TEXTES 2022
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CHAPITRE I
Depuis plusieurs semaines, Massaba était devenue le cœur anxieux d’une activité de
fourmis. Le roi Tsongor allait marier sa fille avec le prince des terres du sel. Des
caravanes entières venaient des contrées les plus éloignées pour apporter épices, bétail
et tissus. Des architectes avaient été diligentés1 pour élargir la grande place qui
s’étendait devant la porte du palais. Chaque fontaine avait été décorée. De longues
colonnes marchandes venaient apporter des sacs innombrables de fleurs. Massaba
vivait à un rythme qu’elle n’avait jamais connu. Au fil des jours, sa population avait
grossi. Des milliers de tentes, maintenant, se tenaient serrées le long des remparts,
dessinant d’immenses faubourgs de tissu multicolores où se mêlaient le cri des enfants
qui jouaient dans le sable et les braiements du bétail. Des nomades étaient venus de
loin pour être présents en ce jour. Il en arrivait de partout. Ils venaient voir Massaba.
Ils venaient assister aux noces de Samilia, la fille du roi Tsongor.
Depuis des semaines, chaque habitant de Massaba, chaque nomade avait déposé, sur
la place principale, son offrande à la future mariée. C’était un gigantesque amas de
fleurs, d’amulettes2, de sacs de céréales et de jarres de vin. C’était une montagne de
tissus et de statues sacrées. Chacun voulait offrir à la fille du roi Tsongor un gage
d’admiration et une prière de bénédiction .
Or, en cette nuit-là, les serviteurs du palais avaient été chargés de vider la place de
toutes ces offrandes. Il ne devait plus rien rester. Le vieux roi de Massaba voulait que
l’esplanade soit décorée et resplendissante. Que tout son parvis soit jonché de roses.
Que sa garde d’honneur y prenne place en habit d’apparat. Le prince Kouame allait
envoyer ses ambassadeurs, pour déposer aux pieds du roi les présents qu’il offrait.
C’était le début de la cérémonie nuptiale, la journée des présents. Tout devait être prêt.
Les serviteurs du palais, toute la nuit, n’avaient cessé de faire des allers-retours, entre
la montagne de cadeaux de la place et les salles du palais. Ils transportaient ces
centaines de sacs, de fleurs et de bijoux. Ils disposaient le plus harmonieusement
possible, en prenant bien soin de ne pas faire de bruit, les amulettes, les statues et les
tapisseries dans les différents appartements du palais. Il fallait que la grande place soit
vide .
C'était à l'époque où le roi Tsongor était jeune. Il venait de quitter le royaume de son
père. Sans se retourner. Laissant le vieux roi périr sur son trône fatigué. Tsongor était
parti. Il savait que son père ne voulait rien lui léguer et il refusait de subir cette
humiliation. Il était parti, crachant sur le visage de ce vieillard qui ne voulait rien céder. Il
avait décidé qu'il ne demanderait rien. Qu'il ne supplierait pas. Il avait décidé de
construire un empire plus vaste que celui qu'on lui refusait. Ses mains étaient vives et
nerveuses. Ses jambes le démangeaient. Il voulait parcourir des terres nouvelles. Porter
le fer. Entreprendre des conquêtes aux confins des terres connues. Il avait faim. Et
jusque dans ses nuits, il prononçait le nom des contrées qu'il rêvait d'assujettir. Il voulait
que son visage soit celui de la conquête. Il leva son armée alors même que le corps de
son père était encore chaud dans sa tombe, et partit vers le sud, avec l'intention de ne
jamais reculer, d'arpenter la terre jusqu'à ce qu'il n'ait plus de souffle et de faire flotter
partout les enseignes de ses ancêtres.
Les campagnes du roi Tsongor durèrent vingt ans. Vingt ans de campements. De
combats. Et d'avancées. Vingt ans où il ne dormit que sur des lits de fortune. Vingt ans à
consulter des cartes. A élaborer des stratégies. Et à porter ses coups. Il était invincible.
A chaque nouvelle victoire, il ralliait les ennemis à ses rangs. Leur offrant les mêmes
privilèges qu'à ses propres soldats. Et son armée, ainsi, malgré les pertes, malgré les
corps mutilés et les famines ne faisait que grossir. Le roi Tsongor vieillit à cheval. Le fer
à la main. Il prit femme à cheval, pendant une de ses campagnes. Et chaque naissance
de ses enfants fut acclamée par la masse immense de ses hommes encore suant de
l'ardeur des champs de bataille. Vingt ans de lutte et d'expansion jusqu'au jour où il
parvint au pays des rampants. C'étaient les dernières terres inexplorées du continent.
Aux confins du monde. Après cela, il n'y avait plus rien que l'océan et les ténèbres.
Les rampants étaient une peuplade de sauvages qui vivaient, disséminés, dans des
huttes de boue minuscules. Ils n'avaient ni chef, ni armée. C'était une succession de
hameaux. Chaque homme vivait là, avec ses femmes. Dans l'ignorance du monde qui
l'entourait. C'étaient de grands hommes maigres. Squelettiques parfois. On les appelait
les rampants parce que, malgré leur très grande taille, leurs huttes n'arrivaient pas à la
hauteur d'un cheval. Personne ne savait pourquoi ils ne construisaient pas d'habitat à
leur taille. Vivre ainsi, dans des huttes minuscules, leur donnait à tous une silhouette
voûtée. Un peuple de géants qui ne se tenaient jamais droits. Un peuple de grands
hommes maigres qui marchaient, de nuit, le long des sentiers de poussière, le dos plié,
comme si le ciel pesait de tout son poids sur eux. En combat singulier, c'étaient les plus
terrifiants des adversaires. Ils étaient vifs et sans pitié. Ils se déployaient de toute leur
taille et fondaient sur leurs adversaires comme des guépards affamés. Même
désarmés, ils étaient redoutables. Il était impossible de les faire prisonniers car tant qu'il
restait en eux une parcelle de force, ils se ruaient sur le premier homme qu'ils voyaient
et tentaient de le terrasser. Il ne fut pas rare de voir des rampants enchaînés se jeter sur
leurs geôliers et les tuer à coups de dents. Ils mordaient. Ils griffaient. Ils hurlaient et
dansaient sur le corps de leur adversaire jusqu'à ce que celui-ci ne fût plus qu'une
bouillie de chair. Ils étaient redoutables, mais ils n'offrirent au roi Tsongor qu'une piètre
résistance. Jamais ils ne parvinrent à s'organiser. Jamais ils n'arrivèrent à opposer à son
avancée une ligne de front. Le roi pénétra dans les terres rampantes sans trembler une
seule fois. Il brûla un à un les villages. Il réduisit tout en cendres et le pays ne fut bientôt
plus qu'une terre sèche et vide où l'on entendait le cri des rampants, la nuit, qui hurlaient
leur peine, insultant le ciel pour cette malédiction qui tombait sur eux.
L’homme qui se présenta à lui était grand. Habillé de tissus précieux mais aux couleurs
sombres. Il portait plus d’amulettes que de bijoux. Pas de bagues ni de collier mais
plusieurs petits coffrets d’acajou qui pendaient à son cou et contenaient des porte-
bonheur. Il était voilé, mais lorsqu’il entra dans la salle, avec déférence, il posa
immédiatement un genou à terre et, la tête baissée en signe de respect, défit son voile
pour ne pas dissimuler plus longtemps son visage. Le roi Tsongor eut un sentiment
étrange à la vue des traits du voyageur. Il y avait en lui quelque chose de familier.
L’inconnu leva les yeux sur Tsongor. Et sourit. Avec un sourire doux d’ami. Il garda le
silence encore un temps comme pour laisser son interlocuteur s’habituer à sa présence,
puis il parla.
« Roi Tsongor, que tes ancêtres soient bénis et que ton front connaisse le doux baiser
des dieux. Je vois que tu ne me reconnais pas. Et je ne m’en étonne pas. Le temps sur
mes traits, a fait son ouvrage. Il a creusé des rides à mes joues. Permets-moi de te dire
qui je suis et de venir baiser ta main. Je suis Sango Kerim et le temps, du moins, n’a pas
pu te faire oublier mon nom. »
Le roi Tsongor se leva d’un bond. Il n’en revenait pas. Il avait devant lui Tsango Kerim.
La joie monta en lui et le submergea tout entier. Il se précipita sur son hôte et le prit
dans ses bras. Sango Kerim. Comment avait-il pu ne pas le reconnaître ? C’était un
enfant lorsqu’il était parti. Et c’était un homme qui se tenait maintenant devant lui. Sango
Kerim. Que le roi avait toujours choyé comme son cinquième fils. Le compagnon de jeu
de ses enfants, élevé avec eux, jusqu’à l’âge de quinze ans. A cet âge-là, Sango avait
demandé au roi de le laisser partir. Il voulait parcourir le monde, devenir ce qu’il devait.
Le roi Tsongor l’avait laissé faire, à regret. Puis les années passèrent et ne le voyant pas
revenir, ils l’oublièrent. Sango Kerim. Il était là. Devant lui. Elégant. Fier. Un véritable
prince nomade.
« Quelle joie pour moi, Sango, de te voir aujourd’hui, dit le roi Tsongor. Laisse-moi te
contempler et te serrer contre moi. Tu as l’air robuste. Quelle joie. Sais-tu que Samilia se
marie demain ?
- Je le sais Tsongor, répondit le nomade.
- Et c’est pour cela que tu reviens, n’est-ce pas ? En ce jour, précisément. Pour être
des nôtres.
- C’est pour Samilia, oui.
Sango Kerim avait répondu sèchement. Il fit un pas en arrière et se tint tout droit.
Regardant dans les yeux le roi Tsongor. Il retrouvait le visage de ce vieil homme qu ‘il
aimait. L’émotion le gagnait mais il cherchait à se contrôler. Il devait rester ferme et dire
ce qu’il était venu dire. Le roi Tsongor comprit que quelque chose n’allait pas. Il sentit, à
nouveau, que cette journée serait longue et un frisson le parcourut.
« Je voudrais avoir le temps, Tsongor, de m’abandonner à la joie d’être à nouveau dans
ton palais. Je voudrais avoir le temps de redécouvrir avec bonheur le visage de tous
ceux d’autrefois. Ceux qui m’ont élevé. Ceux avec qui j’ai joué. Le temps a passé sur
nous tous et je voudrais pouvoir, un à un, les redécouvrir du bout des doigts. Manger
avec vous. Comme nous le faisions autrefois. Parcourir la ville. Car elle aussi a changé.
Mais je ne suis pas venu pour cela. Je suis heureux que tu te souviennes de moi et que
tu t’en souviennes avec joie. Oui, c’est pour Samilia que je suis revenu. Comme c’est
pour elle que j’étais parti. Je voulais apprendre le monde. Accumuler richesse et
sagesse. Je voulais être digne de ta fille. Aujourd’hui je reviens car j’ai fini mon errance.
Je reviens car elle est à moi. »
chapitre IV
Le siège de Massaba
La bataille s’engagea et à nouveau, ce furent les cris d’hommes blessés, les hurlements
poussés pour se donner du courage, les appels à l’aide, les insultes et le cliquetis des
armes. A nouveau la sueur perla sur les fronts. L’huile ruissela sur les corps. Des
cadavres cloqués gisaient au pied des murailles.
Les cendrés se ruèrent sur la porte de la Chouette comme des ogres. Ils étaient une
cinquantaine mais rien ne semblait pouvoir leur résister. Ils éventrèrent les tenants de la
porte cloutée et écrasèrent les gardes surpris de se trouver face à de tels géants. Pour
la seconde fois, les nomades pénétrèrent dans Massaba, et pour la seconde fois la
panique gagna les rues de la ville. La nouvelle courut de maison en maison. Que les
cendrés avançaient. Qu’ils tuaient tout sur leur passage. Lorsqu’elle parvint à lui, le
jeune Liboko se précipita au-devant des ennemis. Une poignée d’hommes de la garde
spéciale de Tsongor le suivit. La rage illuminait son visage. Ils tombèrent sur la troupe
des cendrés au moment où ces derniers envahissaient la place de la Lune- une petite
place où se réunissaient autrefois les diseurs de bonne aventure et où bruissait, les
nuits d’été, le doux murmure des fontaines-. Liboko, comme un démon, se rua sur
l’ennemi. Il perça des ventres, sectionna des membres. Il transperça des torses et
défigura des hommes. Liboko se battait sur son sol, pour défendre sa ville et l’ardeur qui
l’animait semblait ne devoir jamais le quitter. Il frappait sans cesse. Eventrant les lignes
ennemies de toute sa fureur. Les ennemis tombaient à la renverse sous la force de ses
charges. Soudain, il suspendit son bras. Un homme était à ses pieds. Là, à sa merci. Il
pouvait lui fendre le crâne mais ne le faisait pas. Il resta ainsi. Le bras suspendu. Un
temps infini. Il avait reconnu son ennemi. C’était Sango Kérim. Leurs yeux se croisèrent.
Liboko regardait le visage de cet homme qui, pendant si longtemps, avait été son ami. Il
ne pouvait se résoudre à frapper. Il sourit doucement. C’est alors qu’Orios s’élança. Il
avait vu toute la scène.
Il voyait que Sango Kerim pouvait mourir à tout moment. Il n’hésita pas et de tout le
poids de sa masse, écrasa le visage de Liboko.
Son corps s’affaissa. La vie déjà l’avait quitté. Un puissant grognement de satisfaction
sortit de la poitrine d’Orios. Sango Kerim, abattu, s’effondra à genoux. Il lâcha ses
armes, enleva son casque et prit dans ses bras le corps de celui qui n’avait pas voulu le
tuer. Son visage était un cratère de chair. Et c’est en vain que Sango Kerim y cherchait
le regard qu’il avait croisé quelques secondes auparavant. Il pleurait sur Liboko tandis
que la bataille faisait rage autour de lui. La garde spéciale avait assisté à la scène et une
fureur profonde souleva les hommes. Ils poussèrent de toutes leurs forces les cendrés.
Ils voulurent récupérer le corps de leur chef. Ne pas l’abandonner à l’ennemi. Ils
voulurent l’enterrer avec ses armes auprès de son père.
Scène 1.
Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.
Scène III.
Trivelin, Cléanthis, esclave, Euphrosine, sa maîtresse.
[…]
TRIVELIN, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous,
cela finira plus tôt que vous ne pensez. (A Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous
perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen
de son caractère : il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait qui se doit faire
devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses
ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme
vous voyez. Allons, commençons.
CLEANTHIS. - Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me voilà prête; interrogez-moi, je
suis dans mon fort.
EUPHROSINE, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je
n'entende point ce qu'elle va dire.
TRIVELIN. - Hélas ! ma chère dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous
soyez présente.
CLEANTHIS. - Restez, restez; un peu de honte est bientôt passé.
TRIVELIN. - Vaine, minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais
vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ?
CLEANTHIS. - Vaine, minaudière et coquette, si cela la regarde ? Eh ! voilà ma chère
maîtresse; cela lui ressemble comme son visage.
EUPHROSINE. - N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?
TRIVELIN. - Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez,
c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les
grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les
défauts dont nous parlons ?
CLEANTHIS. - En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de
m'interroger; mais par où commencer ? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de
choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela se brouille.
Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence,
discours, regards, tristesse et joie : c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente;
c'est vanité muette, contente ou fâchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse;
c'est, Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois :
voilà ce que c'est, voilà par où je débute; rien que cela.
EUPHROSINE. - Je n'y saurais tenir.
TRIVELIN. - Attendez donc, ce n'est qu'un début.
CLEANTHIS. - Madame se lève; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendue belle, se
sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux ? vite, sur les armes; la journée sera
glorieuse. « Qu'on m'habille ! » Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux
spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut
soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en
état, il n'y a rien à craindre.
TRIVELIN, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela.
CLEANTHIS. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? « Ah ! qu'on m'apporte un
miroir; comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie ! » Cependant on se mire, on
éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint
fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé,
Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il
sombre dans la chambre. Cependant, il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser
du visage de Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses
bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir. « Comment vous portez-vous,
Madame ? - Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé
l'œil; je n'ose pas me montrer, je fais peur.» Et cela veut dire : « Messieurs, figurez-vous
que ce n'est point moi au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez
pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. »
J'entendais tout cela, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres
d'une pénétration !... Oh ! ce sont de pauvres gens pour nous.
TRIVELIN, à Euphrosine. - Courage, Madame, profitez de cette peinture-là, car elle me
paraît fidèle.
EUPHROSINE. - Je ne sais où j'en suis.
CLEANTHIS. - Vous en êtes aux deux tiers; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous
ennuie pas.
TRIVELIN. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste.
CLEANTHIS. - Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien
fait ? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine : vous
vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait
souvent. « Cette femme-là est aimable, disiez-vous : elle a les yeux petits, mais très
doux.»; et là-dessus, vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes
de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le
cavalier s'y prit; il vous offrit son cœur. « A moi ? lui dîtes-vous. - Oui, Madame, à vous-
même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. - Continuez, folâtre, continuez »,
dîtes-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous
avez la main belle; il la vit, il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration : et c'était là les
gants que vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ?
TRIVELIN, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison.
CLEANTHIS. - Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait
m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis : « Oh
! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. » Que de
bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas ! J'essayai en pareille
occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable : oh ! je n'eus rien, cela
ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais.
EUPHROSINE. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne
puis en souffrir davantage.
TRIVELIN. - En voilà donc assez pour à présent.
CLEANTHIS. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est
sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans
la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à
venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut, crac, la vapeur arrive.
TRIVELIN. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de
nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire : elle ira vous rejoindre ensuite.
CLEANTHIS, s'en allant. - Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu notre bon
ami, je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi
Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui
marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là; on dirait qu'une
femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'y ramasse dans un
corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens : «
Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là »; et d'un autre côté on veut leur dire
aussi : « Voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! il n'y a point de coquetterie dans
mon fait. »
TRIVELIN. - Mais je vous ai priée de nous laisser.
CLEANTHIS. - Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant;
car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec
quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car
c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y
jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne
connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.
Parfum exotique