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M.

Godet
P. Durance
La prospective
stratégique

La prospective stratégique
a prospectiva estratégica
Pour les entreprises
et les territoires
Philippe Durance
Michel Godet

os territórios Michel Godet


Philippe Durance
Para as empresas e

estratégica
A prospectiva P. Durance
M. Godet
Michel Godet
Philippe Durance

LA PROSPECTIVE
STRATÉGIQUE

POUR LES ENTREPRISES


ET LES TERRITOIRES
Michel GODET :
Titulaire de la chaire de prospective stratégique du Conserva-
toire national des Arts & Métiers, fondateur et animateur du
Cercle des Entrepreneurs du Futur.

Philippe DURANCE :
Professeur associé au Conservatoire national des Arts & Métiers
(École Management & Société), membre actif du Cercle des
Entrepreneurs du Futur.

La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à une coopé-


ration entre la Section Prospective du Bureau de la planification straté-
gique de l’UNESCO et le Cercle des Entrepreneurs du Futur. Le Cercle
des Entrepreneurs du Futur est un programme commun du Centre
National de l’Entrepreneuriat (CNE-CNAM) et de la Fondation Pros-
pective & Innovation.

© Dunod, Paris, 2011

Cet ouvrage est disponible dans les librairies de l’UNESCO

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur


ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite selon le Code de la propriété intellectuelle
(Art L 122-4) et constitue une contrefaçon réprimée par le Code pénal. • Seules sont autorisées
(Art L 122-5) les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations justifiées par le
caractère critique, pédagogique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées,
sous réserve, toutefois, du respect des dispositions des articles L 122-10 à L 122-12 du même
Code, relative à la reproduction par reprographie.
Danger, le photocopillage tue le livre ! Nous rappelons que toute reproduction, partielle ou
totale, de la présente publication est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation
du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).
Préface

Hans d’Orville
Sous-directeur général de l’Unesco
pour la Planification stratégique

« Savoir c’est prévoir et prévoir c’est pouvoir ». Cette maxime


d’Auguste Comte exprime avec précision la visée et l’horizon de la
prospective en général et à l’Unesco en particulier. À travers ses
actions dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture
et de la communication, l’Unesco promeut la création, la diffusion,
l’usage et la préservation des savoirs en tant qu’instruments d’une
stratégie globale visant à établir la paix et une culture de la paix, en
faisant fond sur la force du dialogue et des sociétés du savoir réelle-
ment inclusives.
Remontant à 1945, l’Acte constitutif de l’Unesco énonce dans son
préambule un objectif aussi simple qu’ambitieux, inspiré par
plusieurs traditions politiques et philosophiques, humanistes au
premier chef, qui tient dans une exhortation à la coopération inter-
nationale embrassant un principe et une vision essentiels : « les
guerres naissant dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des
hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». Telle est la
vision, prospective s’il en fut, de l’Unesco, par laquelle nous sommes
requis de catalyser les efforts de tous les acteurs concernés – États
membres, société civile et, de plus en plus, les entreprises ou les indi-
vidus soucieux de responsabilité citoyenne. Fondateur de la prospec-
tive, Gaston Berger épousa le premier cette vision, lui qui fut, en
1946, membre de la délégation française de la première Conférence
générale, aux côtés de Léon Blum, René Cassin, Frédéric Joliot-
Curie, Lucien Febvre ou encore François Mauriac.
Aujourd’hui, après plus de soixante-cinq ans, notre mandat s’est
étendu par le nombre des domaines qu’il couvre et a gagné en ambi-
tion, tout en persévérant dans la promotion des idéaux d’universalité
et de diversité. Aujourd’hui, nous avons tous une obligation impé-
VI LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

rieuse envers le futur – le nôtre et celui des générations ultérieures,


qui paraît confronté à une multiplicité de crises. En attestent les
différentes crises globales qui imposent un défi majeur à notre civili-
sation, notre prospérité et notre bien-être – crise climatique et écolo-
gique, crises financières, économiques et sociales, crise de la pauvreté
endémique, crise agricole, crise énergétique. Interconnectées, ces
crises sont grosses de menaces pour la paix, obligeant à un devoir de
solidarité et un partage des valeurs éthiques entre les individus et les
peuples.
Acteur de la coopération multilatérale, l’Unesco se doit d’être à
l’écoute du présent pour y puiser et pour y insuffler aussi les idées,
les valeurs et les normes propres à faciliter l’émergence d’une
durable infrastructure morale et intellectuelle de la mondialisation à
venir. Mais comment passer de la vision à l’action ?
Un pont est nécessaire pour passer de la notion d’un futur souhai-
table à la concrétisation d’un futur durable réalisable. À l’Unesco,
c’est à la prospective stratégique qu’il revient d’aider à traduire la
vision directrice, notamment via ses documents de stratégie à moyen
terme1 et de Programme et Budget bisannuels, en activités et
programmes concrets décidés par les États membres pour être mis en
œuvre par son Secrétariat en accord avec les cinq fonctions clés de
l’Organisation.
L’Unesco remplit en effet divers rôles et fonctions : ceux de labora-
toire d’idées ; ceux d’organisme normatif dont les instruments sont
souvent intégrés aux législations nationales ; ceux de centre
d’échange d’information, en réunissant, par exemple, des experts
dans de nouveaux domaines de l’éthique scientifique, notamment en
bioéthique ; ceux d’organisme de développement des capacités au
sein des États membres en développant les compétences et les insti-
tutions pertinentes ; ceux, enfin, de catalyseur de la coopération
internationale, par laquelle l’Unesco encourage les États membres à
œuvrer de concert et à favoriser le dialogue entre les cultures.
Pour mener à bien ces missions dans leur complexité et leur multipli-
cité, la prospective stratégique est un instrument essentiel en particu-
lier pour intégrer et exprimer nos attentes et nos ambitions dans
toute leur étendue.
Le recours à des outils, mécanismes et méthodologies prospectives
est encore accru dans un contexte où l’action de l’Unesco s’inscrit de

1. Voir « La Stratégie à Moyen terme 2008-2013 » (document 34 C/4).


PRÉFACE VII

plus en plus dans le cadre élargi des Nations unies, tant au niveau
global qu’à celui des pays.
Deux de ces dimensions sont organiquement liées au travail de la
prospective stratégique. D’une part, la gestion axée sur les résultats
nous incite à accroître la cohérence, la pertinence et l’impact de
notre action. Il s’agit d’une obligation prospective d’anticiper pour
atteindre et améliorer les résultats. D’autre part, la gestion du risque
concentre notre attention sur les menaces et les opportunités qui
peuvent affecter notre environnement interne et externe de manière
inattendue. Il s’agit alors d’une obligation prospective d’appré-
hender l’incertitude qui est la marque même de l’avenir.
Gérer en vue d’un meilleur résultat en sachant quels risques prendre
ou éviter sont donc devenus des principes d’organisation en termes
de stratégie, de budget ou de personnel. Ces dimensions sont inter-
dépendantes et il faut les maîtriser si l’on veut, plutôt que subir le
changement, devenir une force de proposition. Aussi, nous nous féli-
citons, avec la publication de ce manuel de Prospective stratégique.
Pour les entreprises et les territoires, de voir renouer avec un partena-
riat fructueux et stimulant qui avait déjà donné lieu une très riche
publication, From Anticipation To Action1 dans les années 1990.
L’anticipation et la prospective n’ont de sens en effet que si on
travaille à en diffuser les concepts et les méthodes – car destinées aux
organisations, qu’elles soient publiques, privées ou associatives.
La publication de ce nouveau manuel est donc la bienvenue, dans la
mesure où il montre comment une organisation peut, à l’échelle
locale, sur le terrain, élaborer et diffuser en son sein une vision, un
langage et des références communs qui soient adoptés par
l’ensemble des acteurs concernés – direction, personnels, donateurs,
actionnaires ou gouvernements nationaux ou locaux. Prospectivistes,
nous aurons réussi si nous parvenions à faire progresser une culture
d’anticipation, de résilience, de curiosité et d’inventivité qui contri-
© Dunod - La photocopie non autorisée est un délit.

buera à faire advenir un monde plus durable et pacifique.

Janvier 2011

1. Voir Michel Godet, From Anticipation To Action. A Handbook of Strategic


Prospective, Unesco Publishing, 1994, publié dans la collection Future-orien-
ted Studies.
Sommaire

Préface V

Avant-propos : Prévoir l’avenir, ou le construire ? XIII

Introduction : Les fondements de la prospective stratégique 1

C hapitre 1
De la rigueur pour une indiscipline intellectuelle

I. Planification, prospective et stratégie :


quelle différence ? 11
1. Une nécessaire clarification des concepts 13
2. Des désirs de la prospective aux réalités de la stratégie 15
3. Quelles stratégies pour quel degré d’incertitude ? 16
4. Quatre attitudes face à l’avenir 16
5. Cinq questions fondamentales pour construire l’avenir 17
6. Les facteurs de développement sont d’abord endogènes 18

II. Cinq idées-clés de la prospective 19


1. Le monde change, mais les problèmes demeurent 20
2. L’avenir, fruit du hasard, de la nécessité et de la volonté 21
3. Halte à la complication du complexe 22
4. Se poser les bonnes questions et se méfier des idées reçues 22
5. De l’anticipation à l’action par l’appropriation 23

III. La prospective stratégique 25


1. La planification stratégique par scénarios 25
2. La démarche et ses étapes 26
3. Des outils pour la rigueur 29
4. Des approches modulaires et contingentes 30
5. Un cas de planification par scénarios : Axa France 32
6. Une voie d’avenir : la prospective en filière 34

IV. Du bon usage des méthodes et des outils 37


1. Le rêve du clou et le risque du marteau 37
2. À quoi sert un scénario ? 39
3. Comment juger de la qualité d’un scénario ? 41
X LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

4. Le diable est (souvent) dans le détail 42


5. Les ateliers de prospective stratégique 43

C hapitre 2
Des problèmes aux méthodes

I. La méthode des scénarios : vue d’ensemble 48


1. La dynamique des scénarios 48
2. L’élaboration de scénarios 49
3. Utilité et limites 51

II. Initier le processus : les ateliers de prospective 52


1. Les différents types d’ateliers 53
2. Principes de mise en œuvre et d’animation 55
3. Utilité et limites 55

III. Établir le diagnostic de l’entreprise 56


1. L’arbre des compétences 57
2. Les méthodes et les outils d’analyse stratégique 59
3. Le diagnostic stratégique 59

IV. Identifier les variables-clés 62


1. Les étapes de l’analyse structurelle 63
2. Les différentes variables et leur interprétation 65
3. La mise en évidence de variables cachées 66
4. Utilité et limites 68

V. Analyser le jeu des acteurs 69


1. Les phases de l’analyse 69
2. Utilité et limites 72

VI. Balayer le champ des possibles et réduire l’incertitude 73


1. L’analyse morphologique 73
2. L’enquête Delphi 78
3. L’abaque de Régnier 81
4. Une méthode d’impacts croisés probabilistes 82

VII. Évaluer les options stratégiques 85


1. Les arbres de pertinence 86
2. Multipol 88
SOMMAIRE XI

C hapitre 3
La prospective stratégique pour les territoires

I. Genèse et essor de la prospective territoriale 92


1. Planification, prospective et aménagement du territoire 92
2. Un contexte législatif récent très favorable 100

II. La prospective territoriale est une prospective


stratégique 103
1. Une démarche prospective 103
2. Une approche stratégique 104
3. Un processus participatif 107
4. Les trois livres : bleu, jaune et vert 108

III. Prospective territoriale et apprentissage


organisationnel 109
1. Les études prospectives 109
2. L’aide à la décision 110
3. La mobilisation 111
4. La conduite du changement 111

IV. Quelques pièges à éviter 112


1. Le risque de la démagogie participative 112
2. Ne pas confondre gouvernement et gouvernance 113
3. Trop de scénarios et pas assez de projets endogènes 114

C hapitre 4
Les scénarios, outils de la stratégie
et du management
© Dunod - La photocopie non autorisée est un délit.

I. Du bon usage des scénarios :


Shell hier et l’INRA aujourd’hui 120

II. La prospective du transport aérien à l’horizon 2050 122


1. Les principales inflexions et ruptures 123
2. Les évolutions jouant sur la demande et les comportements 125
3. Les évolutions des paramètres de l’offre 128
4. Interrogations sur les régulations 132
XII LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

III. Deux scénarios de l’agriculture 134


1. Et si le libéralisme aveugle faisait mourir les campagnes 134
2. Et si la France des jardins produisait des ouvriers
de la Nature 137

IV. L’ANAH 2010, une prospective aboutie 139


1. Scénarios exploratoires 142
2. Des idées reçues aux idées d’action 145
3. Quelles compétences pour l’ANAH ? 148
4. Objectifs stratégiques et moyens 149
5. Stratégie de réorganisation 151

Conclusion : Les clés de l’excellence dans les entreprises


et les territoires 155

Annexe : Comment je suis devenu prospectiviste


(entretien de Michel Godet avec Philippe Durance) 163

Bibliographie 173
Avant-propos
P r é v o i r l ’ a v e n i r, o u l e c o n s t r u i r e ?

La traduction de ce livre d’introduction à la prospective stratégique1


commence avec le choix difficile de savoir comment traduire le
concept français de prospective dans les autres langues. En espagnol,
en portugais et dans les autres langues latines, le concept est le
même. C’est en anglais que la traduction pose un vrai problème. Il
n’y a jamais vraiment eu d’équivalent ; ni futurology, ni futures
studies, ni forecasting, ce dernier étant trop marqué par la modélisa-
tion économique et la prévision technologique. Dans mes précé-
dents ouvrages en anglais, la difficulté a tout simplement été
contournée : pour l’un, sur le conseil d’Igor Ansoff qui le préfaçait,
le mot a été remplacé dans le titre par « scenarios2 » (Godet, 1987) ;
pour l’autre, le mot a été esquivé en titrant Creating Futures (Godet,
2006). Le seul cas où je n’ai pas tranché, avec From Anticipation to
Action : A Handbook of Strategic Prospective (Godet, 1994), n’est pas
passé inaperçu aux yeux des Anglo-saxons qui, aujourd’hui, allon-
gent le titre sur Amazon en précisant « (Future-oriented Studies) »
pour être sûr de bien faire comprendre de quoi il s’agit !
Au début des années quatre-vingt-dix, la cellule de prospective de la
Commission européenne s’appelait Forward Unit en anglais. En
1993, lors d’une réunion européenne organisée à ISPRA (IPTS,
1993), nous avions lancé avec Ian Miles le concept de « Profutures »
(contraction de « Prospective » et de « Futures »). À l’époque,
l’unité de Ian Miles à l’université de Manchester s’intitulait
« Strategic Prospective » (Miles, 2010). Nous avions espéré, à cette
époque, faire passer le concept de prospective en langue anglaise
(Bain, Roubelat, 1994 ; IPTS 1995 ; Godet, 1979). Ce que

1. Nous remercions l’éditeur de nous avoir permis de traduire et de diffuser ce


livre en plusieurs langues.
2. Scenarios and Strategic Management au lieu de Prospective et planification stra-
tégique.
XIV LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

n’avaient pas réussi aux États-Unis quelques décennies plus tôt


André Cournand et Maurice Lévy (1973) ou Philippe de Seynes
(Godet, 1979), en publiant en anglais les textes fondateurs, allait-il
pouvoir se faire en Europe ? Espoir sans lendemain, faute sans doute
de l’appui de la Commission européenne qui n’a rien fait pour
promouvoir l’École française de prospective, tout en y puisant son
inspiration. C’est l’anglais qui est dominant et c’est donc le concept
de foresight, apparu à la fin des années quatre-vingt-dix, qui s’est
imposé. Peu importe le contenant, si le contenu est le même. Il nous
faut cependant parler de strategic foresight pour nous rapprocher
incomplètement encore du contenu de la prospective telle que nous
la pratiquons et décrivons dans cet ouvrage.
Ainsi, pendant plusieurs années, le concept de « prospective » n’a pas
trouvé de traduction en anglais. On utilisait si nécessaire le terme
français « la prospective » pour désigner cette discipline qui s’évertue
à anticiper pour éclairer l’action présente à la lumière des futurs
possibles et souhaitables. Il a fallu attendre 1996 pour que Ben R.
Martin, dans un article devenu historique pour le lancement du
concept de foresight, évoque pour la première fois l’équivalence avec
le français « prospective » : « The starting point of foresight, as with la
prospective in France, is the belief that there are many possible
futures » (Martin, 1996 ; 2010).
Cette traduction n’est qu’approximative car, s’il y a bien dans le
concept de foresight l’idée de débat participatif que l’on retrouve
bien dans la prospective moderne, il manque toujours l’idée de
projet et de proactivité, c’est-à-dire l’idée de la construction volonta-
riste d’un plan d’actions pour provoquer les changements souhaités
et la réalisation d’un projet. C’est la raison pour laquelle l’expression
de strategic foresight nous paraît aujourd’hui plus adaptée pour se
rapprocher de « la prospective » telle qu’elle s’est développée en
France et dans le monde latin. Dans le présent ouvrage, nous utilise-
rons indifféremment strategic foresight ou strategic prospective pour
désigner la prospective.

Quelques réflexions sur les différences de conception


de la prospective entre les États-Unis et l’Europe*
« Ce numéro spécial a été source de nombreux enseignements pour
tous ceux qui ont été impliqués dans sa préparation. Les éditeurs invi-
tés, l’éditeur en chef et plusieurs contributeurs ont pu étudier la pros-
pective telle qu’elle est effectivement pratiquée tant sur le continent
américain qu’en Europe. Il y avait entre nous un accord tacite sur ce
AVANT-PROPOS XV

que nous semblait être le strategic foresight, ses concepts et ses prati-
ques. Il nous semblait pouvoir trouver facilement un terrain d’entente
entre deux des principaux foyers des méthodes d’anticipation d’après
la Seconde Guerre mondiale, pourtant dès l’origine radicalement
différents : d’un côté, les États-Unis, avec des approches très avancées
de technological forecasting développées dans un environnement prin-
cipalement militaire ; de l’autre, la France, avec une attitude prospec-
tive fondée sur une critique de la décision, laissant une grande place à
la liberté humaine et aux réflexions sur les finalités de l’action et les
valeurs. […]
Au fur et à mesure de nos discussions, plusieurs oppositions sont appa-
rues, que l’on retrouve plus ou moins explicitement dans les différentes
contributions publiées. La première concerne la signification du terme
foresight en lui-même, qui ne se rapproche de la prospective qu’à con-
dition de préciser strategic foresight. Dans le “style américain”, sa signi-
fication est restreinte à l’image d’un futur donné. Dans le fameux
rapport Brundtland, publié par les Nations unies en 1987, le terme
foresight est utilisé dans la version anglaise originale et traduit dans la
version française par “intuition”. Cet exemple illustre parfaitement
cette conception. Dans cette perspective, le terme foresight ne devrait
pas être utilisé pour désigner le processus, ainsi que les outils associés,
qui conduit à la définition de cette image. Dans le “style français”, la
prospective, comme son supposé équivalent strategic foresight, est con-
sidérée comme désignant à la fois un processus et le résultat de ce pro-
cessus en termes d’action.
Cette première opposition constitue une part d’explication de la
seconde, qui concerne la pratique de la prospective. Considérer que le
foresight est uniquement un résultat permet d’envisager le rôle du pros-
pectiviste comme étant de fournir à des clients donnés des images de
futurs donnés, sans que ces derniers accordent une quelconque impor-
tance aux moyens mis en œuvre pour les établir. Cette posture a deux
conséquences importantes.
© Dunod - La photocopie non autorisée est un délit.

Premièrement, le processus de création de ces visions d’avenir, même


s’il est transparent pour le client, est du domaine unique du “futu-
riste”. Le client ne participe pas à la réalisation de ce travail. Cet aspect
représente certainement l’opposition la plus forte avec le “style fran-
çais”. Pour la prospective, il est fondamental que les bénéficiaires de ce
travail en soient eux-mêmes les producteurs. […]
Deuxièmement, voir le foresight simplement comme un résultat
n’implique aucune relation directe avec la prise de décision et la prépa-
ration de l’action : le client reçoit simplement ces visions qui vont lui
permettre de modifier son état de conscience d’une situation donnée.
Le “style américain” parle de strategic foresight non pas pour un quel-
XVI LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

conque rapport avec l’élaboration de la stratégie, mais parce que son


horizon de travail est simplement supérieur à celui de planification
opérationnelle. Dans le “style français”, c’est justement parce que la
prospective est directement reliée à l’action qu’elle est stratégique. Au
sein d’une organisation, l’étude des futurs possibles et souhaitables en
eux-mêmes n’a pas d’intérêt si elle n’est pas destinée à influencer con-
crètement l’action. Et pour s’assurer que la stratégie soit la plus adé-
quate possible aux réalités actuelles et à venir de l’organisation, elle
doit être partagée et reposer sur une connaissance intime des dynami-
ques de l’environnement.
À côté de ces oppositions, les deux “styles” partagent deux grands
principes, qui sont réellement constitutifs de la prospective et du stra-
tegic foresight : la volonté humaine est capable d’influencer l’avenir de
manière à favoriser ce qui est désirable et cette capacité fonde une obli-
gation morale de réfléchir à l’avenir et à ses trajectoires possibles. Ils
partagent également un des objectifs de la prospective de faire prendre
conscience aux acteurs des hypothèses implicites qui fondent leurs
décisions pour les remettre en question et éventuellement les modifier.
Ils partagent, enfin, les grandes lignes de la méthode prospective en
tant que telle (description du système étudié, identification des varia-
bles clés et des acteurs, formalisation des tendances, description d’ave-
nirs possibles, choix d’un avenir désirable, etc.), ainsi que de
nombreuses techniques et outils (analyses d’impacts croisés, analyse
morphologique, scénarios, etc.). En définitive, même si les deux con-
ceptions peuvent paraître par endroits profondément opposées, il n'en
reste pas moins que leurs différences sont certainement sensiblement
moindres que celles qui, il y a soixante ans, pesaient sur les conceptions
respectives d'origine. »
Joseph Coates, Philippe Durance, Michel Godet
* Cet extrait est tiré de l’introduction au numéro spécial de la revue
Technological Forecasting and Social Change, consacré à la prospective
stratégique, édité par Joseph Coates, Philippe Durance et Michel
Godet, publié en novembre 2010 (volume 77, n˚ 9).

Cette indiscipline intellectuelle est forcément transdisciplinaire et


caractérisée par une vision globale et systémique où les acteurs et les
variables peuvent jouer un rôle clé dans la construction d’un avenir
toujours ouvert où les déterminismes n’empêchent pas la détermina-
tion de l’emporter. L’avenir est le fruit de la volonté, elle-même est
portée par nos projets, nos désirs et nos rêves.
Le philosophe Gaston Berger (1957b) est considéré comme le père
de la prospective suite à un article séminal de 1957. Il était lui-même
AVANT-PROPOS XVII

disciple du philosophe Maurice Blondel qui considérait l’avenir


comme un domaine à construire à partir des matériaux et des
contraintes du passé : « L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare »,
disait-il. Gaston Berger allait plus loin encore en considérant que
« l’avenir est la raison d’être du présent » et qu’une grande partie de
nos actions s’explique par les projets qui les justifient.
À la vérité, ces idées ne sont pas nouvelles et se trouvent déjà dans les
réflexions d’Aristote distinguant la cause efficiente, celle provoquant
l’effet, de la cause finale, celle qui justifie nos actes par un projet. Le
concept de projet et de plan d’actions pour y parvenir n’est pas
nouveau non plus. On le retrouve chez Sénèque pour qui « il n’y a
pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ».
Pour la prospective, l’avenir n’est pour l’essentiel pas écrit, mais à
construire par les acteurs les mieux placés et déterminés à se battre
pour la réussite de leurs projets. C’est ainsi que l’anticipation s’est
divisée en attitudes complémentaires mais souvent séparées : la
préactivité et la proactivité. La première s’attache à anticiper les
changements prévisibles pour mieux s’y préparer et en tirer parti. On
y retrouve toutes les approches des futures studies, du forecasting, du
scenario planning. La seconde, plus volontariste, cherche à provo-
quer les changements souhaités par des actions (l’innovation, par
exemple pour la conquête de marchés).
On l’a compris, la prospective de Gaston Berger à laquelle nous nous
référons est d’abord une réflexion pour éclairer l’action présente à la
lumière des futurs possibles et souhaités1. Si cette vision volontariste
parle naturellement aux entreprises familières du strategic planning,
elle est souvent regardée avec suspicion par les tenants de l’économie
de marché qui se méfient des partisans de la planification écono-
mique et sociale et font confiance aux mécanismes de marché. Les
questions du développement durable, de la responsabilité future vis-
© Dunod - La photocopie non autorisée est un délit.

à-vis de la planète et des générations futures ou de la régulation et de

1. L’approche en termes de « futuribles » (contraction de « futurs possibles »)


lancée quelques années plus tard par Bertrand de Jouvenel est plus dans l’anti-
cipation spéculative. D’ailleurs, dans son livre L’Art de la conjecture, écrit en
1964, Jouvenel n’utilise pas une seule fois le mot « prospective ». À la fin des
années soixante-dix, je lui avais demandé pourquoi il n’avait pas utilisé le con-
cept de prospective de Gaston Berger, par ailleurs cité une seule et unique fois
en début d’ouvrage pour son rôle en faveur des sciences sociales. Sa réponse
fut simplement : « À quoi bon puisque c’était la même chose ! » L’histoire a
retenu le concept de prospective et pas celui de conjecture. Attention cepen-
dant : la conjecture sur les futurs possibles n’est pas sans risque, car elle con-
duit souvent à construire trop de scénarios en oubliant d’avoir des projets.
XVIII LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

la meilleure gouvernance des systèmes financiers ressortent de cette


attitude volontariste et proactive face à l’avenir.


Cet ouvrage constitue une introduction à la prospective stratégique
qui prétend seulement donner un aperçu du champ couvert par le
Manuel de prospective stratégique que je publie depuis une vingtaine
d’années en m’appuyant sur l’expérience du chercheur, puis du
professeur consulté par les entreprises et les territoires depuis bientôt
quarante ans (Godet, 2007).
J’entends préparer la relève des générations et je suis heureux de
cosigner ce livre avec Philippe Durance, certainement le plus fidèle,
le plus efficace et le plus prometteur de ceux que j’ai pu influencer.
Sa thèse sur Gaston Berger, sous la direction de Jacques Lesourne,
soutenue au CNAM en 2009, fera certainement date.
Vu de l’étranger, le rayonnement de l’École française de prospective
n’a jamais cessé depuis la fin des années cinquante et nous avons
entretenu la flamme en développant des méthodes aussi rigoureuses
que participatives, faisant appel aux outils rationnels pour aborder la
complexité et féconder la pensée par l’imagination tout en réduisant
les incohérences collectives.
Depuis 2003, j’ai eu la grande joie, grâce au Cercle des entrepre-
neurs du futur, qui comprend une cinquantaine de grandes entre-
prises1, de mettre ces méthodes rigoureuses et les logiciels associés
— pour identifier les variables clés, analyser les jeux d’acteurs, cons-
truire des scénarios, les probabiliser, choisir de façon multicritère et
en avenir incertain — gratuitement à disposition sur Internet en trois
langues (français, anglais, espagnol). Depuis cinq ans, il y a eu plus
de quarante mille téléchargements dans le monde, dont près de 40 %
en Amérique latine, ce qui témoigne de l’influence réelle de l’École
française de prospective.

1. Le Cercle des entrepreneurs du futur, créé en 2003, comprend une cinquan-


taine de membres. Il a pour principal objectif de contribuer à la société de la
connaissance et de soutenir l’entrepreneuriat, et aide les entreprises à penser et
agir autrement (cf. http://www.laprospective.fr/cercle-des-entrepreneurs.html).
C’est grâce à ce Cercle que les logiciels de prospective ont pu être mis gratui-
tement en ligne en plusieurs langues. En 2010, le Cercle des Entrepreneurs du
Futur est devenu un programme commun du Cne (Centre national de l’entre-
preneuriat), un institut du Cnam, et de la Fondation Prospective et Innova-
tion. Cette fondation d’utilité publique est présidée par Jean-Pierre Raffarin,
ancien Premier ministre (cf. http://www.prospective-innovation.org/).
AVANT-PROPOS XIX

Nul n’étant prophète en son pays, nous n’avons pas réussi à susciter
le même intérêt auprès des pouvoirs publics qui, contrairement aux
entreprises, continuent à lancer des exercices de prospective sur la
France de demain sans même songer à former un tant soit peu les
membres de groupes de réflexion, considérant sans doute que cette
indiscipline intellectuelle allait de soi, comme la prose de Monsieur
Jourdain. Dans les collectivités territoriales, l’engouement est plus
répandu que dans les ministères, mais le professionnalisme et la
rigueur ne sont pas toujours au rendez-vous.
Un mot encore sur l’École française de prospective : ses divisions
n’empêchent pas son rayonnement et celui-ci est certainement
moindre en raison des chapelles qui rivalisent trop souvent dans la
confusion des genres, car la prospective est aussi une activité rentable
au moins pour les consultants. Les sujets de discorde sont multiples ;
nous pensons que l’on abuse aujourd’hui de l’élaboration de scéna-
rios, au détriment de la construction de projets endogènes. On
abuse également de l’utilisation des méthodes que nous avons systé-
matisées, comme l’analyse morphologique qui permet de construire
des scénarios emboîtés comme un jeu de Lego, mais dont la perti-
nence, la cohérence, et surtout la vraisemblance, dépendent de la
connaissance, de la culture et de l’expérience de ceux qui les cons-
truisent. On peut apprendre à dire la messe des méthodes par cœur
en quelques semaines. Mais il faut des années de pratiques et de
recherches dans les textes pour devenir un professionnel expéri-
menté. Contribuer à la transmission du capital humain de la prospec-
tive stratégique, telle est l’ambition de ce livre comme des précé-
dents.
Enfin, je suis très reconnaissant à l’UNESCO, qui avait déjà publié
en 1994 From Anticipation to Action, de s’être associé à la Fonda-
tion Prospective et Innovation et aux Éditions Dunod pour diffuser
© Dunod - La photocopie non autorisée est un délit.

ce livre en versions bilingues1.

Professeur Michel Godet


Paris, janvier 2011

1. Sont prévues pour commencer des versions français-anglais, français-portu-


gais, français-espagnol, français-arabe et français-allemand. Des versions fran-
çais-chinois et français-italien sont aussi envisagées. L’ensemble sera
progressivement mis en ligne.

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