Vingt glorieuses
Vingt glorieuses
Vingt glorieuses
Dominique Lejeune
Au sein d’une époque particulière, celle des vingt glorieuses 2, les années 50 et
60, cœur des Trente Glorieuses 3. Des noms et des images, une véritable explosion
culturelle dans le contexte coloré des Trente Glorieuses et du baby-boom… Certes la
production culturelle traditionnelle, le « lectorat » traditionnel et les traditions
religieuses subsistent dans les années 50. Mais les sixtees à la française sont riches
d’avant-gardes et d’artistes à la stupéfiante longévité.
1 Pascal Ory, L’Aventure culturelle française, 1945-1989, Flammarion, 1989, 241 p., pp. 237 & suiv.
2
Bernard Chambaz & Paul Almasy, Les Vingt Glorieuses. La vie quotidienne en France, 1950-1970, Seuil, 2007,
257 p.
3
Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, 1979, 299 p., réédition
en « Pluriel », 2011, 288 p. ; D.Lejeune, La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, 2015,
collection « Cursus », 192 p. ; D.Lejeune, Années 50. France Janus, en Noir & Blanc ou en Couleurs ?,
1 140 pages, mis en ligne le 13 avril 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01504693.
Plusieurs rééditions, même référence.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 2
4 Pascal Ory, L’aventure culturelle française, op. cit., passim. Philip Nord insiste beaucoup sur ce point dans son
livre, Le New Deal français, Princeton University Press, 2010, trad. fr., Perrin, 2016, 453 p.
5 Pascal Ory, L’aventure culturelle française, op. cit., pp. 64 & suiv.
6 Pascal Ory, L’aventure culturelle française, 1945-1989, Flammarion, 1989, 241 p., pp. 105 & suiv.
7 Henri Millon de Montherlant (1895-1972).
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 3
a) De Saint-Germain-des-Prés à la télévision
Un bouillon de culture
8 Cf. Herbert R.Lottman, La Rive gauche. Du Front populaire à la guerre froide, trad. fr., Seuil, 1981, réédition,
coll. « Points », 1984, 560 p.
9 Ariane Chebel d'Appolonia, Histoire politique des intellectuels en France. 1944-1954, Complexe, 1991, 2 vol.,
tome I, p. 101.
10
Ludovic Tournès, New Orleans sur Seine. Histoire du jazz en France, Fayard, 1999, 501 p.
11 Résumé de l'excellente et copieuse notice de Wikipedia. Je ne cite pas les nombreuses traductions.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 4
12 Cf. É. Dussault, L’Invention de Saint-Germain-desPrés, Vendémaire, 2014, 253 p., qui, à juste titre, signale
l'importance des souvenirs de Daniel Gélin, À bâtons rompus. Mémoires, Éditions du Rocher, 2000, 400 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 5
Qu’est-ce qui fait la modernité, tant vantée sur le moment et par la suite,
d’Europe n° 1 ? D’abord le contexte technique ou, si l’on veut, les coïncidences, des
Trente Glorieuses : la naissance de la station coïncide avec le surgissement de trois
inventions, le magnétophone portable (à bande) Nagra, qui donne à partir de 1955 de
l’autonomie aux reporters, grâce à ses piles et malgré son poids, le « transistor » qui
favorise l'écoute de la radio individuellement et en mouvement, enfin le disque
microsillon, économique, fiable et de qualité, orienté vers la rediffusion d'œuvres
musicales 13. Le microsillon permet de se délivrer du carcan du disque 78 tours, certes
de bonne qualité mais de faible durée (quatre minutes), et dont la période de gloire,
démocratisée, remontait à l’entre-deux-guerres. En France le premier disque 33 tours
est gravé à la fin de l’année 1949 par la nouvelle compagnie L’Oiseau-Lyre et, jusqu’à
la fin des années 1970, le microsillon est le moteur de l’industrie mondiale du disque,
qui connaît au cours des années 50 une croissance variant entre 10 et 20 % par l’an. En
1948, 7 millions de disques sont vendus en France, 18 le sont en 1956 et 41 le seront
en 1963 (14). Le microsillon devient donc un produit de consommation courante.
13 Lire le chapitre 3, « Les Trente Glorieuses du microsillon (1945-1982) », de Ludovic Tournès, Du phonographe
au MP3. XIXe-XXIe siècle. Une histoire de la musique enregistrée, Autrement, 2008, 162 p.
14 Chiffres de Olivier Wieviorka dir., La France en chiffres de 1870 à nos jours, Perrin, 2015, 667 p., p. 285.
15 D’où le titre de ses mémoires, M.Siegel, Vingt ans ça suffit ! Dans les coulisses d’Europe n° 1, Plon, 1975,
313 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 6
le standard de Henri de France (au lieu des 625 du reste de l’Europe) 21, ce qui donne
une image tout à fait excellente. Il faut des récepteurs et il existe une soixantaine de
fabricants français en 1959, dont certains sont de très petite taille, mais ils sont tous
protégés par l’exclusivité française du 819 lignes et la modestie de la taille ne devient
gênante qu’à partir du moment où faire des économies d’échelle est rendu évident et
nécessaire, c’est-à-dire en 1955 quand le nombre de récepteurs de TV double en douze
mois 22.
L’aventure du TNP
21 1911-1986. Par ailleurs inventeur du procédé Secam. À ne pas confondre avec le comte de Paris !
22 Parmi les firmes les plus durables, Schneider, Grandin, Ribet-Desjardins, Pizon Bros…
23 1912-1971. Bases : C.Roy, Jean Vilar, Calmann-Lévy, 1987, 330 p. ; J.Vilar, Jean Vilar par lui-même,
Avignon, Maison Jean Vilar, 1991, réédition, 2003, 355 p. ; la thèse d’Emmanuelle Loyer, Le théâtre citoyen de
Jean Vilar. Une utopie d’après-guerre, PUF, 1997, 253 p., son article « Le Théâtre national populaire au temps
de Jean Vilar (1951-1963) », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, janv.-mars 1998, pp. 89-103 ; J.Lorcey, Notre
Jean Vilar, Séguier, 2001, 374 p. ; la thèse de Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre. 1945-
1981, PUF, 2004, 503 p. ; la thèse de Laurent Fleury, Le TNP de Vilar. Une expérience de démocratisation de la
culture, Presses universitaires de Rennes, 2006, 278 p. ; J.-L.Fabiani, L’Éducation populaire et le théâtre : le
public d’Avignon en action, Presses universitaires de Grenoble, 2008, 192 p. ; E.Ethis, J.-L.Fabiani & D.Malinas,
Avignon ou le public participant, une sociologie du spectateur réinventé, L'Entretemps, 2008, 238 p. ; la Maison
Jean Vilar d’Avignon.
24 Emmanuelle Loyer & Antoine De Baecque, Histoire du Festival d’Avignon, Gallimard, 2007, 607 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 8
impressionnent André Malraux, le tout nouveau ministre des Affaires culturelles, prêt
en 1959 à reconnaître officiellement dans le TNP la seule œuvre d'importance laissée
en héritage par une Quatrième République minée, selon lui, par les hésitations et les
démissions : en 1956, le TNP avait obtenu 62 millions de francs contre 405 pour la
Comédie-Française 25 et le régime cherchait plutôt à décentraliser !
Les termes de mission, de contrat, qui martèlent tous les discours de Vilar
dessinent en creux non seulement la morale inflexible d'un homme de théâtre dans le
siècle, d'une sorte de commissaire de la République des Lettres, mais un véritable
modèle politique hérité des Lumières. L'État a donné au TNP une mission, de cette
mission découle la notion de contrat, un « contrat social », dont on pourrait presque
déceler une véritable théorie implicite, bien que Vilar ne soit pas un théoricien.
à mort par contumace à la Libération (il ne reviendra en France, amnistié, qu’en 1969).
Gérard Philipe participe brièvement à la libération de Paris par la Résistance, devient
un compagnon de route du parti communiste, s’engage totalement dans le
Mouvement de la Paix, se marie en 1951 avec Nicole Fourcade 28, qui prend le nom
d’Anne Philipe. Il mourra le 25 novembre 1959 d’un cancer et sera enterré à Ramatuelle
dans le costume du Cid. Gérard Philipe est tour à tour l'impétueux Rodrigue du Cid
(1951-1952), le somnambulique Prince de Hombourg (1951-1953), un Ruy Blas (1954)
pourfendeur des justes causes et un Lorenzaccio (1952-1953) douloureusement
décadent mais aussi l'Octave batifoleur de Musset, et combien d'autres figures
universelles de la complexité humaine.
La modernité cinématographique
30 Michel Chion, Jacques Tati, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1987, réédition, 2009, 144 p. ; J.-
P.Guérand, Jacques Tati, Gallimard, 2007, 411 p. ; J.Kermabon, Les Vacances de M.Hulot de Jacques Tati,
Yellow Now, 2009, 132 p. ; Francesca Boschetti, Jacques Tati, en italien, L’Epos, 2012, 221 p.
31 G.Vincent, Les Français. 1945-1975. Chronologie et structures d'une société, Masson, 1977, 383 p., p. 78.
32 Ibid., p 83.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 11
33 P.Goetschel & E.Loyer, Histoire culturelle et intellectuelle de la France au XXe siècle, Armand Colin, coll.
« Cursus », 1994, 187 p., réédition, 2005, 2011, 288 p., 2014, 292 p., p. 120, pour ce passage aussi.
34 Pseudonyme de Maurice Schérer.
35 1932-1984. Truffaut est présenté longuement dans A. De Baecque, La Cinéphilie. Invention d'un regard,
histoire d'une culture. 1944-1968, Fayard, 2003, 406 p., passim.
36 Cité dans Vive le cinéma français !, tome II de l’anthologie des Cahiers du Cinéma, Cahiers du Cinéma, 2001,
251 p., pp. 17-35. Sur les cinéphiles des années 50, l’ouvrage collectif Cinéphilies plurielles dans la France des
années 1940-1950. Sortir, lire, rêver, collectionner, L’Harmattan, 2019, 220 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 12
Les Liaisons dangereuses, 1959), qui cherchent d’abord la liberté, l’ambiguïté, l’ellipse,
le plan-séquence, etc. 37 Ils ont trouvé aussi de nouveaux acteurs ou plutôt une
nouvelle forme de présence à l’écran, celle de Brigitte Bardot dans Manina, la fille sans
voiles (Willy Rozier, 1952), dans Et Dieu… créa la Femme, dans En cas de malheur et
dans Babette s’en va-t-en guerre. Comment ? la personnalité, le corps, mythique, les
scènes « osées » et un érotisme tranquille reléguant Louis-Charles Royer, ainsi que les
revues Curiosa et Erotica au magasin et au manteau des antiquités, la joie de la femme-
enfant, la revendication et l’obtention de la liberté, y compris celle de la diction… La
Nouvelle Vague prône un film personnel, subjectif, libre des studios, moins coûteux,
proche de la réalité, réalisé avec la « caméra-stylo », terme inventé par Alexandre
Astruc (1923-2016) en 1948. C’est dans le cinéma la révolution de la fameuse Nouvelle
Vague, mais attention Les 400 Coups sont seulement de 1959, À bout de souffle de
1960. En marge du Festival de Cannes 1959, les jeunes cinéastes, phénomène de
génération, choisissent de se réunir en colloque à La Napoule, l’ancienne Néapolis
grecque, un nouveau cinéma dans une nouvelle ville ! Surtout le « nouvelle vague »,
qui a failli être littéraire avec Françoise Sagan, existe-t-elle vraiment, en tant
qu' « école », dans le domaine cinématographique, eu égard à la variété des cinéastes
et des films ainsi étiquetés, au caractère finalement traditionnel des films réalisés par
les anciens féroces critiques des Cahiers du Cinéma : l’opposition avec la « vieille
vague » n’est-elle pas artificielle ? Le terme de « nouvelle vague » a été inventé par
Françoise Giroud dans L’Express, n° 328 de 1957, en publiant une vaste enquête de
l’IFOP sur les huit millions de Français qui ont entre 18 et 30 ans. Il change donc ici de
sens, certes, mais en conservant son interpellation sur la classe d’âge ! Les « quatre
mousquetaires » (Truffaut, Chabrol, Godard et Rivette) sont jeunes et incarnent un
phénomène de génération, lié aux débuts des Trente Glorieuses. Ils tissent un réseau
de liens solides, mais appartiennent à différents cercles amicaux ; ils rejettent
violemment leurs contemporains Henri Verneuil et Yves Robert. Ils ressentent
l’influence du cinéma américain, tout libre et léger, en réaction à la « qualité
française » 38. Ils récusent tous la notion d’école (« Il n’y a pas d’école dans le cinéma
d’aujourd’hui », dit Chabrol) et, pour la plupart, l’appellation de Nouvelle Vague même,
un « remous publicitaire » pour Georges Franju (1912-1987). René Clair fait remarquer
que les méthodes employées sont celles du néoréalisme italien, antérieures de « quinze
ans » ajoute-t-il : Ossessione, de Visconti, est de 1942, Le Voleur de bicyclette, de
Vittorio de Sica, de 1948. Beaucoup plus tard, Jacques Siclier, journaliste aux Cahiers
37 G.Vincent, Les Français. 1945-1975. Chronologie et structures d'une société, Masson, 1977, 383 p., pp. 59,
78 et 106 ; P.Avril et G.Vincent, La IVe République. Histoire et société, MA Éditions, 1988, 203 p., pp. 41-42.
38 C.Capdenat, « Les enfants terribles de la Nouvelle Vague », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, avril-juin 1989,
pp. 45-51. Parmi une production historiographique abondante : J.Douchet, Nouvelle Vague, Cinémathèque
française/Hazan, 1998, 358 p., réédition, 2004, 358 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 13
La modernité architecturale
39 Antoine De Baecque, « La construction d’une indépendance : François Truffaut et les Films du Carrosse »,
dans P.-J.Benghozi & Chr.Delage dir., Une histoire économique du cinéma français (1895-1995). Regards franco-
américains, L'Harmattan, 1997, 364 p., pp. 211-227.
40 Une « somme », critique, B.Vayssière, Reconstruction. Déconstruction. Le hard french ou l’architecture
française des trente glorieuses, Picard, 1988, 328 p. Pour Paris, il faut tenir compte de C.Sandrini, Paris, politique
urbaine et mémoire collective. La monumentalisation de l’image parisienne depuis l’Occupation, L’Harmattan,
2014, 385 p.
41 Le terme d' « aventure » se retrouve dans de nombreux ouvrages, le plus récent étant celui d'Yvan Delemontey,
Reconstruire la France : l’aventure du béton assemblé, 1940-1955, La Villette, 2015, 398 p. De surcroît le livre
développe l'exemple d'Orléans (p. 161 & suiv.)
42 Gilles Ragot dir., L’invention d’une ville. Royan années 50, Centre des monuments nationaux/Éditions du
Patrimoine, 2003, 306 p. et Antoine-Marie Préaut, Royan 1950. Guide architectural, Bonne Anse, 2006, 266 p.,
réédition, 2012, 279 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 14
Dame du Raincy d’ailleurs 43. De même le front de mer et les avenues à l'arrière du
front de mer pâtiront beaucoup des « extensions » commerciales et de la circulation
automobile.
De quoi est constituée la modernité architecturale des années 50 ? Elle est faite
de la modernité des programmes et des techniques, elle est à la fois « une culture
technique appliquée à l’architecture » et une « synthèse des arts » 44. La taille des
chantiers a augmenté par rapport à l’avant-guerre, émergent puis se généralisent les
méthodes de préfabrication, préfabrication qui permet de construire vite les villages
du SHAPE à Saint-Germain-en-Laye (Félix Dumail et Jean Dubuisson) et à
Fontainebleau. Le « SHAPE village » de Fontainebleau, édifié par Marcel Lods (1891-
1978) et Maurice Cammas en moins d’un an (1951-1952) en utilisant le procédé de
préfabrication breveté par l’ingénieur Raymond Camus, fait 280 logements, répartis en
quatre barres (baptisées « Grande-Bretagne », « États-Unis », « Belgique » et
« Canada ») : confort, appartements traversants, largement ouverts sur la forêt et le
lycée, qui s’internationalise et devient une cité scolaire, etc. 45
43 Restauration XXIe siècle pour Royan, fin XXe siècle pour Le Raincy.
44 Gérard Monnier, Histoire critique de l’architecture en France. 1918-1950, Philippe Sers, 1990, 483 p., chapitre
V, « Nouveaux aspects de la modernité autour de 1950 ».
45 Le village, appelé Village de la Faisanderie après 1966, a été réhabilité en 2013-2015. Biblio. : Pieter
Uyttenhove, Marcel Lods. Action, architecture, histoire, Verdier, 2009, 490 p., passim et Y.Delemontey,
Reconstruire la France : l’aventure du béton assemblé, 1940-1955, La Villette, 2015, 398 p., pp. 254 et suiv.
46 Ce que Marcel Lods théorise un peu dans Le métier d’architecte. Entretiens avec Hervé Le Boterf, France-
Empire, 1976, 213 p., p. 15. Sur Lods, lire l’ouvrage de Pieter Uyttenhove.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 15
Croulebarbe (Paris, 13e), construit de 1958 à 1960 par Édouard Albert (1910-1968),
Roger Boileau et Jacques Henri-Labourdette (1915-2003), haut de 22 étages et 67
mètres, est destiné à être relié à d’autres par une gigantesque passerelle. Cette « tour »
avant la lettre, qui précède celles de La Défense, restera longtemps seule en région
parisienne. Le « village en barre » de Jean Dubuisson (1914-2001), le long des voies de
la nouvelle gare Montparnasse, commence à être construit en 1960 et sera bientôt une
star des films de la Nouvelle Vague.
Les frères Perret 50 terminent leurs carrières et leur entreprise. Auguste (1874-
1954), Gustave (1956-1952) et Claude (1880-1962), nés à Bruxelles d’un Communard
exilé, avaient à la mort de leur père, en 1905, fondé une structure qui est à la fois une
agence d’architecture et une entreprise de bâtiment, « Perret frères », spécialisée dans
le béton armé. Dans les années 40 et 50 Auguste est toujours le théoricien d’un
nouveau classicisme, qui porte une grande attention à la texture urbaine. En 1954, à sa
mort, il est au faîte de la reconnaissance officielle. Son assistant Fernand Pouillon 51,
né en 1912, s’est largement et explicitement inspiré de l’art cistercien, en particulier par
l’abbaye du Thoronet (Var), qui influence clairement son roman Les Pierres sauvages.
Sa grande idée est de privilégier la beauté, la simplicité et l’économie, mais en ne
sacrifiant pas le cadre de vie et les matériaux de construction des pauvres, d’où son
célèbre plaidoyer pro domo :
« Il suffit de parcourir la périphérie de capitales, les villes de province, pour
50 Collectif, L’Encyclopédie Perret, Éditions du Patrimoine/Le Moniteur, 2002, 445 p. ; Exposition de 2014 de la
Cité de l’Architecture et du Patrimoine et de l’Institut français d’architecture au Conseil économique et social,
ancien Musée des Travaux publics.
51 D.Voldman, Fernand Pouillon, architecte, Payot, 2006, 362 p. ; B.F.Dubor, Fernand Pouillon, Electa
Moniteur, 1986, 189 p. ; G.Monnier, compte rendu du colloque Fernand Pouillon dans Vingtième Siècle. Revue
d'Histoire, octobre-décembre 1996, pp. 128-130 ; F.Pouillon, Mémoires d’un architecte, Seuil, 1968, 481 p.,
réédition, Livre de Poche, 1973, 624 p. (mais Pouillon n’a laissé que peu d’archives) ; Collectif, L’Encyclopédie
Perret, Éditions du Patrimoine/Le Moniteur, 2002, 445 p., pp. 299-300.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 17
constater la laideur des façades sur des kilomètres. Les maisons des prolétaires, les
écoles, les gares, les bureaux de poste, les hôpitaux ou les cliniques sont pour la plupart
défavorisés, affreux, livides. […] Je devais entreprendre ma révolution en solitaire, et
attaquer. Je laisserai à mes maisons le soin de défendre mes théories. Je les voulais
belles, nombreuses, meilleur marché que les moins chères. […] Qu’y avait-il de fou dans
ces projets ? En apparence, rien. En réalité, tout. » 52
Grande est l’importance des villas construites par les architectes des années 50
et étudiées par Raphaëlle Saint-Pierre 56. D’importance sont également certaines
stations de ski, comme Courchevel, première station française bâtie en site vierge 57.
C’est après avoir parcouru le futur domaine des Trois Vallées skis aux pieds que Laurent
Chappis dessine en avril 1946 un plan d’urbanisme qui va demeurer une référence. Les
constructions doivent s’inscrire dans le site sans le perturber, en ne dépassant pas le
niveau des arbres. On remarque le chalet de Frédéric et Irène Joliot-Curie, l’église
(Denys Pradelle et Jean Prouvé), le quartier des petits chalets, les « mazots »…
58 Citée par F.Caussé, La revue L’Art sacré. Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), Le Cerf,
2010, 683 p., p. 129. Lisieux collectionne en effet tous les « savoir-faire » de « bon élève » (les arcs en particulier)
et les fautes de goût… Une biographie de Couturier est pp. 223-246, une biographie de Régamey pp. 247-288.
59 Longuement analysée dans F.Caussé, La revue L’Art sacré. Le débat en France sur l’art et la religion (1945-
1954), Le Cerf, 2010, 683 p., pp. 338-411.
60 Maurice Max-Ingrand (1908-1969).
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 19
mondial (le plateau d’Assy est un haut lieu de la Résistance) avec Jean Bazaine (1904-
2001), Jean Lurçat (1892-1966) et Fernand Léger (1881-1955), Henri Matisse (1869-
1954, le saint Dominique en céramique des religieux dominicains qui ont en charge
l’église jusqu’en 1994), Georges Braque (1882-1963, symboliquement, la porte du
tabernacle en bronze), Marc Chagall 61 (tout aussi symboliquement les fonts
baptismaux) et Jacques Lipchitz, aux côtés des amis du fondateur, des proches du
plateau d’Assy et de Jacques Lipchitz (1891-1973), comme Ladislas Kijno (1921-2012),
Germaine Richier (1902-1959) et Claude Mary, Théodore Strawinsky (1907-1989), Paul
Berçot (1898-1970), Paul Bony, Maurice Brianchon (1899-1979), etc. C’est ainsi que
Fernand Léger accepte de composer la grande mosaïque de la façade, « un puzzle aux
couleurs violentes, où s’inscrivent schématiquement les symboles des litanies de la
Vierge. Jean Lurçat, au même moment, compose la tapisserie de l’Apocalypse. » 62 Pas
à pas les fondateurs vont donc ouvrir l’Église au monde artistique contemporain, avec
Marc Chagall et Jacob (Jacques) Lipchitz, tous deux de confession juive, avec Fernand
Léger et Jean Lurçat, tous deux « compagnons de route » du PCF, etc. Par sa décoration,
uniquement, l’édifice encourt le reproche d’être devenu un « musée » mais il ouvre en
grand une porte dès le début des années 50 — l’église est consacrée le 4 août 1950 et
la décoration achevée en 1961 — et opère une évidente réconciliation entre l’Église et
l’art. La question des thèmes est importante car, si les artistes sont choisis pour la
qualité de leur œuvre, il s’agit de respecter la fonction première de l’église et de
traduire des thèmes chrétiens. Chaque rencontre fait ainsi l’objet d’un débat nourri et
de longues discussions. Dans tous les cas le choix du thème est cohérent avec le choix
de l’artiste. Pierre Bonnard, peintre des scènes intimistes, place saint François de Sales
avec les malades de son neveu, le docteur Jean Terrasse, co-fondateur de Sancellemoz ;
Fernand Léger, défenseur de l’objet, illustre les litanies de la Vierge en façade de
l’église ; Lipchitz dédie Notre-Dame de Liesse à « la bonne entente entre les hommes
sur la terre ». Si Couturier, qui réalise lui-même deux vitraux majeurs (Sainte Thérèse et
l’archange Raphaël), est à l’origine de nombreux contacts, le rôle du chanoine Devémy
dans la responsabilité des choix a été capital. Des relations de famille sont également
utilisées, ainsi pour Pierre Bonnard. Théodore Strawinsky (les mosaïques de la crypte)
fait de nombreux séjours à Assy et Ladislas Kijno (la Cène de la crypte) passe une
dizaine d’années de sa vie en traitement dans un sanatorium. La consécration de
l’église coïncide avec le début de la guerre de Corée et des voix s’élèvent contre la
Il est aussi fait appel à des artistes renommés pour la décoration du Sacré-Cœur
d'Audincourt (Doubs, près de Montbéliard) : il s’agit encore de Bazaine et Fernand
Léger. L’église du Sacré-Cœur a été construite comme Notre-Dame d’Assy par
Novarina et des ouvriers bénévoles de 1949 à 1951, avec un parti très sobre. Qu’ajouter
comme autres édifices religieux ? La chapelle des Dominicaines du Rosaire à Vence
(1948-1951) 66 que Henri Matisse décore et, surtout, la chapelle Notre-Dame-du-Haut
à Ronchamp (Haute-Saône). C’est Le Corbusier qui l’édifie, entre 1951 et 1955, appuyé
sur la commission d’art sacré du Doubs, le département voisin, qui joue un rôle tout à
fait en flèche. Les plans de Le Corbusier n’ont rien de commun avec ceux de Saint-
Joseph du Havre, édifiée par le complice pourtant, Auguste Perret lui-même : courbes
et contre-courbes plastifient littéralement le béton et le toit ne repose pas sur les
parois. La décennie s’achève avec la basilique souterraine Saint Pie X construite à
Lourdes par Pierre Vago (1910-2002), en 1958, Lourdes accueillant cinq millions de
pèlerins cette année-là !
c) L’ère de l’engagement
63 Voir aussi É.Fouilloux, Les Chrétiens français entre guerre d’Algérie et mai 68, Parole et silence, 2008, 360 p.,
pp. 290-297 et sa notice dans A.Cova & B.Dumons dir., Destins de femmes. Religion, culture et société en France.
XIXe-XXe siècles, Letouzey et Ané, 2010, 466 p., pp. 358-359.
64
1895-1967, peintre verrier auteur des vitraux de l’église Notre-Dame du Raincy — que d’aucuns s’obstinaient
à considérer comme scandaleuse (Collectif, L’Encyclopédie Perret, Éditions du Patrimoine/Le Moniteur, 2002,
445 p., pp. 271-272) — et de surcroît fumeuse de pipe !
65 Les « débats et querelles » au sujet de l’art sacré occupent toute la troisième partie de F.Caussé, La revue L’Art
sacré. Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), Le Cerf, 2010, 683 p.
66 F.Caussé, La revue L’Art sacré. Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), Le Cerf, 2010, 683 p.,
pp. 326-338.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 21
67 Biblio. : Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955. Le devoir d’insoumission, IMEC, 1994, 596 p.,
réédition, 2008, 509 p.
68 A.Boschetti, Sartre et « les Temps modernes », une entreprise intellectuelle, Éditions de Minuit, 1985, 326 p.,
notice J.-F.Sirinelli, dans J.-Fr.Sirinelli dir., Dictionnaire historique de la vie politique française, PUF, 1995,
1 068 p., réédition, 2003, coll. « Quadrige », 1 254 p., pp. 1192-1194.
69 P.Albertini, « Les juifs du lycée Condorcet dans la tourmente », Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
octobre-décembre 2006, pp. 81-100
70 Voir pour les rapports avec le PCF David Caute, Le communisme et les intellectuels français. 1914-1966, trad.
fr., Gallimard, 1967, 474 p., notamment pp. 292 & suiv.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 22
un parti supprimé en 1939. Le parti communiste est espoir, mythe et utopie : n’y a-t-il
pas une nouvelle société en URSS, un modèle soviétique dont le caractère contraint et
artificiel ne sont guère aperçus par une large partie de la société française. Le culte de
la personnalité (Staline, « Maurice », etc.) est intense et le choc du spoutnik, le premier
satellite artificiel dans le monde (4 octobre 1957), est grand 71.
71 D’autant plus qu’on ignorera longtemps que, quelques jours auparavant, le 29 septembre, s’est produite dans
l’Oural (Kitchim-Maïak) une catastrophe nucléaire, soupçonnée pour la première fois par le biologiste dissident
Jaurès Medvedev en 1976.
72 J. Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Fayard-
Minuit, 1983.
73 L.Lemire, L'Homme de l'ombre : Georges Albertini, Balland, 1990, 264 p. ; J.Lévy, Le dossier Georges
Albertini. Une intelligence avec l'ennemi, L'Harmattan/Les éditions du pavillon, 1992, 280 p., compte rendu par
mes soins dans Historiens & Géographes, n° 342, p. 518.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 23
Faure, Georges Bidault, Louis Vallon, Jacques Baumel, Maurice Schumann, Georges
Pompidou, etc. — et de par le monde.
74 Pierre Grémion, « Preuves dans le Paris de Guerre froide », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, janvier-mars
1987, pp. 63-81. Jacques Carat (1919-2009) en a été le rédacteur en chef puis le directeur de publication (cf. notice
dans C.Pennetier dir., Figures militantes en Val-de-Marne. Dictionnaire biographique Maitron : un siècle de
militantisme sur le territoire de l’actuel Val-de-Marne. 1870-1970, Les Éditions de l’Atelier, 2009, 461 p.,
pp. 109-111).
75 Cf. O.Loubes, Cannes 1939. Le festival qui n’a pas eu lieu, Armand Colin, 2016, 288 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 24
83
Il s’agit de D.Lejeune, La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, 2015, collection « Cursus »,
192 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 26
4°) Il faudrait aussi évoquer… (je ne peux pas tout dire dans une
conférence !)
Une nouvelle ère cinématographique est annoncée dès 1946 par Les Portes
de la nuit de Carné, éreinté sur le moment par la critique. Les rares évocations de
prisonniers de guerre disparaissent bien vite 84, avant de réapparaître dans les années
60. Dès 1947 la Résistance s'évanouit de la filmographie française, jusqu’au retour au
pouvoir de De Gaulle, la Guerre froide et les divisions politiques changent la donne
artistique, le temps produit en matière de films de guerre un effet de décantation et il
n’y a plus qu’une trentaine de productions entre 1947 et 1957 à évoquer la Seconde
Guerre mondiale.
84 Cf. É.Gayme, « Le prisonnier de guerre français de la Seconde Guerre mondiale au cinéma : une popularité
tardive et brève », dans L.Bantigny, A.Benain & M.Le Roux dir., Printemps d’histoire. La khâgne et le métier
d’historien. Pour Hélène Rioux, Perrin, 2004, 375 p., pp. 200-209.
85 S.Berstein & P.Milza, Histoire de la France au XXe siècle, Complexe, coll. « Questions au XXe siècle », tome
III, pp. 223-224
86 René Vettier, Culture et démocratie. Comment devenir un homme cultivé, Nathan, 1958, 188 p. Sur la culture
populaire : J.Charpentreau et R.Kaës, La Culture populaire en France, Les Éditions ouvrières, 1962, 206 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 27
contraire, deux postes, d’autant que des postes portables apparaissent au milieu de la
décennie. Le « transistor », entendons le composant électronique mis au point en 1948
et que d’aucuns s’obstinent à appeler « transistance » ou « transistron », très vite, par
métonymie, désigne un poste de radio petit et léger qui peut être transporté
facilement, qui peut être écouté au sein de n’importe quelle activité, manuelle ou
intellectuelle, dans la maison ou hors de celle-ci 87. Il permet en outre une écoute
individuelle et non plus collective. Le transistor tient la vedette au Salon de la radio de
mars 1955 avec le Solistor et son prix est vite abordable, beaucoup plus tôt que celui
de l’autoradio, qui ne baissera, en termes relatifs, qu’à la fin des années 60.
87 Cf. Elvina Fesneau, « Poste à transistors, la mobilité ou la question de l'offre radiophonique », dans Patrick
Eveno & Denis Maréchal dir., La culture audiovisuelle des années 1960-1970, L’Harmattan, 2009, 192 p., pp. 41-
52.
88 Élève de Georges Bidault au lycée Louis-le-Grand, journaliste, époux de la journaliste Christiane Collange
(née en 1930) et beau-frère de Jean-Jacques Servan-Schreiber.
89 Marc Lazar, « Les Batailles du Livre du PCF (1950-1952) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 10, avril-
juin 1986.
90 J.-Y.Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Fayard, 2008, 493 p., pp. 234-235. Sur
l’édition en France, un ouvrage monumental, dirigé par P.Fouché, L’Édition française depuis 1945, Cercle de la
Librairie, 1998, 929 p., notamment la contribution d’Anne Simonin, « L'édition littéraire », pp. 30-87.
91 Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956),
premier tome de J.Verdès-Leroux, Le Parti communiste, les intellectuels et la culture, Fayard/Éditions de Minuit,
1983-1986, 2 vol., 585 et 491 p.
91
Sa lettre de démission est citée dans N.Racine et L.Bodin, Le Parti communiste français pendant l'entre-deux-
guerres, FNSP-Armand Colin, 1972, 310 p.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 28
Quels sont les best-sellers de cette décennie ? Dans son numéro du 16 avril
1955, L’Express recense les plus forts tirages en langue française des dix dernières
années. Six livres ont alors dépassé les 400 000 exemplaires : Le Petit Monde de Dom
Camillo (Giovannino Guareschi, 798 000), Le Grand Cirque (Pierre Clostermann,
527 000), J’ai choisi la liberté (Viktor Kravchenko, 503 000), Le Zéro et l’Infini (Arthur
Koestler, 450 000), Le Silence de la mer (Vercors, 420 000) et, sixième seulement, Le
Petit Prince (Antoine de Saint-Exupéry, 400 000). On remarquera que sur ces six best-
sellers, deux sont « anticommunistes », deux portent sur la guerre et deux peuvent être
qualifiés de « livres d’évasion » 92. Cependant il faut ajouter des livres publiés pendant
les dix ans écoulés de 1945 à 1955 et qui devaient faire une belle carrière pendant la
suite des Trente Glorieuses. Deux enseignements principaux ressortissent à ces deux
listes, établies d’après Pierre Avril et Gérard Vincent 93 : la très grande importance des
ventes, donc du lectorat et l’étendue de l’éventail des publications…
92 D’après G.Vincent, Les Français. 1945-1975. Chronologie et structures d'une société, Masson, 1977, 383 p.,
p. 83.
93 P.Avril et G.Vincent, La IVe République. Hommes et société, MA Éditions, 1988, pp. 34-36.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 29
II. Culture de masse et « gloire culturelle » dans les années 60, dans les
sixtees à la française ?
94
P.Ory, L’Entre-deux-Mai. Histoire culturelle de la France (mai 1968-mai 1981), Seuil, 1983, 283 p., pp. 79-81.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 31
La question a été clairement posée et résolue pour les années 50 par Ludovic
Tournès et un colloque 95. Au lendemain de la Première Guerre mondiale une première
génération de produits culturels venus d’outre-Atlantique parvient en France et y
éclot : jazz, bande dessinée, cinéma, etc. Un premier antiaméricanisme culturel est
incarné par Georges Duhamel (1884-1966) et ses Scènes de la vie future (1930), il se
manifeste aussi chez de jeunes intellectuels tels que Robert Aron et Arnaud Dandieu
(1897-1933), qui publie en 1931 Le cancer américain. Après la Seconde Guerre
mondiale une deuxième vague d’américanisation, plus importante et contemporaine
d’une grande modernisation du pays, aborde la France : la société de consommation,
calquée sur le modèle américain qui fait son apparition dans les fifties à la française, se
traduit non seulement par des mutations fondamentales dans la vie quotidienne des
Français mais aussi par l’importation d’une culture de masse qui existe aux États-Unis
depuis le début du XXe siècle, y est étudiée et se diffuse en Europe après 1945 (96).
95 L.Tournès, « L’américanisation de la culture française ou la rencontre d’un modèle conquérant et d’un pays au
seuil de la modernité », Historiens et Géographes, juillet-août 1997, pp. 65-79 ; D.Barjot & C.Réveillard dir.,
L’Américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle. Mythe et réalité, Colloque Paris IV 2001, PUPS, 2002,
274 p.
96
Cf. aussi Jacques Portes, « L’horizon américain », dans J.-P.Rioux & J.-Fr.Sirinelli dir., La culture de masse en
France de la Belle Époque à aujourd'hui, Fayard, 2002, 461 p., pp. 29-71.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 32
premiers romans publiés sont écrits par le Britannique Peter Cheyney (1896-1951) ; les
auteurs français font une « percée » à partir de 1953-1954 (97).
97 F.Lhomeau & A.Cerisier dir., C’est l’histoire de la « Série noire », 1945-2015, Gallimard, 2015, 264 p.
98 Fondamentaux, les articles de Jacques Portes, « Les origines de la légende noire des accords Blum-Byrnes sur
le cinéma », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1986 et d’Irwin M.Wall, « Les accords Blum-
Byrnes… », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 13, janvier-mars 1987, pp. 45-62 et erratum de détail, dans
n° 15 (juillet-septembre 1987), p. 161.
99 « L'accueil des films américains en France pendant la Guerre froide (1946-1953) », Revue d'histoire moderne
et contemporaine, avril-juin 1986, pp. 301-313 et Le cinéma français dans la guerre froide. 1946-1956,
L’Harmattan, 1996, 204 p.
100 Cf. Michel Crozier, Ma Belle Époque. Mémoires, Fayard, tome I, 2002, 390 p. et F.Chaubet, « Michel Crozier
entre la France et les États-Unis. Parcours international d’un sociologue », Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
juillet-septembre 2013, pp. 71-84. Il ajoutera plus tard le concept de « société bloquée », titre de son livre de 1970
(Seuil, 252 p., réédition, 1994, 206 p.). Il fustige une société fondée sur la peur du face-à-face, le manque de lien
social (cf. les livres de Pierre Rosanvallon et d’abord La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence,
Seuil, coll. « Points », 1995, 227 p.), l’innovation corsetée (l’adaptation aux changements se fait très mal), la
conception très hiérarchique de l’autorité, le rôle du pouvoir, le fossé dirigeants-exécutants, le poids et le malaise
de l’administration, il souligne les problèmes induits par l’introduction de l’informatique (la 3e révolution
industrielle) et la difficulté à lancer une action collective, cf. mai 68, expression de la société bloquée, mais aussi
les « fractures » de décembre 1995 (un an après la réédition) et 1997, ajoutons-nous. Il dénonce un système,
économique, social et politique, de pouvoir à la française qui est un système de castes : le recrutement du personnel
dirigeant se fait dans les grandes écoles (l’ ENA, l’X, etc.), au recrutement social très sélectif.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 33
101 Jean-Philippe Smet est né en 1943 ; F.Hardy et S.Vartan sont nées en 1944.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 34
102 D.Barjot & C.Réveillard dir., L’Américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle. Mythe et réalité,
Colloque Paris IV 2001, PUPS, 2002, 274 p., p. 12.
103 Même Vincent Auriol s’inquiète, en bon méridional, dans son Journal…, cf. 17 mars 1950 : « il importe que
les services techniques vérifient si elle [cette boisson] satisfait ou non aux prescriptions en vigueur ». La
controverse est évoquée par Jean-Louis Marzorati, C’étaient les années 50, L’Archipel, 2010, 417 p., pp. 143-146.
La bouteille de Coca-Cola d'avant-guerre n'était pas capsulée, elle avait une fermeture à levier, comme les
bouteilles de limonade. Elle est redessinée par le designer franco-américain Raymond Loewy (1893-1986) à la fin
des année 1940 et capsulée.
104 Il s’agit d’un petit « vinyle » de deux chansons du Rico’s creole band.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 35
105 Avec le renfort du chapitre X du livre de Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-
1956, trad. fr., Fayard, 1992, 404 p. : « Monde occidental, tu es condamné à mort. L’anti-américanisme dans une
perspective historique ».
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 36
* Générale occidentale (filiale CGE) & CEP Communication (filiale d'Havas), qui
contrôlent ensemble (1988>>>) Groupe de la Cité, qui lui-même contrôle Larousse,
Bordas, Nathan, France-Loisirs, Presses de la Cité (et toutes leurs filiales)
* autres groupes de presse : Amaury (Le Parisien), Prisma (Géo), Bayard Presse, etc.
- disparition progressive des titres issus de la Résistance : le dernier, Combat (sous-
titre : De la Résistance à la révolution). Camus= symbole >>> départ 1947
- de 1965 à 1979 : France-Soir (Pierre Lazareff) perd la 1/2 de son public, Le Figaro
tombe de 500 000 à 400 000
- mais expansion du Monde :
* Un cas unique de création suscitée par le pouvoir politique (de Gaulle pour
remplacer Le Temps), au profit de Hubert Beuve-Méry, ancien correspondant du
Temps à Prague qui avait démissionné pour protester contre Munich
* stagnation à 150 000 pendant longtemps
* tirage augmente à la fin de la Guerre d'Algérie : 220 000 de 1958 à 1960, 293 000 en
1965, 470 000 en 1969 (a culminé à 800 000 en mai-juin 1968), 550 000 en 1979
grosse originalité, d'autant plus que le journal garde son austérité héritée du
Temps
* causes : journal des étudiants, attire catégories sociales nouvelles (cadres, etc.)
* autre originalité : soc. de rédacteurs
- transf. de présentation :
* formation "tabloïd", inauguré par Paris-Jour 1959 (Cino del Duca)
les hebdos aussi ont fait peau neuve :
- la presse périodique se diversifie et se spécialise
- les "hebdos", inspirés des "news-magazines" US, visent clientèle des classes
moyennes
- 1er d'entre eux, par la chronologie, L'Observateur :
* fondé 1950 par Roger Stéphane et Gilles Martinet, Claude Bourdet étant directeur
politique
* dans mouvance de la gauche
* pour décolo. (Indo., puis Algérie)
* titre changé en France-Observateur en 1954, puis Le Nouvel Observateur en 1964
* tirage de 70 000 exempl. 1958
- 1er d'entre eux, par le tirage, L'Express :
* 16 mai 1953, proche de Pierre Mendès France à ses débuts (voir la dossier biogr.)
* contre Guerre d'Indochine, puis d'Algérie
* conversion provisoire (1955) en quotidien (pour législatives)
* tirage de 150 000 ex. en 1958
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 37
En 1956, Et Dieu créa la femme de Roger Vadim fait de Brigitte Bardot une
« star », trois ans plus tard, la star nationale a une envergure internationale, rivalisant
avec Marilyn Monroe. Les médias s’emparent du « mythe Bardot », largement amplifié
par le film La Vérité de H.-G. Clouzot (1960) qui met en scène l’ « animal Bardot » et
qui inspire la mode. Mais c’est dès 1950 que cette jeune fille de quinze ans devient la
coqueluche des magazines et hante les boutiques de mode 106. À la fin de la décennie,
Brigitte Bardot a une rivale ou une actrice symétrique car brune, Bernadette Lafont
(1938-2013), un peu plus jeune qu’elle, et qui est avec B.B. l’un des deux « corps de
femme » de la fin des années 50. Elle est révélée en 1958 par Les Mistons de François
Truffaut et Le Beau Serge de Claude Chabrol, avant de jouer en 1960 dans Les Bonnes
Femmes de Claude Chabrol aussi. Antithèse de B.B., Simone Signoret 107 représente
un autre type de star, très apprécié du public ; d’autres grandes actrices surgissent,
comme Romi Schneider 108 et il y a un grand nombre de danseuses en France. Aucune
femme n’échappe à la presse féminine commerciale (Nous deux, Modes et travaux,
Marie-Claire, Elle, Bonnes soirées, Intimité, Marie-France, Modes de Paris, Pour vous
Madame…) : c’est un secteur florissant sur le long terme, mais qui est une forme de
dévaluation professionnelle. Cette presse emploie en effet peu de diplômées, le
moralisme et l’apolitisme dans ces médias font sourire les professionnels et la presse
féminine est fortement critiquée par les féministes.
Notons que La Croix est le seul quotidien national à avoir plus de lectrices que
de lecteurs ; ce quotidien catholique a d’ailleurs établi la parité dans la rédaction. La
presse du cœur continue, avec les romans « à l’eau de rose », la série Harlequin : un
scénario immuable, un conformisme, mais des amants par procuration… Les livres de
cuisine sont toujours dominés par le best-seller de Ginette Mathiot, Je sais cuisiner,
remontant à 1932, mais constamment réédité. La télévision évolue. Le Magazine
106
Un intéressant sous-chapitre du 8 dans E.Retaillaud, La Parisienne. Histoire d’un mythe, du siècle des Lumières
à nos jours, Seuil, 2020, 428 p.
107 Simone Kaminker, 1921-1985.
108 Rosemarie Albach, 1938-1982.
Dominique Lejeune, Les « 20 GLORIEUSES » DE LA CULTURE… 38
féminin de la chaîne unique, diffusé à l’origine sous le titre de La femme chez elle 109,
qui cultive les stéréotypes (couture, cuisine, maquillage, etc.), sera complètement
dépassé par Les femmes aussi (1964-1973) d’Éliane Victor (1919-2017), femme de Paul-
Émile, magazine qui renouvelle totalement l’image de la femme à la télévision. La
même année 1964, une émission, « Aux grands magasins », utilisera Simone Signoret
en interviewer : clientes et vendeuses exposent avec franchise leur vision très
traditionnelle de la femme, du mariage et du « ménage » ; des émissions isolées des
années 60 évoqueront le travail féminin, l’évolution du mariage, de l’amour. En matière
religieuse il faut noter le détachement féminin, surtout parmi les femmes jeunes,
l’indifférence en matière de morale sexuelle, le bénévolat, dont le catéchisme (au
domicile familial ou dans un local paroissial), les aumôneries. Bien sûr, les femmes sont
plus nombreuses que les hommes dans la pratique et les associations confessionnelles
et, au-delà, des femmes prennent en charge des paroisses sans prêtres (il y a toujours
refus de l’ordination des femmes par l’Église catholique, malgré quelques
réclamations), les femmes pasteurs sont de plus en plus nombreuses (la première en
1927), les femmes juives sont séduites par le courant libéral et les musulmanes par la
pratique publique de leur religion, mais pas encore (ou plus) par le hijâb (foulard).
Quelques livres publiés à la fin de la IVe République devaient faire une belle
carrière pendant la suite des Trente Glorieuses (d’après P.Avril et G.Vincent, La IVe
République. Hommes et société, MA Éditions, 1988, pp. 34-36) :
Joseph Kessel, Le Lion, 1958, 1 771 000 ex.
Hervé Bazin, Qui j’ose aimer, 1956, 1 407 000 ex.
Françoise Sagan, Un certain sourire, 1956, 1 320 000
Guy des Cars et San Antonio, tous leurs titres dépassent le million
Christiane Rochefort, Le Repos du guerrier, 1958, 948 000
Françoise Sagan, Dans un mois, dans un an, 1957, 854 000
Albert Camus, L’Exil et le royaume, 1957, 785 000
Charles de Gaulle, L’Unité (tome II des Mémoires de guerre), 1956, 774 500
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, 761 000
Bernard Clavel, L’Espagnol, 1959, 724 000
Roman de Paul Guimard (1967) et film de Claude Sautet (1970). Michel Piccoli,
Romy Schneider, Lea Massari, Jean Bouise, Boby Lapointe, Dominique Zardi…