Alain Robbe-Grillet Et Les Jeunes Filles

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Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines

Alain Robbe-Grillet et les jeunes filles


Un roman sentimental d’Alain Robbe-Grillet. Fayard, 253 p.
François Harvey

Numéro 223, novembre–décembre 2008

URI : https://id.erudit.org/iderudit/16768ac

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer cet article


Harvey, F. (2008). Alain Robbe-Grillet et les jeunes filles / Un roman sentimental
d’Alain Robbe-Grillet. Fayard, 253 p. Spirale, (223), 53–54.

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les feuilles du bois-canon jusqu'à une mer de mémoires oubliées et de Un dimanche au cachot n'a suscité pelle Edouard Glissant dans son der-
faire miroiter leur face argentée ». cadavres ensevelis. Ce qui aurait pu que peu d'articles dans la presse au nier essai, n'est pas hésitation ou
s'avérer d'un pathos difficilement moment de sa parution en octo- paralysie, plutôt « vocation délibérée
La sortie du cachot de L'Oubliée, soutenable ne l'est jamais sous la bre 2007, et Le Figaro du 17 janvier de renoncer aux longues vues systé-
avant son départ définitif, coïncide, plume de cet écrivain qui, par la 2008 révélait que le roman est loin matiques » (Une nouvelle région du
bien entendu, avec la sortie du magie de sa verve et de ses images d'avoir été un succès de librairie dans monde, Gallimard, 2006). Glissant, le
cachot de Caroline et du narrateur. Il aussi belles que folles, nous entraîne l'Hexagone. Comment expliquer une Marqueur des échos-monde, traverse
n'est pas certain que la fillette ait avec plaisir dans des lieux pourtant telle indifférence? Je pourrais tenter justement le roman du Marqueur de
tout compris de l'histoire de L'Oubliée pas toujours invitants, dans ce qu'il une explication, ressasser les éter- Paroles comme une ombre frater-
et il est encore moins évident qu'elle appelle, dans Biblique des derniers nels arguments — quoique souvent nelle, un être émergeant de cette
ait pu saisir quoi que ce soit des gestes, les « songes d'apocalypse » justes — contre le centralisme de la horreur qu'est le cachot, accompagné
divergences d'opinions entre le nar- dont même l'imagination la plus dan- critique, parisienne, arguments qui de Césaire, de Fanon et de ceux qui,
rateur, l'écrivain, l'éducateur et le tesque ne saurait épuiser l'enfer. placeraient Chamoiseau dans une comme Faulkner et Saint-John Perse,
lecteur. Toutefois, une chose est Entrer dans cet univers, c'est égale- position de victime qu'il refuserait se sont rendus au plus près de la
sûre : elle a senti une présence dans ment accepter de se laisser porter sûrement puisqu'une telle posture ne Chose sans y pénétrer.
ce cachot rempli d'absences, une pré- par un rythme où les mots littéraires, peut qu'aller à l'encontre des prin-
sence assez forte pour la pousser rares et inusités rencontrent les mots cipes d'un Guerrier du Verbe et de En ressortant du cachot et de ma
hors de l'isolement, hors de la soli- courants, vulgaires ou inventés. Bien l'Imaginaire. Je n'ai pas envie de lecture, je dépose le livre de
tude des absents, dans le tremble- que d'un souffle entraînant, envoû- spéculer, d'accuser, de critiquer mais Chamoiseau, toujours un peu trem-
ment d'une vie nouvelle en quête tant, l'œuvre ou Chamoiseau n'est de partager les impressions d'une blante. Je tremble non seulement de
d'autres présences. pas * facile »; elle est exigeante, lecture d'où je sors bouleversée, doutes et d'incertitudes mais d'un
comme l'est sans doute celle des « émotionnée », pour reprendre un troublant vertige devant cette histoire,
plus grands romanciers. À cet égard, terme cher à Chamoiseau. Émotion- aussi vraie que fictive, oubliée dans les
« Tremblade » Un dimanche au cachot ne fait pas née et prise de « tremblade », car on dédales de l'Histoire. Je tremble et me
Entrer dans l'imaginaire de exception et ceux qui sont peu fami- ne peut que lire comme une invita- conforte dans l'illusion que si j'étais
Chamoiseau, c'est se laisser bercer liers avec les libertés du narrateur- tion, voire une injonction, cette petite née dans un autre siècle, dans un autre
par des vagues d'enchantement et de écrivain-lecteur pourraient par phrase notée par le vendeur de por- pays, que si j'avais vécu ailleurs, dans
beauté, mais c'est aussi accepter de moments être déroutés par la langue, celaine : « Trembler toujours par cet ailleurs réel et inimaginable, j'au-
partir à la recherche d'ombres silen- par l'intervention de ses nombreux crainte d'être inhumain. » Trembler rais tremblé autrement que de haine,
cieuses, de tâter les ruines des cul- « moi » et par l'entrecroisement des non de peur mais d'incertitudes dans de peur et de terreur. £
tures minoritaires et de plonger dans voix narratives et des genres. la mesure où le tremblement, rap-

ROMAN

Alain Robbe-Grillet
et les jeunes filles
UN ROMAN StàWààëàaàLMàÊàmJà^Ê^ÎÊli
Fayard, 253 p.

L
Un « conte de fées
e « pape du nouveau roman » doigt ». Geste masturbatoire, lire Un tion honnête, ayant lu Descartes et
pour adultes » roman sentimentall Probablement pas
n'avait rien d'un saint et nous Hegel, mais surtout assimilé les subti-
le savions bien. En plus Le livre est enveloppé d'une mince pel- autant que de l'écrire. lités de l'art sexuel, auxquelles Un
m d'ébranler les structures signifiantes licule de plastique, scellé comme s'il roman sentimental consacre ses
,!2 du récit conventionnel, il prenait plai- souhaitait préserver les esprits chastes Après le décès de sa mère, la petite quelque deux cent cinquante pages.
'5 sir à choquer son public au moyen de son contenu. Une étiquette, négli- Gigi (aussi nommée Angine, Ann-Djinn Dans la longue série de tableaux sado-
o-
c d'allusions plus ou moins pudiques à gemment appliquée sur la première de et Djinn) a été confiée aux soins de son masochistes pédophiles et éphébo-
la chair des jeunes filles. Le voyeur, couverture, avertit en effet le lecteur père, qui lui a prodigué l'éducation philes qui composent le roman, le récit
Glissements progressifs du plaisir et que ce « "conte de fées pour adultes" nécessaire à une fillette convenable, atteint son climax lors d'une séquence
C'est Gradiva qui vous appelle témoi- est une fiction fantasmatique qui « basée sur la soumission absolue au particulièrement saisissante au cours
CL gnent, à divers degrés, des affections risque de heurter certaines sensibili- maître (patron, amant ou mari), le res- de laquelle le père de Gigi, désireux de
nympholeptes du néoromancier. Avec tés ». Aux aguerris qui osent lire l'ou- pect des parents, les travaux domes- souligner les progrès de son élève et
Un roman sentimental, toutefois, vrage, qui n'est pas massicoté, il est tiques quotidiens et les châtiments son éveil à la puberté, organise une
Alain Robbe-Grillet renonce à toute éloquemment suggéré « d'user d'un corporels systématiques ». À quatorze soirée où sont conviés quelques invités
discrétion. instrument coupant plutôt que de son ans, la studieuse écolière a une forma- ainsi que plusieurs prisonnières
acquises lors d'une « vente exception- manière, Un roman sentimental se (humaniste, aurait dit le Robbe-Grillet Préface à une vie d'écrivain (Seuil,
nelle de tout un pensionnat religieux, conforme à cette prescription et se des années cinquante). Cependant, le' 2005), livre-disque tiré des entretiens
spécialisé dans l'éducation sexuelle de clôt sur un commentaire aux accents néoromancier en aggrave les donnés par Robbe-Grillet sur les
jolies filles ». Sous l'effet de l'alcool et réprobateurs, prononcé par une jeune défauts : cherchant à démontrer la ondes de France Culture au cours de
de divers sérums aphrodisiaques, les captive de 8 ans qui « déclare (...) souplesse de son dictionnaire ero- l'année 2003, constitue une excel-
mondanités cèdent rapidement le pas que, dans l'univers dit normal où tique à l'aide de multiples variations lente introduction à la modernité lit-
à l'orgie. Les hôtes soumettent d'abord elles vivaient avant d'être vendues lexicales, l'auteur des Gommes téraire française et au nouveau
les « juvéniles collégiennes » à des comme objets de plaisir, tout ce qui confectionne des expressions si roman. L'aboutissement de la carrière
caresses aux allures de gifles et de fla- est amusant est interdit ». emphatiques qu'elles frôlent le ridi- du néoromancier s'annonçait donc
gellations, concentrées sur les seins et cule; l'orifice anal prend ainsi les rétrospectif et anthologique, en
les organes génitaux. Progressivement, traits d'un « temple sodomite », alors forme d'automonument. Comment,
les sévices infligés s'accentuent : com-
Une fin de carrière que le membre masculin acquiert les alors, interpréter ce pied de nez
portements scatologiques, fellations
en queue de poisson désignations, entre autres, de « doux qu'est Un roman sentimental! Une
contraintes, sodomies sanglantes, cru- Une fois passés les haut-le-cœur — monstre » et d'« engin sacré ». À pure provocation? Le récit est évi-
cifixion doublée d'un empalement, peut-être faut-il avoir certaines « pré- l'égard d'un tel travail négligé, il est demment révoltant, surtout lorsqu'il
écartèlement sur un chevalet à l'arête dispositions » pour apprécier pleine- inutile d'arguer qu'à 85 ans, l'écrivain met en scène des enfants de moins
aiguisée et excision suivie de la man- ment Un roman sentimental! —, le pouvait se permettre quelques de deux ans. Mais comme le souligné
ducation du clitoris. Le banquet cul- dernier roman d'Alain Robbe-Grillet errances scripturaires : en entrevue Pierre Assouline sur son blogue La
provoque un double sentiment comme en conférence, l'octogénaire République des livres (« Robbe
mine lorsque Gigi se voit offrir un
d'épuisement et d'irritation. démontrait une vivacité intellectuelle grillé », 15 octobre 2007), nul besoin
énorme gâteau escorté d'une singu-
Il fatigue d'abord sur le plan composi- exemplaire, proche de celle de ses d'un Robbe-Grillet pour tant déplaire,
lière chandelle prénommée Antoinette,
tionnel. La thématique pornogra- trente ans. la Toile dissémine déjà avec une effi-
qui se présente tête à l'envers, une
phique qui traverse l'œuvre du néoro- cacité désespérante de telles perver-
torche d'artifice insérée profondément
mancier prend dans Un roman Un roman sentimental agace ensuite sions, avec acteurs réels. Doit-on
à l'intérieur du sexe. Transportée par le
sentimental les allures d'un concen- parce que, en raison du décès de comprendre ce dernier roman comme
spectacle du jeune corps se consu-
tré de scènes pédo-érotiques arbitrai- Robbe-Grillet en février dernier, ce un ultime plaidoyer en faveur de la
mant, « [Ifassistance applaudit dans
rement ficelées qui, en raison de la roman s'offre comme le chapitre final puissance créatrice du fantasme? Ce
une exultation justifiée, puis entonne serait réchauffer un plat que le néo-
répétitivité de leur contenu, devien- de son œuvre. Robbe-Grillet a abon-
en chœur /Hymne à la joie dont les romancier nous sert depuis au moins
nent rapidement monotones. damment publié ces dernières
accents célèbres terminent la L'année dernière à Marienbad. Une
Paradoxalement, l'exacerbation pro- années, essentiellement des
Neuvième Symphonie ». Les divertisse- dernière possibilité est celle de l'as-
gressive des pratiques sexuelles qui ouvrages d'une grande valeur. La
ments sont toutefois interrompus ponctuent le récit ne vient en rien souvissement d'une fantaisie. Avec
reprise (Minuit, 2001), collage auto-
lorsque Gigi, subissant les contrecoups réanimer la curiosité de la lecture. Au Un roman sentimental, Robbe-Grillet
intertextuel parodique et pastichiel,
d'une émotion qu'elle peut difficile- contraire, chaque innovation véné- répondrait à un profond désir de mar-
rappelle par la complexité de sa
ment contenir, s'évanouit sous le rienne apparaît plus stéréotypée ou quer de son sceau un genre paralitté-
structure les meilleurs romans de
regard protecteur de son père, déjà grossière que la précédente, nourris- raire qu'il n'a longtemps fait qu'ef-
l'écrivain. Scénarios en rose et noir
impatient de reprendre le cours de son sant ainsi le désintérêt. Le style (Fayard, 2005), qui rassemble les scé- fleurer. L'hypothèse se tient, mais
éducation sentimentale- qu'emprunte Robbe-Grillet se veut narios inédits du « néocinéaste », est malheureusement pour le néoroman-
Même pour adultes, un conte ne sau- proche des écrits erotiques du xvnr9 une véritable manne pour les fana- cier, le raffiné Sade demeure le maî-
rait se terminer sans leçon. À sa siècle, à la fois coloré et recherché tiques du cinéma robbe-grillétien. tre indépassé du genre. %i

THEATRE

Scènes de papier
EX MACHINA, ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ — SIBYLLINES, DIX ANS DE CREATION :
CHANTIERS D'ÉCRITURE SCÉNIQUE UN PARCOURS PLURIEL
Sous la direction de Patrick Caux et Bernard Gilbert Sous la direction de Stéphane Lépine
Éditions du Septentrion & L'Instant même, 84 p., ill. Les 400 coups, 152 p., ill.

5
ce
C omment aborder le travail théâ-
tral des créateurs québécois
dans le contexte du « présen-
tisme » ambiant — ce que ne manque
pas d'interroger un grand nombre d'ob-
nombreux au Québec au cours des quinze
dernières années — peut-être pour com-
penser un tant soit peu le déficit de la ré-
flexion sur l'art dans l'espace médiatique,
voué à la promotion de produits standar-
d'une entreprise théâtrale de l'intérieur :
la remémoration acritique de son passé
et l'absence de vision à court et moyen
terme de son activité. Deux ouvrages
récents ont, chacun à leur manière, réussi
Sibyllines, compagnie que Brigitte
Haentjens a mise sur pied en 1998, peu
de temps après la fin abrupte de son man-
dat à la direction artistique du Théâtre
Denise-Pelletier. Ces deux compagnies
UJ servateurs contemporains de l'histoire disés et réduit le plus souvent à des à éviter ces deux ornières et à faire œuvre ont ainsi en commun d'être apparues au
m occidentale — tout en n'oubliant pas propos superficiels et racoleurs. utile, sans pour autant toujours être à lendemain du changement de cap de cha-
qu'un spectacle théâtral est, par défini- l'abri de certaines réserves : le premier cun de ses animateurs; une dizaine ou
CD tion, toujours au présent de son exécu- Quoi qu'il en soit de cette situation où la est consacré à Ex Machina, compagnie une quinzaine d'années après leur fonda-
i_
«j tion scénique? Cette question est d'au- vacuité le dispute à la bêtise, deux fondée en 1994, à Québec, par Robert tion, elles proposent maintenant la publi-
tant plus pertinente que les ouvrages écueils attendent quiconque entreprend Lepage, à la suite de sa rupture avec le cation d'un album soigné — nombreuses
« commandités » et réalisés par les pro- de cerner la trajectoire, les choix esthé- Théâtre Repère, et le second vient souli- photographies dont plusieurs en couleur,
ducteurs théâtraux eux-mêmes ont été tiques et les perspectives socioculturelles gner le dixième anniversaire de graphisme inventif, papier glacé—, mais

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