Cours sur le théâtre
Cours sur le théâtre
Cours sur le théâtre
Patrick Haluska
Ainsi, dès son origine, ce genre est lié au spectacle et les effets qui lui sont attachés doivent
sans cesse vous guider dans votre réflexion que ce soit pour une dissertation ou une
explication de texte.
I. Le théâtre antique
1 La tragédie
Par admiration pour l’Antiquité, le XVII°s (Racine et Corneille) s’inspire de la tragédie
antique et emprunte la plupart de ses sujets tragiques à l’histoire grecque ou romaine. Il
renoue également avec les grands thèmes tragiques de la révolte (Horace), de l’opposition à
des forces adverses (Andromaque, Bérénice), de la fatalité (Phèdre). Il conserve aussi de
l’Antiquité, le caractère cérémonial : une action simple et noble, une langue poétique et
majestueuse.
La tragédie doit répondre à plusieurs impératifs : être écrite en vers, en langue
soutenue ; comporter cinq actes. Elle doit se terminer par un dénouement malheureux, la mort.
Les personnages doivent être illustres ou d’un statut social élevé ; l’action doit se situer à une
époque passée. Elle doit respecter la vraisemblance et la bienséance. Elle obéit strictement à
la règle des trois unités :
- l’unité de temps : l’action est concentrée sur une durée de 24 heures au plus ;
- l’unité de lieu : l’intrigue se déroule d’un bout à l’autre dans le même lieu.
- l’unité d’action : l’action est composée d’une intrigue unique.
Ces unités donnent à la tragédie classique une grande intensité dramatique qui passe
essentiellement par les ressources du langage : en effet, la violence ne doit pas être montrée
sur le théâtre : les scènes de combat ou de meurtre font l’objet de récits. Ainsi les faits sont
racontés sous la forme d’un récit (le récit de la mort d’Hyppolite par Théramène dans Phèdre
ou encore le récit de la bataille contre les Maures dans Le Cid)
De plus, comme nous l’avons vu, selon la définition d’Aristote, la tragédie doit
inspirer la terreur et la pitié, son but est la catharsis et le spectacle des malheurs du héros
conduit le spectateur à se libérer de ses propres passions : c’est une fonction initiatique et
purificatrice. A ces sentiments de pitié et de terreur, Corneille ajoute l’admiration.
Les didascalies sont presque absentes car la tragédie classique est pur discours, la
parole se suffit à elle-même et cette parole est action. Vitez qualifiait quant à lui le théâtre
classique comme « une conversation sous un lustre ».
Dans l’univers tragique tout se passe comme si en dehors du langage les personnes
n’existaient pas (D’Aubignac dans La pratique du théâtre (1657) écrit qu’au théâtre « parler
c’est agir »). Mais le théâtre classique n’est pas qu’un théâtre de mots, c’est aussi un théâtre
de passion et de violence qui jaillit, servi par de nombreuses didascalies internes (vers qui
fonctionnent comme des indications scéniques) :
- « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue », Phèdre, Racine.
- « Mais, madame, du moins tournez vers moi les yeux » (tirade de Pyrrhus)
(Andromaque III 7), Racine.
La question du silence au théâtre est posée dans cette scène. Même si le théâtre est fait de
parole, il ne faut pas oublier que le silence est aussi parole.
Dans Britannicus, II, 6 : où Junie tente de dire à Britannicus qu’elle ne l’aime plus parce que
Néron est caché derrière un rideau. Notons la triple énonciation de cette scène où les paroles
de Junie ont des sens différents selon les destinataires: un sens pour Britannicus, un sens pour
Néron et un sens pour le spectateur. Le spectateur a toute la connaissance, voit le héros se
débattre et sait que cela ne sert à rien. Ce phénomène s’appelle l’ironie tragique. L’ironie
tragique survient lorsque le spectateur a toute la connaissance d’une situation et voit un
personnage qui n’en a qu’une connaissance partielle et se débat alors que le spectateur sait
qu’il se débat pour rien :
Dans le théâtre classique il y a donc plus que la parole, il n’est pas qu’un pur langage. C’est
un art extrêmement visuel. Un des éléments de la théâtralité (tout ce qui n’est pas le langage
et qui fait sens au théâtre – selon Barthes la théâtralité c’est le théâtre sans le texte) est le
traitement des corps souffrants (Phèdre est une véritable cartographie de son corps souffrant
et du corps aimant).
Ce qui caractérise l’univers tragique c’est la fatalité - le fatum - qui pèse sur le héros. Tout
étant joué d’avance, le spectateur assiste aux vaines gesticulations d’un personnage condamné
à mourir. Par conséquent le fatum est un élément entraînant l’ironie tragique. Quelques
tragédies finissent bien tout de même chez Corneille notamment (Cinna, Bérénice – au regard
de la souveraineté-). Cette fatalité peut prendre des formes diverses, tantôt extérieures (Les
dieux, Dieu, la puissance politique – Rome pour Titus dans Bérénice) tantôt intérieures (les
passions). Chez Racine elle se manifeste aussi sous la forme d’une résonnance intérieure,
d’une manière dont la fatalité agit.
Boileau dans son Art poétique (1674) a codifié les règles de la tragédie classique :
« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »
Des effets de « sourdine » participent aussi à contenir cette violence de la tragédie. Leo
Spitzer dans « L'effet de sourdine dans le style classique : Racine » a étudié les « effets
d’atténuation chez Racine ». L’esthétique classique fonctionne comme un contenant : rythme,
unité métrique, prosodique, syntaxique… Mais cette violence affleure, perce.
- « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; / Un trouble s’éleva dans mon âme
éperdue ; / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; / Je sentis tout mon
corps, et transir3 et brûler. » Racine, Phèdre
La tragédie sous ses formes codifiées n’existe plus au XX°siècle, mais le tragique demeure et
le théâtre reste son mode d’expression privilégié. Les thèmes développés rattachent ce
tragique moderne aux tragédies antiques : la liberté, la révolte, la solitude humaine. Anouilh a
dit cette mécanique bien huilée qu’est la tragédie dans sa pièce Antigone :
Le chœur
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela
qui est commode dans la tragédie. On donne un petit coup de pouce pour que cela démarre
[…] Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est
minutieux, bien huilé depuis toujours. […] C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est
sûr… Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le
sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et
qu’on n’a plus qu’à crier […]
Le Tragique :
La tragédie meurt donc avec l’Ancien Régime ; ce qui n’empêche pas le 20ème siècle,
surtout en sa seconde moitié, de se vivre comme tragique et si aucune des pièces
contemporaines qui reprennent un mythe antique ne revendique l’étiquette « tragédie »,
toutes, en revanche, réactivent la notion tragique. Ainsi, dans Le Retour du tragique, 1967, de
Jean-Marie Domenach, on lit dans l’introduction : « Le tragique sort de la tragédie ; puis il
revient constamment provoquer la réflexion philosophique et l’action politique, au point
qu’on peut considérer les philosophies les plus actives et les révolutions les plus décisives de
l’ère moderne comme un défi lancé, il y a vingt-cinq siècles, sous le soleil grec. »
Exemples : La Machine infernale, Cocteau (1933), Electre, Giraudoux (1937),
Antigone, Anouilh (1944), Les Mouches, Sartre (1943).
Filmographie : Parking, Jacques Demy (1985)
Le tragique désigne donc une vision particulière du monde et de la vie, où l’homme est
aux prises avec des forces qui le dépassent et, finalement, le détruisent, ou du moins lui
révèlent son impuissance et sa misère. Ces forces sont souvent exprimées à travers la notion
de fatalité.
Ainsi, la tradition tragique est née chez les Grecs parce qu’ils croyaient au destin comme en
une force toute-puissante, à laquelle l’humanité, l’univers et les dieux eux-mêmes étaient
soumis : la fatalité. Ils désignaient cette destinée implacable par les termes « moira » ou
« anankê ». L’essence du tragique est la lutte héroïque, mais vouée à la défaite, de l’homme
contre la fatalité.
Cette notion essentielle éclaire l’étude des mythes repris dans des pièces de théâtre du
XX° siècle. En effet, Jean Giraudoux déclare à propos de La Guerre de Troie n’aura pas lieu,
dans un entretien du 7 décembre 1935 au journal Je suis partout : « C’est une tragédie que
j’ai voulu écrire. Une tragédie, bien entendu, à ma manière, mais une tragédie, c’est à dire un
ouvrage dominé par la fatalité ». Ou encore, dans : Littérature : Bellac et la tragédie, il se
demande : « Qu’est-ce que la tragédie ? C’est l’affirmation, répond-il, d’un lien horrible entre
l’humanité et un destin plus grand que le destin humain ».
Extraits :
« Ainsi le poète tragique a-t-il soin d’éviter tout ce qui pourrait appeler notre attention
sur la matérialité de ses héros. Dès que le souci du corps intervient, une infiltration
comique est à craindre. C’est pourquoi les héros de tragédie ne boivent pas, ne mangent
pas, ne se chauffent pas »
« Est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une
dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique »
Le procédé du diable à ressort : « Dans une répétition comique de mots il y a
généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un
ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment. Quand Dorine
raconte à Orgon la maladie de sa femme, et que celui-ci l’interrompt sans cesse pour
s’enquérir de la santé de Tartuffe, la question qui revient toujours : « Et Tartuffe ? »
nous donne la sensation très nette d’un ressort qui part »
« Ce genre de raideur s’observe-t-il aussi dans le langage ? Oui, sans doute, puisqu’il y
a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées »
« L’action est voulue, en tout cas consciente ; le geste échappe, il est automatique. […]
Donc dès que notre attention se portera sur le geste et non pas sur l’acte, nous serons
dans la comédie ». On peut penser au geste de Tartuffe qui révèle sa véritable identité :
Tartuffe. […]
Et j’aurais bien plutôt…
(Il lui met la main sur le genou)
Elmire. Que fait là votre main ?
Tartuffe. Je tâte votre habit ; l’étoffe en est moelleuse.]
Selon Jasinski (Molière, Hatier, 1970), il y a deux types de comique chez Molière :
- Le comique d’euphorie : c’est le rire de la farce
- Le comique de satire : rire grinçant, déstabilisant.
Dès que la satire devient trop importante, Molière introduit de l’euphorie pour éviter de sortir
de la comédie.
Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Librairie José Corti, Paris, 1964
Ouvrage qui porte spécifiquement sur le théâtre comique.
► A propos du baroque. Réflexion sur les problèmes génériques d’une pièce baroque :
L’illusion comique de Corneille.
Barroco : portugais, mot du vocabulaire joaillier désignant la forme irrégulière d’une perle.
Est baroque le goût de la liberté en littérature, le refus des règles, de la mesure, de la
bienséance, de la séparation des genres. Le baroque est un art du mouvement, de la
fluctuance, de la fuite du temps. Les thématiques baroques principales sont : la frontière, les
masques, l’illusion, la mise en abyme (L’illusion comique Corneille, La vie est un songe
Calderon), la fumée (cf. sonnet Le fumeur de Saint Amant), l’eau, l’instabilité, le goût du
macabre, le mélange des genres (L’illusion comique). Cf. Jean Rousset, Formes et
significations et La littérature de l’âge Baroque en France.
Dans L’illusion comique, il y a trois morts, Adraste dans la pièce 1, Clindor et Isabelle
dans la tragédie. Un fantoche comme Matamore côtoie dans le même espace dramaturgique
des personnages de tragédie comme Théagène et Hippolyte. Corneille souligne l'étrangeté de
sa pièce dans sa dédicace : « Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte
n’est qu’un prologue, les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une
tragédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie ». Ce théâtre fait appel au surnaturel, le
réel et l’imaginaire se côtoient par l’intermédiaire du théâtre dans le théâtre et de la mise en
abyme du théâtre. Avec L’illusion comique Corneille pose le problème des frontières entre le
réel et l’imaginaire, mais c’est surtout une mise en question de l’univers théâtral.
Le schéma de la pièce nous permet de saisir les différents enjeux (à connaître parfaitement)
- La pièce est encadrée par le couple spectateur- comédiens, exhibant ainsi les
enjeux du spectacle.
- Les comédiens jouent les comédiens, ce qui souligne une réflexion sur le métier de
comédien
- Lyse, Clindor et Isabelle personnage de comédie jouent Clarine, Théagène et
Hyppolite
- En intégrant une comédie et une tragédie dans sa pièce Corneille interroge la
notion de genre (d’ailleurs la frontière reste perméable, la comédie tend vers la
tragédie avant même que celle ci s’ouvre avec l’acte V, le monologue pathétique
de Clindor en prison à l’acte IV, où le personnage accepte la mort avec joie,
pourrait en faire un héros tragique cependant le spectateur sait déjà qu’il sera
délivré et cette perspective tire à nouveau la pièce du côté de la comédie :
Dans son laboratoire des genres, Corneille prépare Clindor à devenir un personnage de
tragédie.
Dés La Préface de Cromwell, Hugo refusait la séparation des genres qui distinguait la
tragédie et la comédie. Le nouveau drame devait être l’expression de l’homme total, un
homme tour à tour sublime et grotesque. Ce mélange des genres est un des fondements
esthétiques du drame romantique.
Les drames romantiques sont aussi une réflexion politique sur le devenir de la
monarchie et la plupart des drames ont un rapport avec l’autorité monarchique (Lorenzaccio
de Musset). La quasi totalité de l’œuvre dramaturgique de Victor Hugo vaticine sur le devenir
de la royauté et annonce les grandes révolutions à venir. Anne Ubersfeld a vu dans Ruy Blas
“une parabole de la révolution”, l’histoire de “la décadence de la royauté et de son relais
possible, non par le peuple, mais par l’homme du peuple”. L’émergence du théâtre
romantique dépasse de loin un simple problème littéraire, la bataille d’Hernani(1830) qui
ouvre les hostilités est bien plus qu’un affrontement entre les tenants d’un modernisme
littéraire et les tenants d’un classicisme intouchable. Il ne s’agit plus d’une querelle entre
Anciens et Modernes telle qu’elle le fut au 17ème siècle mais bien d’une remise en cause des
principes fondateurs de la Restauration. Car rien ne sera plus comme avant et entre le
classicisme et le romantisme se dresse le spectre gigantesque de la Révolution. En s’attaquant
aux lois d’Aristote (les règles aristotéliciennes se fondent sur la séparation des genres en
instaurant des frontières qui semblent imperméables : d’une part la comédie et d’autre part la
tragédie) qui structurent et définissent les genres depuis des siècles ainsi que les règles des
trois unités, Hugo veut faire une révolution littéraire. Les règles aristotéliciennes se fondent
sur la séparation des genres en instaurant des frontières qui semblent imperméables : d’une
part la comédie et d’autre part la tragédie.
Dans son désir de réunir la tragédie et la comédie au sein d’un même espace
dramatique, le drame se devait d’attaquer un des fondements de la séparation des genres :
l’unité de ton. Cette unité s’est érigée en véritable dogme au fil des siècles et suffit encore
aujourd’hui à distinguer une tragédie d’une comédie indépendamment des thèmes traités. En
cette première moitié du XIXème siècle, le public dans sa grande généralité tient encore à une
distinction des tons, son horizon d’attente est simple : le ton noble pour la tragédie, le ton bas
pour la comédie. Parler de burlesque ou d’héroï-comique pour définir le drame serait une
erreur, en effet, ces deux phénomènes de rupture sont fondés sur le principe de discordance
entre le sujet et le ton employé, or il n’y a aucune discordance dans le ton du drame. Il s’agit
bien d’un ton un et indivisible, qui est en parfaite concordance avec la philosophie du drame
qui est de représenter l’Homme total c’est à dire tour à tour sublime et grotesque. Le ton
dramatique englobe tous les autres tons car il se veut l’expression de la vie même en fondant
“ sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la
comédie” V. Hugo, Préface de Cromwell.
Le drame romantique se caractérise par une progression structurelle du comique vers
le tragique qui envahit peu à peu l’espace dramatique et donc le langage. Ce point semble
être, à nos yeux, un élément essentiel dans l’élaboration d’une définition du drame
romantique. Cette dérive tragique d’une comédie initiale se retrouve dans de nombreux
drames : On ne badine pas avec l’amour débute par l’entée en scène de deux personnages de
comédie : Dame Pluche et Maître Blazius, la pièce se termine par la mort de Rosette et la
rupture entre Camille et Perdican « Elle est morte ! Adieu, Perdican ! »
Hernani débute par une véritable scène de comédie dans laquelle le roi se retrouve
enfermé dans un placard. Le roi Don Carlos est un personnage emblématique de cette
intrusion du prosaïsme dans le discours, il est certain que son statut de roi augmente encore la
force de ses écarts de tonalité parce que le langage d’un roi est codifié et qu’il doit s’exprimer
de manière solennelle. La sortie du roi de l’armoire est une double intrusion :
« Don Carlos, ouvrant avec fracas la porte de l’armoire.
Quand aurez-vous fini de conter votre histoire ?
Croyez-vous donc qu’on soit à l’aise en cette armoire ? »
- elle est d’abord intrusion physique dans l’espace scénique, ce que souligne la
didascalie. Cette entrée en scène du personnage joue sur le principe du diable à ressort sortant
de sa boite, ce qui est typique des comédies.
- elle est aussi intrusion verbale dans l’espace du dialogue entre Hernani et Doña Sol.
Musset dont les drames sont plus intimistes choisit la prose, Hugo conserve le vers mais à
travers lui veut attaquer la citadelle classique :
“ Si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous
voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans
recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque
; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et
vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ;
plus ami de l’enjambement qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette
suprême grâce de notre poésie...”. En voulant théoriser le drame, Victor Hugo s’est
naturellement attaqué à ce qui était l’un des fondements de la dramaturgie classique :
l’alexandrin. Dans l’extrait de La Préface de Cromwell ci dessus, la présence du champ
lexical du bouleversement (briser, déplacer, embrouiller) révèle le désir qu’a Hugo de “
disloquer ce grand niais d’alexandrin”. Sa position est cependant ambiguë car il ne renonce
pas au vers classique de manière radicale comme Musset qui abandonne le vers pour la prose.
Le véritable problème pour Hugo est de trouver un vers au service de la démesure du héros
romantique. A être exceptionnel, langage exceptionnel. Le drame veut rivaliser avec la
tragédie, cet illustre ancêtre qui a fondé sa notoriété sur l’existence d’un vers régulier. Selon
les règles de la prosodie classique, la pensée devait se soumettre à la métrique, en d’autres
termes, l’idée ne pouvait déborder des limites du vers. Or le vers d’Hugo explose les
frontières rythmiques de l’alexandrin devenu trop étroit pour contenir ce déferlement verbal.
Libérée de ses entraves, la pensée se répand à grands flots dans l’alexandrin. Frédéric
Deloffre dans Le vers français souligne que “ lorsqu’il y a concurrence dans le vers entre
l’expression conforme à la syntaxe ou à la logique et l’expression conforme au rythme
métrique, le poète (classique) est tenté de choisir la seconde”. Observons la structure de ces
quelques vers tirés de Phèdre de Racine, lorsqu’elle annonce à Œnone son amour pour
Hyppolite :
Mon mal vient de plus loin. // A peine au fils d’Egée
Sous les lois de l’hymen // je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur // semblait être affermi ;
Athènes me montra // mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis,// je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva // dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus,// je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps // et transir et brûler.
Acte I, scène 3
Mis à part l’enjambement des deux premiers vers, c’est la régularité qui domine,
aucun enjambement pour le reste de la tirade, la césure est équilibrée (6 / 6), chaque vers
(excepté le vers 1) est terminé par une ponctuation qui marque une pause rythmique, le vers
est comme clos sur lui-même manifestant ainsi l’éclatante domination de la pensée sur le
mètre. Le vers classique se construit sur une triple unité : métrique, syntaxique, prosodique.
Voici au contraire un extrait d’Hernani :
Hernani
V.1 Hélas ! j’ai blasphémé ! si j’étais à ta place,
V.2 Doña Sol, / j’en aurais assez, / je serais lasse
V.3 De ce fou furieux ; de ce sombre insensé
V.4 Qui ne sait caresser qu’après qu’il a blessé.
V.5 Je lui dirais : Va-t’en ! - repousse-moi, repousse !
V.6 Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce,
V.7 Car tu m’as supporté trop longtemps, car je suis
V.8 Mauvais, / je noircirais tes jours / avec mes nuits !
Acte III, scène 4
C’est l’irrégularité qui domine à tous les niveaux :
enjambement des vers 2, 3 et 4
rejet du vers 8 : “mauvais”
trimètre romantique (imparfait) du vers 2 : 3/5/4
dislocation syntaxique du vers 5
création d’un hémistiche intercalaire au vers 8: je/ noir/ci/rais/ tes /jours
1 2 3 4 5 6
La ponctuation n’épouse plus les contours du vers mais au contraire se laisse entraîner par la
pensée du personnage.
Le phénomène le plus caractéristique de cette volonté de briser la frontière naturelle du vers
est sans conteste la technique de l’enjambement du vers. Cette technique est de trois ordres :
Le rejet : technique qui consiste à rejeter hors du vers (rejet externe) ou de l’hémistiche
(rejet interne) un mot ou un groupe de mots qui en fait partie. Le rejet n’est pas une
invention romantique mais ce mouvement littéraire a systématisé son emploi de telle sorte
que cette technique est attachée à l’écriture romantique. Hugo a fort bien compris qu’en
attaquant la sacro-sainte mesure classique, il s’attaquait au fondement même du théâtre
classique. D’ailleurs Hernani s’ouvre sur un rejet provocateur :
Doña Josefa, seule. Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre
quelques fauteuils. On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute.
On frappe un second coup.
Un nouveau coup.
Serait-ce déjà lui ?
C’est bien à l’escalier
Dérobé.
Un quatrième coup.
Vite ouvrons !
Cet escalier dérobé, c’est l’alexandrin qui se dérobe soudainement. Le ton est donné, la
bataille d’Hernani débute par une attaque en règle des Romantiques contre les tenants du
classicisme
1. Le bloc classique :
A. Ensemble de vers.
______________________
______________________ frontière quasi
______________________ infranchissable
______________________
B. Le vers classique.
coupe césure coupe
_____ _____ _____ _____
3 3 3 3
6 6
12
La césure et les coupes sont généralement le lieu de pauses rythmiques, ce sont des
frontières à l’intérieur des frontières.
B. Dislocation interne.
Cette dislocation a entraîné un changement dans la mesure du vers. Le vers classique repose
sur une mesure binaire (6/6) et les romantiques ont crée un vers à trois mesures que l’on
nomme le trimètre romantique. Il peut se présenter sous sa forme pure (4/4/4) ou sous des
formes imparfaites (4/5/3, 4/3/5 etc...). Si Hugo a renouvelé l’alexandrin, il n’en est pas moins
vrai que l’alexandrin classique reste le plus employé dans ses drames. En ce sens, la
versification hugolienne ne renie pas l’héritage classique mais lui apporte une fantaisie que
des règles exigeantes lui interdisaient.
V. Le théâtre moderne
1. A Artaud : Le théâtre et son double, 1938. Artaud s’oppose à l’interprétation faite
d’Aristote par les Classiques, et qui a fait selon lui de la mimesis une illusion factice. Pour
Artaud, il faut briser le langage pour toucher la vie car il est une limitation à la perception du
monde (Artaud vient des surréalistes, ces derniers cherchent à couper le lien entre la pensée et
l’écriture). Après les mots, il n’y a pas le vide, l’espace est plein de signes. Le corps devient
alors un signe évocateur de sens. Le théâtre d’Artaud est avant tout un théâtre physique et non
verbal. Lier le théâtre aux possibilités d’expression par les formes (gestes, bruits, couleurs,
plastique), c’est le rendre à sa destination primitive, c’est le replacer dans sa dimension
religieuse et métaphysique afin de réconcilier l’esprit et le corps – Artaud s’est inspiré du
théâtre balinais. Pourquoi la cruauté : parce que comme le souligne Artaud « Sans un élément
de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible. Dans l’état de
dégénérescence où nous sommes c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les
esprits ». Dans La Pierre philosophale, les thèmes de l’adultère et du désir passent par la
déformation des corps. Les personnages de la pièce sont monomaniaques :
les hypotextes sont parfaitement connus des spectateurs et donc le destin des
personnages – anticipe aussi sur le dénouement et laisse l’esprit du spectateur libre
d’observer la mécanique tragique à l’œuvre, c’est le processus tragique qui reste à
découvrir. Anouilh joue de cette connaissance du texte source dans son Antigone à
travers la parole du prologue : « Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue
son rôle jusqu’au bout… », ces points de suspension ouvrent un espace tragique et
une destinée connus de tous. )
- le décor est lui aussi un élément de distanciation, Brecht utilise des projections de
documents, de statistiques qui confirment ou réfutent ce qui est présenté par
l’action. Dans L’Opéra de quat’sous, des pièces donnant l’identité des personnages
sont projetées, des voix annoncent leurs destins…
ÉPILOGUE
Fin de la pièce
Avec Brecht un nouveau plaisir est né, celui de n’être pas dupe de l’illusion. Le théâtre
comme lecture critique du réel.
4. Le théâtre de l’absurde.
En 1888, la sortie d’Ubu Roi d’Alfred Jarry fait l’effet d’une bombe. En effet ce
théâtre rompt brutalement avec l’illusion théâtrale : il ne cherche plus à reproduire la réalité
(la mimésis). Tout réalisme semble banni : les accessoires doivent-être résolument faux (les
chevaux de bois). C’est également une attaque contre les règles du langage : subversion du
langage (« merdre »), subversion de l’orthographe (« la pompe à phynance ») – ces deux
subversions révèlent le double statut du texte théâtral, à la fois texte à jouer (déformation
sonore de « merdre », et à la fois texte à lire (déformation visuel de « phynance » accessible
uniquement à la lecture. Subversion de scènes traditionnelles : la descente de la mère Ubu
dans la crypte des rois de Pologne (Jarry tourne en dérision la scène d’Hernani où le roi Don
Carlos descend près du tombeau de Charlemagne) – notez que cet exemple est intéressant
pour développer l’idée que la littérature se prend elle-même pour objet de réflexion et de
dérision, pensez au phénomène d’intertextualité qui ouvre sur tout un espace de significations
pour le public –.
L’exposition classique est malmenée : « La scène se passe en Pologne c’est à dire
nulle part ». Alfred Jarry a ouvert la voie d’un nouveau théâtre qui s’exprimera de manière
décisive dans le théâtre de l’absurde d’après la seconde guerre mondiale.
Dans les années 1950, le théâtre dit à sa manière la profonde mutation de la littérature
après le choc humain et psychologique de la seconde guerre mondiale. Le langage et l’homme
sont en crise, dans le théâtre traditionnel, le personnage était un sujet agissant du langage or,
dans le théâtre de l’absurde l’être et le dire ne coïncident plus. Dans La Cantatrice chauve
d’Eugène Ionesco (tragédie du langage), les didascalies concernant les gestes jettent un
démenti constant sur le langage :
Le pompier : - Je veux bien enlever mon casque mais je n’ai pas le temps de m’asseoir
(Il s’assoit sans enlever son casque)
La crise du langage et du dialogue révèlent la tragédie de la communication impossible. Dans
Un mot pour un autre, Jean Tardieu met en scène des personnages de comédie touchés par
une maladie qui les prive d’un langage cohérent – ils utilisent des mots inappropriés.
De même les personnages qui ne maîtrisent pas le langage sont incapables de se repérer dans
le temps : la pendule qui « sonne tant qu’elle veut » dans La Cantatrice chauve, ou encore
ces répliques des personnages dans En attendant Godot de Beckett :
Estragon : Sommes-nous Samedi […] ou Lundi ? ou Vendredi ?
D’où aussi un système globalement répétitif dans l’ensemble de ces pièces, c’est à dire un
temps cyclique qui n’avance pas (on voit bien que le traitement de la temporalité dit la
condition tragique de l’homme englué dans la répétition quotidienne, il n’y a donc pas que le
langage qui soit signifiant au théâtre). Cette idée de temps - sans cesse répété, enfermé dans
une répétition sans fin qui écrase les personnages à la manière du fatum de la tragédie
classique - nous la trouvons dans la similitude entre le début et la fin de La Cantatrice chauve,
voici les didascalies qui terminent la pièce :
Les paroles cessent brusquement. De nouveau, lumière. M. et Mme Martin
sont assis comme les Smith au début de la pièce. La pièce recommence avec les
Martin, qui disent exactement les répliques des Smith dans la première scène,
tandis que le rideau se ferme doucement.
En interchangeant les Smith par les Martin, Ionesco, par ce jeu de mise en scène, dit la
négation de l’identité.
Rappel
Les 6 fonctions du langage de Jakobson
1. Référentielle: le référent
2. Expressive : l’émetteur
3. Impressive/conative : le destinataire
4. Metalinguistique : le code
5. Phatique : canal de communication
6. Poétique
Le théâtre de l’absurde est fondé sur la fonction phatique du langage : les personnages n’ont
plus rien à dire mais ils parlent, ils n’existent que dans cette communication. Ce théâtre
s’interroge aussi sur l’identité. Réduits aux mots vides de sens qu’ils prononcent, les
personnages perdent toute épaisseur psychologique et toute identité : le nom, cette catégorie
particulière au sein du langage, est attaqué, les personnages sont réduits à un patronyme banal
dans La Cantatrice chauve, par « elle » et « lui » dans Le Square de Duras, par « un homme »
dans Acte sans parole de Beckett. La perte du nom apparaît comme le symbole de la solitude
et de la non-existence. Dans Les amants du métro de Jean Tardieu, un personnage s’écrie :
Je suis en train de devenir personne […] une petite vapeur, un pfouh, un pouh-
pouh ! un pfuit ! un zzzz… ! J’étais un individu, un citoyen, je m’appelais
monsieur, heu, heu, monsieur comment ?
Mais que reste t-il à ces personnages de théâtre sinon d’être présents ? Et c’est sans doute cela
l’ambition de ce type de théâtre, de nous montrer la seule chose évidente de notre humaine
condition : l’être là. Ces petits riens donnés aux personnages (un corps, la possibilité de
parler) se dégradent peu à peu dans En attendant Godot :
« Estragon : Ceci devient vraiment insignifiant
Vladimir : Pas encore assez »
Entre en scène, Pozzo devenu aveugle et Lucky devenu sourd. Les personnages tombent et
forment un tas grouillant sur la scène. La seule chose qu’ils ne sont pas libres de faire c’est de
cesser d’être là. La fin identique des premiers et deuxièmes actes – qui forment toute la pièce
– est représentative de cette impossibilité de quitter l’espace scénique :
Fin du premier et du dernier actes : (identiques au mot prêt)
« Vladimir. – Alors, on y va ?
Estragon. – Allons-y.
Ils ne bougent pas
Rideau »
Cet exemple, qui marque une incohérence entre langage et acte, est également intéressant
pour la dimension répétitive de ce type de théâtre et aussi pour marquer l’impossibilité d’agir
des personnages. L’absurde est un moyen d’exhiber, de manière comique, la tragique
condition de l’homme, il s’agit donc bien d’une réflexion sur la notion même de genre. On
peut dire que ce théâtre poursuit à sa manière la volonté de réunir comique et tragique amorcé
par le théâtre romantique. L’homme ainsi vidé de son humanité est comme transformé en
objet et sous cette dérision transparaît la dimension tragique : « Rien n’est plus drôle que le
malheur », Beckett, Fin de partie. Les pièces de cet auteur mettent en scène des clochards, des
vieillards, des clowns, des malades… qui se réduisent à des voix ne cessant de parler comme
si la parole demeurait la dernière possibilité d’être. Ainsi, de peur que la communication
fragile – seule garante de leur existence – ne vienne à se briser, les personnages tentent
désespérément de conserver le contact par la parole (importance de la fonction phatique du
langage qui est valorisée au détriment du contenu) :
Clov : A quoi est ce que je sers ?
Ham : A me donner la réplique.
Fin de partie
Beckett met en scène la tension entre la nécessité de dire quelque chose et l’impossibilité de
la signifier.
La Guerre de Troie n’aura pas lieue, Giraudoux, mise en scène de Jean Vilar, 1962, Avignon.
La tragédie antique montrait la soumission de l’homme à un destin dicté par les dieux,
cette relation de l’homme aux dieux trouvait sa pleine réalisation dans les mythes. La
connaissance mythique (du grec muthos : « récit, parole ») s’oppose à la connaissance
rationnelle (logos).
A partir des années 1930, les mythes grecs exercent une véritable fascination sur les
dramaturges. Ces auteurs revisitent les grands mythes dans un souci de les actualiser et de les
laïciser. Parce qu’il permet différents strates de lecture et de significations, le mythe devient le
moyen d’interroger les limites de la liberté humaine et les rapports de l’homme moderne avec
le monde (La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux traite du thème de la guerre,
cette interrogation sur la fatalité de l’Histoire prend tout son sens au moment où les
démocraties voient la montée inexorable du fascisme)
Dans Les Mouches, Sartre dénonce l’idéologie pétainiste qui sévit sous l’occupation. A
travers le mythe de la famille des Atrides (les Erynies – déesses de la vengeance – sont
symbolisées par les mouches qui tourbillonnent dans l’air et fondent sur les passants), Sartre
invente un héros qui revendique sa liberté. Il transforme le drame d’une destinée tragique
(Oreste pourchassé par les Erynies et voué au matricide) en une aventure humaine de la
liberté. En tuant Egisthe, Oreste accomplit un acte qui engage sa responsabilité et dont il
assume toutes les conséquences (il est devenu un héros existentialisme). Oreste devient le
symbole de la grandeur de l’homme face à des dieux dépassés.
Dans sa pièce Antigone, Anouilh s’inspire de la tragédie de Sophocle, qui mettait en
scène la tension entre les lois écrites de la cité représentées par Créon et les lois non écrites
représentées par Antigone, pour en faire une pièce sur le désir d’absolu et la soif de pureté du
personnage éponyme face au monde des adultes.
Le mythe est une des sources essentielles pour tout ce qui touche aux phénomènes
d’intertextualité. Dans Palimpsestes, la littérature au second degré, Genette précise la notion
de l’intertextualité en classifiant les différentes relations entre deux textes. Retenons
simplement que ces relations mettent en contact – à des degrés divers qu’il faudrait analyser
dans un texte – un hypotexte (le texte antérieur) et un hypertexte (le texte postérieur). Les
mythes grecs en tant que textes fondateurs sont des hypotextes – textes antérieurs – qui
donnent lieu à des hypertextes – textes postérieurs. Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu
de Giraudoux (hypertexte), l’action et la psychologie des personnages sont conformes à
l’hypotexte (L’Iliade) : malgré les efforts d’Hector pour empêcher la guerre, celle ci a lieu ;
Ulysse représente la ruse, Andromaque la maternité, Hélène la vanité… Il est intéressant de
voir comment le cadre générique de l’hypotexte (ici le cadre épique de L’Iliade) enferme les
personnages dans des rôles précontruits. Ainsi le personnage d’Hector ne cesse de rejeter la
dimension épique de son personnage (refus de la guerre, apologie de la paix, retournement du
discours aux morts, humiliation acceptée de la gifle…), mais en tuant Démokos de son javelot
à la fin de la pièce, Hector renoue avec son caractère épique et précipite le monde dans la
guerre. L’hypotexte devient alors comme le destin inéluctable qui écrase le héros, Le Hector
de Giraudoux a beau gesticuler, il est rattrapé par le destin du Hector d’Homère.
La reprise des mythes permet également de déplacer l’intérêt du spectateur du quoi
vers le comment, en effet le destin tragique des héros mythiques étant connu – parce qu’ils
font parti de notre culture – le spectateur peut porter toute son attention sur le processus
tragique. On peut alors dire que cette connaissance de l’avenir des personnages permet un
effet de distanciation (rappelez-vous les procédés de prolepse dans le théâtre épique de
Brecht).
"Le mythe n'est pas un contexte, mais un cadre, dans lequel on peut effectuer des
interpolations ; de là vient sa capacité d'intégration, sa fonction de ''modèle'' qui se
borne à esquisser les grandes lignes." Hans Blumenberg, La raison du mythe.
"Par ce processus [transformation du mythe en littérature], les formes typiques du
mythe deviennent les conventions et les genres de la littérature (...) L'âge d'or
mythique devient alors une convention pastorale, les récits mythiques de la condition
déchue et irrémédiable de l'homme fournissent les conventions de l'ironie, le sentiment
mythique de l'écart entre la puissance divine et l'orgueil humain devient convention
tragique, les mythes héroïques fournissent les conventions du romanesque." Véronique
Gély, Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et
fiction
2. La communication théâtrale
Dans Le langage dramatique, Pierre Larthomas définit le langage au théâtre comme
un compromis entre l’écrit et le dit, c’est un langage jugé par l’auteur car la composition
précède le dire. Il y a donc choix pour l’auteur dramatique : il peut tirer certains effets de cette
improvisation imparfaite qu’est tout langage parlé (pensez aux stichomythies et autres
procédés d’oralisation), il peut au contraire faire parler ses personnages sans fautes et sans
lapsus (pensez à la construction rigoureuse et très écrite des récits dans le théâtre classique).
Pierre Larthomas poursuit son analyse en indiquant qu’il existe de nombreux filtres au texte :
personnage B
public
Selon ce que sait chaque personnage (B et C), les paroles de A n’auront pas le même sens. Le
public a en quelque sorte une position dominante puisqu’il connaît toutes les informations.
Dans Tartuffe de Molière, dans la scène où Elmire tente de démasquer Tartuffe alors que son
mari Orgon est sous la table afin d’écouter la conversation, les paroles d’Elmire ont un double
sens (IV, 5) :
Tartuffe (ignorant la présence d’Orgon)
sens 1 : les paroles d’Elmire sont prises pour des avances
Le comique de la situation est souligné par les didascalies qui ponctuent la scène : « Elle
tousse pour avertir son mari […] Elmire tousse plus fort […] Après avoir encore toussé »
La double énonciation est à l’œuvre chaque fois que les paroles n’ont pas le même sens pour
le personnage et le public (ce phénomène est lié à la spécificité de la communication
théâtrale : un auteur s’adresse au public par l’intermédiaire de personnages, en ce sens les
personnages sont toujours les dupes de cette communication car ils ne peuvent saisir ce qui
dépasse l’espace scénique et dramatique).
Cette position dominante du spectateur est à l’origine du phénomène appelé l’ironie
dramatique (ou encore l’ironie tragique). Parce qu’il sait ce que les personnages ignorent, le
spectateur peut saisir toute la distance (l’ironie est toujours l’expression à divers degrés d’une
distance par rapport à ce qui est dit) entre les paroles d’un personnage et l’action (la diégèse)
dans laquelle il évolue. Dans la scène 1 de l’acte V de la tragédie Britannicus, nous voyons
Britannicus tout à sa joie d’être réconcilié avec Néron :
Britannicus
v1481 Oui, Madame, Néron (qui l’aurait pu penser ?)
Ainsi la joie de Britannicus est comme vidée de toute substance et le spectateur est saisi par la
distance entre le bonheur exprimé et le destin qui se met en place pour écraser le héros.
La question du récit au théâtre : le récit est un espace de parole particulier sur la scène de
théâtre. On peut le caractériser par son amplitude, il se développe généralement sur de
nombreux vers. Ses fonctions sont multiples : tout d’abord il permet de rendre visible ce qui
ne peut pas être représenté sur scène, on pense par exemple à l’évocation du hors scène dans
le théâtre : le récit de Théramène dans Phèdre de Racine ou le récit de la bataille contres les
Maures dans Le Cid de Corneille. C’est également un espace protéiforme dans le sens où il
convoque très souvent de nombreux registres dans la perspective de susciter, dans le théâtre
classique, la terreur et la pitié et donc de créer un effet de catharsis : ainsi dans le récit de
Théramène on peut identifier le registre épique et le registre pathétique qui créent cette
catharsis racinienne. C’est également un espace protéiforme car il peut intégrer d’autres
discours, ainsi il peut y voir des voix à l’intérieur de la voix du personnage qui fait le récit :
dans le récit de Théramène on peut entendre la voix d’Hippolyte. Le récit au théâtre puisqu’il
vise à rendre visible ce qui ne peut pas être représenté est presque toujours une peinture et
fonctionne très souvent comme une hypotypose. Ainsi, lorsqu’on étudie le récit au théâtre il
faut être particulièrement atteint attentif aux effets de peinture liées à cette hypotypose :
traitement des couleurs, des mouvements, clair-obscur, traitement de la lumière avec parfois
quasiment un effet cinématographique mais c’est aussi un tableau sonore, chez Racine il faut
ajouter à cette analyse de la peinture visuelle l’analyse de la prosodie dans le sens ou elle
renforce encore la puissance du tableau. Les fonctions du récit sont multiples : ce peut être la
description d’un lieu avec une fonction symbolique, une fonction informative (donner des
éléments nécessaires à la suite de l’action), le lieu d’un autoportrait du personnage-narrateur.
N’oublions pas pour finir que très souvent le récit est un morceau de bravoure où l’auteur
jette avec vigueur la puissance de son style.
Dans En attendant Godot de Beckett le traitement du temps passe aussi par un élément du
décor qui semble anodin :
Début des didascalies de l’acte premier (Route à la campagne, avec arbre.)
Début des didascalies de l’acte second (Lendemain. Même heure. Même endroit […]. L’arbre
porte quelques feuilles.) Le temps qui a passé est matérialisé par ces quelques feuilles sur
l’arbre, mais rien n’a changé pour les personnages, l’attente continue et le temps marquent la
dimension tragique de cette attente sans fin.
A propos de l’utilisation signifiante du décor, la fin du Roi se meurt de Ionesco est tout à fait
exemplaire. Cette pièce aborde le problème de notre finitude et de l’acceptation de notre mort,
à travers la figure théâtrale du roi Béranger, Ionesco explore ses propres angoisses face à la
mort. La mort, cette évaporation de toutes choses est visuellement réalisée sur la scène par la
disparition progressive des éléments du décor, l’importance de ce jeu de mise en scène étant
souligné par le dramaturge lui-même, (extraits des didascalies finales):
On aura vu pendant cette dernière, disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les
murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très important.
Importance de l’espace et des déplacements des personnages. Analysons les didascalies qui
accompagnent l’entrée des personnages toujours dans le Roi se meurt de Ionesco :
Le roi ne fait que passer, entrant par la porte de gauche et sortant par la porte de droite au
fond. Ce passage c’est la vie passe, c’est la matérialisation de notre finitude.
Le médecin va jusqu’au milieu du plateau puis, comme s’il avait oublié quelque chose, il
retourne sur ses pas et ressort par la même porte. Ce parcours dit l’inutilité des sciences face à
la mort.
La reine Marguerite entre par la porte à droite premier plan et sort par la grande porte. Puis
elle fait de nouveau son apparition par la porte du fond à gauche et elle s’arrête au milieu du
plateau sur le devant. La reine Marie entre par la grande porte à gauche et sort par la porte à
droite. Les deux reines ont des parcours opposés dans leurs déplacements sur la scène (de
gauche à droite et inversement) mais aussi dans la symbolique de ces déplacements. En effet
Marguerite a un parcours ascendant (d’une petite porte vers une grande) alors que Marie a un
parcours descendant (d’une grande porte vers une petite). De plus, la reine Marguerite vient se
placer au centre de la scène. Tous ces éléments sont signifiants et mis en relation avec
d’autres indications (coquetterie de Marie / air sévère de Marguerite qui paraît sans âge) ; ils
constituent des hypothèses de lecture, des ouvertures vers le sens à venir de la pièce. C’est la
jeunesse et la beauté représentées par Marie qui peu à peu céderont le pas à l’acceptation de la
destinée (la mort) qui envahira progressivement l’espace scénique et dramatique à travers la
présence de plus en plus massive de Marguerite. L’espace est signifiant.
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