il s'agit là d'une hallucination bien caractérisée;
une femme tourmentée par quelque chagrin voit arriver tout à

coup une apparition semblable à celle qu'on lui a décrite tant de


fois depuis son enfance; c'est l'être redouté, c'est Satan; il offre
tous les biens si l'on se donne à lui : il n'y a pas à hésiter. Nos hal-
LES SORCIERES. 9

lucinés d'aujourd'hui n'agissent pas autrement, seulement ils voient


des princes et des souverains qui leur offrent des décorations ou
des sous-préfectures.
Satan se déguise pour apparaître, mais il ne se cache pas et dé-
clare fort bien qui il est : à la première question, il décline ses

qualités. Rarement c'est un diable de première catégorie qui ap-


paraît ainsi, c'est généralement un simple soldat, et il n'appellera
un de ses chefs à la rescousse que s'il échoue dans sa première ten-
tative. Le principe de la division du travail semble régner en enfer,
ainsi qu'une hiérarchie très-sévère, car un des moins absurdes dé-
monologues que l'on connaisse, Jean Weier, reconnaît qu'il y a
dans l'armée diabolique soixante-douze ducs, marquis et comtes,
et 7,405,928 diablotins.
Quand il essaye de faire une initiée, le diable trouve tous les
moyens bons (et voyez comme l'hallucination continue) ; il n'est
pas rare qu'il parle de Dieu et qu'il en dise le plus grand bien.
Ainsi un jour, près de Douai, il rencontre Louise Maréchal qui
faisait un pèlerinage pour le repos de l'âme de son mari; il lui
conseille de prier Dieu fermement et avec confiance ; il ne l'aban-
donnera pas. Puis il lui donne une petite boule colorée qui aura
la propriété de faire mourir tout ce qu'elle touchera. Louise Maré-
chal, convaincue de s'être servie de cette boule dans sa famille,
fut brûlée vive à Valenciennes.
Une autre fois, il apparaît à Saincte-le-Ducs : il l'engage à aller
au pèlerinage de Saint-Guislain et à faire dire des messes pour le
repos de l'âme de son mari. Ce n'était pas logique, mais cela est
précieux pour nous médecins, car nos hallucinés ne
d'aujourd'hui
le sont guère davantage, et il n'est pas besoin de demeurer long-
temps dans un service d'aliénés pour y voir des princesses qui dé-
clarent qu'elles recevront leur cour quand elles auront fini leur
ménage et lavé la vaisselle.
Ne croyez pas que le diable ne s'adresse qu'à des adultes, il aime
10 LES SORCIERES.
au contraire les enfants.Dans les grandes folies épidémiques ceux-
ci sont presque toujours atteints les premiers. Catherine Polus fut
sorcière à huit ans ; elle était d'une famille où tout le monde était
fou et se déclarait voué au diable. Marie Desvignes fut sorcière à
treize ans.

TRACES LAISSEES PAR UN ESPRIT SUR UN PACTE.


Extraitdulivrede Gilbert
deVos.1625.

Mais revenons Le démon, après avoir fait ses offres


à l'initiation.
à la sorcière, lui disait son nom : remarquez qu'il n'avait jamais
un de ces noms bibliques qu'affectionnaient les démonologues.
Dans son hallucination, la paysanne lui donnait un nom de paysan :
il s'appelait Joly, Pouillon, Vert-Galant, Verdelot, Robin, etc. A
son tour, et par jalousie contre le ciel, le démon baptisait la sor-
cière, et peu lui importait de lui donner un nom de sainte. Puis il
LES SORCIERES. 11
la marquait, et ceci a la plus grande importance; il la touchait au
bras, au front, derrière l'oreille, et désormais ce point demeurait
pour toujours insensible; on pouvait le piquer sans provoquer de.
douleur et sans qu'il s'écoulât la moindre goutte de sang. Vous
verrez le parti que l'on (irait de ce fait dans le procès de la sorcière :
c'était le sigillum diaboli.

FIGURESLAISSÉES PAR UN ESPRITSURUN PACTE.


Extraitdu livrede Gilbertde Vos.1625.

Le diable revenait souvent voirson initiée ; il la consolait, et fi-


nalement lui donnait ses lettres de grande naturalisation infernale.
C'était le pacte, où chacun apposait sa signature. On l'écrivait
généralement de son sang, et le diable y mettait sa griffe. J'ai pu
retrouver, dans un traité de théologie publié en 1625 par Gilbert
de Vos, un fac-simile de ces signatures laissées par les esprits. Vous
voyez que tous les points où les doigts ont touché ont été roussis et
12 LES SORCIERES.

brûlés; sur une autre figure vous apercevez la trace que l'esprit a
laissée sur le pacte. Tout à l'heure je vous montrerai une lettre du
diable qui existe à la Bibliothèque nationale et qui est remplie de
fautes d'orthographe.
Il ne faudrait pas croire, Messieurs, que le diable tint stricte-
ment ses promesses. Son mauvais naturel apparaissait bien vite,
car, dès qu'il était parti, la sorcière s'apercevait qu'au lieu des
pièces d'or et des bijoux qu'il lui avait donnés, il ne restait qu'un
tas de feuilles sèches ou quelques morceaux de bois. Nos aliénés

CARACTÈRES SERVANT
MAGIQUES A LA RÉDACTION
DESPACTES.
D'aprèsCollinde Plancy.

actuels ont aussi de ces surprises désagréables quand, leurs hal-


lucinations passées, ils constatent que leurs sceptres, leurs épées
et leurs joyaux ne sont en réalité que des objets usuels sans beauté
et sans valeur.
Je vous disais que, Satan, tous les moyens
pour sont bons et
tous les déguisements possibles. S'il veut séduire quelque grand
saint, quelque anachorète vénéré, il enverra sa légion de dia-
blesses d'une ravissante beauté, car il y a, paraît-il, des femmes
en enfer. C'est un procédé qu'il affectionne et qui lui réussit sou-
vent; mais quelquefois aussi il est repoussé avec perte : souvenez-
vous de saint Antoine.
LES SORCIÈRES. 13

Il n'est pas rare que, pour mieux tromper encore, le loup se


le diable en ermite. Une vieille gravure nous
déguise en berger,
le montre costumé en moine; il s'est introduit dans le couvent de
Saint-Leufroi, mais il a été reconnu à ses pattes de poulet, et il lui
en cuit.
En résumé, comme toutes les formes de l'aliénation, la sorcel-

lerie, ou, pour parler plus scientifiquement, la démonopathie, com-


mence par une série d'hallucinations. On s'étonnera peut-être que
ces hallucinations fussent les mêmes chez toutes les sorcières. Cela
n'a pourtant rien de surprenant; c'est toujours l'actualité qui dé-
cide des formes on voyait des diables et des
de la folie : autrefois
esprits; les fous qu'on enferme aujourd'hui sont souvent persécu-
tés par la physique et rêvent de bobines et d'électro-aimants. Je
me souviens d'avoir vu à la Salpêtrière, où j'étais interne, une
institutrice tellement persécutée par l'électricité statique, que,
sachant la porcelaine non conductrice du courant, elle se prome-
nait toute la journée et dormait même coiffée d'une cuvette de
toilette. Le processus de la folie est toujours le même; les idées
régnantes en changent simplement l'aspect extérieur.
Mais revenons à notre sorcière, et voyons ce que devenait son
existence dès qu'elle s'était donnée à Satan.
Tout d'abord, elle lui devait obéissance, et puisqu'elle fai-
sait partie de l'armée du mal, elle devait servir le démon et l'aider
sur cette terre. Elle jetait des sorts et accomplissait des maléfices ;
en même temps sa vie était souvent troublée par des crises con-
vulsives sur lesquelles nous devons nous arrêter.
C'est en lisant avec soin le procès des sorciers que l'on peut se
rendre compte des crimes qui leur étaient reprochés. Bodin, Boguet,
de Lancre, Nicolas Remy, magistrats chargés à différentes époques
d'instruire les procès de diablerie, ont pris soin de nous les bien
détailler. Ils sont au nombre de quinze : dix contre Dieu et cinq
contre les hommes. D'abord les sorciers renient Dieu, ils le blas-
14 LES SORCIÈRES.

phèment, ils adorent le diable, ils font avec lui un pacte, ils vouent
leurs enfants à Satan, ils les tuent avant le baptême, ils font de la
propagande, ils invoquent le diable, enfin ils méconnaissent toutes
les lois de nature.
Contreles hommes, les chefs d'accusation étaient plus nets; ils
ne visaient plus des péchés contre la religion, mais bien des crimes
de droit commun qui ne se distinguaient des autres que par la sin-
gularité et la provenance des moyens employés.
Dès les premières visites, Satan fait cadeau à la sorcière de
poudres enchantées ; il lui suffira d'en mêler quelques parcelles
aux aliments d'une personne pour que celle-ci tombe foudroyée
ou pour qu'elle soit prise d'une maladie de langueur. Il suffisait
même quelquefois à la sorcière d'en jeter sur un passant pour le
faire mourir immédiatement. Quelquefois, pour que l'effet fût
plus certain, elle devait prononcer quelques paroles magiques.
Bodin et Weier nous ont conservé ces mots terribles, et si vous
ne craignez pas trop l'effet qu'ils pourraient produire, je vais oser
vous les répéter. C'était : loth, aglanabaroth el abiel ena thiel
amasi sidomel gayes folonia elias ischiros athanatos ymas eli
messias.
La poudre était fabriquée avec des cadavres d'enfants nouveau-
nés, surtout avec le coeur; on la faisait encore en pilant des os de
morts avec de l'écume de crapaud. Aussi la sorcière était-elle
souvent accusée d'avoir élevé de ces animaux et de les avoir
menés paître, ce qui se comprend mal. A côté des poudres, on
avait les onguents ; mais ils servaient rarement, étant difficiles à
manier : ils étaient composés de graisse de morts et de mandra-
gores ; nous les retrouverons au sabbat.
Chose curieuse, ces poudres étaient absolument inoffensives
entre des mains ordinaires; il fallait qu'elles fussent administrées

par la sorcière pour agir. C'était bien la preuve qu'elles étaient

magiques, et l'innocuité même de ces préparations devenait contre


LES SORCIÈRES. 15

la sorcière une charge écrasante : tant était grande la logique des


juges.
Si la sorcière jetait ses poudres sur les récoltes, celles-ci dépé-
rissaient, les terres se couvraient de chenilles, de perce-oreilles,
de crapauds et d'énormes serpents; quelquefois une aspersion de
poudre ou quelques paroles magiques suffisaient pour faire pas-
ser toute la récolte d'un laboureur dans le champ de son voisin.
Les sorcières pouvaient encore couvrir un pays de pluies torren-
tielles ou de grêle : pour cela il leur suffisait de battre une flaque
d'eau avec une baguette.
Quand on se sentait en butte aux maléfices d'une sorcière et
qu'on voulait y échapper, les procédés variaient. Ainsi l'on pouvait
recourir aux exorcismes : un certain nombre de paroles magiques
ont la propriété d'expulser les diables ; un gros volume de 400 pages
en est uniquement composé ; mais cette multiplicité même des
remèdes montre leur faiblesse, car s'il y en avait eu un vraiment
bon, il serait resté seul. Les Jésuites, les Capucins et les Domi-
nicains avaient la spécialité de l'exorcisme.
En général, le mieux était de faire avec le diable une cote mal
taillée et de transiger. Le premier point, pour la victime d'un sor-
tilége, était naturellement de connaître celui qui en était l'auteur.
Rien n'était plus simple : il n'y avait qu'à faire bouillir des ai-
guilles dans un pot de terre neuf avec du bois de chêne, et la pre-
mière personne qui se présentait après l'opération était la sor-
cière : on pouvait aller la dénoncer à l'official sans scrupule.
Vous voyez qu'il était quelquefois dangereux à cette époque
de faire des visites à ses amis.
Puis, le sorcier
connu, il n'y avait qu'à lui demander de vous
délivrer : pour cela il invoquait Satan et trempait un pain d'une
livre dans l'eau bénite, et tout était dit. Satan maniant l'eau bénite !
Si la sorcière nuisait sans cesse aux êtres qui l'entouraient, il
ne faudrait pas croire que sa vie à elle fût une fête perpé-
16 LES SORCIÈRES.
ruelle. Vous avez
déjà vu que Satan la trompait et changeait en
objets sans valeur les joyaux qu'il lui avait donnés.
Bien mieux, à la moindre désobéissance, il la frappait, la bru-

DÉBUT D'UNE ATTAQUE CHEZ UNE SORCIÈRE.


Extraitdulivrede Abraham
Palingh.1659.

talisait, s'incarnait en elle, la possédait, comme on disait alors ;


il se substituait à elle et prononçait par sa bouche même des blas-
phèmes contre la Divinité.
Il se passait alors une série de phéno-
mènes du plus haut intérêt médical; j'appelle sur eux votre
attention, car nous allons les retrouver dans une maladie aujour-
LES SORCIÈRES. 17

d'hui bien connus, et ils nous serviront à expliquer ce qu'il y


avait de vrai dans la sorcellerie.
C'était surtout en face de l'exorciste que la lutte s'établissait
ainsi et que le diable, pour être bien sûr de ne pas abandonner sa

proie, s'incarnait en elle. D'autres fois, il faisait tordre la pos-

VOMISSEMENTS QUI TERMINENT L'ATTAQUE.


Extraitdulivrede A. Palingh.1659.

sédée dans d'horribles convulsions : la foule des voisins s'as-


semblait, et un procès criminel n'était pas loin, vous le pensez
bien.
Une description de ces crises des sorcières serait bien longue.
J'emprunte à un traité de diableries publié en 1659, à Amsterdam,
par Abraham Palingh, un certain nombre d'images qui vous fe-
ront voir ce qu'elles étaient.
2
AUTRE DÉBUT D'UNE ATTAQUE.
Extraitdulivrede Palingh.1659.

DÉLIRE CONSÉCUTIF A L'ATTAQUE.


Extraitdu livrede Palingh.1659.
LES SORCIÈRES. 19
Au milieu de son repas, je suppose, la sorcière tombait tout à
coup par terre en poussant un grand cri ; elle se tordait ; sa figure
n'avait plus forme humaine, et le diable grimaçait par ses traits;

CONTRACTION DES POIGNETS PENDANT L'ATTAQUE.


Extraitdu livrede A.Palingh.1659.

voyez, sur cette gravure, l'épouvante de tous les convives. Ses


membres s'agitaient, elle hurlait, l'écume s'amassait à sa bouche.
Enfin, le diable daignait partir et sortait généralement du corps
au milieu de vomissements incoercibles.
Voici encore une gravure du même auteur qui vous montre une
2.
20 LES SORCIÈRES.
autre sorcière dans le mêmeétat, mais la crise finit autrement,
et les assistants ont toutes les peines du monde à empêcher cette
malheureuse de se jeter par la fenêtre. En voici une autre qui
tombe tout à coup au milieu d'une réunion de famille : je vous en

DEBUT D'UNE ATTAQUE PENDANT UNE CEREMONIE RELIGIEUSE.


Extraitdulivrede A. Palingh.
1659.

prie, voyez comme ses poignets sont contracturés en arrière; c'est


un signe dont je vous reparlerai tout à l'heure.
C'est surtout au milieu des sermons et des cérémonies du culte
que l'attaque de possession survenait. Voici encore une gravure
empruntée à Palingh qui vous montre une attaque débutant à
l'église même, et pendant qu'un prédicateur entretient son audi-
toire de la puissance du démon.
Quand on lit attentivement le récit de ces attaques, on voit que
les contorsions des possédés pouvaient atteindre des degrés
LES SORCIERES. 21
inouïs ; regardez cette vieille estampe, elle vous montre un de ces
malheureux qui se tient debout sur la tête, les jambes en l'air, au
grand ébahissement de la foule. D'autres se plaçaient en arche de
pont, ne reposant que sur la nuque et les talons, puis ils étaient
pris de mouvements convulsifs dans lesquels ils se lançaient en

UN SORCIER.
Extraitdu livrede A. Palingh.1659.

l'air ; finalement, l'attaque se terminait par une période de délire


et par des vomissements.
J'ai hâte d'arriver à un point très-important de la sorcellerie, à
une série d'hallucinations provoquées qui constituaient ce qu'on
a toujours appelé le sabbat.
Jaloux de Dieu, Satan veut comme lui réunir ses fidèles dans
son temple un jour par semaine, et il imagine le sabbat, où se
parodient toutes les cérémonies de la religion.
22 LES SORCIERES.
Il y a deux sabbats principaux : le petit et le grand; ils sont
identiques, sauf que le grand sabbat réunit les sorciers de toute
une région.
C'est la nuit que la cérémonie a lieu : l'endroit choisi est
quelque bruyère déserte, un cimetière abandonné, un gibet, un
château ou un monastère en ruine; le procédé pour s'y trans-
porter est des plus simples : le diable a remis à la sorcière une
graisse spéciale faite du foie d'enfants morts sans baptême. Il lui

DEPART POUR LE SABBAT.


Extraitdu livrede A. Palingh.1659.

suffit de s'en frotter le corps, de prononcer des paroles magiques


et d'enfourcher un manche à balai pour être aussitôt transportée à
travers les airs : dès maintenant, je puis vous dire que, de l'avis
de tous, ces onguents contenaient des sucs de solanées vireuses,
de mandragore et de. belladone, qui ont pour action précisément
de provoquer des hallucinations et enchaînées.
persistantes Voyez
cette gravure du dix-septième siècle, elle vous montre une sorcière
qui est en train de se graisser, pendant qu'une autre se sauve
par la cheminée, à cheval sur son bâton. Dans quelques cas, la
sorcière son démon,
appelait simplement qui la prenait sur son
LES SORCIÈRES. 23

dos et la portail dans les airs. C'est ce que vous montre une gra-
vure extraite du Traité de théologie du R. P. Fr. Guaccius.
En cas de pluie, on se protégeait durant le trajet par quelques

paroles magiques. En arrivant au sabbat, on devait subir un

léger examen et faire constater qu'on portait bien le stigma dia-


boli.
Puis une fois entré, il fallait rendre hommage à Satan, au pré-

EN ROUTE POUR LE SABBAT.


Extraitdu livredu R. P. Guaccius,seizième
siècle.

sident de l'assemblée. Il se tenait sur un trône, et cette fois il


n'était ni déguisé ni travesti. Il avait une tête et des pieds de
bouc (vieux souvenir du dieu Pan), une queue immense, des
ailes de chauve-souris. Il lui arrivait bien quelquefois de se
costumer autrement (les hallucinations des sorcières ne pouvaient
être toujours les mêmes), et alors il se présentait sous la forme
d'un baudet, d'un grand cyprès, d'un chat noir, etc.
Tout au sabbat se passait à rebours : on faisait à Satan une
révérence, mais en lui tournant le dos; puis, solennellement, on
renonçait à Dieu, à la Vierge, aux saints, et l'on se vouait au diable.
LES SORCIÈRES. 25

de vieilles du seizième siècle; elles vous


Voici encore gravures

HOMMAGE A SATAN, ARRIVÉE AU SABBAT.


siècle.
seizième
ExtraitdulivreduR. P. Guaccius,

représentent ces épisodes. Ce n'était pas suffisant : Satan bap-

PROFANATION DU BAPTÊME AU SABBAT.


ExtraitdulivreduR. P Guaccius, siècle.
seizième

tisait chaque néophyte en ridiculisant la cérémonie ordinaire,


26 LES SORCIÈRES.
et il forçait chacun à piétiner sur une croix; puis, munis chacun

OUTRAGE A LA CROIX AU SABBAT.


Extraitdu livredu R. P. Guaccius,
seizièmesiècle.
d'une torche, tous les sorciers dansaient en rond, en se tournant

LE BANQUET.
Extraitdu livredu R.P. Guaccius,
seizième
siècle.
le dos. Minuit sonnait, et tous se prosternaient devant le maître,
c'était le moment de l'hommage suprême.
LES SORCIÈRES. 27

cela avait lieu le banquet ; la plus vieille sorcière, la


Après

LE BAL.
siècle.
seizième
ExtraitdulivreduR. P. Guaccius,
reine du sabbat, s'asseyait à côté de Satan, et tout le monde se

LA SORCIÈRE DÉTRUIT LES MOISSONS.


ExtraitdulivreduR. P. Guaccius, siècle.
seizième
mettait à table.On mangeait surtout des crapauds, des cadavres,
des foies, des coeurs d'enfants non baptisés.
28 LES SORCIERES.

Après quoi les danses recommençaient de plus belle, et Satan


ne dédaignait pas d'y prendre part ou même de servir d'or-
chestre : Marie Desvignes, une pauvre fille qu'on a brûlée à Valen-
ciennes, raconte l'avoir entendu chanter un jour une chanson
comique : Guizelire, ou le Pot d'élain. Les danses étaient de la
dernière obscénité, et je suis obligé, pour ce qui en est, de vous
renvoyer aux auteurs originaux, qui fort heureusement ont écrit
presque tous en latin.

RETOUR DE LA SORCIÈRE.
Extraitdulivredu R. P. Guaccius,
seizième
siècle.
Vers la fin du sabbat avait lieu la messe Satan, revêtu
noire.
d'une chasuble de deuil, montait à l'autel et parodiait la messe en
tournant le dos au tabernacle. C'était une risée générale : au
moment de l'élévation, l'officiant offrait à l'adoration un rond de
rave ou quelque grosse carotte rouge. A ce moment la ronde
macabre reprenait encore jusqu'au moment où, l'aube paraissant,
le chant du coq se faisait entendre : alors tout s'évanouissait, et
les assistants s'enfuyaient comme une bande d'oiseaux nocturnes
effrayés par le jour. Sur sa roule, la sorcière répandait ses graisses
et ses poisons sur les récoltes de ses ennemis.
LES SORCIÈRES. 29

le diable transformait la
Si, par hasard, la route était longue,
sorcière en quelque animal vulgaire, et elle pouvait regagner ainsi
sa maison sans être reconnue.
Ce que je viens de vous dire a pu vous paraître singulier, ridi-
cule même : peut-être vous êtes-vous étonnés que l'esprit humain
ait été amené à de pareilles aberrations, et que la folie épidé-
ait pu conduire de malheureuses hallucinées
mique, contagieuse,
à s'avouer coupables des crimes bizarres dont je viens de vous
entretenir. Mais ce qui va vous paraître plus extravagant encore,
ce sont les procédés qu'employaient les tribunaux contre les sor-
cières. Je m'abstiendrais de vous détailler ces faits si, au point de
vue médical, nous ne devions y trouver des enseignements pré-
cieux.
La sorcellerie était un crime d'exception, et les règles ordi-
naires des instructions
juridiques n'étaient pas observées contre
elle. Une bulle du pape Innocent VIII défend même que l'accusée
puisse avoir un avocat.
Quelquefois la courappelée à juger le procès était composée
uniquement de laïques : c'est ce qu'on voyait particulièrement à
valenciennes, où beaucoup de sorciers furent exécutés.
D'autres fois, le tribunal était mi-parti laïque et mi-parti ecclé-
siastique. Le plus ordinairement, il était entièrement ecclésiastique.
La sorcière, ou la femme soupçonnée d'être telle, était généra-
lement dénoncée par les siens : on l'avait vue rôdant la nuit, elle
était entrée chez une voisine dont l'enfant était mort quelques
jours après, dans une étable où le bétail était devenu malade :
la grêle était tombée un jour qu'on l'avait aperçue près d'une
mare. De plus, on l'entendait chez elle se débattre; ses enfants,
son mari avaient raconté qu'elle avait des crises dans lesquelles
elle écumait, se tordait et prenait des positions extraordinaires.
En face de la dénonciation, les juges examinaient les indices
qui pouvaient les amener à croire à la culpabilité.
30 LES SORCIÈRES.

Le premier de ces indices était le nom même de la femme

soupçonnée. C'est à n'y pas croire : le nom de l'accusé devient


une preuve contre lui. J'ai peur que vous ne m'accordiez aucune
confiance quand je vous dirai que s'appeler Payen, Sarrazin, Bu-
cher, Verdelet, Jolibois sont des preuves déjà convaincantes de
culpabilité; or c'est Del Rio qui nous l'affirme. En second lieu, la

pâleur, la malpropreté, qui devait provenir des fréquentes trans-


formations en bêtes, le sexe (mille sorcières pour un sorcier), le
costume un peu excentrique, devenaient des présomptions très-
sérieuses contre la malheureuse accusée.
Le tribunal ordonnait l'arrestation. Les sbires attendaient la
sorcière au coin d'une rue et se ruaient sur elle par derrière, par
crainte de ses crachats ou de la poudre qu'elle leur jetterait et
qui les ferait immanquablement périr. On la traînait alors de-
vant les juges et on l'interrogeait en secret.
J'emprunte à un homme qui se vante d'avoir fait brûler plus
de mille sorcières, à Boguet, la procédure employée contre
ces malheureuses; j'en extrais ces quelques articles : « On ne doit
pas suivre les formes ordinaires contre les sorcières : la simple
présomption suffit pour excuser l'arrestation. Si la prévenue re-
garde à terre ou marmotte à part, c'est un indice grave. On ne
doit pas faire prendre de bains aux prévenus : l'évêque de Trèves
dit que c'est un péché. Si l'accusé n'avoue pas, il faut le mettre
dans une dure prison. Il est permis de faire usage de la torture
même un jour de fête. Si le bruit public accuse le prévenu de
sorcellerie, il est sorcier. Le fils est admis à déposer contre son
père. Le repris de justice peut être accepté comme témoin. On
doit aussi entendre les enfants. Les variations dans
témoi-les
gnages ne peuvent prouver l'innocence de l'accusé si tous les té-
moins le déclarent sorcier. La peine est le supplice du feu; on
doit étrangler les sorciers et les brûler après. Les loups-garous
doivent être brûlés vifs. La condamnation peut être juste, même
LE S
D'APRES BARTH
BAT
EMY SPRANGER
LES SORCIÈRES. 31

fans preuves, pourvu qu'on ait des présomptions. J'en passe, et


»
des meilleures.
En somme, au début, on interrogeait la sorcière et l'on tâchait
de lui prouver sa culpabilité. Quelquefois elle l'avouait d'emblée,
tant ses hallucinations étaient vives ou tant elle craignait la tor-
ture ; d'ailleurs, à quoi bon nier en face de raisonnements juri-
diques comme celui que je vais vous soumettre ? J'emprunte le
fait à Axenfeld, et je le cite textuellement : « Une sorcière avoue
avoir déterré un enfant récemment mort et l'avoir mangé : on la
condamne au feu. Le mari réclame, qu'au moins le
il demande
fait soit vérifié. La fosse est ouverte, et le petit cadavre est trouvé
parfaitement intact. Mais le juge n'a garde de se rendre à cette
preuve, il s'en tient à l'aveu de l'accusée et déclare le corps de
l'enfant une simple apparence produite par la ruse du démon. La
femme fut brûlée vive. »
Une fois l'interrogatoire terminé, on passait aux épreuves.
Dans certains pays, et en Allemagne surtout, à ce que nous ra-
conte Bayle, on faisait l'épreuve de l'eau : on jetait la femme
soupçonnée à la rivière : si elle enfonçait et se noyait, c'est qu'elle
était innocente; si elle surnageait, elle était sorcière, et on la brû-
lait : l'alternative n'était pas rassurante.
En France, c'est surtout à l'épreuve du stylet qu'on avait
recours. Le juge, assisté d'un chirurgien, faisait déshabiller l'ac-
cusée et lui bandait les yeux. Puis, au moyen d'un stylet aigu, on
lui perforait la peau en maints endroits : on cherchait le stigma
diaboli, ce point insensible qu'on pouvait piquer sans provoquer
l'issue du sang. Je vous montrerai tout à l'heure qu'on devait le
rencontrer presque toujours.
Dès qu'on l'avait, la conviction était faite; mais on voulait
l'aveu de l'accusée et la dénonciation de ses complices, et l'on
procédait à la, torture. — Certes, Messieurs, je ne voudrais pas
noircir le tableau à l'excès, et si je vous parle de toutes ces
32 LES SORCIÈRES.

hontes, c'est pour y prendre une série d'éléments dont j'aurai


besoin pour faire plus tard votre conviction scientifique.
Je vais emprunter à Louise, qui en a fait une bonne étude, la
nomenclature de ces procédés d'examen ; je ferai en même temps
passer sous vos yeux quelques gravures tirées des Dialogues sur
la sorcellerie, publiés en 1659 par Abraham Palingh.

LE SUPPLICE DES TENAILLES ET DU BRODEQUIN.


Extraitdulivred'A.Palingh.1659.

On variait naturellement les supplices, et je crois que la justice


ecclésiastique partage sur ce point le monopole des inventions
avec la justice chinoise.
La torturela plus ordinaire dans les procès de sorcellerie était
la question du brodequin. La jambe de l'accusé était placée entre
deux scies ou bien entre deux planches serrées avec des cordes, cl,
entre la jambe et les planches, on enfonçait des coins à coups de
LES SORCIÈRES. 33

maillet. La jambe serrée finissait par éclater, au point, dit un vieil

auteur, qu'on en voyait « yssir la mouelle » .


Puis venait l'estrapade. On suspendait le prévenu par les mains
à une corde attachée au plafond, et on lui attachait des poids aux

pieds. On le laissait ainsi jusqu'à ce qu'il poussât des hurlements


de douleur. Alors le juge lui ordonnait d'avouer ; s'il refusait,

LE FOUET.
Extraitdu livred'A.Palingh.1659.

l'exécuteur le fustigeait violemment avec des verges, et les soubre-


sauts que la douleur à son corps doublaient
imprimait encore ses
tourments. Si la confession ne venait pas, l'exécuteur enlevait la
sorcière avec une poulie
jusqu'au plafond et la laissait retomber
tout d'un
coup sur le pavé de la salle. Et cela recommençait
jusqu'aux aveux.
Si l'estrapade était impuissante, on avait le chevalet. C'était une
poutre de bois triangulaire à angle supérieur aigu, sur laquelle
34 LES SORCIÈRES.

on mettait à cheval la prévenue. Puis on lui suspendait aux pieds


une série de poids. L'arête de bois entrait lentement, mais sûre-
ment, dans les chairs, et à chaque refus
d'avouer, l'exécuteur
ajoutait un poids. Marie Carlier, âgée de treize ans, fut mise au
chevalet eu 1647. Elle y resta plusieurs heures, et il fallut ajouter
trois fois des poids pour la faire confesser. Elle fut brûlée vive. A

LA TORTURE DU COLLIER.
Extraitdulivred'A.Palingh.1659.

cause de son jeune âge, et pour ne pas apitoyer la foule, on décida


que l'exécution aurait lieu dès l'aube.
On avait encore la ressource du collier. On nommait ainsi un
cercle de fer garni de clous à l'intérieur. Il était attaché à un
poteau, et l'on y mettait le cou de l'accusée. Les pointes étaient cal-
culées pour entrer à peine dans les chairs. Mais on rôtissait avec
des brasiers ardents les jambes de la prévenue, et la douleur faisait
LES SORCIÈRES. 35

qu'en remuant elle s'enfonçait elle-même les pointes de fer dans


la gorge.
On se demande comment, dans de pareils tourments, l'aveu
n'arrivait pas immédiatement. N'oubliez pas cependant que cet
aveu entraînait d'emblée le bûcher sans grâce possible. Et puis

APRES LA QUESTION.
Extraitdu livre d'A. Palingh.1659.

beaucoup de ces malheureuses supportaient la torture précisément


parce qu'elles ne sentaient rien, comme les sorcières d'aujourd'hui,
dont je vais bientôt vous parler : elles étaient Quel-
anesthésiques.
quefois l'immensité même de la douleur les faisait tomber en une
sorte d'extase. Elles apercevaient tout à coup leur démon favori,
elles se vantaient de le voir, et, disaient-elles, il leur conseillait
de ne rien dire, d'avoir car il leur supprimait toute dou-
courage,
leur : cela s'appelait le charme de taciturnité.
3.
36 LES SORCIÈRES.

Quelquefois, la sorcière n'hésitait pas : l'intensité des souffrances


était telle qu'elle avouait d'emblée, puis elle nommait ses com-
plices. Elle désignait n'importe qui comme ayant été au sabbat
avec elle, et toutes les personnes nommées étaient aussitôt arrêtées
et jugées.
Un jour, une accusée, à la torture, désigna à un juge sa propre
femme : elle fut immédiatement arrêtée.
Le juge Nicolas Remy a fait un long traité sur les tortures qu'il
avait ordonnées, et, dans ses vieux jours, au milieu des douceurs
de la retraite, il écrivit là-dessus un grand poëme totalement ab-
surde dont j'extrais ces quelques vers qui nous intéressent parti-
culièrement :

Autant on s'édifie en face des sorcières


Qui savent profiler de leurs heures dernières,
Autant chacun s'indigne à l'obstination
Qu'elles montrent souvent dans leur opinion.
Ces femmes, en effet, au milieu des tortures,
Vantent leur probité, leurs intentions pures,
Eludent du questeur les arguments pressants,
S'indignent de se voir en proie à ses tourments,
Et par aucun aveu n'indiquent leur défaite;
Mais d'où vient que leur bouche est ici si discrète?
On croirait le démon en leur gosier placé,
Tant il se gonfle et tant le silence est gardé.

Mais déjà si l'on sait les verser sur le dos,


Et dans leur bouche ouverte infuser un peu d'eau,
Surtout de l'eau sacrée empruntée à l'église,
Une confession aussitôt est émise.
Les Grecs, en leurs tourments si raffinés, si forts,
N'en obtiendraient jamais l'aveu des moindres torts;
Tous leurs poils tomberaient de leurs peaux râtissées
Qu'on les verrait dormir sans crainte, déhontées.
Pour le sûr, le démon, dans quelque coin caché,
Conduit toute la scène avec autorité.
C'est lui qui leur impose une mâle constance
Et contre la douleur leur ferme résistance.
On sait qu'il est instruit des tourments préparés,
LES SORCIÈRES. 37
Et les en avertit en termes mesurés,
Qu'il leur déclare aussi la peine rigoureuse
Qui suivrait de leur pacte une capture honteuse;
Qu'au moment que quelqu'une en danger de mourir
Est sous d'affreux tourments sur le point de trahir,
Il se rend auprès d'elle et lui donne courage,
Lui promettant ses soins pour réparer l'outrage.

En ma présence, un jour, ce fait est arrivé :


Comme à mes questions d'un air embarrassé
La sorcière restait entièrement discrète,
Je soupçonnais près d'elle une cause secrète,
Elle baissait les yeux et puis les relevait,
Par ses gestes à soi du secours appelait.
J'exigeai la raison d'une si grande crainte;
La sorcière alors déposant la contrainte :
« Hélas ! s'écria-t-elle, dans sa vive douleur,
Voilà de tous mes maux l'abominable auteur.
Il se lient sur ce mur, placé dans cette fente;
Pour me couper la voix, il sème l'épouvante ;
Des pattes d'un homard ses mains ont le contour;
Dans la fente il s'avance et rentre tour à tour,
Semblable au limaçon qui rencontre une borne.
Ah ! voici qu'il recule avec sa double corne ! »
De la société sages modérateurs,
De tous crimes commis inflexibles vengeurs,
Juges, ne craignez point de vous montrer sévères
Dans vos arrêts portés pour punir les sorcières;
Traitez, si vous voulez, de récits fabuleux
Leur pacte et leur pouvoir sur un ciel orageux ;
Mais en tout lieu bétail, arbres, vignes, moissons,
Hommes, femmes, enfants, tombent sous leurs poisons.
Sur ces faits, prononcez du bûcher le supplice,
Tous les siècles loueront ces actes de justice.

A la suite de la torture, la sorcière était condamnée. Les peines


variaient : souvent on la bannissait du pays ; c'était quand les
preuves avaient tout à fait manqué : on décapitait quelquefois,
mais rarement. On trouve quelques exemples de sorcières jetées
dans une marmite d'eau bouillante. Plus généralement, on brûlait,
soit après strangulation, soit d'emblée. Dans quelques cas, la sor-
38 LES SORCIÈRES.

cière était rôtie à petit feu pour que la douleur fût plus longue et

plus cruelle.
Quelques sorcières furent condamnées à l'enfouissement. A Va-
lenciennes, une jeune fille de dix-huit ans fut enterrée vive pour
sorcellerie; les cris de la malheureuse enfant étaient si horribles
que le bourreau ému se trouva mal et refusa de continuer. Le juge,
très-tranquille, lui ordonna de finir.
Souvent la sorcière était menée au bûcher sur la claie, c'est-à-
dire qu'on l'attachait au derrière d'une charrette et qu'on la traînait
par les rues la face contre terre, dans la boue, sur les pierres et
dans la poussière.
Louise a retrouvé une série de factures du bourreau, on y voit
exprimée chaque phase de la torture pour laquelle il demande
quelques deniers; chaque note se termine par une réclamation de
deux sous pour le blanchissage de ses gants blancs.
Voilà, Messieurs, le tableau, non chargé, des horreurs de la
sorcellerie. Pour que ma tâche soit complète, il faut maintenant
que j'en examine avec vous les cas les plus célèbres et que je vous
montre à quel degré cette plaie terrible s'était répandue sur la terre
il y a trois cents ans.
L'histoire des sorcières célèbres commence
par un nom qui va
vous émouvoir, car il s'agit d'une des gloires les plus pures de la
France. Jeanne d'Arc fut condamnée et brûlée par le tribunal
ecclésiastique français pour avoir appelé Satan à son aide et exter-
miné l'armée anglaise.
Cinq ans après cette mort tragique, il se répandit bientôt le bruit
qu'il existait dans le pays de Vaud une quantité considérable de
sorciers. Ceux-là avaient la spécialité d'être anthropophages. Ils se
saisissaient des enfants nouveau-nés et les mangeaient : ils com-
mençaient par leurs propres enfants ; le juge Bolingen et l'inquisi-
teur Eude firent périr un nombre immense de ces malheureux,
plus de mille certainement. Ces pauvres fous étaient hallucinés à
LES SORCIÈRES. 39

ce point qu'ils venaient s'accuser eux-mêmes d'avoir déterré des

morts, de les avoir fait bouillir et de les avoir mangés. Un jeune

villageois alla dénoncer sa femme qu'il avait épousée quelques


jours auparavant et accepta avec joie l'idée qu'elle serait brûlée
sur le même bûcher que lui; jamais les juges ne cherchèrent une

preuve : ils s'en tinrent aux aveux, ne se demandant même pas s'ils
avaient affaire à des aliénés.
Moins de vingt ans après, une grande épidémie éclata dans
la ville d'Arras. Une foule de femmes se figurèrent avoir assisté au
sabbat : elles étaient prises le soir de crises convulsives, tombaient
dans une sorte d'extase et, en se réveillant, racontaient les choses
les plus étranges. Les chroniques de Monstrelet nous racontent
qu'un nombre considérable furent brûlées vives, sauf celles qui
donnèrent aux juges de l'argent pour n'être pas inquiétées. Vers
1500, ce fut en Allemagne que l'on vit tout à coup les sorciers pa-
raître en quantité. En 1484, Innocent VIII avait fulminé la bulle
où il ordonnait de procéder contre eux avec la dernière rigueur.
Au début, quarante et une femmes de Burbie furent brûlées vives,
pour avoir mangé des enfants après les avoir fait bouillir ; remar-
quez que jamais personne ne s'était plaint de la disparition d'aucun
enfant; les accusées déclaraient leur crime avec orgueil, cela suf-
fisait aux tribunaux. Quarante-huit autres furent brûlées à Con-
stance pour avoir assisté au sabbat. Une d'entre elles se vanta
d'être capable de déchaîner un orage par une parole magique;
elle fut immédiatement mise à mort, le tribunal qu'elle
craignait
n'eût le temps de mettre sa menace à exécution.
A la même époque le diable envahit un couvent de Cambrai, et
il enlra dans le corps des toutes ensemble,
religieuses. Aussitôt,
elles se mirent à miauler, à aboyer, à courir, à grimper aux arbres
et a se tordre par terre. Un exorcisme
envoyé par le Pape lui-même
ne produisit aucun effet : on fut obligé de juger et de condamner
les malheureuses.
40 LES SORCIÈRES.

En 1507, nouvelle épidémie, cette fois en Catalogne : trente


femmes sont brûlées vives.
à 1523, commence
De 1504 en Lombardie la grande épidémie
de Côme dont la répression est confiée aux Dominicains. Les symp-
tômes de la maladie sont ceux que. je vous ait fait connaître. Le
traitement est violent, car les Frères de Saint-Dominique font brûler

plus de mille sorciers par an.


C'est à ce moment que la démonomanie règne avec fureur :
cent cinquante femmes sont fouettées à Estella et une centaine
brûlées à Saragosse.
Les nonnes d'Uvertet, de Brigitte, du mont de Hesse, de Kintorp,
se mettent à pousser des hurlements, à gambader, à miauler. Les

orphelines d'Amsterdam sont prises à la même époque; un mono-


mane de Dôle pour avoir mangé
est brûlé des enfants vivants ;
quatre-vingts sorcières sont brûlées en Savoie, quatre cents à Tou-
louse ; à peu près autant à Avignon.
En 1580, survient la grande épidémie de Lorraine, où Nicolas
Remy plus de neuf cents sorciers et sorcières ; au même
fait brûler
moment, Boguet en brûle six cents à Saint-Claude, et de Lancre
des milliers dans le pays basque. Ici l'on rencontre une grande
quantité d'enfants, de ceux que Boguet disait ne pas devoir être
brûlés à cause du jeune âge, mais étranglés après avoir véhémen-
tement senti les flammes.
Les prêtres mêmes n'échappent pas au supplice. Le malheureux
curé Gaufridi, à force de s'occuper de sorcellerie, se met à dérai-
sonner, et il est brûlé vif en même temps qu'une jeune fille aveugle.
Dans le Berry, on brûle jusqu'à vingt et un sorciers le même
jour.
Je ne vous trompais donc pas quand je vous disais que la sor-
cellerie avait été plus funeste à l'humanité que de grandes guerres.

J'en ai fini, Messieurs, avec la sorcellerie proprement dite, avec


LES SORCIÈRES. 41

ce que plusieurs auteurs ont appelé la diablerie active, et j'arrive


à une autre forme de démence, à la possession, à la diablerie passive.

UN EXORCISME EN 1589.
Fac-similed'unevieilleestampe.

Satan, vous ai-je dit, a deux manières de procéder : il séduit la


sorcière et l'entraîne avec son consentement, ou bien il entre en
elle sans lui en demander la permission et
; il parle par sa bouche
se sert d'elle pour arriver au mal. Il peut même ainsi
posséder
42 LES SORCIÈRES.

des animaux. Il peut envahir des cadavres et en faire des revenants.


Il y a eu des possédés de tout temps. On en trouve à chaque
instant la trace dans la Bible et dans les Evangiles. Mais c'est sur-
tout au dix-septième siècle que la possession a remué les esprits.
Ç'a été la maladie de l'époque, comme la sorcellerie avait été la
maladie du seizième siècle, comme la monomanie des grandeurs
est le mal de notre siècle.
La première grande épidémie que nous rencontrons eut lieu
dans un couvent de Madrid. C'est, en effet, presque toujours dans
les couvents, et surtout dans les couvents de femmes, que les pra-
tiques religieuses et la préoccupation perpétuelle du merveilleux
ont entraîné les désordres nerveux constituant la possession.
Celle de Madrid débuta dans un couvent de Bénédictines, dont
l'abbesse, dona Teresa, avait à peine vingt-six ans. Une reli-
gieuse fut tout à coup atteinte de convulsions étranges; elle
était prise de secousses subites, ses mains se roidissaient et se tor-
daient, l'écume lui venait à la bouche, elle exécutait des mouve-
ments dans lesquels son corps était projeté en l'air et ne reposait
plus que par la nuque et les talons, elle poussait des hurlements
la nuit et finissait par avoir un véritable délire incohérent. Elle
déclara qu'un démon nommé Peregrino (vous remarquerez qu'en
Espagne le diable a un nom espagnol) avait pénétré en elle et ne
cessait de l'obséder. Bientôt toutes les Soeurs, sauf cinq, et dona
Teresa elle-même furent atteintes, et alors ce fut une suite de
scènes indescriptibles ; les religieuses passaient leur nuit à hurler,
à miauler, à aboyer, se déclarant chacune possédée par un ami de
Peregrino.
Le confesseur du couvent, François
Garcia, se mit à exorciser
chacune des démoniaques, mais sans
succès, et il fallut que le
saint-office prît la chose en main et isolât chaque religieuse dans
les cachots des différents monastères. Garcia, qui, dans toute l'af-
faire, avait montré un certain bon sens qu'on n'a guère coutume
URBAIN GRANDIER.
DessindeMercier,
d'aprèsunevieilleestampe.
LES SORCIÈRES. 45

dans l'espèce, fut condamné pour s'être mis en


de rencontrer
relation avec les démons avant de les avoir attaqués.
La possession des Bénédictines eut certes un grand retentisse-
ment; mais leur célébrité n'est rien à côté de celle des Ursulines
l'année c'est-à-dire
de Loudun, qui furent possédées suivante,
en 1631.
L'histoire de cette possession fameuse va être pour moi une
occasion de vous faire connaître la maladie dans tous ses détails.
un prêtre
Il faut que vous sachiez qu'il y avait alors à Loudun
nommé Urbain Grandier, âgé d'environ quarante ans, très-intelli-
et de manières et dont on parlait
gent, d'extérieur agréables,
un peu trop peut-être. Il avait eu de grands succès
beaucoup,
comme homme du monde et comme prédicateur, et cela lui avait
attiré la haine féroce de tous ses confrères.
Il fut, sur des dénonciations anonymes manque à la
et pour
discipline ecclésiastique, condamné par son évêque à jeûner au
pain et à l'eau tous les vendredis ; mais cet arrêté fut annulé par

l'archevêque de Bordeaux. Urbain Grandier en conçut un orgueil


facile à comprendre, et revint à Loudun avec la palme du martyre.
Sur ces entrefaites, le cardinal de Richelieu envoya dans cette
ville le conseiller Laubardemont, chargé d'en raser les fortifica-
tions. Cette mesure n'était pas populaire. Grandier s'associa aux
opposants, et peut-être même alla-t-il jusqu'à publier contre le
grand cardinal un pamphlet resté célèbre. Toujours est-il qu'il eut
dès lors contre lui ses rivaux et le gouvernement. Sa perte était
décidée, et l'occasion de la réaliser se présenta d'une manière que
personne, sans doute, n'attendait.
Il existait à Loudun une communauté d'Ursulines qui se vouaient
à l'enseignement. Elle étaitcomposée de filles de grandes mai-
sons, car on y voyait madame de Belciel, madame de Sazilly,
parente du cardinal, madame de Barbezieux, madame de
Sourdis, etc. Il n'y avait même seule roturière, Soeur Séra-
qu'une
46 LES SORCIERES.

phique Archer. Le prieur était un certain abbé Moussaut, qui ne


tarda pas à mourir. Peu de temps après, madame de Belciel vit
son cadavre lui apparaître un soir, et s'approcher de son lit. Elle

poussa des cris qui réveillèrent tout le couvent. Ce spectre revint


toutes les nuits.
La religieuse raconta ses terreurs à ses compa-

gnes, et toutes ensemble elles se mirent à trembler de peur. Il


en résulta que bientôt le spectre apparut à chacune d'elles ; ce ne
fut plus dans le dortoir que cris de terreur et courses folles. Le
mot de possessions fut lancé et accueilli par tout le monde : le
chanoine Mignon, aidé de deux collègues, vint au couvent pour
chasser les diables. La supérieure, madame de Belciel, déclara
qu'elle était possédée par Astaroth, et dès que l'exorcisme
commença, elle se mit à pousser des hurlements et entra en
des convulsions horribles; elle prétendit, dans son délire, que
c'était le curé Grandier qui l'avait enchantée, en lui offrant des
roses.
Grandier n'était
pas le confesseur du couvent, mais là, comme

partout, on parlait beaucoup de lui et on l'admirait, malgré sa


réputation d'homme léger.
La supérieure dit en outre que Grandier venait chaque nuit
depuis quatre mois, et qu'il entrait et sortait en passant à travers
les murs.
Les autres
possédées, madame de Sazilly entre autres, entrè-
rent dans des convulsions qui se reproduisirent tous les jours,
surtout au moment des exorcismes.
Les unes, se mettant sur le ventre, rejoignaient leur tête
leurs talons. D'autres arrivaient à poser leur nuque sur la pointe
de leur pied, d'autres encore
fuyaient en roulant, poursuivies par
des prêtres qui les pourchassaient, tenant en main le Saint Sacre-
ment : leur langue sortait de leur bouche et devenait noire et
toute tuméfiée.
Les hallucinations se joignaient aux convulsions, les possédées
LES SORCIÈRES. 47

leur diable : madame de Belciel s'en connaissait


sept;
voyaient
madame de Sazilly, huit ; madame de la Mothe, quatre ; c'étaient
surtout Asmodée, Astaroth, Leviathan, Isaacharum, Uriel, Béhé-
moth, Dagon, Magon, etc. Dans les couvents, le diable reprend
les noms qu'il porte en théologie.
Dans quelques cas, les religieuses tombaient en catalepsie ;
dans d'autres, elles devenaient somnambules et erraient dans un

LE DÉMON ASMODÉE.
D'apresCollinde Plancy.
étal d'automatisme complet. Elles sentaient le diable en
toujours
elles, et c'était pour lui obéir qu'elles se roulaient ou prononçaient
des discours incohérents, Dieu, blasphémaient et
injuriaient
commettaient des actes abominables.
Laissez-moi vous lire dans le Père Joseph le récit d'un de ces
exorcismes qui réussissaient surtout à développer la fureur hysté-
rique des malheureuses :
« Un
jour, la supérieure pria le Père de faire une neuvaine en
l'honneur de saint Joseph, pour obtenir que ses dévotions ne
48 LES SORCIÈRES.
troublées et interrompues, ce qui fut aus-
fussent pas si souvent
sitôt accordé par l'exorciste, lequel ne douta pas du bon succès de
cette dévotion extraordinaire, et qui promit, de son côté, de dire
des messes à la même intention, dont les démons furent enragés,

et, pour s'en venger, le jour des Rois, qui était le troisième de
cette neuvaine, ils la troublèrent. Ils rendirent son visage bleuâtre
et firent arrêter fixement ses yeux sur une image de la Vierge...

LE DÉMON ASTAROTH.
D'aprèsCollinde Plancy.

Il était déjà tard ; mais le Père Surin prit la résolution d'exorciser


puissamment, et de faire adorer avec effroi au démon celui devant
lequel les mages s'étaient prosternés... Pour cet effet, il fit passer
l'énergumène dans la chapelle, où elle prononça quantité de blas-
phèmes, voulant frapper les assistants et faisant de grands efforts
pour outrager le Père même, lequel la conduisit pourtant enfin
doucement à l'autel, où il la fit lier sur un banc, et, après quelques
oraisons, il ordonna au diable Isaacharum de se prosterner en
terre avec signes de révérence et de sujétion, pour honorer
LES SORCIERES. 49

l'enfant Jésus; ce que le démon refusa de faire en blasphémant


horriblement. Alors l'exorciste chanta le Magnificat, et lorsqu'il
vint à ces paroles : Gloria Patri, etc., cette impie religieuse, dont

L'EXORCISME DES POSSÉDÉES.


Fac-similed'uneestampedu temps.

le coeur était véritablement rempli du démon, s'écria : « Maudit


« soit le Père, maudit soit le Fils, maudit soit le Saint-Esprit,
« maudite soit Marie et toute la Cour céleste !... »
« Le diable redoubla encore ses malédictions contre Marie,
à l'occasion de l'Ave, maris Stella, et dit qu'il ne craignait ni Dieu
4
50 LES SORCIÈRES.

ni Marie, et qu'il les défiait de l'ôter du corps qu'il occupait... On


lui demanda il défiait un Dieu qui est tout-puissant. « Je
pourquoi
« le fais par rage, répliqua-t-il, et désormais ni moi ni mes compa-
« gnons ne ferons plus autre chose. » Alors il recommença ses
malédictions, et il maudit en même temps la neuvaine. Le Père

LE DÉMON BÉHÉMOT.
D'aprèsCollinde Plancy.

Surin commanda de nouveau à Isaacharum d'adorer Jésus et de


faire satisfaction tant à ce divin enfant qu'à la sainte Vierge, de
tant de blasphèmes qu'il avait vomis contre eux... Isaacharum
n'étant pas traitable, il refusa d'obéir... Le Gloria qui fut chanté
sur-le-champ ne servit
qu'à lui faire proférer de nouveaux blas-
phèmes contre la Vierge. Il fut fait encore de nouvelles insistances
pour obliger le diable Béhémol à faire amende honorable à Jésus,
et Isaacharum à sa sainte Mère, pendant lesquelles la supérieure
ayant eu
de grandes convulsions, elle fut déliée, parce que l'on
s'imagina que le démon voulait obéir ; mais Isaacharum, la lais-
sant tomber par terre, s'écria : « Maudite soit Marie, et maudit soit
LES SORCIERES 51

« le fruit qu'elle a porté. » L'exorciste lui recommanda à l'instant


de faire satisfaction à la Vierge de ces horribles paroles en se
vautrant sur la terre comme un serpent, eu léchant le pavé de
la chapelle, en trois endroits, de demander pardon en termes

exprès... Mais il y eut encore refus d'obéir, pour le coup, jusqu'à


ce que l'on vînt à continuer le chant des hymnes. Alors le diable
commença à se tordre ; et en se vautrant et se roulant, il conduisit
son corps jusqu'au bout de la chapelle, où il tira une grosse langue
bien noire, et lécha le pavé avec des trémoussements, des hurle-
ments et des contorsions à faire horreur. Il fit encore la même
chose auprès de l'autel, après quoi il se leva de terre et demeura
à genoux, avec un visage plein de fierté, faisant mine de ne vou-
loir pas passer outre; mais l'exorciste, avec le Saint Sacrement en
main, lui ayant commandé de le satisfaire de paroles, le visage
changea et devint
hideux, et, la tête se pliant en arrière, ou
l'entenditprononcer d'une voix forte et précipitée, qui était tirée du
fond de la poitrine : « Reine du ciel et de la terre, je demande
« pardon à votre majesté des blasphèmes que j'ai dits contre votre
« nom. »
En 1635, on ne parlait en France que des possédées de Lou-
dun ; le frère du Roi, Gaston d'Orléans, fit le voyage pour les voir.
Les exorcistes, les Pères Surin, Tranquille et Lactance, lui donnè-
rent le spectacle des convulsions, et c'est ce jour-là que survint
un phénomène curieux ; le Père Surin, en train d'exorciser, fut
pris lui-même d'une attaque de possession; il perdit cou naissance
et se roula par terre : il déclara ensuite avait
que Isaacharum
pénétré dans son corps. Devant le prince, madame de Releiel eut
les postures les plus inouïes. — Soeur Agnès était possédée par
Asmodée et Bechérit ; devant le duc d'Orléans, elle fut prise de
convulsions. Elle refusa d'embrasser le ciboire, et se tordit sur
elle-même au point qu'elle formait un vrai cercle ci que ses pieds
touchaient son front : elle
proféra d'horribles blasphèmes. Madame
52 LES SORCIÈRES.
de Sazilly était possédée par le diable Sabulon : il la fit courir
autour de l'église, tirant une grande langue noire et toute parche-
minée.
Au milieu de ces folies, les Ursulines de Loudun n'oubliaient
pas d'accuser Grandier et de se dire ensorcelées par lui. Il
avait fait avec le diable des pactes dont l'un venait du sabbat

LETTRE DU DIABLE.
d'unepièceexistant
Fac-simile à la bibliothèque
nationale.

d'Orléans, et était composé de chair d'enfants morts sans bap-


tême. L'archevêque de Bordeaux ordonna de laisser Grandier en
paix et de soigner les nonnes. Mais cela ne faisait pas l'affaire de
Laubardemont, qui partit pour Paris, et en revint avec un ordre
qui lui donnait plein pouvoir pour instruire contre le magicien
Grandier et le condamner sans appel au Parlement et sans recours
au Roi. Il avait sa vengeance, et Grandier allait payer cher son
pamphlet.
LES SORCIERES. 53

Il fut immédiatement jeté en prison malgré ses protestations et


les supplications de sa vieille mère, et l'on procéda aux constata-
tions. Une suite d'exorcismes furent tentés contre les énergu-
mènes et contre lui, et c'est dans une de ces séances mémorables
que l'on reçut une lettre du diable, encore aujourd'hui à la
Bibliothèque nationale, et dont je vous montre la photographie.
Vous voyez qu'Asmodée y promet en son nom et au nom de ses
camarades Grésil et Amand de tourmenter particulièrement
madame de Belciel.
Un jour enfin, après des mois entiers, où les exorcismes avaient
été infructueux, Grandier demanda à chasser lui-même les démons.
On le lui accorda. Une grande assemblée fut convoquée en l'église
Sainte-Croix, et, après les prières, on amena les possédées. A la
vue de Grandier qui prononçait les paroles sacramentelles, elles
entrent en fureur, poussent des cris de rage, gambadent, se rou-
lent sur le sol. Jamais on n'avait vu pareil scandale.
On apporte les pactes de Grandier, et on les brûle dans un bra-
sier. Les possédées s'échappent de nouveau, entourent le pauvre
prêtre, le griffent, le frappent, au point qu'on est obligé de le
ramener en hâte à sa prison.
Peu de jours après, le tribunal s'assembla et déclara Grandier
magicien. Il fut condamné à faire amende honorable en chemise,
tête nue, la corde au cou, et à être ensuite brûlé vif. L'arrêt ajou-
tait qu'il subirait
en outre la question.
Mais auparavant, il fallait chercher sur lui le sigillum diaboli,
le point insensible que vous connaissez. Laubardemont ne put
trouver pour cela de chirurgien, il fut obligé d'en faire arrêter un
par les archers. On ne rencontrait nulle part le sceau du diable.
Laubardemont ordonna alors au chirurgien d'arracher les ongles
des mains et des pieds,
pour voir si le fameux sceau ne serait pas au-
dessous. Le chirurgien refusa d'obéir, il fondit en larmes, et de-
manda pardon à Grandier de ce qu'il avait déjà été obligé de faire.
54 LES SORCIÈRES.

On conduisit alors le malheureux condamné à la chambre de la


torture, où le tribunal était assemblé.
Les moines exorcisèrent les instruments du supplice, et l'on

commença la question du brodequin : dès le premier coup de


maillet, on entendit un horrible craquement; c'étaient les jambes
du pauvre prêtre qui venaient de se briser. Le malheureux poussa
un tel cri que le bourreau recula. Le moine Lactance se jeta sur
Je tortionnaire, en lui criant : « Cogne! mais cogne donc! »
Grandier, revenu à lui, déclara qu'il n'était pas coupable de magie.
Le bourreau, les larmes aux yeux, lui montra alors quatre coins

qu'il allait être obligé d'enfoncer. « Mon ami, lui dit Grandier,
vous pouvez en mettre un fagot. » Le Père Tranquille fit alors

remarquer au bourreau qu'il s'y prenait mal, et lui montra com-


ment il fallait faire pour que la douleur fût plus grande. Les huit
coins furent placés.
Le bourreau n'en avait plus et dut en aller chercher.
Laubardemont lui dit d'en mettre deux autres ; ému comme il
l'était, cet homme ne put y parvenir. On vit alors un horrible

spectacle : les Capucins Lactance et Tranquille, relevant leur froc,

s'emparèrent des maillets et enfoncèrent eux-mêmes les coins


avec rage.
Laubardemont, pris de pudeur, ordonna d'arrêter : les jambes
du malheureux prêtre étaient crevées, réduites en bouillie, et les

esquilles d'os sortaient de toutes parts.


La torture avait duré trois quarts d'heure. On coucha Grandier
sur de la paille, en attendant l'heure du dernier supplice. A quatre

heures, on le porta sur une charrette, et, au milieu d'une foule

immense, on le conduisit devant l'église Saint-Pierre, où il fit


amende honorable, et finalement au bûcher, autour duquel se
trouvaient des estrades chargées des plus belles dames de la ville.
Le bourreau le prit à brassée sur la charrette et l'assit sur le
bûcher. Là, on lui lut pour la cinquième fois son arrêt.
LES SORCIÈRES. 55

Dans un moment de douceur, Laubardemont lui avait promis

qu'on l'étranglerait avant d'allumer le feu ; mais les moines avaient


le
pendant le trajet fait des noeuds à la corde. Ils repoussèrent
bourreau, se jetèrent sur Grandier et le frappèrent à grands coups
de crucifix. Comme la foule commençait à se soulever et que le
condamné refusait toujours d'avouer son prétendu crime, le moine
Lactance prit une torche et enflamma lui-même la paille du bû-
cher. Le bourreau se précipita pour étrangler; mais, je vous l'ai
dit, la corde était nouée, et il ne put y parvenir.
C'est un prêtre catholique, Ismaël Bouilliau, qui nous rapporte
la chose lui-même avec indignation.
En quelques minutes les flammes gagnèrent la chemise de Gran-
dier, et on put le voir se tordant au milieu du brasier. A ce moment
une nuée de pigeons vint tourbillonner autour du martyr et s'en-
vola ensuite vers le ciel.
La mort du malheureux curé fut loin d'apaiser la possession;
les Ursulines continuèrent leur existence
d'énergumènes jusqu'à
ce qu'on eût pris la résolution de les isoler les unes des autres.
Puis les jeunes filles de la ville furent atteintes à leur tour par des
démons qui s'appelaient Charbon d'impureté, Lion d'enfer, Féron
et Malon. L'épidémie gagna même les environs. Les filles de Cbi-
non furent presque toutes frappées, et deux prêtres accusés de magie ;
fort heureusement, le coadjuteur de l'évêque de Poitiers procéda
avec bon sens et dispersa les énergumènes. Bien mieux, la ville
d'Avignon, la terre du Pape se remplit à la même époque de possé-
dées. L'épidémie de Loudun avait atteint les esprits même au loin :
à plus forte raison les acteurs de ce drame furent-ils vivement
impressionnés. Grandier n'était
pas mort depuis un an que les
Pères Lactance, Tranquille et Surin devenaient complétement fous
et se croyaient Il en était de même du
possédés par les démons.
chirurgien qui avait assisté à la torture et du lieutenant qui avait
présidé à l'exécution. Ils moururent misérablement, méprisés de
56 LES SORCIERES.

tous, se roulant dans d'horribles contorsions et réduits à l'état de


la brute ¹.
L'horrible tragédie de Loudun était encore présente à tous les
esprits, la vérité commençait à peine à se faire sur le martyre du
malheureux Grandier, quand on apprit que les démons venaient d'en-
vahir le couvent des Filles de Sainte-Elisabeth, à Louviers.

LE DÉMON BELPHÉGOR.
D'aprèsCollinde Plancy.

Ici encore le zèle d'un confesseur était le point de départ, sinon


la cause du mal. Mais quelle différence entre Grandier et le curé
Picard, de Louviers ! Autant le premier était charmant, gai, homme
à succès, autant l'autre était triste et ascétique. Sa barbe était
longue et négligée, son visage pâle. Il marchait les yeux baissés
et s'habillait sans recherche, il parlait lentement et d'une voix
douce. Dans ses longues messes, il s'arrêtait comme ravi en extase.
Les saintes Filles de Louviers voulurent rivaliser de piété avec

1
Pour plus de détails sur la possession de Loudun, voyez l'ouvrage du docteur
Gabriel Légué.
LES SORCIERES. 57

leur directeur : on les vit jeûner des semaines entières, passer des
nuits en prière, se déchirer à coups de discipline et se rouler à
moitié nues dans la neige.
Vers la fin de 1642, le curé Picard mourut subitement. Les re-
tout à fait; elles
ligieuses, déjà bien près de la folie, succombèrent
virent leur confesseur revenant la nuit comme un spectre, et les
convulsions survinrent absolument comme à Loudun.
Comme à Loudun aussi, les malheureuses furent prises d'une
horreur effroyable de tout ce qui avait été jusque-là leur vie et
leur amour. Elles se mirent à blasphémer, à hurler, à se tordre par
terre. La vue de l'hostie redouble leur fureur, elles en arrivent à
cracher sur le Saint Sacrement. Puis elles se roulent sur le pavé
de l'église, qu'elles remplissent de leurs clameurs; elles sautent en
l'air comme poussées par des ressorts.
Un théologien de l'époque, Jean Lebreton, qui a eu l'occasion
de les voir et de les exorciser, nous décrit ainsi leur possession :
« Ces quinze Filles témoignent maintenant dans le temps de leur
communion une horreur étrange du Saint Sacrement, lui font la
grimace, lui tirent la langue, crachent contre lui et le blasphèment
avec une apparente impiété extrême.
« Elles blasphèment et renient Dieu plus de cent fois par jour
avec une audace et une impudence effroyables.
« Plusieurs fois par de grands transports de
jour elles témoignent
fureur et de rage durant elles se disent dénions, sans
lesquels
offenser néanmoins personne et sans blesser la main des prêtres,
lorsqu'au plus fort de leur rage ils leur mettent les doigts dans la
bouche.
« Durant ces fureurs et ces
rages, elles font d'étranges convulsions
et contorsions de leur corps, et entre autres se courbent en arrière
en forme d'arc sans les mains, et en sorte que tout le
y employer
corps est appuyé sur le front autant et plus que sur leurs pieds et
tout le reste en
l'air, et demeurent longtemps en cette posture et
58 LES SORCIÈRES.
la réitèrent très-souvent. Après tous ces efforts et mille autres con-
tinués pendant quelquefois quatre heures durant, principalement
dans les exorcismes et pendant les plus chaudes journées des jours
caniculaires, elles se sont, au sortir de là, trouvées aussi saines,
aussi fraîches, aussi tempérées et le pouls aussi haut et aussi égal
que si rien ne leur était arrivé.
« Il y en a parmi elles qui se pâment et qui s'évanouissent durant
les exorcismes comme à leur gré, en telle sorte que leur pâmoison
commence lorsqu'elles ont le visage le plus enflammé et le pouls
le plus fort. Pendant cet évanouissement, qui dure quelquefois
une demi-heure et plus, on ne peut remarquer, ni de l'oeil, ni de
la main, aucune respiration en elles. Et elles reviennent de cet
évanouissement sans qu'on y emploie aucun remède et d'une façon
encore plus merveilleuse que n'en a été l'entrée ; car c'est en re-
muant premièrement l'orteil, puis le pied, puis la jambe, puis la
cuisse, puis le ventre, puis la poitrine, puis la gorge, mais ces
trois derniers par un grand de dilatation,
mouvement le visage
demeurant cependant toujours apparemment interdit de tous ses
sens, lesquels il reprend tout à coup en grimaçant; et la religieuse
hurlant et retournant en même temps en des violentes agitations
et précédentes contorsions. »
Retenez cette description, Messieurs, on ne peut donner un
meilleur aperçu de la crise hystérique telle que nous l'observons
maintenant tous les jours.
Au dix-septième siècle, on y voyait l'effet des démons, et voici
les preuves que donnait de leur présence l'exorciste Bosroger,
Capucin de Rouen, qui fut chargé de traiter la possession de
Louviers :
« La première preuve, dit-il, est prise des continuels, horribles
et injustes blasphèmes que profèrent malgré elles ces pauvres
filles à toutes heures et à tous moments, et qui, par un sentiment
de compassion, tirent les larmes des yeux aux personnes sages,
LE POSSEDE DE RAPHAEL.
—Musée
Extraitdutableauditla Transfiguratior. duVatican
LES SORCIÈRES. 61

et fait porter ce jugement en leur esprit, que ces horreurs pro-


viennent nécessairement d'un principe étranger, et en cela ils
discernent infailliblement l'opération diabolique, n'étant pas ima-
de dix-huit religieuses nourries
ginable qu'une si grande multitude
si saintement souillassent leurs bouches par tant de blasphèmes.
C'est une fantaisie d'esprit de vouloir dire que c'est par folie, car
on les voit raisonner solidement en toutes autres choses.
« La seconde preuve est celle-ci : on les voit souvent dire des

paroles sales, telles que les profèrent les débauchés et les femmes
en tout le reste comme nous
perdues, et elles raisonnent aussitôt
venons de dire ci-dessusdes blasphèmes : ce qu'un esprit sage
sait assurément ne pouvoir venir de jeunes filles nourries si
purement dans la religion ; mais il faut que cela procède de la force
d'un charme et d'un démon qui leur est attaché, et en cela se voit
visiblement l'opération des diables.
« Troisième preuve. Que pourrait conclure un bon esprit de la
description si étonnante qu'elles font du sabbat, du bouc, des
horreurs qui s'y commettent, de l'explication qu'elles en donnent
et de toutes leurs circonstances, sinon que ce sont leurs démons
qui y président qui leur ont révélé ces choses terribles?
« Quatrième cette aversion si étrange des
preuve. Pourquoi
sacrements de confession et de communion qui lors leur fait pro-
duire tant de rage, tant de résistance, tant de contorsions et de
blasphèmes ? D'où peut procéder tout ce désordre? Non d'une fille
que l'on voit quelques instants après adorer Dieu, mais du démon
ennemi des sacrements.
« Cinquième On voit des actions si entremêlées, si op-
preuve.
posées se faire presque en même temps en elles : louer Dieu en ce
moment et, au suivant, le blasphémer, parler des choses saintes et
a l'instant proférer des saletés et dire des nous avons
effronteries;
vu plusieurs fois ces filles, en leur disant mille
adieu, témoigner
regrets et de grands ressentiments pour l'absence des personnes
62 LES SORCIÈRES.

qui leur sont nécessaires, et venir jusqu'aux larmes ; et à l'instant


la même bouche proférer des exécrations, des malédictions et des
imprécations : Que le diable te rompe le col, qu'il t'emporte en
enfer, qu'il t'enfonce dans les entrailles de Béelzebuth ! D'où
viennent ces mouvements si contraires? Du propre de la fille et de
l'assistance du démon : n'étant pas possible, moralement parlant,
qu'un seul esprit fasse tant de diverses saillies, et passe si promp-
tement d'une extrémité à l'autre. Ceux qui, avec prudence, ont
considéré ces mouvements si divers, ont vu facilement en ces filles
la résidence de deux esprits opposés, l'humain et le diabolique,
comme ils ont vu deux opérations diverses et opposées.
« La sixième preuve est prise des horribles opérations intérieures
des démons, des tentations insupportables de tous genres, des
afflictions démesurées d'esprit, passant l'humain, des ruses in-
concevables, des piéges subtils, des oppressions des sens intérieurs,
des soustractions de toutes lumières, et des attributions que font
les diables de leurs propres malices à ces pauvres filles, chargeant
par toutes voies et subtilités de leur faire accroire qu'elles-mêmes
opèrent ces horreurs, qu'eux exercent diaboliquement et très-sub-
tilement ; et enfin des agonies extrêmes où ils réduisent leurs
esprits, et, en un mot, du terrible état où ils les mettent par ces
tentations, certes toutes au-dessus des forces humaines.
« Septième preuve. Il n'est aucunement à présumer que tant de
filles de si différentes complexions et se portant fort bien d'ailleurs
soient affligées d'une même maladie, ayant pour mêmes symp-
tômes les paroles de blasphème et de saleté, ou qu'elles soient
folles d'une même folie, raisonnant fort bien en tout le reste. »
Ainsi l'idée de la folie est venue, mais on la repousse, tant la
probabilité d'une intervention du malin esprit paraît plus natu-
relle !
Les malheureuses étaient d'ailleurs poursuivies par d'horrible
hallucinations. L'une voyait une tête noire ébouriffée, sans corps
SAINT IGNACE EXORCISE UNE POSSÉDÉE. Par RUBENS.
Fac-simile
d'uneestampe
dela Bibliothèque
nationale, untableau
reproduisant
du Muséede Vienne.
LES SORCIÈRES. 65

et sans membres, qui toute la nuit la regardait ; une autre avait sans
cesse sous les yeux un démon qui la tentait, qui l'accompagnait
partout, riant bien fort de tout ce qu'elle pouvait dire ou faire. Une
troisième, plus singulière encore, voyait près d'elle, en. même temps
que le démon Belphégor, le Christ en croix qui se transportait tout
d'une pièce partout où elle allait, et qui descendait de l'instrument
de supplice et la venait embrasser chaque fois qu'elle avait résisté
au diable.
Une de ces pauvres hallucinées, la Soeur Marie du Saint-Sacrement,
a rédigé de sa propre main un long mémoire sur les maux qu'elle
endurait. Bosroger nous l'a conservé tout entier. Je vous en pré-
sente quelques extraits, qui me seront d'une grande utilité pour ma
thèse ¹ :
« Le curé Mathurin Picard passant une fois auprès de moi et
m'ayant touchée sur l'estomac, je ne tardai guère de temps après
sans être tourmentée par des pensées qui m'inquiétaient, et, étant
couchée vers les neuf heures du soir, je vis tomber par trois fois
du plancher de grosses étincelles de feu sur notre couverture.
J'eus grande frayeur... On m'arracha d'autres fois la discipline de
la main, on me la jeta au visage, on me poussa rudement. Un
jour, dans l'infirmerie, on me tira trois fois par la manche, on
éteignit ma chandelle au grenier, et, m'ayant pris par le noeud de
ma corde, on me transporta et l'on me précipita du haut de la mon-
tée. On tirait souvent ma couverture; puis un jour, se posa une
masse pesante sur mes épaules qui me pensa étouffer : je me
traînai comme je pus vers la chambre de la Mère, et je sentis
tomber cette masse avec un grand bruit. A cet instant
je fus moi-
même précipitée et blessée, jetant le sang par le nez et par la
bouche.
« Une
nuit, vers dix heures, on vint frapper deux petits coups à la
Pour plus de détails sur la possession de Louviers, voyez
CALMEIL,De la
folie, p. 73.
5
66 LES SORCIÈRES.

porté de notre ; je dis : Ave, Maria,


cellule comme c'est la coutume
de la religion, et je vis une forme de religieuse.

« Elle commença à me dire d'une voix assez triste : —Ma soeur, je


vous prie, n'ayez pas peur, je suis la Soeur de la Passion, et je suis
retenue en Purgatoire, jusqu'à ce que j'aie satisfait à la justice
divine...
« Le 27 ou le 28 février de l'année 1642, travaillée que j'étais
d'afflictions, je commençais à m'assoupir vers les neuf heures et
demie. Lorsqu'on sonna mâtines, je dormais, mais bientôt je
m'éveillai. On me tourmente, je crie. Hélas ! j'avais un peu de
repos, il s'en fallait bien étonner. On ouvre notre porte fort dou-
cement; je regarde et j'avise la forme d'un prêtre qui avait sa
robe de chambre. Je m'effraye et j'appelle hautement Dieu à
mon aide, sur quoi le fantôme changea de forme et ouvrit une
grande gueule pour me dévorer, en criant et hurlant : — Tu es à
— Je
moi; nous verrons qui aura plus de force de nous deux.
dis trois fois : — O mon Dieu ! miséricorde! secours! Le spectre
jeta à l'instant du feu et des flammes partout, hurlant terrible-
ment : — Tu as beau faire, tu ne m'échapperas pas, ou je cesserai
d'être. Enfin, je fus tellement battue de toutes parts que je ne sa-
vais de quel côté me tourner.
« Sur la fin du mois de mai, entrant dans notre cellule, je trouvai
sur notre couche un petit billet écrit en latin. Je faisais tout mon
possible pour le lire, et je ne pouvais en venir à bout. Le diable
prit la forme de la Mère de l'Assomption, qui me demanda à voir
ce papier. Je le lui donnai aussitôt. Après avoir bien discouru, le
diable passa par la petite fenêtre qui était dans la cellule. Il revint
depuis et me tourmenta beaucoup : il me pinçait, piquait, et me
mordait. Une de nos Soeurs vint apporter du linge dans notre cel-
lule et me délivra de ce cruel tourment.
« M. d'Evreux vint le lendemain matin et fit sa visite dans le cou-
vent. Et, comme il venait de passer devant notre cellule, le diable
SAINT MARTIN EXORCISE UNPOSSEDE. ParPORDENS.

du MuséedeBruxelles.
5.
LES SORCIÈRES. 69

prit la forme de notre Père confesseur, qui vint me dire, tenant


un papier : — Ma fille, voilà un écrit que j'ai fait faire à M. d'Evreux,
il faut que vous le signiez. J'entrai dans la cellule d'auprès, car
et il se tint à la porte pen-
je n'avais pas d'encre dans la nôtre,
dant que je mettais mon nom où il avait dit. — Je m'en vais, dit-il,
car si l'on me voyait seul avec vous, cela scandaliserait. Je vous
le lirai une autre fois, gardez-le. Il sortit aussitôt, je pliai ce
papier que je mis sur mon estomac; mais je ne le portai guère

loin, car en entrant dans le dortoir, qui était proche, on me


le prit.
« Je fus fort triste et envoyaipromptement dire à notre Père

qu'il me vînt trouver que c'était chose pressée.


au parloir, Il était
à la grille avec M. l'évêque et le Révérend Père Benoît. Je dis à
notre Père qu'on m'avait pris ce papier sans savoir qui c'était.
Monsieur lui demanda ce que c'était, mais il dit qu'il n'en savait
rien, et je leur dis comment tout s'était
passé. Monsieur écrivit
une protestation contre tout ce que le diable m'aurait fait faire par
tromperie, puis il me fit signer. Le diable paraissait tous les jours
en forme très-horrible, et il me montrait ce papier. Par deux fois,
il me prit les deux mains, et me fit voir ce qui était écrit dedans.
C'étaient d'horribles blasphèmes contre Dieu, contre Jésus-Christ,
contre la très-sainte Vierge, contre les anges.
« Un autre jour, le diable prit la forme d'une religieuse qui me
montrait des témoignages d'une grande affection, parce que nous
avions été compagnes avant que d'entrer en religion. Il me vint
trouver à l'heure du silence, me témoignant de grands regrets de
me voir ainsi travailler et être tous les jours, jusqu'au soir, sans
manger, me disant qu'on avait envie de me faire mourir, ou tout
le moins de me faire troubler.

« Le diable, à plusieurs
fois, prit la forme de cette religieuse pour
me tromper, des roses et des oeillets.
m'apportant Quelquefois
elle me les montrait pour me divertir, puis, quand elle m'avait
70 LES SORCIERES.

menée dans milieu éloigné, elle me faisait beaucoup souffrir, car


elle me frappait rudement, et me mordait comme un chien.
« Une autre fois que je roulais en mon esprit l'état étonnant dans
lequel je me trouvais à cause de ces piperies et transformations
fréquentes, et que pour me préserver notre Père confesseur avait
ordonné à la Mère vicaire de me venir voir de temps en temps,
le diable, qui est toujours au guet, se servit de celte occasion,
prenant la forme de la Mère vicaire, et cette détestable figure ne
manqua pas de faire toutes les mines qu'il fallait pour me donner
croyance.
« Elle me proposa quantité de fausses doctrines et hérétiques, en
sorte que je croyais que ces méchantes doctrines-là m'ensei-
gnaient le vrai chemin pour aller à Dieu, et me résolus de l'en-
tretenir sur ce sujet. Je fus bien environ huit jours dans ces en-
tretiens, qui étaient tout remplis de blasphèmes et d'erreurs.
« Une nuit, étant couchée, un jeune homme parut dans notre
cellule. Je faisais des signes de croix, je disais : Verbum caro
factum est ; je jetais de l'eau bénite. Mais cet impudent se mo-
quait, il voulait me tourmenter ; j'eus recours à Dieu, disant tout
haut : — Mon Dieu ! je n'en puis plus; donnez-moi de la force. —
La Mère de l'Assomption me demandait ce que c'était. Je ne lui
répondis point, je ne faisais que crier. Il ouvrit notre porte cl
s'en alla par une cheminée qui était en notre cellule. Il me traî-
nait avec lui parce que je le tenais et ne le voulais point quitter,
de sorte qu'il m'enleva bien à deux pieds de terre, et j'eus peur
d'être enlevée hors de notre couvent. Je quittai ma prise et re-
tombai dans notre
chambre, où l'on me trouva la main pleine et
gâtée de la graisse dont ce sorcier s'était frotté. Elle était très-
puante et noire, tirant sur le rouge. On m'essuya les mains avec un
linge blanc, qu'on jeta tout aussitôt dans le feu.
« Un ange de lumière, dont il sera parlé fort souvent, me jure,
me persuade que le confesseur du couvent est un vrai magicien,
LES SORCIÈRES. 71

de moi, et qu'en bref il me doit découvrir sa


qu'il est amoureux
flamme. Enfin, ce pipeur en vient aux transformations ; il se tra-
vestit comme lui de gestes, d'habits et de paroles; il donne les
mêmes enseignements et consolations, se fait tout pareil à notre
Père et en prend complétement la forme, lequel un jour, bien
matin, entra dans notre cellule et commença à me déclarer sa

passion...
« Après la messe, je fus au confessionnal trouver notre Père, je
lui racontai tout ce que cet ange m'avait dit. Il demeura tout
étonné et ne savait que me dire, sinon qu'il me répliqua : — Ma
fille, vous savez qui je suis et qui sont mes parents ; je vous laisse
à penser quel sujet j'aurais eu qui m'aurait pu conduire à être si
misérable ; vous connaissez ma vie, ai-je jamais donné mauvais
exemple? »
La lecture de cette longue déposition ne laissera, je suppose,
Messieurs, aucun doute dans votre esprit. Quelle suite étrange
d'hallucinations ! Et il en est de même chez toutes les autres.
A l'une, Dagon donne une telle force qu'elle brise comme une
paille la corde qui ceint ses reins.
Une autre, possédée par le même diable, essaye vainement de
s'emparer de l'hostie que le prêtre tient à l'élévation, mais elle se
sauve, emportant la patène entre ses dents.
Dagon, Accaron, Orphaxat soulèvent de terre les dix-huit mal-
heureuses, les roulent, les font courir sur les toits ou sur la crête
des murs, et les tiennent en arc, pareilles à des arches de pont,
pendant des heures, quelquefois par terre, quelquefois ne repo-
sant que sur les bords de la margelle d'un puits.
Et tout cela se passe au milieu d'exorcismes ne font
qui
qu'exaspérer le mal, jusqu'à ce qu'un événement important
vienne changer subitement le cours des choses.
Un jour de en février un sermon
cérémonie, 1643, pendant
ou l'exorciste venait de vanter la suprématie de Dieu sur le
72 LES SORCIÈRES.

démon, une religieuse, Madeleine Bavan, s'écria qu'on verrait


bien si Satan ne finirait pas par triompher.
d'Évreux cherchait depuis longtemps le moyen d'in-
L'évèque

SAINT NIL GUERISSANT UN POSSEDE. Par le DOMINIQUIN.


Fac-simile
d'uneestampe
de la Bibliothèque du cloîtrede
unepresque
nationale,reproduisant
Grotta-Ferrata.

troduire une instance en sorcellerie;


il profita de cet incident et
fit interroger la Soeur Bavan, qui déclara qu'elle s'était donnée au
diable sur la proposition du curé Picard, aux instances duquel
elle avait depuis longtemps cédé.
LES SORCIÈRES. 73

Elle fut donc convaincue d'avoir signé un pacte de son sang,


d'avoir volé des hosties, de les avoir portées au sabbat, d'en avoir
fait des charmes, d'avoir tué de petits enfants pour faire des phil-
tres de leurs cadavres. Elle fut condamnée à être descendue dans
la basse fosse, à y passer sa vie en jeûnant au pain et à l'eau.
Après quelques jours, la malheureuse, que dévorait un cancer
du sein, eut le terrible courage de piler le verre dans lequel elle
buvait et de l'avaler. En même temps, elle se plongeait un cou-
teau dans le ventre, s'ouvrait les veines et se coupait la gorge.
Elle vomit le sang, fut prise de péritonite... et guérit.
Mais elle avait dénoncé Picard. Le malheureux prêtre fut
exhumé, et son cadavre jugé en même temps que celui de son suc-
cesseur Boullé, que l'énergumène avait déclaré être son com-
plice.
Le mort et le vivant comparurent devant le Parlement de Nor-
mandie, et, pour avoir dit la messe noire au sabbat, pour avoir
fait des talismans avec des hosties consacrées, ils furent con-
damnés à être conduits sur la claie et brûlés vifs.
L'arrêt fut exécuté, et Boullé, enchaîné au cadavre putréfié de
son prédécesseur, fut traîné la face contre terre dans les rues de
Rouen et brûlé sur la place où avait péri Jeanne d'Arc.
Et ceci, Messieurs, ne se passait pas au milieu des ténèbres du
moyen âge ; au même moment, un autre enfant de la Normandie,
Pierre Corneille, venait de donner la première représentation
du Cid.
Le dernier sorcier mourait à l'endroit même où avait péri la
première magicienne.
C'est à Louis XIV, Messieurs, que nous devons la fin des pro-
cès de sorcellerie. Par un édit célèbre daté de 1682 et rédigé par
Colbert, il affirme à peu près la non-existence des sorciers et les
rend aux tribunaux ordinaires.
Aussi au dix-huitième siècle les affaires de sorcel-
voyons-nous
74 LES SORCIÈRES.

lerie ou de thaumaturgie relever de la simple police, et les arrêtés


royaux fermer le cimetière de Saint-Médard en interdisant les
miracles.
Plus tard, notre grande révolution (loi du 22 juillet 1791) met
les possédés dans la classe des escrocs ou des malades, et les dirige,
suivant les cas, sur les maisons de fous ou sur la police correc-
tionnelle.

Ainsi les sorciers n'étaient que des fous, des hallucinés, des
monomanes semblables à ceux que nous avons encore dans nos
asiles.
Mais les possédées, que sont-elles donc aujourd'hui ? La posses-
sion a-t-elle disparu, et, depuis qu'on ne parle plus du diable
parmi les gens raisonnables, cette singulière affection a-t-elle été
supprimée?
Vous savez que non, messieurs ; la possession est encore
aujourd'hui dans toute sa force, seulement nous lui donnons un
autre nom : c'est l'hystéro-épilepsie.
Laissez-moi en quelques mots vous montrer la possédée d'au-
jourd'hui, vous décrire l'hystérique.
Aussi bienn'ai-je fait l'histoire complète de la sorcellerie que
pour en arriver là.
Rien extérieurement ne permet de reconnaître la malheureuse
atteinte d'hystérie, si ce n'est une sorte de bizarrerie d'accoutre-
ment. L'hystérique aime les couleurs voyantes, elle se couvre
d'oripeaux, et même, comme une paralysie spéciale de son organe
visuel ne lui permet de voir que les couleurs les moins réfran-
gibles, il n'est pas rare qu'elle choisisse des étoffes rouges et
criardes.
Quand elle devient un peu âgée, elle est assez malpropre, ses
cheveux sont souvent en désordre, les attaques fréquentes dans
lesquelles elle tombe ne lui permettent guère les soins minutieux.
ANESTHESIE HYSTERIQUE
D'aprèsunephotographie
del'auteur
LES SORCIÈRES. 77

Souvenez-vous de l'aspect que les démonologues déclarent être

spécial à la sorcière.
L'immense majorité des hystériques ont tout un côté du corps
insensible. Plus souvent le gauche que le droit. On peut les couper,
les piquer, les brûler, elles ne sentent rien.
Bien mieux, ces points absolument insensibles sont si mal irri-
les blesse, il n'en sort pas une goutte de
gués que, lorsqu'on
sang. Les malades sont quelquefois très-fières de cette immunité,
elles s'amusent à se passer de longues aiguilles dans les bras et
dans les jambes. Ceci a bien quelque importance pour nous, car
voilà que nous retrouvons le sigillum diaboli, ce point insensible
que le chirurgien muni d'une aiguille recherchait sur l'accusé et
qui devenait une cause inévitable de condamnation.
A côté des cas de l'hémianesthésie hystérique, nous rencontrons
souvent des cas d'anesthésie totale. Le corps entier est insensible.
Je me souviens d'avoir vu une jeune fille de dix-neuf ans qui,
dans un moment de chagrin, réussit à se jeter d'un quatrième
étage. Elle se cassa les deux cuisses. Pendant qu'on la portait à
l'infirmerie, elle riait sur le brancard et s'amusait elle-même à
déplacer les fragments osseux brisés. Pour tout autre, c'eût été
un horrible supplice.
Ici encore voilà la sorcière : souvenez-vous que, pendant la
question, il lui arrivait de ne pas pousser un cri ; c'était, disent les
démonologues, le charme de taciturnité ; le démon lui supprimait
toute douleur. Nous disons aujourd'hui : C'était un cas d'anes-
thésie hystérique totale.
Les hystériques enfin sont prises certains jours d'attaques
qui, vous allez le voir, sont absolument identiques avec la crise de
possession.
Ces attaques sont annoncées La
par quelques prodromes.
malade entend tout à coup le son des cloches, il se passe
comme des roulements dans sa tête, elle voit tout tourner autour
78 LES SORCIÈRES.
d'elle. Cet état vertigineux peut durer plusieurs heures, quelque-
fois plusieurs jours. Puis arrivent des gonflements de la gorge,
des sensations d'étouffement qui ne sont que des contractions
spasmodiques de l'oesophage. Les anciennes possédées présen-
taient aussi ce symptôme. Les exorcistes prétendaient alors que
le sort leur remontait à la gorge. Nous appelons cela aujourd'hui
la boule hystérique.
Quand les hystériques ressentent ces effets qu'elles connaissent
bien, elles savent que leur crise va les prendre, et on les voit faire
des préparatifs dans ce but. Elles arrangent leur lit, leurs vête-
ments, et réclament même aux surveillantes les appareils de con-
tention qui les empêcheront de se briser contre les murs quand
commenceront les grandes convulsions.
Les possédées avaient certainement des sensations prémoni-
toires, car elles annonçaient l'arrivée de leur démon et prédisaient
exactement le début de leur mal.
L'attaque présente un certain nombre de phases : nous en
devons la description méthodique à M. le professeur Charcot, et
c'est le résumé de ses travaux que je vais vous exposer.
La première phase est la période tétanique : l'hystérique, si
elle est debout, tournoie sur elle-même et tombe lourdement par
terre en poussant un grand cri. Tous ses membres se roidissent,
ses yeux se convulsent ; elle est agitée de petites secousses des
pieds à la tète, et l'écume vient à ses lèvres. Remarquez comme les
mains sont convulsées
en arrière, et souvenez-vous de cette image
du seizième siècle que je vous montrais tout à l'heure. Vous voyez
que, là encore, il y a identité entre la sorcière d'autrefois et celle
d'aujourd'hui.
Celte périodetétanique se divise elle-même en deux phases :
dans la première, période tonique, l'hystérique demeure absolu-
ment rigide, la bouche ouverte, les doigts crispés. La connais-
sance, comme dans le reste de l'attaque, est totalement perdue.
ATTAQUE HYSTERIQUE (période tonique)
D'après
l'Iconographie dela Salpétrière,
photographique et P. Regnard.
parBourneville
LES SORCIÈRES. 81

La contracture peut atteindre surtout les muscles postérieurs du


tronc, de telle sorte que le corps de la malheureuse femme se
courbe en arche de pont et ne repose plus que sur les talons et
sur l'occiput. Souvenez-vous des possédées de Loudun et de Lou-
viers.
Dans la seconde phase, ou phase clonique, les membres sont
pris de secousses violentes, toujours dans le même sens : la face
présente des expressions horribles, des contorsions sans cesse
changeantes, que les anciens exorcistes déclaraient être la figure
de chaque diable particulier venant à son tour se mirer sur les
traits de la possédée.
La période tétanique, avec ses deux phases, tonique et clonique,
ne dure pas longtemps. La respiration est arrêtée et l'asphyxie .
menaçante : il résulte de là une sorte de sédation. La malade
retombe inerte et respire bruyamment. Après ce repos de quel-
ques minutes, elle se met à pousser quelques cris stridents et
commence le deuxième acte ou période des grands mou-
vements.
Pour soupçonner ce que peut être ce spectacle effrayant, il
faut en avoir été témoin, et rien, dans ce que je vais vous dire ou
vous montrer, ne pourra vous donner une idée de l'étonnante
réalité. L'hystérique se soulève brusquement, comme si un ressort
la poussait, son corps entier quitte terre ; elle est projetée en l'air,
elle retombe, rebondit; et ainsi de suite plus de vingt fois sans
s'arrêter.
Cette période de grands mouvements se rencontrait chez les
possédées. Les exorcistes ne manquent pas de faire remarquer que
les diables les soulevaient de terre plusieurs fois de suite et les y
rejetaient rapidement.
Vous concevez bien qu'avec une pareille dépense de forces la
période des grands mouvements ne saurait durer longtemps ; après
une minute au retombe épuisée et meurtrie. Elle
plus, l'hystérique
6
82 LES SORCIÈRES.
demeure en cet état,
calme, sans mouvement et sans connais-
sance pendant quelques instants.
Puis survient, mais non toujours, une sorte d'entr'acte pendant
lequel se passent des faits du plus haut intérêt pour nous : je veux
parler des contractures.
Elles sont très-variables ; examinons-en quelques-unes. On voit
tout à coup le milieu du corps de la malade se soulever du lit : les
pieds se rapprochent de la tète, de sorte que la malade reste
comme l'arche d'un pont, et cela pendant des heures
entières.
Vous savez qu'à Loudun c'était une contracture
que l'on voyait
souvent chez madame de Belciel. Dans d'autres cas, l'hystérique
reste étendue sur le ventre, et son corps se courbe au point que ses
talons viennent frapper sa nuque : c'était la position favorite des
possédées quand elles rampaient devant l'exorciste.
La contracture peut être plus localisée : elle atteint quelquefois
un seul côté du corps, qui se trouve alors incurvé latéralement. Les
membres supérieurs, les membres inférieurs peuvent être seuls
pris. En lisant bien les livres des démonologues, nous retrouverons
toutes ses variétés. Enfin, souvent, on observe une contracture
localisée à la langue et à la face. La figure de l'hystérique est alors
quelque chose de repoussant, d'horrible : les traits sont convulsés,
et la langue, noire, desséchée, sort de la bouche. Les exorcistes
ne manquent pas de nous signaler la chose dans leurs narrations.
Une sorte de contracture bien curieuse est celle qui atteint les
membres supérieurs et leur donne l'attitude du' crucifiement. On
la voyait quelquefois chez les possédés, mais plus souvent chez
les théomanes, les extatiques et les convulsionnaires.
Après les contractures, ou immédiatement après les grands
mouvements, si les contractures ont manqué, la période
survient
des hallucinations et des poses plastiques. C'est le point de beau-
coup le plus intéressant de l'attaque. Après quelques minutes de
ne
repos, on voit la malade se lever ; elle est sans connaissance,
DE
L'ARCHEPONT.
deS P.
et
photographiqueRegnard.
la Bourneville
alpêtriere,
l'Iconographie
D'après par
ATTITUDE PASSIONNELLE. Extase.
D'après
l'Iconographie de la Salpetrière,
photographique etP. Regnard.
par Bourneville
HALLUCINATION DE L'OUIE.
D'après
l'Iconographie
photographique par Bourneville
de la Salpêtrière, etP Regnard.
LES SORCIÈRES. 89

voit rien, n'entend rien, et alors commence un délire entrecoupé


la même hal-
d'hallucinations, toujours les mêmes pour malade,
lucinations qui dérivent de ses occupations habituelles ou de ses
souvenirs.
C'est à cette période que l'ancienne possédée voyait son diable.
Nos hystériques voient aussi leur diable, seulement il change de
nom : les malades de la Salpêtrière ne sont pas des religieuses ;
ce sont des faubouriennes; leur démon ne s'appelle pas Béhémot
ou Asmodée, il va avec l'époque, et deux fois, à ma connaissance,
il s'appelait Alphonse.
Suivons un de ces délires si singuliers : voici la nommée
B... Immédiatement après la période des contractures, vous la

voyez se précipiter sur son lit, elle cache sa tête sous son
oreiller en poussant des cris; un homme noir la poursuit; elle
le dit, elle appelle au secours. Quelle angoisse exprime
son visage! elle repousse son agresseur avec rage..., puis tout à
coup la scène change, c'est le démon familier qui arrive, il est
mieux accueilli; en même temps une douce musique retentit aux
oreilles de la possédée qui nargue son précédent ennemi, et la
période des hallucinations finit au milieu d'une sorte d'extase dé-
licieuse qui se prolonge pendant plusieurs minutes.
Chez Céline M... nous commençons encore par une hallucina-
tion triste : elle voit une
négresse que des bandits sont en train
d'égorger et de scalper. Vous voyez par la photographie quelle
épouvantable expression prend sa figure; elle appelle au secours,
mais personne ne la physionomie
vient...; change avec l'hallu-
cination : voici le bonheur
qui se peint sur ses traits et l'extase
qui survient comme précédemment.
Quand l'attaque est terminée, elle peut, chez les hystériques
comme chez les immédiatement et se pro-
possédées, reprendre
duire avec ou sans variantes un grand nombre de fois.
Souvent, à la suite, on voit survenir un délire qui ressemble
90 LES SORCIÈRES.

beaucoup à celui dont les sorcières et les possédées finissaient par


être atteintes, même en dehors des crises.
L'hystérique va alors se réfugier dans quelque coin obscur et
demeure à pleurer des jours entiers, ou bien, échevelée et moitié
nue, elle parcourt les salles et les promenoirs, hurlant et prophé-
tisant.
C'est, vous le voyez donc, le tableau complet de la sorcellerie
et de la possession.
Ces crises d'hystérie peuvent survenir par épidémies : quand
plusieurs hystériques sont dans une salle et que l'une est prise de
son attaque, c'est comme une traînée de poudre, et toutes sont
atteintes à la fois, comme cela se passait dans les couvents d'au-
trefois.
Le magicien ne manque même pas aujourd'hui. On pouvait
voir il n'y a pas longtemps, à la Salpêtrière, une hystérique qui
soutenait que, chaque nuit, l'un des chefs de la maison et moi-
même, nous passions à travers les murs et pénétrions dans les
salles. C'était complet, et il est bien probable qu'il y a deux cents
ans, mon maître et moi, nous eussions fait connaissance avec le
bûcher.
Heureusement, Messieurs, tout est bien changé; on ne croit
plus aujourd'hui ni aux possédés ni aux magiciens ¹, et même les

1 En prononçant cette phrase, l'auteur s'avançait trop ; il est obligé de le recon-


naître. Quelques jours après sa conférence, il reçut plusieurs lettres de protesta-
tion contre ses opinions. Beaucoup n'étaient qu'injurieuses, d'autres étaient plus
importantes. Une, entre autres, mérite d'être reproduite, à cause de la situation par-
ticulièrement élevée de celui qui l'a écrite. Nous la laisserons anonyme, par un sen-
timent que chacun comprendra.
« A..., le 27 avril 1882.
« MONSIEUR,
« Je viens de lire dans le Bulletin de l'Association scientifique vos deux articles
sur les sorciers, et je demande à vous soumettre une simple observation.
« Il résulte de l'ensemble de votre travail que, pour vous, il n'y a pas interven-
tion du démon dans les phénomènes connus sous le nom de possession diabolique.
« Or, l'Evangile contient plusieurs faits de ce genre, attribués au démon; Jésus
ATTITUDE PASSIONNELLE. Moquerie.
D'après de la Salpêtrière,
photographique
l'Iconographie parBourneville
et P. Regnard.
ATTITUDE PASSIONNELLE. Colère
D'après
l'Iconographie de la Salpêtrière,
photographique et P. Regnard.
par Bourneville
ATTITUDE PASSIONNELLE. Extase.
D'après
l'iconographie
photographique et P. Regnard.
parBourneville
de la Salpêtrière,
LES SORCIÈRES. 97
celui d'exor-
personnes qui, parmi leurs titres officiels, portent
cistes, gardent sur tout cela un silence qui est bien près d'un ac-
quiescement¹.
Arrivé au terme de ma tâche, permettez-moi de vous répéter
ce que je vous disais en commençant.
C'est avec un effroi véritable, avec un dégoût profond, qu'on
parcourt et qu'on développe cette histoire de la sorcellerie dont

je viens de vous entretenir. Mais n'est-ce pas une consolation


pour notre esprit que de voir la science d'aujourd'hui nous appor-
ter à chaque instant une explication ou un bienfait? Hier, l'Expo-
sition d'électricité 2 vous montrait la foudre des dieux tombée
entre les mains des hommes, domptée, fabriquant, par ordre, de la
lumière et de la chaleur, portant des lettres à domicile et faisant
de la musique.
Aujourd'hui, la médecine et la physiologie vous montrent les
vieilles démoniaques dépouillées de leur attirail infernal, le bû-
cher transformé en douche hydrothérapique, et le tortionnaire en
un placide interne.

Christparlant avec autorité aux esprits, les faisant parler, les chassant du corps des
malades,et ces derniers guéris à l'instant même.
« Pour moi et pour tous les hommes de foi, l'Evangile est l'expression de la
vérité absolue, et, par conséquent, votre opinion sur l'objet dont il s'agit, une
erreur.
« Si vous vous étiez borné à garder pour vous cette opinion, on pourrait vous
plaindresans vous blâmer. Mais en la rendant publique dans des conférences et par
l'insertionau Bulletin, vous vous êtes rendu coupable des suites fâcheuses qu'elle a
pu produire dans l'esprit de vos auditeurs et de vos lecteurs. Il y a là de voire part
plusqu'une erreur, et vous aurez, je le crains pour vous, à eu rendre compte à qui
de droit.
« Votretrès-humble et très-obéissant serviteur,
« X...,
« Inspecteur général des mines en retraite. »
L'abbé Bergier (Dictionnaire de théologie) convient que le mot d'esprit mau-
vaisa été donné par l'Ecriture à des maladies inconnues alors et incurables. Le
R. P. Debreyne,dans sa
Théologie morale, admet que les possédés n'étaient que des
maladesou des charlatans.
2
L'Expositiond'électricité ouverte en septembre 1881.
98 LES SORCIÈRES.
Puisse cette
pensée consolante hanter votre esprit quand tout
à l'heure vous vous endormirez, puisse-t-elle alors vous préserver
des mauvais rêves et des cauchemars (que vous ne manqueriez
pas de m'attribuer), et me gagner ainsi un peu de votre indul-
gence !
DIX-HUITIÈME SIÈCLE

LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD


LES

MIRACLES DE SAINT-MÉDARD

Nous n'avons fait qu'une étude bien incomplète de l'hystérie,


mais ce que nous en avons appris était suffisant déjà pour com-
prendre ce qu'il y a de réel dans ces grandes épidémies de con-
vulsion qui ont rempli les seizième et dix-septième siècles.
Les convulsions, du reste, ne sont pas les seules manifestations
de cette maladie curieuse que les anciens auteurs appelaient un
protée, mais qu'aujourd'hui nous savons bien être toujours iden-
tique avec elle-même.
Or, il se trouve que cette hystérie a encore eu dans l'histoire des
hommes un tel rôle que je dois vous la faire connaître dans ses
détails. Aussi bien nous explique-t-elle des faits restés mystérieux
jusqu'à ces derniers temps.
Je n'ai guère jusqu'à présent décrit que l'hystérique en action,
pendant sa crise intense. Nous n'en avons pas fini avec elle, nous
allons la retrouver; mais au dix-huitième siècle elle va prendre
une tournure nouvelle. L'opinion publique n'interprétera plus de
la même façon le spectacle extraordinaire
qu'elle donne.
De démoniaque qu'elle était cent ans auparavant, l'hystérique
va devenir théomane, de damnée elle va se transformer en mira-
culée. La maladie n'aura les manifestations n'auront
pas changé,
pas varié, seule la manière de les comprendre se trouvera modifiée.
1
Complémentà la conférence du 18 mars 1882.
102 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

Au lieu de commencer par l'examen des faits et de les rappro-


cher de ce que nous observons aujourd'hui, j'aime mieux, main-
tenant que nous savons déjà une partie de la vérité, vous exposer
quelques notions pathologiques qu'il vous sera plus facile ensuite
de rapprocher des connaissances historiques que nous ont laissées
les auteurs.
L'hystérique n'est pas toujours en attaque ; elle y tombe spon-
tanément de temps en temps, puis elle demeure pendant des
intervalles de temps très-variables sans y revenir. Le plus sou-
vent c'est quelque émotion morale vive, la peur, une contrariété,
un chagrin, une colère qui amènent le début du mal.
Il y a des hystériques qui, dans leur vie entière, n'ont qu'une
ou deux attaques vraies. Le reste du temps ce sont des femmes
nerveuses, de caractère un peu difficile. D'autres fois, mais bien
plus rarement que ne se l'imaginent les gens du monde, elles ont
au contraire une tendance à aimer trop facilement les choses ou
les gens.
Beaucoup d'entre elles, la majorité certainement, s'en tiennent
là : quelques crises, de la bizarrerie de caractère, et c'est tout.
Mais il y en a chez qui apparaissent d'autres manifestations
morbides permanentes en dehors de tout dérangement mental, et
ce n'est pas ce que leur maladie a de moins curieux.
En tête de ces étalssinguliers nous devons placer la paralysie
hystérique, qui peut atteindre tantôt le mouvement, tantôt la sen-
sibilité, tantôt enfin ces deux fonctions à la fois.
Vous savez comment
débute, le plus ordinairement, une para-
lysie. Chez une personne d'un certain âge survient subitement une
attaque, c'est-à-dire que le malade tombe comme frappé par la
foudre, subitement, au milieu de ses occupations, à table... Il
demeure pendant un temps variable sans connaissance, dans une
sorte de sommeil profond dont rien ne peut le tirer. Puis il se
réveille peu à peu, et quand il veut se mettre à marcher, il s'aper-
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 103

çoit qu'il est incapable de remuer soit un bras, soit une jambe, soit
même tout un côté du corps. Les symptômes arrivent quelque-
fois à s'amender, mais bien souvent l'état produit est définitif.
Dans ce cas, il s'est fait une hémorrhagie apoplectique du cer-
veau ou un ramollissement aigu d'une faible partie de cet organe,
lésion que l'on trouvera intacte ou modifiée le jour où l'on fera
l'autopsie du sujet.
Dans d'autres cas moins ordinaires, un individu, frappé subite-
ment par le froid, verra aussi une partie de son corps privée de
mouvement. C'est ce qui se passe chez les gens qui ont l'imprudence
de dormir en laissant leurs fenêtres ouvertes ou chez ceux, plus
nombreux encore, qui s'appuient aux vitres d'un wagon pour
sommeiller la nuit.
Il n'est pas très-rare que le lendemain ils se réveillent avec tout
un côté de la face paralysé. Rien n'est plus triste et en même
temps plus comique. Cette sorte de paralysie résiste généralement
peu; elle disparaît petit à petit, jusqu'à ce qu'un jour la force des
deux côtés du corps paraisse redevenue égale.
Il n'est pas très-rare de voir des paralysies subites survenir,
chez les enfants surtout, pour des causes plus banales encore.
L'évolution d'une dent, la piqûre de l'intestin par un ver peu-
vent suffire pour amener sur un membre une paralysie qui se
dissipera au bout de peu de temps.
Eh bien! à côté de ces modes si divers
par leur cause et si dif-
férents quant à leur gravité et quant à leurs suites, il en est un
très-habituel, c'est, je l'ai dit, la paralysie hystérique.
Une femme d'un une jeune
âge quelconque, plutôt pourtant
femme qu'une vieille, se réveille un jour paralysée de tout un
cote du corps : d'un membre ou bien
quelquefois seulement,
encore des deux jambes. Tout mouvement lui est impossible; les
muscles sont flasques, la malade ne souffre aucunement. Un jour,
subitement encore, elle
s'aperçoit que tout est fini, la guérison est
104 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

complète. La maladie aura duré de quelques heures à des années


nombreuses. J'ai eu sous les yeux une paralysie hystérique qui
durait depuis neuf ans le jour où elle a cessé.
La guérison peut être spontanée; elle peut aussi être provo-
quée par un traitement. On trouve dans la science bien des cas
qui ont cédé à l'hydrothérapie, à l'influence de décharges élec-
triques.
Mais un des modes de guérison les plus ordinaires est certai-
nement celui qui succède à des émotions vives.
Tout le monde se souvient d'un militaire, un zouave, si je ne
me trompe, qui étonna Paris il y a quelque dix ans par son au-
dace, et on peut le dire aussi, par ses réels succès.
Cet homme, qui n'avait pas la moindre notion de médecine,
guérissait des paralytiques.
Il se plaçait avec un air inspiré en face du malade, et lui disait :
« Allez, et marchez! » Bien souvent le malheureux patient essayait
vainement de se lever, quelquefois il est arrivé que le malade s'est
en effet levé et qu'il est parti, laissant au zouave guérisseur ses
béquilles ou sa petite voiture en souvenir et en témoignage.
La réputation du thaumaturge s'étendit assez pour qu'un ma-
réchal de France, paralysé depuis longtemps, tentât l'aventure.
Le simple soldat lui cria : « Marchez ! » Mais le supérieur resta
cloué sur sa chaise. C'était un hémiplégique apoplectique.
La paralysie hystérique fut la matière ordinaire des succès du
zouave Jacob.
L'émotion que lui et les
objets dont il s'entourait causaient
aux malades étaitles éléments des miracles qu'il opérait. Il n'a
pas eu la chance de les voir réclamés par quelque secte philoso-
phique, et il est tombé dans l'oubli.
Dans le même ordre d'idées, je me souviens d'une malade qui,
depuis plusieurs années, était couchée dans un lit de la Salpê-
trière. Elle était atteinte de paraplégie que l'on soupçonnait d'être
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 105

de nature hystérique : l'événement prouva bien qu'on avait raison.


Un jour la malheureuse, entraînée par quelque fâcheuse envie,
se laissa aller à voler je ne sais quel objet appartenant à sa voi-
sine. Elle ne s'y prit pas si bien qu'on ne l'aperçût étendant péni-
blement sa main jusqu'à la tablette du lit d'à côté. Grand bruit
dans la section, et finalement dénonciation au commissaire de
police, qui arrive dans la salle, ceint de son écharpe et accom-

pagné d'un agent. La malheureuse coupable est prise d'une telle


frayeur qu'elle ne fait qu'un saut et s'enfuit si vite qu'on peut dif-
ficilement la rattraper. L'émotion avait produit la guérison immé-
diate.
Un point important à noter, c'est que ces sortes de paralysies
disparaissent souvent à la suite de l'attaque convulsive. Il est
vrai qu'elles peuvent aussi survenir sous l'influence de cette même
attaque.
Ce qui est vrai de la paralysie hystérique des mouvements l'est
aussi des paralysies de la sensibilité. J'ai trop insisté
déjà sur la
paralysie du toucher, sur l'anesthésie hystérique, pour y revenir
encore. Qu'il me suffise de dire que tandis que les paralysies du
mouvement sont temporaires, celles de la sensibilité sont en
général permanentes, ou tout au moins qu'elles se reproduisent
plus facilement après guérison.
Les plus fréquentes de ces anesthésies, après celles de la peau,
sont certainement celles de la vue. Elles sont complètes ou incom-
plètes. Dans le premier cas, il y a amaurose hystérique. Une jeune
femme est frappée subitement de cécité. Rien n'est plus effrayant
pour la malade et pour son entourage. Peu après, sous une
influence analogue à celles que je vous ai déjà signalées, la vue
lui est rendue, la guérison est instantanée. Le fait est moins
commun dans nos asiles que celui de la guérison des paralysies
motrices, mais il n'est pas de médecin instruit qui n'en ait été
témoin.
106 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

Ce qui est bien plus commun, c'est la cécité incomplète, l'am-


blyopie hystérique. La plupart de nos malades, en effet, voient
médiocrement; elles ont comme un nuage devant les yeux, et,
chose bien étonnante, elles ne perçoivent que rarement les cou-
leurs : tout au plus voient-elles le rouge, le reste est pour elles
gris, sépia. Un courant électrique appliqué sur la peau, l'approche
d'un aimant font cesser cet état sans la moindre intervention sur-
naturelle. La guérison ainsi obtenue est quelquefois définitive,
d'autres fois l'infirmité ne tarde pas à reparaître.
A côté de l'amaurose hystérique nous placerons la surdité de
même nature. Elle est certainement plus rare, et elle a ceci de
particulier qu'elle n'est pas toujours accompagnée de mutisme.
Il est assez ordinaire qu'elle apparaisse des l'enfance et qu'elle
ne disparaisse que lentement. Une émotion, une attaque peuvent
encore la supprimer d'un seul coup.
Je parle là de la surdité absolue, mais il en est de cette infirmité
comme de l'amaurose ; elle n'est pas souvent totale. M. Gellé vient
de démontrer que chez toutes les hystériques qui ont de l'anes-
thésie cutanée il existe du même côté et en même temps une
amaurose et une surdité relatives.
Parmi les paralysies que nous montrent quelquefois subitement
les hystériques, il convient d'en signaler une très-curieuse : c'est
celle des fibres musculaires qui, normalement, font contracter
notre intestin. Il résulte de leur lésion plus ou moins permanente
que les matières circulant mal dans l'intestin des malades, les gaz
s'accumulent en arrière
d'elles, distendent outre mesure le tube
digestif, et les malheureuses semblent gonflées comme des outres
au point qu'elles ont souvent quelque peine à respirer. Cet état
porte le nom de météorisme hystérique. Il est loin d'être rare, mais
il se dissipe assez promptement dans la majorité des cas. Chez
quelques sujets il peut demeurer assez longtemps pour frapper
l'esprit de ceux qui en sont témoins, et comme chez les gens du
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 107

monde le développement exagéré de l'abdomen rappelle l'idée

d'épanchement aqueux, d'hydropisie, très-souvent les malades


dont nous nous entretenons passent pour des hydropiques.
La guérison a lieu, en général, spontanément, et souvent
par simple résorption. Comme les autres paralysies, le météo-
risme peut apparaître après une attaque ou disparaître avec elle.
Le protée hystérique ne nous offre pas seulement des paralysies,
il est très-fréquent qu'à côté d'elles, en même temps qu'elles ou à
leur suite, nous rencontrions des contractures. C'est ce que les
anciens médecins, et aujourd'hui encore beaucoup de gens, confon-
dent avec des ankyloses.
Pendant que dans la paralysie le membre est impuissant parce
qu'il est flasque et pend inerte le long du corps, dans la con-
tracture il est, au contraire, immobilisé par la roideur même des
muscles, qui sont tous rigides à la fois.
La contracture porte quelquefois sur un seul côté du corps, bien
plus rarement sur les deux à la fois.
On observe, par exemple, un bras violemment plié : les doigts
sont si invinciblement fermés que les ongles entrent dans la
paume de la main, où ils déterminent de petites ulcérations.
Chez une autre malade, ce sera du côté de la cuisse que l'on ren-
contrera la contracture, et cela avec une intensité telle que la
maladie hystérique simulera la coxalgie si complétement que les
médecins les plus expérimentés On sait aujour-
s'y tromperont.
d'hui que beaucoup de coxalgies chez les jeunes filles sont pure-
ment des contractures il n'y a pas de praticien
hystériques; qui
n'en ait vu.
Si la contracture
frappe les muscles de la jambe, le pied se
trouvera tourné en dedans ou en dehors, exactement comme il
est dans le raccourcissement musculaire et nous nous
congénital,
trouvons en face
du pied bot hystérique, très-connu aussi aujour-
d'hui.
108 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
Le torticolis, le trismus hystérique ne sont, eux aussi, que des
raccourcissements convulsifs des muscles du cou ou des mâ-
choires.
Toutes ces affections-là peuvent, je le répète, naître spontané-
ment ou à la suite de quelque vive secousse ; elles peuvent dispa-
raître lentement ou par l'effet d'une émotion subite, exactement
comme les paralysies.
Une forme extraordinaire de la contracture
hystérique est celle
qui atteint le muscle constricteur de la vessie. Il en résulte que les
malades qui sont ainsi frappées ne peuvent plus uriner, il est même
difficile de les débarrasser par la sonde, et si la maladie se pro-
longe, l'urine finit par n'être plus sécrétée. La malade se met
à vomir, et dans ses vomissements, par une suppléance qui n'est
pas rare en physiologie, on retrouve l'urée qui aurait dû être
rejetée par le rein, désormais fermé.
On pouvait voir en 1875 un exemple des plus frappants de cet
état singulier à la Salpêtrière, et, comme il m'a été donné d'en pu-
blier avec le docteur Bourneville l'histoire détaillée, je demande
à la rapporter ici en abrégé :
Il s'agissait d'une fille d'une quarantaine d'années, couchée
dans un lit de l'infirmerie depuis neuf ans ; elle avait le bras gauche
et la jambe gauche violemment contracturés ; pour un observateur
superficiel, elle présentait doncce qu'on aurait appelé autrefois
une ankylose du coude, une coxalgie et un pied bot. De plus,
elle avait une contracture de la langue qui ne lui laissait articuler
aucun son : elle était donc muette. A peine si, de son oeil gauche,
elle percevait la lumière.
Pour compléter un état aussi
lamentable, la malheureuse
avait une contracture de l'oesophage qui ne lui permettait de rien

manger : on lui faisait chaque jour avaler un oeuf et un peu de vin


parla sonde. Bien plus, elle avait une contracture du col vésical,
seu-
une ischurie si complète qu'en trois mois elle urina deux fois
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 109

lement. Elle vomissait, et dans ses vomissements nous trouvions


de l'urée.
En 1872, M. Charcot, la montrant publiquement à son cours,
disait que tout traitement avait échoué sur cette maladie si
compliquée, mais qu'un jour peut-être tel événement pourrait
survenir qui produirait la guérison de tout cela subitement, et
d'un seul coup. Celte prédiction, recueillie par un journal de
médecine, était imprimée à ce moment même.
Or, trois ans plus tard, la malade, désespérant de la méde-
cine et cédant aux suggestions de son entourage, demandait que
le Saint Sacrement fût placé sur sa tête au moment où passerait
devant son lit la procession de la Fête-Dieu.
La pauvre femme attendait avec impatience le jour de sa
délivrance; aussi était-elle fort émue quand le cortége pénétra
dans la salle et s'arrêta auprès d'elle.
Elle fut prise d'un grand tremblement, perdit connaissance,
entra en convulsion hystérique, et quand, cinq minutes après,
elle reprit ses sens, elle était guérie : contractures, pied bot,
coxalgie, amaurose, mutisme, tout avait disparu. Elle put tout de
suite se rendre à la chapelle pour rendre grâces à Dieu. Et, comme
il faut que le comique se mêle aux choses les plus solennelles, celte
femme qui n'avait pas uriné depuis trois semaines, remplit trois
grands bocaux dans. sa. soirée. L'aventure fit du bruit, mais la
prudence de l'archevêque de Paris empêcha qu'elle ne fût ex-
ploitée autrement qu'il ne convenait, et tout rentra dans le silence.
L'ancienne hystérique se fit infirmière et remplit ses fonctions à la
satisfaction générale.
Supposez que l'affaire ait eu plus de retentissement, et que la
Salpêtrière fût devenue un lieu de pèlerinage, il est fort probable
que beaucoup d'autres miracles s'y seraient produits.
Pour en finir avec une
l'hystérie, j'ai encore à vous signaler
bien singulière
particularité, découverte par M. Charcot :
110 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
La plupart des hystériques ont, au niveau de l'abdomen, dans
ce qu'on appelle en anatomie la fosse iliaque, un point doulou-
reux dont elles se plaignent sans cesse, et qu'elles-mêmes pressent
souvent pour se soulager. On suppose, sans en être tout à fait
sûr, que ce point douloureux réside dans l'ovaire, et l'on dit que
les malades sont ovariennes, droite ou gauche, suivant le côté
affecté.
Ce qui est étonnant, c'est
que si une hystérique est en attaque,
la compression brusque de ce point ovarien arrête instantané-
ment la convulsion. Dès que l'on cesse la compression l'attaque
reprend juste au point où on l'avait arrêtée, et elle continue sans
la moindre variante. On peut ainsi arrêter une crise, puis la laisser
reprendre vingt fois de suite, si on le désire. Si l'on avait eu l'idée
de comprimer l'ovaire des sorcières, on aurait supprimé subite-
ment leur démon mieux qu'avec toutes les paroles latines du
monde. Malheureusement cela ne devait être inventé que cent ans
plus tard, au cimetière de Saint-Médard.
Si les guérisons hystériques sont si subites et les rechutes si
fréquentes, cela tient à ce que la maladie n'est qu'un dérange-
ment du fonctionnement des organes , sans lésion des organes
eux-mêmes. A l'autopsie d'une hystérique on ne trouve rien, si
ce n'est l'affection
étrangère qui l'a tuée ; mais ni dans le cer-
veau, ni dans aucun autre organe l'hystérie n'a laissé de traces.
J'avais besoin de toutes ces notions pour arriver à vous faire
comprendre ce qui s'est passé de 1728 à 1739 sur la tombe du
diacre Paris.

En 1690, naissait d'une famille noble un enfantqu'on nomma


François de Paris. Son père était conseiller au Parlement. Il fut
mis en pension à Nanterre dès sept ans, et, bien qu'il fût d'une
piété exemplaire, je pourrais dire excessive chez un enfant de son
âge, il fit avec des condisciples le plan d'incendier son collége.
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 111

Les conjurés n'allèrent pas jusqu'à l'exécution, ou du moins


la flambée de paille qu'ils arrivèrent à allumer réussit à peine à
roussir une muraille.
C'est cependant cet événement de minime importance qui dé-
cida de la vie entière du jeune Paris. Il en conçut de tels remords
que, tout enfant qu'il était, il se mit à faire pénitence, pleurant et
disant souvent ces paroles du livre de Job : « Ah ! Seigneur, vous
écrivez contre moi des choses bien amères, voudriez-vous me con-
sumer pour les péchés de ma jeunesse !»
Quand Paris eut l'âge de vingt ans, on essaya de lui faire accep-
ter la charge de conseiller qu'occupait son père, mais il la refusa
obstinément, décidé qu'il était à se consacrer à Dieu. Toutes les
démarches que l'on put faire pour l'amener à prendre part à la vie
du monde demeurèrent infructueuses. Enfin, en 1713, il obtint de
ses parents l'autorisation d'entrer au séminaire. Là il se livra plus
aux austérités qu'à l'étude ; la naïveté de ses goûts et de ses allures
fit qu'on le chargea du catéchisme des petits enfants à Saint-
Jacques du Haut-Pas.
Sur ces entrefaites il perdit son père et distribua lui-même aux
pauvres sa part d'héritage, mettant ses meubles sur son dos pour
les porter à des malheureux qu'il connaissait à l'autre bout de la
ville.
Si ses mortifications et ses aumônes faisaient l'admiration de
tous, il n'en était peut-être pas de même de ses talents, car en 1718
il était arrivé seulement au sous-diaconat, et en 1720 au diaconat.
Il ne put ou ne voulut aller plus loin, et il resta toute sa vie le diacre
Paris.
Ses occupations habituelles étaient la prière, et sa distraction,
l'aumône. Il demeurait dans une chambrette du collége Saint-Ma-
gloire, il n'y faisait pas de feu et dormait sur la dure devant son
lit. De temps en
temps il se mettait en route et allait voir à la cam-
pagne quelque religieux de ses amis. Un Bénédictin qu'il visita
112 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

à Argenteuil nous raconte dans quelles conditions il faisait ces


voyages.
« En entrant dans le cloître, dit-il, je fus agréablement surpris de
voir M. l'abbé de Paris. Dans le moment je ne fis pas attention qu'il
était bien mouillé et bien crotté, portant une méchante soutane
rabattue. Je lui demandai où il avait mis son cheval, et sur l'aveu
qu'il me fit qu'il était à pied, je le plaignis fort à cause des mau-
vais chemins, et surtout à cause
de la pluie continuelle qu'il avait
essuyée. Nous lui fîmes grand feu, mais il ne voulut jamais pren-
dre les pantoufles qu'on lui présenta, sous prétexte que ses sou-
liers sécheraient mieux dans ses pieds. Je remarquerai qu'il ne
voulait jamais relever sa soutane pour faire sécherses bas, il la
laissait toujours traînante devant le feu, qui le fit paraître comme
un tourbillon de fumée, tant il était mouillé. Lorsqu'il vil mettre
le couvert, il nous demanda si nous n'avions pas encore dîné; on
lui dit que c'était pour lui ; il répondit : « Cela est inutile, je ne
« mangerai pas. » En effet, il ne voulut pas même prendre un verre
de vin. Ses refus, quoique très-humbles, furent persévérants, ce

qui nous fut sensible, parce qu'il ne paraissait pas avoir dîné. Si
j'eusse été au fait de ses jeûnes prodigieux, ma surprise aurait été
moins grande. Il partit un moment avant les vêpres, la pluie con-
tinuant toujours; il refusa un cheval, sous prétexte qu'il n'était
pas accoutumé à s'en servir, et promit cependant de nous revoir
quand il repasserait. Il revint cinq jours après, à pied comme au-
paravant, et quoiqu'il nous eût promis de dîner à son retour, il
n'en fit rien, et ne goûta pas même notre vin. »
C'est après de nombreuses promenades dans le genre de
celle-là, que Paris, renonçant décidément à entrer dans un cou-
vent, s'établit dans une petite chambre de la rue de l'Arbalète, au
milieu des pauvres, qui l'appelaient Monsieur François. Il n'avait
là qu'un lit, une chaise et une table boiteuse. Sa nourriture consis-
tait en quelques oeufs durs qu'il cuisait lui-même et en un peu de
LE DIACRE PARIS.
d'unegravuredulivredeCarrédeMontgeron.
Fac-simile
8
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 115

soupe que lui donnait une voisine. En retour, le bon diacre lui
montait ses seaux d'eau tous les matins.
Mais le cénobite se trouvait encore trop bien dans ce logis, et,
en 1724, il loua une sorte d'appentis où il installa un métier à faire
les bas pour occuper le temps qu'il ne passait pas en oraisons.
Ses austérités n'eurent plus de limites : « Il se retrancha le linge et
ne se servit plus que de grosse serge, couchant tout vêtu, tantôt sur
une paillasse, tantôt sur la terre. Aux haires et aux cilices dont il
usait, il ajouta une plaque de fil de fer en forme de coeur, armée
de pointes qui entraient si avant dans sa poitrine, par les coups
qu'il se donnait, que le sang sortait. Il portait aussi sur lui une
ceinture de fer avec des pointes, mais son confesseur l'obligea de
la quitter et lui permit de porter une petite chaîne dont il faisait
deux ou trois tours au bras droit. »
Par un surcroît de pénitence, Pâris avait associé à sa vie deux
compagnons peu commodes : l'un était l'abbé Mabillaud, qui l'ac-
cablait de sarcasmes tout en partageant sa maigre pitance ; l'autre
était un certain abbé de Congis, cadet de noblesse, presque imbé-
cile, qui s'occupait du ménage et faisait la cuisine.
Le ménage se composait de quelques assiettes, d'une vieille
marmite et d'une terrine. Le diacre Pâris ne se nourrissait plus
que de ce qu'il appelait une salade : c'étaient des feuilles crues avec
de l'eau et du sel. il
Ne voulant même pas des joies de la famille,
refusait de voir son frère et renvoyait l'argent que celui-ci lui
faisait parvenir.
Avec un pareil régime la maladie ne pouvait tarder. Il semble
résulter de la description
qu'on donne de la sienne qu'il fut pris de
caries osseuses et qu'il succomba à l'épuisement causé
multiples
par une incessante suppuration et à l'absence complète de soins.
Sentant sa fin le diacre dicta son testament re-
s'approcher,
ligieux, protesta contre la bulle Unigenitus et se déclara janséniste
convaincu.
8.
116 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
Il mourut le soir
du 1er mai 1727, à l'âge de trente-sept ans.
C'est sur le tombeau de ce mystique qu'allait se développer
une des plus formidables épidémies de folie qu'on ait observées
depuis l'extinction de la sorcellerie.
Elle ne mit pas longtemps à se montrer. Le 3 mai, on enterrait
le diacre au petit cimetière Saint-Médard. Le jour même, une pau-
vre femme, Madeleine Beigny, qui avait entendu parler de Fran-
çois Paris, qui connaissait sa sainteté et ses privations, pensa que
par son intercession
une paralysie qu'elle avait au bras depuis
longtemps pourrait être guérie. Elle était dévideuse de soie, et,
pour faire son métier, elle se voyait obligée de suspendre son bras
gauche à une corde attachée au mur. Il s'agissait là, en somme, d'une
paralysie incomplète, d'une parésie, comme on dit en médecine.
Madeleine Beigny se transporta donc au logis du Bienheureux,
et voici comment elle raconte elle-même ce qui s'y passa. Ce récit
est extrait de l'acte notarié qui fut dressé à propos du miracle.
« La comparante arriva dans la maison où demeurait le diacre,
rue de Bourgogne, à huit
heures du matin, le 3 mai 1727, jour
de son enterrement. Elle vit que l'on apportait la bière où on allait
le mettre. Elle devança celui qui l'apportait. Elle entra dans la
chambre où le corps était enseveli; elle se hâta d'approcher ; elle
se mit à genoux, et, pleine de la confiance que Dieu lui avait donnée
en l'intercession de ce saint homme, le drap qui le cou-
elle leva
vrait, et lui baisa les pieds par-dessus le suaire qui les enveloppait.
Elle resta ensuite à genoux, et, pendant que les bedeaux de la pa-
roisse de Saint-Médard mettaient dans la bière le corps du saint,
elle lui dit : Bienheureux, si
priez le Seigneur qu'il me guérisse,
c'est sa volonté que je reste sur la terre ; vous serez écouté ; pour
moi, je ne le suis pas. Dans ce moment elle fut par elle-même té-
moin de la vénération que l'on avait pour M. de Pâris, et elle
vit que l'on emportait jusqu'à la laine du matelas du lit dans lequel
il était mort.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 117

« A peine la bière fut-elle placée, que la comparante se pencha


un peu pour frotter plus aisément son bras malade à la bière,
avant qu'on l'eût couverte du drap mortuaire. Les prêtres vinrent
enlever le corps, et la comparante se retira ensuite dans sa cham-
bre. Quand elle y fut arrivée, elle ne sait comment il se fit qu'elle
ne pensa pas à passer son bras dans la corde; elle se mit tout de
suite à dévider sa soie sans faire attention si elle étaitguérie ou non.
La réflexion ne lui en vint qu'après, et, toute surprise de ce qu'elle
faisait, elle dit à sa fille et à une autre personne qui étaient pré-
sentes : Je crois que je suis guérie, et que je n'ai plus besoin de
ma corde. En effet, dès ce jour, et au retour de la maison du bien-
heureux de Paris, elle a cessé de se servir de sa corde pour travail-
ler. Elle emploie son bras, non-seulement à dévider de la soie,
mais même aux ouvrages les plus rudes; il n'y est resté aucune
des incommodités qu'elle y avait, elle n'y a pas senti la moindre
douleur passagère, et elle y a actuellement le même degré de
force qu'il y a eu dès ce premier moment... »
Ce que j'ai dit de la paralysie hystérique et de la manière dont
elle disparaît ne peut guère laisser de doutes dans l'esprit du lec-
teur, si toutefois il ne préfère pas le merveilleux en toute chose
à l'explication naturelle. Je dirai même que, dans ce cas, il doit
encore se ranger à mon opinion, car ce premier miracle, comme
tous ceux dont je vais parler, a été déclaré faux par la Cour de
Rome, qui, en même temps (décret du 22 août 1731), déclarait le
diacre Pâris rebelle au Saint-Siége, schismatique et hérétique.
Ce décret est pour moi une bonne fortune, puisque, grâce à
lui, en expliquant les miracles de Saint-Médard et en contestant
leur cause
surnaturelle, je ne puis plus blesser les convictions de
qui que ce soit.
Toujours est-il que la guérison de Madeleine Beigny fit grand
bruit. Une simple dalle
posée sur quatre dés avait été placée
sur la fosse du diacre
; beaucoup de gens du quartier, qui l'a-
118 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
vaient connu, se portèrent au cimetière et prétendirent avoir été
guéris ou soulagés de leurs maux.
Un conseiller au
Parlement, Carré de Montgeron, ardemment
convaincu de ces miracles, s'en fit l'historien, et c'est grâce aux
trois gros volumes qu'il publia, que nous pouvons aujourd'hui en-
trer dans le détail de toute cette affaire.
La première guérison qui ait eu quelque renommée fut celle
d'un jeune Espagnol nommé Alphonse de Palacios. Ce jeune
homme, fils d'un ministre du Roi Catholique, souffrait tellement
des yeux qu'il était presque aveugle. Le récit détaillé de son état
nous porte à croire qu'il s'agissait d'une inflammation des deux
cornées, d'une double kératite.
Il était soigné par le chirurgien Gendron, fort célèbre à cette
époque.
Désolé de la lenteur avec laquelle opéraient les remèdes, et
ayant entendu parler des miracles qui s'accomplissaient à Saint-
Médard, il résolut d'aller y faire une neuvaine. Chose curieuse,
il y fut fortement encouragé par le célèbre Rollin, qui était, comme
on sait, un janséniste déclaré. Ecoutez la manière dont Carré de
Montgeron nous raconte sa guérison miraculeuse :
« Cependant don Alphonse, à mesure que les hommes déses-
pèrent de pouvoir le guérir, sent croître sa confiance au médecin
tout-puissant. Le soir
du 30 juin, il met sur son oeil un morceau
de la chemise dans laquelle était mort le bienheureux pénitent;
il est dans l'instant un peu soulagé. Le dimanche 1er juillet, la
relique est derechef appliquée le soir en se couchant, et peu
d'heures après arrive le moment de la visite et des consolations
du Seigneur. Cet oeil qu'un rouge enflammé rendait affreux, cet
oeil qui fuyait la clarté du jour comme une implacable ennemie,
cet oeil que des principes essentiellement viciés faisaient tendre
sans cesse à l'affaissement et à la destruction, cet oeil enfin dont
la douleur et les ténèbres faisaient tour à tour le supplice et l'en-
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 119

nui, cet oeil éprouve bientôt la vertu bienfaisante du linge consa-


cré par l'attouchement du corps de l'illustre pénitent. La guérison
commence à s'opérer dans le secret du silence et du sommeil. A
trois heures du matin don Alphonse se réveille; il s'étonne, il croit
rêver en sentant que tous ses maux sont apaisés : que dis-je ? il
s'en trouve entièrement délivré. Ses douleurs ne sont plus, ses
ténèbressont dissipées, la source du mal est tarie et évanouie,
en un mot l'oeil est renouvelé. Quels sont ses transports de joie
et de reconnaissance, lorsque, ayant levé la précieuse relique qui
couvrait son oeil, il aperçoit à travers la fenêtre les murs de l'autre
côté! La vive impatience que lui cause le sentiment de son bon-
heur lui fait ôter son bandeau, et lui permet à peine d'attendre
jusqu'à six heures du matin pour aller avec empressement faire
son action de grâces au tombeau du serviteur de Dieu.
« Sa guérison cependant n'est pas encore parfaite. Les objets
ne se présentent encore à sa vue, non plus qu'à celle de cet aveu-
gle dont il est parlé dans l'Evangile, que d'une manière peu dis-
tincte. Son oeil est encore traversé par une barre rouge et enflam-

mée ; il semble que Dieu diffère à achever son ouvrage, jusqu'à ce


que don Alphonse soit au pied du tombeau de M. de Paris, pour
mieux lui faire sentir que c'est en s'attachant à la cause dans la-
quelle il est mort, qu'on reçoit la lumière, et qu'on sort des ténè-
bres épaisses où une soumission un
trop aveugle jette aujourd'hui
grand nombre de personnes. Don Alphonse ressent tant d'onc-
tion dans ce sanctuaire de bénédiction, que la plus grande partie
de la matinée suffit à
peine à sa tendre piété et à la vivacité de sa
reconnaissance. C'est un spectacle bien touchant et vraiment
digne des yeux de Dieu même, qui connaît si bien le prix de ses
dons, de voir ce jeune seigneur espagnol fouler ainsi aux pieds
mus les objets de terreur de son pays et les
que les préventions
rigueurs inexorables de l'Inquisition lui présentent. Une foi si
vive est bientôt de son oeil
récompensée ; le reste des infirmités
120 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

disparaît tout à coup. Cet oeil, qui, la veille au soir, était encore
si enflammé, si douloureux et si difforme, paraît beau, vif et lumi-
neux, souffre sans s'éblouir la plus vive lumière des rayons les
plus ardents du soleil, résiste sans peine à la poussière que la foule
élève autour du tombeau, et annonce à tout le monde, par ses re-
gards assurés et pleins de joie, la puissance de la main qui vient
de lui rendre la clarté.
« A peine est-il de retour chez lui, qu'il éprouve que son oeil est
sans comparaison meilleur qu'il n'avait été depuis la perte de
l'autre. Sa vivacité est telle que rien ne peut suffire à l'avidité
qu'il se sent de voir. Il en fait sur-le-champ l'expérience la plus
décisive : il se presse en arrivant de lire et d'écrire ; on admire
l'aisance avec laquelle il fait l'un et l'autre. Un maître de dessin
vient lui présenter des figures d'une finesse qui les rend presque
imperceptibles; on est tout étonné qu'il les démêle plus parfaite-
ment et plus facilement que personne de la compagnie. Sa vue est
enfin si bonne et si parfaite, qu'il passe tout le reste de la journée
et une partie de la nuit à écrire, sans que cet exercice si appli-
quant soit capable de le fatiguer.
« Deux jours après, il va voir M. Gendron à Auteuil. M. Gen-
dron, qui était dans son jardin, l'aperçoit de loin, marchant sans
conducteur, l'oeil sans bandeau et bien ouvert, et sans qu'il pa-
raisse incommodé des rayons du soleil qui donnaient sur son vi-
sage. Il s'étonne, il ne peut croire ce qu'il voit, il précipite ses
pas pour l'aborder, et tout en courant, il lui crie : Qu'avez-vous
fait, monsieur ? votre oeil me paraît être en bon état. Don Alphonse
lui rend compte de sa neuvaine. M. Gendron examine l'oeil avec
l'attention la plus exacte, et déclare que l'intérieur aussi bien que
a
le dehors en est parfaitement guéri. Il s'écrie que M. de Pâris
fait dans une nuit ce que ni lui ni le plus habile homme du monde
n'auraient pu faire en trois mois. Il déclare enfin qu'il ne doute point
que cette guérison ne soit un miracle. »
DEMOISELLE THIBAUT

MALADIE DE LA DEMOISELLE THIBAUT


d'unegravure
Fac-simile dulivredeCarréde Montgeron.
GUERISON DE LA DEMOISELLE THIBAUT
Fac-simile
d'unegravure
dulivreduCarréde Montgeron.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 125

Il est certain qu'une conjonctivite et même une kératite peu-


vent guérir en deux ou trois jours sans qu'il y ait là rien de bien
extraordinaire. Mais l'archevêque de Sens, qui s'est fait l'adver-
saire déclaré de la puissance du diacre Pâris, nous dévoile que,
pendant ses pèlerinages, le jeune de Palacios soignait ses yeux par
des bains de laudanum et de guimauve chaude. Il en faudrait peut-
être tenir compte.
pas sur ce miracle,
Je n'insiste d'ailleurs dont les causes sor-
tent un peu de l'étude que nous avons entreprise.
Le second se rapporte à mademoiselle Thibaut. Cette fille était
devenue énorme, tant son abdomen était gonflé. Carré de Mont-
geron la déclare hydropique. Pour lui aussi, les membres supé-
rieurs étaient tellement ankylosés que les doigts ne pouvaient
plus remuer, crispés qu'ils étaient dans la paume de la main, où
ils avaient fini par déterminer des ulcérations et des plaies. Pour
la médecine d'aujourd'hui, il s'agissait d'un cas de météorisme
avec contracture hystérique. La manière dont survint la guérison
le démontre assez bien.
« C'est dans cet état que, réduite à la dernière extrémité et dés-
espérée par tous les maîtres de l'art, on porte cette moribonde à
Saint-Médard, on la couche à côté du tombeau de M. Paris ; sa vue
fait autant d'horreur que de compassion, on croit à tout moment
que le souffle de vie qui lui reste va s'éteindre. Cependant, au
bout d'un quart d'heure, son bras paralytique, son ventre, ses
jambes et ses pieds se désenflent à la vue des spectateurs, elle se
lève.
« Ce n'est
plus cette hydropique dont les membres noyés étaient
d'une grosseur monstrueuse. Ce n'est plus cette paralytique dont
la moitié du
corps n'était plus qu'un poids à charge, incapable de
tout mouvement; elle marche, elle a l'usage de ses mains, elle se
met a genoux, se
relève, de retour chez elle monte un escalier dif-
ficile, n'a plus d'ulcères ni de plaies dès les premiers jours, jouit
126 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
au bout de huit d'une santé plus parfaite qu'avant le commence-
ment de tous ses maux. »
Peu de jours après la guérison de mademoiselle Thibaut, un
autre miracle bien plus retentissant encore se produisait à Saint-
Médard. Il s'agissait d'une servante nommée Anne Couronneau
qui, sur la fin de 1730, avait été frappée d'une paralysie incomplète
du côté gauche du corps.
Comme elle voulait continuer à marcher, elle avait inventé une
mécanique ingénieuse que nous décrit et que nous figure avec grands
détails notre historien ordinaire.
«
Ayant fait connaître qu'elle souhaitait des lisières, elle en
fait un étrier par lequel elle soutient en l'air son pied paralytique.
Elle se fait attacher cet étrier avec des bretelles, qui, portant sur
ses deux épaules, s'accrochaient à sa ceinture, et soutenaient
ainsi son pied gauche, pendant que tout son corps était suspendu
sur ses deux béquilles ; mais cela ne suffisant point encore, elle
joignit à tout cet attirail une seconde lisière qui tenait à sa jambe
gauche, et qui était passée autour de son bras droit, par le moyen
de laquelle tirant en avant sa jambe gauche de toutes ses forces
avec sa main droite, elle faisait avancer tout son corps par une
violente secousse. Mais, pour lui donner ce mouvement forcé, elle
était obligée de se renverser en arrière et de faire des contorsions
et des grimaces si affreuses qu'elles faisaient horreur à tous ceux
qui les voyaient. »
Mademoiselle Couronneau dut aller
plusieurs fois à Saint-
Médard, elle n'obtint pas sa guérison tout de suite. Renonçant
même à prier pour elle-même, elle y vint une dernière fois pour de-
mander la guérison de sa maîtresse, clouée au lit depuis longtemps.
Elle se traîne péniblement jusqu'au tombeau, se fait coucher sur la
dalle, au milieu d'un
populaire nombreux qui attend le prodige.
«
Tout à coup, au milieu des transports de son ardente prière,
elle sent un serrement et un mouvement dans le talon de sa jambe
MALADIE DE LA DEMOISELLE COURONNEAU.
Fac-simile
d'unegravure
dulivredeCarrédeMontgeron.
GUERISON DE LA DEMOISELLE COURONNEAU.
Fac-simile
d'unegravuredulivredeCarrédeMontgeron.
9
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 131

paralytique, qui est le signe aussi bien que l'impression salutaire


de la main de Dieu sur elle. Notre infirme et ceux qui l'environnent
s'en aperçoivent également. Ce mouvement fut extérieur et

visible, et frappa la vue de ceux qui étaient présents; mais cepen-


dant personne ne comprit encore ce langage divin. La pauvre
Couronneau, au lieu de s'abandonner à la joie et à la recon-
naissance, se trouble et s'imagine que le mouvement qu'elle a
senti et le bruit qu'elle vient d'entendre ont été causés par la

rupture de ses lisières. Néanmoins Dieu ne permet pas qu'elle


s'abandonne longtemps à cette inquiétude. Elle recommence sa
prière avec plus de ferveur que jamais; mais, dans ce moment, on
la retire de dessus le tombeau, on l'arrache connue malgré elle de
cet autel dépositaire de ses voeux, pour la remettre sur ses
béquilles, dont on présumait qu'elle avait encore besoin. Ainsi le
Dieu d'Israël a étendu sa main, et personne n'en a connu la
vérité; ce marbre, comme une autre fontaine de Siloë, vient
d'opérer en un instant une guérison aussi parfaite que subite, et
personne ne l'a compris; mais si l'Invisible a opéré en secret, les
effets de celte main toute-puissante ne tardent pas à se développer.
« A peine notre miraculée a-t-elle fait quelques pas, qu'elle sent
en elle-même une légèreté extraordinaire dans tout son corps,
accompagnée de frémissements dans tout le côté paralytique ; ce
qui la jette d'abord dans la surprise et l'étonnement. Elle
s'aperçoit peu après qu'elle se soutient sur son pied paralytique
qui a recouvré toute son action et toutes ses forces, elle lève ses
béquilles en l'air et avance à grands pas ; elle marche si vite qu'elle
eût pu suivre un
carrosse, et, en un moment, elle se trouve à la
porte de la maison de sa maîtresse, si émue et si fort hors d'elle-
même qu'elle ne se connaît
plus, et qu'elle ne peut comprendre
comment elle a pu faire en si
peu de temps un si long trajet. Aussi
ce
n'est plus celte impotente, obligée de faire les plus violents
efforts, et de fatiguer horriblement la moitié d'elle-même pour
9.
132 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
faire avancer l'autre ; c'est une fille forte et vigoureuse, qui, mal-
gré son âge avancé, marche avec une agilité surprenante; elle
vient, pour ainsi dire, de laisser le vieil homme sur le tombeau de
notre saint pénitent; elle est devenue comme une créature nou-
velle. Cette langue, qui ne pouvait que bégayer, s'énonce présen-
tement avec la liberté la plus entière; ce bras privé de tout
sentiment et de presque tout mouvement, agit avec facilité et avec
force; cette cuisse, cette jambe et ce pied qui n'étaient plus pour
elle qu'un poids lourd et accablant, et qui, depuis plus de six mois,
ressemblaient davantage aux membres d'un cadavre qu'à ceux
d'un corps animé, se trouvent d'un moment à l'autre pleins d'une
vigueur infiniment supérieure à l'âge de notre miraculée, et aux
forces qu'elle avait avant sa maladie. Aussi cette pauvre para-
lytique qui n'avançait que par ressort et par artifice, va présente-
ment d'un pas ferme, agile et délibéré; celle qui mettait quatre
ou cinq heures à se transporter de chez elle à Saint-Médard, fait
présentement le même chemin presque dans un instant; celle qui
ne pouvait faire un pas que par le secours de ses béquilles et de
toute sa mécanique, et avec des contorsions effrayantes, porte pré-
sentement avec joie ses béquilles en l'air, et les montre avec em-
pressement comme des témoins muets qui annoncent d'une manière
sensible la grandeur du prodige que Dieu vient d'opérer sur elle.
« Impatiente de faire éclater aux yeux de sa chère maîtresse
cette résurrection de la moitié d'elle-même vient de recevoir
qu'elle
sur le tombeau du saint diacre, et d'apprendre si Dieu lui a aussi
accordé sa guérison, elle monte avec précipitation un escalier de
trois étages qui va à son appartement. Elle rencontre sur la montée
une des demoiselles Garnier ; mais elle est encore si hors d'elle-
même, qu'à peine la reconnaît-elle, et, sans lui rien dire, elle court
se décharger de ses béquilles qui ne font plus que l'embarrasser,
et va au lit de sa maîtresse lui raconter avec une rapidité étonnante
les merveilles que Dieu vient d'opérer sur elle; ses paroles se pré-
MALADIE DE LA DEMOISELLE DU CHENE
dulivredeCarrédeMontgeron.
d'unegravure
Fac-simile
GUERISON DE LA DEMOISELLE DU CHENE.
dulivredeCarréde Montgeron.
d'unegravure
Fac-simile
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 137

cipitent hors de sa bouche ; elle voudrait pouvoir dire tout à la fois


tout ce qui lui est arrivé, et rendre compte de tous les sentiments
de reconnaissance qui embrasent son coeur. Tous ceux qui la
voient et qui l'entendent sont dans la dernière surprise d'une si
étonnante métamorphose, mais surtout M. Bailli et M. Boudou,

qui l'avaient encore vue la veille, et qui, par les connaissances que
leur donnent et leur profond savoir et leur longue expérience,
étant plus certains que personne que son état était absolument
incurable, ne peuvent s'empêcher de reconnaître l'oeuvre de Dieu,
en la voyant, ce jour 15 juin, subitement guérie, parlant, mar-
chant et agissant avec facilité. »
Marguerite Duchêne a été le sujet d'une guérison miraculeuse
au moins aussi frappante que celle de la Couronneau. C'était
certes une hystérique des plus complètes : météorisme, boule hys-
térique, paralysies, violentes attaques convulsives, léthargie pro-
longée, elle avait tout ce qui constitue ce terrible état. Ecoutez
plutôt ce qu'en dit Carré de Montgeron :
« Voici une maladie d'un genre bien singulier : c'est une
agonie de plusieurs années, c'est une complication de maux aussi
effrayants dans leur réunion qu'inconcevables dans leur durée.
Dans la tête ce sont des douleurs excessives, dans l'estomac une
rupture de vaisseaux qui lui fait perdre continuellement du sang
et l'empêche de prendre aucune nourriture. C'est au dedans une
langueur mortelle jusque dans le principe le plus intime de la vie;
c'est au dehors une couleur cadavéreuse qui semble avoir prévenu
la mort. C'est enfin une sans cesse la
personne qui éprouve
faiblesse et des suffocations de l'hydropisie, la pesanteur et l'en-
gourdissement de la paralysie, et qui tombe tous les mois dans les
plus violentes attaques, à la suite desquelles elle reste souvent en
léthargie pendant plusieurs jours. »
Cet affreux état disparaît par une neuvaine à Saint-Médard où se
rend la Duchêne.
138 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
« Le 16 juillet 1731, premier jour de sa neuvaine, à peine
reçoit-elle les impressions de la vertu bienfaisante qui s'exhale du
tombeau du saint que ses membres
pénitent, paralytiques sont
agités par une force inconcevable, et dès lors le mal de tête qui
l'accablait depuis cinq ans cesse pour toujours; les vaisseaux rom-
pus dans la poitrine et l'estomac, qui, depuis trois ans, étaient la
source funeste d'un vomissement de sang presque journalier, sont
rejoints et régénérés; et la fièvre continue, dont les frissons et les
redoublements ne lui laissaient pas un seul jour de relâche, se
dissipe entièrement, ainsi que les vomissements de sang et de
nourriture.
« Le 17, elle éprouve les mêmes agitations que la veille, et l'effet
n'en est pas moins digne d'admiration ; sa poitrine, extrêmement
enflée, reprend son état naturel, et la voix, presque entièrement
éteinte, lui est rendue avec toute sa force ordinaire.
« Le 18, après ses agitations sur le tombeau, elle ne sent plus
le mal de côté qui la tourmentait sans cesse depuis si longtemps ;
et en effet, la tumeur est dissipée, et l'on ne trouve plus de vestige
de la grosseur qu'elle formait au côté.
« Le 19, une sueur prodigieuse découle de tous ses membres,
qui étaient d'une monstrueuse grosseur; ils se désenflent à la vue
des spectateurs étonnés, et l'hydropisie disparaît.
« Le 20, on voit ses veines et ses nerfs s'enfler et s'agiter avec
une violence extrême, et dès ce moment la paralysie cesse d'être.
« Enfin, le 21, le Seigneur met le comble à ses dons : une force
extraordinaire accompagne laguérison la plus complète; elle
marche avec tant de légèreté qu'on a peine à la suivre, et elle jouit
dès ce moment de la santé la plus parfaite et d'une vigueur
infatigable. »
A partir de ce moment les miracles affluent, Philippe Sergent,
Gautier de Pézénas sont guéris l'un d'une paralysie, l'autre d'une
affection oculaire. Mademoiselle Mossaron, Anne Lefranc, paralyti-
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 139

ques aussi toutes les deux, reviennent délivrées après une visite
au tombeau du diacre. Et, chose caractéristique, l'archevêque de
Paris, M. de Vintimille, bien dans l'esprit de ce dix-huitième
siècle qui n'aimait pas les miracles, l'archevêque de Paris décla-
rant fausse et non prouvée la guérison des deux malades, l'une
d'elles le traduit pour ce fait devant le Parlement.
De tous ces prodiges, et pour ne pas sans cesse répéter la même
1
chose, je n'en choisirai que deux qui rentrent mieux dans notre
cadre parce que les détails en sont bien connus.
Le premier se rapporte à une demoiselle Coirin, jeune
encore, qu'une paralysie retenait au lit. De plus, depuis quinze
ans, elle avait au sein une tumeur qui avait crevé un jour en
laissant échapper du pus et qui en donnait toujours un peu depuis
lors. Carré de Montgeron la qualifie naturellement de cancer, mais
on me permettra de douter qu'une pareille affection puisse durer
quinze ans chez une femme encore jeune. Il s'agissait sans doute
d'un abcès et d'une fistule consécutive.
En somme il y avait longtemps que cette pauvre femme était au
lit désespérant de sa guérison, quand elle eut l'idée de se rendre
au tombeau du diacre. Se trouvant hors d'état d'être transportée
(elle habitait Nanterre), elle demanda à une voisine d'aller lui cher-
cher un peu de terre du tombeau et d'y porter une chemise qu'on
ferait toucher à la pierre.
Ainsi fut-il fait, et la malade attendait avec impatience le retour
de son émissaire; enfin elle arrive apportant la terre et la chemise.
Celte fois le prodige est instantané. Voici le récit de Carré de
Montgeron :
« A peine la moribonde s'est fait mettre la chemise qui avait
touché le précieux tombeau, qu'elle éprouve presque à l'instant
la vertu bienfaisante cette impotente,
qu'elle y avait puisée; qui,
1 Voir pour Histoire des
plus de détails le livre très-remarquable de MATHIEU,
miracleset des convulsionnaires de Saint-Médard. Didier et Cie, éditeurs à Paris.
140 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

depuis le commencement de sa paralysie, était restée perpétuelle-


ment couchée sur le dos sans pouvoir changer de situation, recouvre
subitement des forces, et se retourne elle-même dans son lit... Le
lendemain 12, elle s'empresse d'appliquer sur son cancer, source
funeste de tous ses maux, la précieuse terre qui a approché du
tombeau du saint pénitent, et aussitôt elle remarque avec admi-
ration que le trou profond de son sein, d'où sortait sans cesse
depuis douze ans un liquide corrompu et infect, s'était séché sur-
le-champ, et commençait à se refermer et à se guérir. La nuit
suivante, un nouveau prodige redouble encore sa reconnaissance.
Ses membres paralytiques, qui depuis tant d'années représentaient
les membres d'un mort par leur froid glaçant, leur immobilité
pesante, leur maigreur affreuse et leur raccourcissement hideux,
se raniment tout à coup; déjà son bras a repris la vie, la chaleur
et le mouvement; sa jambe retirée et desséchée se déploie et s'al-
longe; déjà le creux de sa hanche se remplit et disparaît; elle
essaye si elle pourra, dès ce premier jour, se servir de ces membres
nouvellement rappelés à la vie, mais dont la maigreur porte encore
les livrées de la mort ; elle se lève seule, elle se soutient sur le
bout du pied de cette jambe qui depuis si longtemps était beaucoup
plus courte que l'autre ; elle se sert aisément de son bras gauche,
elle s'habille et se coiffe avec ses mains... Depuis ce moment,
chaque jour voit éclore de nouvelles merveilles. Le 14, notre
miraculée marche avec plus de facilité que le jour précédent. Dieu,
qui n'a pas besoin de temps pour créer tout ce qu'il lui plaît,
rétablit en peu de jours dans sa cuisse et sa jambe gauche un
nombre infini de vaisseaux
qui avaient été détruits et anéantis
depuis longtemps par le desséchement. Le 19 du même mois, elle
descend dans l'appartement de sa mère, qu'une longue maladie
retenait depuis longtemps au lit... Ses deux frères, l'un valet de
chambre du Roi, l'autre garde du corps de Sa Majesté, accourent
pour la voir dès ce même jour, 19 août ; elle les aperçoit, elle se
MALADIE DE LA DEMOISELLE COIRIN.
Fac-similed'unegramme
dulivrede Carréde Montgeron.
GUÉRISON DE LA DEMOISELLE COIRIN.
dulivredeCarrédeMontgeron.
d'unegravure
Fac-simile
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 145

lève et s'avance au-devant d'eux. Il n'en


faut pas davantage pour
les convaincre, quoique les postes qu'ils occupent ne les portent
nullement à croire aisément aux miracles opérés à l'intercession
de M. de Pâris. Mais notre miraculée va bientôt paraître devant
tous les yeux. Le 24 du même mois d'août, elle va à pied à sa
paroisse, où, depuis plusieurs années, pu se faire trans-
elle n'avait
porter, même dans un fauteuil... Elle a même la force de se sou-
tenir à genoux... Elle marche en sortant de l'église avec encore
plus de facilité qu'elle n'en avait eu pour y venir. »
Le cas de la demoiselle Hardouin est bien net aussi, l'hystérie
s'y montre avec plus de détails encore que dans les autres, puis-
que la guérison se manifeste au milieu d'une de ces attaques con-
vulsives que nous savons déjà être particulières à nos malades.
D'ailleurs, chez elle, les paralysies venues coup sur coup ont
entièrement l'allure de la paralysie hystérique aussi bien par leur
début que par leur terminaison. Notre narrateur ordinaire, au
texte duquel je ne veux rien changer, nous rapporte ainsi
l'événement :
« C'est, au milieu d'une situation c'est
dit-il, désespérée,
après que toutes ses forces sont anéanties, c'est lorsqu'elle n'at-
tend que l'heure qui doit l'affranchir de toutes les misères de la
vie, qu'une personne de piété, dont la foi est encore animée par
l'état affreux où elle voit cette moribonde, lui propose de se faire
porter sur le tombeau du saint diacre. Elle savait qu'il y avait eu
un grand nombre de miracles
opérés par son intercession ; mais,
brûlant du désir du bonheur éternel, elle préférait ses infirmités à
la santé la plus
parfaite, les regardant comme un moyen de satis-
faire pour ses fautes et de quitter bientôt la terre.
« Cependant la
personne qui lui conseille de demander sa gué-
rison par l'intercession du saint pénitent, lui fait entrevoir com-
bien un si éclatant servir à manifester la
prodige pourrait
sainteté de celui qui,
par son appel canonisé de Dieu même, nous
10
146 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

a appris à discerner la vérité d'une manière sûre, à la lumière


des oeuvres du Très-Haut. Ce motif la détermine, elle rassemble
tout le peu qui lui restait de forces pour écrire qu'elle veut qu'on
la transporte à Saint-Médard. Son directeur refuse d'abord d'y
consentir, et craint que ce ne soit tenter Dieu, tant il est persuadé
qu'elle ne peut s'exposer à faire un pareil trajet sans courir le
risque d'une mort qui lui paraît inévitable; il consent néanmoins
de s'en rapporter au chirurgien. Le chirurgien, qui avait entendu
parler des miracles, mais qui avait différé à les croire jusqu'à ce
qu'il en eût vu quelqu'un de ses yeux, fut curieux d'éprouver si
Dieu ferait celui-ci, et considérant que dans les maux désespérés
il est permis de tout tenter, il déclara que, loin de s'y opposer, il
serait charmé qu'on transportât sa malade à Saint-Médard.
« Le 2 août fut le jour pris pour l'exécution de cette entreprise;
mais tandis que la moribonde n'est occupée que de la gloire qui
doit revenir du miracle de sa guérison à celui par l'intercession de
qui elle la demande, les porteurs de chaise qui viennent pour la
transporter, s'effrayent en voyant son corps hideux, pâle, livide
et décharné, qui reste immobile, et qui a perdu jusqu'à l'usage de
la parole. Ils doutent d'abord si c'est un cadavre ou une agoni-
sante qu'on leur ordonne de descendre d'un troisième étage jusque
dans la rue. Ils l'enlèvent cependant avec son fauteuil, mais les
syncopes où elle tombe aussitôt qu'ils la remuent, augmentent
encore leur frayeur. Ces hommes endurcis, et accoutumés à
manier des personnes infirmes, croient à tout moment que celle-ci
va expirer entre leurs bras; ils n'osent presque la toucher, ils
craignent en l'agitant de faire exhaler le souffle de vie qui lui
reste, ils la placent avec son fauteuil dans leur chaise à porteurs
dont ils ôtent le siége à cet effet. Un second évanouissement dans

lequel elle tombe aussitôt qu'ils sont en chemin, redouble encore


leur crainte et celle des personnes qui l'accompagnent. Elle arrive
en cet état à Saint-Médard, en sorte qu'elle ne s'aperçoit qu'elle
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 147

est à l'église et qu'elle assiste à la messe qu'au moment de l'éléva-


tion. Son coeur aussitôt s'adresse à Celui qui est la résurrection et
la vie; et d'abord que la messe est finie, on se hâte de la
transporter dans le petit cimetière, et de la coucher sur le tombeau
du saint diacre.
«Le corps perclus de cette pauvre moribonde n'a pas plutôt
touché la tombe salutaire, que l'immobilité de ses membres para-
lytiques se. change tout à coup en des mouvements d'une violence
extrême. Leurs surprenantes secousses
paraissent être le combat
de la vie qui s'empresse de repousser la mort, et qui veut la
chasser de ces membres où elle semblait régner depuis si long-
temps, par son froid de glace et par l'inaction qui en était l'effet.
Au milieu de ces agitations qui effrayent et qui rassurent tout à la
fois, cette paralytique fait signe qu'on la ramène à l'église; c'est
là que les spectateurs sont consolés, en voyant d'une manière
sensible que la vertu du tombeau est empruntée de la vertu même
du Tout-Puissant, puisque les agitations se renouvellent en pré-
sence du Maître comme elles avaient commencé sur le tombeau
du serviteur; et il est si vrai que ces préludes de vie annoncent la
main toute-puissante qui les produit, comme ils ont fait souvent
aux tombeaux des saints les plus révérés, que c'est au milieu de
ces violentes agitations que la parole est subitement rendue à
notre impotente.
« Ce commencement de guérison, aux mouvements évi-
joint
demment surnaturels qui continuent dans les membres de cette
paralytique, font croireque le moment de sa parfaite guérison
n'est pas éloigné, et que Dieu ne diffère de l'opérer que parce
qu'il veut faire ce prodige sur le tombeau de celui qu'il a dessein
de glorifier. On comprend cet ordre du Très-Haut, et on la rapporte
sur le tombeau du saint pénitent, où la violence des agitations
recommence avec plus de force qu'auparavant, comme si Dieu
voulait encore augmenter ce signal pour rendre les spectateurs
10.
148 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

plus attentifs à ses merveilles. En effet, la mort, pour celte fois, se


voit contrainte de céder, elle fuit, elle disparaît. Le mouvement,
la chaleur et la force avaient déjà, pendant le combat, pris la place
de l'immobilité, du froid et de l'impuissance. L'ennemie étant en
fuite, la tranquillité, le repos et la paix succèdent aussitôt à la
violence des agitations. Les douleurs cessent, les couleurs se rani-
ment, la santé paraît avec tous ses apanages. La miraculée se lève,
elle marche, soutenue, à la vérité, mais d'un pas qui commence
à être ferme et délibéré ; elle rentre dans sa chaise à porteurs, au
milieu des larmes et des acclamations de joie des spectateurs, qui
la suivent en foule.
« Aussitôt qu'elle est arrivée dans sa rue, elle sort de sa chaise

pour faire connaître à tous ses voisins les grâces que Dieu vient
de lui faire, elle marche d'un pas assuré, elle monte légèrement
jusqu'à un second étage, où elle entre dans une grande chambre,
pour se faire voir plus commodément à une foule de personnes de
toutes sortes de rangs et de conditions, qui s'empressent de venir
admirer une guérison si subite et si parfaite. Des milliers de
témoins avaient vu ses infirmités pendant six ans ; ils avaient été
touchés de son état déplorable, et plusieurs de ceux qui virent le
matin qu'on la transportait évanouie à Saint-Médard, crurent
n'avoir d'autres voeux à faire que de prier le Seigneur d'abréger
ses souffrances. Quel est leur étonnement de voir celle qui, depuis
dix-neuf mois, était percluse de presque tous ses membres, et qui,
depuis quelques jours, était réduite à la dernière extrémité et
privée même de la parole, marcher, parler, agir comme une per-
le
sonne qui n'aurait jamais été malade! que dis-je? soutenir dès
premier jour une fatigue qui aurait fait succomber la santé la plus
robuste, ayant été, depuis son retour de Saint-Médard jusqu'au
soir, entourée sans cesse d'une foule de personnes, amies et enne-
mies, devant qui elle ne se lassait pas de marcher et de raconter
les merveilles que Dieu venait d'opérer en sa faveur par l'interces-
MALADIE DE LA DEMOISELLE HARDOUIN.
Fac-simile
d'unegravure
dulivrede CarrédeMontgeron.
GUERISON DE LA DEMOISELLE HARDOUIN.
d'unegravuredulivrede CarrédeMontgeron
Fac-simile
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 153

sion de M. de Pâris ! Dès ce premier jour, sa santé était si parfaite,


et même ses couleurs et ses forces si bien revenues, que plusieurs
personnes eurent bien de la peine à croire que ce fût elle qui avait
été paralytique. »
Comme le fait remarquer Mathieu, l'aventure de la demoiselle
Hardouin peut servir d'intermédiaire entre les simples miracles et
ceux qui furent accompagnés des convulsions de la grande attaque
hystérique. Nous prions le lecteur de se reporter à ce que nous
avons dit en décrivant celle dernière, il aura le tableau de ce qui,
à partir de 1731, se passa chaque jour au cimetière de Saint-
Médard.
Comme il serait trop long de raconter tous ces faits par le menu,
j'aime mieux emprunter à Carré de Montgeron quelques récits
bien nets qui mettent en relief le caractère de la maladie.
Voici par exemple l'histoire d'une demoiselle Giroust naïvement
racontée par son père dans le certificat qu'il donne aux notaires à
propos de la guérison de sa fille :
« Convaincus que tous les secours humains nous étaient inutiles,
ce que ne confirmaient que trop les violents et fréquents accidents
de notre fille, nous nous jetâmes totalement entre les bras de la
miséricorde de Dieu, espérant que cette même bonté qui opérait
tous les jours tant de merveilles au tombeau et par l'intercession
de sou serviteur le bienheureux de Pâris, daignerait
François jeter
des regards de pitié sur nous et sur notre enfant.
« Nous cessâmes donc tous remèdes, et, à la fin du mois
d'août 1731, nous commençâmes une neuvaine en l'honneur du
saint diacre. Mon épouse visitait tous les
jours son tombeau, de-
mandant à Dieu par son intercession la guérison de notre enfant,
et je m'y
joignis d'intention.
« Notre fille ne pouvant aller à Saint-Médard, parce qu'elle
tombait cinq ou six fois où
par jour dans ses accidents, partout
elle se trouvait, fit sa neuvaine à la maison. Les accès devinrent
154 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

plus terribles et plus violents dans les premiers jours. Mais nous
éprouvâmes bientôt que notre espérance n'était pas inutile; car en-
viron au milieu de la neuvaine, les accès ne se firent sentir qu'une
seule fois le jour, sur le soir. Un si heureux commencement en-
gagea notre fille à profiter de ce calme pour faire une seconde
neuvaine, et pour visiter elle-même le tombeau du bienheureux.
Nous y consentîmes avec plaisir, et mon épouse l'y conduisit tous
les matins, sur les cinq heures.
« Les choses continuèrent dans le même état pendant cette se-
conde neuvaine. L'assujettissement de notre négoce et la longueur
du chemin ne permettant ni à mon épouse ni à ma fille d'entre-
prendre une troisième neuvaine, nous continuâmes nos prières à
la même intention, jusqu'au mois d'octobre 1731, dans l'église
la plus prochaine, et nous eûmes encore la consolation de voir
que l'accident, qui ne prenait plus à notre fille qu'une fois le
jour, devint très-modéré, ne demandait plus tant de secours, et
manquait même quelquefois.
« Tant de sujets de consolation fortifiaient considérablement
notre confiance, lorsqu'un événement singulier alors sembla nous
promettre et nous laisser entrevoir la guérison de notre fille. Étant
montée l'un des derniers jours de septembre, vers les dix heures
du matin, à la chambre qui est au-dessus de notre boutique, et

ayant ramassé un papier plié qu'elle trouva à terre, elle fut dans
le moment saisie d'agitations violentes, dont le bruit se fit entendre
jusqu'à notre boutique. Je courus à elle dans la pensée que c'était
un accès de son mal, et la trouvai sans connaissance et dans des
agitations bien différentes de celles de ses accidents ordinaires. Je
lui arrachai avec beaucoup de peine un papier que j'aperçus dans
sa main, et aussitôt elle devint tranquille et dans son état naturel.
Je trouvais dans ce papier une croix où étaient des reliques du
bienheureux François de Pâris, et qui était tombée par hasard à
terre. Je résolus dans le moment de tenir la chose secrète, et
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 155

d'examiner sérieusement ce qui en était, sans même en rien dire


à mon épouse. Le lendemain, de grand matin, j'allai au lit de ma
fille, qui dormait tranquillement, et je posai sur elle sans l'éveiller
les reliques qui s'étaient trouvées dans le papier. A l'instant même
elle fut agitée comme la veille, se plia et replia diverses fois, for-
mant un cercle de son corps. Je retirai les reliques, et elle rede-
vint tranquille, sans s'être éveillée. Je réitérai deux fois la même
épreuve en présence d'une parente qui demeure au logis, et que
je fis venir exprès, et toutes les deux fois elle eut la même issue.
Ma fille étant levée, je l'interrogeai autant qu'il me fut possible
pour ne lui rien découvrir; je la sondai même sur toutes les cir-
constances, et je reconnus qu'elle n'en avait aucune connaissance,
ni aucun souvenir
de ce qui s'était passé lorsqu'elle eut ramassé
le papier. Alors je fis part de cet événement à mon épouse, à mes
parents et amis, qui tous convinrent avec moi que c'étaient de
véritables convulsions. Elles continuèrent ainsi jusqu'au premier
d'octobre, qu'elle fut attaquée de la petite vérole...
« L'éruption de la petite vérole, ne dure que
qui, d'ordinaire,
neuf jours, continua trois semaines, souvent
parce que, s'élançant
hors de son lit, la tête en bas, les pieds élevés, étant roide, sans
mouvement ni connaissance, il n'était pas possible de la recoucher
ni de la couvrir ce qui fît souvent rentrer et noircir
suffisamment;
les boutons qui étaient répandus depuis la tête jusqu'aux pieds...
« Les trois semaines étant ainsi qu'il a déjà
d'éruption passées,
été dit, sa santé parut se rétablir
un peu, et les convulsions dimi-
nuer avec le danger; de sorte que le degré de l'un était, pour ainsi
dire, la règle de l'autre; ce qui fit qu'elles furent moins fortes et
moins fréquentes, et redevinrent telles qu'après les neuvaines.
«Notre fille ne fut cependant en état de sortir que vers la fin
du mois de décembre 1731. Je la menai une des fêtes de Noël à
Saint-Médard y rendre grâces à Dieu, et remercier son ancien
protecteur. Nous entendîmes la messe, et nous passâmes à l'en-
156 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

droit où il repose, pour y demander à Dieu, par son intercession,


la guérison de l'âme et des infirmités de ma fille. Après notre
prière, nous nous retirâmes sous le charnier, et nous nous joi-

gnîmes à des personnes qui récitaient des psaumes près d'une


convulsionnaire. Ma fille tomba aussitôt en convulsion, et en eut

pendant une heure. Nous retournâmes le lendemain et deux jours

après au tombeau, et elle y en eut encore de même. Nous remar-

quâmes alors une différence essentielle entre les agitations que lui
causait son mal ordinaire, et celles qui provenaient des convul-
sions : celles qui étaient par son mal lui causaient
occasionnées
de grandes douleurs, qu'elle ressentait encore après que ses acci-
dents étaient passés; au lieu que celles qui provenaient de con-
vulsions lui procuraient de la tranquillité et du soulagement après
qu'elles étaient cessées.
« Les convulsions et son mal lui cessèrent également le pre-
mier de janvier 1732, et la laissèrent tranquille jusque vers le

carême, pendant lequel temps elle n'eut qu'une seule fois ses agi-
tations ordinaires; ce qui nous fit présumer qu'elle était guérie,
et nous détermina, à la fin d'avril, à la mettre chez une demoi-
selle pour
apprendre à travailler. Nous avons appris depuis que
plusieurs fois elle y avait eu des convulsions, qui étaient comme
des extases, lorsque l'on récitait des prières en l'honneur du bien-
heureux Pâris, ce qu'elle nous avait caché, comme elle l'a avoué
depuis, dans la crainte qu'on ne la retirât de chez sa maîtresse.
« Une demoiselle à qui l'on avait remis un bonnet de laine qui
avait servi au bienheureux Pâris, ayant été, vers la fin du mois de
1732, voir la personne chez qui notre fille apprenait à tra-
juillet
vailler, et ayant montré ce bonnet, elle le baisa comme toutes ses

compagnes, malgré la maîtresse. Elle fut à l'instant agitée de


convulsions trois heures de
plus violentes
que jamais pendant
suite, et depuis ce jour-là jusqu'à celui de sa guérison, elle en a eu
tous les jours au soir, ce qui nous obligea de la retirer chez nous.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 157
«Nous avons été si frappés des convulsions de notre fille, et
nous avons pris tant de précautions pour nous assurer de leur
réalité, que nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser de les
rapporter comme étant l'oeuvre de Dieu. Nous le faisons avec
d'autant plus de confiance, que nous n'avons jamais reconnu notre
fille de caractère à en imposer; ceux qui la connaissent pensent
de même à son égard. D'ailleurs, on ne lui parlait jamais de ce
qui lui était arrivé dans ses convulsions, et elle ne pouvait soute-
nir la présence de ceux qu'on lui disait l'avoir vue dans cette état,
ou qu'elle reconnaissait lorsqu'elles finissaient.
« Nous l'avons souvent éprouvée et contrariée dans ses convul-
sions. On lui a même refusé quelquefois des secours qu'elle de-
mandait, ce qui nous a attiré en diverses occasions des reproches
de notre famille et d'autres.
« Ce qui nous a fait le plus d'impression, c'est que sa guérison
s'est opérée subitement dans la dernière convulsion qu'elle a eue,
et qui était si extraordinaire que tous ceux qui y étaient présents,
aussi bien que nous, croyaient qu'elle y succomberait et en
mourrait.
« Dès qu'elle entrait en convulsion, ses yeux devenaient fixes et
se renversaient ; elle ne connaissait et n'entendait point pendant
tout le temps qu'elles duraient, quoiqu'elle agît avec discerne-
ment et avec une grande dextérité. Elle courait, allant et revenant
le long de la chambre avec une vitesse surprenante et très-long-
temps sans en être étourdie. Elle se couchait par terre et se rele-
vait très-promptement. Les modes et les façons de se mettre, in-
décentes ou mondaines, comme paniers, etc., lui causaient des
horreurs et des peines qui allaient jusqu'à en faire de grands re-
proches aux personnes qui se présentaient ainsi devant elle, et
même elle en venait aux voies de fait.
« lui remet-
Lorsque, étant en convulsion, plusieurs personnes
taient des reliques, elle les rendait quelque temps après à ceux à
158 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

qui elles appartenaient, sans faire de méprise, quoiqu'elle n'eût


pas l'usage des sens.
« Elle se représentait souvent la tombe du saint diacre, se pro-
sternait devant pour y prier, et invitait les autres à en faire de même
et à profiter, disait-elle, du temps favorable.
« Jamais elle ne passait devant le portrait du bienheureux Pâ-
ris sans le saluer. Souvent on l'a déplacé, caché ou substitué en
sa place un papier de même grandeur; et d'abord, sans voir, elle
s'apercevait de la transposition du portrait, et faisait la distinction
de la personne qui s'en était chargée, quoiqu'on l'eût fait changer
de place.
« Nous fûmes très-affligés de voir que les convulsions de notre
fille exigeaient qu'on la traînât quelquefois par les pieds, ayant
la tête nue et se roulant sur le carreau, qu'on la portât sur les
épaules et qu'elle s'élevât ainsi en haut, quoique nous eussions
soin, avant que d'accorder ces secours, qui ne se donnaient qu'a-
vec répugnance, de l'habiller de manière à éviter les indécences
qui, autrement, auraient pu en résulter.
« Elle tournait quelquefois sa tête avec une vitesse extraordi-
naire, comme sur un pivot, et on ne pouvait la traîner sur le
plancher avec trop de précipitation. Lorsqu'on la portait sur les
épaules, il fallait courir par la chambre sans interruption, et dès
que la personne qui la portait était lasse, une autre prenait la place,
ce qui se faisait ainsi pendant plusieurs heures. Il est même arrivé
que cette opération a duré depuis neuf heures du soir jusqu'à sept
du matin. En cet état elle s'élevait quelquefois toute droite, et
restait comme une personne ravie ou en extase. Et après la con-
vulsion cessée, elle était des plus tranquilles et aucunement fatiguée,
tandis que ceux qui lui avaient donné les secours étaient rendus
de lassitude.
« Un soir, à environ dix heures, de l'avis de ma famille, je m'op-
posai à porter ma fille sur mes épaules. Sur mon refus, et après
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 139

l'avoir repoussée au moment où elle se présentait pour être ainsi

portée, elle tomba à la renverse sur noire lit, où elle avait coutume
d'être la plupart du temps dans ses convulsions. Ses agitations
augmentèrent extraordinairement, et son visage et ses yeux de-
vinrent enflammés comme si elle allait étouffer; ce qui ayant
duré près d'un demi-quart d'heure, elle se releva comme en co-
lère, et s'adressant à moi, elle me dit ces paroles étonnantes : « Tu
« me porteras: » Ne pouvant supporter davantage l'état de souf-
france où elle me paraissait être, je me déterminai à la porter.
« Le lendemain matin, une personne vint me prier d'aller chez
une convulsionnaire, pour aider à lui donner les secours dont elle
avait grand besoin, parce que ceux qui étaient actuellement autour
d'elle étaient très-fatigués. J'y fus, quoique je n'eusse jamais vu
celle convulsionnaire, et, étant chez elle, je fus extrêmement frappé
de ce qu'on la portait aussi sur les épaules. Je me présentai à mon
tour pour le secours, et lorsqu'elle fut sur mes épaules, elle me
donna deux soufflets, en me disant aigrement : « C'est donc toi
« qui as refusé des secours à ta fille; il le convient bien de vouloir
« diriger l'oeuvre de Dieu ! » Cet événement m'étonna si fort que
je m'informai si quelqu'un de ceux de la compagnie n'aurait point
vu quelqu'un de ceux qui étaient chez moi la veille au soir. On me
répondit que non, et que ceux que je voyais présents avaient
passé la nuit dans l'endroit où ils étaient, qu'il n'en était sorti au-
cun, et qu'il n'y était venu personne du dehors.
« Pendant les convulsions de notre fille, ceux qui étaient pré-
sents ne cessaient de faire des prières et de réciter des psaumes
alternativement. Nous étions dans une admiration continuelle sur
tout ce qui se passait sous nos yeux, et nous espérions toujours
que Dieu aurait la bonté de faire éclater ses merveilles sur nous.
Le moment arriva enfin.
«Le 26 août 1732, vers onze heures du soir, notre fille étant
en convulsion et sur les épaules d'une personne de notre compa-
160 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

gnie, qui était composée de parents, amis et voisins, quelqu'un


lui mit en main un papier où il y avait des reliques du bienheu-
reux Pâris; elle en devint plus agitée; la personne, craignant de
perdre ces reliques, les lui retira, ce qui la rendit toute troublée
et déconcertée. Une autre personne, touchée de son état, lui pré-
senta un reliquaire qui renfermait un morceau du bois de la croix
de Notre-Seigneur et un morceau du bois de la couchette du bien-
heureux Pâris. Notre fille le saisit avec
empressement et joie, et à
l'instant la convulsion redoubla ; elle étendit ses bras avec violence,
s'élançant vers le plancher en haut, et jetant des cris perçants. La
personne qui la portait, ne pouvant plus la supporter à cause de
ses violentes agitations, la jeta sur notre lit. Alors les convulsions
furent si fortes et accompagnées de si grands cris, ce qui n'était
jamais arrivé, que tous les assistants en furent saisis de frayeur
et de crainte. Son corps se pliait et repliait à chaque instant, ses
yeux devinrent étincelants et rouges comme du sang. Nous étions
tous autour du lit, et après quelques minutes dans cet état violent,
nous l'entendîmes prononcer d'une voix extraordinaire, forte et
perçante, ces paroles : Je suis guérie, qu'elle répéta deux fois.
« Au moment même, ses convulsions cessèrent, et elle se mit
à son séant.
« Revenue à elle, et ayant
recouvré sa pleine connaissance, elle
nous dit encore tranquillement : « Ah ! je suis guérie. »
« Nous fûmes tous remplis d'une grande joie, et nous lui de-
mandâmes avec empressement quelle preuve elle avait de sa
guérison. « J'ai ressenti, répondit-elle, tout à coup d'effroyables
« douleurs dans mon estomac, et comme si une boule eût monté dans
« ma gorge et fût redescendue dans mon estomac, où elle a crevé
« avec une telle violence que j'ai cru que mon corps se déchirait
« en deux; et dès a été crevée, j'ai entendu au dedans de
qu'elle
« moi comme une voix forte et perçante trois
qui a dit deux ou
« fois : Je suis guérie, ce surprise, mais
qui m'a causé une grande
MALADIE DE LA DEMOISELLE BIGOT.
Fac-simile
d'unegravuredulivredeCarrédeMontgeron.
11
GUÉRISON DE LA DEMOISELLE BIGOT.
Fac-simile
d'unegravuredu livrede Carréde Montgeron.
11.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 165

«je ne sais pas si j'ai crié comme vous me le dites, et je ne sens


« plus aucun mal. » Elle fit ce récit avec tant de gaieté et de con-
fiance, qu'il n'y eut pas lieu de douter qu'elle ne fût réellement
guérie... »
Ne retrouvons-nous pas ici l'attaque pure de tout mélange avec
sa période tonique, son clownisme, ses grands mouvements, ses
altitudes et son délire consécutif? Pour finir, la boule hystérique
intervient au moment même où va disparaître la maladie.
Fort peu après la guérison de mademoiselle Giroust, on en con-
stata une nouvelle qui fit grand bruit. Il s'agissait d'une certaine
Bigot qui depuis longtemps avait perdu l'ouïe ; Carré de Mont-
geron la dit sourde et muette de naissance, mais tel n'est pas
l'avis de ses contradicteurs. Toujours est-il que l'on pouvait tirer
un coup de pistolet à son oreille sans qu'elle s'en aperçût.
« Dans l'instant qu'on la met sur le tombeau, le 27 août, à
sept heures du matin, son visage devient pâle comme celui d'un
mort ; elle tombe en défaillance, et, un moment après, il lui prend
des mouvements d'une si grande violence qu'on a peine à la re-
tenir. Elle témoigne par son air et ses gestes qu'elle souffre les
plus vives douleurs dans la tète, les oreilles et la gorge; sa tête
tourne et se porte de droite à gauche avec une si prodigieuse vi-
tesse qu'on ne distingue plus ses traits, et que la couleur de sa
bouche paraît traverser toute la largeur de son visage. Les femmes
qui l'avaient conduite, étonnées d'un tel spectacle auquel on n'é-
tait point encore accoutumé, la retirent de dessus le tombeau;
mais la sourde et muette fait connaître un moment après qu'elle
veut y être remise. Elle n'y est pas plutôt que ses agitations,
accompagnées des plus vives douleurs, recommencent avec encore
plus de force qu'auparavant... Tous ces préludes de la main divine
aboutissent enfin dès le matin du 31 août à lui former l'organe
de l'ouïe avec toute la finesse et la
perfection que cet organe peut
avoir. »
166 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

C'est aussi vers cette époque que se place un miracle qui a


pour nous l'intérêt le plus grand. Il s'agit de la guérison de
Jeanne Fourcroi. Celle jeune personne, fille d'un épicier, était,
au dire de Carré de Montgeron, un prodige de disgrâces et de maux.
Mais ce qui frappait le plus dans son état, «c'était une ankylose
dont l'humeur corrosive et brûlante avait depuis plus d'un an
racorni, retiré et desséché le tendon d'Achille du pied gauche,
avait fait remonter le talon beaucoup plus haut qu'il ne devait être,
avait renversé le pied quasi sens dessus dessous, en avait gonflé et
contourné les os, et en cet état les avait soudés à ceux de la jambe,
ce qui rendait ce pied d'une difformité
hideuse, cl en avait fait
perdre l'usage à la demoiselle Fourcroi. Tout à coup, dans une
convulsion, ces os se décollent et se détachent de ceux de la jambe;
ils se dégonflent, ils se réduisent à leur premier état, ils se retour-
nent, ils se remettent dans leur situation naturelle. Le tendon
d'Achille se ramollit, s'étend et devient souple. Le talon descend
et reprend sa place. Une grosseur considérable qui était à côté de
la cheville rentre en elle-même et disparaît. Tout le pied qui avait
été si horriblement contrefait recouvre en un moment sa première
forme, et dès le même instant la demoiselle Fourcroi retrouve,
dans ce pied si nouvellement rétabli, toute la force et l'agilité qu'un
pied peut avoir. »
Il est difficile de donner une
description meilleure du pied-bot
hystérique, et pour comble de certitude Carré de Montgeron dans
les gravures de son livre nous offre une reproduction amplifiée de
l'état lamentable où se trouvait la jeune fille. Je le demande à tout
médecin qui lira ces lignes, y a-t-il un doute possible sur la nature
du mal et sur la cause de la guérison? L'opinion que je soutiens
d'ailleurs en ce moment a été victorieusement défendue par
M. Charcot dans ses leçons de la Salpêtrière, où bien souvent le cas
de mademoiselle Fourcroi fut rapporté. Il convient, pour être
complet, d'ajouter que la guérison se fit au milieu d'une violente
MALADIE DE LA DEMOISELLE FOURCROI.
Fac-simile dulivrede CarrédeMontgeron.
d'unegravure
GUÉRISON DE LA DEMOISELLE FOURCROI.
Fac-simile
d'unegravuredulivrede CarrédeMontgeron.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 171

en entendant
attaque dont la jeune fille fut prise par imitation
d'autres convulsionnaires et en voyant leurs mouvements désor-
donnés.
Le cimetière de Saint-Médard était devenu, en 1732, le rendez-
vous de tout ce qu'il y avait d'hystériques à Paris.
Le célèbre vulgarisateur Louis Figuier nous donne, d'après les
auteurs du temps, une description que lui emprunte Mathieu, et je
ne puis résister au désir de vous en faire part :
« Les convulsions de Marie-Jeanne furent le signal qui donna
le branle à une nouvelle danse de Saint-Guy, ressuscitée dans
Paris même en plein dix-huitième siècle, avec des variations infi-
nies, toutes plus lugubres ou plus bouffonnes les unes que les
autres. De tous les quartiers de la ville on accourut au cimetière de
Saint-Médard pour participer aux frissonnements, aux crispations,
aux tremblements. Malade ou non, chacun prétendit convul-
sionner et convulsionna à sa manière. Ce fut une danse univer-
selle, une véritable tarentelle. Bientôt les provinces elles-mêmes,
jalouses des faveurs que le saint distribuait sur sou tombeau, vin-
rent en réclamer leur part, apportant à la représentation le
contingent de leurs originalités locales.
«Le sol du cimetière de Saint-Médard et des rues voisines est
disputé par une multitude de filles, de femmes, d'infirmes, d'indi-
vidus de tout âge, qui convulsionnent, comme à l'envi les uns des
autres. Ici, des hommes se débattent sur la terre en véritables épi-
leptiques, tandis que d'autres, un peu plus loin, avalent des cail-
loux, des morceaux de verre et même des charbons ardents; là,
des femmes marchent sur la tête avec autant de décence ou
d'indécence qu'en peut comporter un pareil exercice. Ailleurs,
d'autres femmes, étendues de tout leur long, invitent des specta-
teurs à les frapper sur le
ventre, et ne se déclarent contentes que
si dix ou douze hommes leur tombent sur le
corps. C'est le com-
mencement des secours; bientôt il y en aura d'autres plus
172 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
extraordinaires et plus meurtriers...
On se cambre, on se lord, ou
s'agite en mille façons extravagantes. Il y a pourtant certaines
convulsions étudiées où l'on affecte des pantomimes et des poses
qui représentent quelques mystères religieux, et plus spéciale-
ment des scènes de la Passion.
« Au milieu de tout cela, on n'entend
que gémir, chanter,
hurler, siffler, déclamer, prophétiser, miauler. Mais ce qui
domine dans cette épidémie convulsionnaire, c'est surtout la
danse. Le choeur est conduit par un ecclésiastique, l'abbé Béche-
rand, qui, pour être aperçu de tout le monde, se tient constamment
sur le tombeau du saint. C'est là qu'il exécute tous les jours, avec
un talent au-dessus de toute rivalité, son pas de prédilection, ce
fameux saut de carpe que les spectateurs ne sont jamais las
d'admirer.
« Cet abbé Bécherand appartenait à l'école, déjà dépassée, des
convulsions guérissantes. Il avait une jambe plus courte que l'autre
de quatorze pouces, infirmité qui ne devait pas nuire au succès de
sa danse favorite. Il affirmait que tous les trois mois cette jambe
s'allongeait d'une ligne. Un mathémacien
qui calcula le temps qui
devait s'écouler pour que la guérison fût complète, le régla à qua-
rante-cinq années de cabrioles. C'était bien long, mais l'important
pour l'abbé était d'être assuré que le saint pensait à lui et du haut
des cieux souriait à son saut de carpe. »
Ce fut cette excentricité qui perdit tout; le Roi recevant chaque
jour du clergé les plus fâcheux rapports sur ce qui se passait a
Saint-Médard, ordonna au lieutenant de police Hérault de fermer le
cimetière.
Le lendemain, comme chacun sait, on trouva qu'un plaisant
avait écrit sur la porte :
De par le Roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.
A la cour on riait beaucoup des miracles et des convulsions.
DU
TOMBEAU
LE PARIS.
DIACRE
du
d'une de
Carré
livre
Fac-simile
gravure deMontgeron
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 175

C'était l'époque où les grands seigneurs se targuaient de raison et


de philosophie, et où la noblesse se mettait à la tête du progrès.
La duchesse du Maine fit le célèbre quatrain :

Un décrotteur à la royale
Du talon gauche estropié,
Obtint par grâce spéciale
D'être boiteux de l'autre pied.

Ne dirait-on pas qu'il y avait eu là un de ces fameux transferts


dans les maladies ner-
que nous voyons aujourd'hui fréquemment
veuses, une lésion hystérique passant quelquefois spontanément
ou sur quelque influence d'un côté à l'autre du corps ?
Voltaire ne demeure pas muet dans le concert des railleries :

Un grand tombeau, sans ornement, sans art,


Est élevé non loin de Saint-Médard ;
L'Esprit divin, pour éclairer la France,
Sous cette tombe enferme sa puissance.
L'aveugle y court, et d'un pas chancelant
Aux Quinze-Vingts retourne en tâtonnant ;
Le boiteux vient clopinant sur la tombe,
Crie Hosanna! saute, gigotte et tombe;
Le sourd s'approche, écoute et n'entend rien.
Tout aussitôt de pauvres gens de bien,
D'aise pâmés, vrais témoins du miracle,
Du bon Pâris baisent le tabernacle.

Les jansénistes, eux, ne rirent pas, ils protestèrent, mais on


ne tint aucun compte de leurs récriminations, le cimetière
demeura fermé définitivement. Celte mesure ne devait pas mal-
heureusement arrêter la folie convulsionnaire.
Puisqu'il était défendu de convulsionner en public, les jansé-
nistes se mirent à avoir leurs crises à domicile, et le mal fut pis
encore qu'auparavant. Saint-Médard était un seul foyer d'imita-
tion, sa fermeture devint le signal de la dissémination des foyers.
Partout, dans les cours, sous les portes cochères, on entendait ou
176 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
l'on voyait quelque malheureux se débattant, et sa vue entraînait les
assistants à l'imiter. Les choses allèrent à ce point que le Roi rendit
un nouvel arrêt ordonnant que quiconque serait vu en convulsion

passerait devant un tribunal institué spécialement à l'Arsenal et


serait emprisonné aussitôt. Soixante curés, chanoines ou reli-

gieuses furent ainsi incarcérés


en quelques jours.
Les convulsionnaires se cachèrent mieux, mais ne cessèrent
pas. Parmi eux, il en est deux dont la folie se montre si extraordi-
naire que, bien qu'ils soient de simples aliénés et non des hystéri-
ques, il y aurait dommage à ne pas citer leur histoire. Il s'agit
d'abord de M. Fontaine, secrétaire des commandements du roi
Louis XV.
Fort ennemi des jansénistes et même un peu leur persécuteur,
il eut comme saint Paul son chemin de Damas. Mais sa conver-
sion ayant eu une forme peu ordinaire, j'en prends l'histoire dans

Montgeron : il y a des textes où il n'est pas permis de changer


un mot.
« Dès 1732, M. Fontaine se trouva sujet à ressentir de temps
en temps une si grande faiblesse dans les jambes, que dans ces
moments il était hors d'état de se soutenir. Il ne regarda d'abord
les accès de ces faiblesses subites que comme une maladie extraor-
dinaire ; mais la suite lui fit voir qur c'était une espèce de prélude
ou de préparation à la force surnaturelle avec laquelle Dieu avait
résolu d'agiter tout son corps. En effet, au commencement
de 1733, étant à Paris, dans une maison où on l'avait invité à
dîner avec une grande compagnie, il se sentit tout à coup forcé
par une puissance invisible de tourner sur un pied avec une
vitesse prodigieuse, sans se retenir,
pouvoir ce qui dura plus
d'une heure sans un seul instant
de relâche. Dès le premier
moment de celte convulsion si singulière, un instinct qui venait
d'en haut lui fit demander qu'on lui donnât au plus vite un livre de
piété. Celui qu'on trouva le premier sous la main, et qu'on lui
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 177

présenta, fut un tome des Réflexions morales du Père Quesnel ;


et quoique M. Fontaine ne cessât pas de tourner avec une rapidité
éblouissante, il lut tout haut dans ce livre tant que dura sa con-
vulsion tournante, avec une facilité parfaite, et un contentement

inexprimable qui pénétrait jusqu'au fond de son coeur, et qui


édifiait tous ceux qui étaient présents.
« Si ce fait n'avait pas été répété plus de trois cents fois depuis
ce jour-là, et n'avait pas été vu par une multitude de personnes
au-dessus de tout soupçon, je n'aurais pas osé le rapporter ; mais
il a un trop grand nombre de témoins pour pouvoir être contesté,
car cette convulsion si étonnante continua pendant plus de six
mois. Elle se fixa même régulièrement à deux fois par jour, et elle
n'a quitté M. Fontaine que le 6 août 1733, dès qu'il eut achevé de
lire, en tournant toujours d'une force prodigieuse, les huit tomes
des Réflexions du Père Quesnel sur le Nouveau Testament, ce que
M. Fontaine accompagnait de plusieurs élévations de son coeur
vers Dieu.
« La convulsion tournante du malin lui prenait toujours préci-
sément à neuf heures, et durait une heure et demie ou deux heures
tout de suite ; celle de l'après-midi commençait à trois heures, et
durait autant que celle du matin. Tous les jours M. Fontaine se
trouvait en se levant une si grande faiblesse dans les jambes, qu'il
ne lui était pas possible de se soutenir, ce qui continuait jusqu'à
neuf heures que sa convulsion tournante le saisissait. Pour lors,
son corps se posait sur une de ses jambes, qui, pendant l'heure et
demie ou les deux heures que durait le tournoiement, ne quittait
pas le centre où elle avait été placée, pendant que l'autre jambe
décrivait un cercle avec une rapidité inconcevable, se tenant
presque toujours en l'air, et posant néanmoins quelquefois très-
légèrement à terre, mais sans rien perdre de l'impétuosité de son
mouvement. Le tournoiement de tout le corps se faisait avec une
vitesse si prodigieuse, ont
qu'un grand nombre de personnes
12
178 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

compté jusqu'à soixante tours dans une minute


; en sorte que
suivant le calcul de leurs observations, l'étendue de tous les tours
que faisait une des jambes de M. Fontaine pendant une de ses con-
vulsions tournantes, passait la longueur de deux ou trois lieues

lorsque l'autre jambe, qui ne posait que sur la pointe du pied


portait durant ce temps tout le poids de son corps.
« Après que la convulsion tournante du matin était finie
M. Fontaine se trouvait en état de se soutenir un peu sur ses
jambes; mais elles ne reprenaient toute leur vigueur qu'après
celle de l'après-midi, et pour lors il se sentait dans une force et
dans une santé parfaites jusqu'au lendemain matin. »
Cette folie de derviche ne suffit pas à M. Fontaine, il voulut
réparer ses torts passés envers la mémoire du saint diacre, envers
les appelants de la bulle Unigenitus, et pour cela il se décida à des

jeûnes extraordinaires.
Il résolut en particulier de demeurer quarante jours pleins sans
boire ni manger.Il tint son voeu presque complétement, car il ne
prit qu'un peu d'eau à partir du dix-huitième jour. Voici d'après
Carré de Montgeron comment s'était entraîné ce malheureux fou :
« Forcé par sa convulsion de sortir du lieu de son domicile le
lundi 9 mars 1733, sans y retourner,
pouvoir quelques efforts
qu'il pût faire, M. Fontaine
alla, par l'effet de la même impulsion
qui l'avait chassé de sa retraite, chez un solitaire de ses amis, qui
le reçut comme un envoyé de Dieu, dont il s'estimait fort indigne.
Le lendemain malin, il fut contraint d'annoncer que tout le reste
du carême il ne prendrait qu'un repas par jour, qu'il ferait au pain
et à l'eau à six heures du soir ; mais que les dimanches il mange-
rait à dîner du potage et du pain, et au souper tout ce qui lui
serait présenté, à l'exclusion du. vin. Tout cela fut exactement
suivi.
'
«Après Pâques, il fut encore restreint au pa:o à l'eau sans
pouvoir faire autrement, avec la liberté néanmoins de manger à
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 179
midi et au soir, et d'y joindre quelquefois douze olives; ce qui dura
jusqu'au 19 avril, que l'impression de sa convulsion lui fit déclarer
forcément qu'il passerait quarante jours de suite sans prendre
aucune nourriture, mais sans spécifier quand commencerait ce
terrible jeûne.
« L'impossibilité où il se vit dès le lendemain lundi, 20 avril,
de pouvoir rien porter à sa bouche, non plus que les jours suivants,
malgré toutes ses tentatives, lui fil juger que le temps d'exécuter ce
grand jeûne était déjà venu; mais il se trompa; celui-ci, qui ne
dura que dix-huit jours, n'en était que la préparation. Cependant,
si l'on fait attention à tout ce qu'il a été forcé de faire dans ce jeûne
si singulier, on verra qu'il est aussi surnaturel que celui de la qua-
rantaine, et qu'il a été bien plus rigoureux par rapport aux
effets.
«Non-seulement M. Fontaine a été privé de toute nourriture
et boisson pendant ces dix-huit jours, mais même il travaillait tout
le jour à un ouvrage des mains, guère moins pénible qu'il était
très-appliquant, qu'il n'interrompait que pour réciter les offices
aux heures canoniales; et il était forcé encore de passer les nuits
presque entières à prier et à réciter des psaumes jusqu'à deux
heures qu'il disait matines avec son compagnon de retraite; en
suite de quoi, toujours entraîné par une impulsion contre laquelle
ses résistances étaient vaines, il était
obligé d'aller à une messe qui
se dit à quatre heures du malin à
l'église de Saint-Eustache, dont
il était assez
éloigné.
«Mais ce qui l'a le plus épuisé, c'est un très-étonnant garga-
risme auquel l'instinct de sa convulsion l'a obligé dès le cinquième
jour de son jeûne, quelquefois avec du vinaigre très-fort et tout
pur, qui lui enlevait la peau de la bouche et de la langue ; ce que
néanmoins il fut forcé de continuer presque sans relâche le jour et
la nuit, jusqu'au dix-huitième
jour de ce jeûne, où il ne lui restait
plus qu'un souffle de vie. »
12.
180 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

A côté de M. Fontaine, il est juste de placer un second convulsion-


naire célèbre ; je veux parler du commentateur de Polybe, du che-
valier Folard. C'était un esprit distingué. Il était aussi des plus
braves, et avait été blessé à Cassano, puis à Malplaquet, et finale-
ment fait prisonnier. Ses ouvrages sur la tactique militaire étaient
fort estimés. Cette intelligence ferme en vint à tomber dans la folie
du temps. Sur ses vieux jours il fut d'une religiosité outrée, lui
dont la jeunesse avait été assez mouvementée. Voici ce que nous en
dit le pasteur Jordan, cité par Mathieu :
« Le chevalier Folard, qui prie sans cesse, récite par consé-
quent les vêpres chaque jour. Quand il est au cantique des vêpres,
c'est-à-dire au Magnificat, il ne peut jamais le commencer. Les
convulsions le prennent aussitôt.
« Tout d'un coup il se laisse tomber et étend ses bras en croix sur
le carreau. Là, il reste immobile. Ensuite il chante, et c'est ce
qu'il fait fort fréquemment. C'est une psalmodie, qu'il n'est point
aisé de définir. S'il prie, c'est en chantant; si l'on se recommande
à ses prières, aussitôt il se met à chanter. Dans d'autres moments,
il pleure. Après avoir pleuré, il se met tout à coup à parler par
monosyllabes ; c'est un vrai baragouin, où personne n'entend
goutte. Quelques-uns disent qu'il parle la langue esclavonne dans
ces moments, mais je crois que personne n'y entend rien.
« Il sort quelquefois de son oreille un son, qui se fait entendre
des quatre coins de la chambre. Ce fait paraît tout à fait singulier.
Une autre fois, on le verra placé sur un fauteuil, ses pieds simple-
ment accrochés par un des bras du fauteuil, pendant que tout le
reste du corps est dans un mouvement fort rapide. Il fait aller son
corps comme une carpe qui saule. Cela paraît bien fort et bien
surprenant dans un homme âgé, infirme et couvert de blessures.
Il bat beaucoup des mains. Quand il ouvre les yeux, il déclare
qu'il n'y voit pas, qu'il est dans les ténèbres; mais quand il les
ferme, il dit qu'il se trouve dans une lumière éclatante, et on le
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 181

voit tressaillir de joie, tant il est content. Quand les dames se


recommandent à ses prières,il prend le bout de leur robe et s'en
frotte, par-dessus son habit, le tour du coeur. Quand ce sont des
ecclésiastiques, il prend le bout de leur soutane et il s'en frotte le
coeur pareillement, mais par-dessous la veste. Il s'en frotte aussi
les oreilles et d'autres endroits du corps.
« Il faut remarquer que tout cela se passe sans connaissance de
sa part, sans y voir, ni sans entendre. Il s'attache comme une
corde au cou, et, après avoir fait semblant de se secouer, il devient
comme immobile. Il chante beaucoup ; il arrive même souvent
qu'il chante une grande partie de la nuit. Sur la fin de sa convul-
sion, il chante, et dit en finissant : Il me semble que je chante.
C'est alors qu'il revient à lui-même, et que ses convulsions finis-
sent. On dit de lui (mais c'est ce que je n'ai point vu) qu'il ne peut
pas entrer dans l'église de la Magdeleine, sa paroisse. Sitôt qu'il
approche de la porte, il se sent repoussé par une main invisible ;
d'autres m'ont dit qu'il s'imagine voir un spectre qui se présente
à lui et qui le fait reculer. »
Il est facile de voir en suivant notre récit que l'épidémie va
toujours en s'aggravant. Du simple miracle, nous voici arrivés à
la folie religieuse la plus accentuée. Il ne faut pourtant pas croire
que nous soyons au bout; il me reste encore à raconter des choses
tellement surprenantes, tellement invraisemblables, que je supplie
quiconque pourrait croire à quelque exagération de ma part de
vouloir bien se reporter aux textes officiels, à Carré de Montgeron
et à l'auteur des Convulsions du temps.
Je trouve immédiatement de Folard celle de la
après l'histoire
fameuse mademoiselle Sonet qui fit grand bruit à l'époque; elle
en valait bien la peine, comme vous allez voir.
Mademoiselle Sonet portait le surnom de Salamandre, parce
qu'elle se livrait après ses attaques à l'exercice suivant : d'un air
de prophétesse, elle criait : Tabous, Tabous! On apportait deux
182 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

tabourets élevés, sur lesquels elle se plaçait en arche de pont,


comme le font toutes les hystériques et beaucoup de filles hypno-
tisées1 . Puis on faisait au-dessous d'elle un peu de feu, et elle avait
l'air de rôtir à petit feu, demeurant plusieurs minutes en cet étal.
Ai-je besoin de dire qu'il s'agissait seulement d'une de ces anes-
thésiques dont j'ai déjà trop parlé pour y revenir encore?
Mademoiselle Sonet avait d'ailleurs plusieurs procédés pour
étonner la galerie. Certains jours elle criait : « Sucre d'orge ! Sucre
d'orge!» On apportait ledit sucre d'orge qui était un bâton pointu
par un bout, et on le lui mettait sous les reins la pointe en l'air.
L'hystérique criait alors: «Biscuit! Biscuit! » Le biscuit arri-
vait, c'était un gros pavé qu'on lui lançait sur le ventre.
Mademoiselle Laporte avait une autre spécialité, elle guéris-
sait les plaies en les suçant et en les léchant. Elle n'avait pas
le mérite de l'invention, c'est un rôle qu'ont choisi beaucoup de
mystiques des deux sexes, même des orthodoxes". Ce que j'ai
à raconter sur ce point est si horrible, que je prie le lecteur délicat
de tourner la page sans avoir lu. Seul celui qui se sentira le
courage de me suivre dans cette ordure parcourra ces lignes
avec dégoût. J'ai longtemps hésité à écrire ces détails, mais je n'ai
pas cru pouvoir les passer sous silence, puisqu'ils appartiennent
à l'histoire. Du reste, je laisse la parole à Carré de Montgeron, qui,
après Poncet, les admire sans réserve.
« Les convulsionnaires, dit Poncet, pansent des écrouelles ou-
vertes, pleines de pus et horribles à voir. Ils les lèchent, ils en
attirent le pus avec la langue; ils les sucent jusqu'à ce qu'ils aient
parfaitement nettoyé les plaies; ils l'avalent sans en recevoir la
moindre incommodité; ils lavent les linges qui ont servi de com-
presse dans de l'eau qu'ils boivent ensuite. Il y en a plusieurs qui,
avant que d'entreprendre ces horribles pansements, en ont

1 Voyez plus loin le du somnambulisme.


chapitre
2 Voyez la Vie de sainte Madeleine de l'azzi.
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 183

toute l'horreurque nous en aurions nous-mêmes si nous étions


condamnés à les faire; mais celte horreur passe aussitôt qu'ils sont
déterminés à obéir. »
Carré de Montgeron est plus explicite encore :
« On apporte, dit-il, aux pieds d'une convulsionnaire une petite
fille, pâle, étique, et qui paraît moribonde. Aussitôt que la con-
vulsionnaire l'aperçoit, la joie se peint sur son visage. Elle est in-
térieurement instruite par l'instinct de sa convulsion que celle
jeune fille a une jambe pourrie par des écrouelles, elle le déclare
aux assistants et elle remerciele Seigneur avec de vives actions
de grâces de ce qu'il lui commande de la panser. « N'est-il pas

«juste, ô mon Dieu, s'écrie-t-elle tout haut dans le transport qui


«l'anime, qu'étant destinés à être tous ensemble les membres de
« votre famille, nous prenions part aux maux les uns des autres?
« Non, mon Dieu, je ne crains pas de prendre sur moi une partie
« du venin qui consume cet enfant et qui a déjà pourri un
« membre de son corps ! Ne suis-je pas
déjà trop heureuse que vous
« daigniez m'employer à celte oeuvre de miséricorde? Votre puis-
« sance sans bornes ne tardera
pas à nous guérir toutes deux. »
«Elle prend alors avec empressement la jambe de cette petite
fille, elle ôte toutes les bandes dont elle est enveloppée, elle lève
enfin un linge tout imbibé d'un pus et gluant qui découle
rougeàtre
sans cesse d'un grand nombre de trous
qui percent cette jambe de
tous côtés. Plusieurs de ces trous sont si larges et si profonds
qu'ils laissent apercevoir l'os dont la noirceur est un signe qu'il
est aussi corrompu
que les chairs. Aussitôt tout l'air de la chambre
est infecté d'une puantueur : le coeur de tous ceux
insupportable
qui y sont se soulève. Il leur semble que cette jambe appartient
plutôt à un cadavre à demi pourri qu'à un corps vivant.
«La convulsionnaire à la vue d'un objet si
pâlit elle-même
affreux et si dégoûtant, elle ne peut s'empêcher de reculer d'hor-
reur, tout son corps frémit et tremble lorsqu'elle pense qu'il lui
184 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

est ordonné de sucer toutes ces plaies. Elle paraît incertaine si elle
pourra se résoudre d'obéir, ses yeux versent des pleurs, son âme
est troublée, tous ses mouvements font connaître ce qui se passe
en elle. Enfin, élevant ses regards vers le ciel, elle s'écrie : «Ve-
« nez à mon secours, à mon Sauveur, dont la grâce est toute-puis-
« sante, vous voyez quelle est ma faiblesse. Je vous bénissais de
« m'avoir destinée à panser cette jeune fille si digne de compas-
« sion : mais à la vue de ses plaies, l'ardeur qui m'animait s'est
« tout à coup éteinte. Je sens que le coeur me manque, tout mon
« courage s'est évanoui. Ah! si vous m'ordonnez une chose pour
« laquelle j'ai tant de répugnance, donnez-moi en môme temps la
« force de l'exécuter ! Ah ! bienheureux pénitent, hâtez-vous d'être
« mon intercesseur, je suis votre servante, je porte vos livrées,
« votre nom est gravé dans mon coeur, obtenez du Tout-Puissant
« que sa force surmonte ma faiblesse. «
« On voit dans ce moment le visage de la convulsionnaire re-

prendre ses couleurs naturelles. Le calme paraît avoir succédé au


trouble qui l'agitait, elle s'approche de la jambe infecte dont les
chairs tombent en pourriture, elle y présente sa bouche, mais
bientôt elle la retire ; elle n'est point encore maîtresse de son coeur,
elle a besoin de jeter quelques regards vers le ciel. Enfin pour
forcer la résistance qu'elle sent en elle-même, elle prend tout à
coup le parti de précipiter sa bouche ouverte sur la plus large de
ces plaies. Dès qu'elle a commencé une première fois à la sucer,
elle paraît n'y avoir plus de peine, et ses prières ne sont plus que
des actions de grâces de ce qu'il a plu au Seigneur de lui faire vaincre
sa faiblesse. »
Ce que vous venez de lire est horrible; eh bien, il se passa pire
encore. Il faut toute la bonne foi de Carré de Montgeron, il faut
l'admiration sans bornes qu'il professe, pour que nous puissions
con-
admettre qu'il ne se moque pas de nous. Une des plus saintes
vulsionnaires fait pendant trois semaines ses repas de ce qui lut
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 185

pour Ezéchiel une nourriture dans le désert. Ceux de nos lecteurs

qui tiendront absolument à comprendre se reporteront à la Bible,


livre d'Ezéchiel, chapitre IV, versets 12 et 15.
Mais quittons ces abominations dégoûtantes et revenons à la

grande convulsion telle qu'elle se passait alors, telle qu'elle se


montre encore dans l'attaque hystérique. J'aime mieux, comme

toujours, laisser la parole aux auteurs du temps, aux témoins ocu-


laires. Voici une longue citation empruntée à Louis Debonnaire,
Oratorien. Sa description est si nette, si complète, qu'on la dirait
faite pour les besoins de l'explication médicale, et qu'à l'exemple
de Mathieu, je ne crois pas pouvoir la scinder.
« Qu'on se représente des filles, car il y a peu d'hommes, et les
indécences qu'on reproche à l'autre sexe ne sont pas remarquées
dans les hommes ; à des heures incertaines ou marquées, et quel-
quefois après de légers pressentiments, ces filles tombent ou pa-
raissent tomber subitement dans des frémissements, dans des es-
pèces de frissons, dans des bâillements, dans des saisissements;
elles se jettent par terre, sont reçues sur des matelas ou des cous-
sins qu'on leur prépare. Là, leurs grandes agitations commencent ;
elles se roulent, elles se tourmentent, elles se frappent; leur tête
tourne de tous côtés avec une vitesse extrême, leurs yeux se ren-
versent ou se ferment, leur langue sort au dehors, elle pend sur
les lèvres, ou se relire au fond du gosier; leur col s'enfle, leur
estomac se gonfle, leur bas-ventre s'élève, leur respira lion se
contraint; elles ont des suffocations, elles gémissent, elles poussent
des cris et des sifflements; elles aboient comme les chiens, elles
chantent comme des coqs; on aperçoit dans tous leurs membres
des secousses et des contorsions; elles s'élancent tantôt d'un côté,
tantôt d'un autre; elles font des culbutes et des mouvements dont
la pudeur s'offense; elles se trouvent dans des
postures indécentes;
elles s'étendent, elles se roidissent, elles restent comme mortes
des heures et des
jours entiers; elles deviennent, dit-on, sourdes,
186 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

aveugles, muettes, paralytiques, insensibles, et tout semble se


passer en elles, sans elles-mêmes.
« Il y en a dont ce qu'on appelle les convulsions sont moins des
agitations involontaires que des actions délibérées. L'une repré-
sente certains traits choisis de la vie de M. de Pâris; elle met le
couvert, range les siéges, se choisit deux convives qu'elle fait asseoir
avec elle, et quoiqu'il ne paraisse aucun mets sur la table, elle
prend la cuiller, la porte à sa bouche, et mange à vide. Ce premier
acte est suivi d'un second sans aucun intermède : elle s'approche
d'un miroir, et passe le dos d'un couteau sur son visage, avec tous
les tours de main d'un homme qui se rase; elle finit par l'exercice
du catéchisme, elle arrange les assistants, les interroge, et les
reprend quand ils font de mauvaises réponses. L'autre, au milieu
de l'obscurité de la nuit, se met quelques moments à la fenêtre,
elle la referme, demande une chandelle et puis un livre, qu'elle
ouvre et qu'elle met entre les mains de quelqu'un des spectateurs;
elle lui reprend après qu'il en a lu quelque page, ou quelque demi-
page, et lui fait au nez de grands éclats de rire; elle demande alors
à quelque prêtre s'il sait ce qu'elle vient de faire, et comme il
confesse ingénument son ignorance, elle veut bien en développer
elle-même le mystère : ce sont les divers degrés de la conversion
du pécheur. Une troisième ne prend de nourriture que le soir, et
quand on lui présente quelque aliment avant la fin du jour, ses
lèvres s'enfuient d'horreur, et sa bouche va se cacher alors dans
son oreille; elle soupe avidement; mais dès qu'elle a mangé ce
qui suffit aux besoins de la nature, sa bouche s'enfuit de nouveau
pour l'avertir de ne plus manger. C'est ainsi qu'elle nous retrace
l'image des anciens jeûnes des chrétiens. Une quatrième enfin ne
peut plus souffrir les matelas, elle fait coucher en travers une
bonne dame, se met dessus et s'écrie : Ah! que je suis bien, ma
soeur Marthe! voilà l'Eglise fondée sur Jésus-Christ. Voilà ce qu'il
me semble qu'on peut appeler le comique.
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 187

«Le tragique, ou le tragi-comique, est réservé pour d'autres


suivent dans leurs extases les différentes actions
actrices; celles-là
de la passion de Jésus-Christ qu'on leur récite ; elles les expriment
par leurs mouvements et par leurs gestes, elles imitent tout, jus-
elles s'éten-
qu'au coq qui chante pour avertir Pierre de sa chute;
dent en croix, elles font semblant de boire, elles crient, elles ex-

pirent, et tout est consommé pour elles. Celles-ci se pendent ou se


font pendre, tantôt par le col, tantôt par les pieds; elles saisissent
des épées ou d'autres instruments, elles lèvent la main pour frap-
per, et désignent par là les divers tourments qui sont réservés aux
vrais fidèles, c'est-à-dire à ceux qui s'attacheront constamment à
l'oeuvre des convulsions; les prêtres alors seront dégradés, et elles
les dégradent, etc. Toute celle espèce est mise au rang des figu-
ratives.
«Les apocalyptiques, ou visionnaires, ont des songes sans
sommeil : elles découvrent sous diverses images la persécution
qu'on fait souffrir aux convulsionnaires, et la protection que Dieu
leur accorde; elles voient des anges tantôt en l'air, et tantôt à leurs
côtés ; le blanc est à droite, cl le noir à gauche; ils leur parlent,
et elles répondent; elles reçoivent d'en haut des avertissements
bien articulés, elles y reconnaissent la voix de M. de Pâris, c'est
lui-même, elles ne peuvent s'y méprendre, quoiqu'elles n'aient
jamais eu le bonheur de l'entendre ni de le voir quand il était
vivant.
« Passons aux ou faiseuses de miracles. Elles
thaumaturges,
s'imaginent, ou veulent persuader, qu'elles ont reçu ce grand don
du ciel avec leurs
convulsions; pour en donner des preuves, elles
pétrissent des bosses, elles broient les poignets des enfants noués ;
elles les appuient sur leurs et paraissent les tirer forte-
genoux,
ment des deux mains
pour les étendre; elles font de la boue avec
de la terre du tombeau du bienheureux diacre, et vont, les yeux
fermés, l'appliquer sur ceux des aveugles; elles font ôter un car-
188 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.
reau du milieu d'une
chambre, pour former une piscine de Siloë
de la place qu'il occupait, elles y mettent un peu de la même terre,
versent de l'eau dessus, et tournent trois fois autour à plusieurs
reprises ; après cette consécration d'institution convulsionnaire,
elles font coucher quelque malade, qui ne descend dans la piscine
que par le derrière de la tête, elles y mettent ensuite leur épaule à
côté du patient, dont elles prennent sur elles les douleurs : ce sont
là quelques-unes de leurs merveilles.
« Les prêtresses viennent après ; on les voit exercer les diverses
fonctions du sacré ministère; elles confessent, et donnent des pé-
nitences; elles lavent les pieds de leurs apôtres; elles imposent les
mains aux prêtres, après les avoir fait mettre à genoux devant
leurs consécratrices; la messe;
elles célèbrent on en sait même

quelques-unes, ou quelques-uns, qui baptisent, en joignant la pa-


role à l'élément pour rendre le sacrement parfait. Au milieu de
ces cérémonies, et quelquefois dans d'autres temps, elles parlent
des langues inconnues, ou plutôt des jargons forgés, que personne
n'entend, et qu'elles n'entendent pas elles-mêmes.
« On nous en peint enfin comme de vraiesprophétesses, selon
tous les sens qu'on donne au terme
de prophétie : ce sont de
merveilleuses des grandes vérités, des découvertes de
explications
choses qui ne peuvent se savoir par aucunes voies humaines, une

pénétration des pensées les plus secrètes, des divinations, des


connaissances du passé, des prévoyances ou des pressentiments
de l'avenir; elles font des discours longs et sublimes, au-dessus
de leur portée naturelle, des exhortations pathétiques, des prières
admirables et sans préparation. Elles ont, nous dit quelqu'un, des
vues extraordinaires sur les maux de l'Eglise, les connaissant
d'une manière plus profonde et plus élevée que les savants; elles
sont plus occupées et plus touchées des fautes commises par les
amis de la vérité que de celles des ennemis; elles voient le fond
des coeurs, elles déclarent les péchés, inspirent des sentiments
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 189

de pénitence, de grands pécheurs ; elles distinguent


et convertissent
les reliques, et surtout celles de M. Pâris, entre tout ce qu'on leur
offre qui pourrait y ressembler ; elles sont plus violemment agitées
lorsqu'on les leur applique sans qu'elles le sachent, du moins on
le dit. On publie que la même chose leur arrive lorsqu'on met sur
elles les livres ou des écrits anticonstitutionnaires; qu'elles sont
brûlées par l'attouchement des pierres tirées des ruines de Port-
Royal; elles discernent les appelants de ceux qui ne le sont pas;
elles sentent les convulsionnaires, ou ceux qu'on appelle miracu-
lés, aux premières approches; elles nomment à leur abord des
personnes qu'elles vues; elles font à d'autres,
n'ont jamais sous
des noms empruntés, ou sous leur simple nom de baptême, toute
l'histoire de leur vie, de leurs démarches, et de leurs allures les
plus secrètes; elles leur révèlent ce qui se passe, ou ce qui doit
se passer dans leurs familles; on les interroge, et elles répondent
au nom de l'esprit qui parle par leur bouche; elles disent à quel-
ques-uns qu'ils seront pendus, rompus, décapités ; elles promettent
à quelques autres le don de Dieu, c'est-à-dire le don des convulsions,
et ce don leur arrive ; elles annoncent les étals dans lesquels elles
doivent tomber elles-mêmes, leurs propres guérisons ou celles des
convulsionnaires, ou de ceux qui font des neuvaines; elles en
marquent le jour et le moment précis; elles joignent à cela quel-
ques singularités prophétiques, comme de dévorer des volumes
entiers, d'avaler des charbons ardents, etc.
«Mais le grand objet des prédictions, c'est le retour prochain
des Juifs, et la venue d'Elie, qui doit en être l'instrument : Il vien-
dra, disent-elles, dans peu, dans quelques jours, dans quelques
semaines, dans quelques mois. Sa venue sera précédée d'une
éclipse de soleil, qui durera deux heures et cinq minutes : on
verra paraître un arc-en-ciel d'une forme singulière, une grande
étoile en plein midi, des
anges autour du soleil et de la lune : cir-
constances avidement et scrupuleusement recueillies par les scribes
190 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

de la Marguerite, si fameuse par ses divinations. Dans tout cet état


prophétique, les convulsionnaires sont dansune perpétuelle
aliénation d'esprit, elles parlent du milieu de leurs agitations
elles ne savent ce qu'elles disent, elles ne savent ce qu'elles ont
dit, ou protestent qu'elles n'en conservent pas le souvenir le plus
léger; cependant ailleurs les actions conspirent avec les prédictions.
L'époux et l'épouse ont des colloques mystérieux sur le grand évé-
nement qui fait la plus chère attente du troupeau fidèle. Le Juif
errant, après s'être égaré pendant quelques jours, revient, et son
retour est célébré par des acclamations saintes, par de tendres
démonstrations et par des cantiques de joie : c'est à peu près tout
ce que présente le beau côté de la médaille.
« Tournez, et vos yeux tomberont sur des objets moins mysté-
rieux, moins divins, disons-le sans détour, sur des objets moins
édifiants et plus scandaleux. Imaginez-vous une fille qui fait asseoir
un homme, dont les pieds sont bandés contre quelque appui solide
pour tenir plus ferme la convulsionnaire qui s'assied près de lui,
dos contre dos, et trois hommes qui la pressent par devant de
toutes leurs forces; elle se relève, et six hommes la pressent, entre
eux avec effort, trois par devant et trois par derrière; neuf la
prennent ensuite, deux par chaque bras, deux par chaque jambe,
et le dernier par la tête, pour la tirer violemment en long sur un
lit; d'autres, dans la même posture, se font comme écarteler en
l'air; elles se couchent sur le ventre,et deux hommes les frappent
du plat de la main sur les reins; ils sont successivement relevés
par deux autres, de sorte que ce martelage dure quelquefois plu-
sieurs heures. Quelques-unes se font berner dans des draps.
D'autres, debout sur un seul pied, sont balancées entre deux
nappes, qui les font tomber en devant et qui les relèvent en
arrière. On prépare ailleurs un matelas avec des sangles étendues
en travers, la convulsionnaire arrive, se couche dessus, et dans la
violence de ses agitations, on la sangle depuis le bas-ventre jus-
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 191
on la tire
que sous les bras, tandis qu'avec une sangle pareille,
fortement par le menton. La scène change, une grosse servante
vient se coucher auprès de sa maîtresse ; on roule le matelas pour
les emballer ensemble, avec toute la contention des plus robustes
emballeurs; des cordes passées par-dessous enlèvent le ballot et
le suspendent par le moyen de plusieurs poulies attachées au

plafond.
« Ce n'est pas tout : plusieurs de ces filles paraissent avec des
habits flottants, sans ceinture, sans souliers, sans bas, sans bonnet,
sans coiffure, et le reste très-négligemment couvert. Il y en a qui
n'ont que de petites camisoles et de larges culottes; cela s'appelle
être en habit de convulsionnaire. C'est dans cette indécence qu'elles
font leurs sauts, leurs bonds, leurs cabrioles et leurs culbutes. Des
hommes leur mettent les pieds sur les bras, sur les jambes, sur
les cuisses, sur le ventre; sur le col et jusque sur les yeux mêmes ;
ils les enlèvent par les pieds avec des cordes, et leurs têtes éche-
velées se secouent, se tournent, se relèvent par secousses, retom-
bent ou demeurent quelque temps pendantes et comme immobiles.»

Nous voici donc enfin arrivés à ces fameux secours si célèbres


dans l'épidémie de Saint-Médard. Ils consistaient, comme vous
voyez, en une série de brutalités dont les principales aboutissaient
finalement à des pressions sur le ventre. Voulez-vous rappeler à
votre souvenir ce que je disais au commencement de cet entre-
tien des hystériques ovariennes, de celles dont nous arrêtons
aujourd'hui l'attaque immédiatement, en leur pressant sur un
point de l'abdomen? Vous vous souvenez, leurs convulsions
s'arrêtent tant que dure la pression, tant que dure le secours,
pour prendre le langage du dix-huitième siècle.
On avait soupçonné la chose à ce moment, l'instinct, la douleur
même des malades les avaient amenés à trouver le remède même
qui sert aujourd'hui scientifiquement à les calmer, seulement les
192 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.

idées mystiques dont leur maladie était entourée avaient fait déro-
ger complétement la méthode.
Ecoutez, d'après l'auteur des Convulsions du temps, l'histoire
de la Soeur Margot, et admirez la manière dont on lui administrait
les secours quand elle entrait en attaque :
« On commençait par l'exercice de la lisière. Il se faisait en
passant autour du corps de la convulsionnaire une
lisière, dont
les deux bouts passés derrière son dos étaient tenus par une per-
sonne ; deux autres la tenaient chacune par une main, la tirant
les unes et les autres vers soi à tour de rôle. Si au lieu de prendre
la convulsionnaire par la main, on la prenait par le poignet, elle
criait et s'en plaignait ; je trouve ailleurs que cet exercice s'appe-
lait le balancement, et cela, en effet, en a assez l'apparence.
« Ensuite venaient les coups de poing sur le sein. Pour les
recevoir, Soeur Margot s'asseyait, et celui qui devait les donner
se mettait à genoux devant elle. Il fallait frapper juste à l'endroit
qu'elle montrait, immédiatement au-dessous des mamelles, sans
quoi elle se plaignait. Plus on allait vile dans cet exercice, plus
elle se disait soulagée. Elle recevait quelquefois jusqu'à trois
mille coups de suite; mon témoin oculaire a pris la peine de les
compter.
« De là on passait au battement de tête. Pour bien faire celte
opération, il fallait quatre personnes ; elles s'arrangeaient autour
de la tète de la convulsionnaire, et la battaient dans une espèce
de cadence ; une cinquième donnait du poing sur le sommet
de la tête. Il ne fallait
pas frapper trop fort, mais vite et douce-
ment, et faire ce qu'on appelle le moulinet, ce qui plaisait infini-
ment à la convulsionnaire.
« Après cela on lui pressait le ventre. La Soeur Margot s'as-
seyait à cet effet sur une chaise, et un homme joignant alors les
deux poings les appuyait sur son ventre. Trois, quatre, quelque-
fois cinq personnes poussaient ensuite celui-ci pour qu'il pressât
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 193
le ventre de Margot, et cela durait ce
plus fortement jusqu'à
« Holà! » et
qu'elle prît la main d'un frère, qui criait aussitôt :
les travailleurs quittaient à l'instant, pour revenir à la charge au
premier ordre. Il faut remarquer qu'il faut toujours que ce soient
des hommes qui fassent cette opération.
« On pressait ensuite le poignet. C'est peu de chose, et cela,

je crois, ne sertque pour donner le temps de reprendre ses

esprits. Cela se faisait en pressant avec violence et avec les deux


mains l'os du poignet. On sentait, dit-on, pendant cette opération,
un mouvement violent dans le bras, pareil à celui que feraient
des eaux qui coulent avec rapidité.
« Venait après le serrement de tête. Un travailleur passait pour
cela une serviette autour de la tête de la convulsionnaire, et la liait
derrière, de manière qu'on pût, entre elle et la tête, passer un
bâton pour tortiller avec effort la serviette, jusqu'à ce que la con-
vulsionnaire dit : « C'est assez. » Cela s'appelait le couronnement
d'épines, ce qui n'empêchait pas quelqu'un des frères de dire
par délassement quelques plaisanteries, qui faisaient rire quelque-
fois la Soeur Margot.
« Tout ceci préparait à des opérations et plus
plus grandes
hasardeuses. Elles commençaient par l'étranglement. Pour y
parvenir, la convulsionnaire étant entre deux tabourets, on lui
passait sur le menton une serviette, dont les deux bouts allaient
derrière la tête. Deux personnes, alors, montant sur les deux
tabourets, prenaient d'une main les bouts de la serviette, et
mettaient l'autre sur le menton de la convulsionnaire ; puis, fai-
sant toucher leur tête en s'appuyant sur l'épaule l'une de l'autre,
elles élevaient en haut la convulsionnaire, d'autres personnes la
tirant par en bas, pendant qu'une autre encore appuyait sa main
sur son gosier, ce Tout ce
qui faisait proprement l'étranglement.
manége fatiguait extrêmement les pauvres travailleurs.
« Après venait se placer fort à propos le
l'étranglement,
13
194 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

secouement. en passant comme ci-dessus


Il se faisait une serviette
sur le menton de la convulsionnaire, dont les deux bouts pas-
saient de même derrière sa tête ; et alors une personne, les pre-
nant, montait sur un tabouret, élevait à quelque distance de terre
la convulsionnaire, et la secouait quelque temps, à peu près
comme le bourreau secoue les pendus.
« Le secouement était suivi du jet
au plancher. Cela se faisait
en passant deux lisières sur le corps de la convulsionnaire; un
travailleur en tenait une devant, et un autre une seconde derrière;
deux autres la prenaient chacun au-dessous des aisselles, et, le
tout ainsi arrangé, tous les quatre l'élevaient en même temps aussi
haut qu'il leur
était possible, et la laissaient ensuite (en la soute-
nant cependant toujours un peu) retomber sur ses pieds. Cela se
faisait une vingtaine de fois de suite, après quoi les travailleurs
se reposaient, et ils en avaient besoin; car, si celle opération
était assez divertissante pour la Soeur Margot, il faut avouer

qu'elle était pour les travailleurs des plus fatigantes.


« A cela succédait le tiraillement à quatre lisières; il se faisait
ainsi : Margot étant assise sur un tabouret, on lui passait quatre
lisières autour du corps. Quatre personnes tenaient chacune deux
bouts de deux lisières, étant assises à égale distance de la con-
vulsionnaire. Celle de derrière appuyait ses deux pieds sur son
dos ; celle qui se trouvait devant, au-dessous de ses mamelles,

après avoir ôté ses souliers, ce qui n'empêchait pas que quelque-
fois Margot n'en ressentît du mal ; les deux personnes des deux
côtés mettaient chacune un pied sur chacune de ses aisselles;
après quoi, toutes les quatre personnes tiraient à qui mieux mieux,
et pressaient de toutes leurs forces la convulsionnaire jusqu'à ce
qu'elle donnât elle-même le signal pour finir; c'était ordinaire-
ment un : Je vous remercie.
« Cela préparait à l'écartelage, qui se faisait ainsi : on couchait
sur le dos la Soeur sur deux tabourets; on l'attachait ensuite à l'un
LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD. 193

des deux avec une lisière ; alors une personne la tenant par la tête,
chacune par un pied et une main. Ceux
quatre autres la tiraient
avoir plus
qui tiraient les pieds étaient assis par terre, et, pour
de force, avaient les leurs sur une tringle de bois mise au bas du
tabouret ; ceux qui tiraient les bras avaient leurs pieds passés sur
le tabouret même. Cet exercice était des plus violents, et mon
témoin oculaire, d'après lequel je parle, ne put le soutenir jusqu'à
la fin, en entendant craquer les os de la pauvre Margot, ce qui, à
la vérité, faisait sur-le-champ interrompre ce violent exercice.
« A l'écartelage succédaient différentes manières de rompre.
La première et la plus légère était celle qui se faisait en donnant
du coin de la main sur le cou de Margot, à peu près comme on

frappe sur les oreilles d'un lapin qu'on veut tuer, mais cela ne
faisait pas même une blessure à Margot. La seconde était plus
sérieuse : on prenait une tringle de bois, dont on posait les deux
extrémités sur deux tabourets, et deux personnes s'asseyaient des-
sus pour tenir la tringle en état. Alors un homme fort et robuste
se saisissait de Margot, et la poussant avec violence, lui faisait
donner des reins la tringle. Une autre façon de rompre
sur fera
frémir : on prenait une chaise qu'on mettait sur un lit; on y fai-
sait asseoir ensuite la convulsionnaire, qu'on y attachait avec des
lisières; alors deux personnes fortes et vigoureuses prenaient la
jambe cambrée de Margot et faisaient des efforts pour la redresser
contre le pied du lit, qu'elles soulevaient quelquefois avec les per-
sonnes qui étaient dessus pour rendre la charge plus pesante.
« Mais la grande opération était le battement à coups de bûche.
On le faisait en différentes manières. Tantôt la convulsionnaire se
couchait sur le ventre, et on la frappait sur le dos; tantôt elle se
couchait sur le dos, et on la frappait sur le ventre ; tantôt c'était
sur chacun des côtés que se faisait successivement la décharge.
C'étaient quelquefois deux personnes qui la frappaient, quelquefois
aussi il n'y en avait qu'une. L'instrument qui servait à ce rude
13.
196 LES MIRACLES DE SAINT-MÉDARD.

exercice était une bûche de chêne; pour la facilité des travailleurs,


on avait réduit un des bouts en poignée, l'autre bout, qui portail
sur la convulsionnaire, étant beaucoup plus large, ce qui faisait une
Mon témoin a compté jusqu'à deux mille coups
espèce de massue.
déchargés sur la pauvre Margot, qui avait soin de marquer l'endroit
où il fallait la frapper par une lisière plusieurs fois repliée autour
de son corps, et d'avertir quand on frappait au delà, ou quand les
lisières se dérangeaient, à quoi les travailleurs apportaient sur-le-

champ un prompt remède.


« Pour joindre ici tout de suite les opérations merveilleuses de
cette convulsionnaire, j'en ajouterai encore une ou deux, que je
tiens pareillement de témoins oculaires. Une par exemple, qui
mérite de trouver ici place, est la convulsion de la crosse qui dis-

tingue spécialement la Soeur Margot entre les convulsionnaires,

L'opération se faisait ainsi : Margot s'asseyait sur le plancher,


adossée d'une part à un des assistants, pareillement assis à terre,
et de l'autre les
pieds appuyés contre les talons d'un autre en
pareille posture. Alors un troisième, se soutenant sur les épaules
des deux personnes assises à terre, montait sur les éminences en
arc de la jambe de la convulsionnaire, et s'appuyait fortement des-

sus, jusqu'à ce qu'elle l'avertît qu'elle ressentait du mal.


« Une autre fois qu'elle se frappait le visage, paraissant désirer

quelque chose qu'elle ne marquait pas, un des frères lui demanda


si elle ne voulait pas qu'on lui traînât le visage contre terre; et
sur la réponse qu'elle le désirait, on la prit aussitôt par les jambes,
et la traînant sur le visage, on lui fit faire cent trente-six tours
d'une chambre qui a dix pas de long. Son menton paya la façon
de cette opération extraordinaire, et fut écorché par le coin d'un
carreau qui se trouva sur la route; mais il n'en arriva d'autre
inconvénient qu'une écorchure qui mit obstacle pour quelques
jours à la convulsion
de l'étranglement. »
A côté de Soeur Margot, Soeur Nizette convulsionnait aussi de la
CRUCIFIEMENT
D'après la
deS par et
alpêtrière,
l'Iconographie P.Regnard.
Bourneville
photographique
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD. 199

belle manière. Elle se faisait pendre, rouer et surtout crucifier.


C'est encore une forme qu'on observe chez les hystériques
en dehors de toute idée — Leur contrac-
d'aujourd'hui religieuse.
ture, à la période de l'attaque où ce phénomène pathologique
apparaît, prend souvent cette forme; on en trouvera de nombreux
exemples dans l'Iconographie photographique de la Salpêtrière;
j'en extrais un dessin, copié sur le cliché original, pris lui-même
sur une fille qui n'avait aucune pratique religieuse.
Les supplices qu'inventent les malheureuses convulsionnaires
sont d'une variété infinie, je suis forcé d'abréger : « Une jeune
fille de vingt-deux à vingt-trois ans étant appuyée contre la
muraille, un homme des plus robustes prenait un chenet pesant,
dit-on, vingt-cinq à trente livres, et lui en déchargeait, de toute sa
force, plusieurs coups toujours dans le ventre. On en a compté
quelquefois jusqu'à cent et plus. Un frère lui en ayant donné un
jour soixante, essaya contre un mur, et l'on assure qu'au vingt-
cinquième coup il y fit une ouverture. »
Catherine Turpin se fait donner sur le ventre de grands coups
d'une bûche en chêne ; la petite Aubigan redresse son pied bot à
grand renfort d'un battoir de lavandière. Soeur Jeanne Moler se
fait enfoncer une clef énorme dans l'abdomen, Soeur Gabrielle Moler
se fait appuyer sur la même région avec deux grandes pelles au
tranchant très-aigu ; elle dirige elle-même un pilon de fer dont
deux frères secouristes lui donnent des centaines de coups sur le
ventre; avec les Soeurs Dinah, Félicité et Madeleine elle se fait
enfoncer des épées dans les chairs, et le sang ne coule pas !
Tenons compte des exagérations inouïes dont est empreint le
livre de Carré de et nous reconnaîtrons encore nos
Montgeron,
hystériques anesthésiques, et ravies de se mettre en scène et
d'étonner le public.
Les conversions et les miracles allèrent toujours en diminuant
à partir de 1740. Le
Roi, fatigué du bruit que l'on faisait, résolut
200 LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD.
de mettre fin à l'épidémie et fit enfermer à l'hôpital les plus
célèbres des acrobates et leurs acolytes. Le conseiller Carré de
Montgeron, qui lui avait dédié les trois grands volumes dont
nous venons de faire l'analyse, Carré de Montgeron fut mis à la
Bastille.
Néanmoins il y eut encore quelques représentations secrètes,
mais, devenues moins éclatantes, elles produisirent de moins en
moins de contagion, et en 1762 les derniers miracles eurent lieu.
Les jansénistes n'avaient plus d'adhérents, et leurs ennemis les
Jésuites venaient d'être expulsés de France par Louis XV. Le
combat finissait faute de combattants.
Le dix-huitième siècle n'était pourtant pas encore délivré. Nous
allons le retrouver aux prises avec le magnétisme.
En terminant celte histoire des miracles de Saint-Médard, on
nous permettra peut-être une réflexion.
Ne semble-t-il pas que notre pauvre humanité tourne dans un
cercle vicieux? Il n'y a plus aujourd'hui de convulsionnaires,
ailleurs que dans nos hôpitaux : mais les prodiges durent encore,
il serait facile de trouver tel endroit où véritablement les para-
lysies, les ankyloses, les hydropisies guérissent comme par enchan-
tement. Là comme au tombeau du diacre pénitent on voit
nombre de béquilles abandonnées. Là aussi la foule pousse des
cris d'admiration.
Cent cinquante ans de travaux et de découvertes
scientifiques
n'ont rien changé. Une partie de la société est revenue aux vieilles
erreurs qui lui plaisent et la flattent. Ce sera fatalement notre sort
toutes les fois que nous abandonnerons les voies de la science et
de la raison.
DIX-HUITIÈME ET DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

SOMMEIL ET SOMNAMBULISME
1
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME

MESDAMES,MESSIEURS,

le savant éminent votre Association 2 est


Quand qui préside
venu me demander de vous parler du somnambulisme, j'ai long-
temps hésité, je vous l'avoue, à accepter sa proposition. Il semble,
en effet, qu'il y ait dans la science des choses dont on ne doive
pas parler, dans l'exposition desquelles un homme prudent ne
s'aventure jamais, des sujets dangereux dont il n'y a jamais béné-
fice à s'occuper. Le somnambulisme, ou, comme le disent encore
certaines personnes, qui persistent à se servir d'une expression
facheuse, le magnétisme animal, est certainement de celle caté-
gorie.
Mystérieux en lui-même, puisqu'il ne nous est connu que par
ses effets, il a encore contre lui tous ses adeptes, parmi lesquels
on n'a guère rencontré jusqu'à ces derniers temps que des dupes
qui acceptaient tout et des charlatans qui tâchaient d'en imposer
à tous.
Ces réflexions que je vous soumets, je me les faisais à moi-
même, peu désireux que j'étais d'être confondu avec les hommes
de l'une ou de l'autre de ces deux classes. Une chose pourtant
m'a décidé : je savais que je m'adresserais à un auditoire à la fois
bienveillant et éclairé, habitué à entendre parler de science et à
contrôler les faits qui lui étaient présentés; je savais que les
1 Conférencefaite à la Sorbonne de France) le 5 mars 1881.
2 Henri (Associationscientifique
Milne-Edwards, doyen de la Faculté de Paris, né en 1800, mort en 1885.
204 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

grandes et récentes découvertes de la


physique vous avaient
appris à ne vous étonner de rien, à ne rien repousser a priori
dans le domaine des sciences exactes. Par conséquent, vous deviez
vous trouver dans les mêmes dispositions vis-à-vis des sciences
physiologiques et médicales.
Je vais donc, pendant les quelques instants qui me sont réser-
vés, tâcher de vous faire connaître ce que les hommes éclairés et
de bonne foi acceptent et professent sur cette singulière maladie
nerveuse qu'on appelle le somnambulisme.
Messieurs, notre immortel poëte comique Molière a dit quel-
que part que l'opium faisait dormir
parce qu'il avait en lui une
vertu dormitive ; celte phrase, qui semble être une critique amère
de la médecine, n'est pourtant en réalité que l'expression défini-
tive, exacte et complète d'un fait scientifique : l'opium fait dormir
parce qu'ila une vertu dormitive. Il nous est impossible d'en dire
plus aujourd'hui, et si nous ajoutions qu'il fait dormir parce qu'il
congestionne le cerveau, il nous faudrait encore dire qu'il con-
gestionne le cerveau parce qu'il a une vertu congestionnante. Ce
serait, vous voyez, reculer la solution du problème et ne pas la
donner.
Cette précaution oratoire (car c'en est une) était nécessaire au
début de cette conférence pour bien vous en indiquer l'esprit et
le but. Je vais vous montrer des faits, vous exposer des expé-
riences et, je l'espère, entraîner votre conviction; je vous don-
nerai la preuve de tout, mais je ne vous fournirai l'explication de
rien. C'est qu'en effet le rôle de la science est de constater les
faits, de déterminer les conditions dans lesquelles ils se produi-
sent; mais elle n'en peut trouver la raison. Pourquoi un corps
abandonné à lui-même est-il attiré par la terre? pourquoi celle-ci
est-elle attirée par le soleil? pourquoi et l'hydrogène se
l'oxygène
combinent-ils? pourquoi un morceau de fer autour duquel circule
un courant devient-il capable d'attirer le fer? Nous n'en savons
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 205

rien. Nous savons que cela est ainsi; nous constatons, mais nous

n'expliquons pas.
Pourquoi donc alors ne traiterions-nouspas de même les ques-
tions qui se rapportent au somnambulisme? Les effets de cette
névrose ne nous semblent extraordinaires que parce que nous n'y
sommes pas habitués, mais ils le sont au fond infiniment moins

que les effets physiques que je vous citais tout à l'heure, puisque,
vous allez le voir, ils ne sont que les corollaires de faits physiolo-
giques très-simples que personne ne cherche à contester. Restons
dans notre rôle, examinons les faits, débarrassons-les des choses
insensées dont on les a chargés ; constatons, n'expliquons pas.
Il nous faudra, bien entendu, nous tenir en garde contre la
supercherie. C'est le propre d'un homme habile et exercé de
savoir s'en garer, et les quelques médecins qui disent que cela
est impossible semblent par là-même proclamer l'infirmité de
leur intelligence. Si toutes leurs années d'étude ne les ont pas
mis en étal de reconnaître, eux, hommes instruits, les jongleries
de quelques charlatans ou de quelques filles hystériques, c'est,
vous me l'avouerez, qu'ils ont peu profité de leur travail. Il reste
donc bien entendu, tout au début de notre entretien, que je ne
vais vous parler que de faits bien constatés, et que je répudierai
complétement ceux qui n'ont pas été vus par tout le monde ou
qui s'éloignent tellement des vérités physiologiques qu'il semble
prudent de les réserver encore.
Le somnambulisme, Messieurs, est une maladie; c'est une
névrose. C'est une maladie que l'on peut provoquer, traiter et
guérir. Elle consiste dans l'altération d'une fonction
physiolo-
gique, dans une modification du sommeil. C'est donc du sommeil
que nous devons nous occuper tout d'abord. Aussi bien avons-
nous besoin de connaître la fonction normale pour en compren-
dre les modifications.
C'est une grande loi à laquelle rien n'échappe dans la nature
206 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

que le repos doit succéder à l'activité : nos organes ne peuvent


indéfiniment fonctionner; notre coeur lui-même, qui semble battre
sans cesse, se repose en somme un certain temps entre chaque
battement; et, au lieu de prendre, comme le reste de notre corps
un grand repos après une grande activité, il prend un très-court
repos après chacune de ses périodes d'action.
Notre cerveau n'échappepas à la règle commune, et, quand il
a travaillé toute la journée,
il faut qu'il se repose; il cesse alors
d'agir, sinon tout entier, du moins en partie, laissant à d'autres
centres nerveux, à la moelle par exemple, le soin de gouverner
ce qui reste d'actif encore dans les fonctions de notre organisme.
Ce que devient l'âme pendant ce temps-là, je ne saurais vous
le dire; cela d'ailleurs ne rentre pas dans mon cercle d'étude, et
puis, si j'avais l'intention de traiter devant vous ces questions de
haute psychologie, je ne pourrais m'empêcher de me souvenir
que c'est ici même, dans cette chaire de la Sorbonne où j'ai le
périlleux honneur de parler aujourd'hui, qu'elles ont été débattues
par Jouffroy et par Cousin. Je considérerais comme une sorte de
profanation de vous en apporter un aperçu succinct, un écho
affaibli, quand il vous est si facile de vous reporter aux ouvrages
admirables de ces maîtres illustres.
Et puis, ce que je veux étudier du sommeil, c'est le côté pure-
ment physiologique.
Un certain nombre de ceux qui se sont occupés de la question ont
considéré que le sommeil était notre état normal; notre naissance
serait un réveil, notre mort le retour à notre situation primordiale,
et notre vie ne serait qu'un épisode où cet éternel sommeil serait
entrecoupé par une série de veilles et de périodes d'activité. Buffon
était moins exclusif que ceux-là, et il faisait remarquer que le
sommeil était une façon d'exister tout aussi réelle et plus générale
qu'aucune autre : « Tous les êtres organisés qui n'ont point de sens
existent, dit-il, de cette façon-là. »
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 207
Nous ne nous arrêterons pas à ces considérations générales;
reprenons plutôt notre rôle d'observateur et examinons ce qui se
passe quand un homme s'endort.
La première manifestation que nous observions, c'est le relâ-
chement des muscles ; le corps tout entier reste comme anéanti,
les bras tombent et laissent échapper le livre qu'ils soutenaient,
hélas ! quelquefois, et chacun sait que la tête elle-même s'infléchit
brusquement en avant, ce qui constitue un genre de réveil fré-
quent et peu agréable. A ce premier effet succède le sommeil des
sens. Il semble que la vue soit la première à s'anéantir; le monde
extérieur disparaît, le rêve commence. Quelquefois, et chez l'en-
fant surtout, survient alors un mirage étonnant. On dirait d'un
brillant kaléidoscope; des sortes de feux d'artifice apparaissent,
des flammes de toutes couleurs, de toutes formes, passent rapide-
ment. Puis tout s'évanouit; le sommeil n'est pas loin, mais il n'est
pas complet; l'ouïe veille encore.
Ce sens est le dernier qui s'éteigne. Que de fois, sur le point de
nous endormir, n'avons-nous pas entendu tout à coup pronon-
cer notre nom ou citer une chose qui nous intéressait particulière-
ment! Nous nous réveillions alors en sursaut et nous disions une
phrase consacrée : « J'avais déjà perdu connaissance, j'étais parti
pour l'autre monde. »
Bien mieux, on dirait que par la persistance de son activité
l'ouïe contribue en quelque chose à la production du sommeil.
Que de fois la monotonie d'un son ne nous a-t-elle pas amenés
à nous endormir quand, au milieu du silence général de la nature,
nous entendions le bruit des vagues de la mer ou le murmure du
vent à travers le ana-
feuillage! C'est encore par un mécanisme
logue que les chansons naïves de nos mères ou de nos nourrices
arrivaient dans notre enfance à assoupir tous nos sens, pendant
que nos oreilles restaient encore sensibles à l'impression des
sons. Les exemples vous fournir sont innombra-
que je pourrais
208 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

bles. Que de fois encore n'avez-vous pas été lentement endormis


par le discours monotone et cadencé d'un orateur diffus et
ennuyeux! L'esprit se tend d'abord, puis s'abandonne; les paroles
succèdent aux paroles; on dirait du tic tac monotone d'une hor-
loge ; le sens des mots s'évanouit, et ce n'est que quand l'orateur
s'arrête enfin que l'auditeur se réveille en sursaut.
J'ai peu à vous dire du sommeil de l'odorat
et du goût : ils
semblent disparaître rapidement et ne pas même persister dans
le rêve. Un homme qui, pour n'être pas un savant, n'en était pas
moins un observateur très-délicat et très-perspicace, Brillat-
Savarin, nous fait remarquer combien il est rare que les sensa-
tions que nous éprouvons se rapportent au goût ou à l'odorat.
Quand on rêve d'un parterre ou d'une prairie, on voit les fleurs
sans en sentir le parfum; si l'on croit assister à un repas, on en
voit les mets sans en savourer le goût.
Le toucher ne paraît pas tarder beaucoup plus
longtemps que
la vue à disparaître. Mais, en revanche, les impressions un peu
fortes qu'il reçoit suffisent à chasser rapidement le sommeil. On
prétend qu'un pli dans une feuille de rose suffisait pour empêcher
les Sybarites de dormir ; tenons compte de l'exagération et
avouons que souvent, en voyage, la dureté inaccoutumée d'un lit
d'hôtel nous a tenu longtemps éveillés malgré l'extrême fatigue
qui nous accablait.
Pendant que la vie de relation s'annihile comme je viens de
vous le dire, les fonctions organiques continuent à s'exécuter, et
notre machine ne s'arrête pas; seulement, rien n'est plus soumis
à notre volonté, et tout se passe automatiquement. Voilà un mot
qui va revenir si souvent dans ma bouche, que je vous demande
de m'arrêter un instant pour vous expliquer de quelle manière je
l'entends.
Dans la vie
ordinaire, notre volonté veille sans cesse; elle
règle les mouvements de nos organes et préside à l'accomplisse-
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 209

ment de tous nos actes. Il en est cependant quelques-uns qui sont


tellement habituels, que nous les exécutons, comme nous disons,
sans y penser. Ainsi, par exemple, nous dilatons notre poitrine
faire pénétrer de l'air se fait sentir. Nous le
quand le besoin d'y
faisons quelquefois en le voulant, mais le plus souvent nous n'y
ainsi
songeons même pas, et, en moyenne, nous accomplissons
mille mouvements du thorax par heure sans nous en aperce-
voir, sans même que le besoin de respirer existe pour nous.
Cela ne veut pas dire que les causes qui produisent ce besoin,
cette sensation, n'existent pas alors; cela signifie seulement que
leur effet n'arrive pas jusqu'à notre entendement; il s'arrête en
route; la sensation ne va pas jusqu'au cerveau, elle se réfléchit
sur la moelle; il y a, comme on dit, action réflexe. Dans l'état
normal les impressions ressenties par la surface de notre corps
viennent avertir noire cerveau; celui-ci envoie immédiatement un
ordre en vertu duquel nos organes réagissent. Ainsi, je suppose,
nous nous brûlons le bout du doigt : l'impression pénible arrive
à notre cerveau, et instantanément celui-ci fait contracter nos
muscles, et notre bras se retire. Mais il peut arriver, et cela est
fréquent, que notre bras se soit déjà retiré bien avant que noire
cerveau ait compris la situation dangereuse où se trouvait notre
doigt : c'est qu'alors la sensation a vivement impressionné notre
moelle au passage, et ce centre a déjà envoyé au bras l'ordre de
se retirer quand notre entendement n'était encore averti de rien.
La sensation s'est alors réfléchie sur la moelle comme sur un
miroir : il y a eu action réflexe. Vous voyez que cela est très-
simple. Je pourrais multiplier les exemples à l'infini ; l'éter-
nument, la déglutition, les mouvements de nos viscères sont des
actes réflexes. Ils sont gouvernés par la moelle.
En voulez-vous la preuve? Une expérience bien simple va vous
la donner. Voici une grenouille à laquelle je viens de couper la
tête : elle n'a plus de cerveau, et par conséquent plus d'entende-
14
210 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

ment; elle ne peut


plus ni sentir, ni vouloir. Je dépose sur sa
patte une goutte d'acide, et vous la voyez s'agiter violemment.
Elle fait tout ce qu'elle peut pour enlever cet acide. C'est pourtant
sa moelle seule qui agit; elle accomplit une suite d'actes réflexes,
combinés et associés.
Nous sommes bien
loin du somnambulisme, pensez-vous. Nous
en sommes au contraire tout près, et vous verrez bientôt qu'un
somnambule est un être dont le cerveau est annihilé comme celui
de celle grenouille et qui agit uniquement par automatisme,
comme elle.
En somme, la caractéristique physiologique du sommeil est
l'assoupissement de tous les sens et des mouvements volontaires
avec persistance des actes réflexes et automatiques. Nous allons
d'ailleurs retrouver ces derniers dans le rêve, et nous nous ache-
minerons ainsi lentement, mais sûrement, vers l'étude du som-
nambulisme.
Au moment où nos sens
s'assoupissent, ils envoient à notre
entendement une dernière notion, d'où résulte la dernière idée
que nous percevons et en face de laquelle notre faculté de conce-
voir, notre imagination se trouve pour ainsi dire complètement
libre. Il en résulte que cette idée produit une impression plus
vive et qu'elle peut avec la rapidité même de la pensée donner
naissance à une longue suite d'autres idées images qui se dérou-
lent et que notre esprit incomplétement endormi (puisque la
perception seule est anéantie et que la conception persiste encore),
que notre esprit, dis-je, accepte comme réelles. Cette suite d'idées
enchaînées, c'est le rêve. Si l'enchaînement se fait bien, le rêve
a de la suite; s'il est défectueux, nous sommes en présence de ces
rêves n'ayant pas le sens commun dont nous nous souvenons quel-
quefois, en souriant, le lendemain.
Dans tous les cas, rien n'est plus rapide qu'un rêve; il a la
durée exacte qu'il faut à une série d'idées être enfantées par
pour
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 211

l'imagination, et tel songe qui semble avoir duré la nuit entière


n'a pas en réalité occupé notre cerveau plus de quelques mi-
nutes.
Que de fois n'avez-vous pas été réveillé successivement à quelques
instants d'intervalle alors que, très-fatigué, vous vous étiez ren-
dormi? Dans les quelques minutes qui se sont écoulées vous avez
fait un long rêve, et, si la pendule n'était pas là pour vous dire
l'incontestable vérité, vous croiriez avoir encore dormi pendant
des heures.
Ainsi, pour beaucoup de physiologistes et pour quelques psycho-
logues, le rêve n'est que la prolongation par enchaînement des
idées d'une notion première que les sens auront laissée à l'enten-
dement au moment où ils se seront endormis, ou que la sensation
aura apportée à cet entendement, alors qu'il était déjà réveillé et
que les sens dormaient encore.
La preuve qu'il en est bien ainsi, c'est que chez certains sujets,
il est possible de faire naître les rêves et de les diriger. Ainsi, chez
certaines jeunes filles chlorotiques, le bruit de souffle qui se passe
dans les artères arrivejusqu'à l'oreille et se trouve perçu par le
cerveau pendant le sommeil. Il en résulte des rêves qui sont tou-
jours les mêmes. La jeune fille des villes rêvera d'un concert,
d'un bal ; celle dont les conceptions religieuses seront plus déve-
loppées rêvera qu'elle perçoit le chant des anges et les hymnes
des saints, pendant qu'une fille des champs rêvera qu'elle entend
le bruit du vent à travers les bois, la pluie qui fouette les vitres,
le murmure d'un ruisseau, le gazouillement des oiseaux. Les
sens fournissent l'idée première, l'imagination fait le reste. Enfin
il est, vous disais-je, possible de diriger les rêves ; chez certains
sujets atteints de cauchemar, une interpellation subite, un choc
inusité pourra changer le cours du rêve, réveiller une partie du
cerveau et amener des réponses, des propos de la part du dor-
meur, qui prouveront que ses songes ont pris une autre tour-
14.
212 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

nure et qu'ils sont devenus conformes à ce qu'a suggéré la


personne qui faisait l'expérience.
Voilà, Messieurs, l'état normal; exagérez-le, vous êtes en face
de la névrose qu'on appelle le somnambulisme.
Sommeil ne s'étendant qu'à la perception et non à la concep-
tion, rêve que les assistants peuvent modifier par leur suggestion,
automatisme dépendant de l'annihilation d'une partie du cerveau
et de la prédominance de la moelle, voilà, Messieurs, comment
on peut concevoir celte fameuse névrose, dont les effets parais-
sent si surprenants quand on ne les analyse pas et quand on les
examine superficiellement.
Je ne vous trompais donc pas quand je vous disais que l'étude
du sommeil normal était nécessaire pour bien comprendre les
maladies qui en dépendent.
Maintenant, à quoi tient le sommeil physiologiquement? Si l'on
enlève la voûte crânienne d'un chien qu'on a endormi et si l'on
met à nu la surface de son cerveau, on remarque que pendant que
l'animal dort celle surface est blanchâtre, tandis qu'elle devient
rosée dès que le réveil se produit. On a même observé que celle
teinte rosée survenait à un moment où le chien exécutait une
série de mouvements automatiques qui donnaient lieu de croire
qu'il rêvait. Ce serait donc à l'anémie que serait
subite du cerveau
dû le sommeil, et, de fait, on peut endormir un homme ou un
animal en lui pressant les carotides au cou, c'est-à-dire en empê-
chant le sang d'arriver à son encéphale. Mais ce sont là des choses
un peu problématiques, et j'aime mieux les laisser dans l'ombre
pour m'occuper avant tout des maladies du sommeil.
La première modification que l'on puisse observer, c'est l'excès
de sommeil, c'est la léthargie. Ce nom éveille en vous, j'en
suis sûr, des impressions bien différentes. Les uns se souviennent
de ces histoires terribles qu'on nous raconte de partout, sans
grandes preuves, et dans lesquelles il est dit que des hommes
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 213

atteints de cette maladie auraient été enterrés vivants. D'autres se


souviennent d'un conte qu'ils ont souvent relu dans leur enfance
et se rappellent cette Belle au bois dormant tombée en léthargie
dans son palais enchanté, attendant l'arrivée du prince Charmant.
Il se trouve, Messieurs, que ce sont les histoires terribles qui sont
probablement fausses et que la science vient confirmer la possi-
bilité de la fable.
Je vous étonnerais sans doute beaucoup si je vous disais que la
Belle au bois dormant a pu exister : que direz-vous alors si je
vous annonce qu'elle existe aujourd'hui même et qu'elle est à
Paris? Il y a en effet en ce moment dans un de nos hôpitaux dont
j'ai déjà prononcé souvent le nom, à la Salpêtrière, une femme,
âgée de quarante-cinq ans, qui, sous mes yeux, a dormi pendant
plus d'un an sans se réveiller. En vous racontant son histoire, je
vous ferai connaître facilement les principaux traits qui caracté-
risent la léthargie. Celle malade, outre la singulière névrose dont
elle est atteinte, est entrée à l'hospice pour une paralysie des
membres inférieurs. Elle est depuis plus de vingt ans sur son lit,
dont elle ne peut bouger; elle a pris un embonpoint peu ordinaire;
elle est, en réalité, d'une intelligence médiocre. Habituellement
elle n'est pas d'une mauvaise santé et se montre fort tranquille.
Quelques jours avant son attaque elle s'agite, elle parle avec volu-
bilité, et souvent elle est prise d'accès de fou rire tellement
intenses, qu'autour d'elle tout le monde se laisse entraîner. On sait
ce que cela veut dire, et les infirmières viennent avertir les méde-
cins que la dormeuse va entrer en sommeil. Le rire se calme, les
yeux se ferment, les membres tombent inertes, et en voilà pour
une période qui peut durer de huit jours à plus d'un au. Pendant
tout ce temps on nourrit la malade à la sonde, et aucune excita-
tion extérieure n'est capable de la réveiller. De temps en temps,
elle pousse un
soupir, puis tout retombe dans le silence.
Extérieurement, cet état ressemble à la mort. La malade demeure
214 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

ainsi des mois entiers, pâle, immobile et ne manifestant aucun


signe de vie.
Voilà la léthargie type : c'est un long sommeil, probablement
rempli de rêves. Un beau jour la malade se réveille et est fort
étonnée de se trouver au milieu des neiges et des glaces, elle qui
s'était endormie au printemps, entourée de fleurs.
Le deuxième état qui puisse résulter d'une modification dans
l'acte du sommeil, c'est le somnambulisme.
On est convenu, Messieurs, de scinder en deux l'étude de cette
névrose célèbre. On reconnaît un somnambulisme naturel, qui
naît spontanément et se développe sans qu'on puisse beaucoup le
modifier, et un somnambulisme artificiel ou provoqué, auquel
donnent lieu les pratiques improprement appelées magnétiques.
Je crois cette distinction bien fondée, et, si les effets des deux
névroses sont fort semblables, la nature même des deux maladies
doit être différente: vous le comprendrez bien quand je vous les
aurai fait connaître.
Un certain nombre de médecins donnent au somnambulisme
spontané le nom d'automatisme : ce nom me semble infiniment
meilleur que le premier. D'abord il ne prête pas à la confusion,
et il exprime une idée nette sur la nature même de la névrose.
Il y a d'ailleurs des degrés dans la maladie. Ce que nous pou-
vons observer de plus simple, c'est une sorte de sommeil de l'in-

telligence sans que tous les sens ou tous les organes soient endor-
nous
mis. Vous vous souvenez que, dans le sommeil naturel,
avons vu l'intelligence persister encore alors que les masses mus-
culaires étaient déjà en pleine résolution ; le contraire peut arri-
ver : l'intelligence peut s'assoupir, alors que tous les organes ont
encore les apparences de l'activité et de la veille.
C'est ainsi que dans les longues veillées, au village, on a signalé
le cas de femmes con-
qui, bien que profondément endormies,
tinuaient à tricoter ou à filer; tous leurs mouvements s'accomplis-
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 215

saient normalement; mais si on leur adressait la parole, elles ne

répondaient pas : elles dormaient. Je connais une fillette de douze


ans qui, bien souvent, m'a présenté le fait singulier que je vais
dire : dans les promenades qu'elle fait avec sa famille, les soirs
d'été, sur une route très-plane et toujours la même, il arrive que,
très-fatiguée, tout à coup elle cesse de prendre part à la conversa-
lion ; on lui parle, elle ne répond pas : elle dort, et pourtant elle
marche; bien mieux, elle règle son allure sur celle de ceux qui
l'accompagnent. Il suffit d'ailleurs de la secouer légèrement pour
la réveiller.
Je me souviens d'avoir souvent entendu dire aux guides des
pays de montagnes que dans les ascensions de nuit il faut donner
souvent de la cravache aux chevaux, sans quoi ils s'endorment
tout en marchant et buttent facilement. Un des administrateurs
de la Compagnie des omnibus de Paris me confirmait la chose
l'autre jour, et me disait que souvent les chevaux attelés aux voi-
tures faisaient en dormant leur service du soir.
Si, s'en tenant à l'étymologie, on appelle somnambulisme le fait
de dormir en marchant, cela serait du somnambulisme. En réalité,
ce n'est qu'une anomalie dans l'ordre où s'endorment nos fonc-
tions et nos facultés; tout au plus est-ce le premier degré de l'au-
tomatisme.
Le vrai.somnambulisme naturel est tout différent. Au lieu de
vous le définir, j'aime mieux vous raconter un certain nombre de
faits qui vous le montreront sous toutes ses faces.
A l'époque où j'étais interne à l'hôpital Saint-Antoine, j'ai eu
la bonne fortune d'observer, dans le service de M. le Dr Mesnet,
et en même temps
que lui, que M. Maury et qu'un grand nombre
d'hommes éminents, un des cas d'automatisme les plus curieux
qu'on ail jamais signalés.
Il s'agissait d'un ancien zouave
qui, au combat de Bazeilles,
avait reçu à la tête une énorme blessure son
qui avait dénudé
216 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
cerveau. Le malheureux était resté sur
place, paralysé et sans
connaissance. Recueilli par l'armée ennemie et soigné par nos
adversaires, il avait peu à peu repris ses sens ; sa paralysie même
avait fini par disparaître, de sorte qu'au bout de deux ans il repre-
nait la vie commune. Doué d'un talent d'ailleurs contestable, il
exerçait la profession de chanteur dans les cafés-concerts. C'est à
ce moment qu'il fut pris de la singulière névrose que je vais vous
exposer. Certains jours il devenait triste, puis tout à coup il se
levait, s'habillait et se mettait à parcourir les rues. Il marchait
droit devant lui, comme s'il ne voyait personne, et de fait il ne
voyait rien; il se jetait dans les obstacles,à moins que ses mains,
qu'il tenait au-devant de lui, ne l'eussent averti.
Il était alors, comme disent aujourd'hui les médecins, en con-
dition seconde, la condition première étant son état normal. Bien
dans son allure n'aurait pu signaler ce somnambule à l'atten-
tion publique sans une particularité qui avait bien son importance.
Ce malheureux était pris dans ces moments-là d'une propension
au vol que rien n'arrêtait; tout objet brillant, de valeur ou sans
aucun prix, devenait le but de sa convoitise ; il le prenait simple-
ment aux devantures des boutiques et le mettait sans précipitation
ni crainte dans sa poche. Il ne s'inquiétait même pas de savoir si
le propriétaire ou le marchand le regardait, ou si des agents de
police se trouvaient là. Vous concevez, Messieurs, qu'un sembla-
ble manège ne peut se continuer longtemps à Paris sans attirer
l'attention, et, de fait, le malade fut presque immédiatement
arrêté. Le médecin de la prison fit rendre une ordonnance de
non-lieu, et le malade fut envoyé à M. Mesnet, qui l'étudia et le
montra à ses collègues et à ses élèves.
A l'hôpital, le malade entrait en condition seconde à peu près
une fois par mois; la crise s'annonçait comme d'habitude, et le
malade se mettait en route; il marchait, étranger à tout, les mains
légèrement en avant, les yeux fixes et inertes ; il tournait les
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 217

obstacles, ramassait tout objet brillant, les montres, les cuillers,


les verres, et mettait le tout dans la poche de sa capote d'hôpital.
On les lui reprenait d'ailleurs sans qu'il fît la moindre opposi-
tion. Il ne parlait pas, ne voyait rien d'extérieur à lui, n'enten-
dait rien. Un rayon de soleil qu'on lui envoyait dans les yeux ne
le faisait pas se détourner, ni même cligner; un bruit assourdis-
sant produit à ses oreilles ne le faisait pas tressauter. Sa peau
elle-même était tout à fait insensible ; il était possible de le trans-
percer avec des tiges d'acier, de le brûler, sans qu'il retirât même
la main. Voilà le vrai somnambulisme naturel. L'esprit dort; la
perception, la conception sont annihilées; les sens sont anéantis
en partie; la vie organique subsiste; l'être est comme celte gre-
nouille que je vous montrais tout à l'heure et à qui j'avais enlevé
le cerveau, c'est-à-dire l'organe de l'intelligence. Seulement,
comme l'a fait remarquer M. Charles Richet, chez le somnam-
bule, le cerveau n'est qu'endormi; il est possible de le réveiller
en entier; il est possible aussi de ne le réveiller qu'en partie, de
ne réveiller qu'une seule idée, qui, alors, deviendra la source
d'un rêve, comme l'idée dernière que nous avons eue, en nous
endormant naturellement, peut devenir le point de départ d'un
rêve qui remplira notre nuit. Le rêve du somnambule a des
manifestations particulières, puisqu'un certain nombre de
fonctions, le mouvement entre autres, sont encore éveillées.
Notre homme est endormi; on lui met une canne recourbée à
la main; il la tâte, la retourne, puis sa figure devient plus ani-
mée; il épaule la canne : il l'a prise pour un fusil. Une idée se
réveille dans ce cerveau assoupi, et cette idée en recueille à sa suite
une série qui s'y associent. Voilà le rêve constitué; la mémoire
intervient alors, et nous sommes témoins d'une scène curieuse.
Cet ancien zouave se met à marcher prudemment ; il écoule, fait
quelques pas, puis il écoule encore, il recule vivement, et se
cache derrière un lit; il épaule la canne, met en joue, vise, puis
218 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
il saisit vite une cartoucheimaginaire ; il recharge son arme, vise
de nouveau; son oeil devient féroce; il crie : « Les voilà! ils
sont au moins cent ! à moi ! » et il tombe à la renverse en
portant vivement la main à son front : il reste mort ; le rêve
est fini.
On essaye alors d'en provoquer un autre, par suggestion. Le
malade est chanteur : il s'agit de lui faire rêver qu'il est en
scène.
Pour cela on lui donne de papier blanc, qu'il con-
un rouleau
sidère gravement; en même temps on fait passer sous ses yeux
une lampe allumée qui doit lui suggérer, si elle est aperçue,
l'idée de la rampe. Le succès est complet ; le malade essaye sa
voix; seulement il semblegêné; il a enlevé sa capote d'hôpital ;
un des médecins lui passe alors sa redingote ; il la prend, mais il
est frappé par quelque chose de rouge : c'est une rosette de la
Légion d'honneur qui brille à la boutonnière ; il la saisit vive-
ment et la met dans sa poche. Puis il endosse l'habit, tousse deux
ou trois fois et se met à chanter un des airs patriotiques dont il a
la spécialité.
Une autre fois on lui présente plume et du papier : il se
une
met à écrire automatiquement. Il écrit à son ancien général pour
lui demander je ne sais quelle faveur; dès que sa lettre est ter-
minée, on la lui retire vivement ; il n'a plus devant lui que la
feuille de papier blanc qui se trouvait dessous ; il relit alors sur
celle feuille de papier blanc, mettant des points et des virgules par-
ci par-là, et il signe bravement au bas de la page.
Le malade se réveille naturellement, et tout étonné d'être dans
son lit, au beau milieu du jour, entouré de inonde et de gens
inconnus; il ne se souvient de rien.
Voilà, Messieurs, un cas type de somnambulisme : sommeil du

cerveau, réveil, soit par l'action de la mémoire, soit par une

suggestion extérieure, d'une idée qui en entraînera d'autres, voilà


SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 219

la caractéristique de cet état, que M. Mesnet a fort bien appelé


l'automatisme du souvenir et de la mémoire.
En terminant cette observation, M. Mesnet faisait remarquer
qu'un jour peut-être l'automatisme ferait son entrée dans la
médecine légale. L'idée qui se réveille chez un automate peut
être quelconque; chez notre zouave c'était une idée de combat,
mais aussi quelquefois de vol. Je vais vous en montrer qui rêvent
suicide, assassinat, incendie, et qui accomplissent des crimes
dont ils ne se souviennent même plus au réveil. « Je ne désespère
pas, disait il y a huit ans M. Mesnet, que nous ne puissions entraî-
ner la conviction des magistrats et faire acquitter ces hommes. »
Eh bien, Messieurs, la chose est arrivée : il y a trois semaines,
un de ces automates a été arrêté, emprisonné, jugé et condamné
sans pour ainsi dire s'être réveillé ; quand il est revenu à lui, il
était perdu, déshonoré, en prison; il ne connaissait même pas
son crime !
Il s'est souvenu alors que souvent des médecins avaient parlé
devant lui des états singuliers dans lesquels il entrait; il a appelé
MM. Mesnet et Motet, et ces deux savants, devant la cour d'appel,
ont réussi à le plonger, par le moyen que je vous dirai tout à
l'heure, dans son état de condition seconde, à convaincre les
magistrats et à faire casser l'arrêt des premiers juges.
Je viens de vous montrer un automate voleur ; voici maintenant
un assassin. Un moine d'un couvent du midi de la France nour-
rissait une haine peut-être justifiée contre son supérieur : une
nuit, sans s'être réveillé, il se lève, prend un poignard dans sa
cellule, et, à travers le cloître, il se dirige vers le cabinet du
prieur. Celui-ci, au lieu de se coucher, s'était mis au travail et
écrivait sur une table éclairée par deux lampes. Le moine passe
devant lui sans même apercevoir les lampes allumées, marche
vers le lit et frappe l'oreiller de plusieurs coups de poignard;
puis il retourne tranquillement dans sa cellule, toujours endormi;
220 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
le lendemain il ne se souvenait quand il fut interrogé
de rien par
le chapitre de son couvent. Voilà un homme qui aurait été un
assassin inconscient et qu'on aurait condamné sans crainte ni
scrupule.
Une dame que M. Mesnet a pu longtemps observer lui a pré-
senté un cas de somnambulisme naturel des plus curieux.
Chez elle, c'était encore une idée lugubre qui s'éveillait et qui
entraînait le sens du rêve. Elle se levait la nuit et cherchait à se
précipiter par les fenêtres. Elle ne voyait même pas les gens qui
l'entouraient et ne s'en souciait pas : le lendemain elle ne se sou-
venait de rien.
Une nuit elle fait tranquillement infuser des sous dans un verre
d'eau; puis elle s'assied devant sa table cl se met à écrire à sa
famille : « Je veux mourir, dit-elle; ma santé ne reviendra jamais,
ma tête est perdue. Adieu. Lorsque vous recevrez celle lettre, je
n'aurai plus longtemps à vivre; demain à pareille heure j'aurai
pris le fatal poison qui dans ce moment infuse. Encore une fois,
adieu! » Puis elle cache le verre dans son armoire, ne trouvant
pas le poison encore assez concentré. Elle est, à ce moment,
prise d'une attaque de nerfs et se réveille. Elle ne se souvient de
rien le lendemain et réclame même avec instance son verre,
qu'on lui a volé, dit-elle; on lui en donne un autre. La nuit sui-
vante la crise reprend; la malade se lève endormie, elle va droit
à son armoire, l'ouvre et prend le verre de poison. Il était rem-
placé, je n'ai pas besoin de vous le dire, par un verre d'eau pure.
La femme de chambre a averti toute la maison, tout le monde
est là. Madame X...
ne s'aperçoit même pas qu'elle est entourée
de tant de gens, elle dort, elle rêve. Elle se jette à genoux devant
son crucifix et approche le verre de ses lèvres. A ce moment,
prise d'une résolution subite, elle le rejette vivement, se lève et
écrit à sa famille la lettre suivante :
« Au moment où j'allais prendre celle boisson meurtrière, un
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 221

ange m'est apparu et a fait comme dans le sacrifice d'Isaac; il


m'a retenu le bras en me disant : « Pense à ce que tu vas faire;
« tu as mari et enfants. » Alors, en entendant ces paroles, mon
coeur a frémi, et j'ai senti renaître en moi l'amour conjugal et
l'amitié maternelle ; mais mon coeur est encore bien malade et
ma tête bien faible. Pardon encore de cette faute si grande à vos
yeux et aux miens. »
Elle écrivait cela en dormant.
Madame X... fit encore une série de tentatives du même genre,
et ce qui est curieux, c'est que dans les périodes d'état normal
qui séparaient ses crises de sommeil elle ne se souvenait de rien ;
en se rendormant, elle reprenait son rêve où elle l'avait laissé et
le complétait.
Cela m'amène, Messieurs, à vous parler d'un état singulier
constitué par une sorte d'habitude du somnambulisme, état qu'on
a nommé la double vie. C'est un professeur de la Faculté de
médecine de Bordeaux, M. Azam, qui le premier a donné une
bonne description de celle névrose.
La malade qu'observait M. Azam se nomme Félida X... C'est
une couturière de Bordeaux, d'assez bonne santé si l'on veut ne
pas compter les accidents nerveux dont je vais vous parler.
Certains jours, au milieu de son travail, elle devient tout à
coup triste, obtuse; sa tête tombe sur sa poitrine, elle dort;
rien ne peut la tirer de ce sommeil. Puis Félida se réveille; elle
est gaie, enjouée, remuante, elle court partout, rit, est avenante,
exallée.
Après quelques heures, celle sorte de rêve disparaît; Félida
redevient triste, elle se rendort, puis se réveille, et cette fois tout
à fait, et ne se souvient de rien de ce qui s'est passé pendant sa
condition seconde. Le lendemain elle se rendort et rentre en
crise; alors elle se rappelle très-bien tout ce qu'elle a dit et fait
dans sa première crise, mais elle ignore complétement ce qui
222 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

s'est passé pendant son état normal. Elle ne reconnaît plus les
gens qu'on lui a montrés dans ce moment. Félida a donc deux
personnalités, deux vies. Dans l'une elle est sombre et triste;
dans l'autre elle est gaie. En condition première elle n'a plus
aucune notion de ce qui s'est
passé en condition
seconde, et,
dans ce dernier état, elle reprend son existence au point exact où
elle l'avait laissée dans sa dernière crise. Au fond, cet état de
dédoublement de la personnalité paraît n'être que l'habitude du
somnambulisme naturel.
La science semble donc être
déjà avancée sur la connaissance
de tous ces points. Vous devez alors, Messieurs, vous demander
ce que l'antiquité, le moyen âge et les temps plus modernes qui
nous ont précédés pensaient de ces phénomènes bizarres, et com-
ment ils les comprenaient. L'antiquité nous a laissé peu de notions
sur ce point, et vous comprenez combien il est imprudent d'es-
sayer de faire de la science rétrospective à de pareilles dis-
tances.
Au moyen âge, et jusqu'au dernier siècle, les somnambules
rentraient sans doute avec les hystériques et les épileptiques dans
la grande classe des possédés et des sorciers; ils étaient exorcisés
avec les autres malades de ce genre, et généralement brûlés vifs
en grande pompe.
Il s'estpourtant trouvé un homme dans ces siècles de ténèbres,
un tragédien de génie, qui, à propos du somnambulisme naturel,
s'est montré un observateur hors ligne et nous en a laissé une
description que ne répudierait pas un neurologiste moderne. Son
nom, Messieurs, est sur vos lèvres : c'est Shakespeare, qui, dans
son drame de Macbeth, nous fait assister à une scène d'automa-
tisme décrite et figurée de main de maître.
Cela se passe
à Dunsinane, dans un appartement du château.
Lady Macbeth, après les crimes qu'elle a commis, sujette à
est
des accès de somnambulisme ; une dame suivante a cru devoir
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 223

avertir le médecin de la cour, et tous deux veillent en attendant


la reine.
LE MÉDECIN.
Voilà deux nuits que je veille avec vous, et rien ne m'a confirmé
la vérité de votre rapport. Quand lui est-il arrivé la dernière fois
de se promener ainsi ?
LA DAMESUIVANTE.
C'est depuis que Sa Majesté est entrée en campagne, je l'ai
vue se lever de son lit, jeter sur elle sa robe de nuit, prendre du
papier, le plier, écrire dessus, le lire, le cacheter ensuite, puis
retourner se mettre au lit, et pendant tout ce temps-là demeurer
dans le plus profond sommeil.
LE MÉDECIN.
Il faut qu'il existe
un grand désordre dans les fonctions pour
qu'on puisse à la fois jouir des bienfaits du sommeil et agir
comme si l'on était éveillé. Dites-moi, dans celle agitation endor-
mie, outre sa promenade et les autres actions dont vous parlez,
que lui avez-vous jamais entendu dire?
LA DAME SUIVANTE.
Ce que je ne veux pas répéter après elle, monsieur.
LE MÉDECIN.
Vous pouvez me le dire à moi : cela est même très-nécessaire.
LA DAMESUIVANTE.
Ni à vous ni à personne, puisque je n'ai aucun témoin pour con-
firmer mon récit. (Entre lady Macbeth, avec un flambeau.) Tenez,
la voilà qui vient absolument comme à l'ordinaire, et, sur ma vie,
elle est profondément endormie. Observez-la, demeurez à l'écart.
LE MÉDECIN.
Comment a-t-elle eu cette lumière?
LA DAMESUIVANTE.
Oh! elle était près d'elle; elle a toujours de la lumière près
d'elle, c'est son ordre.
224 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
LE MÉDECIN.
Vous voyez que ses yeux sont ouverts.
LA DAME SUIVANTE.
Oui, mais ils sont fermés à toute
impression.
LE MÉDECIN.
Que fait-elle donc là? Voyez comme elle se frotte les mains.
LA DAME SUIVANTE.
C'est un geste qui lui est ordinaire; elle a toujours l'air de se
laver les mains ; je l'ai vue le faire sans relâche un quart d'heure
de suite.
LADY MACBETH.
Il y a toujours une tache.
LE MÉDECIN.
Ecoutez, elle parle, je veux écrire ce qu'elle dira, afin d'en
conserver plus nettement le souvenir.
LADY MACBETH.
Va-t'en, maudite tache... Va-t'en, te dis-je... Une, deux
heures... Allons, il est temps de le faire... L'enfer est sombre...
Fi! monseigneur, fi ! un soldat avoir peur! Qu'avons-nous besoin
de nous inquiéter? Qui le saura quand personne ne pourra deman-
der de comptes à noire puissance?... Mais qui aurait cru que ce
vieillard eût encore tant de sang dans le corps?
LE MÉDECIN,à la suivante.
Remarquez-vous cela?
LADY MACBETH.
Le thane de Fife avait une femme : où est-elle maintenant?...
Quoi! ces mains ne seront-elles jamais propres? Plus de cela,
monseigneur, plus de cela, vous gâtez tout par ces tressaille-
ments.
LE MÉDECIN.
Allez-vous-en, allez-vous-en, vous avez appris ce que vous ne
deviez pas savoir.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 225
LA DAME SUIVANTE.
Elle a dit ce qu'elle ne devait pas dire, j'en suis sûre. Dieu sait
tout ce qu'elle a su.
LADYMACBETH.
Il y a toujours là une odeur de sang. Tous les parfums de
l'Arabie ne peuvent purifier cette petite main... oh! oh! oh!
LE MÉDECIN.
Quel profond soupir ! Le coeur est cruellement chargé.
LA DAMESUIVANTE.
Je ne voudrais pas avoir un pareil coeur dans mon sein pour
les grandeurs de tout ce corps.
LE MÉDECIN.
Bien, bien, bien.
LA DAMESUIVANTE.
Je prie Dieu qu'il en soit ainsi, docteur.
LE MÉDECIN.
Cette maladie est au-dessus de mon art ; cependant j'ai connu
des personnes qui se promenaient durant leur sommeil et qui
sont mortes saintement dans leur lit.
LADYMACBETH.
Lavez vos mains, mettez votre robe de nuit; ne soyez pas si
pâle. Je vous le répète, Banquo est enterré; il ne peut pas sortir
de son tombeau.
LE MÉDECIN.
Et cela encore ?
LADYMACBETH.
Au lit, au lit; on frappe à la porte; venez, venez, donnez-moi
votre main. Ce qui est fait ne peut se défaire. Au lit, au lit, au lit.
(Elle sort.)
LE MÉDECIN.
Va-t-elle retourner à son lit?
15
226 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

LA DAME SUIVANTE.
Tout droit.
LE MÉDECIN.
Il a été murmuré d'horribles secrets. Des actions contre nature
produisent des désordres contre nature. Le sourd oreiller recevra
les confidences des consciences souillées... Elle a plus besoin
d'un prêtre que d'un médecin...
Dieu, Dieu, pardonne-nous à
tous!... Suivez-la, écartez d'elle tout ce qui pourrait la déranger,
et ayez toujours les yeux sur elle; je pense, mais je n'ose parler.
LA DAME SUIVANTE.
Bonne nuit, cher docteur 1. (Ils sortent.)
Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que celte description magis-
trale renferme tous les détails que je vous donnais tout à l'heure,
et que Shakespeare s'est montré (j'entends au point de vue scien-
tifique) très-supérieur à tous ceux qui ont essayé de décrire la
singulière névrose qui nous occupe ?
J'en ai fini, Messieurs, avec le somnambulisme naturel, et
j'arrive au point le plus difficile, je l'avoue, de mon sujet, au
somnambulisme provoqué, au magnétisme, puisqu'il faut me
servir de ce mot détestable.
Il est possible, par des pratiques que je vais vous faire con-
naître, de provoquer une névrose très-semblable au somnambu-
lisme naturel, mais qui en diffère par plusieurs points. Et d'a-
bord les effets que l'on obtient dépendent du sujet, des méthodes;
il en résulte des états très-différents qui peuvent être séparés ou
que l'on peut produire quelquefois sur le même sujet; ce sont :
1° L'état hypnotique; 2° le sommeil; 3° la catalepsie ; 4° l'au-
tomatisme.
Messieurs, dans la seconde moitié du siècle dernier, arrivait à
Paris un médecin autrichien qu'annonçait une grande réputation.

1 Macbeth ; Traduction
Guizot, Didier et Cie, éditeurs. Paris, 1868.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 227

Il avait trouvé le moyen, par des pratiques toutes physiques, de


produire sur l'organisme humain des effets qui tenaient du pro-
dige. C'était au moment où les premières découvertes de l'élec-
tricité faites par l'abbé Nollet remuaient le monde entier, au
moment où l'on étudiait l'action singulière sur l'aiguille aimantée
d'une force qui semble parcourir la Terre. Mesmer annonçait
qu'il était maître d'un fluide particulier, qui n'était qu'une modi-
fication du magnétisme terrestre, qui agissait sur les forces
vitales et devenait par la suite, quand il était bien dirigé, un
moyen curatif d'une importance qui se conçoit.
Mesmer offrait au gouvernement de lui vendre son secret, qu'il
n'estimait pas moins de plusieurs millions de francs. Les ministres
français furent prudents et laissèrent l'aventurier livré à ses propres
forces. Ce qui se passait chez Mesmer ne ressemblait en rien au
magnétisme actuel. Au milieu d'un salon plongé dans une demi-
obscurité se trouvait
une grande cuve, généralement recouverte.
Une série de tiges traversaient le couvercle, et les adeptes se ran-
geaient tout autour. Bientôt les sons d'un clavecin se faisaient
entendre; des parfums répandaient leur odeur enivrante. Mesmer
traversaitla salle d'un air prophétique, touchant au front chaque
personne et faisant des gestes de théâtre. On voyait alors les
adeptes tomber dans une sorte d'état syncopal et comateux; ils
étaient comme ravis en extase, presque privés de mouvement et
de sensibilité, et ils ne sortaient de cet état que quand ils étaient
ramenés au grand jour et à l'air frais. Il n'y avait pas de magné-
tisme dans tout cela; les sujets étaient généralement des femmes
atteintes de vapeurs, comme on disait alors, atteintes d'hystérie,
comme on dit aujourd'hui. Leur
imagination était vivement
frappée, et il se passait chez elles ce que les grandes émotions
religieuses produisent encore aujourd'hui chez quelques per-
sonnes nerveuses : elles étaient hypnotisées.
Mesmer n'avait même pas le mérite de l'invention, car cet
15.
228 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

hypnotisme, ce somnambulisme incomplet, ce sommeil exta-


tique était et est encore en honneur dans un grand nombre de

LE BAQUET DE MESMER.
D'aprèsunegravuredu temps.

sectes religieuses. Il constitue l'état d'extase où la connaissance


extérieure se perd et se trouve par une série de visions,
remplacée
de rêves en rapport avec les préoccupations du sujet. Je vais tout
à l'heure vous montrer que, si l'extase est le plus souvent reli-
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 229

elle ne l'est et que toute vive émotion de


gieuse, pas toujours,
l'âme peut la provoquer.
Les fakirs de l'Inde y arrivent souvent, non plus en s'absor-
bant dans quelque idée poétique ou sainte, mais simplement en

l'espace ou un point vivement éclairé; d'aucuns


contemplant
même regardent simplement le bout de leur nez. Les moines
du mont Athos sont aussi célèbres à ce point de vue, et
grecs
c'est par la contemplation prolongée de leur nombril qu'ils arri-
vent à l'hypnotisme, assez pour devenir inertes et insensibles
Il en résulte pour eux une réputation de
pendant fort longtemps.
sainteté ou de sorcellerie, suivant la forme que prend le délire
dont ils ne tardent guère à être frappés.
De tout temps ce qu'on a appelé l'ascétisme contemplatif a été

produit par la fixation d'un objet brillant ou non, auquel on atta-


chait quelque vertu, sainteté. Ces
auquel on supposait quelque
contemplations, aidées d'une violente excitation intellectuelle,
étaient rapidement suivies d'hallucinations, d'apparitions, et, en
somme, de l'attaque d'extase telle que la décrivent à la fois les

hagiographies et les médecins.


lui
L'islamisme même, si peu mystique qu'il soit, a donné,
aussi, naissance à des procédés spéciaux d'hypnotisation. Le son

prolongé et monotone y entre pour plus que la contemplation.


Chez les disciples d'Hussein le Martyr, on provoque l'extase
au moyen de tambourins frappés sans cesse avec la même cadence
rapide et monotone. Des initiés
accompagnent par une mélopée
rhythmée sur le bruit d'un tambour. La cérémonie a souvent lieu
la nuit, et bientôt les adeptes tombent dans une sorte de ravisse-
ment où l'insensibilité cutanée est telle, qu'on peut reproduire
sur eux les différentes phases du martyre du maître sans leur
arracher un cri, sans même qu'ils semblent se douter de rien.
Mais c'est encore dans la secte des Aïssaouas, dont bien des
représentants se rencontrent dans notre colonie algérienne, que
230 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
les phénomènes se montrent avec la plus grande intensité. Ceux
qui ont eu la chance fort rare d'assister à une de leurs cérémo-
nies ont été frappés du degré d'anesthésie auquel arrivent ces
hommes.
C'est la nuit que la chose se passe, dans quelque
plaine isolée ;
les tambourins font entendre leur bruit monotone.
Les adeptes
sont assis autour d'un grand feu. Peu à peu ils tombent en extase;
quelques-uns sont même pris de crises convulsives et poussent
des cris prolongés: l'anesthésie devient complète, et l'on voit les
uns appliquer leur langue sur une barre de fer rouge, tandis que
d'autres, inondés de sang, mâchent à pleines dents des figues de
Barbarie dont les longues épines leur traversent les joues et vien-
nent sortir en dehors.
Un certain nombre avalent des araignées et desscorpions
vivants, et de graves accidents peuvent survenir de ce fait.
Tous ces hypnotiseurs inconscients procèdent toujours de la
même manière : fixation d'un point, en général, avec strabisme
interne, ou fixation de l'ouïe par un bruit
toujours le même.
Ce sont ces procédés que nos prédécesseurs et nous-mêmes
employons encore pour reproduire des phénomènes qui sont,
on le verra, tout à fait déterminés.
C'est à Braid, en somme, que l'on doit le premier manuel opé-
ratoire bien réglé de l'hypnotisme, et c'est en 1841 que ce chi-
rurgien de Manchester, après avoir été témoin d'expériences dites
magnétiques, reconnut que c'était à la fixité prolongée du regard
et de l'attention, et non pas à quelque fluide mystérieux, qu'il
était juste d'attribuer les phénomènes incontestables qu'il avait
observés. C'est à Braid que commence le magnétisme scien-
tifique.
Ce chirurgien connaissait une série d'expériences très-curieuses
qui venaient d'être faites en France par Du Potet et de Puységur.
Ces deux hommes, imbus des idées de Mesmer, s'étaient demandé
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME 231
si le baquet était bien utile, et si le fluide magnétique universel
qui nous imprègne tous ne pouvait pas passer d'un homme à
l'autre. Dès lors, s'adressant à des sujets nerveux, ils avaient
essayé, par une série de ces attouchements qu'on appelle encore
aujourd'hui des passes, de réaliser quelques effets. Par ce moyen,
l'état de sommeil avait été produit beaucoup plus vite que par
l'appareil de Mesmer: le magnétisme par communication était né,
et il existe encore aujourd'hui, considérablement augmenté et
enrichi de folies de toute espèce.
C'est qu'en effet, par un grand malheur, ce fut entre les mains
de véritables malades que tombèrent les premières observations.
Il semble que certaines personnes ont un amour passionné pour
le surnaturel, et qu'en présence d'un fait inexpliqué leur esprit a
toujours de la tendance à accepter les raisons les plus extraordi-
naires. Pour les premiers adeptes du magnétisme , on se trouvait
en face de forces nouvelles ; l'âme agissait sur l'âme par une sorte
d'induction. Il y avait comme un fluide nouveau passant d'un
homme à un autre à travers l'espace. Il parut alors des centaines
de volumes où l'absurdité s'étale au grand jour. J'ai été obligé
de les lire, Messieurs; rien n'est plus ennuyeux, rien n'est
même plus douloureux. En voici d'ailleurs quelques échantil-
lons. Je copie dans Vasseur-Lombard la manière de guérir le
cancer par le magnétisme :
« Le magnétiseur, fait des
après la magnétisation préparatoire,
passes attractives au siége du mal, avec la volonté de soutirer les
fluides impurs qui l'alimentent; ensuite il fait des passes répul-
sives vers le siége du mal, avec la volonté de couper le mauvais
fluide et de le chasser; et il termine par des passes médiatrices,
sans mouvements, dirigées vers le siége du mal, avec la volonté de
calmer les ardeurs du mal et de fortifier le principe vital affaibli. »
Le même auteur, du reste, n'est pas fier; il traite aussi les
animaux :
232 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
« La magnétisation des animaux malades se fait aussi comme
celle de l'homme. Le magnétiseur se place devant l'animal dans
la position qu'il lui est le plus convenable de prendre, soit à cause
de sa forme, soit à cause de sa grandeur ou de sa petitesse.
Il commence par exercer sa puissance fluidique sur l'animal ma-
lade par des passes répulsives faites à distance convenable, depuis
la tête, en suivant le dos et les côtés, jusqu'à l'extrémité du corps,
avec la volonté de dégager les fluides impurs qui forment son
atmosphère.
« Ensuite le magnétiseur fait quelques passes médiatrices de
la tête, toujours en suivant le dos jusqu'à l'extrémité du corps,
en continuant le long de ses jambes jusqu'aux pieds, avec l'inten-
tion de maintenir l'équilibre dans l'organisme de l'animal. »
Le magnétisme est encore applicable à l'horticulture :
« La magnétisation des végétaux malades diffère, dans son
application générale, de celle de l'homme ou des animaux, en ce
sens qu'elle se fait de la base du végétal au sommet. Le magné-
tiseur se tient debout en face du végétal à magnétiser, et à dis-
tance convenable. Il exerce son action fluidique par des passes
répulsives faites de la base au sommet, en suivant le tronc ou la
tige et les branches, selon son importance, avec la volonté de
chasser les fluides impurs qui forment son atmosphère ambiante.
Il dégage ensuite l'intérieur du végétal par des passes attractives
faites avec cette inversion de la base au sommet. Il continue l'ac-
tion magnétique par des passes médiatrices, faites toujours de la
base au sommet, en s'arrêtant un peu aux jointures des branches,
avec l'intention de fortifier le principe vital du végétal, et de faire
circuler la séve depuis ses racines jusqu'aux branches les plus
élevées de son sommet.
« On peut, à l'aide des mêmes procédés, les végé-
magnétiser
taux d'un jardin, d'un verger, ainsi que toute une récolte de
céréales, de légumes ou de fourrages, pour les fortifier ou les
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 233

faire croître; seulement on emploie, pour celte magnétisation, le


fluide vital universel. On peut encore saturer de fluide les végé-
taux d'un jardin, d'un bois, d'un champ ou d'une prairie pour
servir de promenade hygiénique aux malades. »
Il y en a des volumes entiers de cette force ! Il faut le recon-
naître, à côté de ces magnétiseurs grotesques, il en est quelques-
uns qui, tout en persistant dans des idées erronées et antiscienti-
fiques, ont rendu
quelques services et ont amené des progrès
qu'on a ensuite utilisés. Un de ceux-là est Teste, à qui je vais
emprunter ses méthodes pour vous donner une idée de ce qu'était
le magnétisme avant Braid et avant les recherches physiologiques
de l'école de la Salpêtrière.

MÉTHODE ORDINAIRE D'APRÈS DELEUZE.

« Une fois que vous serez d'accord, et bien convenus de traiter


gravement la chose, éloignez du malade toutes les personnes
qui pourraient vous gêner; ne gardez auprès de vous que les
témoins nécessaires (un seul s'il se peut), et demandez-leur de
ne s'occuper nullement des procédés que vous employez et des
effets qui en sont la suite, mais de s'unir d'intention avec vous
pour faire du bien au malade. Arrangez-vous de manière à n'avoir
ni trop chaud ni trop froid, à ce que rien ne gêne la liberté de
vos mouvements, et prenez des précautions pour n'être pas inter-
rompu pendant la séance. Faites ensuite asseoir votre malade
le plus commodément et placez-vous vis-à-vis de lui,
possible,
sur un siége un peu élevé, et de manière que ses genoux soient
entre les bras jusqu'à l'extrémité des doigts, en touchant légère-
ment. Vous recommencerez cette passe cinq ou six fois, en détour-
nant vos mains et les éloignant un peu du corps pour remonter.
Vous placerez ensuite vos mains au-dessus de la tête, vous les y
tiendrez un moment, et vous les descendrez en passant devant le
234 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

visage à la distance d'un ou deux pouces jusqu'au creux de l'esto-


mac : là, vous vous arrêterez environ deux minutes en posant les
pouces sur le creux de l'estomac, et les autres doigts au-dessous
des côtes. Puis vous descendrez lentement le long du corps jus-
qu'aux genoux, ou mieux, et si vous le pouvez sans vous déranger,
jusqu'au bout des pieds. Vous répéterez les mêmes procédés pen-
dant la plus grande partie de la séance. Vous vous rapprocherez
aussi quelquefois du malade de manière à poser vos mains der-
rière ses épaules pour descendre lentement le long des vôtres, et
que vos pieds soient à côté des siens. Demandez-lui d'abord de
s'abandonner, de ne penser à rien, de ne pas se distraire pour
examiner les effets qu'il éprouvera, d'écarter toute crainte, de se
livrer à l'espérance et de ne pas s'inquiéter ou se décourager si
l'action du magnétisme produit chez lui des douleurs momen-
tanées.
« Après vous être
recueilli, prenez ses pouces entre vos deux
doigts de manière que l'intérieur de vos pouces touche l'intérieur
des siens, et fixez vos yeux sur lui, vous resterez de deux à cinq
minutes dans cette situation, ou jusqu'à ce que vous sentiez qu'il
s'est établi une chaleur égale ses pouces et les vôtres : cela
entre
fait, vous retirerez vos mains
en les écartant à droite et à gauche,
et les tournant de manière que la surface intérieure soit en dehors,
vous les élèverez jusqu'à la hauteur de la tête; alors vous les
poserez sur les deux épaules, vous les y laisserez environ une
minute et vous les ramènerez
le long de l'épine du dos, et de là
sur les hanches, et le long des cuisses jusqu'aux genoux ou jus-
qu'aux pieds. Après les premières passes, vous pouvez vous dis-
penser de poser les mains sur la tête, et faire les passes suivantes
sur les bras en commençant par les épaules, et sur le corps en
commençant par l'estomac.
« La méthode dont on vient de lire la description est en général
celle qu'il faut suivre lorsqu'on commence à magnétiser. Cepen-
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 235
dant je crois pouvoir observer que le contact absolu des mains
sur la tête et l'épigastre n'est point indispensable; ce contact au
contraire est un sujet de distraction et n'ajoute rien à l'efficacité
du procédé. J'ai cru remarquer également que les passes que l'on
pratiquait le long du rachis n'avaient point une action bien mar-
quée, et pour mon compte, j'ai depuis longtemps cessé d'en faire
— Enfin, toute espèce de toucher direct
usage. règle générale,
me paraît superflu, et dans l'intérêt des convenances, j'engage
tous les magnétiseurs à s'en abstenir.
«Le plus ordinairement, je me tiens debout devant la personne
que je veux magnétiser, et même à une certaine distance d'elle;
après les quelques minutes de recueillement
qui doivent précéder
toute expérience, je lève ma main droite à la hauteur de son front,
et je dirige lentement mes passes du haut en bas, au-devant du
visage, de la poitrine et du ventre : seulement, à chaque fois que
je relève ma main, j'ai le soin de laisser retomber mes doigts, de
telle façon que leur face dorsale regarde le magnétisé pendant
mon mouvement d'ascension, et leur face palmaire pendant les
passes.
« Ce procédé est simple, trop simple peut-être : aussi ne con-

seillerai-je de l'employer que sur des sujets accoutumés déjà au


magnétisme, et susceptibles de s'endormir facilement. La méthode
de Deleuze avec les légères modifications que j'ai indiquées est
de beaucoup à préférer pour les premiers essais.
« Mais en définitive tous les procédés réussissent lorsqu'ils
inspirent la confiance à ceux qui les emploient, et lorsque ceux-ci
sont bien pénétrés de leur pouvoir. »

MAGNÉTISATION PAR LA TÊTE.

« C'est un des
procédés les plus prompts et les plus énergiques
que je connaisse ; voici en quoi il consiste : vous vous asseyez
236 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
en face de la personne que vous voulez magnétiser : vous faites
d'abord quelques longues passes de haut en bas, dans la direction
des bras, au-devant du visage et suivant l'axe du corps ; après
quoi, vous étendez vos deux mains à quelques pouces du front et
des régions pariétales, et demeurez ainsi pendant quelques minutes.
Tout le temps que dure l'opération vous variez peu la position de
vos mains, vous contentant de les porter lentement à droite et à
gauche, puis à l'occiput pour revenir ensuite au front où vous les
laisser indéfiniment, c'est-à-dire jusqu'à ce que le sujet soit
endormi. Alors vous faites des passes sur les genoux et les jambes
pour attirer le fluide en bas, suivant l'expression des magnétiseurs.
« Le fait est que l'intervention du fluide est au moins très-com-
mode, pour expliquer clairement ce que l'on veut faire comprendre,
et dans le cas dont je parle, je voudrais bien être sûr que cet
impondérable existe, afin de pouvoir dire qu'en recommandant
des passes sur des extrémités inférieures, c'est une révulsion ou
plutôt une dérivation magnétique que je conseille. »

MAGNÉTISATION AU MOYEN DU REGARD.

« Ce procédé ne peut pas être employé par tout le monde. Il


exige dans celui qui s'en sert un regard vif, pénétrant et suscep-
tible d'une longue fixité ; encore ne réussirait-il que fort rarement
sur des sujets qu'on magnétiserait pour la première fois, quoi-
qu'il me soit arrivé dernièrement d'endormir par la simple puis-
sance du regard, et dès la première séance, un homme de trente
ans, sans contredit plus robuste que moi. Au surplus, je ne magné-
tise presque jamais autrement mes somnambules habitués, lors-
qu'il s'agit de quelque expérience de vision ; car j'ai cru remarquer
que ce genre de magnétisation augmente la clairvoyance. Voici la
manière de procéder : vous vous asseyez vis-à-vis de votre sujet;
vous l'engagez à vous regarder le plus fixement qu'il pourra, tan-
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 237

dis que, de votre côté, vous fixez sans interruption vos yeux sur
les siens.
«Quelques profonds soupirs soulèveront d'abord sa poitrine; puis
ses paupières clignoteront, s'humecteront de larmes, se contrac-
teront fortement à plusieurs reprises, puis enfin se fermeront. De
même que dans le procédé précédemment décrit, c'est encore ici
la cas de terminer par quelques passes dérivatrices sur les membres
inférieurs; mais encore, si votre sujet vous a offert de la résis-
tance, aurez-vous de la peine à lui éviter les atteintes de migraine
que la magnétisation par les yeux occasionnent volontiers et dont
vous-mêmes ne serez pas toujours exempts. L'expérience m'a
d'ailleurs démontré que plus le magnétiseur était rapproché du
magnétisé, plus l'action du regard était puissante; mais cela
n'empêche pas qu'on ne puisse magnétiser ainsi à des distances
considérables. »

MÉTHODE DE FARIA

« L'abbé Faria, magnétiseur célèbre, qui montrait ses somnam-


bules en spectacle, et mourut avec la plus belle réputation de
charlatan qu'homme du monde ait jamais eue, et surtout mieux
méritée, l'abbé Faria, dis-je , pour augmenter le merveilleux de
ses expériences et, parlant, donner plus d'éclat à ses représenta-
tions, avait imaginé une méthode qui n'eut point d'imitateur et
ne réussit guère qu'entre ses mains. Il faisait commodément
asseoir dans un fauteuil la personne qui voulait se soumettre à
son action, lui recommandait de fermer les yeux, et, après quel-
ques minutes de recueillement, lui disait d'une voix forte et impé-
rative : Dormez !
« Cette et
simple parole, jetée au milieu d'un silence prestigieux
solennel par un homme dont on racontait des prodiges, faisait
ordinairement sur le patient une impression assez vive pour
238 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

produire en lui une légère secousse de tout le corps, de la trans-


piration, et quelquefois le somnambulisme. Si celle première
tentative ne réussissait pas, il soumettait le patient à une seconde,
puis à une troisième, et même à une quatrième épreuve ; après
quoi, il le déclarait incapable d'entrer dans le sommeil lu-
cide.
« Cette méthode ne diffère point essentiellement des précédentes;
seulement, l'appareil cabalistique dont l'abbé Faria intimidait les
esprits faibles et crédulesqui s'abandonnaient à lui, en neutra-
lisant chez ces derniers toute espèce de résistance morale, les
préparait à recevoir plus promptement les influences d'une volonté
d'ailleurs puissante. »

C'est en face de ce fatras que se trouva Braid. Il se demanda si


toutes ces passes ne constituaient pas un simple procédé d'hypno-
tisme, et si la contemplation d'un point fixe ou animé de mou-
vement ne produirait pas le même effet que tous les gestes des
magnétiseurs. Le succès répondit à sa tentative, et il arriva à faire
tomber un sujet en sommeil hypnotique rien qu'en lui faisant con-
templer une boule de métal. Le fluide magnétique était renversé.
Et même l'état produit de cette manière toute physique était
tel, l'insensibilité du sujet était si complète, que Braid put opérer,
amputer des malades qu'il avait hypnotisés. Ses expériences
furent répétées en France par Broca, par MM. Verneuil et Las-
sègue, et donnèrent absolument les mêmes résultats. C'était un
grand progrès : la chirurgie pouvait se faire sans douleur. Mal-
heureusement l'hypnotisme n'est pas possible sur tout le monde.
Un grand nombre d'insuccès se produisirent, et puis arrivèrent le
chloroforme, l'éther, le protoxyde d'azote; les essais de Braid
tombèrent dans l'oubli jusqu'au moment où un courageux savant
français, M. le professeur Charcot, les reprit et les amena où je
vais vous dire.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 233

Mais, auparavant, laissez-moi vous rendre témoins d'un certain


nombre d'expériences d'hypnotisme.
Les animaux peuvent être hypnotisés, et cela précisément par
Je procédé de Braid.
Voici une vieille expérience, due au P. Kircher, qui va vous le
démontrer. Je prends un coq et je le place le bec appuyé sur cette
table noire; puis, partant du bec de l'animal, je trace une raie de
craie sur laquelle ses deux yeux convergent aussitôt; j'enlève mes
mains, et vous voyez le coq demeurer inerte. Je puis le pincer, le
brûler : il ne bouge pas. Si je remplace la raie de craie par une
lumière électrique, l'effet est encore bien plus intense.
L'animal est susceptible d'éducation; quand on l'a souvent
hypnotisé , il tombe bien plus facilement encore dans le sommeil.
J'ai possédé un coq Bentham qui servait à mes expériences ; il
était, comme tous les oiseaux de sa race, très-remuant et très-
indocile : or, il me suffisait de placer le bout de mon doigt devant
son bec pour le faire tomber dans un état de complète immo-
bilité.
D'autre part, et nous allons retrouver la chose chez l'homme,
une surprise très-brusque peut produire le même effet.
Je saisis subitement un poulet et je le mets d'un coup le dos
sur la table : il y reste immobile, hypnotisé. Preyer dit cataplexié :
le mot ne fait rien à la chose.
La même pratique réussit fort bien aussi, comme vous le
voyez, avec un moineau ; si l'on a eu soin de mettre à l'animal
la tête sous son aile, la durée de l'état hypnotique est très-longue.
Sur le cochon d'Inde, l'hypnotisme est très-facile à réaliser.
Je prends un de ces petits animaux, une
je choisis de préférence
femelle, car M. Laborde a démontré que l'expérience ne réussis-
sait bien que sur ce sexe, et je l'étends brusquement sur le dos :
elle y demeure indéfiniment, elle ne remue pas, elle est insen-
sible, car je la pince très-fortement.
240 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
Voici un autre cochon d'Indeà qui je mets des boucles d'oreilles
très-brillantes en acier : le malheureux petit animal tourne les
yeux pour les regarder, puis il s'endort à ce point que je ne puis
le réveiller. Je lui tire un coup de pistolet contre l'oreille : ses
moustaches sont brûlées, mais il ne bouge pas.
Tous ces animaux sont hypnotisés; leur état consiste dans la
perte du sentiment et de la sensibilité, mais ils ne dorment pas,
ne rêvent pas; ils ne sont pas somnambules.
Cet état d'hypnotisme, vous pouvez le produire presque sur
toute personne qui s'y prête; mais si vous expérimentez sur une
de ces malades qu'on appelle des hystériques, alors vous obtenez
un état tout différent. Les mêmes moyens vous amènent au somnam-
bulisme artificiel. La différence du sujet produira la différence
des effets. C'est ici que commencent les découvertes de M. Charcot
et les recherches de la Salpêtrière auxquelles le savant expéri-
mentateur a bien voulu me permettre de collaborer 1.

1 Il faut ici que je rappelle ce qu'est une hystérique et quels sont les principaux
phénomènes qu'elle présente, car nous allons voir que son état de somnambulisme
n'est qu'une simple modification, quelquefois une simple reproduction de ces
phénomènes.
Rien au premier abord ne distingue une hystérique d'une autre femme, peut-
être un peu d'étrangeté dans la figure et dans l'accoutrement. Ces malades, en effet,
se couvrent de couleurs criardes et sans harmonie.
Ce que l'on observe tout d'abord en elles, c'est l'anesthésie; les hystériques, en
effet, sont insensibles quelquefois d'un côté du corps, quelquefois des deux. Il est
possible de les transpercer avec de longues aiguilles sans qu'elles ressentent rien. Il
en résulte pour elles des erreurs singulières : tout un côté de leur corps semble
mort; elles ne savent pas où sont leurs bras ou leurs jambes si elles ne les regar-
dent pas. Quelquefois elles se laissent brûler sans même s'en apercevoir. Un jour,
une malade de la Salpêtrière s'aperçut qu'un trou existait au bas qu'elle venait de
mettre : elle se mit à le repriser et se promena toute la journée. Le soir, impos-
sible d'ôter son bas; elle appelle à l'aide, et l'on s'aperçoit qu'elle l'a profondément
cousu avec sa peau. Un médecin français, M. Burq, a montré que des applications
de. plaques de métal sur les points insensibles leur rendait la sensibilité (c'est ce
qu'on a appelé la métallotherapie), et, chose curieuse, la commission qui examinait
ce phénomène constata que, pendant que la sensibilité reparaissait sur un bras,
par exemple, elle disparaissait sur l'autre juste au même point, en sorte qu'il n'y
avait aucun bénéfice pour le sujet.
L'anesthésie de la peau s'étend aux autres sens; les hystériques entendent mal
UN COQ HYPNOTISÉ.
del'auteur.
D'aprèsunephotographie
16
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 243

Pour provoquer le somnambulisme, le manuel opératoire est


bien simple. On peut faire regarder au sujet un corps brillant;

et, principalement, elles ne voient pas les couleurs, tantôt d'un seul oeil, tantôt des
deux yeux; elles sont achromatopsiques ; tout leur semble gris, elles vivent dans une
nature sépia, et rien ne doit être plus pénible. Leurs sens sont donc dans une sorte
d'état de sommeil permanent dont certains excitants, les métaux, l'électricité, l'ai-
mant, peuvent les tirer temporairement.
Leurs muscles sont souvent paralysés; rien de plus fréquent que les paralysieshysté-
riques. D'autres fois, ils sont violemment contractures et demeurent ainsi des années.
Uneviolenteémotionpeut faire cesser ces paralysies ou ces contractures subitement.
On peut d'ailleurs provoquer ces contractures facilement : il suffit souvent de
tirer brusquement le bras d'une hystérique pour qu'il demeure contracture dans la
situationqu'on lui a donnée.
Enfin,les hystériques nous présentent des périodes d'attaque où elles reproduisent
à peu près tout ce que nous allons obtenir d'elles par le magnétisme.
Quandune hystérique va tomber en attaque, la première chose qu'elle éprouve,
c'est une certaine gêne, une certaine angoisse, comme une boule qui remonterait de
l'estomacvers la gorge. Il ne s'agit, en réalité, que de contractions musculaires de
l'oesophage.Puis, tout à coup, la malade pousse un grand cri et tombe à la ren-
verse, ses yeux se convulsent, et une sorte de bave, d'écume, vient baigner ses
lèvres. Au même moment, les bras s'étendent vivement, et les poignets se tournent
en dehors. Le corps entier est roidi comme dans une attaque de tétanos. A ce
momentla malade pousse un grand cri, se courbe en arc, de telle sorte qu'elle ne
repose que sur la tète et les talons, son corps formant sur le lit comme l'arche d'un
pont. La période dite tétanique est terminée; une série de grands mouvements
désordonnéssuccède : c'est la période clonique. Celle-ci dure deux ou trois minutes
Alors commence la période des contractures. Tantôt le corps entier reste contrac-
turé, tantôt c'est une partie seulement. C'est ainsi que la contracture des bras
donnesouvent à la malade l'attitude du crucifiement, et ce crucifiement peut durer
des jours entiers avec insensibilité complète. Après quoi survient une période de
repos : on dirait que tout est fini et que la malade dort. Mais alors commence la
dernière période, celle qui nous intéresse le plus, celle des extases, que M. Charcot
a mieux appelées les attitudes passionnelles. L'hystérique, absolument étrangère à
tout ce qui l'entoure, ne percevant ni son, ni lumière, se met à poursuivre un rêve
qui a ceci de particulier, qu'il est toujours le même et qu'il est la reproduction d'un
événement ou d'une série d'événements de son existence.
L'hystérique, dans les périodes des attitudes passionnelles de son attaque, est donc
en réalité une somnambule spontanée et automate. Cela vous fera comprendre pour-
quoi il va nous être si facile, tout à l'heure, de la faire entrer en somnambulisme
artificiel.La malade voit d'abord quelque objet effrayant. Son attitude est terrible.
Maisles traits se détendent, et voici une apparition plus douce, une vraie extase
religieuse. Il y a à Paris seulement au moins une centaine de malades de ce genre.
Cette longue parenthèse que je viens d'ouvrir, cette description de la maladie
hystérique avait pour but de rappeler le terrain sur lequel nous allons opérer,
le milieu sur lequel les pratiques hypnotiques venant agir provoquent des
manifestationshystériques en tout semblables à celles qui se produisent spontané-
ment,manifestationsqui sontle somnambulisme artificiel, la catalepsie, l'automatisme,
16.
244 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

le plus ordinairement, vous vous placez au-devant de la personne

que vous voulez somnambuliser, et vous la priez de vous regarder


fixement : au bout d'une ou deux minutes, vous voyez ses yeux
devenir vagues, puis s'injecter, se mouiller de larmes, et, finale-
ment, au bout d'un temps qui varie d'une minute à un quart
d'heure, suivant que le sujet est plus ou moins habitué, les yeux
se ferment, la tête tombe, et quelquefois un peu d'écume vient
à la bouche de l'hystérique. Le sommeil est produit; c'est le pre-
mier état, c'est un sommeil vrai, avec perte absolue de connais-
sance : c'est donc plus que de l'hypnotisme.
Si le sujet est un peu remuant, on peut lui maintenir les pouces
dans les doigts refermés. Quant aux passes, c'est-à-dire aux mou-
vements des mains de l'opérateur devant les yeux du sujet, je les ai

toujours vues retarder l'apparition du sommeil : M. Ch. Richet dit,


au contraire, en tirer grand parti.
Vous voyez, Messieurs, que rien n'est plus simple; il faut de
la patience les premières fois que l'on opère, et voilà tout. Il n'y
a aucun fluide , bien entendu; le magnétiseur ne sert à rien par
lui-même; tout se passe dans le sujet, dont le cerveau se trouve
vraiment annihilé par la pratique hypnotique et mis dans un état
tel, qu'on va pouvoir provoquer en lui tel rêve que l'on voudra
par suggestion. Nous avons fabriqué un automate semblable à
ceux que je vous signalais dans le somnambulisme naturel, mais
avec celte différence que le somnambule naturel n'obéissait sou-
vent qu'aux impulsions de sa mémoire, tandis que le somnambule
artificiel, ayant l'usage de ses sens, va nous obéir, à nous.
On peut encore endormir d'une autre manière, simplement en

appliquant ses pouces sur les paupières abaissées du sujet, en


tenant les tempes avec les mains et en appuyant légèrement sur
les globes oculaires : c'est un procédé qui réussit bien sur beau-
coup de personnes.
Enfin l'on peut, quand on a un sujet de premier ordre, se con-
PROCÉDÉ POUR LA PRODUCTION DU SOMMEIL HYPNOTIQUE.
de l'auteur
D'aprèsunephotographie
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 247
tenter de lui crier subitement le mot Dormez avec une certaine
autorité; un geste tragique même ne nuit pas. C'est ainsi, vous
vous le rappelez, que procédait l'abbé Faria, charlatan célèbre
qui a étonné le monde il y a quelque vingt ans. Les deux
premiers procédés sont ceux dont on se sert à la Salpêtrière ;
c'est aussi ceux-là qu'emploie le professeur de Breslau,
M. Heidenhain.
Ce que nous avons dit jusqu'ici s'applique aux premières ten-
tatives que l'on exécute sur un sujet donné. Mais quand on a déjà
hypnotisé souvent une malade, on arrive à le faire bien plus vite
et bien plus facilement. C'est ici que commence le rôle de l'ima-
gination et que les charlatans ont beau jeu.
La seule idée qu'elle va être endormie fait que la malade s'as-
soupit presque subitement. Si avec cela on lui fait croire que le
magnétiseur a une influence secrète, une puissance surnaturelle,
vous voyez où l'on peut arriver.
Une malade de la Salpêtrière, G..., persuadée que j'avais sur
elle un pouvoir particulier, tombaithypnotisée, quel que fût
l'endroit où elle me rencontrait. Nous avons vu cette malade s'en-
dormir ainsi au milieu des cours, dans les escaliers. Un jour qu'en
plaisantant on lui avait fait croire qu'elle serait subitement endor-
mie par la volonté au milieu d'une cérémonie publique qui devait
avoir lieu quelques heures après, elle préféra ne pas se rendre à
cette cérémonie, tant elle était persuadée que la chose était
immanquable.
Dans ces cas-là, l'imagination est tout : tout se passe dans le
sujet. Quelques exemples vous le feront bien comprendre. Il m'est
arrivé de persuader à des malades qu'elles ne pourraient quitter
la salle où elles se trouvaient, les
parce que j'avais magnétisé
boutons des portes. Elles hésitaient longtemps à les toucher;
mais dès qu'elles l'avaient fait, elles tombaient endormies. Ai-je
besoin de dire que je n'avais absolument rien magnétisé? Cette
248 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

expérience est importante, car elle nous explique ces cas où des
sujets s'endorment en buvant un verre d'eau magnétisée, où
d'autres sont pris en se couchant sous un arbre magnétisé.
Les expériences de magnétisation à distance sont du même
ordre, et relèvent de la même cause. Que de fois ne lit-on pas clans
les livres de magnétiseurs qu'ils ont réussi à endormir un sujet
depuis leur appartement, à travers une porte, à travers l'espace!
Ici encore tout est dans le sujet. Nous avons fait souvent l'expé-
rience suivante. On disait à la malade P... : « Dans la pièce à
côté se trouve M. X...; il vous magnétise. » Elle montrait alors
quelque inquiétude, et s'endormait tout à
coup. Nous nous
montrions alors, et l'effet aurait été très-grand si nous avions
voulu. Un jour on lui dit la même chose, et le sommeil survint
tout aussi vite : seulement nous n'étions pas dans la pièce à côté,
nous n'étions même pas en France, et nous ne pensions guère
à elle, nous l'avouons.
Une autre fois, nous disions à une malade que, de chez nous,
nous l'endormirions à trois heures du soir. Dix minutes après,
nous avions oublié cette plaisanterie. Le lendemain, nous appre-
nions qu'à trois heures la malade s'était endormie.
L'immense majorité des absurdités
qui remplissent les livres
des magnétiseurs peut s'expliquer de cette façon-là : imagination
de la malade très-vivement frappée, et sommeil arrivant subjec-
tivement et sans l'intervention d'aucune manoeuvre extérieure.
Enfin, quelle que soit la manière de magnétiser, le résultat est
toujours identique : le sujet demeure inerte.
C'est alors qu'on peut observer sur lui différentes particularités,
dont la plus importante est l'hyperexcitabilité musculaire. En
état normal, nos muscles sont excitables; de violents chocs portés
sur eux peuvent les faire contracter, ils peuvent aussi le faire par
action réflexe.
Dans le somnambulisme artificiel, l'action de la moelle n'étant
CONTRACTURE PROVOQUÉE.
D'aprèsunephotographie
del'auteur.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 253

plus modérée par le cerveau, qui est annihilé, les muscles se con-
tracteront par voie réflexe sous la moindre influence.
Passez le plus légèrement possible vos doigts sur l'avant-bras
d'une hystérique endormie, et immédiatement une de ces fameuses
contractures (qu'en condition première elle peut avoir spontané-
ment) se produira aussitôt. Vous pourrez, en excitant simplement
quelques muscles isolés, produire des contractures de toutes les
formes. Les charlatans y arrivent par des passes, en effleurant
légèrement les groupes musculaires.
En contracturant les muscles du dos, on parvient à donner aux
sujets des poses qui semblent incompatibles avec l'équilibre.
Voici deux figures qui vous montrent deux somnambules : l'une
est renversée dans une situation intenable; l'autre repose par la
nuque et les talons sur le dossier de deux chaises, à la façon de
l'arche d'un pont. Je vous montre ces deux postures, très-exploi-
tées par les thaumaturges, uniquement pour vous faire savoir
comment je les ai obtenues.
Ce qu'on produit si facilement dans le sommeil magnétique,
ce n'est, vous disais-je, que la contracture hystérique ordinaire :
la preuve, c'est que si l'on réveille la malade pendant qu'elle
est contracturée, elle garde sa contracture indéfiniment, et l'on
est obligé de la rendormir pour la dissiper, ce qui se fait en exci-
tant simplement les muscles antagonistes.
L'étude de l'hyperexcitabilité musculaire a amené M. Charcot
et ses élèves à une élude des plus curieuses qui a beaucoup
contribué à calmer les craintes de personnes qui, sans venir voir
les expériences, avaient crié à la simulation.
Nous sommes, Messieurs, à peu près deux mille dans cette
salle; sauf quelques médecins qui m'écoutent, il est vraisem-
blable que personne ne connaît ici l'action des muscles de la
face, telle que l'a décrite Duchenne (de Boulogne), ou encore la
distribution des nerfs du bras. Croyez-vous qu'une fille qui ne
254 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
sait ni lire ni écrire et qui arrive du de la Bretagne
fond con-
naisse les détails si délicate?
de celle physiologie Moi, je ne le
crois pas. Si donc elle simule, nous le verrons bien. Excitons
son nerf cubital au coude : elle va nous faire quelque geste désor-
donné ? Pas du tout ; elle plie seulement le petit doigt, l'annulaire
et le pouce : c'est, en effet, aux seuls muscles de ces doigts que
le cubital se distribue. Je connais des étudiants en médecine qui
n'en savent rien. Excitons maintenant le muscle sterno-mastoï-

dien, cette corde


diagonale que l'on voit sur noire cou quand
nous tournons la tête. Voilà l'hystérique qui tourne la tête du
côté opposé à notre excitation, elle savait donc aussi cette action
si singulière, qu'on ne peut soupçonner à priori. Bien mieux,

répétons sur les muscles de sa face, rien qu'en les excitant avec
un crayon, tout ce que Duchenne a fait avec l'électricité, et voici

que nous observons tous les effets qu'il a vus, et qui sont telle-
ment complexes, que nous, physiologistes de métier, nous ne

pouvons les retenir. Si cette fille simule, elle est bien savante.
J'en aurai fini avec l'état de sommeil quand je vous aurai dit
qu'il est possible, dans celte période, de faire lever le sujet, qui
dès lors se met à vous suivre, poussant des gémissements si

quelque personne vient s'interposer.


Messieurs, le deuxième état que puissent produire sur les

hystériques les pratiques de l'hypnotisme, c'est la catalepsie.


Cet état bizarre, dont je vais tâcher de vous donner une idée,
existe normalement chez elles, et les procédés que nous
employons ne servent qu'à le développer; il survient quelquefois
sans aucune intervention.
Rien n'est plus facile que de faire passer un sujet de l'état de
sommeil à l'état cataleptique. Il suffit pour cela de lui ouvrir
subitement les yeux. Il demeure comme atterré , le regard reste
fixe, et l'attitude qu'on a provoquée demeure indéfiniment, quelle
qu'elle soit. On peut mettre le sujet dans les postures les plus
EXCITATION DU NERF CUBITAL PENDANT LE SOMMEIL
HYPNOTIQUE.
de l'auteur.
D'aprèsunephotographie
PROCÉDÉ POUR LA PRODUCTION DE LA
CATALEPSIE.
une del'auteur.
D'après photographie
17
CATALEPSIE PRODUITE PAR LE SON CONTINU D'UN DIADASON.
de la Salpêtrière,
D'aprèsl'Iconographie parBourneville
et P. Regnard.
17.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 261

gênantes : il y demeure jusqu'à ce qu'on change l'attitude. Dans


cet état, les positions les plus bizarres et les plus incompatibles
en apparence avec l'équilibre normal peuvent être longtemps
gardées. Je vous dirai même que rien n'est plus facile que de
faire alors des photographies. Les sujets ne font pas le plus petit
mouvement. On prétend que les sculpteurs de l'antiquité se ser-
vaient de ces cataleptiques comme de modèles : si la chose n'est
pas bien vérifiée, elle n'a absolument rien d'invraisemblable.
Je vous ai dit comment on peut aisément produire la cata-
lepsie : il y a encore d'autres moyens. Souvenez-vous des procé-
dés qui normalement amènent le sommeil : c'est, vous ai-je dit,
la vue d'une lumière oscillante ou l'audition d'un son prolongé
et monotone. Ces mêmes procédés physiques amènent la cata-
lepsie chez les hystériques.
Supposons, par exemple, qu'on fasse entendre à une hysté-
rique les vibrations longtemps prolongées d'un fort diapason ;
rien n'est aussi irritant que ce bruit monotone. Rapidement le
sujet tombe en catalepsie, et, chose singulière, il y reste tant que
vibre le diapason. Mais à peine celui-ci a-t-il cessé de se faire
entendre, que la malade tombe : elle est revenue au sommeil.
Ce que fait le son, une lumière intense le produit facilement.
Voici quelques sujets que nous mettons en face d'une lampe
électrique : vous les voyez immédiatement entrer en catalepsie.
Si la lumière s'éteint, le sujet tombe en arrière comme lorsque
le diapason s'arrête, et le sommeil non cataleptique recommence.
Ce qu'un bruit prolongé ou une lumière intense et soutenue
peuvent réaliser, un bruit soudain ou une lumière instantanée
peuvent l'amener également.
Je me souviens d'avoir assisté à la Salpêtrière à une scène
assez curieuse. Un jour de cérémonie publique, une musique
militaire était venue jouer dans les cours de l'établissement. Une
des malades du service de M. Charcot l'écoutait avec délices,
262 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

quand survint une subite reprise des instruments de cuivre.


Toute l'assistance, je dois le dire,
tressaillit, mais l'hystérique,
elle, demeura et il fallut la porter
cataleptisée, dans les salles.
Quelque temps après, une de ses compagnes se fit conduire,
pendant un jour de congé, au concert du Châtelet; on jouait
sans doute, ce jour-là, de la musique de l'avenir. Toujours est-il
qu'à un moment donné elle demeura subitement cataleptisée,
immobile, inerte, et qu'il fallut l'emporter.
Il est très-facile de reproduire ces phénomènes. Il suffit de

surprendre le sujet par un bruit subit, celui d'un gong chinois,


par exemple, et vous savez combien cela est désagréable; la
malade fait un geste d'effroi et reste clouée sur place.
Il m'a été possible de provoquer les mêmes effets sous une
forme assez intéressante pour que je vous en rende compte avec
quelques détails. Six hystériques se trouvaient placées devant un
appareil de photographie, et je leur avais dit qu'on allait faire
leur portrait en un seul groupe, quand subitement un bruit vio-
lent fut produit dans la pièce voisine. Les six malades firent un
geste d'effroi et demeurèrent cataleptisées dans l'attitude même
où le choc les avait mises. L'appareil photographique fut aussitôt
ouvert, et nous recueillîmes un cliché dont je vous présente
aujourd'hui la reproduction.
A quelque temps de là, deux malades réussirent à s'évader de
la maison : aussitôt sur le boulevard, persuadées qu'on les pour-
suivait, elles se mirent à courir à toutes jambes : elles étaient
déjà loin et fort contentes doute, quand elles se trouvèrent
sans
face à face avec un des élèves du service qui gagnait tranquille-
ment la Salpêtrière. Elles furent tellement atterrées, qu'elles
demeurèrent inertes, inhibées, cataleptisées au milieu de la rue.
Il s'ensuivit un attroupement, comme bien vous pensez, et les
agents purent facilement s'emparer des deux fugitives et les
ramener sans résistance à l'asile.
CATALEPSIE PRODUITE PAR LE SON BRUSQUE D'UN TAM-TAM.
de l'auteur.
D'aprèsunephotographie
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 267

Ainsi un bruit, une surprise, amènent la catalepsie.

L'apparition d'une lumière subite, l'inflammation d'un tas de

poudre par exemple, produit le même effet.


La mère d'une malade me racontait un jour qu'elle avait vu sa
fille s'arrêter devant sa glace et demeurer immobile, les yeux
démesurément ouverts, sans connaissance ni sentiment. Une
autre, en cousant, s'endormait quelquefois en regardant son dé.
Je dois, Messieurs, vous signaler un inconvénient de ce genre
d'expériences. La catalepsie produite par un choc brusque peut
se terminer par une attaque d'hystérie; une fois même nous
l'avons vue finir par une sorte de démence qui n'a pas duré
moins de cinq jours et qui cessa spontanément ensuite.
En résumé, ce qui détermine la catalepsie, c'est l'actiou vive
et subite ou faible et prolongée d'une excitation des organes des
sens.
L'être cataleptisé est étranger au milieu extérieur ; il ne voit
rien, ne sent rien, ne dit rien, et en cela il diffère beaucoup de
l'individu en sommation. Enfin, dans cet état, les muscles ne sont
pas hyperexcitables.
Mais, chose singulière, c'est dans cet étal cataleptique qu'il est
le plus facile de provoquer l'automatisme par la suggestion.
Voilà une chose dont on parle beaucoup aujourd'hui, ce mot
est dans toutes les bouches, il n'y a pas bien longtemps qu'il
faisait même son entrée dans le langage de nos tribunaux.
Vous allez voir que si le mot est mystérieux, la chose est bien
simple.
On peut distinguer deux sortes de suggestions, la suggestion
physiologique et la suggestion mentale. Je vous avouerai que je
ne crois guère qu'à la première, et que je réserve un peu mon
opinion sur la seconde; je manque en effet d'expériences person-
nelles, et j'attends pour croire que celles des autres aient pris un
corps et une forme définitives et bien scientifiques.
268 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

J'entends par suggestion physiologique celle qui permet d'ob-


tenir d'un sujet donné l'accomplissement d'un certain nombre
d'actes physiologiques, dans lesquels l'intervention psychique
est nulle ou fort restreinte.
Ce n'est alors qu'un premier degré de l'automatisme.
Prenez un sujet cataleptisé; donnez à ses membres une attitude

reproduisant l'expression d'une passion quelconque, l'amour, la


prière , l'attente. Immédiatement sa figure, par une série de
réflexes associés, prendra l'expression voulue pour compléter
l'effet général.
Il est vraiment fort curieux
de produire ainsi sur un être incon-
scient une suite de phénomènes dont on est absolument maître.
En simulant le geste du baiser, on amène sur la figure du sujet
une expression de sourire et de béatitude.
Si, au contraire, on prend le poing de la malade , si on le pro-
jette en avant pour simuler une menace, on voit les traits se con-
tracter à l'instant, et l'expression du visage rend tout de suite
l'aspect de la colère et du désir de la vengeance.
Au fait, y a-t-il là rien de bien étonnant? Ce qui se passe chez
l'automate cataleptique a lieu chez chacun de nous, et à tout
instant. N'harmonisons-nous pas l'aspect de notre visage avec le
geste de notre bras ? L'orateur qui menace esquisse-t-il en même
temps un sourire?
La cataleptique à qui l'on suggère l'idée de
la prière,par un geste qui la lui rappelle, associe immédiate-
ment tous ses muscles de façon à reproduire l'attitude complète.
Seulement elle a ceci de particulier, c'est qu'ayant le cerveau
endormi (inhibé, comme disent les physiologistes), elle demeure
incapable de changer de situation, et qu'elle reste indéfiniment
au point où on l'a mise.
Voici une jeune fille qui a été cataleptisée par un des moyens
ses
que je vous ai signalés plus haut. On place artificiellement
bras dans la situation la crainte et l'horreur : vous
qui représente
SUGGESTION. — LA TERREUR.
del'auteur.
D'aprèsunephotographie
SUGGESTION PRODUITE PAR LA MUSIQUE.
del'auteur.
D'aprèsunephotographie
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 273

la pauvre malade prend immédiatement l'attitude


voyez que
complète qui correspond à ce sentiment, et qu'elle y reste indé-
finiment.
Les procédés de suggestion physiologique sont multiples. Nous
venons d'agir sur la vue de l'hypnotisée, nous pouvons aussi

agir sur son oreille. C'est même par ce procédé que les charla-
tans obtiennent leurs plus merveilleux résultats. Tout le monde a
pu voir récemment, à Paris, un de ces hommes qui exhibait une
fort belle personne. C'était une hystérique qu'on avait longtemps
traitée sans beaucoup de succès dans plusieurs de nos hôpitaux.
Une des opérations les plus remarquées de ce déplorable spec-
tacle consistait à faire entendre à la pauvre fille le bruit d'un
piano ou d'un harmonium, et, suivant que le rhythme était grave
ou gai, on la voyait tomber en extase ou danser. Une partie de son
cerveau, encore en éveil, recevait l'impression de la musique, et
tout son corps prenait, par réflexes associés, l'attitude qui corres-
pondait à la sensation
première. Il nous a été possible de photo-
graphier une cataleptique sous le coup d'une pareille suggestion,
et je vous présente le fac-simile de l'épreuve que nous avons
recueillie.
Le deuxième degré de l'automatisme un peu plus com-
sera
pliqué, et vous rappellera celui que l'on peut obtenir sur les som-
nambules naturels en leur suggérant une pensée qui en réveille
rapidement une série d'autres. On provoque ainsi de véritables
hallucinations.
Il faut, pour y arriver, se placer devant le sujet cataleptisé et
arriver à attirer son attention : c'est le point difficile, puisque
presque tous ses sens sont endormis. Cela obtenu, faisons, je
suppose, le geste de courir après un oiseau : immédiatement ce
geste suggère au sujet une idée qui en amène une suite d'autres,
et l'on voit la cesser et être remplacée
catalepsie par l'auto-
matisme. Le sujet se lève, se met à courir rapidement; l'es-
18
274 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.

prit se réveille, un rêve commence, et quelquefois rien n'est


plus curieux que de le voir se développer. Certains gestes feront
croire à un serpent, d'autres à une apparition religieuse, et
celte apparition se fera avec une telle vérité pour le somnam-
bule que rien autre ne sera plus visible pour lui, et qu'en pour-
suivant son illusion il pourra fort bien se jeter à travers une porte
vitrée, par une fenêtre, dans un escalier.
Nous faisons devant une cataleptique le geste d'écraser un ser-
pent ou n'importe quelle bête venimeuse et dégoûtante; immé-
diatement vous la voyez se reculer avec dégoût, elle pousse des
cris, il lui semble que l'horrible animal la poursuit, et comme le
cabinet de photographie est très-petit, elle se jette contre tous les
murs. A la fin, désespérant de s'échapper par une issue, elle
essaye, en grimpant après les rideaux de la chambre, de se sous-
traire à son ennemi.
Dans certains cas, si l'acte suggéré est facile et vite réalisé, le
sujet le répétera indéfiniment. Je mets un pain de savon dans les
mains d'un de ces automates : il le remue indéfiniment dans ses
mains comme s'il voulait les laver. J'ai laissé un jour l'expé-
rience durer deux heures.
A côté de la suggestion purement physiologique, il va nous
falloir dire un mot de la fameuse suggestion mentale. Je serai
bref sur ce point, Messieurs , car je n'ai encore rien vu qui m'ait
absolument convaincu; il ne faut pourtant point la rejeter sans
examen, des hommes considérables dans la science l'ont étudiée
et nous apporteront peut-être un jour des éléments de certitude
qui manquent encore aujourd'hui.
La suggestion mentale ne s'adresse plus à l'automate physio-
logique , elle permet d'agir sur l'hypnotisé par la communication
des idées exprimées ou non.
Par exemple, vous ordonnez à un individu sous le coup de
l'état hypnotique de sortir et d'aller se jeter à la Seine; il
HALLUCINATION PROVOQUÉE.
de l'auteur.
D'aprèsunephotographie
18.
AUTOMATISME PROVOQUÉ.
de l'auteur.
D'aprèsunephotographie
AUTOMATISME PROVOQUÉ.
D'aprèsunephotographie
del'auteur.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 281

n'hésitera pas, il sortira et se suicidera. Vous lui dites d'aller


tuer son meilleur ami, de mettre à mort le chef de l'Etat, de
voler dans la caisse de son patron; il ira aussitôt accomplir votre
ordre. Les expérimentateurs qui s'occupent de ces choses sont
tellement persuadés de leur réalité, que jamais ils n'oseraient
donner des ordres aussi terribles que ceux que je vous signale.
Persuadés qu'ils seront obéis immédiatement, ils n'ordonnent, en

général, que des choses tout à fait sans conséquence. Ce qu'on


leur reproche, c'est de ne pas faire assez de critique expérimen-
tale, de ne pas se mettre suffisamment à l'abri de la simulation.
Il est certainqu'un simulateur (et il en existe) à qui l'on ordonne
à haute voix de monter un escalier, n'a aucune raison pour ne pas
le faire; si on lui présente un verre d'eau en lui disant que c'est
un vin délicieux, il ne lui est nullement difficile ni pénible d'ex-
primer, en le buvant, une grande satisfaction. En un mot, la
manière dont sont faites jusqu'à présent un grand nombre de ces
expériences ne permettrait pas de bien distinguer le vrai du faux,
la réalité de la supercherie.
Elles ont pourtant une importance exceptionnelle, car cet
enchaînement de la volonté d'un être humain à celle d'un autre
aurait, en droit pénal, des conséquences énormes. Que direz-vous
à un accusé qui vous soutiendra qu'il a commis son crime sous
l'influence de la hypnotique venue d'un voisin hai-
suggestion
neux? Cela s'est déjà présenté devant nos tribunaux, et nous voilà
revenus aux plus beaux jours des procès de sorcellerie.
Pour être complet, il me faut encore vous dire un mot de la
suggestion mentale à distance et sans expression de volonté.
Un expérimentateur est à Lyon; par la pensée, il ordonne à un
sujet qui est à Paris de faire tel acte que vous voudrez bien sup-
poser, et le sujet l'accomplit à la minute même où son maître l'a
voulu secrètement. Un hypnotiseur pince son propre bras, et cela
lait crier une dame de la
qui se trouve dans un autre quartier
282 SOMMEIL ET SOMNAMBULISME.
ville. Je ne puis dire que ces faits sont faux, ils sont affirmés par
des hommes d'une valeur incontestée; pour ma part, je n'ai
jamais eu l'occasion de les voir, et je suis un peu sceptique , je le
confesse. Je me suis d'ailleurs déjà expliqué sur ce point.
Je vous ai dit, Messieurs , comment on pouvait endormir un
malade; je dois vous faire savoir maintenant comment on peut
produire le réveil. Rien n'est plus simple.
Si vous voulez faire revenir un cataleptique à l'état de somnia-
tion, vous n'avez qu'à lui fermer les yeux en abaissant ses pau-
pières.
Cette manoeuvre doit être exécutée avec la plus grande pru-
dence; il pourrait se faire que tous les muscles du sujet se
détendant au moment où, par l'obscurité subite, vous lui suggérez
le sommeil, le malade vînt à tomber par terre de tout son long.
C'est ce que j'ai vu quelquefois se produire.
Pour ramener le sujet
à son état ordinaire, les magnétiseurs
font des passes dégageantes ; les médecins soufflent simplement
sur la figure, ou bien ils y projettent quelques gouttes d'eau;la
vive excitation qui en résulte produit généralement le réveil. A ce
propos, je vous dirai qu'il n'est pas prudent de laisser le sommeil
durer longtemps. A ma connaissance, deux sujets sont tombés
dans un état extrêmement grave, on pourrait dire voisin de la
mort, pour être restés endormis plus de vingt-quatre heures.
Dans ces conditions, la respiration s'arrête presque, le coeur bal
à peine, tout s'endort, et l'asphyxie peut arriver.
J'ai fini, Messieurs; je vous ai dit tout ce que je sais, tout ce
que j'ai vu sur le fameux magnétisme animal. Je ne vous ai pas
parlé de la lecture à travers un bandeau ou par le moyen de la
seconde vue, de la divination, de l'art de guérir les maladies par
le magnétisme. Ces choses-là ne relèvent pas de la science.
On n'en parle pas en Sorbonne. Nos hospices de Bicêtre et de
Charenton , les diverses chambres de nos tribunaux correctionnels
PROCÉDÉ POUR FAIRE CESSER L'ÉTAT CATALEPTIQUE
ET POUR RAMENER LA SOMNIATION.
de l'auteur.
unephotographie
D'après
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME. 285

me semblent les seuls endroits où de temps en temps il puisse en


être question.
Que des faits physiologiques au premier abord aussi bizarres

que ceux que je viens de vous exposer aient tenté des charlatans
et trompé des imbéciles, il n'y a rien d'étonnant, et cela nous est
bien égal, à vous et à moi.
Laissez-moi donc, en vous quittant, vous dire ce que je crains
et ce que je voudrais.
Je crains bien, à force de vous avoir parlé du sommeil provo-
qué , d'avoir fait sur vous-mêmes ma meilleure expérience. Vous
vous souvenez... Les paroles succèdent aux paroles, c'est comme
le tic tac monotone d'une horloge, et c'est quand l'orateur a fini

que l'auditoire se réveille en sursaut, heureux et soulagé.


Mais permettez que j'éloigne celte fatale pensée et que je vous
dise ce que je voudrais. Je voudrais vous avoir convaincus que
ces faits étonnants du magnétisme, du somnambulisme, ne sont
que les exagérations pathologiques, les maladies du sommeil,
qu'ils sont absolument déterminés, qu'on les reproduit quand et
comme on veut sur des malades particuliers, sans fluide, sans
appel à des forces supérieures ou surnaturelles. Si j'avais atteint
ce résultat, j'aurais détruit une des plus ridicules superstitions
qui restent encore dans le monde; cette soirée alors ne serait
perdue ni pour vous ni pour moi, et, pour ma part, je la consi-
dérerais comme une des meilleures, une des plus heureuses de
ma vie.
DIX-NEUVIEME SIECLE.

DEUX POISONS A LA MODE:

LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
DEUX POISONS A LA MODE :

LA MORPHINE ET L'ÉTHER 1.

MESDAMES,MESSIEURS,

Quelqu'un disait un jour devant Fontenelle que le café était un


poison lent.— « Je m'en aperçois, repartit le spirituel académicien,
car voilà bientôt cinquante ans que j'en prends chaque jour. »
Ce qui n'était chez l'élégant littérateur qu'une boutade est,
hélas! le raisonnement ordinaire de bien des gens qui, par ce
seul fait que le danger ne les frappe pas vivement, se laissent me-
ner au tombeau lentement, mais sûrement, comme à plaisir, et,
vous allez le voir, quelquefois seulement pour obéir à la mode.
Certes, au temps où nous vivons, si l'accroissement de l'huma-
nité se ralentit, et si les Académies en gémissent, il est loin
d'en être de même des causes de noire destruction. Nous les
voyons sans cesse menaçantes autour de nous. Le microscope,
dirigé par le plus illustre de nos savants, nous montre dans l'air
que nous respirons, dans l'eau que nous buvons, des milliards
d'ennemis insaisissables, véritables bandes de pirates qui se jettent
sur noire pauvre organisme. C'est le choléra qui vient de temps
en temps faire dans nos rangs quelques éclaircies ; c'est la peste

1 faite à la Sorbonne(Associationscientifiquede France), le21 mars 1885.


Conférence
19
290 LA MORPHINE ET L'ETHER.

qui nous menace parle Caucase entr'ouvert; c'est la diphthérie qui


fauche nos enfants, la fièvre typhoïde qui terrasse nos jeunes sol-
dats... Je n'en finirais pas, si je voulais être complet. D'ailleurs,
le génie humain s'en mêle; on ne sait où s'arrêteront les inven-
teurs de torpilles, de mitrailleuses, de fusils à magasin. Et voici
qu'il s'établit dans tous les Etats de l'Europe et du nouveau monde
des sectes aimables qui nous promettent de nous faire sauter de
compagnie, si nous persistons à vivre dans l'impénitence et si
nous refusons d'accepter leurs théories économiques.
Eh bien! Messieurs, ce n'était pas assez. Au milieu
de nous,
dans nos familles, il y a des gens qui s'empoisonnent tranquille-
ment, par plaisir, par genre.
Vous en avez certainement entendu parler : ce sont les mor-
phinomanes; ils ont déjà fait plusieurs fois leur apparition sur les
bancs de nos tribunaux criminels.
En Angleterre, ils sont accom-
pagnés d'autres malheureux à qui les gins les plus frelatés ne suf-
fisent plus, et qui boivent de l'éther; sortes d'alcooliques perfec-
tionnés, qui, par la voie scientifique du progrès, succèdent à nos
simples ivrognes français, de la même manière que les morphi-
niques dérivent des thériakis de l'Orient et des fumeurs d'opium
de la Chine.
Cette assimilation est parfaitement justifiée, non-seulement par
l'analogie chimique des poisons, mais aussi par celle de leur effet
physiologique, et par l'identité des causes sociales qui donnent
naissance à l'empoisonnement.
Nos pères d'Asie, en effet, ont déjà légué bien des
qui nous
maux, avaient gardé jusqu'à présent pour eux le goût singulier
qu'ils professent pour l'opium ou ses dérivés.
Il y a fort longtemps qu'on fume de l'opium en Chine et qu'on
en mange dans le Levant. Laissez-moi donc vous dire un mot des
ancêtres des morphinomanes; vous n'en comprendrez que mieux
leur histoire.
LA MORPHINE ET L'ETHER. 291

A bien calculer, la manie de manger de l'opium diminue plutôt

qu'elle n'augmente parmi les musulmans. Zambaco, qui a long-


temps habité l'Orient, nous en donne la raison. Le Turc cherchait
dans l'opium une sorte d'ivresse, d'anéantissement délicieux,
qu'il trouve aujourd'hui plus facilement dans le Champagne ou le
bordeaux. Ce dernier procédé lui apporte d'ailleurs en plus les
plaisirs de la dégustation, les jouissances du palais, que l'opium
ne lui fournissait guère. Cela tient à ce que l'esprit religieux
diminue un peu là-bas comme ici, et ceux-là mêmes qui redou-
tent de rompre ouvertement avec le Coran tâchent de s'accommoder
avec lui. Du temps de Mahomet, ni le rhum ni le cognac n'étaient
inventés; il ne les a donc pas défendus. Or, ce qui n'est pas dé-
fendu est permis, et tel musulman qui considère le vin comme si
impur, qu'il n'oserait y toucher même avec sa main, se grise à
fond avec de l'eau-de-vie sans croire compromettre pour cela sa
part de paradis.
Mais les hommes religieux, les ulémas surtout, ne raisonnent
pas ainsi : ils en sont restés à l'opium. Ils le prennent sous forme
de boulettes de 0 gr. 05 à 0 gr. 10 qu'ils ont sur eux dans de
petites boîtes en or, où ils puisent de temps eu temps. C'est sur-
tout après le repas, quand la digestion est commencée, qu'ils
prennent leur drogue favorite, un peu comme chez nous on prend
du café ou du thé.
L'effet primitif est loin d'être le sommeil, comme on pourrait
le croire, c'est plutôt une sorte d'excitation intellectuelle et phy-
sique qui rend l'Oriental (par lui-même si triste) turbulent, ba-
vard, excité et querelleur.
Barallier raconte qu'un pilote du Bosphore qui était thériaki
se voyait obligé d'avaler quelques pilules chaque fois qu'il avait
à supporter une grande fatigue; il devenait alors d'une adresse
admirable, taudis que s'il était privé de son excitant ordinaire,
il commettait mille bévues et devenait des
plus dangereux.
19.
292 LA MORPHINE ET L'ETHER.
Les Turcs ne se contentent pas de manger de l'opium, ils en
donnent à leurs chevaux :
« Je venais, dit Burns, de voyager toute la nuit avec un cava-
lier du pays. Après une marche fatigante d'environ milles, trente
je fus obligé d'accepter la proposition qu'il me fit de nous arrêter
quelques minutes. Il employa ce temps à partager avec son che-
val épuisé une dose d'opium d'environ deux grammes. Les effets
de celte dose furent bientôt évidents pour tous les deux; le cheval
finit avec facilité une journée de quarante milles, le cavalier devint
plus actif et plus animé. »
Malheureusement, pour entretenir cet étal factice, il faut sans
cesse augmenter les doses, et alors survient la deuxième période
de l'opiophagie, celle de l'abrutissement.
Les thériakis se réunissent pour se livrer à leur vice, ceux de
la haute société chez eux, les gens du peuple dans des cabarets spé-
ciaux.
« Douze Turcs, dit Landgiorgo, étaient assis à un divan; après
le dîner, on servit le café, puis on prit l'opium. Bientôt les effets
de celte substance se sont déclarés. Les uns, parmi les jeunes,
ont paru plus vifs et plus gais que de coutume : ils se sont mis à
chanter et à rire. Les autres se sont levés avec fureur de leur ca-
napé, ont tiré leur sabre et se sont mis en garde sans pourtant ni
frapper, ni blesser personne. Les soldats de police étant survenus,
ils se sont laissé désarmer, mais ils ont continué à crier. D'autres
enfin, plus âgés, sont tombés dans la stupidité et la somnolence.
L'un d'eux, septuagénaire, qui était ambassadeur, est resté insen-
sible aux cris et au cliquetis des sabres; il n'a pas plus bougé que
s'il était de marbre; ses yeux étaient entr'ouverts, il voyait, il sen-
tait, mais il était devenu incapable de se mouvoir. »
On est rarement témoin de ces scènes, les gens du monde se
cachant des étrangers pour s'y livrer; mais il est facile, au con-
traire, d'étudier les gens du peuple dans les cabarets d'opium.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 293
« Il existe encore à Stamboul, dit Zambaco, un café spéciale-
ment affecté aux opiophages de la basse classe. Là, dans un demi-
jour, rangés sur les bancs rigides fixés aux trois murs de la bou-
tique, ils se livrent à la ronde dans un morne silence à leurs
rêvasseries. Si un observateurjette en passant un coup d'oeil dans
celte boite de la paresse, il assiste à un spectacle que la photogra-
phie pourrait seule rendre fidèlement. Des tètes de tous les types,
coiffées de turbans de formes infinies, blancs ou verts, confec-
tionnés avec des tissus brodés, enroulés à plat
unis ou finement
ou tordus autour d'un fez, des yeux bridés, voilés par des pau-
pières plus ou moins entr'ouvertes selon le degré du narcotisme
et de l'abrutissement, des têtes à expressions variées, renversées
et s'appuyant sur le mur, sur l'épaule du voisin, ou bien retombant
de toute leur lourdeur sur la poitrine, et oscillant d'une manière
cadencée dans le sens vertical ou horizontal; ou bien appuyées sur
les deux mains, les coudes étant posés comme des piliers sur les
genoux, des bouches souvent entrouvertes et bavant, ou bien les
lèvres battant en soupapes à chaque expiration, des ronflements
gutturaux troublant parfois celte réunion d'êtres d'outre-tombe qui
offre l'aspect lugubre d'une agonie en masse... tel est le tableau
imparfait de cet eldorado des afiondjis. »
C'est d'ailleurs à fort peu près le même spectacle que nous
donnent les fameuses tabagies d'opium de l'extrême Orient.
En Chine, en effet, et dans la Malaisie, on ne mange pas l'o-
pium, on le fume : c'est un fait connu de tout le monde et sur
lequel je n'insisterais pas s'il n'y avait quelque intérêt à vous
montrer jusqu'où peut aller une pareille calamité, cl par consé-
quent ce dont nous sommes menacés, si l'amour de la morphine
continue à prendre chez nous la même intensité.
il y a quelques centaines d'années, l'opium était, dans l'empire
du Milieu, un grand luxe réservé aux mandarins,
qui ne se ca-
chaient pas pour en faire usage, mais qui l'interdisaient à leurs
294 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
administrés. Tout au plus en faisaient-ils honneur à leurs invités
et surtout aux étrangers. Depuis on en a beaucoup usé, et, dès 1840
l'abus avait atteint ses dernières limites.

UNE FABRIQUE D'OPIUM. — SALLE DES MÉLANGES.


D'aprèsunegravureanglaise.

Vous le savez, il y a à cela une raison économique que je ne


craindrai pas d'appeler abominable. Les Chinois n'acceptent guère
en payement de leurs produits que de l'or et de l'argent en mon-
naie ou en lingots : les espèces ainsi introduites dans l'empire
n'en sortent plus, et c'est un véritable drainage que subissent par
ce fait l'Europe et l'Amérique. Une nation voisine de nous et dont
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 295

les possessions indiennes fournissent des quantités prodigieuses


d'opium, a forcé la Chine, dans des traités célèbres, à accepter
l'entrée de cet opium chez elle et à le payer en lingots, et non

UNE FABRIQUE D'OPIUM. — LA MISE EN POTS.


D'aprèsunegravure
anglaise.

en marchandises : l'empire se voit ainsi obligé de dégorger une


grande partie de l'argent tenu en réserve.
Ce commerce a pris des proportions immenses. J'emprunte à
une publication anglaise quelques vues prises dans une fabrique
de l'Hindoustan. Des salles immenses sont utilisées à la prépara-
tion des sucs de pavots, puis à leur dessiccation dans des vases de
296 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
terre. On prépare là des millions de kilogrammes de substances
toxiques.
Vous aurez une idée de l'importance de cette opération, quand

UNE FABRIQUE D'OPIUM. — LE SÉCHOIR.


D'aprèsunegravure
anglaise.

vous saurez qu'aujourd'hui encore il entre annuellement en Chine


soixante-dix mille caisses d'opium indien, valant au moins trois
cents millions de francs. Pour trois cents millions de poison ingurgité
par droit de guerre à tout un peuple ! Ajoutez à cela la réalisation de
la prédiction de Fauvel, c'est-à-dire le choléra instantanément ap-
porté à des milliers d'Européens pour que quelques ballots de
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 297

coton arriventun peu plus vile à Londres, et vous vous étonnerez

peut-être que ce soient les mêmes hommes, auteurs de ces cala-


mités, qui ont fait des lois draconiennes contre tout savant qui

LA FLOTTE DE L'OPIUM.
D'aprèsunegravureanglaise.

essayerait sur un animalune expérience destinée à soulager l'hu-


manité; les mêmes qui, il y a peu de temps encore, condamnaient
à la prison un célèbre médecin, parce que, dans un congrès
d'hygiène, voulant montrer les désastres de l'absinthisme, il avait
tué... un lapin.
Quoi qu'il en soit, les Chinois fument l'opium, dès l'âge de vingt
298 LA MORPHINE ET L'ETHER.
à vingt-cinq ans. Ils se servent pour cela de
pipes de différents
modèles dont je mets quelques échantillons sous vos yeux. L'o-
pium, roulé en petites boules, est placé sur le fourneau au moyen
d'une aiguille, puis enflammé à une lampe.
L'effet immédiat est une sorte d'état vertigineux. Les préoccu-

PIPES A OPIUM ET A TABAC OPIACE.


D'aprèsnature.

pations de l'esprit disparaissent comme les douleurs du corps ; puis,


comme dans l'opiophagie, survient un délire bruyant, une sorte
d'état maniaque dans lequel le sujet s'agite, hurle et brise tout au-
tour de lui. Souvent on le voit sortir de sa s'élancer sur
maison,
le premier venu et le tuer. On raconte qu'un jour, un de ces for-
cenés se jeta sur la lance d'un soldat de police avec tant de force,
qu'il s'embrocha lui-même non-seulement dans le fer, mais dans
le bois, et qu'il arriva ainsi
jusque sur son adversaire qu'il tua de
son poignard. C'est pour éviter cet accident que certains agents de
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 299

l'ordre public sont armés de fourches avec lesquelles ils saisissent


les fumeurs délirants et les collent contre le mur jusqu'à ce qu'on
ait pu les désarmer.
Il existe en Chine des cabarets pareils à ceux de la Turquie, où
les gens du peuple vont fumer : les régisseurs de ces sortes d'éta-
blissements se chargent de les attacher s'ils deviennent furieux;
ils les roulent sur des divans quand ils en arrivent à la période
d'abrutissement.
Dans quelques endroits il existe même des sortes de caves où
pour plus de sûreté on enferme les fumeurs pêle-mêle et sans
surveillance. Ils peuvent crier, hurler, se battre sans risquer d'at-
tirer l'attention de la police. Il n'est pas rare, quand le matin on
vient à ouvrir un de ces repaires, d'y trouver quelques cadavres.
Il y a peu de temps l'administration anglaise découvrit à Londres
même un de ces établissements importé par les Chinois.
Vous concevez sans peine, Messieurs, que l'intelligence ne ré-
siste pas longtemps à de pareils traitements.
C'est qu'en effet, le fumeur d'opium, comme le mangeur, est
forcé d'augmenter rapidement la dose de son poison. Au bout de
six à huit mois, il doit fumer une dizaine de pipes par jour : tout
son argent y passe, il est ruiné en un an : il vend ce qu'il possède,
puis il joue, et, quand il a tout perdu, il joue ses doigts, dont il
abat une phalange d'un coup de hachette chaque fois qu'il se
trouve avoir perdu. (Ball.) Les auteurs s'accordent à dire que le
maximum de la vie d'un fumeur est alors de ciuq ou six ans.
Outre sa torpeur intellectuelle, le fumeur nous présente un état
cachectique caractéristique; son appétit est perdu, toutes ses fonc-
tions suspendues; son teint est plombé, et son corps tellement
maigre, qu'il semble n'être qu'un squelette habillé de peau.
En face d'un pareil mal, le gouvernement impérial a essayé de
réagir : il a d'abord frappé d'impôt l'entrée de l'opium.
Ce système n'a pas été heureux : le fonctionnaire chinois n'est
300 LA MORPHINE ET L'ETHER.

pas seulement menteur, il est surtout voleur, et c'est de la con-


cussion qu'il tire le plus clair de ses revenus. Si j'en crois M. de
Moges, le tao-tai de Shang-haï se faisait, en 1860, pour un mil-
lion de pots-de-vin, rien qu'en laissant entrer de l'opium en con-
trebande.
Devant son insuccès douanier, le gouvernement essaya de la
jurisprudence pénale. Ecoutez l'arrêt que lança, en 1841, le vice-
roi de Canton :
« Voilà deux ans que le chef du Céleste Empire a défendu à tous
ses sujets de fumer l'opium. Ce délai de grâce expire le douzième
jour de la douzième lune de cette année. Alors tous les coupables
de contravention seront punis de mort, leurs têtes seront expo-
sées en public, afin d'effrayer ceux qui seraient tentés de les imiter.
— J'ai réfléchi solitaire était plus
pourtant que l'emprisonnement
efficace que la peine capitale pour arrêter un aussi épouvantable
délit. Je déclare donc que je vais faire construire près de la porte
d'éternelle pureté une prison spéciale pour les fumeurs d'opium.
Là, ils seront tous, riches ou pauvres, enfermés dans une cellule
étroite, éclairée par une fenêtre, avec deux planches servant de
lit et de siége pour s'asseoir. On leur donnera chaque jour une
ration d'huile, de riz et de légumes. En cas de récidive, ils subi-
ront la mort. »
Cette législation avait un inconvénient : la peine était hors de
proportion avec le crime, et par suite inapplicable, Voyez-vous
nos cours d'assises condamnant à la guillotine tous ceux qui fu-
ment ou qui prisent? Il y aurait là de belles occasions pour l'exer-
cice du droit de grâce.
D'ailleurs, en regardant autour de lui, l'Empereur s'aperçut
que ses femmes elles-mêmes fumaient de l'opium, et je ne garan-
tirais pas que, s'il eût voulu prendre son arrêté bien à la lettre, il
n'eût pas dû commencer par se suicider.
Après la législation, on essaya de la moralisation, des prédica-
LEFUMEUR
D'OPIUM ASONVICE.
S'ABANDONNE IL VITDANS
UNEOISIVETÉ
ABSOLUE.

SUPPLICATIONS
DESAFAMILLE. LAMISÈRE
ENTRE LA MAISON.
DANS
LEFUMEUR SACOUCHE.
PEUTAPEINEQUITTER IL VEND SESHABITS.
JUSQU'A

IL BRUTALISE
LESSIENS. FEMMEET SONENFANT
L'ABANDONNENT.
20
IL ENESTRÉDUIT
A MENDIER IL N'APAS UN PIERRE
OUREPOSER
SATETE.

IL POURSUIVI
MÊME ESTVENU,IL VAMOURIR.
L'HIVER
S'ENFUIT, PARLESCHIENS.
20.
LA MORPHINE ET L'ETHER. 303

lions; l'imagerie populaire reproduisit à l'infini les malheurs du


fumeur d'opium.
Une série de ces crépons si connus dans le pays et vendus à si
bon marché a reproduit les maux qui menacent le fumeur. Au
début, nous voyons un homme riche dans une maison luxueuse :
il commence à fumerde l'opium, malgré les exhortations d'un
ami qui, lui, fume du tabac dans un narghilé. Voici que sa
famille commence à s'inquiéter. Sa femme le supplie de renoncer
à son vice : dans une pièce voisine sa vieille mère pleure en si-
lence, et son enfant profite de la scène pour emporter la pipe, cause
de tous les maux.
Mais l'opium a déjà fait son oeuvre ; la démoralisation du fumeur
augmente tous les jours; il a abandonné sa profession, il dissipe
ses biens, renonce à son négoce : toute la journée il vit dans ses
rêves, pendant que des histrions, qu'il paye fort cher, font de la
musique auprès de son divan.
Quatrième tableau, la misère est venue : la maison est déjà
moins riche, le malheureux a vendu ses meubles pour satisfaire
son vice. Il ne donne plus d'argent aux siens, et voilà que sa
pauvre femme est obligée de peindre pour subsister.
des images
Le domestique de la maison est uniquement occupé à préparer
l'opium de son maître. Voyez d'ailleurs la figure de celui-ci :
comme il est changé; la maladie et le vice l'ont déjà marqué
de leurs stigmates.
C'est tout au plus s'il peut se soulever de son lit, tant il est
abruti; aussi la cinquième gravure nous le montre-t-il couché; sa
femme et son enfant pleurent à chaudes larmes. Sa vieille mère,
un petit paquet à la main, déclare qu'elle quittera la maison. Il
demeure inerte.
Il n'en est pas toujours ainsi, malheureusement; le fumeur
d'opium, je vous l'ai dit, est pris souvent de rages stupides dans
lesquelles il frappe tout ce qui l'entoure ou quiconque lui résiste;
310 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

l'auteur nous le montre brisant ses meubles, ballant sa femme et


son enfant qui se récrient. Son fidèle serviteur tente, mais sans
succès, de le retenir.
L'appétit pour l'opium est sans limites; le fumeur a vendu
sa maison, ses habits. Le voilà couché sur une natte dans un han-
gar, il demande la charité, et tout ce qu'on lui donne, il l'em-
ploie à acheter son poison favori. Sa famille, prise de dégoût, le
quitte, son petit enfant a peur de lui. Son aspect devient tel que
les passants prennent la fuite en le rencontrant. Il s'en va alors à
travers la solitude avec des vêtements qu'il a volés; les chiens
eux-mêmes lui donnent la chasse.
Exténué, il s'assied au pied d'un arbre, abandonné de tous; il
n'a même plus d'opium pour satisfaire sa passion, il comprend sa
faute, mais il n'est plus temps de la réparer; voici l'hiver, le
misérable attend la mort, n'ayant même plus une pierre oit re-
poser sa tête.
Voilà, Messieurs, qui est bien triste, bien frappant et bien mo-
ral. Eh bien, toute cette propagande eut à peu près le succès de
celle des Sociétés contre l'intempérance, et les choses sont encore
aujourd'hui en l'état.
Messieurs, il n'y a pas ordinairement de mangeurs ni de fumeurs
d'opium parmi nous. On cite pourtant quelques personnes qui,
pour soulager leurs maux, ont pris peu à peu l'habitude d'avaler
d'assez grandes quantités de celte substance.
Ball a observé à la Salpêtrière une femme qui buvait soixante
grammes de laudanum par jour; Zambaco cite un malade de ses con-
naissances qui en prenait d'un coup la valeur d'un verre à bordeaux.
J'ai vu moi-même un homme
qui avait vécu longtemps en Chine
et qui buvait un verre de laudanum de Rousseau dans sa journée.
Mais, tout le monde le sait aujourd'hui, les thériakis et les fu-
meurs de l'Orient ont leurs frères d'Europe; ce sont les morphi-
nomanes.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 311

Il y a entre les premiers et les seconds la différence même qu'il


inter-
y a entre les barbares et les hommes policés, la civilisation
vient jusque dans la manière de s'empoisonner.
Pendant que l'Oriental
mange ou fume simplement le suc du

pavot, tel à peu près que la nature le lui fournit, l'Européen est

plus raffiné; il va chercher une des substances actives de l'opium,


et il l'introduit dans son économie, de manière même à n'en pas
subir le contact désagréable.
L'opium est un mélange complexe; il ne contient pas moins de
dix-sept poisons, dont la quantité varie suivant la provenance. Les
deux plus importants sont la morphine et la codéine, souvent
employées en médecine. Ce sont précisément ces deux substances,
la première surtout, qui servent aux empoisonnements chroniques
qui nous occupent.
Comment devient-on morphinique on est un Français,
quand
un habitant de Paris, et qu'on n'y est pas sollicité par le fait de
l'habitude générale ou l'existence d'établissements spéciaux?
Il y a pour cela deux procédés.
La cause la plus habituelle est quelque affection douloureuse
dont on se trouve atteint passagèrement, une
simple névralgie
dentaire ou faciale, de violentes douleurs d'estomac ou de tête. Le
médecin consulté, souvent à bout de ressources, quelquefois, il
faut bien le dire, pour en finir avec un client d'autant plus impor-
tun qu'il souffre davantage, le médecin prescrit d'introduire sous
la peau de la région douloureuse quelques milligrammes d'un sel
de morphine.
L'effet, je dois en convenir, est merveilleux, la douleur cesse
instantanément, mais passagèrement : le lendemain, elle reprend
de plus belle. Le malheureux patient se souvient du succès de
la veille et réclame son calmant. Il faut bien céder, et ainsi de
suite pendant plusieurs jours. Seulement l'accoutumance au
poison se manifeste : ce n'est plus une injection par jour qu'il
312 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
faut pour arrêter le mal ; c'est deux, puis trois, puis quatre, cl
ainsi toujours en augmentant.
Alors, Messieurs, se produit un singulier phénomène : la dou-
leur primitive, cause du premier traitement, a depuis longtemps
disparu, et pourtant le malheureux malade
ne peut cesser d'em-
ployer la morphine; s'il néglige quelques jours son empoisonne-
ment, il y est bien vite rappelé par des malaises tellement intenses
qu'ils lui font tout oublier, et qu'il est obligé de céder, d'augmen-
ter la dose à chaque fois, au point d'arriver à des quantités vrai-
ment formidables.
Il est une chose qui aide beaucoup les morphinomanes à tom-
ber dans leur triste état, c'est la complaisance des médecins.
Ceux-ci le déclarent eux-mêmes dans leurs écrits, et vous verrez
qu'ils en sont bien punis, car beaucoup sont les premières vic-
times de la morphine, bien avant leurs clients. Les premières
fois qu'un malade réclame avec instance la morphine, on va cher-
cher le docteur qui se charge lui-même de la petite opération.
Mais bientôt, comme il faut répéter l'injection plusieurs fois par
jour, il finit par confier à la garde-malade ou à la famille le flacon
de morphine et la seringue d'argent qui sert à la passer sous la
peau, et, ce jour-là, tout est perdu. Comment résister aux suppli-
cations d'un être qu'on chérit et qui souffre? le docteur a bien
défendu de faire plus d'uneinjection par jour, mais enfin cela
n'est pas mathématique, on force un peu la dose; puis, un beau
jour, le malade s'empare lui-même du flacon et de l'outil, et alors,
sans contrôle aucun, avec l'avidité de la passion, il s'injecte la
morphine dans les proportions que je vous dirai.
Rien d'ailleurs ne l'empêche de se livrer à sa folie; il porte in-
définiment chez le pharmacien la première ordonnance de son
médecin, on la lui renouvelle indéfiniment, et nous verrons qu'une
ordonnance de dix centigrammes a pu servir à la même personne
pour obtenir près d'un kilogramme de morphine.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 313

Voilà, Messieurs, la première manière de devenir morphino-


mane; c'est la manière naturelle et honnête. Mais il y en a une
autre, c'est la façon mondaine, aimable et distinguée. Nos pre-
miers morphinomanes sont de pauvres dolents qui essayent de se
les seconds sont des gens délicats qui cherchent dans
soulager;
des excitations toxiques des sensations que ne peuvent plus leur
procurer leurs nerfs émoussés et leur imagination un peu blasée.
Ceux-là sont les prosélytes d'une véritable association, et ils n'ont
faire des élèves; ce sont des missionnaires en
qu'une ambition,
toxicomanie. C'est une habitude qu'ont tous les vicieux et tous les
incomplets de vouloir faire des pareils. La fable du renard qui a
la queue coupée n'est pas d'hier. Les ivrognes ont un profond

mépris pour les sobres, et tout autour d'eux ils cherchent à en-
traîner ceux qui les environnent, dussent-ils, au début, se priver
un peu eux-mêmes pour aider les autres : hélas! ils ne réussissent
que trop dans leur propagande.
Les morphinomanes sont semblables; ils aiment à prêcher leur
vice. Deux amisse rencontrent, l'un se plaint à l'autre de dou-
leurs vagues qui le tourmentent, de chagrin, d'ennui; il ne se

plaît plus à rien; le monde, les courses, le théâtre ne lui pro-


curent plus de distraction : il s'assomme. Un homme du monde,
fût-il secrètement ivrogne, hésitera, chez nous au moins, à con-
seiller à un autre de noyer sa tristesse dans le vin; mais la mor-

phine, c'est un médicament, et la conseiller, c'est faire un peu


acte de médecin; or vous savez si nos gens du monde aiment cela.
De confidence en confidence, le conseilleur en arrive à avouer que,
lui aussi, il a éprouvé des tristesses, qu'il a eu recours à la mor-
phine, dont on lui avait parlé, et qu'il s'en trouve fort bien.
Et c'est ainsi que, par les conversations mêmes, il se fait comme
une secte nouvelle : ce sont les volontaires de l'armée morphino-
mane. Tout le monde en parle, on en a dans ses connaissances,
la littérature et le théâtre se sont emparés du sujet pour en
314 LA MORPHINE ET L'ETHER.
tirer des effets. Nous avons eu la Comtesse Morphine de Mallat.
Ecoutez ce que M. Daudet, dans un roman justement célèbre,
dans l'Evangéliste, dit de cette passion nouvelle :
« Cette pauvre de Lostande... Encore une qui n'est pas heu-
reuse... Tu as su la mort de son mari, cette chute de cheval aux
grandes manoeuvres?... Elle n'a pu s'en consoler... seulement, elle,
pour oublier, elle a ses piqûres... Oui, elle est devenue... com-
ment dit-on?... Morphinomane. Toute une société comme elle...
Quand elles se réunissent, chacune de ces dames apporte son petit
étui d'argent avec l'aiguille, le poison... et puis crac, sur le bras,
dans la jambe. Ça n'endort pas; mais on est bien... Malheureu-
sement, l'effet s'use chaque fois, et il faut augmenter la dose. »
Il est à remarquer que le luxe qui tend à s'introduire partout
a déjà envahi la morphinomanie. La petite seringue à injection,
qui permet de pousser la morphine sous la peau et d'éviter le goût
amer qu'elle laisserait dans la bouche et les nausées qu'elle occa-
sionnerait, la petite seringue de Pravaz a reçu d'ingénieuses et
artistiques modifications.
Il a d'abord fallu la rendre facilement transportable en même
temps qu'on la dissimulait aux yeux. Je me suis adressé à un
grand fabricant d'outils de chirurgie de Paris, et il a bien voulu
mettre à ma disposition l'arsenal de la morphinomanie moderne,
tel que le goût, le luxe ou l'esprit imaginatif de ses propres
clients le lui a fait fabriquer.
Voici d'abord la seringue contenant
un centigramme de mor-
phine, telle que l'emploient les médecins; elle est un peu délicate,
difficile à manier et difficile à cacher : elle ne sert qu'aux morphi-
nomanes sans vergogne, à ceux qui ont pris leur parti et qui sont
fiers de leur vice.
Mais en voici une autre adroitement cachée
dans un porte-allu-
mettes de poche : à côté d'elle vous voyez un petit flacon qui con-
tient la dose de poison nécessaire pour l'après-midi.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 317

un faux qui contient tout ce qu'il faut


Ici, c'est porte-cigares
pour injecter le poison.
Ce long étui est un raffinement. Il est peu commode au milieu
d'une réunion d'aspirer la morphine dans la seringue avant de se

ENORME SERINGUE A INJECTIONS


HYPODERMIQUES.

faire une piqûre : les morphinomanes ont inventé de remplir


d'avance une seringue très-longue qu'ils portent tout amorcée
dans leur poche; de temps en temps ils se font une piqûre, et
n'ont qu'à pousser un peu le piston chaque fois, jusqu'à ce que, le
soir, la seringue se trouve vidée.
J'ai vu de petites seringues en or centenues dans un flacon à
sels anglais ; voici un étui en argent qu'on dirait destiné à renfer-
mer un nécessaire à broder : ouvrons-le, il contient une adorable
petite seringue en or et un flacon de poison. Entre morphino-
318 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
manes du grand monde, on se fait des cadeaux selon ses goûts, cl
il se fabrique aux environs du jour de l'an des seringues et des
flacons à morphine émaillés, couverts d'emblèmes et de gravures,
dans des étuis chiffrés et armoriés; l'un de ces bijoux, commandé
l'année dernière par une riche morphinomane, pour une de ses
collègues en toxicomanie, à atteint le prix de 350 francs.
Je ferais une énumération incomplète, si, en terminant cette
revue, je ne vous montrais une seringue énorme qui peut conte-
nir un centilitre de poison : elle est aux bijoux des dilettanti de
la morphine ce qu'une pièce de marine est à un petit canon de
montagne : celle-ci sert à un malade que je connais et dont je vous
parlerai longuement.
Ainsi, la morphinomanie n'est pas toujours le résultat de la dou-
leur ou du chagrin; bien des gens se morphinisent comme d'autres
fument, boivent ou font de la musique : pour tuer le temps, pour
se désennuyer, pour remplir par des rêvasseries vagues le vide
que laisse l'oisiveté dans l'existence des inutiles : c'est de cette
manière qu'au moment même où je vous parle, s'empoisonne
paisiblement le fameux Tout-Paris, et probablement aussi le Tout-
Londres et le Tout-Berlin.

Après cet exposé des causes de la monomanie morphinique, et


avant de vous en montrer les terribles effets, il me semble logique
d'examiner encore quelques points d'étiologie.
Et d'abord, les hommes sont-ils plus souvent morphinomanes
que les femmes? A s'en tenir aux statistiques imprimées, oui. Sur
cent morphinomanes, on ne rencontre guère que vingt-cinq
femmes. Mais que celles-ci ne se hâtent pas de triompher. Tous
les praticiens disent, d'accord, qu'elles sont plus nombreuses,
seulement elles sont plus dissimulées; un auteur que j'ai là sur ma
table dit plus menteuses; je n'aurai garde de le citer. La vérité
est qu'une fois adonnées à leur vice, elles se laissent aller absolu-
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 319

ment; l'état de trouble intellectuel où elles tombent n'entrave pas


leur existence comme celle d'un homme obligé de gagner sa vie;
elles ne consultent pas de médecin, et alors on ne les compte pas
dans les statistiques.
Une chose curieuse, c'est que sur cent morphinomanes, on
trouve cinquante et une personnes touchant à l'exercice de la mé-
decine : docteurs, étudiants, infirmières, Soeurs de charité ou
diaconesses; cela s'explique assez bien, étant donnée la facilité
qu'ont ces gens à se procurer l'attirail nécessaire aux injections
de morphine.
Il est donc bien agréable de vivre sous l'influence de ce poison,
puisque tant de gens s'exposent pour cela aux périls les plus
graves? A cela, je réponds non, au début. Il en est de ce vice
comme des autres, les commencements en sont pénibles. Qui ne
se souvient avec amertume de son premier cigare? Quel ivrogne
n'a pas grimacé à son premier verre d'absinthe, qui, depuis...!
Eh bien, Messieurs, pour la morphine il en est de même; les pre-
mières injections font mal; la piqûre est douloureuse; souvent il
survient des nausées, des vomissements, et cela est fort heureux,
car bien des gens s'en tiennent là.
Mais, il faut bien l'avouer, l'accoutumance se fait assez vite,
le mithridatisme s'établit, et les effets désagréables du poison s'at-
ténuent et disparaissent. La pénétration de la morphine produit
presque immédiatement alors une sorte
de vague généra! et déli-
cieux, un anéantissement de l'être qui fait instantanément dispa-
raître les réalités extérieures et les remplace par une rêverie béate ;
au début même, l'esprit semble plus vif, plus acéré. C'est là,
vous concevez, un état comparable à celui que peut donner à un
homme d'esprit et à un causeur agréable une légère pointe
de vin.
Les douleurs physiques et morales disparaissent, les chagrins
sont oubliés pour un temps. « Vous dit M. Ball, le
connaissez,
320 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

fameux monologue d'Hamlet et le passage où le prince s'écrie que,


sans la crainte de l'inconnu, personne n'hésiterait à se soustraire
aux chagrins de la vie quand il suffit, pour entrer dans le repos,
d'une pointe acérée. Eh bien, cette pointe acérée dont parle Shake-
speare, cette aiguille libératrice, nous la possédons : c'est la se-
ringue de Pravaz. D'un coup d'aiguille vous pouvez effacer les
souffrances de l'esprit, les injustices des hommes et celles de la
fortune, et l'oncomprend dès lors l'empire irrésistible de ce mer-
veilleux poison. »
Malheureusement il en est, vous ai-je déjà dit, de la morphine
comme de l'opium; il faut sans cesse augmenter les doses pour
obtenir les mêmes effets. On débute par un centigramme par jour,
mais il faut bientôt doubler, puis tripler, sinon l'effet est fugace.
Au bout de quelques semaines, deux ou trois mois au plus, la
morphinomanie est établie, on ne peut plus lui échapper.
C'est à tout instant qu'il faut injecter le poison, sinon le bien-
être est remplacé par un affreux supplice. C'est alors que les mal-
heureux maniaques sont obligés d'avoir toujours sur eux la serin-
gue et la fiole, et tout cet arsenal que je vous montrais. Au milieu
d'une promenade, saisis par leur rage ou leur malaise, on les voit
s'arrêter et s'en aller dans quelque massif. D'autres prennent su-
bitement une voiture pour pouvoir faire leur injection.
Telle grande dame se retire au fond de sa loge en pleine repré-
sentation, à l'Opéra; elle se sent s'alourdir, son esprit s'empâte,
sa parole s'embarrasse, il lui faut sa morphine.
Un homme d'Etat, ministre d'une grande puissance européenne,
se voit obligé, chaque fois qu'il y a conseil, d'emporter son né-
cessaire à morphine : il s'administre aussi une injection chaque
fois qu'il doit prendre la parole.
Un médecin très-occupé, qui a pris la malheureuse habitude de
se morphiner, est obligé de prendre de grandes le
précautions
jour de sa consultation, sinon il se met à se lamenter et à larmoyer
LA MORPHINE ET L'ETHER. 321

sur les maux que lui content ses malades, ce qui ne doit être pour
eux ni une consolation, ni un encouragement.
Un morphinomane, que j'ai eu longtemps entre les mains et
dont j'avais même fait mon secrétaire, s'administrait quelques
centigrammes de morphine sous mes yeux chaque fois que je lui
donnais quelque chose à copier ou à lire.
Toutes les classes de la société sont ainsi ravagées, même les
inférieures. Je me souviens d'un service d'hôpital auquel je fus
attaché quelque temps comme interne, et dans lequel, à l'insu des
chefs, on avait
pris l'habitude de calmer
les moindres douleurs
par une injection de morphine : le hasard me rendit témoin du fait,
et je ne pus déraciner cette déplorable habitude qu'en résistant
chaque soir aux supplications et en éloignant les malades les plus
atteints.
D'un autre côté, et dans un tout
monde, autre
qui ne se sou-
vient d'une pauvre duchesse morte misérablement à vingt-cinq ans,
pour avoir cherché dans la morphine l'oubli des chagrins et des
outrages dont on l'abreuvait?
Plutôt que de faire devant vous le tableau méthodique de l'état
où tombent les morphinomanes, j'aime mieux vous exposer
quelques observations qui vous montreront à quel point peut être
poussé l'abus et quelle déchéance intellectuelle finit par frapper
ceux qui le commettent.

M. C..., employé à l'Hôtel de ville de Paris, eut, vers 1869,une


affection difficile à définir, mais qui ne devait être qu'une névral-
gie viscérale, peut-être une simple gastralgie; son médecin, pour
le soulager, lui prescrivit de morphine au
quelques injections
creux de l'estomac. Le malade prit l'habitude de les faire lui-même,
et naturellement il en abusa. Quand je connus M. C..., il se faisait
environ trente-cinq injections par jour, chacune de dix centi-
grammes de chlorhydrate de morphine, en tout trois grammes
cinquante. Or dix centigrammes constituent une dose toxique
21
322 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

qui tuerait d'un coup quiconque essayerait de la prendre d'emblée.


Les trois grammes et demi de morphine étaient dissous dans cent
cinquante de liquide, si bien que le malheureux était obligé de se
passer dans la peau une masse d'eau énorme qui formait sous elle
des bosses grosses comme des oranges. Pour éviter les nombreuses
piqûres que nécessitaient de pareilles manoeuvres, M. C... se ser-
vait d'une seringue énorme que je vous ai montrée. La dépense
que M. C... était obligé de faire chaque jour était telle qu'il avait
épuisé toute sa petite fortune, et que ses appointements mêmes de-
venaient insuffisants, le prix pharmaceutique de la morphine étant
d'environ deux francs pour une solution d'un gramme, soit envi-
ron trois mille francs pour la quantité colossale d'un kilogramme
et demi de poison que consommait par an ce malheureux. Or, ses
appointements étaient de douze cents francs, et il n'avait plus
que cela. Il dut, dans ces conditions, entrer à l'Hôtel-Dieu, où il
était placé dans une petite chambre à part. Son instruction relative,
et surtout une superbe écriture, le faisaient employer par beau-
coup de médecins ou d'étudiants à des travaux de copie ou de cor-
rection, grâce auxquels il pouvait adoucir un peu sa misère. C'est
dans ces conditions qu'il travailla pour moi une année entière.
Sur sa table étaient sans cesse la morphine et la seringue de Pra-
vaz; au milieu même de ses écritures, on le voyait se troubler,
puis, subitement, il se faisait une piqûre. Alors il semblait allégé
d'un poids, et il se remettait à l'ouvrage pour une heure ou deux,
au bout desquelles il recommençait.
Vous concevez qu'à un semblable métier son corps ne devait
plus être qu'une plaie. Et ceci n'est pas une exception : chez tous
les morphinomanes il en est de même, et, chez beaucoup d'en-
tre eux, des éruptions spéciales, des érysipèles viennent encore
compliquer le mal. Quand ce ne serait que par une bien juste co-
quetterie, on devrait s'arrêter. Je ne connais rien de plus répugnant
que ces ulcères que nos morphinomanes cachent soigneusement.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 323
Je mets sous
vos yeux l'aspect véritablement navrant du bras
d'un de ces individus : les piqûres sont tellement rapprochées les
unes des autres qu'elles se confondent; elles ont donné lieu à des
phlegmons, puis à des abcès qui ont laissé après eux des cicatrices
et des noyaux indurés, si bien que la peau ressemble plus à celle
d'un reptile qu'à la peau d'un être humain.

BRAS D'UNE MORPHINOMANE.


D'aprèsnature.

Il arrivait quelquefois que la pharmacie ne servait pas assez


vite M C... Alors j'observais sur lui, portés au maximum, les
effets de la privation de la morphine qui constituent un véritable
supplice. Ses yeux devenaient vagues, voilés, il tombait dans une
sorte d'hébétude, ses mains tremblaient, il était incapable de con-
tinuer aucun travail. S'il se levait, il trébuchait, marchait comme
à tâtons, se jetant dans tous les meubles. Le peu de pensée qui lui
restait se portait sur la morphine.
D'autres jours, l'attente du poison ne jetait pas M. C...
dans la tristesse et l'abattement. Il devenait au contraire querel-
leur, insupportable, hargneux, semblable à ces thériakis de
Constantinople qui se trouvent accidentellement privés de leur
opium.
Quand, par expérience, je retardais encore l'arrivée de la mor-
21.
324 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

phine, le malheureux était quelquefois frappé d'hallucination ; il


voyait passer des éclairs, il lui était impossible de s'endormir : son
agitation devenait telle qu'il se mettait à errer en trébuchant à
chaque pas, mais sans s'arrêter.
Il déclarait alors sentir des douleurs pareilles à des secousses
électriques, ou bien il ne sentait plus ses pieds, il lui semblait qu'il
nageait dans l'air; le moindre bruit le faisait tressaillir; enfin, s'il
n'avait pas été enfermé dans un hôpital, il serait sorti, et vous
voyez à quoi il eût été exposé dans la rue.
Mais, au milieu de cette affreuse torture, arrive la bouteille
bénie : le malade se jette dessus avec gloutonnerie, il concentre
ce qui lui reste de force intellectuelle et physique sur la manoeuvre
de la piqûre; il l'exécute, et, cinq minutes après, il est redevenu
l'homme aimable, facile et travailleur que l'on connaît; il se re-
met à sa besogne et l'exécute fort convenablement.
Il y a cinq ans que je n'emploie plus M. C...; sa malheureuse
manie est telle qu'il a dû entrer à l'hospice des Incurables, où il
finira ses jours, car toutes les tentatives de traitement ont échoué.
Si je vous ai si longuement développé celle histoire, c'est qu'elle
est typique, et qu'elle nous montre parfaitement dans quelle situa-
tion se trouve le malheureux qui a laissé la morphine prendre em-
pire sur lui.
Vous comprenez que, quand, pour faire cesser l'horrible état,
celle angoisse qu'amène la privation du poison, on n'a qu'à faire
une injection, on n'hésite pas, on n'attend même pas, et l'on en ar-
rive vite aux abus les plus effroyables.
Ecoutez d'ailleurs l'histoire de cet autre malade :
Le docteur L..., nous raconte Zambaco, était médecin d'hôpital;
il avait longtemps vécu à Vienne en étudiant, et là, il avait pris
l'habitude fâcheuse de fumer beaucoup et de boire de la bière à
profusion. Il en était résulté pour lui une gastralgie très-douloureuse,
pour laquelle il commença par se faire quelques injections de
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 325

morphine au creux de l'estomac. Comme les crises douloureuses


qui cessaient après l'injection revenaient toujours le lendemain,
le docteur avait fini par prendre l'habitude de se morphiniser
avant chaque repas. Extérieurement, sa santé semblait devenir
meilleure. Mais, pour se maintenir dans cet état de prospérité ap-
parente, le malheureux était obligé d'augmenter sans cesse la
quantité de poison; il en était, après un an, arrivé à prendre plus
de dix centigrammes de chlorhydrate de morphine par jour.
A partir de ce moment, ses collègues remarquèrent qu'il mai-
grissait beaucoup; ses yeux étaient caves, ses pupilles resserrées,
son teint terreux et son humeur sombre. Il demeurait quelquefois
des heures entières sans parler, ayant l'intelligence vide, le regard
éteint. Son corps était aussi paresseux que son esprit, il restait
souvent couché une grande partie de la journée. Son appétit était
éteint, il avait horreur des repas de famille; il ne mangeait plus
que de la salade, des fruits acides et un peu de lait.
Un de ses confrères, alarmé, interrogea sa femme et apprit que
la pratique des injections de morphine était devenue l'unique but
de la vie du docteur, et que le matin, à ses repas, le soir, sans
cesse en un mot, il puisait sans poids ni mesure dans un grand
flacon qu'il avait près de lui. Interrogé sur ces faits, le malheureux
avoua, mais en déclarant qu'il lui était désormais impossible de
se débarrasser de sa monomanie.
En effet, dit-il, quand arrive l'heure de l'injection, il est pris de
fourmillements, il est brisé de fatigue, anéanti par une lassitude
générale : sa respiration est anxieuse, son pouls petit et agité, il a
des palpitations, il entend bourdonner ses oreilles. Si quelque
circonstance s'oppose à ce qu'il satisfasse sa passion, il devient
furieux, fou de colère; un jour il alla jusqu'à frapper sa femme et
ses enfants.
Si, au contraire, l'injection de morphine a lieu, la scène
change, le docteur redevient aimable, enjoué, causeur délicat
326 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

mais pour quelques instants seulement, et il faut reprendre du poi-


son, sinon l'état lamentable reparaît.
Un jour, le malheureux se fit une injection qui dépassait sans
doute les limites du possible, il s'empoisonna et faillit mourir.
Zambaco, qui le vit et le soigna, le supplia de cesser ses déplo-
rables pratiques. Le docteur jura que depuis longtemps il ne pre-
nait plus de morphine ; il mentait comme tous les morphinomanes ;
il ne fut pas difficile de l'en convaincre : le tiroir de sa table de
nuit renfermait plusieurs seringues de Pravaz et dix grammes de
poison. Les remontrances de son collègue l'émurent jusqu'aux
larmes ; il jura qu'il abandonnerait sa terrible passion qui le menait
à la ruine et à la folie. Six jours après, il se faisait une nouvelle
injection exagérée et tombait mort.
Voilà, Messieurs, une observation qui vous montre que l'abus
de la morphine ne détruit pas seulement le corps, mais qu'il per-
vertit l'esprit et la conscience. Le docteur, homme bien élevé,
instruit, haut placé, mentait comme un écolier en défaut, et bat-
tait sa femme comme un ivrogne.
Mais voici d'autres cas où la perversion est plus forte encore.
Une espèce qui devient commune, c'est le morphinomane voleur
et assassin, le frère de ces fumeurs d'opium qui parcourent les
rues de Shang-haï en frappant tout sur leur route.
En 1882, une dame C..., femme d'un dentiste de Paris, était
arrêtée en flagrant délit de vol aux Magasins du Louvre. Exami-
née par M. Brouardel, elle racontait son délit sans la moindre
gêne, sans inquiétude ; elle avouait
que depuis plusieurs années
elle prenait de la morphine dans le cabinet de son mari, et qu'elle
était arrivée à en consommer un gramme par jour. Elle était
tombée dans un état tel de stupidité qu'elle n'avait même pas pris
de précautions pendant qu'elle commettait son vol.
A propos de ce cas, M. Lunier en faisait connaître un autre.
Une lingère, habitant Paris, volait des dentelles à ses patrons. On
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 327

l'arrêta, et l'on s'aperçut dans l'instruction


qu'elle se servait du
produit de ses vols pour acheter du laudanum au litre. Elle en
prenait 50 grammes par jour et dépensait pour cela 1,200 francs
par an.
Mais un autre fait bien caractéristique étonnait dernièrement
tout Paris. Les journaux nous apprenaient que madame J...,
femme du meilleur monde, venait d'être arrêtée pour vol dans les
Magasins de la Ville de Saint-Denis. Elle avait acheté pour
120 francs de lingerie, et, pendant que le commis faisait le paquet,
elle s'était approchée d'une caisse, le porte-monnaie à la main,
comme pour payer, mais elle était revenue au rayon après avoir
donné un faux nom et une fausse adresse, et en disant qu'on lui
envoyât ses achats. Elle avait réclamé à l'employé son paquet,
comme si elle l'avait soldé ; puis elle était partie. Quelques jours
après, elle revenait au magasin rapportant les objets dérobés,
disant qu'ils ne lui convenaient plus, et réclamant son argent.
Mais elle avait été reconnue, on l'arrêtait et on la livrait à la po-
lice.
Celle-là volait pour acheter de la morphine.
Madame J... était fille de M. de Saint-X... : elle était restée or-
pheline de bonne heure, et on l'avait placée dans un couvent où,
dit-elle, elle était fort malheureuse. Revenue vers vingt ans chez
son tuteur, elle s'était bien mariée et selon ses goûts. C'était une
femme nerveuse que la moindre contrariété jetait dans des étals
tels, qu'il fallut plusieurs fois l'enfermer.
En 1879, les névralgies
dont elle souffrait furent traitées par son médecin au moyen du
chlorhydrate de morphine ; les douleurs disparurent instantané-
ment. Ravie de cette trouvaille, elle se procura une seringue de
Pravaz, rédigea de fausses ordonnances, et se mit à se faire des
injections avec une véritable gloutonnerie.
En six mois, elle en était arrivée à 40 centigrammes par jour.
Pour payer tout cela, elle vendait les livres de la de
bibliothèque
328 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

son mari et l'argenterie non usuelle de son ménage : elle avait

appris la route du Mont-de-piété et s'y rendait souvent.


Elle était néanmoins fort gênée, quand elle rencontra un phar-
macien complaisant qui la servit à crédit et qui, du 29 mai 1881
au 27 octobre 1882, lui livra 3,475 paquets de 20 centigrammes
de chlorhydrate de morphine, représentant une somme de
1,600 francs et une totalité de 70,000 injections hypodermiques
de 1 centigramme. Le crédit ouvert devant elle lui fit perdre
toute prudence; un jour le pharmacien
mais réclama sa facture
et menaça de prévenir le mari. La pauvre femme emprunta
200 francs, à une amie; le terrible créancier voulait le reste; c'est
alors que la malheureuse alla voler. Je ne vous décrirai pas son
état, il est celui de toutes les morphiniques : maigreur, absence

d'appétit, alternatives d'hébétude et de folie furieuse. Pendant l'in-


struction même de son
affaire, madame J... a encore été voler
aux Magasins du Louvre, où on l'a prise sur le fait.
Acquittée comme irresponsable, elle est rentrée chez elle. Elle
a un peu diminué ses doses de morphine, mais elle s'est mise à
boire. Son mari a découvert un jour une immense note de vin de
Madère chez un marchand du voisinage. On dut enfermer ma-
dame J... dans une maison de santé, où elle est dans une sorte
de démence et où l'on est obligé de la nourrir à la sonde.
Cette triste aventure a un épilogue, qui, lui, au moins, satisfait
la morale.
Le pharmacien qui avait fourni sans ordonnance 70,000 injec-
tions de morphine a été condamné à huit jours de prison,
1,000 francs d'amende et 2,000 francs de dommages-intérêts,
sans préjudice de ce que pourra un jour lui réclamer M. J..., si
l'état de sa femme le force à de nouvelles dépenses.
Le public a applaudi, tout en trouvant le tribunal indulgent.
Après les voleurs, un assassin. Il y a quelques mois, le bour-
reau de Londres pendait un médecin, le docteur Lamson, qui
LA MORPHINE ET L'ETHER. 323

avait empoisonné son beau-frère. C'était, dit M. Ball, un original


qui traitait toutes les maladies par les injections hypodermiques.
Il avait fini par passer pour fou et avait perdu sa clientèle. Or il
avait un beau-frère très-riche : un jour il vient à lui, lui montre
des pilules et lui persuade d'en avaler une. Dix minutes après, le

jeune homme expirait : il avait pris une forte dose d'aconitine.


Lamson s'était sauvé à Paris; if apprend que la police le
cherche; il part pour Londres et se livre lui-même. On le met en
prison ; il avoue son crime ; il est condamné et exécuté. Or Lam-
son était un morphinomane de premier ordre : son avocat s'ap-
puya sur ce fait pour demander l'indulgence; mais il ne l'obtint
ni du jury, ni de la Reine.
Avant d'en venir au traitement des morphinomanes et de vous
dire ce qu'on peut tenter pour les tirer d'affaire, laissez-moi vous
entretenir en quelques mots d'autres pervertis très-analogues et
pour lesquels les mêmes mesures sont applicables. Je veux parler
des éthéromanes.
On devient éthéromane pour les mêmes raisonsqui font qu'on
devient morphinomane : parce qu'on veut soulager quelque dou-
leur, puis parce qu'on trouve du plaisir à se jeter dans une demi-
ivresse où l'on oublie ses chagrins, ses peines, ses préoccupa-
tions.
J'en appelle à vos souvenirs, Messieurs, je suis certain que,
dans vos connaissances, vous avez des gens qui, pour la moindre
migraine, se mettent sous le nez un mouchoir imprégné d'éther
et aspirent avec délices. Ceux-là sont sur la roule de l'éthéro-
manie, comme celui-là est sur la route de la morphinomanie qui
se fait des piqûres pour
quelque névralgie rebelle.
Pourtant, il faut l'avouer, le danger est moins grand, et bien
plus de gens s'arrêtent en roule.
Au début de l'inhalation d'éther, on ressent une grande fraî-
cheur sur la face et dans les voies respiratoires, puis la vue se
330 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.

trouble un peu, les oreilles bourdonnent, on est pris d'une sorte


de vertige qui n'a rien de désagréable, les conceptions intellec-
tuelles deviennent gaies, charmantes, quelques hallucinations se
développent, en général assez aimables.
Il ne faut pas alors aug-
menter la dose d'éther, car on arriverait à une période d'excita-
tion et même à un sommeil anesthésique absolu, tel que le pro-
duisent les chirurgiens. Les gens qui s'éthérisent le savent bien
et modèrent le poison pour faire durer le plaisir plus longtemps.
Après l'inhalation, le sujet revient à son état naturel : il a seule-
ment la tête lourde et l'esprit un peu obtus. Si pourtant les inha-
lations se prolongent, elles peuvent être suivies d'un vrai délire.
Je me souviens d'avoir vu souvent des femmes hystériques à qui
l'on donnait de l'éther pour faire cesser leurs crises : elles étaient
prises quelquefois, après ces inhalations, de vraies attaques de
folie, mais d'une folie gaie, exubérante et rieuse, qui doit n'avoir
rien de pénible, puisque, en dehors de leur période de maladie,
elles tâchaient de dérober de l'éther pour se faire à elles-mêmes
des inhalations et se procurer cet état particulier d'ivresse.
Le morphinomane peut se livrer à son vice dans le plus grand
secret, ses pratiques sont faciles et silencieuses. Mais il n'en est
plus de même pour celui qui s'éthérise. L'éther, en effet, émet
une odeur pénétrante; j'en répandrais ici quelques gouttes
qu'elles suffiraient à infecter la salle pendant des heures. Dans
nos appartements parisiens, si petits, si tassés, une inhalation
d'éther se sent partout, et il ne faut pas beaucoup la prolonger
pour empester les escaliers et les logements voisins. C'est fort
heureux, et cette publicité arrête bien des gens. Les plus endur-
cis sortent, et vont dans des voitures, à la campagne, se livrer à
leurs inhalations favorites. A Londres, où l'éthéromanie est bien
plus fréquente que chez nous, les gardiens des squares et des
grands parcs trouvent souvent dans les massifs des flacons vides
portant invariablement l'étiquette : éther sulfurique. Ils ont été
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 331

jetés là par des maniaques qui ont fui leur domicile pour se livrer
au grand air à leur passion favorite. Montalte nous raconte qu'à
Epsom, après les courses, on rencontre aussi des flacons d'éther
au milieu des bouteilles de Champagne restées vides sur la place.
A Draperstown, bourgade du comté de Londonderry, il existe
de véritables cabarets d'éther. On y fait un mélange de cette sub-
stance avec de l'alcool, et le litre en revient à trois francs. Qua-
torze grammes suffisent pour plonger un individu dans une pro-
fonde ivresse.
La manière dont celte terrible passion a envahi l'Angleterre
est vraiment trop curieuse pour que je ne vous en dise pas un mot.
En 1847, Simpson eut l'idée d'employer l'anesthésie par l'éther
pour supprimer la douleur dans l'accouchement. Vous savez,
Messieurs, quel admirable succès il obtint; nous en profilons en-
core tous les jours. Les pasteurs protestants s'élevèrent violem-
ment contre lui. Ils le considéraient comme un impie. Dieu
n'avait-il pas dit à la femme : « Tu accoucheras dans la douleur. »
Or supprimer la douleur, c'était braver la volonté de Dieu.
Simpson, qui aurait pu simplement hausser les épaules, répondit
qu'au Paradis terrestre Dieu avait « plongé Adam dans un pro-
fond sommeil » pour lui enlever sa côte, et qu'il était par consé-
quent le premier inventeur de l'anesthésie.
Cette discussion grotesque fit rire les bons esprits, mais elle
eut un inconvénient; à force de parler des extases produites par
l'éther, on donna aux gens l'envie d'en goûter, et l'éthéromanie
fut créée.
Bien plus, l'éther devint un instrument d'opposition et de lutte
religieuse. Le clergé catholique irlandais imagina, à la même
époque, une croisade contre le wisky, et il réussit si bien que
ses ouailles abandonnèrent l'alcool; mais elles le remplacèrent
par l'éther, qu'on ne songeait pas à interdire. Et c'est à ce point
que Richardson et Draper nous disent qu'en Irlande on reconnaît
332 LA MORPHINE ET L'ÉTHER.
facilement la religion d'un ivrogne. S'il sent l'éther, c'est un
catholique; s'il pue le gin, c'est un anglican.
Mais revenons à la monomanie de l'éther, telle qu'on l'observe
chez les gens du monde.
On commence par respirer de l'éther, puis on en boit quelques
gouttes, puis des quantités considérables; ce liquide brûlant de-
vient un besoin. Ceux qui en arrivent là ne sont pas nombreux;
ils ont une prédestination morbide terrible; mais enfin ils méri-
tent qu'on les compte.
Ils rentrent dans la classe des dipsomanes, de ces gens pour qui
les excitants alcooliques ordinaires ne sont plus suffisants et qui
finissent par boire de l'eau de Cologne, de l'eau de Botot, de
l'éther et même du chloroforme, un véritable caustique.
Quelques observations vous feront comprendre, je l'espère,
les dangers de ces fatales passions aussi bien à leur début que
quand elles en arrivent au point dont je viens de parler.
Le docteur X..., homme très-connu, savant remarquable, au-
teur d'un livre qui est encore aujourd'hui entre les mains de tous,
venait d'être nommé médecin d'hôpital, quand il dut affronter
encore un de ces grands concours publics par lesquels s'obtien-
nent les situations médicales élevées. Ses épreuves furent, paraît-
il, excellentes : le jury partageait l'avis de l'auditoire au point que
le président, dans une conversation avec le candidat, lui laissa
entendre que sa nomination était certaine. Malheureusement les
autres concurrents n'étaient pas moins méritants; ils étaient plus
âgés, et, par un revirement comme on en voit souvent ici-bas, à
la dernière séance, quand on vota, le docteur X... arriva le pre-
mier après ceux qu'on nommait.
En entendant ce résultat, il fut comme atterré, et son désespoir
fut si intense que le bruit en vint jusqu'au ministre d'alors, qui
appela le candidat malheureux, le consola de son mieux et lui
confirma qu'au concours suivant sa nomination était certaine.
LA MORPHINE ET L'ÉTHER. 333

Malheureusement le concours suivant ne venait que dans trois ans.


Le docteur X..., tout en faisant son service, se mit à boire;
ses amis, ses élèves le virent changer avec inquiétude; il passait
du désespoir à des alternatives de gaieté exagérée. On fut bientôt
certain qu'il s'enfermait pour s'enivrer seul. Aux liqueurs il fit
succéder l'éther; il en respira, puis il en but; il en vint à ce point
d'être obligé quelquefois d'interrompre sa visite d'hôpital pour
aller seul dans la salle où les médecins laissent leurs habits de
ville, et là, il se mettaità respirer son flacon d'éther pour se re-
mettre en état de continuer sa leçon.
Celle vie dura trois ans : le concours arriva, le docteur se pré-
senta, et deux de ceux qui luttèrent alors avec lui me racontaient,
il y a quelques jours, qu'il fit toutes ses épreuves sous l'excitation
de l'éther : il fut nommé, mais il ne put jouir longtemps de son

triomphe ; il continua de se livrer à sa terrible passion, et il mou-


rut quelque temps après dans la folie et l'abrutissement.
J'ai connu un jeune pharmacien qui avait pris l'habitude de
respirer de l'éther, d'abord pour calmer ses migraines, ensuite
pour se procurer la douce ivresse dont je vous parlais tout à
l'heure. Pour cela, une fois couché, il couvrait sa figure d'un
mouchoir qu'il avait imbibé d'éther, il respirait jusqu'à ce que
tout le liquide fût évaporé. Avait-il forcé la dose? était-il mal dis-
posé? un matin on le trouva mort sur son lit, la figure couverte
de son mouchoir, et un flacon vide près de lui.
Une dame de la haute société parisienne respirait, elle aussi,
de l'éther; un jour on la trouva morte dans un fauteuil de sa
chambre à coucher : elle tenait encore son mouchoir et son
flacon.
Béluze nous raconte qu'un morphinomane de sa connaissance
ne trouvait pas le mouchoir suffisant; il mettait de l'éther dans
une cuvette et se plaçait la tête au-dessus. On le trouva un soir
mort, le nez plongé dans le liquide.
334 LA MORPHINE ET L'ÉTHER
Un malade de Frerichs parcourait les rues de Berlin avec un
tampon imbibé d'éther sous son nez. Il sentait tellement mauvais
qu'on le fuyait partout. Le propriétaire de sa maison le mit de-
hors, parce qu'il incommodait les voisins.
L'abus des inhalations d'éther peut amener un véritable état de
folie furieuse et une perversion du sens moral analogue à celle
des morphinomanes. En voici un exemple frappant :
M. Z... est connu de tous les agents de police de Paris sous le
nom de l'homme à l'éther : c'est un grand jeune homme, portant
un fort beau nom. Il a fait de très-médiocres études, qui ont pu
aboutir péniblement à un diplôme de bachelier ès lettres. Au
moment de la guerre il avait vingt ans : il entra dans les ambu-
lances, et c'est là qu'il sentit l'odeur de cet éther qui devait lui
être si fatal.
A la paix, il se fit séminariste, mais pour peu de temps; il vint
alors à Paris et se mit au droit.
On s'aperçut à ce moment que, depuis quelque temps, il avait
pris l'habitude de respirer de l'éther ; il dépensait à cela des
sommes importantes : ses excentricités étaient déjà célèbres parmi
ses camarades; elles avaient une tournure spéciale, provoquée par
son éducation; en quelques jours il acheta pour 30,000 francs
d'objets religieux.
Ce zèle parut excessif à sa famille, qui le pourvut d'un conseil
judiciaire.
Surveillé de près, sans argent, Z... dut s'arranger d'une ma-
nière spéciale pour se livrer à sa terrible
passion.
Il prenait un fiacre,le soir, et se faisait conduire à une phar-
macie quelconque : en descendant, il empruntait, sous quelque
prétexte, 5 francs à son cocher, puis il achetait un flacon d'éther,
remontait et se faisait voiturer sur quelque promenade, respirant
sa drogue jusqu'à complète ivresse. Il descendait alors, refusait
de payer (et pour cause) et répondait aux réclamations du cocher
LA MORPHINE ET L'ETHER. 335

par des coups de canne. La police arrivait et conduisait tout le


monde au poste. Il fallait que la malheureuse mère de M. Z... vint
réclamer son fils, et, dans les discussions qui suivaient, il répon-
dait à ses remontrances par de véritables outrages. Dès qu'il pou-
vait s'échapper, il prenait une autre voiture, allait dans un autre

quartier, recommençait la scène, et passait la nuit dans un autre


poste, si bien qu'il se fit rapidement dans le monde des commis-
sariats une véritable notoriété.
Il fallait en finir : sur les conseils des médecins, la famille se
décida à l'embarquer pour deux ans sur un navirequi allait au
delà du cap Horn; au moment du départ, au milieu des déchire-
ment de la séparation, il réclama avec instance un piano.
Dès que le navire entrait dans un port, le capitaine faisait soi-
gneusement enfermer son prisonnier et ne le relâchait qu'une fois
en pleine mer. Néanmoins, à Valparaiso, il parvint à s'échapper
et à s'embarquer sur un navire en partance pour la France. Il re-
vint à Paris, et, le lendemain, il recommençait les inhalations
d'éther. Sa malheureuse mère envoya une circulaire à tous les
pharmaciens, leur demandant de refuser à son fils le terrible poi-
son. Ce fut peine perdue, il s'adressa aux droguistes.
En quinze jours, il fut arrêté cinq fois et subit deux condamna-
tions correctionnelles.
Sa vie n'est plus, depuis lors, qu'une longue odyssée à travers
les maisons de fous; il les connaît toutes; il s'est échappé de
toutes; il a fallu l'interner à Charenton, où il habite le quartier
de force. Il a le
génie de l'évasion, car il s'en est déjà sauvé
plusieurs fois. La cour de Paris a prononcé son interdiction.
Madame D..., habitant un château dans le centre de la France,
avait pris, elle aussi, l'habitude de l'éther. Comme dans ses béa-
titudes il lui était pénible de tenir son mouchoir sur sa figure, elle
avait trouvé commode de verser son poison favori sur son corsage
et sur sa jupe.
336 LA MORPHINE ET L'ETHER.

Un jour, la vapeur d'éther, si combustible, gagna le feu de la


cheminée. En une minute, la malheureuse fut couverte de flammes
et brûlée vive.
Ces quelques exemples, que j'abrége à dessein, vous montrent
ce que doit craindre le buveur d'éther : la folie, la démoralisa-
tion, la démence, d'une part, et, d'autre part, la mort subite par
action directe sur les centres nerveux ou même l'incendie et la
mort horrible
qui en résulte.
On me dira que ces extrêmes sont rares, je l'accorde; mais les
autres, plus bénins, pour être peu connus, parce qu'ils demeu-
rent des secrets de famille, n'en sont pas moins trop habituels.
Que d'hommes intellectuellement abaissés, que de femmes ner-
veuses, divagantes, insupportables à elles-mêmes et aux autres, ne
doivent leur malheureuse situation qu'à leur propre faute et à
l'abus de l'éther ou de la morphine!
Que peut-on faire pour eux? Peut-on traiter
les morphinomanes
et les éthéromanes? Oui, certes; mais à une condition, c'est qu'ils
le veuillent bien. La meilleure manière d'échapper au poison,
c'est de cesser d'en prendre.
Cela a l'air bien simple : c'est extrêmement difficile. Souve-
nez-vous de ce que souffre un fumeur qui veut se corriger, un
buveur qui veut faire pénitence; que de fois ne retombent-ils pas
dans leur terrible habitude!
Néanmoins, comme il ne faut jamais désespérer, on devra

prodiguer au toxicomane les bons conseils, lui montrer où il


marche, ne pas noircir le tableau, car il cesserait de croire; en
un mot, agir par persuasion. Dans l'immense majorité des cas,
il écoulera avec condescendance, et, aussitôt après votre départ,
il courra à sa seringue ou à son flacon pour chercher dans son
ivresse habituelle l'oubli de vos paroles troublantes.
Le mieux, quand l'état morbide est bien confirmé, est de sépa-
rer brusquement, instantanément, le malade de sa famille, de le
LA MORPHINE ET L'ETHER. 337

placer dans un établissement où tous ses mouvements seront sur-


veillés, où on le privera subitement ou successivement de son
poison, suivant ce qu'on jugera utile.
Les Américains, gens pratiques, ont fondé déjà des maisons de
santé pour le traitement des morphinomanes. Les Allemands vien-
nent d'en créer deux, l'une à Marienberg, sous la direction de
Levinstein; l'autre à Schonberg, sous l'autorité du docteur
Burkart.
Malheureusement notre loi française sur les aliénés ne nous
permet guère d'agir ainsi : nous ne pouvons interner que des
toxicomanes déjà fous ou stupides, et, par conséquent, incu-
rables.
Si nous sommes désarmés contre la morphinomanie déclarée,
le mieux est évidemment de la prévenir.
Pour cela, la première chose à faire, c'est d'empêcher le malade
de se procurer facilement le poison, c'est d'en réglementer la
vente, de sorte qu'il soit impossible d'en avoir des quantités et de
faire servir deux fois une même ordonnance. L'empereur d'Alle-
magne, sur la proposition du prince de Bismarck, a déjà rendu
un décret sur ce point : nous pourrions peut-être faire aussi
quelque tentative dans ce sens.
Puis c'est au médecin à ne jamais commencer l'usage de la
morphine sans une absolue nécessité, à ne jamais en tolérer
l'usage habituel, sauf peut-être dans ces maladies douloureuses
où le patient est condamné à bref délai, et où le devoir est d'as-
soupir les douleurs de ses derniers jours.
C'est aux malades eux-mêmes à se rendre
compte de l'état vers
lequel ils marchent. La lecture des livres de médecine est géné-
ralement pernicieuse pour les gens du monde. Je leur permettrais
pourtant de lire les mémoires récents sur l'abus de la morphine.
S'ils n'en étaient pas émus, c'est qu'ils seraient décidément incu-
rables.
22
338 LA MORPHINE ET L'ETHER.

Messieurs, c'est un fait que connaissent bien les magistrats que,


toutes les fois que quelque crime a été commis, le coupable rôde
autour du lieu sinistre, et que souvent il se mêle à la foule curieuse
qui assiste aux constatations. Les malades font un peu de même,
et l'on ne m'étonnerait pas beaucoup si l'on m'apprenait qu'aux
auditeurs ordinaires de ces conférences
se sont mêlées, ce soir,
quelques personnes amenées par une curiosité anxieuse et inté-
ressée. A ceux-là, je dirai : Je vous affirme que je n'ai rien exa-
géré; jugez.
Mais soyez-en bien certains, Messieurs, c'est aux familles des
malades, c'est à tous qu'il appartient d'empêcher l'apparition des
terribles vésanies dont nous venons de nous entretenir. C'est en
arrêtant les siens sur la pente qu'on y peut parvenir, c'est en leur
enlevant le moyen de se nuire à eux-mêmes, en les surveillant, et
en leur arrachant impitoyablement l'outillage de leur folie.
Vous le ferez, si j'ai pu vous communiquer ma croyance et si
vous parlez d'ici persuadés, comme je le suis moi-même, que, si
nouveaux qu'ils soient, les poisons à la mode ont déjà fait plus de
victimes parmi nous qu'en tout un siècle les poisons des as-
sassins.
DIX-NEUVIEME SIECLE.

LE DÉLIRE DES GRANDEURS

22.
LE DELIRE DES GRANDEURS

MESDAMES,MESSIEURS,

Si l'on admet que les sociétés, comme les individus, peuvent être
frappées de maladie, on reconnaîtra sans peine que le mal de notre
époque, c'est l'amour exagéré du succès et de la puissance, l'en-
vie d'arriver quand même, le désir immodéré des grandeurs.
Ce qui n'est chez
quelques-uns qu'un travers de l'esprit peut
atteindre chez d'autres les proportions d'une folie, et c'est ainsi
que se trouve constituée une des formes de délire des plus com-
munes et aussi des plus redoutables, puisqu'elle est le symptôme
ordinaire d'une incurable démence et d'une dégénérescence pro-
chaine de tout l'individu.
Je dis que cette folie est relativement nouvelle; en effet, les au-
teurs anciens en parlent peu, et pendant que la manie ou la mélan-
colie sont, de leur part, le sujet de longs développements, c'est à
peine s'ils nous signalent le délire ambitieux, qui pourtant est un
des plus frappants par son incohérence et son invraisemblance
prodigieuses.
Nous pouvons attribuer à ce silence relatif deux raisons.
D'abord, dans l'antiquité et chez tous les peuples, beaucoup de
ces hommes que nous enfermerions aujourd'hui sur la demande
d'un commissaire de police, beaucoup de ces délirants, de ces
1 Conférence faite à la Sorbonne
(Associationscientifique de France) le 10 avril
1886.
342 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
vaticinateurs qui, s'affirmant inspirés des dieux, annonçaient les
événements futurs et menaçaient les rois, ces êtres qui se préten-
daient supérieurs à l'humanité et l'intermédiaire entre elle et les
puissances d'en haut, ces êtres, dis-je, inspiraient au peuple une
sorte de terreur sainte, de respect superstitieux, qui les défendaient
de l'accusation de démence. Il ne faudrait pas aller bien loin en-
core aujourd'hui pour trouver au milieu des populations ignorantes
de l'Afrique des hommes entourés de la plus respectueuse vénéra-
tion, des hommes remuant
quelquefois les masses, suscitant des
révoltes, tenant en échec les armées des plus grandes nations, et
qui ne sont que des maniaques ambitieux ou même des paralytiques
au début.
Si les fous ambitieux peu connus, c'est donc tout d'abord
étaient
parce qu'on ne les croyait pas fous et qu'on leur attribuait au con-
traire une valeur intellectuelle supérieure.
La seconde raison, c'est que le délire des grandeurs est bien
l'oeuvre et la caractéristique de notre siècle.
Physiologiquement la folie est une; mais
et philosophiquement,
les formes en sont déterminées par les circonstances extérieures
ou par l'éducation même de l'esprit qui succombe.
Si nous jetons un coup d'oeil en arrière (et si vous me permettez
de rappeler brièvement les points qui nous ont déjà occupés dans
nos précédentes réunions), nous voyons que, chez les anciens, la
folie prophétique dominait; au moyen âge et à la renaissance, la
peur du diable, la possession du malin esprit hantaient les cerveaux.
Au dix-huitième siècle, nous avons eu les jansénistes et la folie des
miracles, puis Mesmer et l'amour du merveilleux. Il n'y a pas
quarante ans, nos grand'mères faisaient tourner des tables et des
corbeilles, interrogeant sur leurs affaires particulières les Pères de
l'Eglise ou les auteurs du grand siècle, qui ne répondaient pas tou-
jours en termes fort congrus.
Aujourd'hui, je vous l'ai déjà dit, entrez dans un asile d'aliénés,
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 343
vous n'y entendrez guère parler de Satan et de sa troupe, on ne
sait plus ce que c'est que le sabbat. On ignore le diacre Pâris et
les discussions sur la grâce, et l'oeuvre même d'Allan Kardec n'a
laissé que de rares vestiges.
En revanche, on y tremble devant trois choses mystérieuses et
terribles : l'électricité, la police et les Jésuites. C'est la forme ac-
tuelle; que sera celle de demain? Je l'ignore et je ne puis le sa-
voir, puisque je ne sais ce que seront les conditions d'existence de
nos descendants.
J'ai tenu, Messieurs, à revenir un peu sur ces faits, parce qu'ils
dominent l'histoire du délire des grandeurs et qu'ils vous donnent
la cause de sa fréquence aujourd'hui.
C'est maintenant une expression commune en littérature, que
celle de fiévreuse appliquée à notre existence; arriver, dominer,
marcher vite, voilà le but de bien des hommes, qui ne sont peut-
être pas des mieux avisés pour la réalisation de leur bonheur.
Les conditions étaient bien différentes naguère encore ; l'esprit
de caste cantonnait chacun dans un milieu fixé d'avance et d'où il
avait peine à sortir. L'instruction manquant aux masses ne leur
laissait guère l'espoir d'arriver à quelque dignité; les charges de
l'État, enfin, étaient héréditairement dévolues à certaines familles
qui ne s'en laissaient pas dessaisir. Aussi l'ambition était-elle chose
peu connue, en raison même de l'impossibilité évidente où l'on se
trouvait de la satisfaire.
Aujourd'hui, le régime social même sous lequel nous vivons
autorise les prétentions de tous. Aucun obstacle matériel ne se
dresse entre le plus humble et le pouvoir. La fortune inouïe
d'hommes de génie qui, partis de ce qu'on appelle les derniers
échelons de l'échelle sociale, à la suprême puissance,
sont montés
et, d'autre part, subite et souvent incompréhensible
l'élévation
d'hommes sans situation et sans valeur; la possibilité d'arriver
d'un seul coup aux honneurs et aux dignités les plus hautes sans
344 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
franchir les degrés de la hiérarchie ; n'y a-t-il pas là plus qu'il
n'en faut, sinon pour tourner des têtes, du moins pour donner
au délire une forme et une direction particulières?
Il convient d'ajouter à cette étiologie spéciale le besoin de jouir
qui domine aujourd'hui.
A l'esprit d'économie, souvent un peu strict, de la génération
qui s'en va, a succédé un amour du luxe, un goût du faste qui se
rencontre du haut en bas.
Nos pères aimaient l'argent pour le garder, aujourd'hui nous
aimons l'argent pour nous en servir tout de suite.
Dans nos classes ouvrières, l'épargne n'existe plus.
Ajoutez à tous ces facteurs l'alcoolisme qui ruine notre race et
qui prépare le terrain à toutes les attaques de la démence.
Il semble donc que je me range à l'opinion si brillamment sou-
tenue par Brierre de Boismont, et que j'accuse surtout la civili-
sation d'avoir donné naissance au délire qui nous occupe. Ne me
croyez pourtant pas à ce point ennemi du progrès ; je reconnais
que, dans l'espèce, le rôle de la civilisation a été double.
Certes, avec les nouvelles ressources qu'elle a fournies, elle a
fait naître de nouveaux besoins; elle a développé, non plus la
lutte pour la vie comme chez les peuples primitifs, mais la lutte
pour la jouissance.
La fièvre des affaires, l'élévation et l'écroulement subits des
fortunes ont produit une sorte de surchauffement intellectuel, de
vie à haute pression, d'existence à vapeur où les faibles ont dû
succomber plus facilement que par le passé.
Mais à côté de cela, comme l'a si bien remarqué Foville, la
civilisation a fait disparaître ces disettes épouvantables qui lais-
saient l'esprit des populations sans défense contre les suggestions
les plus fâcheuses ; elle a aussi détruit les superstitions, les

croyances au surnaturel sans cesse imminent, et par cela, elle a


rétabli quelque équilibre.
LE DELIRE DES GRANDEURS. 345

Parchappe me semble avoir résumé la discussion dans cette


formule : « Les progrès de la civilisation ont une influence com-

plexe sur le nombre des aliénés qu'ils tendent


à accroître par
certains de leurs éléments et à diminuer par d'autres. »
Où s'arrêtera la lutte entre ces deux influences? de quel côté

penchera définitivement la balance? C'est ce que l'avenir seul fera


savoir à ceux qui nous succéderont.
Il ne faudrait pas, Messieurs, s'en tenir à ces considérations
un peu vagues et générales, pour apprécier les causes du délire
des grandeurs. Outre les conditions générales qui planent sur
notre race entière, chacun de nous a en lui-même des causes
spéciales et personnelles qui le prédisposent à la maladie ou qui
l'en dispensent.
En tête nous devons
placer l'hérédité. Un aliéniste de grand
talent, Marcé, disait que 90 pour 100 des aliénés étaient fils d'a-
liénés : aujourd'hui l'on est moins sévère; mais il n'en reste pas
moins acquis que rien n'est plus redoutable que cet héritage, et,
pour le délire des grandeurs, il est plus habituel encore que pour
les autres formes de folie.
Les hommes sont bien plus souvent atteints que les femmes, et
il n'y a pas lieu de s'en étonner : leur existence, leurs inquié-
tudes, leurs ambitions sont plus souvent mises en mouvement.
C'est sur eux que dans notre état social repose le sort de la
famille.
Chose curieuse, les célibataires sont beaucoup plus frappés
que les gens mariés : ceci semble contradictoire avec ce que je
viens de dire, puisqu'ils sont dispensés des soucis du foyer. Mais
on voudra bien remarquer que l'absence d'intérieur les prédispose
davantage aux irrégularités de vie, aux dangers de l'alcoolisme,
aux abus de toute nature.
Les veufs et surtout les veuves sont
les plus exposés ; cela se
conçoit sans peine ; n'ont-ils pas de la vie toute l'âpreté sans les
346 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

douceurs, les charges, les chagrins cuisants sans les consola-


tions?
Si nous consultons les statistiques, nous voyons que les profes-
sions libérales sont plus frappées que les autres, et parmi elles
se placent, en première ligne, celles qui comportent le plus d'aléa,
le plus de lutte.
En tête les artistes, puis les avocats, les uns tendant sans cesse
vers l'oeuvre géniale, les autres attirés vers les succès rapides que
comporte la politique.
Immédiatement après viennent les ecclésiastiques, qui, paraît-il,
ne sont pas toujours dénués d'ambition; ensuite les professeurs
et les gens de lettres.
C'est, très-heureusement pour eux, tout en bas de cette fatale
échelle que nous rencontrons les placides employés de nos admi-
nistrations publiques. La sévère discipline, la rigueur inéluctable
de la hiérarchie ne permet pas à l'imagination d'un bureaucrate
de dévergonder et de s'abandonner au délire des grandeurs.
Il est presque sans exemple que nos braves laboureurs aient
succombé à la folie du jour. La tranquillité de leur vie, la sim-
plicité de leurs appétits, le calme de leurs désirs les en ont su
defendre jusqu'à présent.
Ceci dit des causes, voyons les effets. Le nombre des délirants
est-il nombreux? dans quelle proportion se rencontrent-ils parmi
nous?
Il est à priori fort difficile de répondre à cette question, parce
qu'il n'est pas facile de dire où commence le délire, où finit la
raison. Les frontières de la folie ne sont pas nettement délimi-
tées ; tel paraît fou aux uns qui n'est pour d'autres qu'excen-
trique, tel conçoit des projets qui semblent fantastiques et qui
pourtant se réalisent. C'est au point que dans la conversation
banale, dire de quelqu'un : C'est un fou, n'est pas affirmer abso-
lument que c'est un aliéné. C'est un terme qu'on emploie souvent
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 347

pour désigner quelqu'un qui ne pense pas absolument comme


on le désirerait. C'est ce qu'exprimait Maury quand il disait :
« Nul n'est, à proprement parler, sain de corps et d'esprit; il
n'est personne qui ne soit sujet aux maladies comme à l'erreur.

Mais quand le trouble de l'intelligence devient assez considérable


pour que la somme d'erreurs auxquelles il donne lieu soit beau-
coup plus grande que cela n'arrive pour le commun des hommes,
alors seulement on regarde l'intelligence comme lésée ; de même
que, lorsque le trouble de l'économie devient assez grave pour
altérer notablement une ou plusieurs fonctions physiques, on dit
qu'il y a maladie. »
C'est pour le délire des grandeurs plus que pour toute autre
forme que cette ambiguïté se présente et qu'il faut le plus tenir
compte des conditions contingentes tenant à la personnalité
même de l'individu. Est-ce une conception délirante que de
vouloir séparer l'Afrique de l'Asie ou couper l'Amérique en deux?
Incontestablement pour la plupart, et pourtant c'est un fait à peu
près accompli. N'est-ce pas une idée folle que de vouloir se faire
payer 15,000 francs pour chanter moins d'une heure sur un
théâtre? Cela serait
pour tout le monde, et pourtant la chose
s'est passée il n'y a pas bien longtemps.
Le délire des grandeurs n'est donc souvent un délire que si
l'on tient compte de la situation même du délirant.
Dans d'autres cas, il est pour ainsi dire larvé, dissimulé ; il
faut fouiller dans l'esprit et les actes d'un individu pour trouver
le point blessé. N'est-ce pas un peu un délirant ambitieux
que
l'homme qui, pour attirer quand même l'attention sur lui, braque
un revolver (d'ailleurs chargé à blanc) sur un ministre qui passe,
que celui qui pénètre dans une grande assemblée législative et
qui en interrompt la séance à coups de pistolet, sans raison, sans
animosité contre qui que ce soit, ou bien cet autre encore qu'em-
pêchent de dormir les lauriers de ses prédécesseurs et qui, après
348 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

avoir inutilement tenté d'allumer un feu d'artifice dans une réu-


nion nombreuse, joue encore du revolver pour être vu, arrêté,
imprimé tout vif dans les journaux, pour occuper le monde de sa
personnalité, pour être quelqu'un dans le mal, puisqu'il est si
difficile d'être quelqu'un dans le bien?
Maintenant, je dois prendre les précautions oratoires les plus
minutieuses, car vous allez certainement me taxer d'exagéra-
tion.
Vous auriez raison si moi-même je prenais très à la lettre ce

que je vais dire et si je tenais beaucoup à l'idée que je vais vous


soumettre. Mais notre société mondaine tout entière n'est-elle

pas un peu emportée par le souffle vaniteux? N'y a-t-il pas quelque
chose d'un peu maladif dans cet amour de briller par des choses
qui comportent pourtant si peu de talent? L'un satisfait son
ambition en payant très-cher ce qui manifestement ne vaut pas
son prix ; un autre fera de grands sacrifices pour assister à une
première du théâtre ou de la cour d'assises, à une répétition
générale. Tel croit briller par les chevaux, les voitures qu'il a eu
tout juste le mérite d'acheter; cet autre ne va clans certains
endroits que le jour convenu et à la mode. Voir avant les autres,
être vu, passer pour être dans les secrets des dieux, être plus
n'importe quoi que n'importe qui, voilà le désir ardent, l'ambi-
tion perpétuelle de nos mondains.
L'expression et l'intensité de ce singulier état d'esprit peuvent
se prendre dans la cohue du vernissage. A ce compte l'amour du
chic (que la Sorbonne me pardonne ce mot) ne serait que la forme
la plus atténuée du délire des grandeurs.
J'en ai dit assez sur cette étiologie, et j'ai hâte, Messieurs, de

quitter les considérations générales pour en venir à l'exposé


même de mon sujet.
Il y a deux espèces de fous qui manifestent leur maladie par de
la folie vaniteuse, et leur manière de procéder est si différente,
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 349
la terminaison de leur maladie si opposée, que je dois dès l'abord
les séparer nettement.
Les uns sont de simples monomanes, qui tantôt guérissent,
tantôt finissent une longue et pénible existence dans une démence
plus ou moins prononcée.
Les autres, bien plus
frappants, évoluent en quelques mois.
Bruyants, violents, sans
suite dans leurs idées, ils marchent
rapidement vers une déchéance morale et physique qui se termine
toujours par la mort : ce sont les paralytiques généraux.
Les premiers ont un délire raisonné, conséquent, suivi, pas
toujours évidemment absurde. Ils arrivent à en imposer aux
autres, à se faire quelque temps prendre au sérieux, jusqu'à ce
qu'un jour ils dépassent la mesure.
Les autres sont d'emblée incohérents, ridicules, exagérés au
point de ne pouvoir tromper l'interlocuteur le plus naïf.
Le début des deux formes est également très-dissemblable.
Voyons d'abord comment se développe la simple monomauie
vaniteuse. On ne s'attendrait guère à cela ; mais elle est la suite
habituelle, logique et presque nécessaire d'une période de folie
mélancolique, d'une croyance à la persécution. Foville et Magnan
ont beaucoup insisté sur ce singulier processus.
Pendant une période que les auteurs appellent incubation , et
qui peut durer fort longtemps, le malade est seulement inquiet.
Il change de caractère, il est irascible, il attribue aux événements
qui se passent autour de lui une importance qu'ils sont loin
d'avoir. La famille ne soupçonne guère ce qui va survenir, et
s'étonne seulement de la versatilité ou de la singularité des idées
qu'elle entend professer.
Bientôt un phénomène nouveau se produit, c'est l'hallucina-
tion : le malade entend des injures que personne n'a dites; il
trouve à ses aliments des odeurs, des goûts qui, en réalité, n'exis-
tent pas. Je me souviens d'avoir vu dans un restaurant, il y a
350 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

quelques années, un monsieur qui alla brusquement souffleter un


de ses voisins qu'il ne connaissait pas. Il venait d'entendre cette
personne proférer contre lui une injure déshonorante : il était
pourtant constant que personne n'avait rien dit. Les journaux
fourmillent de faits analogues.
Bien souvent c'est à travers les murs que l'aliéné entend des
voix : il devient alors persuadé que des gens sont cachés autour
de sa maison, qui lui en veulent, le guettent et vont lui nuire.
Le goût amer que l'hallucination lui faisait trouver à ses aliments
devient bien simple; on met dans ses aliments du poison, ou pis
encore.
Le malheureux, pourchassé par des ennemis imaginaires, par
la police, les mouchards, quelquefois par l'électricité ou le ma-
gnétisme, comme nous le montrait encore un procès récent, ne
sait où donner de la tète. Il soupçonne les siens, le gouverne-
ment, et, un beau jour, il s'en va au parquet faire quelque dénon-
ciation ridicule qui ouvre enfin les yeux de son entourage.
D'autres fois, l'esprit malade suit une autre voie. Pour que tant
de choses injustes puissent se passer, se dit l'aliéné , pour que
dans notre état social un homme puisse être tourmenté comme
je le suis, il faut que des gens bien haut placés s'en mêlent, que
des personnages bien puissants soient dans tout cela.
Vous le voyez, Messieurs, voilà le délire vaniteux qui se
crée.
Mais si des personnages influents s'occupent de moi, continue
logiquement le malade, c'est donc que j'en vaux la peine; je ne
suis donc pas le simple bourgeois que je croyais être. L'impor-
tance même de ma personne résulte évidemment de l'importance
de mes chagrins et de ceux qui me les infligent, et si je vis hum-
blement, c'est qu'on m'a dépouillé des apanages auxquels j'avais
droit. Laissez aller l'imagination malade, et voilà notre homme
qui se croit le fils de Louis XVI, le duc de Reichstadt, un Roth-
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 351

schild déshérité. Les plus modestes se disent députés irréguliè-


rement invalidés.
A partir de ce moment, la folie prend un caractère très-net;
c'est un mélange de vanité et de persécution, les hallucinations
continuent et s'accommodent à cette tournure nouvelle.
L'aliéné marche la tête haute; il a l'air fier, le ton protecteur;
il répond lentement aux questions qu'on lui adresse; ou bien, au
contraire, il est bavard, loquace ; il expose à tout venant sa situa-
tion, ses projets, ses systèmes.
Mais ce qui frappe surtout, c'est la logique étonnante avec

laquelle il arrange ses inventions. Si absurdes qu'elles soient, il


les rassemble, les coordonne; le prend-on en flagrant délit de
mensonge , il trouve des raisons quelquefois fort ingénieuses pour
se retourner. Il y a une suite réelle dans ses absurdités; son
délire est systématisé; ses actions, de tous les instants, en sont le
résultainécessaire; il accommode son costume, sa nourriture, à
son nouvel état.
La plus étonnante création qui nous ait été donnée de ce type,
c'est l'immortel don Quichotte. Il est chevalier, il lui faut une
armure; il la fait en carton; qu'importe, il la voit brillante et
solide; l'armet de Membrin n'est qu'un plat à barbe, mais il l'a
dénommé une première fois autrement, et cela lui suffit. Il réta-
blira la justice dans le monde, battra les géants et restera invin-
ciblement fidèle à la beauté imaginaire d'une servante du Toboso.
La première idée délirante admise, tout s'enchaîne forcément,
et il n'y a pas jusqu'à ce pauvre Sancho qui attend son île et qui,
avec des moments de retour à la raison, ne nous donne un modèle
frappant de cette contagion par approche de la folie, dont nous
retrouvons de si fréquents exemples.
On peut dire que c'est à Cervantes que nous devons la plus
admirable description de la monomanie vaniteuse : l'aliéniste le
plus scrupuleux ne la renierait pas.
352 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

Pour vous donner une idée même


incomplète de l'extraordi-
naire activité de l'intelligence de l'aliéné ambitieux, pour vous
faire saisir toutes les formes que peuvent prendre ses conceptions
extravagantes, il me faudrait vous faire l'histoire de chacun
d'eux.
Cela est impossible, et je dois me résoudre à vous citer quel-
ques cas que j'ai moi-même observés ou qui m'ont été obligeam-
ment communiqués par M. Luys , médecin de la Salpêtrière, et
par M. Magnan, médecin de l'asile Sainte-Anne.
Chez le délirant chronique ou chez l'aliéné héréditaire, le délire
vaniteux est le plus souvent artistique, scientifique, littéraire ou
politique. L'aliéné a tout d'abord bien trop la possession de lui-
même pour se prétendre roi, empereur ou riche à millions ; avec
de pareilles folies, les faits ne pourraient se mettre en série, les
contradictions seraient beaucoup trop frappantes. Au contraire, il
est toujours possible au plus humble de se croire et de se dire un
génie méconnu, un poëte incompris, un homme politique injus-
tement délaissé. Une fois cette première donnée acceptée, le reste
va de soi.
Vous allez vous en apercevoir, du reste, par l'exposé de quel-
ques faits.
J'ai connu, il y a dix ans, une femme qui, de son métier, était
épicière à Montrouge. A la suite de mauvaises affaires, elle en vint
à se faire brocanteuse et marchande de méchants tableaux. Ces
deux professions furent le point de départ d'un délire des plus
singuliers. Elle s'imagina qu'elle était un grand sculpteur et
qu'elle avait inventé un procédé
nouveau, la sculpture en sucre.
En effet, le but de ses efforts était de se procurer un gros morceau
de cette substance, et, au moyen d'un canif ébréché, elle arrivait
à lui donner l'apparence plus ou moins lointaine d'une tête, d'un
torse.
Vous comprenez qu'une telle innovation n'avait pu être faite
UNE MONOMANE AMBITIEUSE.
del'auteur.
D'aprèsunephotographie

23
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 355

sans attirer l'attention du public; aussi madame E... avait-elle


reçu de différents souverains de nombreuses décorations qu'elle
portait sur sa poitrine. Elle avait aux doigts des bagues en fil de
fer, dans lesquelles elle avait soigneusement enchâssé des mor-
ceaux de verre ou des billes; elle était coiffée d'un chapeau à
grandes plumes; à son cou pendait un collier de marrons d'Inde
enfilés dans un cordon. Je vous présente, d'ailleurs, son portrait
tel qu'elle a bien voulu me l'offrir. Madame E... se croyait aussi
un grand peintre; malheureusement je ne puis rien vous montrer
d'elle, car elle ne peignait qu'à fresque. Elle charbonnait sur tous
les murs, et comme elle manquait de couleurs, elle les rempla-
çait par de l'encre, du vin et de la boue. L'architecte de la mai-
son la considérait comme une plaie.
Un jour, désireux de conserver un de ses ouvrages, je lui
apportai le sommet d'un pain de sucre. Elle en tailla un vase,
qu'elle eut la délicatesse de m'offrir rempli de fleurs cueillies dans
le jardin de la section. Dans la crainte de voir ces fleurs se faner,
elle eut la malencontreuse idée d'y mettre de l'eau, et c'est ainsi
que périt en quelques minutes une oeuvre magistrale.
Madame E... était artiste. Écoutez maintenant l'histoire d'un
savant.
M. Gustave H... est à la fois un épileptique et un délirant, car,
hélas ! dans cet ordre d'idées, le cumul n'est pas interdit. C'est
un grand astronome : depuis sept ans, il étudie la structure du
soleil et des astres ; aussi loge-t-il toujours sous les toits, pour
pouvoir observer la nuit, et de façon à être plus près de la
voûte céleste. Il ne s'exprime d'ailleurs que par paraboles. « La
justice est juste, dit-il; le plus petit est le plus grand, le plus bas
le plus haut, le plus malheureux le plus heureux. »
Depuis sept générations, une somme d'argent énorme s'ac-
cumule à son intention, et afin de l'indemniser de ses travaux.
Il a construit un télescope, qui n'est autre chose qu'une pomme
23.
356 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

de faîtage en zinc dont la pointe est percée d'un petit trou. Il passe
ses journées à observer : il voit derrière le soleil, il cherche le
point de centre qui lui permettra de tirer dans un carré autant
de points que dans une boule. Il compte arriver à l'Académie
française.
Il a des hallucinations de l'ouïe, et, chose à la fois curieuse et
rare, elles sont différentes suivant l'oreille par où elles lui arri-
vent. Par son oreille droite, un mauvais génie l'appelle sans cesse :
Tête de cochon, hure de cochon, pendant qu'à gauche un bon génie
lui dit : Prends patience, continue; c'est très-bien, ce que tu
fais, etc.
Les poëtes ne sont pas rares parmi les aliénés chroniques et les
héréditaires : il n'est pas de jour où un directeur d'asile ne reçoive
quelque hommage ou quelque cantate en son honneur. On en
trouve quelques-unes qui ne sont pas absolument déraisonnables,
et, à côté d'elles, on en rencontre qui portent les traces de la plus
absurde démence.
Voici, d'abord, une lettre écrite à la vierge Marie par un dro-
guiste enfermé à Sainte-Anne :

Sainte-Anne,le 26 février 1880.


MADAME,
Veuillez agréer l'hommage
De ce modeste sonnet
Et le tenir comme un gage
De mon sincère respect.
SONNET.
Souvenez-vous, reine des dieux,
Vierge des vierges, notre mère,
Que vous êtes sur celle terre
L'ange gardien mystérieux.
Soyez le mien dans tous les lieux,
Ayez pitié de ma misère ; ...
Que sous votre aile tutélaire
Je goûte vos dons précieux.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 357
Ainsi sous votre sainte égide
De mes jours la trame rapide
S'effilera dans le bonheur.
Et mon âme, à vous consacrée,
Entrant dans la voûte sacrée,
Paraîtra plus pure au Seigneur.

Le même adresse à M. Magnan unelongue pièce de vers sur


une représentation dramatique qui vient d'avoir lieu. Il l'accom-
pagne de ce gracieux envoi :

VÉNÉRÉDOCTEUR,
L'estime et la reconnaissance
Sont la seule monnaie du coeur
Dont votre pauvre serviteur
Dispose pour la récompense
Qu'il doit à vos soins pleins d'honneur.
Recevez donc cet humble hommage,
Docteur admiré, révéré,
Et j'ajouterai bien-aimé,
Si vous vouliez tenir pour gage
Qu'en cela du moins J'AI PAYÉ.

Un autre semble avoir pour son médecin beaucoup moins de


vénération et de reconnaissance. Il a composé une satire de
cent vingt alexandrins dont je vous fais grâce, mais dont quelques
vers sont assez bien tournés.

Les médicastres sans vergogne


Qui changent en sale besogne
Le plus sublime des mandats,
Ces infâmes aliénistes,
Qui, reconnus pour moralistes,
Sont les pires des scélérats!
Ils détruisent les écritures
Pour maintenir les impostures.
Des ennemis du bien public.
Ils prostituent leur justice
Pour se gorger du bénéfice
De leur satanique trafic.
358 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

Ces écrits des aliénés sont intéressants. Ceux que je viens de


vous faire connaître sont médiocres, mais il n'est pas rare de voir
la surexcitation même des facultés intellectuelles donner nais-
sance, chez ceux qui semblent le plus abaissés, à des oeuvres sou-
vent remarquables.
Il y a des poëtes, des artistes qui sont fous, il y a aussi des
fous qui sont poëtes, il n'est pas toujours très-facile de distinguer
les uns des autres.
J'ai eu l'honneur et la chance d'être un des derniers élèves de
Moreau de Tours, et bien souvent je l'ai entendu soutenir son
fameux aphorisme de l'identité du génie et de la folie, la surexci-
tation de telle ou telle faculté décidant seule de la tournure que
prennent les choses.
Un aliéniste de talent, H. Sentoux, a eu l'idée de recueillir à
Charenton une certaine quantité d'oeuvres d'aliénés, et le résultat
auquel il est arrivé est si remarquable, il a fait une si curieuse
collection que je vais lui emprunter beaucoup, certain qu'au
milieu des aberrations que je suis forcé de vous exposer, vous
verrez avec plaisir quelques productions ingénieuses.
M. X..., à la suite de travaux intellectuels excessifs pendant
un été très-chaud, fut pris subitement de maux de tête insuppor-
tables. Bientôt il se sentit assailli de remords sans objet défini, si
bien que, n'ayant pourtant commis aucune faute, il se persuada
qu'il allait être l'objet d'un châtiment céleste : peu de jours
après il crut que Dieu l'avait changé en bête, comme autrefois
Nabuchodonosor.
A partir de ce moment, la terre lui parut différente, tout lui
semblait vert ; quand il parlait, il lui paraissait que les bêtes le
comprenaient. Quand il croisait un cheval ou un âne, il pensait
rencontrer un collègue ; la vue d'un pré lui donnait envie de
brouter, et s'il ne le faisait pas, c'était par orgueil, à cause de ses
parents et de ses amis.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 359
C'est au milieu de ce singulier état d'esprit qu'il se mit à faire
quelques vers, qu'il destinait à un concours de province. Il passa
toute une journée la tête nue en plein soleil, à la recherche de la
rime, et le soir, celle-ci se montrant rebelle, il perdit compléte-
ment la tête, fit une scène affreuse à sa mère et à sa femme, jeta
son chapeau dans le ruisseau et le piétina vigoureusement. Puis,
s'échappant brusquement des mains de ceux qui le retenaient, il
grimpa au dernier étage de sa maison, enfonça d'un coup d'épaule
la porte d'une mansarde, et se précipitant sur la bonne qui y était
couchée, il essaya de l'étrangler.
On l'arrêta enfin, et on l'entraîna dans une maison de santé.
En route, il ne cessait de dire : Je suis un misérable. En arrivant
chez le médecin, il aperçut un portrait de l'Empereur et il lui fit
un discours à mi-voix, puis il demanda solennellement à quelle
heure il serait guillotiné le lendemain. Il passa une nuit très-
agitée, écrivant fiévreusement sur du papier qu'on lui avait laissé,
demandant à chaque instant ce qu'on comptait faire de l'assassin
Dumolard. Il cacheta enfin sa lettre et l'adressa à l'empereur
Napoléon III.
Puis il se mit à s'arracher les poils de la barbe un à un en s'é-
criant : Je cherche mon dernier helminthe.
Quelque temps après, ce malheureux avait recouvré la raison;
il était même assez calme pour que le directeur l'invitât à dîner à
sa propre table.
Dans la conversation, l'un des médecins lui dit :
Dites-nous donc pourquoi, l'autre jour, quand vous étiez
malade, vous vous intéressiez tant à Dumolard. Expliquez-nous
le sens de cette réponse que vous avez faite si tragiquement: — Je
cherche mon dernier helminthe. —Enfin, racontez-nous, si vous
le savez, ce qui se passait alors dans votre esprit.
Je copie textuellement sa réponse, telle que la recueillit Sentoux :
« Au début de ma maladie, on m'avait donné un chapeau
360 LE DELIRE DES GRANDEURS.
dont la forme particulière m'avait frappé. Tout alors me por-
tait ombrage. Je me figurai que ce chapeau était un insigne
de prostitution; c'est pourquoi je le foulai aux pieds, et quand
ma mère insista et voulut elle-même me le placer sur la tête, j'en
fus tellement indigné que je l'aurais tuée.
« Le soir, du premier étage où je me trouvais à table avec ma
famille, j'entendis qu'on arrêtait les gens et qu'on parlait de moi
sur le trottoir. Pour échapper à celle honte, je me précipitai hors
de l'appartement, et, dans ma fuite, j'entrai dans un cabinet où
était en train de se coucher la bonne de la maison. A sa vue,
stupéfait, je me demandai ce que je venais faire chez cette bonne;
la bonne éveilla dans mon esprit l'idée de Dumolard, et, sans
transition, la conviction que j'étais moi-même Dumolard ; étant
Dumolard, je devais violer et assassiner la bonne. On m'arrêta,
on me conduisit ici. Je vis au cabinet du médecin, non pas le
portrait de l'Empereur, mais l'Empereur lui-même, qui m'inter-
pella pour me reprocher mes crimes et m'annoncer un châtiment
terrible. Arrivé dans ma division, je me crus en prison au milieu
de malfaiteurs de toute espèce. Quand on m'administra un lave-
ment, je crus que ce lavement était empoisonné, que c'était là le
supplice, l'expiation, de mes forfaits, si grands que ma tête eût
sali la guillotine dont le couperet était trop noble pour moi. Bien-
tôt je sentis l'effet du poison ; je vis mon corps entier se couvrir
de vers; j'en étais rongé; mes chairs tombaient en pourriture.
Quand je vous dis : je cherche mon dernier helminthe! je cher-
chais à prendre vivant un des vers qui me dévoraient. Mais tous
s'écrasaient sous mes doigts. Me sentant mourir, je voulais arriver
devant l'Eternel
avec un de ces vers, instruments de mon supplice,
afin de pouvoir lui dire : Il est vrai que je n'ai été qu'un affreux
scélérat, mais mon châtiment a été terrible ; vois ce ver hideux et
infect, c'est lui qui a achevé de me ronger. Que mon supplice
excite la compassion et ton indulgence ! Quand, le soir, on m'ap-
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 361

porta une potion, je la bus avec empressement, parce que je crus


que ce breuvage devait activer ma fin. La potion me fit dormir;
je m'éveillai tout étonné de n'être point mort, et d'être débarrassé
de mes vers. On veut sans doute,pensai-je, prolonger mon
supplice. C'est alors que je songeai à mes enfants, que je les vis
errants et misérables, repoussés de tous à cause du nom de leur
père, et la pensée me vint de les recommander à l'Empereur
avant de mourir. Pour mieux le toucher, je voulus lui parler de
l'Orphelinat du prince impérial; je le fis du mieux que je pus,
espérant qu'on placerait peut-être mes enfants dans cet asile.
Cela fait,j'attendis la mort avec plus de calme. On me mit des
sangsues ; mes idées perdirent de leur trouble; je commençais à
voir ce qui se passait autour de moi ; je reconnus, aux extrava-
gances des hommes qui m'entouraient, que ce n'étaient point des
forçais, mais des aliénés. Ce fut comme une lueur qui commença
à m'éclairer sur ma situation. »
A la suite de cette conversation, on alla chercher la lettre que
le malheureux avait écrite à l'Empereur. C'était une pièce de
vers, et la voici :

I
Malheur à l'enfant de la rue!
Il boit plus de pleurs que de lait!
Le froid mord son épaule nue,
Et toute grâce est disparue
De son front au pâle reflet !
Il grandit sans jamais connaître
Le frais sourire du bonheur,
Sans entendre la voix du prêtre,
A sa droite sans voir paraître
Le guide qu'on nomme l'Honneur!

Il grandit... comme un ver dans l'ombre!


Et, serpent au soleil d'été,
Il se glisse et se mêle au nombre
Des hydres dont la haine sombre
Envenime chaque cité.
362 LE DELIRE DES GRANDEURS.

Ignoble héros de guinguette,


Faux mendiant des carrefours,
Escroc portant un masque honnête,
Hideux détrousseur qui vous guette,
C'est lui partout! c'est lui toujours!
C'est au bagne , infâme victime,
Quand ce n'est point sous le couteau,
Que roulant d'abîme en abîme
Va s'engloutir l'enfant du crime
Qui n'eut pas d'ange à son berceau!

II
Paix! bénédiction à l'enfant de la rue!
Il ne grandira point pâle, déshérité !
Une mère à ses cris du ciel est accourue!
Et sur son front maudit la grâce est reparue
Au lait pur de la Charité.
La Misère et le Vice, implacables génies,
Autour de son chevet ne se pencheront plus
Pour infecter son coeur comme ses chairs ternies!
Il s'endort maintenant entre des mains bénies
Et sous le souffle des Vertus!
Le Dévouement le berce, et la Foi le caresse!
Et quand dans son esprit l'âge glisse le jour,
Son coeur ainsi formé s'entr'ouvre avec ivresse,
Et, riche en dons reçus, il paye avec largesse
La dette immense de l'Amour !

Aussi plus de jeunesse oisive et vagabonde!


C'est vers un atelier qu'il prendra son essor;
Et celui qui rampait comme un reptile immonde
Ira porter son miel à la ruche du monde,
Utile abeille aux ailes d'or!

III

Quel sage bienfaiteur, quel Lycurgue intrépide


Réchauffant dans son sein la vile chrysalide
Ouvre le ciel à qui vivait dans le limon,
Et réalise ainsi la sublime chimère
D'inspirer de l'amour à qui n'a pas de mère,
Le culte de l'honneur à qui n'a pas de nom?
LE DELIRE DES GRANDEURS. 363
Oh ! non, ce n'est aucun de ces songeurs superbes
Qui, se mettant au front les rayonnantes gerbes,
En Moïses nouveaux prétendent s'ériger;
Le dévouement jamais n'embrasa leur poitrine,
Leur orgueil si fécond en menteuse doctrine
Sait irriter le pauvre et non le soulager.

Celui qui le fonda, cet asile qui s'ouvre,


C'est celui qui d'un mot a couronné le Louvre,
Ce rêve des Valois et de Louis le Grand !
C'est celui qui, deux fois père de la patrie,
A de son bras puissant chassé la barbarie
Et d'un peuple abaissé fait un peuple géant!

Car il faut que ton nom, Napoléon, se pose


Du palais à la crèche au bout de toute chose,
Et que, dans ton manteau d'abeilles parsemé
Qui porte dans ses plis les destins de l'Europe,
Comme ton propre fils l'orphelin s'enveloppe
Sans plus craindre le froid, sans plus être affamé.

Mais non, tu n'es pas seul dans cette oeuvre modeste,


Un ange, de grandeur et de bonté céleste ,
En inspira la gloire à ton coeur de lion,
Et c'est avec l'accord de vos âmes pareilles
Que vous effacerez les antiques merveilles,
Car un simple Hôtel-Dieu vaut mieux qu'un Parthénon !

Et vous voilà dans cet asile,


Vagabonds sauvés par César;
Un coeur droit, une âme virile
Seront désormais votre part;
Vous pourrez fièrement répondre
A ceux qui croiraient vous confondre
En vous demandant votre nom :
Cessez toute ironie amère,
Car la France fut notre mère,
Notre père, Napoléon !

M. A... guérit complétement, mais jamais il ne put arriver à


faire des vers qui valussent ceux qu'il a composés dans cette nuit
terrible où il se croyait un Dumolard rongé vivant par les vers.
Au moment même où M. A... se trouvait à Charenton, il s'y
364 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

passait un événement considérable pour les malades. Deux ou


trois d'entre eux venaient de décider la fondation d'un journal, et
voici dans quelles circonstances.
Un M. Z..., atteint de folie orgueilleuse, avec idées sin-
gulières de persécutions, était à la maison de santé; c'était un
homme des plus dangereux, car il avait juré de se défaire de la
première personne qui se présenterait devant lui. Pour y arriver,
avec une force inouïe, il descella une barre de fer énorme encas-
trée dans un mur, et se mettant en faction derrière une porte, il
attendit, prêt à assommer quiconque passerait à sa portée. Fort
heureusement, il fut aperçu à temps et désarmé.
Celle agitation excessive finit par céder, et le malade, sauf
qu'il refusait opiniâtrément d'écrire à sa famille et de changer de
linge, semblait revenu à un état assez normal. Il passait ses jour-
nées à lire et à traduire les romans de Ch. Dickens.
En même que lui, et dans sa section, se trouvait un offi-
temps
cier qui se distrayait à faire de l'aquarelle. Un jour, ce militaire
reproduisit assez heureusement la porte principale de l'asile.
M. Z... vit le dessin, et, frappé subitement d'une idée, il écrivit
au dessous :

ROUTE DE MADOPOLIS.

« La route de Madopolis n'est point une chaussée avec son


empierrement, ses fossés et ses accotements; c'est une route
la terre, épaisse comme la hauteur de
sphérique, grande comme
la plus grande des pyramides d'Egypte.
« C'est en naissant qu'on entre sur la route de Madopolis, c'est
en mourant qu'on en sort.
« Chose bizarre, c'est peut-être le
en dormant qu'on y chemine
plus vite, et c'est souvent quand on s'en doute le moins qu'on
franchit les portes de cette ville célèbre.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 365
« Madopolis est habité par des hommes et des dames : c'est une

grave erreur que celle qui court le monde, d'après laquelle Mado-
polis serait habité par des hommes tombés de la lune. C'est bien
plus en dehors de Madopolis que dans ses murs qu'on pourrait
trouver des lunatiques. La route de Madopolis en fourmille.
Pauvres gens! ils s'en vont, ils viennent vers nous! Si nous y
reportions nos souvenirs, au milieu des lunatiques nous vous y
verrions venir, ô Madopolitains, ô Madopolitaines... »
En bas de la feuille, il ajouta : Exorde à continuer. Puis, pas-
sant à l'officier son papier, il lui dit : « Il me faudrait tout un jour-
nal pour exprimer ma pensée. — Eh bien, lui répondit celui-ci,
faisons un journal; je me charge de l'illustrer. »
L'affaire fut convenue en quelques instants , et nos deux déli-
rants se mirent à l'oeuvre. Le titre fut vite choisi, ce n'était pas
le plus difficile. On baptisa l'oeuvre nouvelle :

LE GLANEUR DE MADOPOLIS 1.

M. Z..., rédacteur en chef, travaillait fiévreusement, compo-


sant jusqu'à cinq pièces de vers par jour, demandant des articles,
examinant, corrigeant, coupant ceux qu'on lui apportait. Chose
curieuse, il ne pouvait supporter les compliments, et envoyait
brutalement promener ceux qui essayaient de le féliciter. Un jour,
une surveillante lui demande fort poliment de lui prêter le Glaneur.
Il refuse net, et s'emporte même hors de tout propos. Il le recon-
naît bientôt, et il s'empresse d'envoyer à la dame le journal refusé
avec cet envoi :

A MADAMELA MUSICIENNE.

Vous avez désiré, Madame,


Lire notre premier Glaneur,
1 Pour plus de détails sur le Glaneur de
Madopolis, voyez le travail de Sentoux.
Paris, 1867.
366 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
Et pour nous tout désir de femme
Est un honneur :
Aussi dimanche, à la soirée,
J'enrageais de vous refuser
Notre prose trop admirée.
Pour m'excuser,
Hier donc, j'ai fait l'écriture
Que je vous offre en ce moment;
Et je l'ai faite, sans rature,
En peu de temps.
Puisse ma copie illisible
Atteindre cependant le but
De celui qui fut irascible
Dès le début!

Car ce but est d'être agréable


A qui sait charmer nos loisirs;
A qui pour chacun est aimable
En ses plaisirs :
Et si le Glaneur qu'on accuse
D'avoir plus d'esprit qu'il n'en a,
Vous fait rire, ma pauvre Muse
Aussi rira.

Cette activité exubérante n'était


pas profitable, il faut l'avouer,
à M. Z... Il brutalisait tout le monde et injuriait ses collabora-
teurs; aussi les articles ne venaient-ils plus au Glaneur, qui, en
revanche, était rempli des siens. Il abordait tout : la prose, les
vers. Laissez-moi vous citer une pièce vraiment étonnante, qu'il
fit à un moment où il était dans un état d'effrayante excitation.
De Charenton on aperçoit le chemin de fer de Lyon et la ligne
d'Orléans : ce ne sont que sifflets, que passages de convois; c'est
une distraction pour tout le monde, le Glaneur ne pouvait man-
quer d'en parler.

LA LOCOMOTIVE
1.
Le soleil est couché. Partout dans la campagne
Les villageois nombreux suspendent leurs travaux;
1 Th. de Sentoux. Paris, 1867.
LE DELIRE DES GRANDEURS. 367
Le bétail à pas lent descend de la montagne ;
La diligence passe au grand trot des chevaux.
Le ciel est pur, l'air est tranquille;
Les oiseaux gazouilleurs sont retournés au bois;
Dans le lointain fume la ville ,
La nature d'un ton baisse sa grande voix.

Il fera la tour de la terre,


Il roulera pour sûr un jour sous l'Océan :
Mais ses feux rouges de l'arrière
Disent qu'il veut aussi des martyrs et du sang!.

Ainsi que le Progrès, il brise les obstacles


Qu'il rencontre sur son chemin;
Ainsi que le Progrès, il a fait des miracles,
Lui la plus grand miracle humain.

Si sa trop vive ardeur n'était pas refrénée,


Il marcherait jusqu'au trépas,
Et l'univers entier à sa course effrénée
Ne suffirait peut-être pas.

Pour lui la plus haute montagne


Ouvre ses rudes flancs ;
Pour lui la plus belle campagne
Laisse entamer ses champs ;
Pour lui la profonde vallée
Porte des monuments ;
Pour lui la rivière encaissée
A des ponts élégants.

Ce monstre annule les frontières


Séparant les peuples entre eux;
Il ne connaît pas de barrières ;
Il voit partout les mêmes cieux.
Il augmente le nombre d'heures
Que nous devons vivre ici-bas;
Il apporte la vie aux plus humbles demeures ;
Les points les plus distants pour lui sont à deux pas.

Il contribue à la défense
Des pays qui sont menacés,
Il jette les soldats de France
Sur le sol ennemi, tout frais, tout équipés.
368 LE DELIRE DES GRANDEURS.
Et lorsque après mainte victoire
Il les ramène triomphants,
Il est glorieux de leur gloire;
Son pouls a ce jour-là de plus chauds battements.

Ce monstre dont la moindre pièce


Est le fruit d'un labeur constant
Montre chez notre humaine espèce
Le Progrès toujours persistant.

C'est la communauté d'idées


Marchant vers un but général;
Ce sont les forces maîtrisées ;
C'est le souffle de Dieu vivifiant le métal.

M. Z... ne résista pas longtemps a un pareil surmenage; ses


idées ambitieuses s'accompagnèrent d'un délire furieux. Il se mit
un jour à chanter à tue-tête. La nuit, il continua; le lendemain ,
il avait la voix cassée; ses yeux étaient hagards, sa respiration
haletante, son haleine
repoussante. Il mourut le soir même.
Mais revenons au Glaneur de Madopolis et à ses rédacteurs.
Pendant que M. Z... fondait le journal, il y avait dans la section
un jeune ingénieur qui venait à la maison pour la troisième fois
avec des idées de grandeur. Il se mêlait peu au mouvement litté-
raire qui se passait autour de lui; toute la journée il écrivait des
lettres à l'Empereur, à l'Impératrice,
à Desbarolles, à ses parents.
Sentoux recueillit quelques-unes de ses productions, et je vous
les présente pour que vous compreniez bien à qui vous avez
affaire.
« A M. Desbarolles : Venez donc examiner ma main pendant
qu'elle est encore toute couverte d'ampoules et de durillons pro-
duits par la pioche et la pelle. » — « Mon cher frère, si tu pro-
de ta et de ton la colonne Vendôme? » —
tégeais personne corps
« Ma chère soeur, si tu protégeais de ta personne et de ton corps
la colonne de la Bastille ? Prends avec toi un cerceau, ne fût-ce
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 369

qu'un cerceau de crinoline, et regarde la forme de la balustrade.


ma bonne va. » — « Ma chère nièce, tu mettras d'ac-
Va, soeur,
cord ton oncle et ta tante » , etc.
Un jour, le rédacteur en chef du Glaneur vint lui demander sa
collaboration. Son amour-propre fut flatté par cette requête; il se
mit à l'oeuvre tout de suite et apporta son premier article, qui
commençait ainsi :

« Qu'est-ce?
« Le journal de la maison de santé de Charenton est destiné à
recevoir le pus de nos blessures?...
« Pusons donc !
« Quand l'homme voulut habiter
le bleu, au moins après sa
mort, il inventa des ficelles pour relier le ciel à la terre. Il y a
quelque chose d'analogue dans les moeurs de l'autruche.

« Ainsi font, font, font


Les petites marionnettes,
Ainsi font, font, font
Trois petits tours et puis s'en vont.

« Si au lieu de m'appeler censure je m'appelais tombola. (On


donnera des dessins, des broderies, des fadaises, quoi!) Tombe,
ô la Censure! Or donc, messieurs et mesdames, nous vous dirons
que, pour l'usage des fous sensés, quelques censés fous ont
pensé à la création d'une censure. Si vous voulez faire du civet,
prenez un lièvre ? Allons donc!
prenez la peau d'un lièvre ; cou-
pez-lui le poil qui aurait trop de couleur animale ou locale, faites
digérer par un copiste qui supprimera les fautes d'orthographe, et
vous aurez un Parfait Journal Et voilà
pourquoi j'apporte le ci-dessus et le ci-dessous à vos ciseaux. Ah!
mais, à propos, de qui? Comment
les ciseaux vous appelez-vous,
monsieur, qui avez des ciseaux? Moi, je m'appelle Mic-Mac. »
A l'unanimité l'article fut déclaré trop incohérent et refusé.
24
370 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

Notre rédacteur ne se découragea pas ; la prose ne lui réussissait


pas, il fit des vers.
J'aime le feu de la Fougère
Ne durant pas, mais petillant;
La fumée est âcre de goût,
Mais des cendres de : là Fou j'erre
On peut tirer en s'amusant
Deux sous d'un sel qui lave tout,
De soude, un sel qui lave tout!
MIC-MAC.
Nouveau refus : le comité n'aimait pas l'esprit. Il se fâcha et
écrivit à ses collègues :
« Apprenez donc à épeler votre Mic-Mac ! Je vous offre une
collaboration que je vous payerai à coups de pied au derrière, si
cela me fait plaisir. »
Cette colère se prolongeaquelque peu, le malade, oubliant la
littérature, ne parlait plus que de sauver la France de grands dan-
gers dont il avait seul connaissance. Il se bandait les yeux pour
ne plus voir les rédacteurs du journal avec qui il était forcé de
vivre.
Mais il n'y a pas de si juste courroux qui ne s'apaise. Un soir,
on jouait aux bouts-rimés au salon, et l'on avait proposé les mots :
terne, giberne, mors, corps. Instantanément il fit ce quatrain :

Madopolis d'un oeil lent, terne,


Regardait dans la giberne
De celui qui tient le mors :
Le Glaneur prenait un corps.

Le rédacteur en chef prit un papier et lui répondit aussitôt :

L'écrivain qui, d'un style terne,


A propos du Glaneur vient nous parler de mors ,
Prend-il pour un cheval le journal qui prend corps?
Il met la politesse au fond de la giberne.

Ils étaient de nouveau frères en littérature. La paix fut faite,


et pour la sceller, on demanda un article au jeune ingénieur. Il
LE DELIRE DES GRANDEURS. 371

l'apporta dès le lendemain et il fut inséré. Sentoux le recueillit


dans le Glaneur, il est curieux, et je ne puis résister au désir de
vous l'offrir tout entier :

UNE AVENTURE DE VOYAGE.

« J'habitais, à Aix-la-Chapelle, un petit logement situé dans


les faubourgs de la ville : mes fenêtres donnaient sur une petite
place. A droite les remparts, à gauche une petite éminence sur
laquelle était construite l'église de Saint-Adalbert; l'éminence
faisait corps avec le rempart. En face de mes fenêtres, au fond de
la place, les grilles en fer de la ville, dont j'avais tant de fois
escaladé les fers de lance pendant la nuit, pour rentrer chez moi
par le chemin le plus court.
« était au second étage ; on y arrivait
Mon petit appartement
par un escalier un peu sombre, même en plein jour ; il était com-
posé d'un salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet noir
pour mettre les habits.
« Le mobilier du salon, venu de Paris, donnait à ce salon, mal-
gré sa simplicité, un cachet que n'ont pas d'ordinaire les pièces
meublées à l'allemande : un grand bureau en acajou, un canapé,
deux fauteuils, deux chaises en velours vert, une table ronde
chargée de livres et de papier au milieu, un poêle dans le coin;
sur le bureau des flambeaux en bronze doré, de chez Barbedienne,
une pendule en marbre vert des Pyrénées, surmontée d'une
bonne statuette en bronze de la Diane de Gabies.
« La chambre à coucher était simplement meublée en cerisier
poli et ciré : lit, commode, buffet, toilette, grande armoire
comme on en trouve chez les paysans de nos campagnes fran-
çaises.
« J'allais souvent en Belgique, où m'appelaient mes affaires.
« Un soir
d'été, après avoir passé toute ma journée à courir à
24.
372 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

pied dans les rues de Liége, j'avais pris l'express, qui, vers trois
heures du matin, devait me ramener à Aix-la-Chapelle.
« A Pepinster, station d'embranchement de la ligne de Spa, on
s'arrête quelques minutes. La locomotive avait déjà sifflé pour
en repartir, lorsqu'une jeune dame monta à la hâte dans le com-
partiment où je me trouvais avec deux autres voyageurs.
« Mes deux compagnons de route occupant déjà les deux
moitiés des banquettes du compartiment, la jeune dame s'assit
en face de moi.
« Sa tournure était élégante, sa taille bien dessinée dans un
manteau de drap, à grandes manches pagodes, bordé de passe-
menteries à perles de jais. Sa robe de soie était à bandes brunes
et noires, son chapeau élégant et simple. Elle pouvait avoir vingt-
deux à vingt-trois ans, brune, à physionomie ouverte et agréable.
A son sac de voyage en tapisserie, au fermoir du sac, à quelques
autres petits détails, j'avais reconnu une Allemande.
« — Vous avez bien manqué de ne pas partir, lui dis-je en
allemand.
« — C'est vrai, monsieur, me répondit-elle moitié souriante,
moitié inquiète, mais j'avais presque envie de rester. J'eus sans
doute l'air étonné, car ma belle interlocutrice ajouta : — Je voya-
geais avec mon frère, et je ne sais plus ce qu'il est devenu.
« Ma curiosité était éveillée : je pouvais peut-être rendre ser-
vice ; au risque de paraître indiscret, je hasardai quelques ques-
tions. La langue que nous parlions, du reste, n'étant pas comprise
de nos deux compagnons, je me trouvais plus à mon aise.
« Voici ce que j'appris :
A Liége, la quittant un instant, était descendu
son frère de wagon

pendant les cinq minutes d'arrêt du convoi, et le convoi s'était


mis en marche sans qu'elle l'eût vu revenir. A Pepinster, pensant
du
que son frère était sans doute monté dans les derniers wagons
convoi, elle était descendue et l'avait cherché sans le trouver;
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 373

elle n'avait pas eu le temps de regarder dans tous les wagons, et


elle espérait encore le rejoindre au buffet de Verviers, oh tous
les voyageurs s'arrêtent au moins un quart d'heure pour passer
du chemin de fer belge sur le chemin de fer rhénan.
« Une chose cependant ajoutait à son anxiété; le convoi dans
lequel nous étions n'allait que jusqu'à Aix-la-Chapelle, où nous
devions arriver vers trois heures du matin ; elle devait s'y arrêter
avec son frère, puis continuer le lendemain sa route jusqu'à
Cologne.
« Je concevais, en effet, son inquiétude : arriver seule dans
une ville où l'on ne connaît personne, et être obligée de s'y arrêter
sans protecteur depuis trois heures du malin jusqu'à huit heures ;
avoir des bagages, être femme jeune et jolie, s'aventurer seule,
pour aller réveiller les domestiques des hôtels, voire même pour
demander son chemin. Je m'avouai sans fatuité que cette demoi-
selle pouvait tomber sur des cavaliers moins respectueux, moins
aimables et moins délicats que moi.
« Je hasardai donc mes offres de service, et il fut convenu que
si elle ne retrouvait pas son frère à Verviers, nous monterions
dans le même compartiment sur le chemin de fer rhénan, et qu'ar-
rivés à Aix-la-Chapelle, je la conduirais et l'installerais dans un
hôtel.
« A Verviers, personne. Fatigués, tous les deux, bien installés
dans un bon compartiment de premières, nous dormons tant
bien que mal Aix-la-Chapelle.
jusqu'à Là, je prends soin des
bagages, je m'empare du sac en tapisserie, et j'offre mon bras.
« Il commençait à faire jour quand nous sortîmes de la gare.
« — Vous n'aurez guère le temps de dormir, dis-je à ma com-
pagne.
« — Oh!
je ne veux pas me coucher, répondit-elle, j'aurais
peur de manquer le convoi, et je veux absolument arriver à
Cologne le plus tôt possible. Mon frère a sans doute déjà télé-
374 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

graphié qu'il était resté en route, et qu'il fallait venir me cher-


cher à la gare. Si je n'arrivais pas, ma famille serait inquiète.
« — Je pourrai dire aux domestiques de vous réveiller, et je
vous engage à dormir un peu; la fatigue
« — Oh! monsieur, s'écria-t-elle avec un léger tremblement
convulsif, comme s'il lui arrivait déjà une aventure désagréable,
je ne veux pas me coucher à l'hôtel : j'aurais peur.
« — Auriez-vous peur de moi? lui demandai-je en souriant.
« — Vous avez été tellement aimable et complaisant pour
— Et elle me regarda
moi, que Non, monsieur, ajouta-
t-elle.
« — Eh bien, mademoiselle, voici ma proposition : nous
n'allons pas à l'hôtel, nous allons tourner par ici pour aller chez
moi; j'ai un petit appartement de deux pièces; je vous mettrai
toutes les clefs dans les mains ; vous prendrez une pièce et moi
l'autre, et jusqu'à huit heures du matin je serai le domestique de
votre hôtel : c'est moi qui vous réveillerai.
« Les regardséchangés, respectueux et bienveillants d'une
part, reconnaissants de l'autre, avaient conclu l'affaire.
« Je remarquai bien un peu d'hésitation quand j'agitai la son-
nette du portail ; je sentis bien sa main trembler dans la mienne
quand je la guidai dans les ténèbres de mon escalier; mais enfin
nous voilà chez moi.
« Pendant que je fermais ma porte, son regard se promenait
autour de ma chambre; il devint fixe, puis comme atterré; un
sentiment d'angoisse se peignait sur sa physionomie et la clouait
sur la porte, les yeux fixés sur la terre.
« Oh! qu'elle était belle ainsi !
« Je lui pris les mains, et, en échangeant un sourire, nous
nous assîmes sur le canapé ; dès lors, je sentis ma victoire sur
elle : elle était calme.
« — Mademoiselle, lui dis-je un peu brusquement, je vous engage
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 375

à quitter votre manteau et votre chapeau ; moi, je suis tellement


couvert de poussière que je vous demanderai la permission de
changer de vêtement. Et jetant sur un meuble mon chapeau et
mon paletot, j'endossai un petit saute-en-barque de tricot de laine
noire, bordé de rubans verts.
« Elle ôta ses gants, son manteau et son chapeau.
« — Mademoiselle, repris-je, vous devez éprouver le même
besoin que moi : quand j'arrive de voyage, j'aime l'eau.
« J'atteignis mon plus beau linge, et, tout frais débarbouillés
tous les deux, nous échangeâmes en souriant un timide baiser.
« La belle inconnue avait dénoué ses cheveux pour réparer le
désordre du voyage ; ils tombaient jusqu'à terre, et c'était à mon
tour de me défendre contre moi-même.
« — Que vous êtes belle ! m'étais-je écrié en demandant un
second baiser, qui me fut refusé d'un ton qui n'admettait pas la
récidive.
« J'étais honteux et confus.
« Je rentrai seul dans mon salon.
« Quand elle vint m'y joindre, je lui exprimai mes regrets de
n'avoir point dans mon ménage de garçon, des rafraîchissements
ou des provisions à lui offrir.
« — Asseyons-nous, et donnez-moi mon sac de voyage, me
— J'obéis. Elle lira de son sac une douzaine de
répondit-elle.
gâteaux secs et un volumineux flacon de cristal, plein d'excellent
vin de Madère, précaution du frère au départ.
« Désormais la conversation ne pouvait plus languir, et bien
que frugal, notre souper fut délicieux. Nous échangeâmes nos
noms, nos cartes de visite pour en bien connaître l'orthographe ;
elle m'accabla de questions sur mes occupations, mes goûts,
l'emploi de mon temps, etc.
« De mon côté, voici ce que j'appris : Elle était orpheline
« Tout en causant, et buvant, nous avions atteint
mangeant
376 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

presque cinq heures du matin. Mademoiselle X tombait de


fatigue, et la conversation commençait à languir.
« — Mademoiselle, lui dis-je, je vous engage à dormir un peu ;
vous avez encore deux heures et demie, si vous voulez vous
étendre sur mon lit; moi, je vais prendre le canapé que vous
occupez en ce moment.
« — Laissez-moi le canapé, me dit-elle.
« — Vous serez beaucoup mieux sur le lit.
« — Je ne veux pas vous déranger; fermez votre porte et
couchez-vous.
« — C'est ce que je ne ferai point, car vous seriez mal ici.
Allons, pas de cérémonies, mademoiselle ! Et l'enlevant dans
mes bras comme un enfant, je la posai sur mon lit.
« Et nous nous mîmes à rire.
« — Allons, monsieur, me dit-elle, j'ai eu confiance en vous,
je vais vous faire de la place, mais soyez sage. » Et, serrant ses
crinolines contre la muraille, elle me fit une petite place vers le
bord.
« Son regard affectueux commandait le respect.
« Je pris place, assez embarrassé, et pourtant nos lèvres se
rencontrèrent, un baiser passionné nous troubla tous les deux...
— Bonsoir, nous sommes en wagon, et vous êtes mon
reprit-elle,
frère.
« Quand elle se réveilla : — Merci, monsieur, merci, me dit-
elle, en me prenant la tête dans ses mains et en m'embrassant
sur les deux joues ; et elle sauta à terre.
« J'étais..., j'étais..., je ne sais pas, mais mon trouble aug-
mentait toujours; je ne disais plus rien, je restais en place, comme
hébété. Je la suivis du salon dans la chambre à coucher, et de la
chambre à coucher dans le salon. A mesure que mon trouble
augmentait, son geste devenait plus saccadé, son pas plus fié-
vreux : une crise était imminente.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 377
« Elle s'arrêta brusquement, en face de moi. Son regard résu-
mait toutes les émotions qu'elle avait éprouvées depuis la veille ;
tout à coup, fondant en larmes, elle me jeta les bras autour du
corps, et me couvrit de baisers auxquels je ne savais comment
répondre.
« Enfin revint, et, me tenant toujours embrassé,
le calme elle
— me dit-elle toute
appuya sa tête sur ma poitrine. Monsieur,
confuse, je voudrais bien vous épouser!
« Un sanglot s'échappa de ma poitrine, et ce fut à mon tour de
rendre baisers pour baisers. Nous pleurions et nous nous embras-
sions.
« — Quelle heure est-il? dit-elle tout à coup en passant la
main sur son front, comme sortant d'un rêve.
« — Vous avez encore vingt-cinq minutes, répondis-je : il en
faut cinq à la gare pour les bagages, quinze pour y aller; il nous
reste cinq minutes à passer ici.
« — Monsieur, me dit-elle, écrivez mon adresse. Je m'arrête
trois jours à Cologne; venez dans cinq à Je vous présenterai
à mon tuteur, et je me charge du reste.
« Notre retour à la gare fut embarrassé. A quoi cela tenait-il?
C'est ce que je ne saurais dire.
« Au moment de monter en wagon, nous échangeâmes un
dernier et amical baiser :
« — Je vous aime !
« — Je vous aime !
« Murmurâmes-nous ensemble à l'oreille l'un de l'autre.
« Et le convoi partit ! »
Il n'y avait
pas bien longtemps que M. R... avait écrit cette
nouvelle quand ses idées ambitieuses prirent une tournure des
plus fâcheuses : il est persuadé que ses moustaches soutiennent
le monde et que son cache-nez sauve l'empire; au milieu de ses
insanités, il a écrit deux autres articles pour le Glaneur : les
378 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
«Aventures et le « Rêve-Oméga
de Polichinelle» ». Il est l'au-
teur d'un projet de banque universelle. Il gifle les autres malades
et prétend qu'ils ont beaucoup de plaisir à recevoir ses soufflets.
A côté de lui vivait une jeune fille, mademoiselle C..., qui se
déclarait « inspectrice générale de Charenton ». Elle décorait de
titres pompeux tous les gens qui la venaient voir. Elle était d'une
telle violence, qu'on était obligé de la surveiller particulièrement :
plusieurs fois elle faillit tuer les infirmières.
Un jour, elle se figura qu'elle était un grand personnage poli-
tique qu'on retenait prisonnier à Charenton, et, à cette occasion,
elle composa les vers suivants :

COUR DES LOGES.

Lorsque dans ma cellule où parfois je sommeille


Un doux songe embellit les heures de ma nuit,
Souvent la liberté de mon rêve m'éveille :
« Suis-moi, je te fais libre! abrité sous mon aile,
On ne pourra ravir à ta mère son fruit ! »
— Mais moi, faisant effort, je repousse son zèle :
« Mon Dieu ! je ne veux pas être libre à tout prix;
Mon sort est magnifique, il est digne d'envie,
Je veux encor des fers, des fers toute ma vie,
Je veux souffrir, je veux mourir pour mon pays!!! »

Un autre aliéné
vaniteux, M. I..., s'imagine qu'il vit depuis
cinq cents ans. Il a été fait duc de Vincennes par Charles VII, il a
remporté à cette époque une grande victoire sur les Anglais. Sous
Louis XIV, il était général et habitait un hôtel rue Traversière-
Saint-Antoine. Sous Louis XV, il commandait un corps d'armée.
La Révolution lui a enlevé son domaine de Vincennes et Cha-
renton; aussi écrit-il des lettres de protestation au
régulièrement
conseil municipal de ces communes. Une autre de ses idées, c'est
que tout homme est double et a son égal quelque part.
Il croit à la métempsycose et pense que chacun de nous est le

régénéré d'un être qui a vécu avant lui. Il a fait une grammaire
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 379

et proposé au Glaneur des articles de linguistique dont voici un


faible échantillon :
« L'aire ou surface est du masculin; on doit donc dire la
a l'aire bon, et non pas l'air bonne. D'abord l'air dans
soupe
l'atmosphère est transparent, on ne le voit pas, sait-on s'il est
bon? Bonne se rapportant à soupe, que signifierait l'air sans épi-
thète ? il ne signifierait rien, tandis que l'aire bon signifie la sur-
face de la soupe que vous voyez, ne pouvant distinguer que cette
surface.
« On se moque du peuple qui dit dorénavant, dorsénavant, et
c'est à tort. Le mot dorénavant est bien plus absurde. C'est de
dès lors et avant que dérive dorsénavant, dont la corruption est
moindre que dorénavant. Ainsi je dirai dès lors et avant
« J'ai observé que dire « je veux m'en aller » est un langage
absurde. Qu'est-ce que cela veut dire, sinon «je veux aller moi » ?
Cependant on trouve que c'est bien parler, et les académiciens ne
voudraient pas entendre raison sur cette erreur. Je prétends que
dire «je veux en aller » est parler plus correctement, parce qu'on
n'a pas besoin d'exprimer qu'on est soi-même le sujet de l'action,
puisqu'on ne pourrait dire «je veux en aller un autre » . Il suffit
donc de dire « je veux en aller » .
« Quatre conjugaisons sont mutiles, compliquent et embar-
rassent la langue. Elles se peuvent réduire en une seule dont la
déterminaison sera er. Ce changement nous ramène au langage
primitif tel que des provinces l'ont conservé ; ce qui prouve
l'idiome premier de la langue à l'époque où l'homme dans sa
nature grossière n'était soumis qu'à sa raison. Les lois l'ont gou-
verné quand il fut réuni en tribus, puis la religion; qu'y a-t-il
gagné? Donc nous dirons finer, au lieu de finir, senter, couvrer,
tener; et on conjuguera finer ainsi : je fine, je finais, je finai,
j'ai finé, j'eus fine, je finerai, j'aurais finé, etc.
« Il est absurde le verbe être comme auxiliaire
d'employer
380 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

dans le verbe aller, et dans les autres


irréguliers verbes
comme lui;
car être n'y exprime pas un sens droit. « Je suis allé » est

faux, il faut dire «j'ai allé ». Quand on dit je suis allé, on semble
dire qu'on y est, puisqu'on emploie le présent de l'indicatif,
tandis que j'ai allé exprime le parfait, qui est ce que vous voudriez
dire et que vous ne dites pas avec je suis allé. A preuve, dans le
présent du passif je suis aimé, vous supportez une action, tandis
qu'elle est passée quand vous dites je suis allé. »
Voilà un malade qui avait prévu le volapück.
M. I... n'est pas seulement grammairien, il est aussi botaniste
et thérapeutiste. Il a composé un traité de l'action médicinale des
plantes potagères.
Ses articles de critique artistique sont célèbres; en voici un
fragment :
« Je pense que des rues tirées au cordeau, dans une grande
ville surtout, ne peuvent qu'abêtir l'esprit. La vue est de suite
satisfaite; or, la vue étant destinée à agrandir l'entendement par
les pensées qu'elle fait naître, la promptitude de la satisfaction
visuelle doit amoindrir la réflexion. Je suis persuadé qu'une ville
dont les rues serpentent donne en
positivement plus de
outre
tranquillité au corps parce que les vents ne le contrarient pas
autant, et que, par suite, l'esprit en est plus maître et reste plus
capable de diriger ses pensées ou de les concentrer. Pour ces
motifs, je blâme les changements que l'on fait dans Paris sous
prétexte de l'aérer, ce qui est un grand tort. Je ne serais pas
étonné qu'à force de l'aérer on en arrive à ruiner l'industrie, en
affaiblissant l'habileté de ses ouvriers en tout genre. Je prends
modèle sur les fourmis ; elles tracent des voies tortueuses et non
pas alignées pour aller d'une fourmilière à une autre ; ce que j'ai
observé sur le bitume. Ces insectes étant restés laborieux et infa-
tigables depuis le commencement du monde, les ouvriers ne

peuvent que gagner à les prendre pour modèles ; et, d'après leur
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 381

exemple, j'ai le droit de dire que les rues serpentant en leur


direction doivent être préférables à celles dont la régularité et
l'uniformité satisfait tout de suite la vue, ce qui est la même chose

qu'abrutir l'esprit.
« Ne sait-on pas que les ouvriers sont plus sensés, plus capables

que les gens oisifs qui ne connaissent que le repos et la jouissance


du bien qu'ils ont? c'est du moins ma conviction. Il me semble
même qu'à voir promener des riches dans leurs jardins, ornés et

soignés de la mollesse qu'ils recherchent, on distingue dans leur


extérieur et dans tout leur ensemble un dégoût profond jusque

pour leurs jouissances, parce que la régularité et les agréments


des lieux leur ôtent la satisfaction agreste que leur donneraient
des terrains sans apprêts, distribués comme le voudrait le hasard,
au fur et à mesure qu'on aurait à planter.
« De même, dans une ville régulièrement aérée, les gens
auront moins d'esprit, les ouvriers seront plus mous et partant
moins bons que dans une ville distribuée par le hasard des temps
et la fortune des gens, où rien n'aurait été calculé que par le
besoin d'y loger 1. »
Tout cela se lient encore un peu ; mais que dire de cette oeuvre
d'un autre malade que ne renieraient pas nos poètes les plus
décadents, les plus déliquescents:

Corps médical universel,


Céleste partie des sciences,
Du jardin plantage solennel,
Sur notre globe qu'en notre France.
Laissant rouler ses ondes
Dans son horizon scientifique
Qui vient se fourrer dans le monde
Avec ses flots diagnostiques.
Et dès que sa matinale aube
Précède la pathologie,

1 Thèse de Sentoux, 1867.


382 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
Tout à l'entour de notre globe
Se joint à la physiologie.

Et cela continue pendant quatre


grandes pages.
Ils semble difficile, Messieurs, de faire mieux dans le genre, et
pourtant tout cela est dépassé par les actes et les oeuvres d'un
aliéné, célèbre aujourd'hui dans nos asiles et dont l'histoire est
trop intéressante pour que je ne vous en dise pas un mot.
« Dans la matinée d'hier, dit un journal, un rassemblement
s'est tout à coup produit au coin de la rue des Vinaigriers. Un
homme de soixante ans environ, portant de très-longs cheveux
gris et une grande barbe, coiffé d'un casque en fer-blanc, avec
arabesques multicolores, inscriptions latines et flots de dentelles,
portant de grandes guêtres jaunes, une aube blanche en étoffe de
rideaux et une grande couverture de laine, déclamait avec une
remarquable facilité. — J'arrive de Carpentras, disait-il, cl je
viens pour sauver la France, l'Eglise et le monde.
« Conduit chez le commissaire de police, il déclara s'appeler
l'abbé X..., prêtre interdit depuis vingt-quatre ans. Il a été admis
d'urgence dans une maison de santé. »
Né dans le Midi, l'abbé X... était d'une famille d'aliénés, ou
du moins tous ses ascendants et collatéraux étaient bizarres ou
excentriques; nous pouvons donc le compter parmi les hérédi-
taires.
Dans sa jeunesse, il reçut d'un curé du voisinage quelques
leçons de latin et il fut dirigé sur le grand séminaire, bien que ce
ne fût pas à coup sûr sa vocation, car il y fut d'une indocilité
rare. Ordonné prêtre, néanmoins, il fut placé dans une grande

paroisse où il se montra insupportable : il était sans cesse en


discussion, se déclarant le premier de tous, voulant toujours avoir
raison. Il se livrait à des taquineries insensées contre ses col-
lègues. Sorte de Panurge, il cachait, au moment des messes, les
ornements ou les livres de l'officiant, et le laissait fort en peine.
UN MONOMANE VANITEUX.
D'aprèsunephotographie
LE DELIRE DES GRANDEURS. 385
Un jour, il revêtit ses habits sacerdotaux et, dans cette tenue, il
alla danser autour de la tombe de son père, criant, hurlant et
gesticulant.
C'en était trop : il fut interdit par l'archevêque et interné dans
un asile. Là, son seul but fut de tout troubler ; il ne cessait d'écrire
à toutes les autorités, se disant persécuté à cause de son talent,
de ses opinions, envoyant des dénonciations contre tout le monde,
fomentant des émeutes parmi les autres fous, organisant des éva-
sions, puis niant effrontément quand il était pris,
ce qui lui arri-
vait d'ailleurs souvent. Au milieu de tout cela, parlant littérature,
art, théologie, traitant du haut de sa grandeur les auteurs les plus
illustres, ayant sans cesse à la bouche ses sublimes poésies, son
magnifique poëme, ses tableaux.
L'abbé, en effet, ne manque pas d'un certain talent : il a exé-
cuté dans ses moments les plus lucides quelques pastels. Il com-
pose bien, il a la notion juste de la couleur. Il connaît même les
lois de la perspective, comme l'indiquent les constructions qu'il a
faites dans le plan d'une église qu'il prépare.
Il est rare, d'autre part, qu'il ne commette pas quelque imper-
tinence au milieu même d'une oeuvre passable. Un grand tableau
de lui représente Jésus et la Samaritaine; dans un coin, on voit
un singe, armé d'un sabre : c'est le Père Monsabré; et à côté
une oie : c'est le Père Loyson.
Une autre fois il exécute le projet d'un tableau où il se repré-
sente avec la croix de la Légion d'honneur bien en vue, à son
chapeau. Des chiens jappent autour de lui, des crapauds coassent,
ce sont ses ennemis; il met lui-même en légende : Voici ce qu'a
fait Campagne.
Or, Campagne est l'aliéniste qui a publié son observation et à
qui j'emprunte les détails dont je vous fais part.
Depuis plus de vingt ans, l'abbé X... va de maison de santé en
asile, s'échappant, repris, obtenant même sa sortie dans les
25
386 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

périodes de calme. Au moment où il est arrêté, rue des Vinai-


griers, en costume de pape, il se croit Pie X ou encore le pape
Fulmen.

DESSIN D'UN MONOMANE VANITEUX.


Collection
de M.le docteurMagnan.

Rien n'est plus curieux que le travestissement qu'il s'est fait


avec les couvertures de son lit. Certains jours, il se promène gra-
vement, couvert d'une chasuble en papier peint qu'il a lui-même
couverte d'inscriptions latines de sa composition.
En 1885 il s'est présenté aux élections législatives dans le
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 387

département de Vaucluse, et vous allez voir par quels procédés


il pensait réussir.
Il s'écrit à lui-même la dépêche suivante :
« Havas Paris. — Les bouchers d'Avignon, voulant fournir au

INSCRIPTIONS RECUEILLIES SUR LES VÊTEMENTS


D'UN MONOMANE AMBITIEUX.
deM. Magnan.
Collection

candidat Fulmen X le nerf de la guerre, pour faire la guerre à


Laguerre étrangère et civile, ont par une première cotisation
avancé et compté la somme de 10,000 francs à Pie X, afin qu'il
puisse aller décider, en lui chantant les cent quarante-quatre
23.
388 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

premiers couplets de sa « Marseillaise » transfigurée, le prince


de Bismarck à rétrocéder l'Alsace-Lorraine sans coup férir. »
Il a, en effet, composé une « Marseillaise » particulière où il
n'est question que de lui et aussi d'autres choses dont il serait

TABLEAU DESTINE A RECEVOIR LES COUPLETS


DE LA « MARSEILLAISE » TRANSFIGURÉE.

difficilede parler dans une assemblée comme celle-ci; il pense

que c'est une oeuvre littéraire et politique importante. Comme il


n'a pu la faire imprimer, il a eu l'extraordinaire patience de
l'écrire tout entière en lettres moulées sur un immense placard
LE DELIRE DES GRANDEURS. 389

qu'il a d'ailleurs enluminé de vignettes assez drôles. Elle a près


de deux cents couplets, je ne vous en citerai qu'un seul :
Laissez décider l'invisible
Suscitateur de vos desseins :
Qu'il règne, le seul infaillible
Qui scrute les coeurs et les reins.
Laissez le sort, Dieu, le prophète,
Bénir les enfants de l'enfant
Tout radieux et triomphant
En croisant les mains sur leur tête.

Le resteest à l'avenant, et c'est signé : « Xavier Fulmen, le


Cyrénéen de Jules Jésus Grévy, le supplément complémentaire de
Joachim Pecci. »
A côté de la « Marseillaise » , Xavier Fulmen a écrit des pro-
clamations immenses qui ne sont qu'une longue absurdité : aussi
n'a-t-il pas enlevé beaucoup de voix à ses concurrents de
Vaucluse.
Furieux de n'être pas élu, il revient à Paris, causant quelque
scandale dans le trajet, comme il le raconte lui-même dans une
lettre qu'il envoie à M. le Président de la République:
« Oui, Monsieur le Président ! Pie X l'a crié dans toutes les gares
importantes où s'arrêtait le train omnibus direct, et ses cris ont
trouvé des échos qui vont se propageant dans le monde entier
avant le congrès de la Chambre et du Sénat pour l'élection prési-
dentielle. — Il n'y a pas, non, il n'y a pas de comte de Paris, de
Philippe VII et de Napoléon V et de Grévy, de Brisson, de Frey-
cinet, de Goblet, de Clémenceau, de Freppel, ni de Cassagnac,
ni de Legrand du Saulle, ni même de Magnan (voulant bêtement
n'être pas magnanime), il n'y a pas de potentat sur la terre qui
puisse empêcher que Pie X, le suppléant complémentaire de
Léon XIII, soit élu par acclamation président de la République
universelle. »
C'est en cet état d'esprit que l'abbé X... est enferme à l'asile
390 LE DELIRE DES GRANDEURS.
où il est encore aujourd'hui ; il n'a pas abandonné la politique,
mais il cultive la poésie.
Voici la première strophe de sa dernière production; c'est un
long acrostiche sur ces mots : Magnan, magnifique, Valentin,
Magnan. Il est adressé au médecin de Sainte-Anne.

Magnan! à mon souhait, médecin MAGNAN ime,


Adore de mon sort la force qui... t'anime.
Griesinger le le crie : dans ton docte examen
N'écoute que d'un coeur de saint le dictamen.
Admirant son beau crâne... autre renard de Phèdre,
Nargue Legrand du Saulle et sois un Grand du Cèdre.
Voilà, Messieurs, à quel degré de démence peut en arriver un
délirant vaniteux après vingt-cinq ans de maladie. J'ai tenu à
vous faire connaître celle observation avec un peu de détail
parce qu'elle est complète : elle débute par l'excentricité, elle
continue par les idées ambitieuses bien systématisées, et elle finit
après un long espace de temps par une épouvantable démence.
Tous les malades suivent cette marche, sauf les héréditaires,
chez qui le délire apparaît d'emblée et par bouffées, presque
aussitôt effacées que venues.
Combien est différente qui. frappé par la
l'histoire de celui
paralysie générale, verra son intelligence succomber en quelques
mois, tandis que son organisme entier tombera dans une profonde
déchéance !
Chez celui-là le début est particulièrement obscur; c'est ainsi
que l'on voit desgens qui assez rapidement deviennent mala-
droits; ils trébuchent facilement; leurs doigts ont comme des
secousses qui empêchent pour eux tout travail délicat. S'ils sont
ouvriers ou artistes, leur ouvrage s'en ressent, les patrons ou le
public trouvent qu'ils baissent. C'est surtout dans leur parole que
ces hésitations se font sentir. Au début de chaque réplique, ils
ont une façon de bégayer, une agitation du coin des lèvres qui
ne trompe pas les gens exercés.
LE DELIRE DES GRANDEURS. 391

Puis, leur mémoire a des défaillances singulières, et, tout en


continuant la vie commune, ils se laissent aller à des actes bizarres
et inexplicables, étant donnée leur éducation. C'est ainsi qu'on a
peine à comprendre que telle personne d'un milieu social élevé
et d'une fortune suffisante soit prise, un jour, volant, dans un
magasin de nouveautés, un objet dont elle n'a d'ailleurs nul
besoin. Ou bien, on apprend qu'un homme haut placé bat sa
femme, brutalise ses enfants et s'enivre chaque soir.
Il n'y a pas encore de folie à proprement parler, il n'y a qu'une
chute morale effrayante ; bien souvent la suite se fait attendre
assez longtemps pour que les tribunaux aient à intervenir, et,
comme les experts ne peuvent encore étayer leur opinion sur
aucun acte évident de folie, beaucoup d'individus sont ainsi flétris
et condamnés qui sont de simples fous, comme ils en donnent
rapidement la preuve par la suite.
Comme le dit Foville, ce qui caractérise cet état, « c'est l'affai-
blissement de la mémoire, de la raison, du jugement, de la vo-
lonté; c'est le changement dans le caractère, dans les sentiments,
l'indifférence dans les affections; c'est l'atténuation du sentiment
du juste et de l'injuste, du sens moral, de la notion de propriété;
c'est l'oubli de tous les obstacles, de toutes les convenances ; c'est
l'insouciance de la valeur des actes, des conséquences qu'ils
peuvent entraîner ».
Bientôt le délire apparaît, et, tout de suite, avec une forme
spéciale. Ce n'est d'abord qu'une sorte de satisfaction complète,
d'optimisme universel, le malade n'invente rien d'absurde, mais
il se complaît dans sa propre contemplation. Il vit dans un épa-
nouissement général; il s'écoute parler; il admire ce qu'il a fait, il
aime ses oeuvres. Il parle avec amour de sa fortune, de son
mobilier; il raconte les perfections de sa femme et les hauts faits
de ses enfants. Lui-même, il se trouve remarquable. Il vous fait
admirer sa figure, ses bras, ses muscles, bien heureux quand il
392 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
s'en tient là. Si peu qu'il soit musicien, il se met au piano, joue
assez ridiculement, chante et vous fait noter la finesse de son
talent.
Un autre attirera votre sur ses dessins, sur ses aqua-
attention
relles, sur ses poésies, ou bien il émettra des théories scientifiques

DESSIN D'UN PARALYTIQUE GENERAL.


deM.le docteurLuys.
Collection

hasardées et insistera
pour vous les faire partager; il se donnera
comme un fin collectionneur et achètera, à l'ébahissement des
siens, des choses horribles auxquelles il attribuera une valeur
considérable et une origine importante. Rien ne l'arrêtera dans
les projets qu'il vous confiera, il sourira de vos objections, et

passera outre.
Là encore, il n'y a pas de folie proprement dite. Que de gens
LE DELIRE DES GRANDEURS. 39
il faudrait enfermer si l'on isolait tous les amoureux d'eux-
mêmes!
Mais voilà qu'un véritable délire survient, et il se manifeste soit
par des actes, soit par des paroles.
Ecoutez le récit de quelques cas. M. A... s'occupait d'agricul-

ESQUISSE FAITE PAR UN PARALYTIQUE.

ture; c'était un homme du monde


des plus distingués et des plus
aimables, jouissant d'une grande fortune et ayant accompli déjà
de grands progrès dans son exploitation. — Un jour, il part, sans
rien dire à personne ; on est sans nouvelles de lui pendant près
394 LE DELIRE DES GRANDEURS.
d'un mois, et l'inquiétude est d'autant plus grande qu'on apprend
qu'en passant à Paris il a réalisé une grande partie de son porte-
feuille.

ESQUISSE FAITE PAR UN PARALYTIQUE.

Il rentrait chez lui et se remettait à vivre assez tranquillement,


quand du papier timbré, arrivant de toute part, vint atterrer sa
famille. Pendant son absence, il avait été en Hongrie, y avait
acheté et payé près de 500 chevaux; puis, passant en Souabe, il
y avait acheté une immense propriété, y avait laissé ses chevaux
LE DELIRE DES GRANDEURS. 395
et était revenu chez lui, laissant tout en plan, ayant oublié à peu
près ce qu'il avait fait.
C'est bien là le fait d'un paralytique général au début.
Que de fortunes disparaissent, engouffrées ainsi tout d'un coup
par un acte insensé de leur possesseur !

Dans bien des cas, le malade ne se contente pas d'exagérer la


vérité, il invente des faits complétement faux ; mais bien qu'ima-
ginaires, ceux-ci ne sont pas encore invraisemblables. Tout ce
qu'il dit n'est pas vrai pour lui, mais pourrait l'être pour un autre.
S'il est artiste, il se vante d'avoir été couvert d'applaudissements
dans les plus grands théâtres, et d'avoir 100,000 francs d'appoin-
tements. Il se parera du ruban rouge, ce qui pourra lui attirer
quelques désagréments; il racontera des campagnes qu'il n'aura
jamais faites et des voyages qu'il n'aura jamais entrepris, et cela
sans vergogne, devant sa famille, qui sait très-bien qu'il n'y a pas
un mot de vrai dans tout cela. Il ne parlera que de banquets
superbes, d'habits chamarrés, de plaques, de pierreries. Il écrira
aux hommes politiques, aux souverains.
Un de ces malades, ayant quelque argent, commandait, dans
un grand restaurant de Paris, des dîners somptueux, et il y invitait
les présidents des Chambres, les ministres, les cardinaux et les
maréchaux. Il était navré de se trouver toujours seul devant son
couvert.
Un autre invite un jour tous ses amis à un grand dîner pour
fêler sa décoration. Or, le lendemain, l'Officiel était muet, et il le
resta toujours sur ce point.

M. L..., nous raconte Sentoux, était un homme exagéré en


toutes choses, il vivait dans les nuages et en dehors des réalités
de la vie. Il a écrit un ouvrage intitulé: —
Philosophie Photologie

Photographie.
396 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

Bien qu'il en attendit un grand résultat, ç'a été une déception


littéraire.
C'est à la suite de ce déboire et par une sorte d'opposition à
ses détracteurs qu'il s'est mis à vivre dans un optimisme parfait.
Il se croit l'inventeur de chemins de fer aériens, il a acheté l'hôtel
Pontalba. Il chante à merveille, il a 5,687 octaves dans la voix.
Il a la manie des perroquets, et il en achète pour des sommes
importantes.
Chose rare chez les paralytiques, il est poëte. Jugez,
Messieurs, de son talent par la description qu'il nous en donne
lui-même :

J'étais en poésie un timide embryon,


Je connais aujourd'hui sa sublime action;
J'étais comme un homme sans tète,
Aujourd'hui de mon front je brave la tempête,
Et la lumière de mes yeux
Est égale à celle des cieux!

J'ignorais la musique, et ma voix était fausse ;


Maintenant j'improvise et chante un opéra,
Ma voix de baryton vibre comme une fosse,
Et ma voix de ténor en femme vibrera.
Aux deux extrêmes ma voix touche,
Depuis le bruit du vent
Jusqu'au frémissement
De l'aile d'une mouche.

Il n'est pas tous les jours aussi éthéré. Une nuit, par exemple, il
est pris de cholérine, et le lendemain il marche au-devant de la
visite, portant fièrement un récipient que l'on devine et criant:
« Flairez, messieurs, et admirez, tout ce qui vient de moi a la
couleur et le parfum des roses! »
Il a inventé une machine infernale dont il attend les plus puis-
sants effets:

C'est cette invention qui sera ma dernière,


Car elle fait la paix en supprimant la guerre.
LE DELIRE DES GRANDEURS. 397
Six forts canons rayés, partant en revolver,
D'eux-mêmes se chargeant entre deux murs de fer,
Tirant trente-deux coups au moins, à la minute,
C'est d'une armés entière ainsi forcer la chute!
Qui voudra donc se battre alors qu'un tel effort
A tous les combattants apporterait la mort!

Dans ce monde nouveau que mon esprit remue


Sous le souffle de Dieu, par Moi la terre mue.

Il a décidé qu'il illustrerait la Bible de dessins de sa composi-


tion, puis comme on lui faisait remarquer que ce travail avait été
fort bien réussi par Gustave Doré, il change subitement d'idée et
il écrit:

Comme question d'art la Bible est un affront


Des gens les plus vaillants faisant rougir le front.
Ce ne sont, au plus doux, que fondements d'entrailles:
Un ange vient du ciel pour livrer des batailles !
Une armée en son camp brûle du feu des cieux!!
Une autre disparaît en un trou spongieux!!!

Vengeance, ignominie, atrocité terrible,


Voilà, Juifs, à quel but aboutit votre Bible:
Parmi les nations en tous lieux dispersés,
Vous laissez la ruine où vous êtes passés. —
Pour un pareil bouquin faire cinq cents images,
C'est avilir l'artiste, et bafouer les sages!

Ce qu'il nous faut à nous, poètes au grand coeur,


Artistes inspirés, c'est gagner la hauteur
Du poëte fécond, l'inimitable Homère,
Qui des dienx de l'Olympe absorba le tonnerre,
Et, privé de lumière, ayant perdu les yeux,
En lui-même eut l'éclat et la splendeur des cieux!

C'est donc en nobles vers que nous suivrons Homère,


Et la gravure aussi sera notre commère;
On peut assurément y découvrir cinq cents
Sujets qui seront tous, pour le moins, ravissants.
Iliade, je veux que ta grâce païenne
Anime les doux yeux de la charmante Hélène;
398 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
Je peindrai le serpent broyant Laocoon
El ses fils dans ses plis, embrassement trop long !
Le beau berger Pâris, à la flèche acérée,
Le grand prêtre Calchas à la mine assurée,
Achille et son Patrocle, Ulysse, Ajax, Nestor,
Tous héros, combattant dans des armures d'or!

Madame B..., enfermée à Sainte-Anne, avait l'habitude de


présenter des voeux, le jour de l'an, au Pape, au roi d'Italie, à
AI. Grévy et à M. Gambetta. Laissez-moi vous lire deux de ses
lettres.
Voici ce qu'elle écrivait au président de la République :

« Monsieur le président,
« Ce matin, je demandais à Dieu le Fils pourquoi je ne pouvais
chasser le chagrin de mon esprit ; ce père tendre m'a répondu :
« Enfant du royaume, le temps vient et il est venu où nul homme

« n'enseignera plus et où tout homme sera enseigné par lui-même.


« Répète devant moi et devant tous les anges ce que c'est que la
« religion. »

« Voilà, cher et aimé président, ce que le chef suprême m'a


recommandé de vous écrire; vous excuserez mon brouillon, car il
fait chaud et je ne suis pas à mon aise à Sainte-Anne pour écrire.
« Veuillez, je vous
prie, Monsieur le président, offrir mes
sentiments les plus délicats et les plus affectueux à votre famille
et, pour vous, agréez les sentiments les plus respectueux de celle
qui se dit sans crainte,
« La République française,
« MARIEB.... »
Le même jour, elle envoie la lettre suivante:

«A SA MAJESTÉLE ROI D'ITALIEAU CHATEAU


SAINT-ANGE,ROME.
« Cher fiancé,
« Quels souhaits formerai-je pour vous au commencement de
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 399
cette année? ceux de bien comprendre les devoirs que nous avons
à remplir.
« Il y a un proverbe qui dit que c'est la persévérance qui cou-
ronne l'oeuvre, je m'aperçois que cela est très-vrai, car, me
trouvant le 24 décembre à l'école des trois personnes divines,
voici les conseils que j'ai reçus:
« Écris, enfant, que c'est le jour que je t'ai envoyée à Lourdes

« que j'ai fixé pour ton mariage avec le roi d'Italie, jour auquel
« je prendrai aussi des engagements sacrés avec la France. Que
« le Souverain Pontife se rassure, n'es-tu pas cet ange qui était assis
« sur la pierre du sépulcre? Écris que tu n'as plus que quelques
« semaines d'études et que tu pourras parler avec assurance; que
« le vote guidé par le Saint-Esprit pourra toujours suivre tes
« enseignements et qu'ainsi la paix promise aux hommes de
« bonne volonté leur sera donnée. »
« Cher et aimé Roi, j'espère que vous ferez vos préparatifs
pour ce jour et que je n'aurai que peu de chose à m'occuper. J'ai
été très-contente de voir votre frère le duc Amédée, ce n'est pas
la bonne volonté qui m'a manqué pour aller l'embrasser, car je ne
sais si je l'aimerai comme un père ou comme un frère.
« Veuillez faire part de ma lettre au Saint-Père; dites-lui que je
n'ai pas permission de lui écrire, étant à Sainte-Anne, mais que
j'attends de lui ce qu'un enfant, une fille peut espérer de son père.
En attendant, cher et majestueux Roi, en attendant le jour que
vous viendrez, croyez à l'affection d'un ange qui veut son
château.
« Votre amie et fiancée,
« MARIEB.... »
C'est à dessein, Messieurs, que je vous ai lu ces lettres, bien
qu'elles soient un peu longues; vous y voyez un caractère bien
net du délire des paralytiques. Il n'est pas systématisé.
Voilà une femme qui écrit aux souverains, qui veut les épouser
400 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

et qui a très-bien la conscience qu'elle habile un dortoir de


Sainte-Anne, qui le leur dit; un monomane le cacherait avec soin.
Demandez à un paralytique ce qu'il possède; il vous dira qu'il est
banquier et
qu'il a 50 millions! Demandez-lui ce qu'est sa
femme, il vous répondra tranquillement qu'elle fait des ménages
ou qu'elle est fruitière. Il ne ment que pour lui, que pour exalter
sa personnalité.
M. C..., âgé de trente-six ans, est corroyeur de son état; il a
des millions, la terre est couverte de ses châteaux, mais ce dont il
est le plus fier, c'est son appétit : il mange un boeuf à chaque
repas et vide d'une gorgée un baril de cidre. Il a aussi ses préten-
tions artistiques, compose, fait des roulades, danse des pas et
reste des heures dans des poses et des attitudes de théâtre.
Nous voici arrivés à l'absurde. Il caractérise la troisième période
du délire paralytique des grandeurs.
Ici, plus rien n'arrête le malade ; il est au milieu des exagéra-
tions les plus colossales, les plus invraisemblables. Il s'attribue
sans limite les honneurs, les joyaux, les trônes; il est roi, pape,
empereur, Dieu lui-même ou maître de Dieu.
Il justifie bien la description du poëte:

J'étais le riche Eucrate


Et je nageais dans des flots d'or;
De l'or partout sur ma robe écarlate,
Dans mes cheveux tressés et dans ma barbe encor,
Mes bains, mes celliers et mes caves,
Tout était d'or; dans l'or je buvais, je mangeais;
Sur un lit d'or je me couchais,
Avec un sceptre d'or je battais mes esclaves 1.

Ici encore, il me faudrait vous raconter l'histoire de chaque


individu pour vous donner une idée de la variété des absurdités

grandioses dans lesquelles peut tomber notre malheureuse intelli-

gence.
1 NYONet TRIANON,
le Coq de Mycille, 1868.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 401
Un artiste de quarante-huit ans, ancien acteur de province, a
été tellement sifflé qu'il en a perdu la tête. — Il est ténor à l'Opéra
et y touche 100,000 francs par jour: ses costumes de théâtre sont
en diamant, et M. de Rothschild est uniquement occupé à gérer
sa fortune.
Un simple huissier est directeur de tous les journaux du monde.
Il va faire un pont par-dessus l'Atlantique, entre le Havre et New-
York.
Un cordonnier est général, empereur et roi; il est le cousin du
Czar et le frère de la reine Victoria. — Il avoue pourtant qu'il est
bottier, mais il ne chausse que M. Coquelin et madame Sarah
Bernhardt.
Un tanneur a reçu de M. Gambetta cent mitrailleuses. Il a
anéanti une armée allemande de quinze cent mille hommes; il
est nommé commandeur de la Légion d'honneur, député, avec
deux cent mille francs d'appointements.
Un autre donne des leçons de tambour; il a cinquante mille
élèves qui le payent chacun dix mille francs l'heure.
Un officier supérieur n'a plus qu'une idée : il passe sa journée
à astiquer les boucles de ses bretelles.
Un autre propose de faire un grand chariot pour y mettre Paris
et le transporter au bord de la mer.
Un pauvre garçon de la campagne se promet aussi de faire une
voiture de quarante-cinq kilomètres de long pour y mettre suc-
cessivement toutes les capitales de l'Europe et les ranger autour
de son village.
Madame G..., âgée de trente-sept ans, a fait une immense col-
lection de vieux journaux; elle les montre avec bonheur, et les
considère comme des titres de la Compagnie de Suez et des billets
de banque. Elle raconte qu'elle est comtesse de Téba; elle a
épousé un prince de la famille d'Orléans, après avoir toutefois
refusé Henri V.
26
402 LE DELIRE DES GRANDEURS.
Un ancien avoué, âgé de quarante-six ans, a bien le plus sin-
gulier délire que j'aie rencontré. Il se considère comme un grand
homme politique, et en même temps comme un sportsman dis-
tingué. Il a douze milliards de chevaux dans son écurie de course.
Sa principale idée fixe consiste à vouloir niveler la France en
renversant les montagnes dans les vallées et en passant la charrue
sur le tout. Il est persuadé que le centre des montagnes est tout
en or ; quand il aura ces masses prodigieuses de métal, il battra
monnaie et régnera sur le monde. Il compte opérer son nivelle-
ment au moyen de trente mille lions qu'il a recueillis en Afrique,
et qu'il a dressés à traîner sa voiture. — Un
jour, son délire
change subitement; il a pénétré par un trou dans la terre , et il
s'est trouvé dans un monde nouveau où les montagnes étaient en
chocolat, les rivières roulaient des flots de lait, de miel, de sirop
et de confiture, et il recommence avec une exagération inouïe le
concept de l'île des Plaisirs.
Un ancien colonel semble être l'homme
le plus heureux du
monde; il est toujours en joie, ravi de lui-même. Il mange vingt
cerfs à chacun de ses repas ; il a sept pieds de haut; il est d'ail-
leurs tout en or. Il est très-beau; il a un nez à la Louis XIV; il a
six mille enfants; il est le vénérable des vénérables, le saint des
saints, Dieu et le maître de Dieu. Il traite tout le monde d'Excel-
lence et crie : Vive l'Empereur! à l'entrée du médecin.
Un homme du meilleur monde, financier très-riche, a inventé
des voilures qui marchent sans chevaux; son système, appliqué
à Londres, lui rapporte cent millions par mois. Il passe sa journée
à rendre des décrets, il a nommé son infirmier colonel de cava-
lerie. Dieu lui a dit qu'il vivrait neuf siècles et qu'il aurait un
milliard d'enfants, dont les cinquante mille premiers-nés seraient
rois. Il habite un palais d'argent dans le ciel azuré.
Lasègue nous raconte qu'examinant un jour une vieille femme
sordide arrêtée pour vol, il l'entendit raconter qu'elle avait dans
LE DELIRE DES GRANDEURS. 403
sa poche un pistolet à cent coups avec lequel elle exterminerait le
monde ; elle avait fondé une infirmerie pour trois cent mille ma-
lades, et elle recommandait avec sollicitude un vieux tartan et un
horrible parapluie qu'on venait de lui enlever. Elle devait rece-
voir, le soir même, à dîner, les ministres et les ambassadeurs ;
mais elle faisait elle-même sa cuisine, tant les domestiques sont
désagréables.
C'est toujours la même inconséquence si caractéristique du
délire des paralytiques.
Voici une lettre qu'une malheureuse remet un matin à
M. Magnan :

« Adèle X... jure devant Dieu et devant les hommes qu'elle est
la nourrice de l'Empereur, qu'elle fera sa cuisine, qu'elle sera sa
fille fidèle. Je me débarrasserai de tout ce monde qui fait perdre
la tête à l'Impératrice, je raccommoderai le linge et je ferai la
couronne. »

Après les quelques exemples que je viens de vous donner, on


pourrait croire que s'il y a des degrés dans l'absurde, nous
sommes arrivés aux derniers. Eh bien, il n'en est rien. Il n'y a
pas d'inventeurs comme les délirants, et tous les jours on entend
quelque conception nouvelle qui stupéfie.
Un malade , cité par Luys, possède un prunier : les prunes en
sont grosses comme des oeufs d'oie, et meilleures que des reines-
Claude; il va le mettre aux enchères dix mille
francs; mais il
montera bien à quinze mille millions. Il avoue qu'il n'a pas cinq
mille livres de rente, mais il émarge sur les fonds secrets.
Un Espagnol, examiné par le même médecin, se croit le maître
des mondes, et il passe sa journée à écrire le nombre même de
ces univers; c'est une suite de 1 qui remplit plusieurs pages ; il
se plaint de n'avoir pas de corps, mais on va le transporter
26.
404 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

au centre de la terre
et lui en fabriquer un comme il le mérite.
Rien n'est plus singulier que les idées hypocondriaques, quand
elles viennent se mêler au délire des grandeurs. Un malade de
Falret mange mal, pleure, se jette à genoux : il dépérit. A la fin ,
il finit par avouer qu'il a peur qu'on lui coupe la tête pour s'em-
parer de ses vertèbres, qui sont tout en or.
Un autre est persuadé qu'on lui a volé ses intestins, ce qui le
gêne dans ses digestions; mais, comme il est très-riche, il est en
train de se faire faire un nouveau corps dans lequel on le trans-
vasera la semaine prochaine; il sera jeune, beau et maréchal de
France.
M. F... est bossu, mais il explique que sa bosse est en diamant;
il a pour elle des soins minutieux.
Robert N... raconte
que lorsqu'il fait ce que notre grand
Molière appelait expulser le superflu de la boisson, ce ne sont
que ruisseaux de topazes et de rubis.
M. Z... se croit ailé. Un jour qu'on le surveillait moins bien ,
il prend son essor de la fenêtre en agitant les bras, et, nouvel
Icare, il se brise sur le pavé.
On peut quelquefois utiliser l'idée délirante du malade à son
profit. Le directeur d'une de nos grandes maisons de santé sub-
urbaines me racontait qu'il dut un jour s'emparer d'un homme
politique atteint du délire le plus intense : rien n'était plus dan-
gereux que ce malade, qui, s'il avait supposé qu'on venait l'ar-
rêter, se serait livré certainement à de grandes violences. On lui
raconta que M. de Bismarck lui demandait une audience, mais
que, n'osant pénétrer dans Paris dans la crainte de quelque mani-
festation hostile, il l'attendait dans un château des environs; le
malade sauta de lui-même dans une voiture pour aller au rendez-
vous.
Un médecin distingué fut, il y a quelque temps, frappé du
délire des grandeurs; on lui persuada qu'il venait d'être nommé
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 405
sous-directeur d'une maison
de santé; il s'y rendit tranquillement.
On lui expliqua que ses fonctions étaient incompatibles avec des
sorties; il accepta toutes les conditions, et, chose singulière, il se
mit dans son rôle avec tant de zèle que, jusque vers sa mort, il
rendit quelques services, consolant les autres malades, leur don-
nant des conseils assez sensés, et cela au milieu de la plus formi-
dable folie.
Je voudrais, Messieurs, en terminant cet exposé déjà trop long
du délire des paralytiques, vous dire un mot des écrits et des
oeuvres artistiques de ces aliénés. Il était à prévoir que des gens
qui parlent tant doivent souvent écrire, et les choses les plus
insensées. Beaucoup, en effet, de ces malheureux composent des
ouvrages, décrivent leurs inventions, peignent des tableaux aussi
bien que les simples monomanes délirants chroniques. Seulement,
ici, l'absurde est encore plus complet, et, chose intéressante, le
talent diminuant avec la puissance intellectuelle, ces oeuvres,
soigneusement recueillies par les médecins, deviennent une
mesure de la marche de la maladie et de l'état même du malade.
La première chose qui frappe lorsqu'on a sous les yeux une
oeuvre d'aliéné, c'est le peu de netteté dans l'écriture : l'affaiblis-
sement de tous les muscles s'étend à ceux de la main et des doigts.
Je mets sous vos yeux un exemple frappant de ce que je vous
dis. C'est une lettre écrite par un aliéné du service de Luys. Elle
est instructive par plus d'un point. Vous y constatez cet état d'op-
timisme si habituel chez le paralytique. Le malade est ravi de
tout ce qui l'entoure, fier de sa situation; il admire sans réserve
les gens qui le soignent ou qui le servent.
Une autre particularité dont on s'aperçoit quand on examine
des écrits de fous, c'est l'importance que ces malheureux don-
nent à des mots qui, dans le langage habituel, n'en ont aucune.
Ils tiennent à attirer l'attention de leur lecteur sur certaines locu-
tions, sur certaines idées, et alors ils soulignent. Ils arrivent
406 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

ainsi à tout souligner, parce qu'ils attribuent à tout une valeur


spéciale.
C'est ce que vous montre une lettre écrite par un malade cé-

FRAGMENT D'UNE LETTRE DE PARALYTIQUE.


de M.le docteurLuys.
Collection

lèbre à son médecin. Ce malheureux a souligné tous les mots


jusqu'à deux et trois fois, et il ne s'est servi que de lettres ma-
juscules.
Ce besoin d'écrire, de noircir des rames de papier est très-
fréquent chez les paralytiques, au début. Je me souviens d'avoir
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 407
vu à la Salpêtrière une femme, prophétesse de son état, qui,
chaque matin, me remettait une main de papier écolier couverte
de mots à peu près sans suite. Quand le temps ou les idées lui
faisaient défaut, elle
se contentait, pour finir la tâche qu'elle
s'était imposée, de tracer des zigzags sans suite et sans aucun
sens jusqu'à ce que tout le cahier fût rempli.

ÉCRITURE D'UN MONOMANE AMBITIEUX.


Collection
de M.le docteur
Magnan.

A ce point de vue, voici un dessin qui m'a été confié par Luys,
et qui est assez instructif. Il représente une machine à voler.
La navigation aérienne est une des préoccupations les plus ordi-
naires des aliénés vaniteux. Ce que les académies reçoivent de
mémoires sur ce sujet est incalculable. Cette machine est bien

spéciale, car elle est traversée par des jockeys. Pourquoi? Je

l'ignore. Mais je vous prie de regarder surtout cette quantité


énorme de noms géographiques, historiques, ces dates dont l'au-
408 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.

teur a surchargé son ouvrage. Cela n'a aucun sens, et seul il sait
ce qu'il a voulu faire, et encore n'est-ce pas certain.

UNE MACHINE A VOLER.


Collection
deM.le docteur
Luys.
Quand l'état de démence arrive, la manie d'écrire ne cesse

pas, et l'on voit des malheureux qui passent leur journée à tracer
des traits, des jambages sans aucune signification.
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 409
Les vaniteux ne font pas qu'écrire, ils dessinent beaucoup; je
vous l'ai dit. On retrouve, dans leurs conceptions artistiques, leurs
préoccupations habituelles dans tout ce qu'elles ont d'exagéré et
d'insensé. On dirait que la main de l'artiste (s'il est vraiment pos-
sible de se servir de cette expression) reproduit ses idées dans ce
qu'elles ont de plus absurde.

DERNIERS VESTIGES DE L'ÉCRITURE CHEZ LE


PARALYTIQUE GÉNÉRAL.
Un malheureux paralytique, tombé en démence, jette sur le
papier des figures incohérentes.Ce sont des armures, des cheva-
liers qui correspondent à ses idées , à ses inventions journalières ,
mais dont il nous est impossible de comprendre la signification.
Un autre malade de Luys, assiégé par la préoccupation d'un

départ, d'une évasion, d'une fuite à l'étranger, ne cesse de repré-


senter les moyens dont il pense se servir pour l'effectuer, et voici
sa chaise de poste, ses chevaux, ses laquais.
410 LE DELIRE DES GRANDEURS.
Un autre, soigné aussi par le même médecin, a des imagina-
tions fantastiques. Un cimetière, une vieille cathédrale, des
tombes, des apparitions, telles sont les visions lugubres qui l'as-

DESSIN D'UN PARALYTIQUE GÉNÉRAL.


de M.ledocteur
Collection Luys.

siégent. Son crayon les traduit, et rien n'est plus triste que ce
qu'il dessine.
Un autre se croit grand musicien. Il joue du violon mieux que
personne; mais il n'y a pas que son talent qui soit prodigieux,
l'instrument dont il se sert ne l'est pas moins. Il charme les
LE DELIRE DES GRANDEURS. 411

DESSIN D'UN PARALYTIQUE GÉNÉRAL.


de M.le docteurLuys.
Collection

LA CHAISE DE POSTE D'UNE PARALYTIQUE GÉNÉRALE.


de M.le docteur
Collection Luys.
412 LE DELIRE DES GRANDEURS.
Muses par son jeu délicat. J'attire votre attention, Messieurs , sur
ce dessin, recueilli par Luys; il est vraiment caractéristique; à
lui seul il contient toute l'histoire du malade, et, hélas ! la certi-
tude de son avenir.
Ce qui est particulier au dessin du paralytique, c'est donc
l'exagération inouïe, insensée, invraisemblable, l'expression de
l'impossible.
Je vous montre encore le fac-simile de l'oeuvre d'un de ses

CONCEPTION D'UN PARALYTIQUE GENERAL MELANCOLIQUE.


Collection
de M.le docteur
Luys.

malades. Le personnage qu'il a voulu représenter touche aux


nues par sa tête, pendant que ses pieds reposent sur notre sol.
Il émet des rayons éblouissants, et ressemble assez aux concepts
fantastiques de l'art indien et de l'art chinois.
Les inventeurs dessinent aussi leurs plans, ils illustrent leurs
ouvrages. Luys, dont la collection est fort belle, m'a confié, pour
que je vous le montre, ce croquis curieux. Il s'agit sans doute
d'une entreprise de ramonage. Un homme colossal s'appuie contre
LE DELIRE DES GRANDEURS. 413
une cheminée non moins grande. Sur la pente du toit, un ouvrier
descend une brouette; il doit emporter de la suie. A côté et à
droite, une voiture traînée par une foule infinie de chevaux.
Ce ne peut être que le char triomphal qui emporte l'heureux
inventeur. Au-dessous, une légende difficile à comprendre; elle

EXAGÉRATION DANS L'EXPRESSION GRAPHIQUE DES IDÉES


CHEZ UN PARALYTIQUE GÉNÉRAL.
Collection
de M.le docteurLuys.

est formée de mots ayant la même consonnance et produisant des


sortes de calembours.
Il est à remarquer, en effet, que, pour le cerveau frappé de
maladie ou de démence, le son d'un mot appelle un autre mot
analogue comme aspect, mais n'ayant aucune analogie comme
sens et comme valeur dans le langage.

Rien n'est plus triste, Messieurs, que le dernier acte de la


414 LE DELIRE DES GRANDEURS.

paralysie c'est par cette période même que vous com-


générale;
prendrez pourquoi ce nom lui a été donné, car jusqu'ici je ne vous
ai fait connaître que des phénomènes d'excitation intellectuelle

et physique bien éloignés de ce qu'on a coutume d'entendre par


paralysie.
Mais après que le délire exubérant de la vanité et de l'ambition
a duré quelques mois, un an au plus, le malade devient taciturne ;
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 415
les hésitations de ses paroles sont telles qu'il bredouille; à peine
s'il peut marcher, il trébuche, il se montre d'une inconcevable
maladresse. Il n'a plus ce port allier qu'il conformait à ses dis-
cours, il marche courbé sur lui-même; ses pupilles sont inégales,
sa vue troublée. Il mange salement et n'a plus aucun soin de sa
personne.

EXAGÉRATION DANS L'EXPRESSION DES IDÉES CHEZ


UN PARALYTIQUE GÉNÉRAL.
Collection
de M.ledocteur
Luys.

Si on l'interroge, il répond à peine, et il faut insister beaucoup


pour retrouver quelques bribes du brillant délire d'autrefois; il
affirme ses folies, mais machinalement, sans y tenir.
La mémoire disparait; l'aliéné ne reconnaît plus personne, il
est au-dessous de la bêle. Ses jambes ne le portent bientôt plus;
il reste au lit, devient gâteux et ne garde de son ancien étal qu'un
appétit prodigieux qu'il satisfait avec gloutonnerie, au point, s'il
416 LE DÉLIRE DES GRANDEURS.
n'est pas bien surveillé, de s'étouffer et de mourir subitement
étranglé par les morceaux énormes qu'il enfonce dans sa bouche
coup sur coup.
La paralysie augmente, les escarres surviennent. Des atta-
ques épileptiques secouent sans cesse le malheureux ; des pertes
de connaissance, des congestions arrivent à chaque instant, jus-
qu'à ce qu'un jour, jour heureux , quelque pneumonie , quelque
érysipèle, viennent mettre fin à cet abominable état.
Cette mort terrible est-elle inévitable? La plupart des aliénistes
le pensent, et, quand la guérison survient, ils préfèrent dire qu'ils
s'étaient trompés et qu'ils avaient affaire à une simple mono-
manie. Ce qui est certain, c'est que rien n'est plus rare qu'une
heureuse issue; rien même n'est moins ordinaire qu'un arrêt
dans la marche de la maladie. Deux ans , trois au plus, séparent
la première atteinte de la terminaison fatale.
Il me semble intéressant de rechercher maintenant les lésions
qui, dans l'encéphale, ont pu produire des troubles si intenses.
Tranquillisez-vous, nous ne ferons pas l'autopsie complète , et je
ne viens pas, comme Thomas Diafoirus, vous prier d'assister à
une dissection. Vous admettrez pourtant que notre exposé serait
incomplet si nous ne tâchions de nous rendre compte des causes
intimes d'une maladie aussi horrible que celle que nous venons
de décrire. Supposons donc que nous ouvrions le crâne d'un
aliéné mégalomane après sa mort. Nous trouverons dans son
cerveau des lésions bien différentes si ce malheureux était un
simple délirant chronique ou un paralytique général.
Dans le premier cas, on voit le plus souvent un épaississement
des os du crâne, puis au-dessous une congestion plus ou moins
intense des enveloppes cérébrales et du cerveau lui-même. Au

fond, il n'y a rien là de bien essentiel, ce sont les lésions un peu


banales qui se voient chez presque tous les aliénés.
Chez un paralytique général, au contraire, les lésions sent
LE DELIRE DES GRANDEURS. 417

particulières, spéciales, et, autant que la marche et la terminai-


son habituelle, elles en font une maladie bien à part.
Quand on a ouvert le crâne, on ne rencontre pas une diffluence
générale de tout le cerveau; on voit que les méninges, les enve-
loppes du système nerveux, sont adhérentes à la surface nerveuse;
en beaucoup de points, il est impossible de les séparer sans déchi-
rures. Au-dessous, on trouve le cerveau un peu plus mou, au
point qu'un filet d'eau creuse un trou dans tous les endroits où il
y avait adhérence.
C'est là, entre plusieurs , la lésion caractéristique de la para-
lysie générale.
Si, maintenant, nous armons notre oeil du microscope, et si
nous regardons un petit fragment du cerveau malade, nous voyons
qu'à une certaine période les éléments nerveux sont comme tumé-
fiés, augmentés de volume, en même temps que les vaisseaux
sont gonflés de sang. A ce moment correspondrait le délire exu-
bérant des grandeurs, les millions, l'or, les pierreries. Plus tard,
et dans les autopsies de beaucoup les plus nombreuses, on trouve,
au contraire , la cellule cérébrale atrophiée pendant qu'autour
d'elle a crû un élément qui, d'ordinaire, n'a d'autre but que de la
soutenir : la névroglie. Une comparaison vous fera sentir ce qui
s'est passé. La cellule nerveuse , élément actif, a été étouffée par
la prolifération démesurée de la cellule conjonctive, comme des
herbes utiles peuvent être détruites dans nos champs par le déve-
loppement exagéré du chiendent, de la cuscute et d'autres végé-
taux redoutables.
Ce que je viens de vous dire doit vous faire prévoir que la
médecine est bien désarmée contre de pareilles lésions ; et en effet,
après tout ce qu'on a tenté en thérapeutique, les statistiques sont
demeurées les mêmes. On a essayé de juguler les accès violents
de manie par les poisons stupéfiants, on a tenté d'entraver la con-

gestion intense du cerveau par des émissions sanguines, des


27
418 LE DELIRE DES GRANDEURS.

sétons; je ne sais vraiment ce qu'on n'a pas fait, et la maladie a


continué son cours régulier sans être arrêtée le moins du monde
dans son évolution lente, progressive et fatale.
Si nous sommes sans puissance pour sauver le malade, va-t-il
donc falloir demeurer inactif, l'abandonner, le laisser à sa famille

pendant les quelques années qui lui restent à traîner une misé-
rable vie?
Ici se pose une des questions les plus importantes et les plus
douloureuses de la sociologie. Il est certain que si l'aliéné a le
droit de vivre , ceux qui l'entourent l'ont aussi, ce droit. Or un
dément, un paralytique, un monomane ambitieux, sont un empê-
chement absolu à l'existence et à l'évolution d'une famille.
Bien plus, ils constituent à chaque instant un danger pour eux-
mêmes , pour leur voisinage, pour la sécurité et la fortune

publiques.
Un délirant se croit oiseau, il s'envole par la fenêtre et se tue;
il se croit le droit de vie et de mort sur l'humanité, il tue sa
femme, ses enfants avec une véritable sérénité. Il incendie les
maisons, compromet sa fortune, détruit celle des autres avec
une tranquillité, un calme d'autant plus grands, qu'il croit rem-
plir en cela une véritable mission, quelquefois un sacerdoce.
Il faut donc absolument, et plus que pour tout autre, pratiquer
l'isolement du malade ambitieux. Je sais que rien n'est plus cruel
que d'emprisonner et de séparer des siens un père de famille;
mais vaut-il mieux le laisser les assassiner, les ruiner, et souvent
les déshonorer par quelque acte honteux?
Beaucoup de personnes sont philosophiquement opposées à
l'internement des fous. Il arrive quelquefois qu'un cas d'aliéna-
tion survient dans leur famille; il est alors assez piquant de voir
avec quelle rapidité se modifie leur opinion.
D'ailleurs, il faut bien le dire, le séjour de l'asile n'est pas
longtemps pénible au délirant ambitieux. Il l'a bientôt transformé
LE DÉLIRE DES GRANDEURS. 419

en palais, et la grande quantité des habitants lui fait une cour


qu'il hésiterait à quitter.
Et puis, s'il y a quelque chance pour lui de guérir, il la tirera
de l'éloignement de ses préoccupations habituelles, de ses haines
ou de ses désirs quotidiens.
Le calme absolu, l'inaction complète, la nourriture régulière,
voilà le seul traitement qui ait produit quelques rares guérisons.
Ajoutez à cela la surveillance minutieuse de tous les instants
du jour et de la nuit, l'impossibilité des suicides et des violences,
et il y aura assez, j'espère, pour justifier l'isolement.
Au fond , nous n'avons que bien peu de choses à tenter contre
le délire des grandeurs acquis et définitivement établi.
Ce qu'il faudrait, ce serait en réduire la fréquence et arrêter
l'humanité sur la pente fatale où elle glisse.
Il faudrait, pour
cela, que chacun, content
de son sort, ne
regardât pas toujours en haut, et surtout trop haut.
Il faudrait que nos ambitions consentissent à ne se satisfaire
que lentement.
Il faudrait que chacun réduisit ses désirs aux choses possibles,
que la fièvre de jouissance s'apaisât.
Il faudrait perdre l'envie de dominer et d'en imposer.
Beaucoup pensent qu'au surplus, on retrouverait ainsi le bon-
heur devenu si rare. Mais il est à croire que rien de tout cela
n'arrivera.

27.
VINGTIÈME SIÈCLE

ÉPILOGUE
EPILOGUE

Ce serait manquer au principe même qui a nous guidé dans la


rédaction de cet ouvrage que d'essayer de prophétiser et de dire
ce qui sera la maladie intellectuelle du vingtième siècle, si tant
est qu'il en doive avoir une.
N'avons nous pas répété sans cesse que ce qui déterminait les
grandes déviations de l'esprit public, ce qui arrivait à faire domi-
ner la saine raison par quelque maladie du système nerveux chez
des populations entières, c'étaient les circonstances extérieures
et le milieu moral ambiant?
Or, il peut survenir tels événements, dès le début du siècle qui
va succéder au nôtre, qui viennent modifier complétement les
prévisions que nous pourrions faire dès maintenant.
Pourtant, comme on aime souvent voir un résultat pratique
au bout de chaque recherche, fût-elle philosophique; comme,
d'autre part, on est convenu d'admettre que l'histoire du passé
est faite pour éclairer l'avenir, on nous permettra peut-être de
nous demandersi ce que nous savons des âges précédents peut
nous faire prévoir ce qui va survenir.
Aussi bien quatorze ans seulement nous
séparent du siècle
prochain, et les conditions au milieu desquelles il va s'ouvrir nous
sont déjà à peu près connues.
Si nous voulons être logique, nous devrons examiner ces con-
ditions déterminantes chez l'Individu, dans la Famille, dans l'État
424 ÉPILOGUE.
et dans la Société. Nous prions le lecteur de vouloir bien consi-
dérer que nous n'avons pas l'intention de faire ici le procès de
notre temps, non plus que sa critique. Si dans ce qui va suivre
nous n'en disons que du mal, si nous oublions à dessein ses mer-
veilleuses qualités, c'est
que nous sommes pathologiste, c'est
que nous cherchons les causes d'une maladie possible et pro-
bable, et que nous ne la trouverons que dans les germes mauvais
qui, déjà versés dans notre société, pourront s'anéantir ou se
développer.
Or, le vice qui domine chez l'homme de la fin du dix-neuvième
siècle, j'entends chez l'homme ordinaire, c'est l'égoïsme. Nous ne
sommes plus au temps où, pour lutter contre la nature, on avait
besoin de se serrer les uns contre les autres; nous ne sommes plus
à l'époque où les incursions de peuplades contre peuplades obli-
geaient à fusionner les intérêts pour la résistance. Aujourd'hui,
tout est si bien arrangé que la sécurité personnelle est complète;
on n'y pense jamais, et quand quelque grand crime ou quelque
terrible catastrophe vient rappeler que le danger existe toujours un
peu, c'est avec étonnement qu'on en reçoit la nouvelle, et, avec un
certain scepticisme, on se félicite de n'être pas parmi les victimes.
Ainsi, l'excès même de la civilisation tend à dissocier morale-
ment la race humaine, à en séparer les éléments d'une manière
latente. La charité elle-même tend à s'effacer, non pas la charité
bruyante ou officielle qui entasse les millions dans les hôpitaux,
non pas même la charité mondaine qui multiplie les ventes, les
concerts, les bals et les bénéfices, mais la charité vraie, celle qui
succède à une émotion, et qui en donne ensuite de si douces.
Cette merveilleuse vertu s'est particularisée; elle est devenue
un peu sectaire, et les gens ne sont pas rares qui, devant les
souffrances, la maladie ou la misère, tiennent à savoir, avant de
délier leur bourse, s'ils vont soulager quelqu'un dont les opinions
sur toutes choses se trouvent conformes aux leurs. Nous avons
EPILOGUE. 425

aujourd'hui une charité religieuse et une bienfaisance laïque.


On se bat jusque sur ce terrain-là.
Aussi, je serais bien étonné si la maladie du vingtième siècle
venait de quelque développement démesuré de l'esprit d'altruisme.
Ce n'est pas là qu'il faut chercher.
Nous ne sommes pas non plus au temps où l'on mourait pour
une idée; de nos jours, les Macchabées mangeraient de la char-
cuterie en face du bourreau, et rentré dans sa maison, Régulus
rirait au nez des Carthaginois.
C'est qu'en effet, la conscience morale est fort amoindrie chez
la masse des hommes. Nous avons eu trop de fois l'occasion de
le dire au courant de ces conférences, cela tient à l'exagération,
chez nous, de la concurrence vitale.
Je me souviens qu'un criminel qui avait lu Darwin, et qui en
avait appliqué les doctrines avec une logique que n'avait guère
prévue le grand et honnête savant anglais, disait devant moi au
président de la cour d'assises : « J'ai tué, tuez-moi; j'avais le
droit de le faire, vous l'avez également; je ne suis qu'un vaincu,
et vous un vainqueur; il n'y a ni morale ni principes sociaux, il
n'y a qu'une lutte pour l'existence, et le succès est au plus fort. »
Ce monstre exagérait ce qui est la manière de voir de bien des
gens, qui ne s'en croient pas plus malhonnêtes pour cela.
Aussi, ce qui caractérise l'esprit public de la fin de notre siècle,
c'est la voracité avec laquelle la masse se lance à la conquête de
l'argent, et s'il reste dans un coin quelques poètes, quelques amis
désintéressés de l'art
ou de la science, il faut voir avec quel joli
dédain le monde se rit de leur naïveté et de leur misère.
Lisez nos journaux, écoutez la conversation de nos salons : le
grand peintre est celui qui vend cher; le grand savant est celui
dont la découverte est en commandite ; le grand romancier, celui
qui tire son cinquantième mille, son oeuvre fût-elle la description
d'un tas d'ordures ou d'une latrine.
426 ÉPILOGUE.
Et sur tout cela naît, comme sur un fumier, la plus étonnante
des littératures. N'avons-nous pas vu paraître récemment encore,
et avec un grand succès, un livre voué pendant trois cents pages
à l'exaltation d'un moutard de dix ans déjà pourri de vices,
pendant qu'un autre ouvrage de même volée nous présentait une
fille de vingt ans, hystérique, non d'hôpital, mais de salon, éton-
nant son mari, qui n'a pourtant pas l'air d'un néophyte?
Ah! pourvu que petit Bob et Paulette ne soient pas les héros
des romans du vingtième siècle ! J'aime encore mieux Coupeau
et l'éternelle famille des Rougon-Macquart.
C'est dans ce milieu que se passe la vie de famille. Quels élé-
ments peut-elle nous fournir pour arriver à soupçonner la maladie
qui menace nos descendants?
La base de la famille est le mariage. Y a-t-il une institution
sociale plus menacée? Si l'on veut bien jeter un coup d'oeil sur ce
qui se passe dans les classes inférieures, on verra que le ma-
riage en a presque disparu, au moins dans les villes. On s'en
passe purement et simplement , et la tendance
: il naît des enfants
de certains sociologistes serait de les faire élever tous par l'État, de
revenir aux vieilles lois de la Grèce. Sans aller si loin, on remar-
quera que, sans cesse, les naissances illégitimes augmentent,
et ceci ne saurait même être une mesure du mal, la plupart des
ménages irréguliers n'ayant pas d'enfants. Dans la classe bour-

geoise, l'union libre n'existe pas; le mariage règne en maître!


mais comment se pratique-t-il? La recherche de deux êtres qui
s'aiment et s'estiment, qui se désirent physiquement et morale-
ment, est devenue une exception telle que bien des gens refusent
à priori d'y croire. La dot, les espérances, tout est là. Le mari
est homme de cheval, la femme a son couturier : ces ménages-là
ne durent pas deux ans; et alors s'ouvrent deux solutions, l'adul-
tère et le divorce.
Le divorce est bruyant et mal porté ; l'adultère est le retour à
EPILOGUE. 427
l'union libre des basses classes
: il est généralement silencieux,
ignoré ou tacitement toléré. Il est si fréquent, qu'il constitue la
question à la mode. Trouvez un roman, une pièce de théâtre où
il n'y ait pas d'adultère, ils ne vous paraîtront pas intéressants.
Mais, rassurez-vous, on en a mis partout.
Dans ce qu'on pourrait encore appeler la noblesse, les choses
ne sont guère mieux. Les unions ont peut-être moins fréquem-
ment pour règle de réunir deux fortunes; mais alors la question
de nom et de naissance intervient, et fausse encore le but. Et puis,
que de fois ne faut-il pas redorer un blason que l'oisiveté absolue
de son titulaire a laissé un peu se détériorer! et vous savez quel
mépris le noble seigneur éprouve pour ses nouveaux alliés !
Et c'est ainsi
que va disparaître dans l'inaction et l'hébétude
une race puissante que des siècles de sélection avaient constituée,
et que l'on voyait encore parfois se réveiller quand, dans les
grandes calamités, il fallait donner ces preuves de dévouement
et de sacrifice dont l'esprit bourgeois, produit de la boutique,
sera toujours bien incapable.
Nous venons de voir trop souvent l'élément religieux entrer
dans les grandes manifestations morales épidémiques, pour ne
pas nous demander quelle sera son intervention dans le siècle
prochain. C'est un des facteurs sociaux les plus importants, et
comment en serait-il autrement? Son rôle est de promettre la
récompense éternelle du bien accompli, la répression de
fautes qu'on ne saurait atténuer ou cacher. Ainsi comprise, la
religion pèseà chaque instant sur la conscience, la dirige ou
l'arrête. Mais alors elle doit suivre l'humanité dans sa route; elle
ne doit jamais s'immobiliser, encore moins revenir en arrière.
Il ne faut pas qu'au moment où les sciences nous découvrent subi-
tement tant de mystères de la nature, elle nous ramène à la thau-
maturgie de Saint-Médard, aux béquilles de la Couronneau et aux
trémoussements de Soeur Nizette.
428 ÉPILOGUE.

Je ne crois pas que le délire épidémique du vingtième siècle


doive être religieux.
Voilà des éléments étiologiques d'où pourrait sortir la future
maladie sociale. A notre avis, ils n'y concourront qu'indirec-
tement.
Les symptômes pathologiques graves sont ailleurs. C'est qu'en
effet, l'aspect des inégalités sociales,, souvent disproportionnées,
injustes bien souvent, a petit à petit amené certains hommes à
rechercher les moyens de remédier à la misère des uns et à la
pléthore des autres. Oubliant que l'égalité, qui ne se trouve ni
dans notre force physique ou morale, ni dans notre santé, ne
peut pas se retrouver dans notre situation, des théoriciens ont
vainement cherché le procédé de la réaliser dans les conditions
économiques de notre existence.
Et comme les difficultés se hérissaient devant eux, ils ont
trouvé plus court de les supprimer et de remplacer l'idée de
réforme par celle d'une destruction totale et subite de la société
actuelle, quitte à rebâtir autre chose sur le sol débarrassé de ses
ruines.
Une pareille oeuvre ne peut être faite que par le feu, le fer et le
massacre.
La préparation des classes peu fortunées à recevoir ces doc-
trines n'a été que trop bien réalisée par un nouvel élément
morbide. L'abus des liqueurs alcooliques a pris des proportions
formidables. Ces poisons de l'intelligence ont accaparé l'argent
qui aurait dû nourrir la famille.
Avant le moment même où l'alcool annihile complétement les
fonctions cérébrales, il se passe une longue période dans laquelle
elles sont excitées à l'excès.
Quand, à la suite des libations qui terminent sa journée, l'homme
tombe dans cet état d'éréthisme que provoque l'alcool, n'est-il
pas bien disposé pour entendre ceux qui, dans un langage outré,
EPILOGUE. 429

lui promettent l'oisiveté et le bien-être du riche? Que faut-il pour


cela? Frapper, démolir, brûler.
Et cela est déjà arrivé; les monuments que nous avaient laissés
dix siècles d'art et de travail ont flambé dans une belle nuit de mai,
incendiés par des alcooliques qui n'attendaient de ce crime que
l'horrible réputation qu'il devait leur laisser. — A chaque instant
aujourd'hui, dans certains pays, quelque explosion menace d'en-
gloutir un quartier, d'en exterminer les habitants ; des bandes
viennent de parcourir un pays voisin du nôtre, ravageant tout
sur leur passage, détruisant jusqu'à leur gagne-pain. Chaque
jour, on entend déjà, dans nos réunions publiques, quelque illu-
miné qui prêche le renversement de toutes choses.
J'ai peur que la maladie épidémique de l'esprit ne soit, au
vingtième siècle, le délire du carnage, la folie du sang et de la
destruction.
TABLE

Pages.
LES MALADIESÉPIDÉMIQUESDE L'ESPRIT IX

QUINZIÈME, ETDIX-SEPTIEME
SEIZIEME SIÈCLE.

LES SORCIÈRES 1

DIX-HUITIÈME
SIÈCLE.

LES MIRACLESDE SAINT-MÉDARD 99

DIX-HUITIÈME
ETDIX-NEUVIÈME
SIECLE.

SOMMEILET SOMNAMBULISME 201

DIX-NEUVIÈME
SIÈCLE.

DEUXPOISONSA LA MODE : LA MORPHINEET L'ETHER 287

DIX-NEUVIÈME
SIÈCLE.

LE DÉLIRE DES GRANDEURS 339

VINGTIÈME
SIÈCLE.
ÉPILOGUE 421

PARIS. DEE. PLON


TYPOGRAPHIE ETCie,RUE
NOURRIT 8.
GARANCIERE,
LES MALADIES EPIDEMIQUES DE L'ESPRIT
QUINZIEME, SEIZIEME ET DIX-SEPTIEME SIECLE.
LES SORCIERES
DIX-HUITIEME SIECLE.
LES MIRACLES DE SAINT-MEDARD
DIX-HUITIEME ET DIX-NEUVIEME SIECLE.
SOMMEIL ET SOMNAMBULISME
DIX-NEUVIEME SIECLE.
DEUX POISONS A LA MODE: LA MORPHINE ET L'ETHER
DIX-NEUVIEME SIECLE.
LE DELIRE DES GRANDEURS
VINGTIEME SIECLE.
EPILOGUE

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