TEXTES 2022

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TEXTE 1

Les Animaux malades de la Peste

Un mal qui répand la terreur,


Mal que le Ciel en sa fureur (1)
Inventa pour punir les crimes de la terre
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron, (2)
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ; (3)
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient ;
Plus d'amour, partant (4) plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents (5)
On fait de pareils dévouements : (6)
Ne nous flattons (7) donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons ;
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense (8) :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.
Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant beaucoup d'honneur;
Et quant au Berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins (9),
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro (10) sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc (11) prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Jean de La FONTAINE. Fables, 1678-1679.

(1) "Se dit quelquefois de la colère de Dieu" (dict. de l'Académie 1694)


(2) dans la mythologie : Fleuve des Enfers, frontière du royaume des Morts. Allusion à la
peste de Thèbes décrite par Sophocle dans Oedipe-Roi
(3) à chercher à se nourrir
(4) par conséquent
(5) ce qui arrive par hasard, ici : malheur imprévu
(6) le dévouement est pris au sens de vouer aux dieux infernaux comme victime, sacrifier.
(7) ne nous traitons point avec douceur
(8) tort qu'on fait à quelqu'un
(9) chien dressé à la garde d'une cour, d'un troupeau
(10) Exclamation en usage à l'époque pour arrêter les malfaiteurs
(11) habile, qui est savant
TEXTE 2

Les Obsèques de la Lionne

La femme du Lion mourut :


Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province (1)
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts (2) y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts (4).
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du Roi Lion :
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire (5).
Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas (6)ces gémissantes voix.
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes.
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs (7)
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue ;
Et je l'ai d'abord reconnue.
Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux Champs Elysiens j'ai goûté mille charmes,
Conversant (8) avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J'y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l'appât, vous serez leur ami.

Jean de La FONTAINE. Fables, 1678-1679.

(1) son Etat


(2) Grand officier dans les ordres militaires, qui a le soin de cérémonies
(3) le caméléon prend la couleur des objets auprès desquels il se trouve
(4) comme les "animaux-machines" (théorie de Descartes)
(5) n'avait pas l'habitude de lire
(6) tu n'imites pas
(7) la période des pleurs
(8) vivant familièrement avec
TEXTE 3

CHAPITRE I

La grande nuit blanche du roi Tsongor

D’ordinaire, Katabolonga était le premier à se lever dans le palais. Il arpentait les


couloirs vides tandis qu’au-dehors la nuit pesait encore de tout son poids sur les
collines. Pas un bruit n’accompagnait sa marche.
Il avançait sans croiser personne, de sa chambre à la salle du tabouret d’or. Sa
silhouette était celle d’un être vaporeux qui glissait le long des murs. C’était ainsi. Il
s’acquittait de sa tâche, en silence, avant que le jour ne se lève .
Mais ce matin-là, il n’était pas seul. Ce matin-là, une agitation fiévreuse régnait dans les
couloirs. Des dizaines et des dizaines d’ouvriers et de porteurs allaient et venaient avec
précaution, parlant à voix basse pour ne réveiller personne. C’était comme un grand
navire de contrebandiers qui déchargeait sa cargaison dans le secret de la nuit. Tout le
monde s’affairait en silence. Au palais de Massaba, il n’y avait pas eu de nuit. Le travail
n’avait pas cessé.

Depuis plusieurs semaines, Massaba était devenue le cœur anxieux d’une activité de
fourmis. Le roi Tsongor allait marier sa fille avec le prince des terres du sel. Des
caravanes entières venaient des contrées les plus éloignées pour apporter épices, bétail
et tissus. Des architectes avaient été diligentés1 pour élargir la grande place qui
s’étendait devant la porte du palais. Chaque fontaine avait été décorée. De longues
colonnes marchandes venaient apporter des sacs innombrables de fleurs. Massaba
vivait à un rythme qu’elle n’avait jamais connu. Au fil des jours, sa population avait
grossi. Des milliers de tentes, maintenant, se tenaient serrées le long des remparts,
dessinant d’immenses faubourgs de tissu multicolores où se mêlaient le cri des enfants
qui jouaient dans le sable et les braiements du bétail. Des nomades étaient venus de
loin pour être présents en ce jour. Il en arrivait de partout. Ils venaient voir Massaba.
Ils venaient assister aux noces de Samilia, la fille du roi Tsongor.
Depuis des semaines, chaque habitant de Massaba, chaque nomade avait déposé, sur
la place principale, son offrande à la future mariée. C’était un gigantesque amas de
fleurs, d’amulettes2, de sacs de céréales et de jarres de vin. C’était une montagne de
tissus et de statues sacrées. Chacun voulait offrir à la fille du roi Tsongor un gage
d’admiration et une prière de bénédiction .

Or, en cette nuit-là, les serviteurs du palais avaient été chargés de vider la place de
toutes ces offrandes. Il ne devait plus rien rester. Le vieux roi de Massaba voulait que
l’esplanade soit décorée et resplendissante. Que tout son parvis soit jonché de roses.
Que sa garde d’honneur y prenne place en habit d’apparat. Le prince Kouame allait
envoyer ses ambassadeurs, pour déposer aux pieds du roi les présents qu’il offrait.
C’était le début de la cérémonie nuptiale, la journée des présents. Tout devait être prêt.

Les serviteurs du palais, toute la nuit, n’avaient cessé de faire des allers-retours, entre
la montagne de cadeaux de la place et les salles du palais. Ils transportaient ces
centaines de sacs, de fleurs et de bijoux. Ils disposaient le plus harmonieusement
possible, en prenant bien soin de ne pas faire de bruit, les amulettes, les statues et les
tapisseries dans les différents appartements du palais. Il fallait que la grande place soit
vide .

Laurent GAUDE. La Mort du roi Tsongor, 2002.

1. Envoyés là en mission, avec ordre d’être rapides et efficaces


2. Petits objets fétiches protecteurs, que l’on porte généralement autour du cou
TEXTE 4

C'était à l'époque où le roi Tsongor était jeune. Il venait de quitter le royaume de son
père. Sans se retourner. Laissant le vieux roi périr sur son trône fatigué. Tsongor était
parti. Il savait que son père ne voulait rien lui léguer et il refusait de subir cette
humiliation. Il était parti, crachant sur le visage de ce vieillard qui ne voulait rien céder. Il
avait décidé qu'il ne demanderait rien. Qu'il ne supplierait pas. Il avait décidé de
construire un empire plus vaste que celui qu'on lui refusait. Ses mains étaient vives et
nerveuses. Ses jambes le démangeaient. Il voulait parcourir des terres nouvelles. Porter
le fer. Entreprendre des conquêtes aux confins des terres connues. Il avait faim. Et
jusque dans ses nuits, il prononçait le nom des contrées qu'il rêvait d'assujettir. Il voulait
que son visage soit celui de la conquête. Il leva son armée alors même que le corps de
son père était encore chaud dans sa tombe, et partit vers le sud, avec l'intention de ne
jamais reculer, d'arpenter la terre jusqu'à ce qu'il n'ait plus de souffle et de faire flotter
partout les enseignes de ses ancêtres.
Les campagnes du roi Tsongor durèrent vingt ans. Vingt ans de campements. De
combats. Et d'avancées. Vingt ans où il ne dormit que sur des lits de fortune. Vingt ans à
consulter des cartes. A élaborer des stratégies. Et à porter ses coups. Il était invincible.
A chaque nouvelle victoire, il ralliait les ennemis à ses rangs. Leur offrant les mêmes
privilèges qu'à ses propres soldats. Et son armée, ainsi, malgré les pertes, malgré les
corps mutilés et les famines ne faisait que grossir. Le roi Tsongor vieillit à cheval. Le fer
à la main. Il prit femme à cheval, pendant une de ses campagnes. Et chaque naissance
de ses enfants fut acclamée par la masse immense de ses hommes encore suant de
l'ardeur des champs de bataille. Vingt ans de lutte et d'expansion jusqu'au jour où il
parvint au pays des rampants. C'étaient les dernières terres inexplorées du continent.
Aux confins du monde. Après cela, il n'y avait plus rien que l'océan et les ténèbres.
Les rampants étaient une peuplade de sauvages qui vivaient, disséminés, dans des
huttes de boue minuscules. Ils n'avaient ni chef, ni armée. C'était une succession de
hameaux. Chaque homme vivait là, avec ses femmes. Dans l'ignorance du monde qui
l'entourait. C'étaient de grands hommes maigres. Squelettiques parfois. On les appelait
les rampants parce que, malgré leur très grande taille, leurs huttes n'arrivaient pas à la
hauteur d'un cheval. Personne ne savait pourquoi ils ne construisaient pas d'habitat à
leur taille. Vivre ainsi, dans des huttes minuscules, leur donnait à tous une silhouette
voûtée. Un peuple de géants qui ne se tenaient jamais droits. Un peuple de grands
hommes maigres qui marchaient, de nuit, le long des sentiers de poussière, le dos plié,
comme si le ciel pesait de tout son poids sur eux. En combat singulier, c'étaient les plus
terrifiants des adversaires. Ils étaient vifs et sans pitié. Ils se déployaient de toute leur
taille et fondaient sur leurs adversaires comme des guépards affamés. Même
désarmés, ils étaient redoutables. Il était impossible de les faire prisonniers car tant qu'il
restait en eux une parcelle de force, ils se ruaient sur le premier homme qu'ils voyaient
et tentaient de le terrasser. Il ne fut pas rare de voir des rampants enchaînés se jeter sur
leurs geôliers et les tuer à coups de dents. Ils mordaient. Ils griffaient. Ils hurlaient et
dansaient sur le corps de leur adversaire jusqu'à ce que celui-ci ne fût plus qu'une
bouillie de chair. Ils étaient redoutables, mais ils n'offrirent au roi Tsongor qu'une piètre
résistance. Jamais ils ne parvinrent à s'organiser. Jamais ils n'arrivèrent à opposer à son
avancée une ligne de front. Le roi pénétra dans les terres rampantes sans trembler une
seule fois. Il brûla un à un les villages. Il réduisit tout en cendres et le pays ne fut bientôt
plus qu'une terre sèche et vide où l'on entendait le cri des rampants, la nuit, qui hurlaient
leur peine, insultant le ciel pour cette malédiction qui tombait sur eux.

Laurent GAUDE, La Mort du roi Tsongor, 2002.


TEXTE 5

L’homme qui se présenta à lui était grand. Habillé de tissus précieux mais aux couleurs
sombres. Il portait plus d’amulettes que de bijoux. Pas de bagues ni de collier mais
plusieurs petits coffrets d’acajou qui pendaient à son cou et contenaient des porte-
bonheur. Il était voilé, mais lorsqu’il entra dans la salle, avec déférence, il posa
immédiatement un genou à terre et, la tête baissée en signe de respect, défit son voile
pour ne pas dissimuler plus longtemps son visage. Le roi Tsongor eut un sentiment
étrange à la vue des traits du voyageur. Il y avait en lui quelque chose de familier.
L’inconnu leva les yeux sur Tsongor. Et sourit. Avec un sourire doux d’ami. Il garda le
silence encore un temps comme pour laisser son interlocuteur s’habituer à sa présence,
puis il parla.
« Roi Tsongor, que tes ancêtres soient bénis et que ton front connaisse le doux baiser
des dieux. Je vois que tu ne me reconnais pas. Et je ne m’en étonne pas. Le temps sur
mes traits, a fait son ouvrage. Il a creusé des rides à mes joues. Permets-moi de te dire
qui je suis et de venir baiser ta main. Je suis Sango Kerim et le temps, du moins, n’a pas
pu te faire oublier mon nom. »
Le roi Tsongor se leva d’un bond. Il n’en revenait pas. Il avait devant lui Tsango Kerim.
La joie monta en lui et le submergea tout entier. Il se précipita sur son hôte et le prit
dans ses bras. Sango Kerim. Comment avait-il pu ne pas le reconnaître ? C’était un
enfant lorsqu’il était parti. Et c’était un homme qui se tenait maintenant devant lui. Sango
Kerim. Que le roi avait toujours choyé comme son cinquième fils. Le compagnon de jeu
de ses enfants, élevé avec eux, jusqu’à l’âge de quinze ans. A cet âge-là, Sango avait
demandé au roi de le laisser partir. Il voulait parcourir le monde, devenir ce qu’il devait.
Le roi Tsongor l’avait laissé faire, à regret. Puis les années passèrent et ne le voyant pas
revenir, ils l’oublièrent. Sango Kerim. Il était là. Devant lui. Elégant. Fier. Un véritable
prince nomade.
« Quelle joie pour moi, Sango, de te voir aujourd’hui, dit le roi Tsongor. Laisse-moi te
contempler et te serrer contre moi. Tu as l’air robuste. Quelle joie. Sais-tu que Samilia se
marie demain ?
- Je le sais Tsongor, répondit le nomade.
- Et c’est pour cela que tu reviens, n’est-ce pas ? En ce jour, précisément. Pour être
des nôtres.
- C’est pour Samilia, oui.
Sango Kerim avait répondu sèchement. Il fit un pas en arrière et se tint tout droit.
Regardant dans les yeux le roi Tsongor. Il retrouvait le visage de ce vieil homme qu ‘il
aimait. L’émotion le gagnait mais il cherchait à se contrôler. Il devait rester ferme et dire
ce qu’il était venu dire. Le roi Tsongor comprit que quelque chose n’allait pas. Il sentit, à
nouveau, que cette journée serait longue et un frisson le parcourut.
« Je voudrais avoir le temps, Tsongor, de m’abandonner à la joie d’être à nouveau dans
ton palais. Je voudrais avoir le temps de redécouvrir avec bonheur le visage de tous
ceux d’autrefois. Ceux qui m’ont élevé. Ceux avec qui j’ai joué. Le temps a passé sur
nous tous et je voudrais pouvoir, un à un, les redécouvrir du bout des doigts. Manger
avec vous. Comme nous le faisions autrefois. Parcourir la ville. Car elle aussi a changé.
Mais je ne suis pas venu pour cela. Je suis heureux que tu te souviennes de moi et que
tu t’en souviennes avec joie. Oui, c’est pour Samilia que je suis revenu. Comme c’est
pour elle que j’étais parti. Je voulais apprendre le monde. Accumuler richesse et
sagesse. Je voulais être digne de ta fille. Aujourd’hui je reviens car j’ai fini mon errance.
Je reviens car elle est à moi. »

Laurent GAUDE, La Mort du roi Tsongor. 2002


TEXTE 6

chapitre IV

Le siège de Massaba

La bataille s’engagea et à nouveau, ce furent les cris d’hommes blessés, les hurlements
poussés pour se donner du courage, les appels à l’aide, les insultes et le cliquetis des
armes. A nouveau la sueur perla sur les fronts. L’huile ruissela sur les corps. Des
cadavres cloqués gisaient au pied des murailles.

Les cendrés se ruèrent sur la porte de la Chouette comme des ogres. Ils étaient une
cinquantaine mais rien ne semblait pouvoir leur résister. Ils éventrèrent les tenants de la
porte cloutée et écrasèrent les gardes surpris de se trouver face à de tels géants. Pour
la seconde fois, les nomades pénétrèrent dans Massaba, et pour la seconde fois la
panique gagna les rues de la ville. La nouvelle courut de maison en maison. Que les
cendrés avançaient. Qu’ils tuaient tout sur leur passage. Lorsqu’elle parvint à lui, le
jeune Liboko se précipita au-devant des ennemis. Une poignée d’hommes de la garde
spéciale de Tsongor le suivit. La rage illuminait son visage. Ils tombèrent sur la troupe
des cendrés au moment où ces derniers envahissaient la place de la Lune- une petite
place où se réunissaient autrefois les diseurs de bonne aventure et où bruissait, les
nuits d’été, le doux murmure des fontaines-. Liboko, comme un démon, se rua sur
l’ennemi. Il perça des ventres, sectionna des membres. Il transperça des torses et
défigura des hommes. Liboko se battait sur son sol, pour défendre sa ville et l’ardeur qui
l’animait semblait ne devoir jamais le quitter. Il frappait sans cesse. Eventrant les lignes
ennemies de toute sa fureur. Les ennemis tombaient à la renverse sous la force de ses
charges. Soudain, il suspendit son bras. Un homme était à ses pieds. Là, à sa merci. Il
pouvait lui fendre le crâne mais ne le faisait pas. Il resta ainsi. Le bras suspendu. Un
temps infini. Il avait reconnu son ennemi. C’était Sango Kérim. Leurs yeux se croisèrent.
Liboko regardait le visage de cet homme qui, pendant si longtemps, avait été son ami. Il
ne pouvait se résoudre à frapper. Il sourit doucement. C’est alors qu’Orios s’élança. Il
avait vu toute la scène.
Il voyait que Sango Kerim pouvait mourir à tout moment. Il n’hésita pas et de tout le
poids de sa masse, écrasa le visage de Liboko.
Son corps s’affaissa. La vie déjà l’avait quitté. Un puissant grognement de satisfaction
sortit de la poitrine d’Orios. Sango Kerim, abattu, s’effondra à genoux. Il lâcha ses
armes, enleva son casque et prit dans ses bras le corps de celui qui n’avait pas voulu le
tuer. Son visage était un cratère de chair. Et c’est en vain que Sango Kerim y cherchait
le regard qu’il avait croisé quelques secondes auparavant. Il pleurait sur Liboko tandis
que la bataille faisait rage autour de lui. La garde spéciale avait assisté à la scène et une
fureur profonde souleva les hommes. Ils poussèrent de toutes leurs forces les cendrés.
Ils voulurent récupérer le corps de leur chef. Ne pas l’abandonner à l’ennemi. Ils
voulurent l’enterrer avec ses armes auprès de son père.

Laurent GAUDE, La Mort du roi Tsongor, chapitre IV , Le siège de Massaba. 2002


TEXTE 7

La scène est dans l’île des Esclaves.


Le théâtre représente une mer et des rochers d’un côté, et de l’autre quelques arbres et
des maisons.

Scène 1.
Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.

IPHICRATE, après avoir soupiré. - Arlequin ?


ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. - Mon patron !
IPHICRATE. - Que deviendrons-nous dans cette île ?
ARLEQUIN. - Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim; voilà mon
sentiment et notre histoire.
IPHICRATE. - Nous sommes seuls échappés du naufrage; tous nos amis ont péri, et
j'envie maintenant leur sort.
ARLEQUIN. - Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
IPHICRATE. - Dis-moi; quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns
des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont
enveloppée : je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-être auront-ils eu le bonheur
d'aborder en quelque endroit de l'île et je suis d'avis que nous les cherchions.
ARLEQUIN. - Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant
pour boire un petit coup d'eau-de-vie. J'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà; j'en boirai
les deux tiers comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE. - Eh ! ne perdons point notre temps; suis-moi : ne négligeons rien pour
nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais Athènes, car nous
sommes seuls dans l'île des Esclaves.
ARLEQUIN. - Oh ! oh ! qu'est-ce que c'est que cette race-là ?
IPHICRATE. - Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui
depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici
sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de
tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.
ARLEQUIN. - Eh ! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maîtres, à la bonne heure; je
l'ai entendu dire aussi; mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
IPHICRATE. - Cela est vrai.
ARLEQUIN. - Eh ! encore vit-on.
IPHICRATE. - Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin,
cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. - Ah ! je vous plains de tout mon cœur,
cela est juste.
IPHICRATE. - Suis-moi donc ?
ARLEQUIN siffle. - Hu ! hu ! hu !
IPHICRATE. - Comment donc ! que veux-tu dire ?
ARLEQUIN, distrait, chante. - Tala ta lara.
IPHICRATE. - Parle donc; as-tu perdu l'esprit ? à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant. - Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure ! je vous plains,
par ma foi; mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots. - Le coquin abuse de ma situation : j'ai mal fait de
lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce
côté.
ARLEQUIN. - J'ai les jambes si engourdies !...
IPHICRATE. - Avançons, je t'en prie.
ARLEQUIN. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous êtes civil et poli; c'est l'air du pays
qui fait cela.
IPHICRATE. - Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour
chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens; et,
en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUIN, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela ! (Il chante.)
.L'embarquement est divin,
Quand on vogue, vogue, vogue;
.L'embarquement est divin
Quand on vogue avec Catin.
IPHICRATE, retenant sa colère. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de
m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là; et le gourdin est dans la
chaloupe.
IPHICRATE. - Eh ne sais-tu pas que je t'aime ?
ARLEQUIN. - Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules,
et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse !
s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en
goberge.
IPHICRATE, un peu ému. - Mais j'ai besoin d'eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment. - Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne
vous dérange pas !
IPHICRATE. - Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant. - Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes; mauvais jargon que je
n'entends plus.
IPHICRATE. - Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. - Je l'ai été, je le confesse à ta honte, mais va,
je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes, j'étais ton
esclave; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce
que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te
faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu
penseras de cette justice-là; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras
souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir
aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la
même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres.
Il s'éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui, l'épée à la main. - Juste ciel ! peut-on être
plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN. - Doucement; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-
y garde.

MARIVAUX. L’Ile des Esclaves


TEXTE 8

Scène III.
Trivelin, Cléanthis, esclave, Euphrosine, sa maîtresse.

[…]

TRIVELIN, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous,
cela finira plus tôt que vous ne pensez. (A Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous
perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen
de son caractère : il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait qui se doit faire
devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses
ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme
vous voyez. Allons, commençons.
CLEANTHIS. - Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me voilà prête; interrogez-moi, je
suis dans mon fort.
EUPHROSINE, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je
n'entende point ce qu'elle va dire.
TRIVELIN. - Hélas ! ma chère dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous
soyez présente.
CLEANTHIS. - Restez, restez; un peu de honte est bientôt passé.
TRIVELIN. - Vaine, minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais
vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ?
CLEANTHIS. - Vaine, minaudière et coquette, si cela la regarde ? Eh ! voilà ma chère
maîtresse; cela lui ressemble comme son visage.
EUPHROSINE. - N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?
TRIVELIN. - Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez,
c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les
grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les
défauts dont nous parlons ?
CLEANTHIS. - En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de
m'interroger; mais par où commencer ? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de
choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela se brouille.
Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence,
discours, regards, tristesse et joie : c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente;
c'est vanité muette, contente ou fâchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse;
c'est, Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois :
voilà ce que c'est, voilà par où je débute; rien que cela.
EUPHROSINE. - Je n'y saurais tenir.
TRIVELIN. - Attendez donc, ce n'est qu'un début.
CLEANTHIS. - Madame se lève; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendue belle, se
sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux ? vite, sur les armes; la journée sera
glorieuse. « Qu'on m'habille ! » Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux
spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut
soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en
état, il n'y a rien à craindre.
TRIVELIN, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela.
CLEANTHIS. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? « Ah ! qu'on m'apporte un
miroir; comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie ! » Cependant on se mire, on
éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint
fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé,
Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il
sombre dans la chambre. Cependant, il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser
du visage de Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses
bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir. « Comment vous portez-vous,
Madame ? - Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé
l'œil; je n'ose pas me montrer, je fais peur.» Et cela veut dire : « Messieurs, figurez-vous
que ce n'est point moi au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez
pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. »
J'entendais tout cela, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres
d'une pénétration !... Oh ! ce sont de pauvres gens pour nous.
TRIVELIN, à Euphrosine. - Courage, Madame, profitez de cette peinture-là, car elle me
paraît fidèle.
EUPHROSINE. - Je ne sais où j'en suis.
CLEANTHIS. - Vous en êtes aux deux tiers; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous
ennuie pas.
TRIVELIN. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste.
CLEANTHIS. - Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien
fait ? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine : vous
vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait
souvent. « Cette femme-là est aimable, disiez-vous : elle a les yeux petits, mais très
doux.»; et là-dessus, vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes
de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le
cavalier s'y prit; il vous offrit son cœur. « A moi ? lui dîtes-vous. - Oui, Madame, à vous-
même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. - Continuez, folâtre, continuez »,
dîtes-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous
avez la main belle; il la vit, il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration : et c'était là les
gants que vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ?
TRIVELIN, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison.
CLEANTHIS. - Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait
m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis : « Oh
! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. » Que de
bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas ! J'essayai en pareille
occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable : oh ! je n'eus rien, cela
ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais.
EUPHROSINE. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne
puis en souffrir davantage.
TRIVELIN. - En voilà donc assez pour à présent.
CLEANTHIS. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est
sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans
la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à
venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut, crac, la vapeur arrive.
TRIVELIN. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de
nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire : elle ira vous rejoindre ensuite.
CLEANTHIS, s'en allant. - Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu notre bon
ami, je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi
Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui
marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là; on dirait qu'une
femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'y ramasse dans un
corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens : «
Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là »; et d'un autre côté on veut leur dire
aussi : « Voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! il n'y a point de coquetterie dans
mon fait. »
TRIVELIN. - Mais je vous ai priée de nous laisser.
CLEANTHIS. - Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant;
car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec
quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car
c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y
jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne
connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.

MARIVAUX. L’Ile des Esclaves


TEXTE 9

Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,


Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne


Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,


Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,


Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

Charles BAUDELAIRE. Les Fleurs du Mal, Section Spleen et Idéal, 1857

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