Bernard Minier Glacé
Bernard Minier Glacé
Bernard Minier Glacé
GLACÉ
XO ÉDITIONS
À la mémoire de mon père.
À ma femme, à ma fille et à mon fils.
À Jean-Pierre Schamber
et Dominique Matos Ventura,
qui ont tout changé.
DE :
DIANE BERG
GENÈVE
À:
DR WARGNIER
INSTITUT PSYCHIATRIQUE WARGNIER
SAINT-MARTIN DE COMMINGES
DIPLÔMES :
2002 : Diplôme d’études supérieures en psychologie
clinique (DES), université de Genève. Mémoire de diplôme :
« Économie pulsionnelle, nécrophilie et dépeçage chez les tueurs compulsifs ».
1999 : Licence de psychologie, université de Genève. Mémoire de licence :
« Quelques aspects des peurs enfantines chez les 8-12 ans »
1995 : Maturités, classique et latine
1994 : First Certificate of English
EXPÉRIENCES PROFESSIONNELLES :
2003 – Cabinet privé de psychothérapie et de psychologie légale, Genève
2001 – Assistante de P. Spitzner à la faculté de psychologie et des sciences de
l’éducation (FPSE), Université de Genève
1999-2001 – Psychologue stagiaire, Institut universitaire de médecine
légale, Genève
Psychologue stagiaire du Service médical de la prison de Champ-Dollon
SOCIÉTÉS PROFESSIONNELLES :
International Academy of Law and Mental Health (IALMH)
Association genevoise des psychologues-psychothérapeutes (AGPP)
Fédération suisse des psychologues (FSP)
Société suisse de psychologie légale (SSPL)
INTÉRÊTS :
Musique classique (dix ans de violon), jazz, lecture
Sports : natation, course à pied, plongée, spéléologie, saut en parachute
PROLOGUE
Les bruits : celui, régulier, du câble et, par intermittence, les roues des
pylônes lorsque le sabot du téléphérique passait dessus, communiquant ses
secousses à la cabine. À quoi s’ajoutait la plainte flûtée du
vent, omniprésente, comme des voix d’enfants en détresse. Et celles des
occupants de la cabine, gueulant pour couvrir le vacarme. Ils étaient cinq –
Huysmans compris.
— Putain ! J’aime pas monter là-haut par ce temps ! dit l’un d’eux.
Silencieux, Huysmans guettait l’apparition du lac inférieur – mille mètres
plus bas, à travers les rafales de neige qui cernaient la cabine. Les câbles
semblaient étrangement lâches, décrivant une double courbe qui s’enfonçait
paresseusement dans la grisaille.
Les nuages s’entrouvrirent. Le lac apparut. Brièvement. Pendant un instant, il
eut l’air d’une flaque sous le ciel, un simple trou d’eau entre les cimes et les
bandes de nuages qui se déchiraient sur les hauteurs.
— Qu’est-ce que ça peut foutre, le temps ? dit un autre. On va passer une
semaine coincés sous cette putain de montagne, de toute façon !
L’usine hydroélectrique d’Arruns : une série de salles et de galeries creusées
à soixante-dix mètres sous terre et perchées à deux mille mètres d’altitude. La
plus longue mesurait onze kilomètres. Elle conduisait l’eau du lac supérieur vers
les conduites forcées : des tubes d’un mètre et demi de diamètre qui dévalaient la
montagne et précipitaient l’eau du lac supérieur vers les turbines assoiffées des
groupes de production, en bas dans la vallée. Pour accéder à l’usine, au cœur de
la montagne, un seul chemin : un puits d’accès dont l’entrée se trouvait presque
au sommet, la descente en monte-charge jusqu’à la galerie principale qu’on
suivait, vannes neutralisées, à bord de tracteurs à deux places : un voyage d’une
heure au cœur des ténèbres, le long de huit kilomètres de galeries.
L’autre moyen, c’était l’hélico – mais uniquement en cas d’urgence. Une aire
avait été aménagée près du lac supérieur, accessible quand le temps s’y prêtait.
— Joachim a raison, dit le plus vieux. Avec un temps pareil, l’hélico ne
pourrait même pas atterrir.
Ils savaient tous ce que cela voulait dire : une fois les vannes rouvertes, les
milliers de mètres cubes d’eau du lac supérieur s’engouffreraient en rugissant
dans la galerie qu’ils allaient emprunter dans quelques minutes. En cas
d’accident, il faudrait deux heures pour la vider à nouveau, une autre heure en
tracteur à travers la galerie pour revenir au puits d’accès, quinze minutes pour
remonter à l’air libre, dix de descente en télécabine jusqu’à la centrale et trente
autres de route jusqu’à Saint-Martin-de-Comminges – à supposer que la route ne
fût pas coupée.
Si un accident survenait, ils ne seraient pas à l’hôpital avant quatre bonnes
heures. Et l’usine vieillissait… Elle fonctionnait depuis 1929. Chaque
hiver, avant la fonte des neiges, ils passaient là-haut quatre semaines, isolés du
monde, pour l’entretien et la réfection de machines d’un autre âge. Un travail
pénible, dangereux.
Huysmans suivait le vol d’un aigle qui se laissait porter sur le plat du vent, à
cent mètres environ de la cabine.
Silencieux.
Il tourna son regard vers les vertiges glacés qui s’étendaient sous le plancher.
Les trois énormes tuyaux des conduites forcées plongeaient vers
l’abîme, collés au relief de la montagne. La vallée avait depuis longtemps quitté
leur champ de vision. Le dernier pylône était visible trois cents mètres plus
bas, dressé là où le flanc de la montagne formait un épaulement, se profilant
solitaire au milieu du brouillard. À présent, la cabine grimpait tout droit vers le
puits d’accès. Si le câble venait à rompre, elle ferait une chute de plusieurs
dizaines de mètres, avant d’exploser comme une noix sur la paroi rocheuse. Elle
se balançait dans la tempête tel un panier au bras d’une ménagère.
— Eh, cuistot ! Qu’est-ce qu’on va bouffer cette fois ?
— Pas du bio, en tout cas.
Seul Huysmans ne rit pas ; il suivait des yeux un minibus jaune sur la route
de la centrale. Celui du directeur. Puis le minibus sortit lui aussi de son champ de
vision, avalé par les bandes de nuages, pareil à une diligence rattrapée par des
Indiens.
Chaque fois qu’il grimpait là-haut, il avait l’impression de saisir une vérité
élémentaire de son existence. Mais il était incapable de dire laquelle.
Huysmans déplaça son regard vers le sommet.
Le terminus de la télécabine – un échafaudage métallique accroché à l’entrée
bétonnée du puits d’accès – se rapprochait. Une fois la cabine immobilisée, les
hommes emprunteraient une série de passerelles et d’escaliers jusqu’au
blockhaus de béton.
Le vent soufflait avec violence. Il devait faire dans les moins dix dehors.
Huysmans plissa les yeux.
Il y avait quelque chose d’inhabituel dans la forme de l’échafaudage.
Quelque chose en plus…
Comme une ombre parmi les entretoises et les poutrelles d’acier balayées par
les bourrasques.
Un aigle, songea-t-il, un aigle s’est pris dans les câbles et les poulies.
Non, absurde. Mais c’était pourtant ça : un grand oiseau aux ailes
déployées. Un vautour peut-être, prisonnier de la superstructure, empêtré entre
les grilles et les barreaux.
— Eh, regardez ça !
La voix de Joachim. Il l’avait repéré, lui aussi. Les autres se tournèrent vers
la plate-forme.
— Bon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?
Ce n’est pas un oiseau en tout cas, songea Huysmans.
Une inquiétude diffuse montait en lui. C’était accroché au-dessus de la plate-
forme, juste en dessous des câbles et des poulies – comme suspendu dans les
airs. Cela ressemblait à un papillon géant, un papillon sombre et maléfique qui
se détachait sur la blancheur de la neige et du ciel.
— Bordel ! c’est quoi ce truc ?
La cabine ralentit sur son erre. Ils arrivaient. La forme grandit.
— Sainte Mère de Dieu !
Ce n’était pas un papillon – ni un oiseau.
La cabine s’immobilisa, les portes s’ouvrirent automatiquement.
Une rafale glacée chargée de flocons fouetta leurs visages. Mais personne ne
descendit. Ils restèrent là, à contempler l’œuvre de folie et de mort. Ils savaient
déjà qu’ils n’oublieraient jamais cette vision.
Le vent hurlait autour de la plate-forme. Ce n’étaient plus des cris d’enfants
que Huysmans entendait, mais ceux d’un autre supplice, des cris atroces
couverts par les hurlements du vent. Ils reculèrent d’un pas à l’intérieur.
La peur les percuta comme un train en marche. Huysmans se rua vers le
casque à écouteurs, le vissa sur son crâne.
— La centrale ? Ici Huysmans ! Appelez la gendarmerie ! Vite ! Dites-leur de
rappliquer ! Il y a un cadavre ici ! Un truc de malade !
I
L’HOMME QUI AIMAIT LES CHEVAUX
1
Les Pyrénées. Diane Berg les vit se dresser devant elle au moment où elle
franchissait une colline.
Une barrière blanche encore distante étirée sur toute la largeur de
l’horizon : la houle des collines venait se briser dessus. Un rapace décrivait des
cercles dans le ciel.
9 heures du matin, le 10 décembre.
À en croire la carte routière sur le tableau de bord, elle devait emprunter la
prochaine sortie et prendre la direction du sud, vers l’Espagne. Elle n’avait
ni GPS ni ordinateur de bord dans sa vieille Lancia hors d’âge. Elle aperçut un
panneau au-dessus de l’autoroute : « Sortie n
° 17, Montréjeau/Espagne, 1 000 m ».
Diane avait passé la nuit à Toulouse. Un hôtel économique, une chambre
minuscule avec une salle d’eau en plastique moulé et une minitélé. Dans la
nuit, une série de hurlements l’avait réveillée. Le cœur battant, elle s’était assise
à la tête du lit, aux aguets – mais l’hôtel était demeuré parfaitement silencieux et
elle avait d’abord cru qu’elle avait rêvé, jusqu’à ce que les hurlements
reprennent de plus belle. Son estomac s’était retourné, puis elle avait compris
que des chats se battaient sous sa fenêtre. Elle avait eu du mal à se rendormir
après ça. La veille encore, elle était à Genève et elle arrosait son départ en
compagnie de collègues et d’amis. Elle avait contemplé le décor de sa chambre à
la faculté en se demandant à quoi ressemblerait la prochaine.
Sur le parking de l’hôtel, tandis qu’elle déverrouillait sa Lancia au milieu de
la neige fondue qui descendait sur les carrosseries, elle avait brusquement réalisé
qu’elle laissait derrière elle sa jeunesse. Elle le savait : dans une semaine ou
deux elle aurait oublié sa vie d’avant. Et d’ici quelques mois, elle aurait changé
en profondeur. Étant donné l’endroit qui allait constituer le décor de son
existence pour les douze mois à venir, il ne pouvait en être autrement. « Reste
toi-même », lui avait conseillé son père. En quittant la petite aire pour s’élancer
sur l’autoroute déjà encombrée, elle se demanda si ces changements seraient
positifs. Quelqu’un a dit que certaines adaptations sont des amputations, elle
pouvait juste espérer que ce ne serait pas le cas pour elle.
Elle ne cessait de penser à l’Institut.
À ceux qui y étaient enfermés…
La veille, toute la journée, Diane avait été hantée par cette pensée : « Je ne
vais pas y arriver. Je ne vais pas être à la hauteur. Bien que je me sois préparée
et que je sois la plus qualifiée pour ce poste, je ne sais absolument pas ce qui
m’attend. Ces gens vont lire en moi comme dans un livre ouvert. »
Elle pensait à eux comme à des gens, à des hommes – non comme à
des… monstres.
C’était pourtant ce qu’ils étaient : des individus authentiquement
monstrueux, des êtres aussi éloignés d’elle, de ses parents et de tous ceux qu’elle
connaissait qu’un tigre l’est d’un chat.
Des tigres…
C’était ainsi qu’il fallait les voir : imprévisibles, dangereux, capables d’une
cruauté inconcevable. Des tigres enfermés dans la montagne…
Au péage, elle s’aperçut qu’absorbée dans ses pensées elle avait oublié où
elle avait mis son ticket. L’employée la toisa d’un air sévère tandis qu’elle
fouillait fébrilement sa boîte à gants puis son sac à main. Pourtant, rien ne
pressait : il n’y avait personne en vue.
Au rond-point suivant, elle prit la direction de l’Espagne et des
montagnes. Brutalement, au bout de quelques kilomètres, la plaine
s’interrompit. Les premiers contreforts du piémont pyrénéen jaillirent du sol et la
route se trouva entourée de mamelons boisés et arrondis qui n’avaient rien à
voir, cependant, avec les hautes cimes dentelées qu’elle apercevait dans le
fond. Le temps aussi changea : les flocons se firent plus nombreux.
Au détour d’un virage, la route surplomba brusquement un paysage de
prairies blanches, de rivières et de bois. Diane découvrit une cathédrale gothique
perchée au sommet d’une butte, avec un petit bourg. À travers le va-et-vient des
essuie-glaces, le paysage se mit à ressembler à une vieille gravure à l’eau-forte.
« Les Pyrénées, ce n’est pas la Suisse », l’avait prévenue Spitzner.
Sur le bord de la route, les monticules de neige s’épaissirent.
Elle distingua la lueur des gyrophares à travers les flocons avant de voir le
barrage. Ils tombaient de plus en plus dru. Les hommes de la maréchaussée
se tenaient en dessous, agitant leurs bâtons lumineux. Diane remarqua qu’ils
étaient armés. Un fourgon et deux motos étaient garés dans la neige sale du bas-
côté, au pied des grands sapins. Elle abaissa sa vitre, de gros flocons duveteux
mouillèrent aussitôt son siège.
— Vos papiers, s’il vous plaît, mademoiselle.
Elle se pencha pour les prendre dans la boîte à gants. Elle perçut les chapelets
de messages crépitant sur les radios, mêlés au rythme rapide de ses essuie-glaces
et au bruit accusateur de son pot d’échappement. Une humidité froide lui
enveloppa le visage.
— Vous êtes journaliste ?
— Psychologue. Je me rends à l’Institut Wargnier.
Le gendarme l’examina, penché sur sa vitre ouverte.
Un grand type blond, qui devait mesurer pas loin du mètre quatre-vingt-
dix. Elle nota, derrière la toile sonore tissée par les radios, le grondement de la
rivière dans la forêt.
— Qu’est-ce que vous venez faire dans le coin ? La Suisse, c’est pas la porte
à côté.
— L’Institut est un hôpital psychiatrique, je suis psychologue : vous voyez le
rapport ?
Il lui rendit ses papiers.
— C’est bon. Allez-y.
En redémarrant, elle se demanda si la police française contrôlait toujours les
automobilistes de cette façon ou s’il s’était passé quelque chose. La route
décrivit plusieurs virages en suivant les méandres de la rivière (le « gave », selon
son guide) qui coulait entre les arbres. Puis la forêt disparut, cédant la place à
une plaine qui devait bien faire cinq kilomètres de large. Une longue avenue
droite bordée de campings déserts, leurs oriflammes battant tristement au
vent, des stations-service, de belles maisons aux allures de chalets alpins, un
défilé de panneaux publicitaires vantant les mérites des stations de ski
voisines…
Dans le fond, Saint-Martin-de-Comminges, 20 863 habitants – à en croire
l’écriteau peint de couleurs vives. Au-dessus de la ville, des nuages gris noyaient
les cimes, troués çà et là par des lueurs qui sculptaient l’arête d’un sommet ou le
profil d’un col comme le pinceau d’un phare. Au premier rond-point, Diane
délaissa la direction « centre-ville » et emprunta une petite rue sur la
droite, derrière un immeuble dont la grande vitrine clamait en lettres de
néon : Sport & Nature. Pas mal de piétons dans les rues et de nombreux
véhicules en stationnement. « Ce n’est pas un endroit très réjouissant pour une
jeune femme. » Les paroles de Spitzner lui revinrent en mémoire alors qu’elle
glissait le long des rues dans le tête-à-tête familier et rassurant de ses essuie-
glaces.
La route s’éleva. Elle aperçut brièvement les toits serrés au bas de la
pente. Au sol, la neige se changeait en une boue noirâtre qui giflait le plancher
de la voiture. « Tu es sûre de vouloir aller là-bas, Diane ? Ça n’a pas grand-chose
à voir avec Champ-Dollon. » Champ-Dollon était le nom de la prison suisse où
elle avait effectué des missions d’expertise légale et de prise en charge de
délinquants sexuels après sa licence de psychologie. Elle y avait rencontré des
violeurs en série, des pédophiles, des cas de maltraitance sexuelle
intrafamiliale – un euphémisme administratif pour les viols incestueux. Elle
avait aussi été amenée à pratiquer des expertises de crédibilité, en tant
que coexpert, sur des mineurs qui se prétendaient victimes d’abus sexuels – et
elle avait découvert avec effroi combien ce genre d’exercice pouvait être biaisé
par les présupposes idéologiques et moraux de l’expert, souvent au détriment de
l’objectivité.
— On raconte de drôles de choses sur l’Institut Wargnier, avait dit Spitzner.
— J’ai eu le Dr Wargnier au téléphone. Il m’a fait un très bon effet.
— Wargnier est très bon, avait admis Spitzner.
Elle savait cependant que ce ne serait pas lui qui l’accueillerait, mais son
successeur à la tête de l’Institut : le Dr Xavier, un Québécois qui venait de
l’Institut Pinel de Montréal. Wargnier avait pris sa retraite six mois plus
tôt. C’était lui qui avait examiné sa candidature et qui l’avait accueillie
favorablement avant de quitter ses fonctions, lui aussi qui l’avait mise en garde
contre les difficultés de sa tâche au cours de leurs nombreux entretiens
téléphoniques.
— Ce n’est pas un endroit facile pour une jeune femme, docteur Berg. Je
ne parle pas seulement de l’Institut, je parle des environs. Cette vallée… Saint-
Martin… Ce sont les Pyrénées, le Comminges. Les hivers sont longs, les
distractions sont rares. Sauf si vous aimez les sports d’hiver, bien entendu.
— Je suis suisse, ne l’oubliez pas, avait-elle répondu avec humour.
— Dans ce cas, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas trop vous
laisser absorber par votre travail, de vous ménager des plages de liberté – et de
passer votre temps libre à l’extérieur. C’est un lieu qui peut
devenir… perturbant… à la longue.
— J’essaierai de m’en souvenir.
— Autre chose : je n’aurai pas le plaisir de vous accueillir. C’est mon
successeur, le Dr Xavier, de Montréal, qui s’en chargera. Un praticien qui a très
bonne réputation. Il doit arriver ici la semaine prochaine. Il est très
enthousiaste. Comme vous le savez, ils ont là-bas une certaine avance sur nous
dans la prise en charge des patients agressifs. Je pense qu’il sera intéressant pour
vous de confronter vos points de vue.
— Je le pense aussi.
— Il fallait depuis longtemps un adjoint au chef de cet établissement, de
toute façon. Je n’ai pas assez délégué.
De nouveau, Diane roulait sous le couvert des arbres. La route n’avait cessé
de s’élever pour s’enfoncer finalement dans une vallée étroite et boisée qui
semblait calfeutrée dans une intimité délétère. Diane avait entrouvert sa vitre et
un parfum pénétrant de feuilles, de mousse, d’aiguilles et de neige mouillée
chatouillait ses narines. Le bruit du torrent tout proche couvrait presque celui du
moteur.
— Un endroit solitaire, commenta-t-elle à voix haute pour se donner du
courage.
Dans la grisaille de cette matinée d’hiver, elle conduisait prudemment. Ses
phares écorchaient les troncs des sapins et des hêtres. Une ligne électrique
suivait la route ; des branches s’appuyaient dessus comme si elles n’avaient plus
la force de se soutenir elles-mêmes. Parfois, la forêt s’écartait devant des granges
aux toits d’ardoise couverts de mousse – fermées, abandonnées.
Elle aperçut des bâtiments un peu plus loin, au-delà d’un virage. Ils
réapparurent après le tournant. Plusieurs édifices de béton et de bois adossés à la
forêt, percés de grandes baies vitrées au rez-de-chaussée. Un chemin partait de la
route, franchissait le torrent sur un pont métallique et traversait une prairie
enneigée jusqu’à eux. Visiblement déserts, aspect délabré. Sans qu’elle sache
pourquoi, ces bâtiments vides, perdus au loi ici de cette vallée, la firent
frissonner.
Cimes des sapins enneigées. Vues d’en haut, selon une verticale et
vertigineuse perspective. Ruban de la route qui file, droite et profonde, entre ces
mêmes sapins aux troncs cernés de brume. Défilement des cimes à grande
vitesse. Là, tout au fond, entre les arbres, une Jeep Cherokee grosse comme un
scarabée roule au pied des grands conifères. Ses phares trouent les vapeurs
ondoyantes. Le chasse-neige a laissé de hautes congères sur les côtés. Au-
delà, des montagnes blanches barrent l’horizon. D’un coup, la forêt s’arrête. Un
escarpement rocheux que la route contourne en un virage serré avant de longer
une rivière rapide. La rivière franchit un petit barrage dévalé par des eaux
bouillonnantes. Sur l’autre rive, la bouche noire d’une centrale hydroélectrique
s’ouvre dans la montagne à vif. Sur l’accotement, un panneau :
« SAINT-MARTIN-DE-COMMINGES PAYS DE L’OURS – 7 km »
Servaz regarda l’écriteau en passant.
Un ours des Pyrénées peint sur fond de montagnes et de sapins.
Des Pyrénées, tu parles ! Des ours slovènes, que les bergers du coin rêvaient
de tenir au bout de leur fusil.
Ces ours, selon eux, s’approchaient trop des habitations ; ils s’attaquaient aux
troupeaux ; ils devenaient même dangereux pour l’homme. La seule espèce
dangereuse pour l’homme, c’est l’homme lui-même, songea Servaz. Il
découvrait chaque année de nouveaux cadavres à la morgue de Toulouse. Et ce
n’étaient pas des ours qui les avaient tués. Sapiens nihil affirmat
quod no probet. « Le sage n’affirme rien qu’il ne prouve », se dit-il. Il ralentit
quand la route amorça un virage et s’enfonça de nouveau dans les bois – mais ce
n’étaient pas de hauts conifères, cette fois : plutôt un sous-bois indistinct plein de
taillis. Les eaux du « gave » chantaient tout près. Il les entendait par la vitre
entrouverte malgré le froid. Leur chant cristallin couvrait presque la musique qui
montait du lecteur de CD : Gustav Mahler, Cinquième Symphonie, l’allégro. Une
musique pleine d’angoisse et de fièvre, qui collait avec ce qui l’attendait.
Soudain, devant lui, le clignotement de gyrophares et des silhouettes au
milieu de la route, agitant leurs bâtons lumineux.
Des pandores…
Lorsque la gendarmerie ne savait pas par où commencer une enquête, elle
dressait des barrages. Il se souvint des paroles d’Antoine Canter, le matin
même, au SRPJ de Toulouse :
— Ça s’est passé cette nuit, dans les Pyrénées. À quelques kilomètres de
Saint-Martin-de-Comminges. C’est Cathy d’Humières qui a appelé. Tu as déjà
travaillé avec elle, je crois.
Canter, un colosse à l’accent rocailleux du Sud-Ouest, un ancien joueur de
rugby plein de vice, qui aimait châtier ses adversaires sous la mêlée, un flic parti
d’en bas devenu directeur adjoint de la police judiciaire locale. La peau de ses
joues était grêlée de petits cratères comme un sable criblé par la pluie, ses gros
yeux d’iguane épiaient Servaz. « Ça s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est
passé ? » avait demandé celui-ci. Les lèvres de Canter, aux commissures scellées
par un dépôt blanchâtre, s’étaient entrouvertes : « Aucune idée. » Servaz l’avait
fixé, interloqué : « Comment ça ? – Elle n’a rien voulu me dire au
téléphone, juste qu’elle t’attendait, et qu’elle voulait la plus entière discrétion. –
Et c’est tout ? – Oui. » Servaz avait regardé son patron, désorienté. « Saint-
Martin, ce n’est pas là où se trouve cet asile ? – L’Institut Wargnier, avait
confirmé Canter, un établissement psychiatrique unique en France, et même en
Europe. On y enferme des assassins reconnus comme fous par la justice. »
Une évasion et un crime commis pendant une cavale ? Cela aurait expliqué
les barrages. Servaz ralentit. Il identifia des pistolets-mitrailleurs MAT 49 et des
fusils à pompe Browning BPS-SP parmi les armes de la maréchaussée. Il abaissa
sa vitre. Des dizaines de flocons descendaient dans l’air froid. Le flic brandit sa
carte sous le nez du gendarme.
— C’est par où ?
— Vous devez vous rendre à l’usine hydroélectrique. (L’homme élevait la
voix pour couvrir les messages jaillissant des radios ; son haleine se condensait
en vapeur blanche.) À une dizaine de kilomètres d’ici dans la montagne. Au
premier rond-point à l’entrée de Saint-Martin, à droite. Puis encore à droite au
rond-point suivant. Direction « lac d’Astau ». Ensuite, vous n’avez qu’à suivre la
route.
— Ces barrages, c’est une idée de qui ?
— Madame le procureur. Simple routine. On ouvre les coffres, on examine
les papiers. On ne sait jamais.
–Hmm-hmm, fit Servaz, dubitatif.
Il redémarra, augmenta le volume du lecteur de CD. Les cors du scherzo
envahirent l’habitacle. Quittant un court instant la route des yeux, il s’empara du
café froid glissé dans le porte-gobelet. Le même rituel chaque fois : il se
préparait toujours de la même façon. Il savait d’expérience que le premier
jour, la première heure d’une enquête sont décisifs. Qu’il faut, dans ces instants-
là, être à la fois éveillé, concentré et ouvert. Le café pour l’éveil ; la musique
pour la concentration – et pour se vider l’esprit. Caféine et musique… Et
aujourd’hui sapins et neige, se dit-il en regardant le bord de la route avec un
début de crampe à l’estomac. Servaz était un citadin dans l’âme. La montagne
lui faisait l’effet d’un territoire hostile. Il se souvint pourtant qu’il n’en avait pas
toujours été ainsi – que, chaque année, son père l’emmenait en balade dans ces
vallées lorsqu’il était enfant. En bon professeur, son père lui expliquait les
arbres, les roches, les nuages, et le jeune Martin Servaz l’écoutait tandis que sa
mère étalait la couverture sur l’herbe printanière et ouvrait le panier à pique-
nique en traitant son mari de « pédant » et de « raseur ». En ces jours
alcyoniens, l’innocence régnait sur le monde. Tout en fixant la route, Servaz se
demanda si la véritable raison pour laquelle il n’était jamais revenu ici ne tenait
pas au fait que le souvenir de ces vallées était indéfectiblement attaché à celui de
ses parents.
Quand pourras-tu enfin vider le grenier, là-haut, bon Dieu ? Il fut un temps
où il voyait un psy. Au bout de trois ans cependant, le psy lui-même avait baissé
les bras : « Je suis désolé, je voudrais vous aider mais je ne le peux pas. Je n’ai
jamais rencontré de telles résistances. » Servaz avait souri et répondu que
cela n’avait pas d’importance. Sur le moment, il avait surtout songé à l’impact
positif qu’aurait la fin de l’analyse sur son budget.
Il jeta un nouveau coup d’œil autour de lui. Voilà pour le cadre. Manquait le
tableau. Canter avait déclaré ne rien savoir. Et Cathy d’Humières, la proc qui
dirigeait le parquet de Saint-Martin, avait insisté pour qu’il vienne seul. Pour
quelle raison ? Il s’était bien gardé de dire, toutefois, que cela l’arrangeait : il
était à la tête d’un groupe d’enquête de sept personnes, et ses hommes (en vérité
six hommes et une femme) avaient suffisamment de pain sur la planche. La
veille, ils avaient bouclé une enquête sur le meurtre d’un sans domicile fixe. Son
corps roué de coups avait été découvert à demi immergé dans un étang, non loin
de l’autoroute qu’il venait d’emprunter, près du village de Noé. Il n’avait pas
fallu plus de quarante-huit heures pour retrouver les coupables : le
vagabond, âgé d’une soixantaine d’années, avait été aperçu quelques heures
avant sa mort en compagnie de trois adolescents du village. Le plus âgé avait
dix-sept ans, le plus jeune douze. Ils avaient d’abord nié puis – assez vite –
avoué. Pas de mobile. Et pas de remords non plus. Le plus âgé avait juste dit :
« C’était un rebut de la société, un bon à rien… » Aucun d’eux n’était connu des
services de police ni des services sociaux. Des jeunes gens de bonne
famille. Scolarités normales, pas de mauvaises fréquentations. Leur indifférence
avait glacé le sang de tous ceux qui participaient à l’enquête. Servaz avait encore
en mémoire leurs visages poupins, leurs grands yeux clairs et attentifs qui le
fixaient sans crainte – et même avec défi. Il avait essayé de déterminer lequel
avait entraîné les autres : dans ce genre d’affaire, il y avait toujours un meneur –
et il croyait l’avoir trouvé. Ce n’était pas le plus âgé, mais celui d’un âge
intermédiaire. Un garçon paradoxalement nommé Clément…
— Qui nous a dénoncés ? avait demandé le garçon devant son avocat
consterné, car il avait refusé de s’entretenir avec lui, comme il en avait le
droit, sous le prétexte que son avocat « était un naze ».
— C’est moi qui pose les questions ici, avait dit le policier.
— Je parie que c’est la mère Schmitz, cette pute.
— Du calme. Surveille ton langage, lui avait dit l’avocat engagé par son
père.
— Tu n’es pas dans la cour du lycée, avait fait observer Servaz. Tu sais ce
que vous risquez, toi et tes copains ?
— Ceci est prématuré, avait faiblement protesté l’avocat.
— Elle va se faire niquer la tête, cette conne. Elle va se faire tuer. J’ai la rage.
— Arrête de jurer ! avait dit l’avocat, excédé.
— Tu m’écoutes ? s’était énervé Servaz. Vous risquez vingt ans de
prison. Fais le calcul : quand tu ressortiras, tu seras vieux.
— S’il vous plaît, avait dit l’avocat. Pas de…
— Vieux comme toi, c’est ça ? Quel âge t’as ? Trente ? Quarante ? Pas
mal, ta veste en velours ! Elle doit valoir de la tune. Qu’est-ce que vous me
saoulez, là ? C’est pas nous ! On n’a rien fait, putain ! Franchement, on n’a rien
fait. Vous êtes idiots ou quoi ?
Un adolescent sans histoires, s’était souvenu Servaz pour désamorcer la
colère qui montait en lui. Qui n’avait jamais eu maille à partir avec la police. Ni
d’histoires au lycée. L’avocat était très pâle, il suait à grosses gouttes.
— Tu n’es pas dans une série télé, avait dit calmement Servaz. Tu ne t’en
sortiras pas. Tout est déjà bouclé. L’idiot ici, c’est toi.
Tout autre que cet adolescent aurait accusé le coup. Mais pas lui. Pas ce
garçon nommé Clément ; le garçon nommé Clément ne semblait nullement
prendre la mesure des faits qui lui étaient reprochés. Servaz avait déjà lu des
articles là-dessus, sur ces mineurs qui violaient, qui tuaient, qui torturaient – et
qui semblaient parfaitement inconscients de l’horreur de leur geste. Comme s’ils
avaient participé à un jeu vidéo ou à un jeu de rôle qui aurait simplement mal
tourné. Il avait refusé d’y croire jusqu’à ce jour. Des exagérations
journalistiques. Et voilà qu’il était lui-même confronté au phénomène. Car, plus
terrifiant encore que l’apathie de ces trois jeunes assassins, était le fait que ce
genre d’affaire n’avait plus rien d’exceptionnel. Le monde était devenu un
immense champ d’expérimentations de plus en plus démentes que Dieu, le
diable ou le hasard brassaient dans leurs éprouvettes.
En rentrant chez lui, Servaz s’était longuement lavé les mains, il avait ôté ses
vêtements et il était resté vingt minutes sous la douche, jusqu’à ce qu’il n’y ait
plus que de l’eau tiède, comme pour se décontaminer. Après quoi, il avait pris
son Juvénal sur les étagères de la bibliothèque et l’avait ouvert à la Satire XIII :
« Existe-t-il une fête, une seule, assez sacrée pour donner trêve aux
aigrefins, aux escrocs, aux voleurs, aux crimes crapuleux, aux égorgeurs, aux
empoisonneurs, aux chasseurs de fric ? Les honnêtes gens sont rares, à peine
autant, en comptant bien, que les portes de Thèbes. »
Ces gosses, c’est nous qui les avons faits tels qu’ils sont, s’était-il dit en
refermant le livre. Quel avenir ont-ils ? Aucun. Tout va à vau-l’eau. Des salauds
s’en mettent plein les poches et paradent à la télé pendant que les parents de ces
gamins se font licencier et passent pour des perdants aux yeux de leurs
enfants. Pourquoi ne se révoltaient-ils pas ? Pourquoi ne mettaient-ils pas le feu
aux boutiques de luxe, aux banques, aux palais du pouvoir plutôt qu’aux autobus
ou aux écoles ?
Je pense comme un vieux, s’était-il dit après coup. Était-ce parce qu’il allait
avoir quarante ans dans quelques semaines ? Il avait laissé son groupe d’enquête
s’occuper des trois gamins. Cette diversion était la bienvenue – même s’il
ignorait ce qui l’attendait.
— UN CHEVAL ?…
Servaz considéra le reste du groupe, incrédule.
— Oui. Un cheval. Un pur-sang d’environ un an d’après ce qu’on sait.
Ce fut au tour de Servaz de se tourner vers Cathy d’Humières.
— Vous m’avez fait venir pour un cheval ?
— Je croyais que vous le saviez, se défendit-elle. Canter ne vous a rien dit ?
Servaz repensa à Canter dans son bureau et à sa façon de feindre
l’ignorance. Il savait. Et il savait aussi que Servaz aurait refusé de se déplacer
pour un cheval avec le meurtre du SDF sur les bras.
— J’ai trois gosses qui ont massacré un sans-abri et vous me faites venir pour
un canasson ?
La réponse de d’Humières fusa, conciliante mais ferme.
— Pas n’importe quel cheval. Un pur-sang. Une bête très chère. Qui
appartient sans doute à Éric Lombard.
Nous y voilà, se dit-il. Éric Lombard, fils d’Henri Lombard, petit-fils
d’Édouard Lombard… Une dynastie de financiers, de capitaines d’industrie et
d’entrepreneurs qui régnait sur ce coin des Pyrénées, sur le département et même
sur la région depuis six décennies. Avec, bien entendu, un accès illimité à toutes
les antichambres du pouvoir. Dans ce pays, les pur-sang d’Éric Lombard avaient
certainement plus d’importance qu’un SDF assassiné.
— Et n’oublions pas qu’il y a non loin d’ici un asile rempli de fous
dangereux. Si c’est l’un d’entre eux qui a fait ça, ça veut dire qu’il est
actuellement dans la nature.
— L’Institut Wargnier… Vous les avez appelés ?
— Oui. D’après eux, aucun de leurs pensionnaires ne manque à
l’appel. Et, de toute façon, aucun n’est autorisé à sortir, même
temporairement. Ils affirment qu’il est impossible de faire le mur, que les
conditions de sécurité sont draconiennes – plusieurs enceintes de
confinement, des mesures de sécurité biométriques, un personnel trié sur le
volet, et cetera. Nous allons vérifier tout ça, bien entendu. Mais l’Institut a une
grande réputation – du fait de la notoriété et du caractère… particulier de ses
pensionnaires.
— Un cheval ! répéta Servaz.
Du coin de l’œil, il vit le capitaine Ziegler sortir enfin de sa réserve pour
esquisser un sourire. Ce sourire, qu’il était le seul à avoir surpris, désamorça sa
colère naissante. Le capitaine Ziegler avait des yeux verts d’une profondeur de
lac et, sous sa casquette d’uniforme, des cheveux blonds tirés en chignon qu’il
soupçonna d’être fort beaux. Ses lèvres ne portaient qu’un soupçon de rouge.
— Alors, tous ces barrages, ça sert à quoi ?
— Tant que nous ne sommes pas tout à fait sûrs qu’aucun des pensionnaires
de l’Institut Wargnier ne s’est évadé, ils ne seront pas levés, répondit
d’Humières. Je ne veux pas être accusée de négligence.
Servaz ne dit rien. Mais il n’en pensait pas moins. D’Humières et Canter
avaient reçu des ordres tombés d’en haut. C’était toujours la même chose. L’un
comme l’autre avaient beau être de bons chefs, bien supérieurs à la plupart des
carriéristes qui peuplaient parquets et ministères, ils n’en avaient pas moins
développé comme les autres un sens aigu du danger. Quelqu’un à la direction
générale, peut-être le ministre lui-même, avait eu la bonne idée de tout ce cirque
pour obliger Éric Lombard, un ami personnel des plus hautes autorités de l’État.
— Et Lombard ? Où est-ce qu’il est ?
— Aux États-Unis, en voyage d’affaires. Nous voulons être sûrs qu’il s’agit
bien d’un de ses chevaux avant de le prévenir.
— Un de ses régisseurs nous a signalé ce matin la disparition d’une de leurs
bêtes, expliqua Maillard. Son box était vide. Elle correspond au signalement. Il
ne devrait pas tarder à arriver.
— Qui a trouvé le cheval ? Les ouvriers ?
— Oui, en montant là-haut, ce matin.
— Ils y montent souvent ?
— Au moins deux fois l’an : au début de l’hiver et avant la fonte des
neiges, répondit le directeur de la centrale. L’usine est ancienne, ce sont de
vieilles machines. Il faut les entretenir régulièrement, même si ça fonctionne tout
seul. La dernière fois qu’ils sont montés là-haut, c’était il y a trois mois.
Servaz remarqua que le capitaine Ziegler ne le quittait pas des yeux.
— On sait à quand remonte la mort ?
— D’après les premières constatations, à cette nuit, dit Maillard. L’autopsie
apportera plus de précisions. En tout cas, on dirait que celui ou ceux qui l’ont
placé là-haut savaient que les ouvriers allaient monter bientôt.
— Et la nuit ? La centrale, elle n’est pas surveillée ?
— Si. Par deux vigiles, leur local se trouve au bout de ce bâtiment. Ils disent
qu’ils n’ont rien vu, rien entendu.
Servaz hésita. À nouveau, il fronça les sourcils.
— Pourtant, un cheval, ça ne se transporte pas comme ça, non ? Même
mort. Il faut au moins une remorque. Un van. Pas de visite, de voiture ? Rien du
tout ? Peut-être qu’ils dormaient et qu’ils n’osent pas l’avouer ? Ou bien ils
étaient en train de regarder un match à la télé. Ou un film. Et charger la dépouille
à bord de la cabine, monter là-haut, la fixer, redescendre, ça prend du
temps. Combien de personnes faut-il pour trimballer un cheval, à propos ? Le
téléphérique, il fait du bruit quand il fonctionne ?
— Oui, intervint le capitaine Ziegler, s’exprimant pour la première fois. Il est
impossible de ne pas l’entendre.
Servaz tourna la tête. Le capitaine Ziegler s’était posé les mêmes questions
que lui. Quelque chose ne collait pas.
— Vous avez une explication ?
— Pas encore.
— Il faudra les interroger séparément, dit-il. Ça veut dire aujourd’hui, avant
de les laisser repartir.
— Nous les avons déjà séparés, répondit Ziegler avec calme et autorité. Ils
sont dans deux pièces distinctes, sous bonne garde. Ils… vous attendaient.
Servaz nota le coup d’œil glacial de Ziegler en direction de
d’Humières. Soudain, le sol se mit à vibrer. Il lui sembla que la vibration se
propageait à tout le bâtiment. Pendant un instant de pur égarement, il pensa à une
avalanche, ou à un tremblement de terre – avant de comprendre : le
téléphérique. Ziegler avait raison : impossible de l’ignorer. La porte de la cage
s’ouvrit.
— Ils descendent, annonça un planton.
— Qui ça ? demanda Servaz.
— Le corps, expliqua Ziegler. Par le téléphérique. Et les « TIC ». Ils ont fini
leur travail là-haut.
Les techniciens en identification criminelle : le laboratoire ambulant leur
appartenait. À l’intérieur, du matériel photographique, des caméras, des mallettes
pour les prélèvements d’échantillons biologiques et pour les scellés, qui seraient
ensuite envoyés pour analyse à l’IRCGN – l’Institut de recherche criminelle de la
gendarmerie nationale, à Rosny-sous-Bois, en région parisienne. Il y avait sans
doute aussi un frigo pour les prélèvements les plus périssables. Tout ce remue-
ménage pour un cheval.
— Allons-y, dit-il. Je veux voir la vedette du jour, le gagnant du Grand Prix
de Saint-Martin.
En ressortant, Servaz fut surpris par le nombre de journalistes. Il aurait admis
qu’ils soient là pour un meurtre, mais pour un cheval ! Il fallait croire que les
petits ennuis privés d’un milliardaire comme Éric Lombard étaient devenus un
sujet digne d’intérêt pour la presse people comme pour ses lecteurs.
Il marcha en essayant d’éviter autant que possible à ses chaussures
d’être souillées par la neige et il sentit que, là encore, il faisait l’objet d’une
attention scrupuleuse de la part du capitaine Ziegler.
Et puis, tout à coup, il le vit.
Comme une vision infernale… Si l’enfer avait été fait de glace…
Malgré sa répulsion, il s’obligea à regarder. La dépouille du cheval était
maintenue par de larges sangles disposées en brassières et fixées à un grand
diable élévateur pour charges lourdes équipé d’un petit moteur et de vérins
pneumatiques. Servaz se dit que le même genre de diable avait peut-être servi à
ceux qui avaient accroché l’animal là-haut… Ils étaient en train de sortir du
téléphérique. Servaz remarqua que la cabine était de grande taille. Il se souvint
des vibrations, quelques instants plus tôt. Comment les vigiles avaient-ils pu ne
se rendre compte de rien ?
Puis il reporta, à contrecœur, son attention sur le cheval. Il n’y connaissait
rien en chevaux mais il lui sembla que celui-ci avait dû être très beau. Sa longue
queue formait une touffe de crins noirs et brillants plus sombres que le poil de sa
robe, qui était couleur de café torréfié avec des reflets rouge
cerise. Le splendide animal semblait sculpté dans un bois exotique lisse et
poli. Les jambes, elles, étaient du même noir charbon que la queue et que ce qui
restait de la crinière. Une multitude de petits glaçons blanchissaient sa
dépouille. Servaz calcula que si ici la température était tombée en dessous de
zéro, il devait faire plusieurs degrés de moins là-haut. Peut-être les gendarmes
avaient-ils utilisé un chalumeau ou un fer à souder pour faire fondre la glace
autour des liens. À part ça, l’animal n’était plus qu’une plaie – et deux grandes
portions de peau détachées du corps pendaient sur les côtés telles des ailes
repliées.
Un effroi vertigineux avait saisi l’assistance.
Là où la peau avait été retirée, la chair était à vif, chaque muscle
distinctement visible, comme sur un dessin d’anatomie. Servaz jeta un rapide
coup d’œil autour de lui : Ziegler et Cathy d’Humières étaient livides ; le
directeur de la centrale semblait avoir vu un fantôme. Servaz lui-même avait
rarement vu tableau aussi insoutenable. À son grand désarroi, il se rendit compte
qu’il était si habitué au spectacle de la souffrance humaine que la souffrance
animale le choquait et l’émouvait davantage.
Et puis, il y avait la tête. Ou plutôt l’absence d’icelle, avec la grande plaie à
vif au niveau du cou. Cette absence conférait à l’ensemble une étrangeté
difficilement supportable. Comme celle d’une œuvre qui clamerait la folie de
son auteur. De fait, ce spectacle témoignait d’une démence incontestable – et
Servaz ne put s’empêcher de repenser à l’Institut Wargnier : difficile de ne pas
faire le lien, malgré l’affirmation du directeur qu’aucun de ses pensionnaires
n’avait pu s’évader.
Instinctivement, il admit que l’inquiétude de Cathy d’Humières était
justifiée : ce n’était pas seulement une histoire de cheval, la façon dont cet
animal avait été tué faisait froid dans le dos.
Soudain, un bruit de moteur les fit se retourner.
Un grand 4x4 noir de marque japonaise jaillit sur la route et se gara à
quelques mètres d’eux. Les caméras se tournèrent aussitôt vers lui. Sans doute
les journalistes espéraient-ils l’apparition d’Éric Lombard mais ils en furent pour
leurs frais : l’homme qui descendit du tout-terrain aux vitres teintées avait une
soixantaine d’années et des cheveux gris fer coupés en brosse. Avec sa taille et
sa carrure, il ressemblait à un militaire ou à un bûcheron à la retraite. Du
bûcheron, il avait aussi la chemise à carreaux. Ses manches étaient retroussées
sur des avant-bras puissants, il ne semblait pas sentir le froid. Servaz vit qu’il ne
quittait pas la dépouille des yeux. Il ne s’aperçut même pas de leur présence et
marcha rapidement vers l’animal en contournant leur petit groupe. Servaz vit
ensuite ses larges épaules s’affaisser.
Lorsque l’homme se tourna vers eux, ses yeux rouges brillaient. De douleur –
mais aussi de colère.
— Quelle est l’ordure qui a fait ça ?
— Vous êtes André Marchand, le régisseur de M. Lombard ? demanda
Ziegler.
— Oui, c’est moi.
— Vous reconnaissez cet animal ?
— Oui, c’est Freedom.
— Vous en êtes certain ? dit Servaz.
— Évidemment.
— Pourriez-vous être plus explicite ? Il manque la tête.
L’homme le foudroya du regard. Puis il haussa les épaules et se retourna vers
la dépouille de l’animal.
— Vous croyez qu’il y a beaucoup de yearlings bais comme lui dans la
région ? Pour moi, il est aussi reconnaissable que votre frère ou votre sœur l’est
pour vous. Avec ou sans tête. (Il pointa un doigt vers la jambe avant
gauche.) Tenez, cette balzane a mi-paturon, par exemple.
— Cette quoi ? dit Servaz.
— La bande blanche au-dessus du sabot, traduisit Ziegler. Merci, monsieur
Marchand. Nous allons transporter la dépouille au haras de Tarbes, où elle sera
autopsiée. Freedom suivait-il un traitement médicamenteux quelconque ?
Servaz n’en crut pas ses oreilles : ils allaient pratiquer un examen
toxicologique sur un cheval !
— Il était en parfaite santé.
— Vous avez apporté ses papiers ?
— Ils sont dans le 4x4.
Le régisseur retourna fouiller dans la boîte à gants et revint avec une liasse de
feuillets.
— Voilà la carte d’immatriculation et le livret d’accompagnement.
Ziegler examina les documents. Servaz aperçut par-dessus son épaule un tas
de rubriques, de cases et de cartouches remplis d’une écriture manuscrite serrée
et précise. Et des dessins de chevaux, de face et de profil.
— M. Lombard adorait ce cheval, dit Marchand. C’était son préféré. Il était
né au centre. Un yearling magnifique.
La rage et le chagrin traversaient sa voix.
— Un yearling ? glissa Servaz à Ziegler.
— Un pur-sang dans sa première année.
Tandis qu’elle se penchait sur les documents, il ne put s’empêcher d’admirer
son profil. Elle était séduisante, et il émanait d’elle une aura d’autorité et de
compétence. Il lui donna dans les trente ans. Elle ne portait pas
d’alliance. Servaz se demanda si elle avait un petit ami ou si elle était
célibataire. À moins qu’elle ne fût divorcée comme lui.
— Il paraît que vous avez trouve sa stalle vide ce matin, dit-il à l’éleveur de
chevaux.
Marchand lui jeta un nouveau regard aigu dans lequel transparaissait tout le
dédain du spécialiste pour le béotien.
— Certainement pas. Aucun de nos chevaux ne dort dans une stalle, assena-t-
il. Ils disposent tous d’un box. Et de stabulations libres ou de prés avec abris le
jour pour les socialiser. J’ai trouvé son box vide, en effet. Et des traces
d’effraction.
Servaz ignorait la différence entre une stalle et un box mais elle semblait
importante aux yeux de Marchand.
— J’espère que vous allez trouver les salauds qui ont fait ça, dit celui-ci.
— Pourquoi dites-vous « les » ?
— Sérieusement, vous voyez un homme seul monter un cheval là-haut ? Je
croyais que la centrale était gardée ?
Voilà une question à laquelle personne ne voulut répondre. Cathy
d’Humières, qui s’était tenue à l’écart jusqu’à présent, s’avança vers le régisseur.
— Dites bien à M. Lombard que tout sera mis en œuvre pour retrouver celui
ou ceux qui ont fait ça. Il peut m’appeler à n’importe quelle heure. Dites-le-lui.
Marchand examina la femme haut fonctionnaire comme s’il était un
ethnologue ayant devant lui la représentante d’une tribu amazonienne des plus
bizarres.
— Je le lui dirai, répondit-il. J’aimerais aussi récupérer la dépouille après
l’autopsie. M. Lombard voudra sans doute l’enterrer sur ses terres.
— Tarde venientibus ossa, déclara Servaz.
Il surprit une nuance de stupeur dans le regard du capitaine Ziegler.
— Du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?
— « Celui qui vient tard à table ne trouve que des os. » J’aimerais monter là-
haut.
Elle plongea ses yeux dans les siens. Elle était presque aussi grande que
lui. Servaz devina un corps ferme, souple et musclé sous l’uniforme. Une fille
saine, belle et décomplexée. Il pensa à Alexandra jeune.
— Avant ou après avoir interrogé les vigiles ?
— Avant.
— Je vais vous emmener.
— Je peux y aller tout seul, dit-il en désignant le départ du téléphérique.
Elle eut un geste vague.
— C’est la première fois que je rencontre un flic qui parle latin, fit-elle en
souriant. Le téléphérique a été mis sous scellés. On prend l’hélico.
Servaz blêmit.
— C’est vous qui pilotez ?
— Ça vous étonne ?
3
Murs blancs, sol blanc, néons blancs… Diane, comme la plupart des gens en
Occident, associait cette couleur à l’innocence, à la candeur, à la virginité. Au
cœur de tout ce blanc vivaient pourtant des assassins monstrueux.
— À l’origine, le blanc était la couleur de la mort et du deuil, lui lança
Xavier comme s’il lisait dans ses pensées. C’est encore le cas en Orient. C’est
aussi une valeur limite – comme le noir. C’est enfin la couleur associée aux rites
de passage. C’en est un pour vous en ce moment, n’est-ce pas ? Mais ce n’est
pas moi qui ai choisi la décoration – je ne suis ici que depuis quelques mois.
Des grilles d’acier coulissèrent devant et derrière eux, des verrous
électroniques claquèrent dans l’épaisseur des murs. La courte silhouette de
Xavier la précédait.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle tout en comptant les caméras de
surveillance, les portes, les issues.
— Nous quittons les locaux de l’administration pour entrer dans l’unité
psychiatrique proprement dite. C’est la première enceinte de confinement.
Diane le regarda insérer une carte magnétique dans un boîtier fixé au
mur. Après lecture, la carte fut recrachée par l’appareil. La grille s’ouvrit. Une
cage vitrée de l’autre côté. Deux gardiens en combinaison orange se tenaient à
l’intérieur, assis devant des écrans de télésurveillance.
— Actuellement, nous avons quatre-vingt-huit patients considérés comme
dangereux avec un risque de passage à l’acte agressif. Notre clientèle provient
d’institutions pénales ou d’autres établissements psychiatriques en France, mais
aussi en Allemagne, en Suisse, en Espagne… Il s’agit d’individus présentant des
problèmes de santé mentale doublés de délinquance, de violence et de
criminalité. Des patients qui se sont révélés trop violents pour demeurer dans les
hôpitaux qui les avaient accueillis, des détenus dont les psychoses sont trop
graves pour être soignées en prison ou des meurtriers déclarés irresponsables par
la justice. Notre clientèle exige un personnel très qualifié et des installations qui
assurent à la fois la sécurité des malades et celle du personnel et des
visiteurs. Nous sommes ici dans le pavillon C. Il y a trois niveaux de
sécurité : faible, moyen et fort. Ici, nous sommes dans une zone de niveau faible.
Diane tiquait chaque fois que Xavier parlait de clientèle.
— L’Institut Wargnier fait preuve d’une maîtrise unique dans la prise en
charge des patients agressifs, dangereux et violents. Notre pratique est fondée sur
les standards les plus élevés et les plus récents. Dans un premier temps, nous
effectuons une évaluation psychiatrique et criminologique comportant
notamment une analyse fantasmatique et pléthysmographique.
Elle sursauta. L’analyse pléthysmographique consistait à mesurer les
réactions d’un patient soumis à des stimuli audio et vidéo suivant différents
types de scénarios et de partenaires, comme la vision d’une femme nue ou d’un
enfant.
— Vous pratiquez des traitements aversifs sur les sujets présentant des profils
déviants à l’examen pléthysmographique ?
— En effet.
— La pléthysmographie aversive est loin de faire l’unanimité, fit-elle
remarquer.
— Ici ça marche, répondit Xavier fermement.
Elle le sentit se raidir. Chaque fois qu’on lui parlait de traitement
aversif, Diane pensait à Orange mécanique. Le traitement aversif consistait à
associer au fantasme déviant enregistré sur une cassette ou un DVD – vision de
viols, d’enfants dévêtus, etc. – des sensations très
pénibles voire douloureuses : un choc électrique ou une bouffée
d’ammoniac, par exemple, au lieu des sensations agréables que ce fantasme
procurait habituellement au patient. La répétition systématique de l’expérience
était censée modifier durablement le comportement du sujet. Une sorte de
conditionnement pavlovien en quelque sorte, testé sur les abuseurs sexuels et les
pédophiles dans certains pays comme le Canada.
Xavier jouait avec le bouton du stylo qui dépassait de sa poche de poitrine.
— Je sais que beaucoup de praticiens de ce pays sont sceptiques sur
l’approche thérapeutique comportementaliste. Cette pratique est inspirée des
pays anglo-saxons et de l’Institut Pinel de Montréal, d’où je viens. Elle donne
des résultats étonnants. Mais, bien entendu, vos confrères français ont du mal à
reconnaître une méthode aussi empirique venue qui plus est d’outre-
Atlantique. Ils lui reprochent de faire l’impasse sur des notions aussi
fondamentales que l’inconscient, le surmoi, la mise en œuvre des pulsions dans
les stratégies du refoulement…
Derrière ses lunettes, ses yeux couvaient Diane avec une indulgence
exaspérante.
— Beaucoup dans ce pays continuent à préconiser une approche qui tiendrait
davantage compte des acquis de la psychanalyse, un travail de remodelage des
couches profondes de la personnalité. C’est ignorer que l’absence totale de
culpabilité et d’affects des grands pervers psychopathes mettra toujours en échec
ces tentatives. Avec ce genre de malades, une seule chose fonctionne –
le « dressage ». (Sa voix coula sur ce mot comme un filet d’eau glacée.) Une
responsabilisation du sujet à l’égard de son traitement grâce à toute une gamme
de récompenses et de sanctions, et la création de comportements
conditionnés. Nous effectuons aussi des évaluations de dangerosité à la demande
des autorités judiciaires ou hospitalières, poursuivit-il en s’arrêtant devant une
nouvelle porte en verre Securit.
— La plupart des études ne démontrent-elles pas la faible valeur de ces
évaluations ? demanda Diane. Selon certaines, les évaluations psychiatriques de
dangerosité se tromperaient une fois sur deux.
— C’est ce qu’on dit, admit Xavier. Mais plutôt dans le sens où la
dangerosité est surévaluée que le contraire. En cas de doute, nous préconisons
systématiquement un maintien en détention ou la prolongation de
l’hospitalisation dans notre rapport d’évaluation. Et puis, ajouta-t-il avec un
sourire d’une fatuité absolue, ces évaluations répondent à un besoin profond de
nos sociétés, mademoiselle Berg. Les tribunaux nous demandent de résoudre à
leur place un dilemme moral qu’en vérité personne n’est capable de
trancher : comment être sûr que les dispositions prises à l’égard de tel ou tel
individu dangereux répondent aux nécessités qu’impose la protection de la
société sans porter atteinte aux droits fondamentaux de cet individu ? Personne
n’a la réponse à cette question. Aussi les tribunaux font-ils semblant de croire
que les expertises psychiatriques sont fiables. Ça ne trompe personne, bien
entendu. Mais ça permet de faire tourner la machine judiciaire perpétuellement
menacée d’engorgement tout en donnant l’illusion que les juges sont des gens
sages et que leurs décisions sont prises en connaissance de cause – ce qui, soit
dit en passant, est le plus grand de tous les mensonges sur lesquels nos sociétés
démocratiques sont fondées.
Un nouveau boîtier noir, encastré dans le mur, nettement plus sophistiqué que
le précédent. Il comportait un petit écran et seize touches pour taper un code
mais aussi un gros palpeur rouge sur lequel Xavier pressa son index droit.
— Évidemment, nous n’avons pas ce genre de dilemme avec nos
pensionnaires. Ils ont fait plus qu’amplement la preuve de leur dangerosité. Voici
la deuxième enceinte de confinement.
Il y avait un petit bureau vitré sur la droite. De nouveau, Diane aperçut deux
silhouettes derrière la vitre. À son grand regret, Xavier les dépassa sans
s’arrêter. Elle aurait bien aimé qu’il la présente au reste du personnel. Mais elle
était déjà persuadée qu’il n’en ferait rien. Les regards des deux hommes la
suivirent à travers la vitre. Diane se demanda soudain comment elle allait être
accueillie. Est-ce que Xavier avait parlé d’elle ? Lui avait-il insidieusement
savonné la planche ?
Pendant une fraction de seconde, elle revit avec nostalgie sa chambre
d’étudiante, ses amis à l’université, son bureau à la faculté… Puis, elle pensa à
quelqu’un. Elle sentit le rouge lui venir aux joues et elle s’empressa de reléguer
l’image de Pierre Spitzner le plus loin possible au fond de son esprit.
Les cinq hommes suivirent son entrée avec des regards où se mêlaient
anxiété, lassitude et colère. Servaz se souvint qu’ils étaient enfermés dans cette
pièce depuis le matin. Visiblement, on leur avait apporté à manger et à boire. Des
reliefs de pizzas et de sandwichs, des gobelets vides et des cendriers pleins
jonchaient la grande table de conférence. Leurs barbes avaient poussé et ils
étaient aussi hirsutes que des naufragés sur une île déserte, sauf le cuistot – un
barbu au crâne lisse et brillant et aux lobes des oreilles percés de plusieurs
anneaux.
— Bonjour, dit-il.
Pas de réponse. Mais ils se redressèrent insensiblement. Il lut dans leurs yeux
qu’ils étaient surpris par son allure. On leur avait annoncé un commandant de la
brigade criminelle et ils avaient devant eux un type qui avait l’allure d’un prof
ou d’un journaliste avec sa silhouette de quadra en forme, ses joues mal
rasées, sa veste en velours et ses jeans élimés. Servaz repoussa sans un mot un
carton de pizza maculé de graisse et un gobelet où des mégots flottaient dans un
fond de café. Puis il posa une fesse sur le bord de la table, passa une main dans
ses cheveux bruns et se tourna vers eux.
Il les dévisagea. Un par un. S’attardant chaque fois plusieurs dixièmes de
seconde. Tous baissèrent les yeux – sauf un.
— Qui l’a vu en premier ?
Un type assis dans un coin de la pièce leva la main. Il portait un sweat-shirt à
manches courtes « UNIVERSITY OF NEW YORK » sur une chemise à carreaux.
— Vous vous appelez comment ?
— Huysmans.
Servaz sortit son calepin de sa veste.
— Racontez.
Huysmans soupira. Sa patience avait été mise à rude épreuve au cours des
dernières heures et ce n’était pas quelqu’un d’ordinairement patient. Il avait déjà
raconté son histoire une bonne demi-douzaine de fois, aussi son récit fut-il un
peu mécanique.
— Vous êtes redescendus sans avoir mis le pied sur la plate-
forme. Pourquoi ?
Un silence.
— La peur, avoua enfin celui qui venait de parler. Nous avions peur que le
type rôde encore dans le coin, ou qu’il soit planqué dans les galeries.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit d’un homme ?
— Vous voyez une femme en train de faire ça ?
— Il y a des querelles, des histoires entre les ouvriers ?
— Comme partout, dit un deuxième. Des bagarres d’ivrognes, des histoires
de bonnes femmes, des types qui ne peuvent pas se sentir. C’est tout.
— Quel est votre nom ? demanda Servaz.
— Etcheverry, Gratien.
— La vie là-haut, ça doit quand même être dur, non ? dit Servaz. Les
risques, l’isolement, la promiscuité, ça crée des tensions.
— Les hommes qu’on envoie là-haut sont costauds dans leur
tête, commissaire. Le directeur a dû vous le dire. Sinon, ils restent en bas.
— Pas commissaire, commandant. Quand même, les jours de tempête, avec
le mauvais temps et tout, il y a de quoi péter les plombs, non ? insista-t-il. On
m’a dit qu’avec l’altitude il est très difficile de trouver le sommeil.
— C’est vrai.
— Expliquez-moi.
— La première nuit, on est tellement crevés par l’altitude et le boulot qu’on
dort comme une pierre. Mais ensuite, on dort de moins en moins. Les dernières
nuits, à peine deux ou trois heures. C’est la montagne qui veut ça. On récupère
les week-ends.
Servaz les regarda de nouveau. Plusieurs hochèrent la tête pour confirmer.
Il fixait ces hommes durs au mal, ces types qui n’avaient pas fait de hautes
études et qui ne se prenaient pas pour des lumières, qui ne cherchaient pas non
plus l’argent facile, mais qui accomplissaient sans bruit un travail pénible dans
l’intérêt de tous. Ces hommes avaient à peu près son âge – entre quarante et
cinquante ans, trente pour le plus jeune. Il eut soudain honte de ce qu’il était en
train de faire. Puis il croisa de nouveau le regard fuyant du cuistot.
— Ce cheval, il vous dit quelque chose ? Vous le connaissiez ? Vous l’aviez
déjà vu ?
Ils le fixèrent, étonnés, puis ils agitèrent lentement la tête en signe de
dénégation.
— Il y a déjà eu des accidents là-haut ?
— Plusieurs, répondit Etcheverry. Le dernier, il y a deux ans : un type y a
laissé une main.
— Que fait-il aujourd’hui ?
— Il travaille en bas, dans les bureaux.
— Son nom ?
Etcheverry hésita. Son visage s’empourpra. Il regarda les autres, gêné.
— Schaab.
Servaz se dit qu’il lui faudrait se renseigner sur ce Schaab : un cheval perd sa
tête / un ouvrier perd une main…
— Des accidents mortels ?
Etcheverry eut un nouveau geste de dénégation.
Servaz se tourna vers le plus âgé. Un type costaud qui portait un T-shirt à
manches courtes mettant en valeur ses bras musclés. C’était le seul qui, avec le
cuistot, n’avait pas encore parlé – et le seul qui n’eût pas baissé les yeux devant
Servaz. Une lueur de défi brillait d’ailleurs dans ses yeux pâles. Un visage plat et
massif. Un regard froid. Un esprit borné, sans nuances, qui ne laisse pas de place
au doute, se dit Servaz.
— C’est vous le plus ancien ?
— Ouaip, dit l’homme.
— Depuis combien de temps vous travaillez ici ?
— En haut ou en bas ?
— En haut et en bas.
— Vingt-trois ans là-haut. Quarante-deux au total.
Une voix plate, dénuée d’inflexions. Étale comme un lac de montagne.
— Comment vous vous appelez ?
— Pourquoi tu veux le savoir ?
— C’est moi qui pose les questions, d’accord ? Alors, tu t’appelles
comment ? dit Servaz, répondant au tutoiement par le tutoiement.
— Tarrieu, lâcha l’homme, vexé.
— Quel âge tu as ?
— Soixante-trois.
— Quels sont les rapports avec la direction ? Vous pouvez parler sans
crainte : ça ne sortira pas d’ici. J’ai lu un graffiti tout à l’heure dans les toilettes
qui disait : « Le directeur est un con. »
Tarrieu afficha un rictus mi-méprisant, mi-amusé.
— C’est vrai. Mais s’il s’agissait d’une vengeance, c’est lui qu’on aurait dû
trouver là-haut. Pas ce cheval. Tu ne crois pas, monsieur le policier ?
— Qui parle d’une vengeance ? répliqua Servaz sur le même ton. Tu veux
mener l’enquête à ma place ? T’as envie d’entrer dans la police ?
Il y eut quelques ricanements. Servaz vit une violente rougeur envahir le
visage de Tarrieu comme un nuage d’encre se diluant dans de l’eau. À
l’évidence, l’homme était capable de violence. Mais jusqu’à quel point ? C’était
l’éternelle question. Tarrieu ouvrit la bouche pour répliquer puis, au dernier
moment, se ravisa.
— Non, dit-il finalement.
— L’un d’entre vous connaissait-il le centre équestre ?
Le cuistot aux boucles d’oreilles leva une main d’un air gêné.
— Vous vous appelez ?
— Marousset.
— Vous faites du cheval, Marousset ?
Tarrieu gloussa dans son dos, imité par les autres. Servaz sentit la colère le
gagner.
— Non… je suis le cuistot… De temps en temps, je vais donner un coup de
main au cuisinier de M. Lombard… au château… quand il y a des fêtes… pour
les anniversaires… le 14 juillet… Le centre équestre est juste à côté…
Marousset avait de grands yeux clairs avec des pupilles grosses comme des
têtes d’épingle. Et il suait abondamment.
— Ce cheval, vous l’aviez déjà vu ?
— Je m’intéresse pas aux chevaux. Peut-être… des chevaux, là-bas, y en a
plein…
— Et M. Lombard, vous le voyez souvent ?
Marousset fit signe que non.
— Je vais là-bas qu’une fois par an… ou deux… et je quitte presque pas les
cuisines…
— Mais vous l’apercevez quand même de temps en temps, non ?
— Oui.
— Il vient parfois à l’usine ?
— Lombard ici ? dit Tarrieu d’un ton sarcastique. Cette usine, pour
Lombard, c’est un grain de sable. Tu examines chaque brin d’herbe quand tu
tonds ta pelouse ?
Servaz se tourna vers les autres. Ils confirmèrent d’un petit signe de tête.
— Lombard, il vit ailleurs, poursuivit Tarrieu du même ton provocant. À
Paris, à New York, aux Antilles, en Corse… Et cette usine, il s’en fout. Il la
garde parce que c’était dans le testament de son paternel qu’il devait la
garder. Mais il n’en a strictement rien à foutre.
Servaz hocha la tête. Il eut envie de répondre quelque chose de
cinglant. Mais à quoi bon ? Peut-être que Tarrieu avait ses raisons. Peut-être
était-il tombé un jour sur des flics ripoux ou incompétents. Les gens sont des
icebergs, pensa-t-il. Sous la surface gît une énorme masse de non-dits, de
douleurs et de secrets. Personne n’est vraiment ce qu’il paraît.
— Je peux te donner un conseil ? dit soudain Tarrieu.
Servaz se figea, sur ses gardes. Mais le ton avait changé : il n’était plus
hostile, ni méfiant ou sarcastique.
— Je t’écoute.
— Les vigiles, dit l’ancien. Plutôt que de perdre ton temps avec nous, tu
devrais interroger les vigiles. Secoue-les un peu.
Servaz le fixa intensément.
— Pourquoi ?
Tarrieu haussa les épaules.
— C’est toi le flic, dit-il.
Servaz suivit le couloir et franchit les portes battantes, passant brusquement
d’une atmosphère surchauffée à celle, glaciale, du hall. Des flashes à
l’extérieur, peuplant le hall de brèves lueurs et de grandes ombres
inquiétantes. Servaz aperçut Cathy d’Humières qui remontait dans sa voiture. Le
soir tombait.
— Alors ? demanda Ziegler.
— Ces types n’y sont probablement pour rien, mais je veux un complément
d’information sur deux d’entre eux. Le premier, c’est Marousset, le cuistot. Le
second s’appelle Tarrieu. Et aussi sur un certain Schaab : le type a eu la main
coupée dans un accident l’an dernier.
— Et les deux autres : pourquoi eux ?
— Simple vérification.
Il revit le regard de Marousset.
— Je veux aussi qu’on joigne les Stups, voir s’ils n’ont pas le cuistot dans
leur base.
Le capitaine Ziegler le fixa attentivement mais elle n’ajouta rien.
— L’enquête de voisinage, elle en est où ? demanda-t-il.
— On interroge les habitants des villages sur la route de la centrale. Au cas
où l’un d’eux aurait vu passer un véhicule cette nuit. Jusqu’à présent, ça n’a rien
donné.
— Quoi d’autre ?
— Des graffitis dehors, sur les murs de la centrale. S’il y a des tagueurs qui
traînent dans le coin, ils ont peut-être vu ou entendu quelque chose. Ce genre de
mise en scène a dû demander des préparatifs, des repérages. Ce qui nous ramène
aux vigiles. Peut-être qu’ils savent qui a fait ces tags. Et pourquoi n’ont-ils rien
entendu ?
Servaz pensa aux paroles de Tarrieu. Maillard les avait rejoints. Il prenait des
notes dans un petit carnet.
— Et l’Institut Wargnier ? dit Servaz. D’un côté on a un acte visiblement
commis par un dément, de l’autre des fous criminels enfermés à quelques
kilomètres d’ici. Même si le directeur de l’Institut assure qu’aucun de ses
pensionnaires n’a fait le mur, il faudra explorer cette piste à fond. (Il considéra
Ziegler puis Maillard.) Vous avez un psychiatre dans vos cartons ?
Ziegler et Maillard échangèrent un regard.
— Un psychocriminologue doit arriver dans les jours qui viennent, répondit
Irène Ziegler.
Servaz fronça imperceptiblement les sourcils. Un psychocriminologue pour
un cheval… Il savait que la gendarmerie avait plusieurs longueurs d’avance sur
la police dans ce domaine comme dans d’autres, mais il se demanda si ce n’était
pas quand même pousser le bouchon un peu loin : même la gendarmerie ne
devait pas mobiliser ses experts si aisément.
Éric Lombard avait le bras vraiment long…
— Vous avez de la chance que nous soyons là, ironisa-t-elle, le tirant de ses
pensées. Sans quoi, il vous aurait fallu faire appel à un expert indépendant.
Il ne releva pas. Il savait où elle voulait en venir : faute de former leurs
propres profileurs, comme la gendarmerie, les flics devaient souvent faire appel
à des experts extérieurs – des psys pas toujours compétents pour ce genre de
travail.
— En même temps, il ne s’agit que d’un cheval, répondit-il sans conviction.
Il la regarda. Irène Ziegler ne souriait plus. Il lut au contraire la tension et
l’inquiétude sur ses traits. Elle lui jeta un regard plein d’interrogations. Elle ne
prend plus du tout cette histoire à la légère, songea-t-il. En elle aussi l’idée que
cet acte macabre cachait peut-être quelque chose de plus grave était en train de
faire son chemin.
5
— Alors ?
— Leurs témoignages concordent.
— Oui.
— Un peu trop.
— C’est aussi mon avis.
Maillard, Ziegler et lui s’étaient réunis dans une petite pièce sans
fenêtres, éclairée par un néon blafard. Sur le mur, une affiche clamait :
« Médecine du travail, prévention et évaluation des risques professionnels » avec
des consignes et un numéro de téléphone. La fatigue se lisait sur le visage des
deux gendarmes. Servaz savait que c’était la même chose pour lui. À cette heure
et en ce lieu, ils avaient l’impression d’être arrivés au bout de tout : au bout de la
fatigue, au bout du monde, au bout de la nuit…
Quelqu’un avait apporté des gobelets pleins de café. Servaz regarda sa
montre : 5 h 32. Le directeur de la centrale était rentré chez lui deux heures plus
tôt, le visage gris et les yeux rouges, après avoir salué tout le monde. Servaz
fronça les sourcils en voyant Ziegler pianoter sur un petit ordinateur
portable. Malgré la fatigue, elle se concentrait sur son rapport.
— Ils se sont mis d’accord sur ce qu’ils allaient dire avant même qu’on les
ait séparés, conclut-il en avalant son café. Soit parce qu’ils ont fait le coup, soit
parce qu’ils ont quelque chose d’autre à cacher.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ziegler.
Il réfléchit un instant, froissa son gobelet en polystyrène et le lança dans la
corbeille mais la manqua.
— On n’a rien contre eux, dit-il en se penchant pour le ramasser. On les
laisse partir.
Servaz revit les vigiles. Aucun des deux ne lui inspirait confiance. Des types
comme eux, il en avait rencontré des wagons en dix-sept ans de
métier. Avant l’interrogatoire, Ziegler lui avait appris qu’ils étaient stiqués –
autrement dit, leurs noms apparaissaient dan le STIC (Système de traitement des
infractions constatées), ce qui n’avait pas la moindre signification : vingt-six
millions d’infractions, pas moins, étaient répertoriées dans le STIC, dont certaines
contravention de cinquième classe applicables aux délits
mineurs, au grand dam des défenseurs des libertés individuelle qui avaient
décerné à la police française un Big Brother Award pour l’instauration de
ce « mirador informatique ».
Mais Ziegler et lui avaient aussi découvert que tous deux figuraient
également au bulletin n° 1 du casier judiciaire. Chacun avait purgé plusieurs
peines de prison relativement brèves eu égard aux faits mentionnés : coups et
blessures aggravés, menaces de mort, séquestration, extorsion de fonds et toute
une gamme de violences variées – dont certaines sur leur compagnes. Malgré
des casiers judiciaires aussi volumineux qu’un Bottin mondain, à eux deux ils ne
totalisaient en tout et pour tout que cinq années de zonzon. Ils s’étaient montrés
doux comme des agneaux pendant les interrogatoires, affirmant être rentrés dans
le rang et avoir compris la leçon. Leurs professions de foi étaient identiques, leur
sincérité nulle : le baratin habituel, que seul un avocat aurait pu faire semblant de
gober. Instinctivement, Servaz avait perçu que, s’il n’avait pas été flic et s’il
avait posé les mêmes questions au fond d’un parking désert, il aurait passé un
sale quart d’heure et ils auraient pris plaisir à lui faire mal.
Il se passa une main sur la figure. Les beaux yeux d’Irène Ziegler étaient
cernés et il la trouva encore plus séduisante. Elle avait laissé tomber la veste
d’uniforme, la lumière du néon jouait dans ses cheveux blonds. Il regarda son
cou. Il y avait un petit tatouage qui dépassait de son col. Un idéogramme
chinois.
— On va faire une pause et dormir quelques heures. Quel est le programme
demain ?
— Le centre équestre, dit-elle. J’ai envoyé des hommes mettre le box sous
scellés. Les « TIC » s’en occuperont demain.
Servaz se souvint que Marchand avait parlé d’une effraction.
— On commencera par le personnel du centre. Il est impossible que personne
n’ait rien vu ni rien entendu. Capitaine, dit-il à Maillard, je ne crois pas qu’on
aura besoin de vous. On vous tiendra au courant.
Maillard acquiesça d’un hochement de tête.
— Il y a deux questions auxquelles nous devons répondre en priorité. Où est
passée la tête du cheval ? Et pourquoi s’être donné la peine d’accrocher cet
animal en haut d’un téléphérique ? Ce geste a forcément une signification.
— L’usine est la propriété du groupe Lombard, dit Ziegler, et Freedom était
le cheval préféré d’Éric Lombard. De toute évidence, c’est lui qui est visé.
— Une accusation ? suggéra Maillard.
— Ou une vengeance.
— Une vengeance peut aussi être une accusation, dit Servaz. Un type comme
Lombard a sûrement des ennemis, mais je ne vois pas un simple rival en affaires
se livrer à ce genre de mise en scène. Cherchons plutôt parmi les employés, ceux
qui ont été licenciés, ceux qui ont des antécédents psychiatriques.
— Il y a une autre hypothèse, dit Ziegler en refermant son ordinateur
portable. Lombard est une multinationale présente dans de nombreux pays : la
Russie, l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-Est… Il est possible que le groupe ait
croisé la route de mafias, de groupes criminels, à un moment donné.
— Très bien. Gardons toutes ces hypothèses présentes à l’esprit et n’excluons
rien pour le moment. Il y a un hôtel correct dans le coin ?
— Il y a plus de quinze hôtels à Saint-Martin, répondit Maillard. Ça dépend
du genre que vous cherchez. Mais moi, si j’étais vous, j’essaierais Le Russell.
Servaz enregistra l’information tout en repensant aux vigiles, à leurs
silences, à leur embarras.
— Ces types ont peur, dit-il soudain.
— Quoi ?
— Les vigiles : quelque chose ou quelqu’un leur a fait peur.
6
Servaz fut réveillé en sursaut par son portable. Il regarda l’heure au radio-
réveil : 8 h 37. Merde ! Il n’avait pas entendu la sonnerie, il aurait dû demander à
la patronne de l’hôtel de le réveiller. Irène Ziegler devait passer le prendre dans
vingt minutes. Il s’empara du téléphone.
— Servaz.
— Comment ça s’est passé là-haut ?
La voix d’Espérandieu… Comme d’habitude, son adjoint était au bureau
avant tout le monde. Servaz l’imagina en train de lire une BD japonaise ou de
tester les nouvelles applications informatiques de la police, une mèche retombant
sur le front, vêtu d’un pull griffé à la dernière mode choisi par son épouse.
— Difficile à dire, répondit-il en se dirigeant vers la salle de bains. Disons
que ça ne ressemble à rien de connu.
— Mince, j’aurais bien aimé voir ça.
— Tu le verras sur la vidéo.
— Ça ressemble à quoi ?
— Un cheval accroché à un portique de téléphérique, à deux mille mètres
d’altitude, répondit Servaz en réglant la température de la douche de sa main
libre.
Il y eut un bref silence.
— Un cheval ? En haut d’un téléphérique ?
— Oui.
Le silence s’éternisa.
— Putain, dit sobrement Espérandieu en buvant quelque chose tout près du
microphone.
Servaz aurait parié qu’il s’agissait de quelque chose d’effervescent plutôt que
d’un simple café. Espérandieu était un spécialiste des molécules : molécules
pour l’éveil, molécules pour le sommeil, pour la mémoire, pour le tonus, contre
la toux, le rhume, la migraine, les maux d’estomac… Le plus incroyable, c’est
qu’Espérandieu n’était pas un vieux policier proche de la retraite, mais un jeune
limier de la criminelle d’à peine trente ans. En pleine forme. Qui courait trois
fois par semaine le long de la Garonne. Sans problème de triglycérides ou de
cholestérol, il s’inventait une collection de maux imaginaires qui, pour certains
du moins, finissaient par devenir réels à force d’application.
— Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici. Les gosses prétendent
que la police les a frappés. Leur avocat dit que la vieille est une
ivrogne, poursuivit Espérandieu. Que son témoignage ne vaut rien. Il a demandé
la relaxe immédiate pour l’aîné au juge des détentions. Les deux autres sont
rentrés chez eux.
Servaz réfléchit.
— Et les empreintes ?
— Pas avant demain.
— Appelle le substitut. Dis-lui de faire traîner pour l’aîné. On sait que c’est
eux : les empreintes vont « chanter ». Qu’il en parle au juge. Et essaie de faire
activer le labo.
Il raccrocha, totalement éveillé à présent. En sortant de la douche, il se sécha
rapidement et passa des vêtements propres. Il se lava les dents et s’inspecta dans
la glace au-dessus du lavabo en pensant à Irène Ziegler. Il se surprit à s’examiner
plus longuement que d’habitude. Il se demanda ce que la gendarme voyait en
lui. Un type encore jeune et plutôt pas mal de sa personne mais à l’air
terriblement fatigué ? Un flic un peu borné mais efficace ? Un homme divorcé
dont la solitude se lisait sur le visage et dans l’état de ses vêtements ? S’il avait
dû se décrire lui-même, qu’aurait-il vu ? Sans nul doute les cernes sous les
yeux, le pli autour de la bouche et celui, vertical, entre les sourcils – il avait l’air
de sortir du tambour d’une machine à laver. Malgré cela, il restait persuadé
qu’en dépit de l’ampleur du sinistre quelque chose de juvénile et d’ardent
continuait d’affleurer. Bon sang ! qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Il se fit
soudain l’effet d’un ado en chaleur, haussa les épaules et sortit sur le balcon de
sa chambre. L’hôtel Le Russell se dressait parmi les rues hautes de Saint-Martin
et le panorama de sa chambre embrassait une bonne partie des toits de la
ville. Les mains sur la rambarde, il regarda les ténèbres refluer dans les rues
étroites, remplacées par une aurore lumineuse. À 9 heures du matin, le ciel au-
dessus des montagnes avait la transparence et la luminosité d’un dôme de
cristal. Là-haut, à deux mille cinq cents mètres d’altitude, les glaciers sortaient
de l’ombre, étincelant dans le soleil qui demeurait cependant caché. Droit devant
lui, c’était la vieille ville, le centre historique. Sur la gauche, au-delà de la
rivière, les barres HLM. De l’autre côté de la grande
cuvette, à deux kilomètres de là, se levant comme une vague, le haut flanc boisé
blessé par la large tranchée des télécabines. De son poste de guet, Servaz voyait
des silhouettes se faufiler dans l’ombre des petites rues du centre-ville, se
rendant sur leur lieu de travail, ainsi que les phares allumés des camions de
livraison, des adolescents juchés sur des scooters pétaradants qui se dirigeaient
vers les collèges et les lycées de la ville, des commerçants levant leur rideau de
fer. Il frissonna. Non à cause du froid – mais parce qu’il venait de penser au
cheval accroché là-haut et à celui ou ceux qui avaient fait ça.
Il se pencha par-dessus la rambarde. Ziegler l’attendait en bas, adossée à sa
306 de fonction. Elle avait délaissé l’uniforme pour un col roulé et une veste en
cuir. Elle fumait une cigarette, une sacoche en bandoulière.
Servaz la rejoignit et l’invita à prendre un café. Il avait faim et il voulait
manger quelque chose avant de partir. Elle consulta sa montre, fit la moue puis
se détacha finalement de la voiture pour le suivre à l’intérieur. Le Russell était
un hôtel des années 1930 avec des chambres mal chauffées, des couloirs
interminables et lugubres et des hauts plafonds à moulures. Mais la salle à
manger, une vaste véranda avec d’agréables tables fleuries, jouissait d’une vue à
couper le souffle. Servaz s’installa à une table près de la baie et commanda un
café noir et une tartine beurrée, Ziegler une orange pressée. À la table
voisine, des touristes espagnols – les premiers de la saison – parlaient
volubilement, ponctuant leurs phrases de mots très virils.
En tournant la tête, il eut l’attention attirée par un détail qui le laissa
songeur : non seulement Irène Ziegler était en civil, mais elle avait passé ce
matin-la un fin anneau d’argent dans sa narine gauche, qui brillait dans la
lumière traversant la vitre. C’était le genre de bijou qu’il s’attendait à découvrir
sur le visage de sa fille – pas sur celui d’un officier de gendarmerie. Les temps
changent, se dit-il.
— Bien dormi ? demanda-t-il.
— Non. J’ai fini par prendre la moitié d’un somnifère. Et vous ?
— Je n’ai pas entendu le réveil. Au moins, l’hôtel est calme ; la plupart des
touristes ne sont pas encore arrivés.
— Ils n’arriveront pas avant deux semaines. C’est toujours calme en cette
saison.
— En haut des télécabines, dit Servaz en montrant la double ligne de pylônes
sur la montagne en face, il y a une station de ski ?
— Oui, Saint-Martin 2000. Quarante kilomètres pour vingt-huit pistes dont
six noires, quatre télésièges, dix téléskis. Mais vous avez aussi la station de
Peyragudes, à quinze kilomètres d’ici. Vous skiez ?
Un sourire de lapin farceur apparut sur le visage de Servaz.
— La dernière fois que je suis monté sur des skis, j’avais quatorze ans. Je
n’en garde pas un très bon souvenir. Je ne suis pas… très sportif…
— Pourtant vous avez l’air en forme, dit Ziegler en souriant.
— Tout comme vous.
Bizarrement, cela la fit rougir. La conversation était balbutiante. La veille, ils
étaient deux policiers plongés dans la même enquête qui échangeaient des
observations professionnelles. Ce matin, ils tentaient de faire maladroitement
connaissance.
— Je peux vous poser une question ?
Il hocha la tête affirmativement.
— Hier, vous avez demandé un complément d’enquête pour trois
ouvriers. Pourquoi ?
Le serveur revint avec leur commande. Il avait l’air aussi vieux et triste que
l’hôtel lui-même. Servaz attendit qu’il soit parti pour raconter son interrogatoire
des cinq hommes.
— Ce Tarrieu, dit-elle. Quel effet il vous a fait ?
Servaz revit le visage plat et massif et le regard froid.
— Un homme intelligent mais plein de colère.
— Intelligent. C’est intéressant.
— Pourquoi ?
— Toute cette mise en scène… cette folie… je crois que celui qui a fait ça est
non seulement fou mais intelligent. Très intelligent.
— Dans ce cas, on peut éliminer les vigiles, dit-il.
— Peut-être. Sauf si l’un d’eux simule.
Elle avait sorti son ordinateur portable de sa sacoche et l’avait ouvert sur la
table, entre son orange pressée et le café de Servaz. De nouveau, la même pensée
que tout à l’heure : les temps changeaient, une nouvelle génération d’enquêteurs
prenait la relève. Elle manquait peut-être d’expérience mais elle était aussi plus
en phase avec son époque – et l’expérience viendrait, de toute façon.
Elle pianota quelque chose et il en profita pour l’observer. Elle était très
différente de la veille, lorsqu’il l’avait découverte dans son uniforme. Il fixa le
petit tatouage qu’elle avait dans le cou, l’idéogramme chinois qui dépassait de
son col roulé. Il pensa à Margot. Qu’est-ce que c’était que cette mode des
tatouages ? Ça et les piercings. Quelle signification fallait-il leur
donner ? Ziegler avait un tatouage et un anneau dans le nez. Peut-être qu’elle
avait d’autres bijoux intimes ailleurs au nombril, voire même au niveau des
tétons ou du sexe, comme il l’avait lu quelque part. Cette idée le troubla. Est-ce
que cela changeait sa façon de raisonner ? Il se demanda soudain en quoi
consistait la vie intime d’une femme comme elle tout en étant conscient que la
sienne se réduisait depuis quelques années à un désert. Il chassa cette pensée.
— Pourquoi la gendarmerie ? demanda-t-il.
Elle releva la tête, hésita un instant.
— Oh, dit-elle, vous voulez dire pourquoi j’ai choisi la gendarmerie ?
Il acquiesça, sans la quitter des yeux. Elle sourit.
— Pour la sécurité de l’emploi, je suppose. Et pour ne pas faire comme les
autres…
— C’est-à-dire ?
— J’étais à la fac, en socio. Je faisais partie d’un groupe libertaire. J’ai même
vécu dans un squat. Les flics, les gendarmes, c’était l’ennemi : des fachos, les
chiens de garde du pouvoir, l’avant-poste de la réaction – ceux qui protégeaient
le confort petit-bourgeois et qui opprimaient les faibles, les immigrés, les sans-
domicile… Mon père était gendarme, je savais qu’il n’était pas comme ça, mais
je pensais quand même que mes copains de fac avaient raison : mon père était
l’exception, voilà tout. Et puis, après la fac, quand j’ai vu mes amis
révolutionnaires devenir médecin, clerc de notaire, employé de banque ou DRH et
parler de plus en plus fric, placements, investissements, taux de rentabilité… j’ai
commencé à me poser des questions. Comme j’étais au chômage, j’ai fini par
passer le concours.
Aussi simple que ça, se dit-il.
— Servaz, ce n’est pas un nom d’ici, remarqua-t-elle.
— Ziegler non plus.
— Je suis née à Lingolsheim, près de Strasbourg.
Il allait répondre à son tour quand le portable de Ziegler bourdonna. Elle fit
un geste d’excuses et répondit. Il la vit froncer les sourcils en écoutant son
interlocuteur. En refermant le téléphone, elle posa sur lui un regard dénué
d’expression.
— C’était Marchand. Il a retrouvé la tête du cheval.
— Où ça ?
— Au centre équestre.
Ils quittèrent Saint-Martin par une route différente de celle par laquelle il
était arrivé. À la sortie de la ville, ils passèrent devant le siège de la gendarmerie
en montagne, dont les représentants étaient de plus en plus souvent amenés à
intervenir avec la médiatisation des sports à risques.
Trois kilomètres plus loin, ils quittèrent la route principale pour une route
secondaire. Ils roulaient à présent à travers une vaste plaine encerclée par les
montagnes, qui se tenaient toutefois à distance, et il avait l’impression de
respirer un peu. Bientôt, des barrières apparurent de chaque côté de la route. Le
soleil brillait, éblouissant, sur la neige.
— Nous sommes sur le domaine de la famille Lombard, annonça Irène
Ziegler.
Elle conduisait vite, malgré les cahots. Ils parvinrent à un carrefour où leur
route croisa une allée forestière. Deux cavaliers coiffés de bombes les
regardèrent passer, un homme et une femme. Leurs montures avaient
la même robe noir et brun que le cheval mort. Bai, se souvint Servaz. Un peu
plus loin, un panneau « CENTRE ÉQUESTRE » les invita à tourner à gauche.
La forêt s’écarta.
Ils dépassèrent plusieurs bâtiments bas ressemblant à des granges, et Servaz
aperçut de grands enclos rectangulaires semés d’obstacles derrière des
barrières, un bâtiment tout en longueur abritant les box, un paddock ainsi qu’une
construction plus imposante qui abritait peut-être un manège. Un fourgon de
gendarmerie stationnait devant.
— Bel endroit, dit Ziegler en descendant de voiture. (Elle promena un regard
circulaire sur les enclos.) Trois carrières, dont une pour le saut d’obstacles et une
pour le dressage, un parcours de cross et surtout, là-bas, dans le fond, une piste
de galop.
Un gendarme vint à leur rencontre. Servaz et Ziegler lui emboîtèrent le
pas. Ils furent accueillis par des hennissements nerveux et des bruits de
sabots, comme si les chevaux sentaient qu’il se passait quelque chose. Une sueur
froide inonda aussitôt le dos de Servaz. Plus jeune, il avait essayé de se mettre à
l’équitation. Un échec cuisant. Les chevaux lui faisaient peur. Tout comme la
vitesse, les hauteurs ou encore les foules trop importantes. Parvenus à
l’extrémité des box, ils découvrirent un ruban jaune « gendarmerie
nationale » tendu sur le côté du bâtiment, à environ deux mètres de celui-ci. Ils
durent marcher dans la neige pour en faire le tour. Marchand et le capitaine
Maillard les attendaient à l’arrière, en dehors du périmètre délimité par le ruban
plastifié, avec deux autres gendarmes. Dans l’ombre du mur en brique s’élevait
un gros tas de neige. Servaz le fixa un certain temps avant de distinguer
plusieurs taches brunes. Il frémit en comprenant que deux de ces taches étaient
les oreilles d’un cheval et la troisième un œil clos, paupière baissée. Maillard et
ses hommes avaient bien travaillé : dès qu’ils avaient eu vent de ce qu’ils allaient
trouver, ils avaient isolé le périmètre sans chercher à s’approcher du tas. La
neige avait sûrement été piétinée avant leur arrivée, à commencer par les pas de
celui qui avait trouvé la tête, mais ils avaient évité d’y ajouter les
leurs. Les « TIC » n’étaient pas encore là. Personne n’entrerait dans le périmètre
tant qu’ils n’auraient pas fini leur travail.
— Qui l’a découvert ? demanda Ziegler.
— C’est moi, dit Marchand. Ce matin, en passant devant les box, j’ai
remarqué des traces de pas dans la neige qui contournaient le bâtiment. Je les ai
suivies et j’ai découvert le tas. J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait.
— Vous les avez suivies ? dit Ziegler.
— Oui. Mais, compte tenu des circonstances, j’ai immédiatement pensé à
vous : j’ai soigneusement évité de les piétiner et je me suis tenu à distance.
L’attention de Servaz s’accrut.
— Vous voulez dire que ces traces sont restées intactes, que personne n’a
marché dessus ?
— J’ai interdit à mes employés de s’approcher de la zone et de marcher dans
la neige, répondit le régisseur. Il n’y a que deux sortes de traces ici : les miennes
et celles de l’ordure qui a décapité mon cheval.
— Si j’osais, je vous embrasserais, monsieur Marchand, déclara Ziegler.
Servaz vit le vieux patron d’écurie rougir et il sourit. Ils revinrent sur leurs
pas et regardèrent par-dessus le ruban jaune.
— Là, dit Marchand en montrant les traces qui longeaient le mur, d’une
netteté à faire rêver n’importe quel technicien en identité judiciaire. Ça, ce sont
les siennes ; les miennes sont là.
Marchand avait gardé ses pas à un bon mètre de ceux de son
prédécesseur. À aucun moment leurs traces ne se croisaient. Il n’avait cependant
pas résisté à la tentation de s’approcher du tas, comme en témoignait la fin de
l’itinéraire suivi par ses empreintes.
— Vous n’avez pas touché au tas ? lui demanda Ziegler en voyant jusqu’où
allaient les traces.
Il baissa la tête.
— Si. C’est moi qui ai dégagé les oreilles et l’œil. Comme je l’ai déjà dit à
vos collègues, j’ai failli la dégager entièrement – mais j’ai réfléchi, et je me suis
arrêté à temps.
— Vous avez très bien fait, monsieur Marchand, le félicita Ziegler.
Marchand tourna vers eux un regard hébété, où se lisaient inquiétude et
incompréhension.
— Quel genre d’individu peut faire ça à un cheval ? Vous y comprenez
quelque chose, vous, à cette société ? Est-ce qu’on est en train de devenir fous ?
— La folie est contagieuse, répondit Servaz. Comme la grippe. Voilà une
chose que les psychiatres auraient dû comprendre depuis longtemps.
— Contagieuse ? fit Marchand, dérouté.
— Elle ne saute pas d’un individu à l’autre comme la grippe, précisa
Servaz. Mais d’un groupe de population à un autre. Elle contamine toute une
génération. Le vecteur du paludisme, c’est le moustique. Celui de la folie, ou du
moins son vecteur préféré, ce sont les médias.
Marchand et Ziegler le regardèrent, abasourdis. Servaz fit un petit signe de la
main, l’air de dire « ne faites pas attention à moi », et s’éloigna. Ziegler consulta
sa montre. 9 h 43. Elle regarda le soleil qui flamboyait au-dessus des arbres.
— Bon sang ! qu’est-ce qu’ils font ? La neige ne va pas tarder à fondre.
De fait, le soleil avait tourné et une partie des traces, à l’ombre quand ils
étaient arrivés, était à présent exposée à ses rayons. Il faisait encore
suffisamment froid pour que la neige n’ait pas commencé à fondre, mais plus
pour longtemps. Une sirène s’éleva enfin du côté de la forêt. Ils virent le
fourgon-laboratoire des TIC surgir dans la cour une minute plus tard.
Le trio des TIC mit plus d’une heure à photographier et à filmer les lieux, à
préparer les moulages en élastomère des empreintes de semelle, à prélever la
neige là où le visiteur avait marché et, enfin, à dégager lentement la tête du
cheval, sans cesser d’effectuer prélèvements et photographies un peu partout
dans le périmètre et en dehors de celui-ci. Munie d’un calepin à spirale, Ziegler
notait scrupuleusement chacune des étapes de la procédure et chaque
commentaire des techniciens.
Pendant ce temps, Servaz marchait de long en large en fumant cigarette sur
cigarette à une dizaine de mètres de là, le long d’un ruisseau qui coulait entre
deux murs de ronces. Au bout d’un moment cependant, il se rapprocha pour
observer en silence le travail des techniciens. Sans franchir le ruban. Un
gendarme s’approcha avec une bouteille Thermos et lui servit un café.
Près de chaque indice ou trace à photographier, un cavalier en plastique jaune
portant un chiffre noir avait été posé sur la neige. Accroupi devant une des
traces, un TIC la photographiait au flash, tout en augmentant et en diminuant la
profondeur de champ. Une réglette graduée en PVC noir reposait sur la neige près
de l’empreinte. Un deuxième homme s’approcha avec une mallette qu’il
ouvrit, et Servaz reconnut un kit de moulage d’empreintes. Le premier
technicien vint lui prêter main-forte, car ils devaient agir vite : en plusieurs
endroits la neige fondait déjà. Pendant qu’ils opéraient, le troisième homme
dégageait la tête du cheval. Le mur arrière étant orienté au nord, il prenait tout
son temps, à la différence de ses collègues. Servaz avait l’impression de suivre le
patient travail d’un archéologue exhumant un artefact d’une valeur
particulière. Enfin, la tête entière apparut. Servaz n’y connaissait rien – mais il
aurait parié que, même pour un spécialiste, Freedom avait été une bête
splendide. L’animal avait les yeux clos, il donnait l’impression de dormir.
— On dirait qu’il a été endormi avant d’être tué et décapité, observa
Marchand. Au moins, si c’est le cas, il n’aura pas souffert. Et ça expliquerait
pourquoi personne n’a rien entendu.
Servaz échangea un regard avec Ziegler : l’examen toxicologique le
confirmerait, mais c’était effectivement le premier élément de réponse à leurs
interrogations. De l’autre côté du ruban, les techniciens effectuaient les derniers
prélèvements à l’aide de brucelles et les scellaient dans des tubes. Servaz savait
que moins de 7 % des enquêtes criminelles étaient résolues grâce aux preuves
matérielles trouvées sur la scène de crime, mais il n’en admirait pas moins la
patience et les efforts que ces hommes déployaient.
Quand ils eurent terminé, il fut le premier à franchir le ruban et il se pencha
sur les traces.
— Du 45 ou du 46, estima-t-il. Un homme à 99 %.
— D’après le technicien, ce sont des chaussures de marche, dit Ziegler. Et le
type qui les porte appuie un peu trop sur le talon et sur la partie externe du
pied. Mais de manière imperceptible. Sauf pour un orthopédiste. Il y a aussi des
défauts caractéristiques là, là et là.
À l’image des empreintes digitales, les traces laissées par une paire de
chaussures se distinguaient non seulement par le dessin des semelles et la
pointure, mais aussi par toute une série de minuscules défauts acquis au cours de
son utilisation : traces d’usure, gravillons incrustés dans la
semelle, balafres, trous et coupures provoqués par des branches, des clous, des
morceaux de verre ou de métal ou par des cailloux tranchants… Sauf qu’à la
différence des empreintes digitales ces traces n’avaient qu’une durée de vie
limitée. Seule une comparaison rapide avec la paire d’origine permettait de
l’identifier formellement. Avant que des kilomètres de marche sur toutes sortes
de terrains ne gomment tous ces petits défauts pour les remplacer par d’autres.
— Vous avez prévenu M. Lombard ? demanda-t-il à Marchand.
— Oui, il est effondré. Il va écourter son séjour aux États-Unis pour rentrer le
plus vite possible. Il prend l’avion dès ce soir.
— C’est donc vous qui dirigez l’écurie ?
— Le centre équestre, oui.
— Combien de personnes travaillent ici ?
— Ce n’est pas un grand centre. L’hiver, nous sommes quatre. Tous plus ou
moins polyvalents. Disons qu’il y a un palefrenier, il y a moi, il y a Hermine, qui
sert surtout de groom à Freedom et à deux autres chevaux – c’est elle la plus
atteinte – et il y a un moniteur d’équitation. L’été, nous embauchons du
personnel supplémentaire : des moniteurs et des guides pour les randonnées, des
saisonniers.
— Combien dorment ici ?
— Deux : le palefrenier et moi.
— Ils sont tous là aujourd’hui ?
Marchand les regarda l’un après l’autre.
— Le moniteur est en vacances jusqu’à la fin de la semaine. L’automne, c’est
la morte-saison. Je ne sais pas si Hermine est venue ce matin. Elle est très
affectée. Venez.
Ils traversèrent la cour en direction du plus haut des bâtiments. Dès
l’entrée, l’odorat de Servaz fut assailli par l’odeur de crottin. Son visage se
couvrit instantanément d’une mince pellicule de sueur. Ils dépassèrent une
sellerie et se retrouvèrent à l’entrée d’un grand manège couvert. Une cavalière
faisait travailler une monture à la robe blanche ; le cheval décomposait chacun
de ses pas avec une grâce infinie. La cavalière et sa monture semblaient ne faire
qu’un. Le blanc du cheval tirait sur le bleu : de loin, son poitrail et son museau
avaient la couleur de la porcelaine. Servaz pensa à un centaure féminin.
— Hermine ! lança le chef d’écurie.
La cavalière tourna la tête et dirigea lentement sa monture vers eux, la stoppa
et descendit. Servaz vit qu’elle avait les yeux rouges, gonflés.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle en flattant l’encolure et le chanfrein
du cheval.
— Va chercher Hector. La police veut vous interroger. Rendez-vous dans
mon bureau.
Elle acquiesça en silence. Pas plus de vingt ans. Plus petite que la
moyenne, plutôt jolie, avec un côté garçon manqué, des cheveux couleur de foin
mouillé et des taches de son. Elle jeta à Servaz un coup d’œil douloureux, puis
s’éloigna en entraînant le cheval avec elle, la tête basse.
— Hermine adore les chevaux ; c’est une excellente cavalière et une
excellente entraîneuse. Et une chic fille, mais avec un sacré caractère. Elle a
juste besoin de mûrir un peu. C’était elle qui s’occupait de Freedom. Depuis
qu’il est né.
— Ça consistait en quoi ? demanda Servaz.
— À se lever tôt d’abord, à soigner et à panser le cheval, à le nourrir, à le
sortir au pré et à le détendre. Le groom est une sorte de cavalier-
soigneur. Hermine s’occupe aussi de deux autres pur-sang adultes. Des chevaux
de compétition. Ce n’est pas un métier où on compte ses heures. Bien
entendu, elle n’aurait commencé à débourrer Freedom que l’année prochaine.
M. Lombard et elle attendaient ça avec impatience. C’était un cheval très
prometteur, avec un très beau pedigree. C’était un peu la mascotte, ici.
— Et Hector ?
— C’est le plus vieux d’entre nous. Il travaille ici depuis toujours. Il était là
bien avant moi, bien avant nous tous.
— Combien de chevaux ? lui demanda Ziegler.
— Vingt et un. Des pur-sang, des selles français, un holsteiner. Quatorze sont
à nous, les autres sont en pension. Nous faisons de la pension, du poulinage et du
coaching pour une clientèle extérieure.
— Combien de box ?
— Trente-deux. Plus un box de poulinage de quarante mètres carrés avec
vidéosurveillance. Et aussi des barres gynécologiques, des salles de soins, deux
stabulations, un centre d’insémination, deux carrières avec un parc d’obstacles
pro, huit hectares de paddocks, de lices et de traverses avec des abris de prairie
et une piste de galop.
— C’est un très beau centre, confirma Ziegler.
— La nuit, vous n’êtes que deux pour surveiller tout ça ?
— Il y a un système d’alarme et tous les box et les bâtiments sont
verrouillés : ces chevaux valent cher.
— Et vous n’avez rien entendu ?
— Non, rien.
— Vous prenez quelque chose pour dormir ?
Marchand lui lança un regard dédaigneux.
— Ce n’est pas la ville, ici. On dort bien. On vit comme on doit vivre : au
rythme des choses.
— Pas le moindre bruit suspect ? Quelque chose d’inhabituel ? Qui vous
aurait réveillé au milieu de la nuit ? Essayez de vous souvenir.
— J’y ai déjà réfléchi. Si c’était le cas, je vous l’aurais dit. Il y a toujours des
bruits dans un endroit comme celui-ci : les animaux bougent, le bois
craque. Avec la forêt à côté, ce n’est jamais silencieux. Il y a longtemps que je
n’y prête plus attention. Et puis, il y a Cisco et Enzo, ils auraient aboyé.
— Des chiens, dit Ziegler. Quelle race ?
— Cane corso.
— Je ne les vois pas. Où sont-ils ?
— Nous les avons enfermés.
Deux chiens et un système d’alarme.
Et deux hommes sur place…
Combien pesait un cheval ? Il essaya de se souvenir de ce qu’avait dit
Ziegler : environ deux cents kilos. Impossible que les visiteurs soient venus et
repartis à pied. Comment avaient-ils pu tuer un cheval, le décapiter, le charger à
bord d’un véhicule et repartir sans être remarqués par personne, sans réveiller ni
les chiens ni les occupants ? Et sans déclencher l’alarme ? Servaz n’y
comprenait rien. Ni les chiens ni les hommes n’avaient été alertés – et les vigiles
de la centrale n’avaient rien entendu, eux non plus : c’était tout bonnement
impossible. Il se tourna vers Ziegler.
— Est-ce qu’on pourrait demander à un vétérinaire de venir faire une prise de
sang sur les chiens ? La nuit, ils sont en liberté ou dans un chenil ? demanda-t-il
à Marchand.
— Ils sont dehors mais attachés à une longue chaîne. Personne ne peut
atteindre les box sans passer à portée de leurs crocs. Et leurs aboiements
m’auraient réveillé. Vous pensez qu’ils ont été drogués, c’est ça ? Ça
m’étonnerait : ils étaient bien réveillés hier matin, et dans leur état normal.
— L’analyse toxicologique nous le confirmera, répondit Servaz, tout en se
demandant déjà pourquoi le cheval avait été drogué et pas les chiens.
En pénétrant sur les terres d’Éric Lombard, ils eurent le sentiment d’entrer
dans un conte de fées. Ils avaient abandonné moto et voiture sur le parking de la
gendarmerie à Saint-Martin et emprunté une voiture de service. La même route
que la dernière fois : celle qui menait au centre équestre mais, au lieu de tourner
à gauche dans la forêt, ils continuèrent tout droit.
Ils roulèrent ensuite à travers un paysage aéré et vallonné de prairies plantées
de tilleuls, de chênes, de sapins et d’ormes. Le domaine était très vaste, il
s’étendait à perte de vue. Partout, il y avait des barrières, des chevaux dans
les prés et des engins agricoles garés au bord des chemins, prêts à servir. La
neige subsistait par endroits mais l’air était lumineux et clair. Servaz pensa à un
ranch dans le Montana ou à une hacienda en Argentine. Dans un premier
temps, ils aperçurent de loin en loin des écriteaux « PROPRIÉTÉ PRIVÉE / DÉFENSE
D’ENTRER » fixés au tronc des arbres et aux barrières le long des champs. Mais
pas de clôture. Puis, cinq kilomètres plus loin, ils découvrirent le mur de
pierre. Il faisait quatre mètres de haut et barrait une partie du paysage. Des bois
s’étendaient au-delà. Ils freinèrent devant les grilles. Une plaque en granit était
vissée sur l’un des piliers.
Servaz lut « CHÂTEAU-BLANC » en lettres dorées.
Au sommet du pilier, une caméra pivota. Ils n’eurent pas à descendre pour
parler dans l’interphone : les grilles s’ouvrirent presque immédiatement.
Ils roulèrent encore un bon kilomètre le long d’une allée bordée de chênes
centenaires. La route, rectiligne, impeccablement asphaltée, formait un glacis
noir sous les branches tordues des grands arbres. Servaz vit la demeure venir
lentement vers eux du fond du parc. Quelques instants plus tard, ils se garaient
devant un parterre de bruyères d’hiver et de camélias rose pâle recouverts par la
neige. Servaz fut déçu : le château était moins grand que prévu. Mais un second
examen corrigea aussitôt cette impression : c’était un édifice d’une beauté
enfantine, probablement construit à la fin du XIXe siècle ou au début
du XXe, moitié château de la Loire, moitié manoir anglais. Un château de conte
de fées… Devant les fenêtres du rez-de-chaussée se dressait une rangée de
grands buis taillés en forme d’animaux : un éléphant, un cheval, une girafe et un
cerf, qui se détachaient sur la neige. À gauche, vers l’est, Servaz aperçut un
jardin à la française avec des statues pensives et des bassins. Une piscine bâchée
et un court de tennis. Une vaste orangerie dans le fond, avec un tas d’antennes
bizarres sur le toit.
Il se souvint des chiffres lus sur Internet : Éric Lombard était l’une des
premières fortunes de France, et l’un de ses citoyens les plus influents. Il était à
la tête d’un empire présent dans plus de soixante-dix pays. Il était probable que
l’ancienne orangerie avait été transformée en centre de communication
ultramoderne. Ziegler claqua sa portière.
— Regardez.
Elle montrait les arbres. Il suivit des yeux la direction indiquée. Compta une
trentaine de caméras fixées aux troncs, entre les branches. Elles devaient couvrir
tout le périmètre. Aucun angle mort. Quelque part dans le château, on les
observait. Ils suivirent une allée gravillonnée entre les massifs de fleurs et
passèrent entre deux lions accroupis taillés dans le buis. Chacun faisait cinq
mètres de haut. Étrange, pensa Servaz. On dirait un jardin conçu pour le
divertissement d’enfants très riches. Mais il n’avait lu nulle part qu’Éric
Lombard eût des enfants. Au contraire, la plupart des articles parlaient d’un
célibataire endurci et de ses nombreuses conquêtes. Ou bien ces sculptures de
verdure dataient-elles de son enfance à lui ? Un homme d’une soixantaine
d’années les attendait en haut des marches. Grand, vêtu de noir. Il posa sur eux
un regard dur comme la glace. Bien qu’il le vît pour la première fois, Servaz sut
immédiatement à qui il avait affaire : l’homme à qui il avait parlé au téléphone –
et il sentit sa colère revenir. Le type les accueillit sans sourire et leur demanda
de le suivre avant de tourner les talons. Le ton employé indiquait qu’il
s’agissait, là encore, moins d’une demande que d’un ordre.
Ils franchirent le seuil.
Une enfilade de salons vastes, vides et sonores, qui traversait de part en part
toute la profondeur du bâtiment, car ils distinguaient la clarté du jour à l’autre
bout de la bâtisse, comme provenant du fond d’un tunnel. L’intérieur était
monumental. Les fenêtres du premier étage éclairaient en réalité le hall, le
plafond étant très lointain. L’homme en noir les précéda à travers le hall et un
premier salon dépourvu de mobilier avant de se diriger vers une double porte sur
leur droite. Une bibliothèque aux murs couverts de livres anciens, dont les quatre
hautes portes-fenêtres donnaient sur la forêt. Éric Lombard se tenait devant l’une
d’elles. Servaz le reconnut immédiatement, bien qu’il leur tournât
le dos. L’homme d’affaires parlait dans un casque-micro.
— La police est là, dit l’homme en noir d’un ton mi-déférent, mi-méprisant
pour les visiteurs.
— Merci, Otto.
Otto quitta la pièce. Lombard termina sa conversation en anglais, ôta son
casque-microphone qu’il posa sur une table de chêne. Son regard s’attarda sur
eux. Servaz d’abord, Ziegler ensuite, plus longuement – avec une brève lueur
d’étonnement pour sa tenue. Il sourit chaleureusement.
— Veuillez excuser Otto. Il s’est trompé d’époque. Il a parfois tendance à me
prendre pour un prince ou un roi, mais c’est aussi quelqu’un sur qui je peux
compter en toutes circonstances.
Servaz ne dit rien. Il attendait la suite.
— Je sais que vous êtes très occupés. Et que vous n’avez pas de temps à
perdre. Moi non plus. Je tenais énormément à ce cheval. C’était un animal
merveilleux. Je veux être sûr que tout, absolument tout sera fait pour retrouver
celui qui a commis cette abomination.
Il les scruta de nouveau. Il y avait de la tristesse dans ses yeux bleus, mais
aussi de la dureté et de l’autorité.
— Ce que je veux que vous compreniez, c’est que vous pouvez m’appeler à
n’importe quelle heure du jour et de la nuit, me poser toutes les questions que
vous jugerez utiles, même les plus saugrenues. Je vous ai demandé de venir afin
de m’assurer que vous ne négligerez aucune piste, aucun moyen de boucler cette
enquête. Ce que je veux, c’est que toute la lumière soit faite et on m’a garanti
que vous étiez d’excellents enquêteurs. (Il sourit, puis le sourire disparut.) Dans
le cas contraire, si vous veniez à faire preuve de négligence, à traiter cette affaire
par-dessus la jambe sous prétexte qu’il ne s’agit que d’un cheval, je me
montrerais impitoyable.
La menace n’était même pas voilée. Ce que je veux… L’homme était sans
détours. Il n’avait pas de temps à perdre et il allait droit au but. Du coup, il parut
presque sympathique à Servaz. Tout comme son amour pour cet animal.
Mais Irène Ziegler ne l’entendait visiblement pas de cette oreille. Servaz vit
qu’elle était devenue très pâle.
— Vous n’obtiendrez rien par la menace, riposta-t-elle avec une colère
froide.
Lombard la fixa. D’un coup, son visage se radoucit et il afficha une mine
sincèrement contrite.
— Je vous demande pardon. Je suis sûr que vous êtes tous deux parfaitement
compétents et consciencieux. Vos supérieurs ne tarissent pas d’éloges à votre
sujet. Je suis un idiot. Ces… événements m’ont bouleversé. Acceptez mes
excuses, capitaine Ziegler. Elles sont sincères.
Ziegler hocha la tête à contrecœur mais elle ne dit rien de plus.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, intervint Servaz, j’aimerais que
nous commencions tout de suite à vous poser des questions, puisque nous
sommes là.
— Bien sûr. Suivez-moi. Permettez-moi de vous offrir un café.
Éric Lombard ouvrit une autre porte dans le fond. Un salon. Le soleil
traversait les portes-fenêtres et tombait sur le cuir de deux canapés et une table
basse, sur laquelle on avait disposé un plateau portant trois tasses et une
aiguière. Servaz jugea cette dernière ancienne et de grand prix. Comme le reste
du mobilier. Tout était déjà prêt, y compris le sucre, des viennoiseries et un pot
de lait.
— Ma première question, attaqua Servaz sans préambule, voyez-vous
quelqu’un qui aurait pu commettre ce crime, qui aurait du moins une raison pour
le faire ?
Éric Lombard était en train de servir le café.
Il interrompit son geste pour plonger son regard dans celui de Servaz. Ses
cheveux blonds se reflétaient dans le grand miroir derrière lui. Il portait un
chandail à col roulé écru et un pantalon de laine grise. Et il était très bronzé.
Ses yeux clairs ne cillèrent pas quand il répondit :
— Oui.
Servaz tressaillit. À côté de lui, Ziegler avait réagi aussi.
— Et non, ajouta-t-il aussitôt. Ce sont là deux questions en une : oui, je
connais un tas de gens qui auraient des raisons pour le faire. Non, je ne vois
personne qui soit capable de l’avoir fait.
— Précisez votre pensée, dit Ziegler, agacée. Pourquoi auraient-ils des
raisons de tuer ce cheval ?
— Pour me faire mal, pour se venger, pour m’impressionner. Vous vous en
doutez : dans mon métier et avec ma fortune, on se fait des ennemis, on suscite
des jalousies, on vole des marchés à des concurrents, on rejette des offres, on
pousse des gens à la ruine, on licencie des centaines de personnes… Si je devais
dresser une liste de tous ceux qui me détestent, elle aurait la taille d’un annuaire.
— Vous ne pourriez pas être un tout petit peu plus précis ?
— Malheureusement, non. Je comprends votre raisonnement : on a tué mon
cheval préféré et on l’a accroché en haut d’un téléphérique qui
m’appartient. C’est donc à moi qu’on en veut. Tout me désigne, je suis bien
d’accord avec vous. Mais je n’ai pas la moindre idée de celui qui a fait ça.
— Pas de menaces écrites ou verbales, de lettres anonymes ?
— Non.
— Votre groupe est présent dans soixante-quinze pays, dit Servaz.
— Soixante-dix-huit, corrigea Lombard.
— Entretient-il des rapports même indirects avec des mafias, avec le crime
organisé ? J’imagine qu’il y a des pays où ce genre de… contact est plus ou
moins inévitable.
De nouveau, Lombard fixa Servaz intensément, mais sans agressivité cette
fois. Il s’autorisa même un sourire.
— Vous êtes direct, commandant. Vous pensez peut-être à cette tête de cheval
coupée dans Le Parrain ? Non, mon groupe n’a pas de rapports avec le crime
organisé. En tout cas, pas que je sache. Je ne dis pas qu’il n’y a pas quelques
pays où nous devons fermer les yeux sur certains agissements, en Afrique ou en
Asie, mais il s’agit, parlons net, de dictatures, pas de mafias.
— Ça ne vous gêne pas ? demanda Ziegler.
Lombard leva un sourcil.
— De faire des affaires avec des dictateurs, précisa-t-elle.
Lombard sourit de nouveau d’un air indulgent – mais ce sourire était celui
d’un monarque qui hésiterait entre rire de l’impertinence d’un de ses sujets et le
faire décapiter sur-le-champ.
— Je ne crois pas que répondre à cette question vous aide beaucoup dans
votre enquête, répondit-il. Et sachez aussi que je ne suis pas le seul maître à
bord, contrairement aux apparences dans beaucoup de domaines, nous avons des
partenaires, dont l’État français est le premier. Il y a parfois des
aspects « politiques » que je ne maîtrise pas.
Direct mais sachant aussi manier la langue de bois quand il le fallait, pensa
Servaz.
— Il y a une chose que j’aimerais comprendre. C’est comment personne n’a
pu entendre ni voir quoi que ce soit, ni au centre équestre, ni à la centrale. On ne
trimballe pas un cheval mort comme ça en pleine nuit.
Le visage de Lombard s’assombrit.
— Vous avez raison. C’est une question que je me suis posée, moi aussi. Il y
a forcément quelqu’un qui ment. Et j’aimerais beaucoup savoir qui, ajouta-t-il
d’un ton lourd de menaces.
Il reposa la tasse si violemment qu’ils sursautèrent.
— J’ai convoqué tout le monde, le personnel de la centrale de jour et de
nuit, les employés du haras. Je les ai tous interrogés un par un en arrivant. Ça
m’a pris quatre heures. Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai exercé
sur eux toutes les pressions dont je suis capable. Personne n’a rien entendu, cette
nuit-là. C’est bien sûr impossible. Je n’ai aucun doute sur la sincérité de
Marchand et d’Hector ils n’auraient jamais fait de mal aux chevaux et ils sont au
service de la famille depuis très longtemps. Ce sont des hommes
droits, compétents, et mes rapports avec eux ont toujours été excellents. Ils font
pour ainsi dire partie de la famille. Vous pouvez les rayer de votre
liste. Idem pour Hermine. C’est une chic fille, qui adorait Freedom. Et cette
histoire l’a terrassée.
— Vous êtes au courant que les vigiles ont disparu ? demanda Servaz.
Lombard fronça les sourcils.
— Oui. Ce sont les seuls que je n’ai pas interrogés.
— Ils sont deux et il a fallu au moins deux personnes pour suspendre ce
cheval là-haut. Et ils ont un casier judiciaire.
— Deux suspects idéals, commenta Lombard d’un air dubitatif.
— Vous n’avez pas l’air convaincu ?
— Je ne sais pas… Pourquoi ces deux types auraient été accrocher Freedom
à l’endroit même où ils travaillaient ? C’était le meilleur moyen d’attirer les
soupçons sur eux, non ?
Servaz hocha la tête en signe d’approbation.
— Ils ont quand même pris la poudre d’escampette, objecta-t-il.
— Mettez-vous à leur place. Avec leurs casiers. N’en prenez pas
ombrage, mais ils savent bien que quand la police tient un coupable, elle va
rarement voir plus loin.
— Qui les a embauchés ? demanda Ziegler. Que savez-vous à leur
sujet ? Je parie que vous vous êtes renseigné depuis hier.
— Exact. C’est Marc Morane, le directeur de la centrale, qui les a
engagés. Dans le cadre d’un programme de réinsertion d’anciens détenus de la
centrale de Lannemezan.
Il ne s’agissait pas d’une centrale électrique, cette fois, mais pénitentiaire.
— Ont-ils déjà été mêlés à des histoires au sein de la centrale ?
— Morane m’a assuré que non.
— Des employés ont-ils été licenciés à la centrale ou au domaine ces
dernières années ?
Lombard les regarda à tour de rôle. Ses cheveux, sa barbe et ses yeux bleus
lui donnaient vraiment l’air d’un séduisant loup de mer. Il ressemblait à ses
photos.
— Je ne m’occupe pas de ces détails. La gestion du personnel n’est pas de
mon ressort. Pas plus, bien entendu, que celle de petites structures comme la
centrale. Mais vous pourrez avoir accès à tous les dossiers du personnel et mes
collaborateurs sont à votre disposition. Ils ont tous reçu des ordres dans ce
sens. Ma secrétaire va vous envoyer une liste de noms et de numéros de
téléphone. N’hésitez pas à les solliciter. Si l’un d’eux vous fait des
difficultés, appelez-moi. Je vous l’ai dit, en ce qui me concerne, cette affaire est
de la plus haute importance – et je suis moi-même à votre disposition vingt-
quatre heures sur vingt-quatre. (Il sortit une carte de visite et la tendit à
Ziegler.) Par ailleurs, vous avez vu l’usine hydroélectrique : elle est vétuste et
pas vraiment rentable. Nous ne la conservons que pour des raisons liées à
l’histoire du groupe et de la famille. Marc Morane, son directeur actuel, ajouta-t-
il, je le connais depuis l’enfance : on était à l’école primaire ensemble. Mais je
ne l’avais pas revu depuis des années.
Servaz comprit que cette dernière remarque était destinée à hiérarchiser les
intervenants. Pour l’héritier de l’empire, le directeur de la centrale n’était qu’un
employé parmi d’autres, tout en bas de l’échelle, au même niveau ou presque
que ses ouvriers.
— Combien de jours par an passez-vous ici, monsieur Lombard ? demanda la
gendarme.
— Voilà une question difficile : laissez-moi réfléchir… disons entre six et
huit semaines. Pas plus. Je passe bien sûr plus de temps dans mon appartement
parisien que dans ce vieux château. J’en passe aussi beaucoup à New York. Et, à
vrai dire, je suis en voyage d’affaires la moitié du temps. Mais j’adore venir
ici, surtout pendant la saison de ski et l’été, profiter de mes chevaux. J’ai
d’autres haras, comme vous le savez peut-être. Mais c’est ici que j’ai vécu
l’essentiel de mon enfance et de mon adolescence, avant que mon père ne
m’envoie faire mon éducation ailleurs. Cette demeure peut vous paraître
sinistre, mais je m’y sens pourtant chez moi. J’y ai vécu tant de choses, bonnes
et mauvaises. Mais même les mauvaises finissent par paraître bonnes avec le
temps : la mémoire fait son travail…
Sa voix s’était comme voilée sur la fin. Servaz se raidit, tous les sens en
alerte. Il attendit la suite, mais elle ne vint pas.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « des choses bonnes ou
mauvaises » ? demanda doucement Ziegler à côté de lui.
Lombard balaya la question d’un geste.
— Aucune importance. Tout ça est si loin… Cela n’a aucun rapport avec la
mort de mon cheval.
— Il nous appartient d’en juger, répliqua Ziegler.
Lombard hésita.
— Disons qu’on pourrait penser que la vie d’un petit garçon comme moi
dans un lieu pareil était idyllique, mais c’était loin d’être le cas…
— Vraiment ? dit la gendarme.
Servaz vit l’homme d’affaires lui lancer un regard prudent.
— Écoutez, je ne crois pas que…
— Que quoi ?
— Laissez tomber. Ça ne présente pas d’intérêt…
À côté de lui, Servaz entendit Ziegler soupirer.
— Monsieur Lombard, dit la gendarme, vous nous avez mis la pression en
disant que si nous traitions cette affaire par-dessus la jambe, nous allions le
regretter. Et vous nous avez invités à ne négliger aucune piste, même la plus
saugrenue. Nous sommes des enquêteurs, pas des fakirs ou des devins. Nous
avons besoin d’en savoir le plus possible sur le contexte de cette enquête. Qui
sait si l’origine de cette boucherie n’a pas un lien avec le passé ?
— C’est notre métier de trouver des connexions et des mobiles, renchérit
Servaz.
Lombard les fixa l’un après l’autre, et ils devinèrent qu’il soupesait
mentalement le pour et le contre. Ni Ziegler ni lui ne bougeaient. L’homme
d’affaires hésita encore un peu, puis il haussa les épaules.
— Laissez-moi vous parler d’Henri et de Édouard Lombard, mon père et
mon grand-père, dit-il soudain. C’est une histoire assez édifiante. Laissez-moi
vous dire qui était vraiment Henri Lombard. Un homme froid comme la
glace, dur comme la pierre, d’une rigidité absolue. Un homme violent et égoïste
aussi. Et un fanatique de l’ordre, comme son père avant lui.
La stupéfaction se peignit sur le visage de Ziegler ; Servaz, de son
côté, retenait son souffle. Lombard s’interrompit de nouveau. L’homme
d’affaires resta un moment à les dévisager. Les deux enquêteurs attendirent la
suite en silence, le silence s’éternisa.
— Comme vous le savez peut-être, l’entreprise Lombard a vraiment
commencé à prospérer pendant la Seconde Guerre mondiale. Il faut dire que
mon père et mon grand-père ne virent pas du tout d’un mauvais œil l’arrivée des
Allemands. Mon père avait alors à peine vingt ans, c’est mon grand-père qui
dirigeait l’entreprise, ici et à Paris. Une des périodes les plus prospères de son
histoire – elle fit de très bonnes affaires avec ses clients nazis.
Il s’inclina en avant. Son geste fut inversement reproduit par le miroir dans
son dos – comme si la copie se désolidarisait de ce qu’allait dire l’original.
— À la Libération, mon grand-père fut jugé pour collaboration, condamné à
mort puis, finalement, gracié. Il fut détenu à Clairvaux où, soit dit en passant, il
eut comme voisin Rebatet. Puis libéré en 1952. Il mourut un an plus tard d’une
crise cardiaque. Entre-temps, son fils Henri avait pris les commandes. Il entreprit
de développer l’affaire familiale, de la diversifier et de la
moderniser. Contrairement à son père, le mien – malgré ou peut-être à cause de
son jeune âge – avait senti le vent tourner dès 1943 et, à l’insu de mon grand-
père, il s’était rapproché de la Résistance et du gaullisme. Pas par
idéal, non. Par pur opportunisme. C’était un homme brillant, clairvoyant
même. À partir de Stalingrad, il a compris que les jours du IIIe Reich étaient
comptés et il a joué sur les deux tableaux : les Allemands d’un côté, la
Résistance de l’autre. C’est mon père qui a fait du groupe Lombard ce qu’il
est, dans les années 1950, 1960 et 1970. Après la guerre, il a su tisser un réseau
de relations décisif parmi les barons du gaullisme et les anciens de la Résistance
replacés à des postes-clefs. C’était un grand capitaine d’industrie, un bâtisseur
d’empire, un visionnaire – mais à la maison c’était un tyran, un père et un époux
brutal, insensible et distant. Physiquement, c’était un homme qui en
imposait : grand, longiligne, toujours vêtu de noir. Les gens de Saint-Martin le
respectaient ou le détestaient, mais tous le craignaient. Un homme éprouvant un
immense amour pour lui-même et n’en ayant plus à donner aux autres. Pas
même à sa femme ou à ses enfants…
Éric Lombard se leva. Servaz et Ziegler le virent se diriger vers un bahut. Il
attrapa une photo encadrée et la tendit à Servaz. Des vêtements sombres, une
chemise d’une blancheur immaculée, un homme grand au visage sévère, avec
des yeux étincelants de rapace, un long nez plein de vigueur et des cheveux
blancs. Henri Lombard ne ressemblait guère à son fils. Plutôt à un clergyman ou
à un prédicateur fanatique. Servaz ne put s’empêcher de penser à son propre
père, homme mince et racé dont le visage refusait de se fixer sur la plaque
photographique de sa mémoire.
— À la maison comme dans ses sociétés, mon père faisait régner la terreur. Il
exerçait une véritable violence psychologique et même physique sur ses
employés, sur sa femme et sur ses enfants. (Servaz discerna une fêlure dans la
voix de Lombard. L’aventurier des temps modernes, l’icône des magazines avait
cédé la place à quelqu’un d’autre.) Ma mère est morte d’un cancer à l’âge de
quarante-neuf ans. C’était sa troisième femme. Pendant les dix-neuf années où
elle a été mariée avec mon père, elle n’a cessé de subir sa tyrannie, ses
colères, ses sarcasmes – et ses coups. Il a aussi viré de nombreux domestiques et
des employés. Je fais partie d’un milieu où la dureté est une qualité. Mais celle
de mon père allait au-delà de l’acceptable. Son cerveau était dévoré par les
ombres.
Servaz et Ziegler se regardèrent. L’un comme l’autre étaient conscients que
c’était une histoire incroyable que l’héritier de l’empire leur servait : n’importe
quel paparazzi en aurait fait son miel. Éric Lombard avait apparemment décidé
de leur faire confiance. Pourquoi ? Soudain, Servaz comprit. Au cours des
dernières vingt-quatre heures, l’homme d’affaires avait probablement passé
quantité de coups de fil. Servaz se remémora encore une fois les chiffres
vertigineux lus sur la Toile et il sentit un désagréable chatouillis courir le long de
sa colonne vertébrale. Éric Lombard avait assez d’argent et de pouvoir pour
obtenir n’importe quelle information. Brusquement, le policier se demanda s’il
n’avait pas diligenté une enquête parallèle, une enquête dans l’enquête – qui
concernerait non seulement la mort de son cheval, mais qui s’intéresserait aussi
de très près aux enquêteurs officiels. C’était évident. Lombard en savait sans
doute autant sur eux qu’ils en savaient sur lui.
— C’est une information importante, estima finalement Ziegler. Vous avez
bien fait de nous la communiquer.
— Vous croyez ? J’en doute. Toutes ces histoires sont enterrées depuis
longtemps. Bien entendu, ce que je viens de vous dire est strictement
confidentiel.
— Si ce que vous dites est exact, dit Servaz, nous avons un mobile : la
haine, la vengeance. De la part d’un ancien employé, par exemple, d’une
ancienne relation, d’un vieil ennemi de votre père.
Lombard secoua la tête, sceptique.
— Dans ce cas, pourquoi si tard ? Il y a onze ans que mon père est mort.
Il était sur le point d’ajouter quelque chose lorsque le portable d’Irène
Ziegler bourdonna. Elle consulta le numéro et les regarda.
— Excusez-moi.
La gendarme se leva et s’éloigna dans un coin de la pièce.
— Votre père est né en 1920 si je ne me trompe pas, continua Servaz. Et vous
en 1972. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il vous a eu sur le tard. Il a eu
d’autres enfants ?
— Ma sœur Maud. Née en 1976, quatre ans après moi. Tous les deux, nous
sommes issus de son troisième et dernier mariage. Il n’a pas eu d’enfants avant
celui-là. Pourquoi, je n’en sais rien. Officiellement, il avait rencontré ma mère à
Paris dans un théâtre où elle était actrice…
De nouveau, Lombard parut se demander jusqu’où il pouvait aller dans la
confidence. Il sonda Servaz, les yeux dans les yeux, puis se décida.
— Ma mère était effectivement une assez bonne actrice, mais elle n’a jamais
mis les pieds sur une scène ni dans un théâtre, du moins ailleurs que dans le
public – et pas davantage sur un plateau de cinéma. Son talent consistait plutôt à
jouer la comédie pour une seule personne à la fois : les hommes d’âge mûr et
fortunés qui payaient très cher sa compagnie. Il semble qu’elle ait eu une
clientèle fidèle de riches hommes d’affaires. Elle était très demandée. Mon père
était l’un des plus assidus. Sans doute a-t-il été jaloux très vite. Il la voulait pour
lui tout seul. Comme pour tout le reste, il lui fallait être le premier – et écarter
ses rivaux d’une manière ou d’une autre. Alors, il l’a épousée. Ou plutôt, dans
son optique à lui, il l’a « achetée ». À sa façon. Il n’a jamais cessé de la
considérer comme une… pute, même après leur mariage. Quand mon père l’a
épousée, il avait cinquante et un ans, elle en avait trente. De son côté, elle a dû
juger que sa « carrière » arrivait à son terme et qu’il était temps de penser à sa
reconversion. Mais elle ignorait que l’homme qu’elle épousait était violent. Elle
en a bavé.
Éric Lombard s’assombrit d’un coup. Il n’a jamais pardonné à son
père. Servaz réalisa en frissonnant qu’il existait une étroite parenté entre
Lombard et lui : pour l’un comme pour l’autre, les souvenirs familiaux
constituaient un millefeuille de joies et de souffrance, d’instants solaires et
d’horreur. Du coin de l’œil, il surveillait Ziegler. Elle parlait toujours dans son
téléphone, à l’autre bout de la pièce, dos tourné aux deux hommes.
Elle se retourna brusquement et son regard croisa celui de Servaz.
Il fut aussitôt en alerte : quelque chose venait d’être dit au téléphone qui
l’avait bouleversée.
— Toutes ces choses sur vos parents, qui vous les a apprises ?
Lombard eut un rire sans joie.
— J’ai engagé un journaliste, il y a quelques années, pour fouiner dans
l’histoire familiale. (Il hésita un court instant.) Depuis longtemps, je voulais en
savoir plus sur mon père et ma mère, j’étais bien placé pour savoir qu’ils ne
formaient pas un couple harmonieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais je
ne m’attendais pas à un tel déballage. Ensuite, j’ai acheté le silence de ce
journaliste. Cher. Mais ça en valait la peine.
— Et depuis, aucun autre journaliste n’est venu mettre son nez là-dedans ?
Lombard fixa Servaz. Il était redevenu l’homme d’affaires intraitable.
— Si. Bien sûr. Je les ai tous achetés. Un par un. J’ai dépensé des
fortunes… Mais, au-delà d’une certaine somme, tout le monde est à vendre…
Il fixa Servaz et le flic comprit le message : même vous. Servaz sentit la
colère le gagner. Une telle arrogance l’exaspérait. Mais, en même temps, il sut
que l’homme qui lui faisait face avait raison. Peut-être aurait-il eu la force de
refuser pour lui-même, au nom du code éthique qu’il avait adopté à son entrée
dans la police. Mais, à supposer qu’il eût été journaliste et que l’homme en face
de lui eût proposé pour sa fille les meilleures écoles, les meilleurs
professeurs, les meilleures universités et, plus tard, une place assurée dans le
métier dont elle rêvait : aurait-il eu le courage de refuser un tel avenir à
Margot ? D’une certaine façon, Lombard avait raison : au-delà de certaines
limites, tout le monde était à vendre. Le père avait acheté sa femme ; le fils
achetait des journalistes – et sans doute aussi des hommes politiques : Éric
Lombard était plus proche de son père qu’il ne le croyait.
Servaz n’avait plus de questions.
Il reposa sa tasse vide. Ziegler les rejoignit. Il l’observa à la dérobée. Elle
était tendue et inquiète.
— Bien, à présent, dit Lombard froidement, j’aimerais savoir si vous avez
une piste.
La sympathie que Servaz avait ressentie un instant disparut d’un coup ; ce
type leur parlait à nouveau comme s’ils étaient ses larbins.
— Désolé, s’empressa-t-il de répondre avec un sourire de contrôleur fiscal. À
ce stade, nous préférons éviter de commenter l’enquête avec toute personne
impliquée dans celle-ci.
Lombard le dévisagea longuement. Servaz le vit distinctement hésiter entre
deux options à nouveau la menace ou une retraite provisoire. Il choisit la
seconde.
— Je comprends. De toute façon, je sais à qui m’adresser pour obtenir cette
information. Merci d’être venus et d’avoir pris sur votre temps.
Il se leva. L’entretien était terminé. Il n’y avait rien à ajouter.
Ils refirent le chemin en sens inverse. Autour d’eux, les ténèbres gagnaient
l’enfilade des salons. Dehors, le vent avait forci, il faisait gronder et bouger les
arbres. Servaz se demanda s’il allait reneiger. Il regarda sa montre. 16 heures
passées de quarante minutes. Le soleil déclinait ; les longues ombres des
animaux en topiaire s’étiraient sur le sol. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers la
façade du château, et découvrit Éric Lombard à l’une des nombreuses fenêtres de
l’étage qui les observait, immobile. Il y avait deux hommes autour de lui, dont le
dénommé Otto. Servaz repensa à son hypothèse : les enquêteurs faisant eux-
mêmes l’objet d’une enquête. Dans le rectangle sombre de la fenêtre, Lombard
et ses hommes de main ressemblaient à des reflets dans une glace. Tout aussi
étranges, silencieux et inquiétants. Dès qu’ils furent remontés en voiture, il se
tourna vers Ziegler.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rosny-sous-Bois vient d’appeler. Ils ont terminé leurs analyses ADN.
Il la regarda, incrédule. Les prélèvements avaient été effectués à peine
quarante-huit heures plus tôt. Aucune analyse ADN n’était réalisée en si peu de
temps : les labos étaient débordés ! Quelqu’un de très haut placé avait dû mettre
le dossier tout en haut de la pile.
— La plupart des traces d’ADN trouvées dans la cabine –
cheveux, salive, poils, ongles – correspondent bien aux ouvriers ou à des
employés de la centrale. Mais ils ont aussi trouvé une trace de salive sur une
vitre. Une trace appartenant à quelqu’un d’étranger à la centrale, quelqu’un qui
est cependant fiché dans le FNAEG. Quelqu’un qui n’aurait jamais dû se trouver
là…
Servaz se raidit. Le FNAEG était le fichier national des empreintes
génétiques. Un fichier sujet à controverse : y était non seulement
consigné l’ADN des violeurs, des meurtriers et des pédophiles, mais aussi celui de
personnes ayant commis toutes sortes de délits mineurs allant du vol à l’étalage à
la détention de quelques grammes de cannabis. Résultat : l’année précédente, le
nombre de profils présents dans la base s’était élevé à 470 492. Le fichier avait
beau être le plus juridiquement contrôlé de France, cette dérive préoccupait à
juste titre avocats et magistrats. En même temps, cette tendance du fichier à
s’étendre au-delà de ses limites naturelles avait déjà permis quelques beaux
coups de filet, car la délinquance débordait souvent des cases dans lesquelles on
voulait la ranger : un « pointeur » – le terme désignant un violeur dans l’argot
des prisons – pouvait aussi être un monte-en-l’air ou un braqueur. Et des
traces ADN retrouvées dans des cambriolages avaient déjà conduit à l’arrestation
d’abuseurs sexuels en série.
— Qui ? demanda-t-il.
Ziegler lui lança un regard dérouté.
— Julian Hirtmann, ça vous dit quelque chose ?
Quelques flocons descendaient à nouveau dans l’air froid. Le vent de la folie
avait fait irruption dans l’habitacle. Impossible ! lui cria son cerveau.
Servaz se souvenait d’avoir lu plusieurs articles dans La Dépêche du Midi à
l’occasion du transfert du célèbre tueur en série suisse dans les Pyrénées. Des
articles qui s’attardaient sur les mesures de sécurité exceptionnelles entourant ce
transfert. Comment Hirtmann avait-il pu parvenir à quitter l’enceinte de
l’Institut, commettre cet acte démentiel et réintégrer sa cellule ensuite ?
— C’est impossible, souffla Ziegler, faisant écho à ses propres pensées.
Il la fixait, toujours aussi incrédule. Puis il observa les flocons, à travers le
pare-brise.
— Credo quia absurdum, dit-il finalement.
— Encore du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?
— « Je le crois parce que c’est absurde. »
9
Diane était assise à son bureau depuis une heure quand sa porte s’ouvrit
brusquement et se referma. Elle leva les yeux en se demandant qui pouvait bien
entrer ainsi sans frapper et s’attendit à voir Xavier ou Lisa Ferney devant elle.
Personne.
Son regard s’attarda sur la porte fermée, perplexe. Des pas résonnèrent dans
la pièce… Mais la pièce était vide… La lumière provenant de la fenêtre en verre
dépoli avait une teinte bleu-gris et elle n’éclairait qu’un papier peint fané et un
classeur métallique. Les pas s’arrêtèrent, on tira une chaise. D’autres pas – des
talons de femme, cette fois – s’arrêtèrent à leur tour.
— Comment sont les pensionnaires aujourd’hui ? demanda la voix de Xavier.
Elle fixa le mur. Le bureau du psychiatre, les bruits provenaient de la pièce
d’à côté. Pourtant, un mur très épais l’en séparait. Elle mit une demi-seconde à
comprendre. Ses yeux se posèrent sur la bouche d’aération en haut du mur, dans
le coin sous le plafond : les sons passaient par là.
— Nerveux, répondit Lisa Ferney. Tout le monde ne parle que de cette
histoire de cheval. Ça les excite tous, on dirait.
L’étrange phénomène acoustique rendait chaque mot, chaque syllabe
prononcés par l’infirmière chef parfaitement audibles.
— Augmentez les doses s’il le faut, dit Xavier.
— C’est déjà fait.
— Très bien.
Elle pouvait même saisir la moindre nuance, la moindre inflexion – y
compris lorsque les voix n’étaient guère plus qu’un murmure. Elle se demanda si
Xavier le savait. Probablement ne s’en était-il jamais aperçu. Il n’y avait
personne dans cette pièce avant elle et Diane ne faisait pas beaucoup de
bruit. Peut-être même les sons ne circulaient-ils que dans un sens. Elle occupait
une petite pièce poussiéreuse de quatre mètres sur deux qui était auparavant un
débarras – il y avait encore des boîtes d’archives empilées dans un coin. Cela
sentait la poussière mais aussi autre chose – une odeur indéfinissable mais
désagréable. On avait beau lui avoir installé en catastrophe un bureau, un
ordinateur et un fauteuil, cela faisait à peu près le même effet que d’avoir son
bureau dans un local poubelles.
— La nouvelle, qu’est-ce que tu en penses ? demanda Élisabeth Ferney.
Diane se redressa, prêtant l’oreille.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Je ne sais pas, c’est bien ça le problème. Tu as pensé que la police va
sûrement venir ici à cause de ce cheval ?
— Et alors ?
— Ils vont fouiner partout. Tu n’as pas peur ?
— Peur de quoi ? dit Xavier.
Un silence. Diane leva la tête vers le conduit d’aération.
— Pourquoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai rien à cacher.
Mais la voix du psychiatre, même à travers une bouche d’aération, disait le
contraire. Diane se sentit tout à coup très mal à l’aise. Elle était en train
d’espionner malgré elle une conversation qui prendrait une tournure
extrêmement embarrassante si on la surprenait. Elle sortit son téléphone portable
de sa blouse et s’empressa de l’éteindre, bien qu’il y eût peu de chances pour
qu’on l’appelât ici.
— À ta place, je me débrouillerais pour qu’ils en voient le moins possible, dit
Lisa Ferney. Tu comptes leur montrer Julian ?
— Uniquement s’ils le demandent.
— Il faudrait peut-être que j’aille lui rendre une petite visite, dans ce cas.
— Oui.
Diane perçut le crissement de la blouse de Lisa Ferney lorsque celle-ci
bougea, de l’autre côté. De nouveau, le silence.
— Arrête, dit Xavier au bout d’une seconde, ce n’est pas le moment.
— Tu es trop tendu, je pourrais t’aider.
Dans le conduit, la voix de l’infirmière chef s’était faite
enjôleuse, caressante.
— Oh, bon Dieu, Lisa… si quelqu’un venait…
— Sale petit cochon, tu démarres au quart de tour.
— Lisa, Lisa, je t’en prie… Pas ici… Ô Seigneur, Lisa…
Diane sentit une violente rougeur enflammer ses joues. Depuis combien de
temps Xavier et Lisa étaient-ils amants ? Le psychiatre n’était à l’Institut que
depuis six mois. Puis elle se fit la réflexion qu’elle-même et Spitzner… Pourtant
elle n’arrivait pas à placer ce qu’elle entendait sur le même plan. Peut-être était-
ce dû à cet endroit, à toutes ces pulsions, haines, psychoses, colères, manies
mijotant comme un brouet insalubre, mais il y avait dans cet échange quelque
chose de profondément malsain.
— Tu veux que j’arrête, c’est ça ? susurra Lisa Ferney de l’autre côté. Dis-
le. Dis-le et j’arrête.
— Nooooon…
Ce même samedi, il considéra avec perplexité la liste que lui tendait sa fille.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ma liste de cadeaux. Pour Noël.
— Tout ça ?
— C’est une liste, papa. Tu n’es pas obligé de tout acheter, le china-t-elle.
Il la regarda. Son fin anneau d’argent était toujours en place sur sa lèvre
inférieure, de même que le piercing couleur rubis à son sourcil gauche, mais une
cinquième boucle était venue s’ajouter aux quatre autres sur son oreille
gauche. Servaz eut une pensée fugitive pour sa coéquipière dans l’enquête en
cours. Il remarqua aussi que Margot s’était cognée, car elle avait un bleu à la
pommette droite. Puis il parcourut de nouveau la liste : un iPod, un cadre
photonumérique (il s’agissait d’un cadre où, lui expliqua-t-elle, les photos
stockées en mémoire défilaient sur un écran), une console de jeu portable
Nintendo DS Lite (avec le « programme d’entraînement cérébral avancé du
docteur Kawashima »), un appareil photo compact (si possible doté d’un capteur
de sept mégapixels, d’un zoom X3, d’un écran 2,5 pouces et d’un stabilisateur
d’images) et un ordinateur portable avec un écran de 17 pouces (et, de
préférence, un processeur Intel Centrino 2 Duo à 2 GHz, 2 Go de mémoire
vive, un disque dur de 250 Go et un lecteur graveur de CD et de DVD). Elle avait
hésité pour l’iPhone mais avait jugé, en fin de compte, que cela coûterait « un
peu cher ». Servaz n’avait pas la moindre idée du prix de ces objets ni de ce que
signifiait, par exemple, « 2 Go de mémoire vive ». Mais il savait au moins une
chose : il n’existait pas de technologie innocente. Dans ce monde technologique
et interconnecté, les interstices de liberté et de pensée authentiques se faisaient
de plus en plus rares. À quoi correspondait cette frénésie d’achats, cette
fascination pour les gadgets les plus superflus ? Pourquoi un membre d’une tribu
de Nouvelle-Guinée lui paraissait-il désormais plus sain d’esprit et plus avisé
que la plupart des gens qu’il côtoyait ? Était-ce lui ou bien, comme le vieux
philosophe dans son tonneau, contemplait-il un monde qui avait perdu la
raison ? Il glissa la liste dans sa poche et l’embrassa sur le front.
— Je vais y réfléchir.
Le temps avait changé en cours d’après-midi. Il pleuvait, le vent soufflait fort
et ils s’étaient mis à l’abri sous un auvent de toile secoué par les rafales, devant
l’une des nombreuses vitrines brillamment éclairées du centre-ville. Les rues
étaient pleines de monde, de voitures et de décorations de Noël.
Quel temps faisait-il là-haut ? se demanda-t-il soudain. Neigeait-il sur
l’Institut ? Servaz imagina Julian Hirtmann dans sa cellule, dépliant son grand
corps pour regarder la neige tomber en silence devant sa fenêtre. Depuis la
veille, depuis les révélations du capitaine Ziegler dans la voiture, la pensée du
géant suisse ne l’avait pratiquement pas quitté.
— Papa, tu m’écoutes ?
— Oui, bien sûr.
— Tu n’oublieras pas ma liste, hein ?
Il la rassura sur ce point. Puis il lui proposa d’aller prendre un verre dans un
café, place du Capitole. À sa grande surprise, elle demanda une bière. Jusqu’à
présent, elle commandait des Coca light. Servaz prit brutalement conscience que
sa fille avait dix-sept ans et qu’il continuait à la regarder, malgré l’évidence
anatomique, comme si elle en avait cinq de moins. Peut-être était-ce à cause de
cette myopie qu’il ne savait plus très bien comment s’y prendre avec elle depuis
quelque temps. Son regard tomba de nouveau sur le bleu à sa pommette. Il épia
sa fille un instant. Elle avait les yeux cernés et elle les baissait sur son verre de
bière avec un regard triste. Tout à coup, les questions affluèrent. Qu’est-ce qui la
rendait triste ? De qui attendait-elle un coup de fil à 1 heure du matin ? Qu’est-ce
que c’était que cet hématome sur sa joue ? Des questions de flic, se dit-
il. Non : des questions de père…
— Ce bleu, dit-il. Tu t’es fait ça comment ?
Elle leva les yeux.
— Quoi ?
— Ce bleu à ta pommette… ça vient d’où ?
— Euh… je me suis cognée. Pourquoi ?
— Cognée où ?
— C’est important ?
Le ton était cinglant. Il ne put s’empêcher de rougir. C’était plus facile
d’interroger un suspect que sa propre fille.
— Non, dit-il.
— Maman dit que ton problème, c’est que tu vois le mal
partout. Déformation professionnelle.
— Elle a peut-être raison.
Ce fut à son tour de baisser les yeux sur sa bière.
— Je me suis levée dans le noir pour aller pisser et je me suis pris une
porte. Ça te va comme réponse ?
Il la dévisagea en se demandant s’il devait la croire. C’était une explication
plausible, lui-même s’était déjà ouvert le front de cette façon, en pleine
nuit. Cependant, il y avait quelque chose dans le ton et l’agressivité de la réponse
qui le mettait mal à l’aise. Ou bien se faisait-il des idées ? Pourquoi voyait-il si
clair en général dans les personnes qu’il interrogeait, et pourquoi sa propre fille
lui demeurait-elle si opaque ? Et, plus globalement, pourquoi était-il comme un
poisson dans l’eau lorsqu’il enquêtait et si inapte aux rapports humains ? Il
savait ce qu’un psy aurait dit. Il lui aurait parlé de son enfance…
— Si on allait au cinéma ? dit-il.
Ce soir-là, Diane Berg pensait à ses parents. Son père était un homme
secret, un bourgeois, un calviniste rigide et distant tel que la Suisse en produisait
avec la même facilité qu’elle fabriquait du chocolat et des coffres-forts. Sa mère
vivait dans un monde à elle, un monde secret et imaginaire où elle entendait la
musique des anges et dont elle était le centre et la raison d’être – son humeur
évoluant en permanence entre l’euphorie et la dépression. Une mère bien trop
occupée d’elle-même pour prodiguer à ses enfants autre chose qu’une affection
au compte-gouttes, et Diane avait très tôt appris que le monde bizarre de ses
parents n’était pas le sien.
Elle avait fait sa première fugue à quatorze ans. Elle n’était pas allée bien
loin. La police genevoise l’avait ramenée chez elle après qu’elle eut été prise la
main dans le sac en train de voler un CD de Led Zeppelin en compagnie d’un
garçon de son âge rencontré deux heures auparavant. Dans un tel
environnement harmonieux la révolte était inévitable et Diane était passée par
des phases « grunge », « néo-punk », « gothique » avant de se diriger vers la fac
de psychologie où elle avait appris à se connaître elle-même et à connaître ses
parents à défaut de les comprendre.
La rencontre avec Spitzner avait été déterminante. Diane n’avait pas eu
beaucoup d’amants avant lui, même si, extérieurement, elle donnait l’impression
d’être une jeune femme sûre d’elle et entreprenante. Mais pas pour Spitzner. Lui
l’avait très vite percée à jour. Dès le départ, elle avait soupçonné qu’il n’en était
pas à sa première conquête parmi ses étudiantes, ce qu’il avait lui-même
confirmé, mais elle s’en foutait. Tout comme elle se moquait de la différence
d’âge et du fait que Spitzner fût marié et père de sept enfants. Si elle avait dû
exercer ses talents de psychologue sur son propre cas, elle aurait vu dans leur
relation un pur cliché : Pierre Spitzner représentait tout ce que ses parents
n’étaient pas. Et tout ce qu’ils détestaient.
Une fois, elle s’en souvenait, ils avaient eu une longue conversation très
sérieuse.
— Je ne suis pas ton père, avait-il dit à la fin. Ni ta mère. N’exige pas de moi
certaines choses que je ne pourrai jamais te donner.
Il était allongé sur le canapé du petit studio de célibataire que l’université
mettait à sa disposition, un verre de Jack Daniel’s à la main, mal rasé, hirsute et
torse nu, exhibant avec une certaine vanité son corps remarquablement ferme
pour un homme de son âge.
— Comme quoi, par exemple ?
— La fidélité.
— Tu couches avec d’autres femmes en ce moment ?
— Oui, ma femme.
— Je veux dire : avec d’autres.
— Non, pas en ce moment. Satisfaite ?
— Je m’en fous.
— Mensonge.
— Bon d’accord, je ne m’en fous pas.
— Moi, je me fous de savoir avec qui tu couches, avait-il répliqué.
Mais il y avait une chose que ni lui ni personne n’avait repérée : l’habitude
des portes closes, des pièces où il était « interdit de pénétrer » et des secrets
maternels avait développé chez Diane une curiosité qui allait bien au-delà de la
norme. Une curiosité qui la servait dans son métier mais qui lui avait parfois
valu de se fourrer dans des situations inconfortables. Diane émergea de ses
pensées et regarda la lune glisser derrière les nuages qui s’effilochaient comme
de la gaze. L’astre réapparut quelques secondes plus tard dans une nouvelle
trouée, puis disparut de nouveau. Près de sa fenêtre, la branche d’un sapin floqué
de neige sembla un instant phosphorescente sous le lait blanc tombant du ciel –
puis tout retomba dans l’obscurité.
Elle se détourna de la fenêtre étroite et profonde. Les bâtonnets rouges de son
radio-réveil brillaient dans la pénombre. 0 h 25. Rien ne bougeait. Il y avait bien
un ou deux gardes éveillés à l’étage, elle le savait, mais ils étaient probablement
en train de regarder la télé, avachis dans leurs fauteuils, à l’autre extrémité
du bâtiment.
Dans cette partie de l’Institut régnaient le silence et le sommeil.
Mais pas pour tout le monde…
Elle se déplaça vers la porte de sa chambre. Parce qu’il y avait un espace de
quelques millimètres sous le battant, elle avait éteint la lumière. Une caresse
d’air glacé frôla ses pieds nus et elle se mit aussitôt à frissonner. À cause du
froid mais aussi de l’adrénaline qui courait dans ses veines. Quelque chose avait
réveillé sa curiosité.
Minuit trente…
Le bruit fut si faible qu’elle faillit ne pas l’entendre.
Comme la nuit précédente. Comme les autres nuits.
Une porte qu’on ouvre. Très lentement. Puis plus rien. Quelqu’un qui ne
voulait pas qu’on le surprenne.
De nouveau le silence.
La personne guettait – comme elle.
Le déclic d’un interrupteur, puis un rai de lumière sous sa porte. Des pas dans
le couloir. Si étouffés qu’ils étaient presque noyés par les battements de son
cœur. Une ombre barra un instant la lumière qui filtrait sous la porte. Elle
hésita. Puis elle se décida brusquement et l’ouvrit. Trop tard. L’ombre avait
disparu.
Le silence retomba, la lumière s’éteignit.
Elle s’assit au bord du lit, dans l’obscurité, frissonnante dans son pyjama
d’hiver et son peignoir à capuche. Une fois de plus, elle se demanda qui pouvait
se promener toutes les nuits dans l’Institut. Et surtout pour quoi faire ? De toute
évidence, une chose qui devait rester discrète – car la personne prenait beaucoup
de précautions pour ne pas être entendue.
La première nuit, Diane s’était dit que c’était un des aides-soignants ou bien
une infirmière qui avait une petite fringale et qui ne voulait pas qu’on sache qu’il
ou elle s’empiffrait en cachette. Mais l’insomnie l’avait tenue éveillée et la
lumière du couloir ne s’était rallumée que deux heures plus tard. La nuit
suivante, épuisée, elle s’était endormie. Mais la nuit dernière, rebelote
l’insomnie était de retour, et avec elle l’infime grincement de porte, la lumière
dans le couloir et l’ombre glissant furtivement vers l’escalier.
Vaincue par la fatigue, elle s’était cependant endormie avant son retour. Elle
se glissa sous l’édredon et contempla sa petite chambre glaciale de douze mètres
carrés avec salle d’eau et WC dans le rectangle pâle de la fenêtre. Il fallait
qu’elle dorme. Demain dimanche, elle aurait quartier libre. Elle en profiterait
pour réviser ses notes, puis descendrait à Saint-Martin. Mais lundi serait une
journée décisive, le Dr Xavier le lui avait annoncé : lundi, il l’emmènerait visiter
l’unité A…
Il fallait qu’elle dorme.
Quatre jours… Elle avait passé quatre jours à l’Institut et il lui semblait
que, dans ce laps de temps, ses sens s’étaient aiguisés. Était-il possible de
changer en si peu de temps ? Si oui, qu’en serait-il dans un an, lorsqu’elle
quitterait cet endroit pour rentrer chez elle ? Elle se morigéna. Elle devait cesser
de penser à ça. Elle était ici pour de nombreux mois.
Elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment on avait pu enfermer des
fous criminels dans un endroit pareil. Ce lieu était de loin le plus sinistre et le
plus insolite qu’elle eût connu.
Mais c’est chez toi pour un an ma vieille.
À cette pensée, toute envie de dormir s’envola.
Elle s’assit à la tête du lit et alluma sa lampe de chevet. Puis elle brancha son
ordinateur, l’ouvrit et attendit qu’il se mette en route pour consulter sa
messagerie. Par chance, l’Institut était connecté à Internet et équipé de bornes
Wi-Fi.
Sa main s’immobilisa.
Une image venait de surgir… Un flash net et coupant comme de la glace…
Elle referma l’ordinateur, toute envie d’écrire envolée. Elle tourna la tête
pour éteindre. Et eut une secousse. L’ombre était sous sa
porte… Immobile… Elle retint sa respiration, incapable de faire le moindre
mouvement. Puis la curiosité et l’irritation reprirent le dessus et elle bondit en
direction de la porte.
Mais l’ombre avait de nouveau disparu.
II
BIENVENUE EN ENFER
10
Servaz n’avait jamais été très sportif. À la vérité, il détestait le sport. Sous
toutes ses formes. Dans les stades comme à la télé. Il détestait assister à une
manifestation sportive comme il détestait faire du sport lui-même. L’une des
raisons pour lesquelles il n’avait pas de télé était qu’on y diffusait trop de sport à
son goût et, de plus en plus, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
Autrefois, c’est-à-dire pendant les quinze années de son mariage, il s’était
pourtant astreint à une activité physique minimale, à savoir trente-cinq
minutes, pas une de plus, de course à pied le dimanche. Malgré ou grâce à
cela, il n’avait pas pris le moindre kilo depuis l’âge de dix-huit ans, et il achetait
toujours les mêmes pantalons. Il connaissait l’origine de ce prodige : il avait
les gènes de son père, lequel était resté mince et fringant comme un lévrier toute
sa vie, sauf à la fin, lorsque la boisson et la dépression l’avaient rendu presque
squelettique.
Mais depuis son divorce, Servaz avait cessé toute activité ressemblant de
près ou de loin à de l’exercice.
S’il avait tout à coup résolu de s’y remettre, en ce dimanche matin, c’était à
cause d’une remarque que Margot avait faite, la veille : « Papa, j’ai décidé qu’on
allait passer les vacances d’été ensemble. Tous les deux. En tête à tête. Très loin
de Toulouse. » Elle lui avait parlé de la Croatie, de ses criques, de ses îles
montagneuses, de ses monuments et de son soleil. Elle voulait des vacances à la
fois ludiques et sportives : c’est-à-dire course à pied et nage le
matin, farniente et visite des monuments l’après-midi, et le soir il l’emmènerait
danser ou se promener sur le bord de mer. Le programme était déjà
établi. Autrement dit, Servaz avait intérêt à être en forme.
Par conséquent, il avait enfilé un vieux short et un T-shirt informes, chaussé
des baskets et il s’était élancé sur les berges de la Garonne. Le temps était gris, il
y avait un peu de brume. Lui qui, d’ordinaire, ne mettait jamais le nez dehors
avant midi quand il n’était pas en service réalisa qu’il flottait sur la ville rose une
atmosphère étonnamment paisible comme si, le dimanche matin, même les
salauds et les imbéciles faisaient relâche.
Tout en courant à une allure modérément élevée, il repensa à ce qu’avait dit
sa fille. Très loin de Toulouse… Pourquoi très loin de Toulouse ? Il revit encore
une fois son air triste et fatigué et son inquiétude se réveilla. Y avait-il quelque
chose à Toulouse à quoi elle voulait échapper ? Quelque chose ou quelqu’un ? Il
repensa au bleu sur sa pommette et, tout à coup, il fut pris d’un mauvais
pressentiment.
La seconde d’après, sa poitrine le lâcha…
Il était parti beaucoup trop vite.
Il s’arrêta, le souffle court, les mains sur les genoux, les poumons en feu. Son
T-shirt était trempé de sueur. Servaz consulta sa montre. Dix minutes ! Il avait
tenu dix minutes ! Lui qui avait l’impression d’avoir couru pendant une demi-
heure ! Bon sang, il était éreinté ! Quarante ans à peine et je me traîne comme un
vieillard ! se lamenta-t-il au moment où son téléphone vibrait au fond de son
short.
— Servaz, éructa-t-il.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cathy d’Humières. Vous ne vous sentez
pas bien ?
— Je faisais du sport, aboya-t-il.
— J’ai l’impression que vous en avez besoin, en effet. Désolée de vous
déranger un dimanche. Mais il y a du nouveau. Cette fois, j’en ai peur, il ne
s’agit pas d’un cheval.
— Comment ça ?
— Il y a un mort, à Saint-Martin.
Il se redressa.
— Un… mort… ? (Il cherchait toujours sa respiration.) Quel genre de
mort ? On connaît… son identité ?
— Pas encore.
— Pas de papiers sur lui ?
— Non. Il était nu – à part ses bottes et un K-Way noir.
Servaz eut l’impression d’avoir reçu un coup de sabot de jument. Il écouta
d’Humières lui exposer ce qu’elle savait : le jeune homme parti faire le tour du
lac, le pont métallique au-dessus du torrent, le corps pendu en dessous…
— S’il était pendu à un pont, c’est peut-être un suicide, hasarda-t-il sans
conviction – car qui voudrait faire sa sortie dans une tenue aussi ridicule ?
— D’après les premières constatations, il s’agirait plutôt d’un meurtre. Je
n’ai pas plus de détails. J’aimerais que vous me rejoigniez sur place.
Servaz sentit une main glacée lui caresser la nuque. Ce qu’il redoutait était
arrivé. D’abord l’ADN d’Hirtmann – et maintenant ça. Qu’est-ce que ça
signifiait ? Était-ce le début d’une série ? Cette fois, il était impossible que le
Suisse fût parvenu à quitter l’Institut. Dans ce cas, qui avait tué l’homme sous le
pont ?
— D’accord, répondit-il, je préviens Espérandieu.
Elle lui dit où se rendre puis elle raccrocha. Il y avait un banc à
proximité, Servaz s’y assit. Il se trouvait dans le parc de la Prairie aux
Filtres, dont les pelouses descendaient en pente douce vers la Garonne, au pied
du Pont-Neuf. De nombreux joggeurs couraient le long du fleuve.
— Espérandieu, dit Espérandieu.
— On a un mort, à Saint-Martin.
Il y eut un silence. Puis Servaz entendit la voix d’Espérandieu qui parlait à
quelqu’un. Elle était étouffée par la main de son adjoint sur le téléphone. Il se
demanda si celui-ci était encore au lit avec Charlène.
— D’accord, je me prépare.
— Je passe te prendre dans vingt minutes.
Puis il réfléchit, mais trop tard, que c’était impossible : il avait mis dix
minutes pour arriver jusque-là en courant et, dans son état, il était incapable de
refaire le chemin en sens inverse aussi rapidement. Il rappela Espérandieu.
— Oui ?
— Prends ton temps. Je ne serai pas là avant une bonne demi-heure.
— Tu n’es pas chez toi ? demanda Espérandieu, surpris.
— Je faisais du sport.
— Du sport ? Quel genre de sport ?
Le ton témoignait de l’incrédulité de son adjoint.
— De la course à pied.
— Toi, tu fais de la course à pied ?
— C’était ma première séance, se justifia Servaz, agacé.
Il devina qu’Espérandieu souriait au bout du fil. Peut-être même que
Charlène Espérandieu souriait elle aussi, étendue à côté de son mari. Est-ce qu’il
leur arrivait de se moquer de lui, de ses manières de divorcé, quand ils étaient
seuls ? D’un autre côté, il était certain d’une chose : Vincent l’admirait. Il s’était
montré absurdement fier quand Servaz avait accepté d’être le parrain de son
prochain enfant.
Il rejoignit sa voiture garée sur le parking du cours Dillon handicapé par un
point de côté planté dans son flanc comme un clou. Une fois à l’appartement, il
se doucha, se rasa et se changea. Puis il repartit en direction de la banlieue.
Un pavillon neuf précédé par une pelouse sans clôture et une allée semi-
circulaire goudronnée menant au garage et à l’entrée, à l’américaine. Servaz
descendit de voiture. Un voisin perché en haut d’une échelle installait un père
Noël au bord de son toit ; des enfants jouaient au ballon un peu plus loin dans la
rue ; un couple dans la cinquantaine passa en courant sur le trottoir, grands et
minces, vêtus de justaucorps fluo. Servaz remonta l’allée et sonna.
Il tourna la tête pour suivre les dangereuses évolutions du voisin qui se
débattait avec son père Noël et ses guirlandes au sommet de l’échelle.
Quand il la tourna à nouveau, il faillit sursauter : Charlène Espérandieu avait
ouvert la porte sans faire de bruit et elle se tenait devant lui en souriant. Elle
portait un gilet à capuche en maille claire ouvert sur un T-shirt lilas et un jean de
grossesse. Elle était pieds nus. Impossible d’ignorer son ventre rond. Et sa
beauté. Tout en Charlène Espérandieu n’était que légèreté, esprit et
finesse. C’était comme si même sa grossesse ne parvenait pas à l’alourdir, à lui
ôter ses ailes d’artiste et son humour. Charlène dirigeait une galerie d’art dans le
centre de Toulouse ; Servaz avait été invité à quelques vernissages et il avait
découvert sur les murs blancs des œuvres étranges, dérangeantes et parfois
fascinantes. L’espace d’un instant, il resta là sans bouger. Puis il se ressaisit et lui
sourit, de ce sourire qui lui rendait hommage.
— Entre. Vincent finit de se préparer. Tu veux un café ?
Il se rendit compte qu’il n’avait toujours rien avalé depuis qu’il s’était levé. Il
la suivit dans la cuisine.
— Vincent m’a dit que tu t’étais mis au sport, dit-elle en poussant une tasse
devant lui.
Le ton badin ne lui échappa pas. Il lui fut reconnaissant de détendre
l’atmosphère.
— Ce n’était qu’une tentative. Assez pitoyable, je dois dire.
— Persévère. Ne renonce pas.
— Labor omnia vincit improbus. « Un travail opiniâtre vient à bout de
tout », traduisit-il en hochant la tête.
Elle sourit.
— Vincent m’a dit que tu faisais souvent des citations latines.
— C’est un petit truc pour obtenir l’attention dans les moments importants.
Un instant, il fut tenté de lui parler de son père. Il n’en avait jamais parlé à
personne mais, s’il y avait quelqu’un à qui il aurait pu se confier, c’était elle : il
l’avait senti dès le premier soir, lorsqu’elle l’avait soumis à un véritable
interrogatoire – mais un interrogatoire amical et même tendre, par moments. Elle
approuva d’un hochement de tête avant de déclarer :
— Vincent a beaucoup d’admiration pour toi. Je m’aperçois qu’il essaie
parfois de te copier, d’agir ou de répondre comme il pense que tu agirais ou
répondrais. Au début, je ne comprenais pas d’où venaient ces changements chez
lui ; c’est en t’observant que j’ai compris.
— J’espère qu’il ne copiera que les bons côtés.
— Je l’espère aussi.
Il garda le silence. Espérandieu fit irruption dans la cuisine en enfilant un
blouson argenté que Servaz ne fut pas loin de trouver déplacé pour la
circonstance.
— Je suis prêt ! (Il posa une main sur le ventre rond de sa femme.) Prends
soin de vous deux.
— Combien de mois ? demanda Servaz dans la voiture.
— Sept. Prépare-toi à être parrain. Si tu me résumais ce qui s’est passé ?
Servaz lui dit le peu qu’il savait.
Une heure trente plus tard, ils se garaient sur le parking du supermarché
envahi par les véhicules de gendarmerie, les deux-roues et les badauds. D’une
manière ou d’une autre, l’information avait filtré. La brume s’était un peu
levée, elle ne formait plus qu’un voile diaphane – comme s’ils regardaient le
décor à travers une vitre embuée. Servaz vit plusieurs véhicules de presse, dont
un de la télévision régionale. Les journalistes et les curieux s’étaient massés au
bas de la rampe en béton ; à mi-hauteur, le ruban jaune de la gendarmerie leur
interdisait d’aller plus loin. Servaz sortit sa carte et souleva le ruban. Un des
plantons leur indiqua le sentier. Ils laissèrent l’agitation derrière eux et
remontèrent le sentier en silence, de plus en plus tendus. Ils ne rencontrèrent
personne jusqu’aux premiers lacets – mais le brouillard s’épaissit à mesure qu’ils
avançaient. Il était froid et humide comme un gant mouillé.
À mi-côte, Servaz sentit son point de côté ressurgir. Il ralentit pour reprendre
son souffle avant d’attaquer le dernier virage et leva la tête. Il aperçut de
nombreuses silhouettes qui allaient et venaient dans la brume au-dessus
d’eux. Et un grand halo de lumière blanche – comme si un camion était garé là-
haut dans le brouillard, tous ses phares allumés.
Il gravit les cent derniers mètres avec le sentiment croissant que le tueur avait
choisi son décor. Comme la première fois.
Il ne laissait rien au hasard.
Il connaissait la région.
Ça ne colle pas, se dit-il. Hirtmann était-il déjà venu ici avant d’être transféré
à l’Institut ? Se pouvait-il qu’il connût la région ? Autant de questions
auxquelles il allait leur falloir répondre. Il se souvint de ce qu’il avait
immédiatement pensé quand d’Humières lui avait téléphoné : il était
impossible, cette fois, qu’Hirtmann eût quitté l’Institut. Dans ce cas, qui avait tué
l’homme sous le pont ?
À travers la brume, Servaz reconnut les capitaines Ziegler et
Maillard. Ziegler était en grande conversation avec un petit homme bronzé, à la
crinière blanche et léonine, que Servaz se souvint d’avoir déjà vu. Puis cela lui
revint : Chaperon, le maire de Saint-Martin – il était présent à la centrale. La
gendarme dit deux mots au maire puis elle se dirigea vers eux. Servaz la présenta
à Espérandieu. Elle leur montra le pont d’acier sous lequel on devinait une vague
silhouette dans le halo de lumière blanche.
— C’est atroce ! cria-t-elle par-dessus le vacarme de l’eau qui déferlait.
— Qu’est-ce qu’on sait ? cria-t-il à son tour.
La gendarme désigna un jeune homme vêtu d’un poncho orange assis sur une
pierre, puis elle lui résuma la situation : le jeune homme qui faisait son
jogging, le corps sous le pont, le capitaine Maillard qui avait bouclé le périmètre
et confisqué le portable du seul témoin et, malgré cela, l’information qui avait
filtré jusqu’à la presse.
— Qu’est-ce que le maire fait ici ? voulut savoir Servaz.
— Nous lui avons demandé de venir pour identifier le corps, au cas où il
s’agirait d’un de ses administrés. C’est peut-être lui qui a informé la presse. Les
politiciens ont toujours besoin des journalistes – même les petits.
Elle fit demi-tour et prit la direction de la scène de crime.
— On a sans doute identifié la victime. D’après le maire et Maillard, il
s’agirait d’un certain Grimm, pharmacien à Saint-Martin. Selon Maillard, sa
femme a appelé la gendarmerie pour signaler sa disparition.
— Sa disparition ?
— D’après elle, son mari est parti hier pour sa soirée poker du samedi et il
aurait dû rentrer vers minuit. Elle a appelé pour dire qu’il n’était pas rentré et
qu’elle n’avait aucune nouvelle.
— À quelle heure ?
— 8 heures. Quand elle s’est réveillée, ce matin, elle s’est étonnée de ne pas
le trouver dans la maison et son lit était froid.
— Son lit ?
— Ils faisaient chambre à part, confirma-t-elle.
Ils approchaient. Servaz se prépara. De puissants projecteurs étaient allumés
de chaque côté du pont. La brume qui passait devant eux évoquait la fumée des
canons sur un champ de bataille. Dans la lueur aveuglante des projecteurs, tout
était vapeurs, brumes, écume. Le torrent lui-même fumait, tout comme les
rochers – qui avaient le tranchant et le luisant d’armes blanches. Servaz
s’avança. Le grondement de l’eau emplissait ses oreilles et se mêlait à celui de
son sang.
Le corps était nu.
Gras.
Blanc.
À cause de l’humidité, sa peau luisait comme si elle était huilée dans le halo
aveuglant des projecteurs. Sa première pensée fut que le pharmacien était gros –
très gros même. Il eut d’abord l’attention attirée par le nid de poils noirs et le
sexe minuscule, recroquevillé entre les cuisses massives, où l’on distinguait des
plis de graisse. Puis son regard remonta le long du torse
bombé, blanc, glabre, plein de plis de graisse lui aussi, comme les
cuisses, jusqu’à la gorge serrée par une sangle si profondément enfoncée dans la
chair qu’elle y disparaissait presque. Et, pour finir, la capuche rabattue sur le
visage et la grande cape noire imperméable dans le dos.
— Pourquoi mettre un K-Way sur la tête de sa victime et la pendre ensuite à
poil ? dit Espérandieu d’une voix altérée, à la fois rauque et aiguë.
— Parce que le K-Way a une signification, répondit Servaz. Tout comme la
nudité.
— Putain de spectacle, ajouta son adjoint.
Servaz se tourna vers lui. Il lui montra le jeune homme au poncho orange
assis un peu plus bas.
— Emprunte une voiture, ramène-le à la gendarmerie et prends sa déposition.
— D’accord, dit Espérandieu, et il s’éloigna rapidement.
Deux techniciens en combinaison blanche portant des masques chirurgicaux
se penchaient par-dessus la rambarde métallique. L’un d’eux avait sorti une
lampe-stylo et il en promenait le pinceau lumineux sur le corps en dessous de
lui.
Ziegler le montra du doigt.
— Le légiste pense que la strangulation est la cause de la mort. Vous voyez
les sangles ?
Elle désignait les deux sangles qui serraient fortement les poignets du mort et
les reliaient au pont au-dessus de lui, bras levés et écartés en forme de V, en plus
de celle, verticale, qui étranglait sa gorge.
— Il semble que l’assassin ait descendu progressivement le corps dans le
vide en jouant sur la longueur des sangles latérales. Plus il donnait du mou, plus
la sangle centrale se resserrait autour du cou de la victime et l’étranglait. Elle a
dû mettre très longtemps à mourir.
— Une mort atroce, dit quelqu’un derrière eux.
Ils se retournèrent. Cathy d’Humières avait les yeux rivés sur le mort. Tout à
coup, elle avait l’air vieillie et usée.
— Mon mari veut vendre ses parts dans sa boîte de com et ouvrir un club de
plongée en Corse. Il aimerait que je laisse tomber la magistrature. Il y a des
matins comme aujourd’hui où j’ai envie de l’écouter.
Servaz savait qu’elle n’en ferait rien. Il l’imaginait sans peine en épouse de
choc, vaillant petit soldat de la vie mondaine, capable après une éreintante
journée de travail d’accueillir ses amis, de rire avec eux et de supporter sans
broncher les vicissitudes de l’existence comme si celles-ci n’étaient guère plus
qu’un verre de vin renversé sur la table.
— On sait qui est la victime ?
Ziegler lui répéta ce qu’elle avait dit à Servaz.
— Le légiste, on sait comment il s’appelle ? demanda Servaz.
Ziegler s’approcha du procédurier, puis revint lui rapporter l’information. Il
hocha la tête, satisfait. À ses débuts, il avait eu maille à partir avec un médecin
légiste qui avait refusé de se déplacer sur une scène de crime dans le cadre d’une
enquête dont il avait la charge. Servaz s’était rendu au CHU de Toulouse et il était
entré dans une colère noire. Mais la doctoresse lui avait tenu tête avec
aplomb. Plus tard, il avait appris que cette même personne avait fait la une de la
presse locale dans une affaire de tueur en série célèbre – un tueur dont les
meurtres perpétrés sur des jeunes femmes de la région avaient été pris pour des
suicides par suite d’incroyables négligences.
— Ils vont remonter le cadavre, annonça Ziegler.
Il faisait beaucoup plus froid et humide ici qu’en bas, et Servaz resserra son
écharpe autour de son cou, puis il pensa à la sangle enfoncée dans le cou de la
victime, et il s’empressa de la dénouer.
Tout à coup, il remarqua deux détails auxquels, dans l’effroi de la première
vision, il n’avait pas prêté attention.
Le premier était les bottes en cuir, le seul élément vestimentaire qui subsistait
sur le pharmacien en dehors de la cape : elles avaient l’air curieusement petites
pour un si gros bonhomme.
Le second était la main droite de la victime.
Il manquait un doigt.
L’annulaire.
Et ce doigt avait été tranché.
La première chose que Servaz fit fut de baisser les stores et d’allumer les
néons. Il voulait éviter qu’un journaliste ne les mitraille au téléobjectif. Le jeune
auteur de BD était rentré chez lui. Dans la salle de réunion, Espérandieu et
Ziegler avaient sorti leurs ordinateurs portables et pianotaient dessus. Cathy
d’Humières parlait au téléphone, debout dans un coin de la pièce. Elle referma
l’appareil et vint s’asseoir à la table. Servaz les observa un instant puis il tourna
sur lui-même.
Il y avait un tableau blanc dans un angle près de la fenêtre. Il le ramena en
pleine lumière, attrapa un marqueur et traça deux colonnes :
— Est-ce que ça suffit pour considérer que les deux actes ont été commis par
les mêmes personnes ? demanda-t-il.
— Il y a des similitudes et il y a des différences, répondit Ziegler.
— Tout de même, deux crimes commis à quatre jours d’intervalle dans la
même ville, fit Espérandieu.
— D’accord. L’hypothèse d’un deuxième criminel est hautement
improbable. C’est sans doute la même personne.
— Ou les mêmes personnes, précisa Servaz. N’oubliez pas notre discussion
dans l’hélico.
— Je ne l’oublie pas. De toute façon, il y a une chose qui nous permettrait de
relier définitivement les deux crimes…
— L’ADN d’Hirtmann.
— L’ADN d’Hirtmann, confirma-t-elle.
Servaz écarta les lames des stores. Il jeta un coup d’œil dehors puis les laissa
retomber avec un claquement sec.
— Vous croyez vraiment qu’il a pu sortir de l’Institut et échapper à la
vigilance de vos hommes ? demanda-t-il en se retournant.
— Non, c’est impossible. J’ai vérifié moi-même le dispositif. Il n’a pas pu
passer entre les mailles du filet.
— Dans ce cas, ce n’est pas Hirtmann.
— En tout cas, pas cette fois.
— Si ce n’est pas Hirtmann cette fois, on peut peut-être envisager que ce
n’était pas lui non plus la fois d’avant, suggéra Espérandieu.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— Hirtmann n’est jamais monté en haut du téléphérique. Quelqu’un d’autre
l’a fait. Quelqu’un qui est en contact avec lui à l’Institut et qui, volontairement
ou non, a transporté avec lui un de ses cheveux ou un de ses poils.
Ziegler tourna vers Servaz un regard interrogatif. Elle comprit qu’il n’avait
pas tout dit à son adjoint.
— Sauf que ce n’est ni un poil ni un cheveu qu’on a trouvé dans la cabine du
téléphérique, précisa-t-elle, mais de la salive.
Espérandieu la regarda. Puis il déplaça à son tour son regard vers Servaz, qui
inclina la tête en signe d’excuses.
— Je ne vois pas de logique dans tout ça, dit celui-ci. Pourquoi tuer d’abord
un cheval et ensuite un homme ? Pourquoi accrocher cet animal en haut d’un
téléphérique ? Et l’homme en dessous d’un pont ? À quoi ça rime ?
— D’une certaine manière, les deux ont été pendus, dit Ziegler.
Servaz l’observa.
— Très juste.
Il s’approcha du tableau, effaça certaines mentions et inscrivit :
— Martin, je vous présente le juge Martial Confiant. C’est à lui que j’ai
confié l’information ouverte hier.
Servaz serra la main du jeune magistrat. La petite trentaine, grand et
mince, une peau très sombre, d’élégantes lunettes rectangulaires à fine
monture. La poignée de main était franche, le sourire chaleureux.
— Contrairement aux apparences, dit Cathy d’Humières, Martial est un
enfant du pays. Il est né et a grandi à vingt kilomètres d’ici.
— Avant que vous arriviez, madame d’Humières me disait tout le bien
qu’elle pensait de vous, commandant.
L’homme gardait dans la voix l’onctuosité et le soleil des îles, mais elle
s’était quand même teintée d’une pointe d’accent local. Servaz sourit.
— Nous allons à l’Institut ce matin, dit-il. Vous voulez vous joindre à nous ?
Il s’aperçut qu’il avait du mal à parler, que sa gorge était douloureuse.
— Vous avez prévenu le Dr Xavier ?
— Non. Le capitaine Ziegler et moi, nous avons décidé de leur faire une
petite visite impromptue.
Confiant opina.
— D’accord, je viens, dit-il. Mais rien que pour cette fois : je ne veux pas
m’imposer. J’ai pour principe de laisser la police travailler. À chacun son
métier, ajouta-t-il.
Servaz acquiesça en silence. C’était plutôt une bonne nouvelle si cette
déclaration de principe se traduisait dans les faits.
— Où est le capitaine Ziegler ? demanda d’Humières.
Il regarda sa montre.
— Elle ne va pas tarder. Elle a peut-être des difficultés pour venir avec la
neige.
Cathy d’Humières se tourna vers la fenêtre d’un air pressé.
— Bon, j’ai une conférence de presse à donner, moi. De toute façon, je ne
vous aurais pas accompagnés. Un endroit aussi sinistre par un temps
pareil, brrrrr, très peu pour moi !
13
— L’important, dit Xavier, c’est d’éviter toute attitude qui pourrait générer
des conflits.
Ils se tenaient devant l’ultime sas, celui qui donnait accès à l’unité A. Plus de
laque sur les murs mais des murailles de pierre brute et l’impression de se
trouver dans une forteresse médiévale, n’étaient les portes blindées en acier, les
néons blafards et le sol en béton.
Xavier leva la tête vers la caméra fixée au-dessus du chambranle. Une lampe
à deux diodes passa du rouge au vert et des verrous claquèrent dans l’épaisseur
du blindage. Il tira le lourd battant et les invita à entrer dans l’étroit espace
ménagé entre les deux portes blindées. Ils attendirent que la première se referme
lentement d’elle-même et se verrouille en claquant, puis que les verrous de la
seconde se libèrent à leur tour de leur gâche – non moins
bruyamment. L’impression d’être dans la salle des machines d’un navire, dans
cette obscurité que seule perçait la lumière des hublots. Une odeur de
métal. Xavier les considéra un par un avec solennité et Servaz devina qu’il avait
son petit gimmick prêt – qu’il devait servir à chaque visiteur franchissant ce sas :
— Bienvenue en enfer, déclara-t-il en souriant.
Une cage vitrée. Un garde à l’intérieur. Un couloir sur leur gauche. Servaz
s’avança et vit un couloir blanc, une haute moquette bleue, une rangée de portes
percées de hublots à gauche et des appliques murales à droite.
Le garde posa la revue qu’il lisait et sortit de la cage. Xavier lui serra la main
avec cérémonie. C’était un balèze frôlant le mètre quatre-vingt-dix.
— Je vous présente M. Monde, dit Xavier. C’est ainsi que nos pensionnaires
de l’unité A l’ont surnommé.
M. Monde rit. Il leur serra la main. Une poigne légère comme une
plume, comme s’il craignait de leur briser les os.
— Comment sont-ils ce matin ?
— Calmes, dit M. Monde. Ce sera une bonne journée.
— Peut-être pas, dit Xavier en regardant les visiteurs.
— L’important, c’est de ne pas les provoquer, leur
expliqua M. Monde, faisant écho aux paroles du psychiatre. De garder ses
distances. Il y a une limite à ne pas franchir. Au-delà, ils pourraient se sentir
agressés et réagir violemment.
— J’ai bien peur que ces personnes ne soient là pour la
franchir, justement, dit Xavier. Elles sont de la police.
Le regard de M. Monde se durcit. Il haussa les épaules et rentra dans sa cage.
— Allons-y, dit Xavier.
Ils avancèrent le long du corridor, le bruit de leurs pas absorbé par la haute
moquette bleue. Le psychiatre désigna la première porte.
— Andréas nous vient d’Allemagne. Il a tué son père et sa mère pendant leur
sommeil de deux coups de fusil. Puis, comme il avait peur de la solitude, il leur a
coupé la tête et les a placées dans le congélateur. Il les sortait tous les soirs pour
regarder la télé en leur compagnie – en les posant sur deux mannequins
décapités assis avec lui dans le canapé du séjour.
Servaz écoutait attentivement. Il visualisa la scène et tressaillit : il venait de
penser à la tête du cheval retrouvée derrière le centre équestre.
— Le jour où le médecin de famille a débarqué pour demander des nouvelles
de ses parents, qu’il s’étonnait de ne plus voir à son cabinet, Andréas l’a tué à
coups de marteau. Puis il lui a coupé la tête à lui aussi. Il a dit que c’était
formidable que ses parents aient de la compagnie, car le docteur était un homme
si gentil et avec de la conversation. Bien entendu, la police a enquêté sur la
disparition du toubib. Quand elle est venue interroger Andréas et ses parents qui
figuraient sur la liste des patients, Andréas a fait entrer les policiers en leur
disant : « Ils sont là. » Et effectivement, ils étaient là : dans le
congélateur, attendant d’être sortis pour la soirée – trois têtes.
— Charmant, dit Confiant.
— Le problème, poursuivit Xavier, c’est que dans l’hôpital psychiatrique où
il a été interné, Andréas a essayé de décapiter une infirmière de nuit. La
malheureuse n’est pas morte, mais elle ne pourra plus jamais parler sans l’aide
d’un appareil et elle portera toute sa vie des foulards et des cols roulés pour
masquer l’horrible cicatrice que le coupe-papier utilisé par Andréas lui a laissée.
Servaz croisa le regard de Ziegler. Il vit que la gendarme pensait la même
chose que lui. Voilà quelqu’un qui avait visiblement une vocation de coupeur de
têtes. Et dont la cellule se trouvait non loin de celle d’Hirtmann. Il regarda par le
hublot. Andréas était un colosse qui devait peser dans les cent cinquante
kilos, faire du cinquante-deux de tour de taille et du quarante-six ou du quarante-
huit de pointure ; son énorme tête était enfoncée dans ses épaules comme s’il
n’avait pas de cou et une expression renfrognée était plaquée sur son visage.
Xavier montra la deuxième porte un peu plus loin.
— Le docteur Jaime Esteban nous vient d’Espagne. Il a tué trois couples en
l’espace de deux étés de l’autre côté de la frontière, dans les parcs nationaux
d’Ordesa y Monte Perdido et d’Aigüestortes. Auparavant, c’était un citoyen
estimé de tous, célibataire mais très respectueux des femmes qu’il recevait dans
son cabinet, conseiller municipal de son village, ayant toujours un mot aimable
pour chacun.
Il s’approcha du hublot, puis s’écarta et les invita à s’approcher.
— On ne sait toujours pas pourquoi il a fait ça. Il s’en est pris à des
randonneurs isolés. Toujours des couples, toujours des jeunes gens. Il fracassait
d’abord le crâne des hommes avec une pierre ou un bâton, puis violait et
étranglait les femmes avant de jeter leurs corps dans un ravin. Ah oui, et il buvait
leur sang. Aujourd’hui, il se prend pour un vampire. Il a mordu dans le cou deux
infirmiers dans l’hôpital espagnol où il était placé.
Servaz s’approcha du hublot. Il vit un homme maigre aux cheveux luisants
de brillantine, à la barbe noire bien taillée, en combinaison blanche à manches
courtes, assis sur un lit. Une télé était allumée au-dessus du lit.
— C’est très habile, ce qu’il essaie de faire, dit Propp un peu plus loin, tandis
qu’ils redescendaient vers Saint-Martin.
Autour d’eux, les sapins défilaient. Servaz regardait par la vitre, absorbé dans
ses pensées.
— Je ne sais pas comment il a fait, mais il a tout de suite senti qu’il y avait
une ligne de démarcation dans le groupe et il essaie de nous diviser en s’attirant
la sympathie d’un de ses éléments.
Servaz se retourna brusquement vers l’arrière. Il plongea son regard dans
celui du psy.
— « La sympathie d’un de ses éléments », répéta-t-il. Jolie formule… Où
voulez-vous en venir, Propp ? Vous croyez que j’oublie ce qu’il est ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, commandant, corrigea le psy, gêné.
— Vous avez raison, docteur, renchérit Confiant. Nous devons rester unis et
mettre enfin au point une stratégie d’enquête cohérente et crédible.
Les mots cinglèrent Ziegler et Servaz comme un coup de fouet. Le flic se
sentit de nouveau gagné par la colère.
— « Unis », vous dites ? Vous avez dénigré notre travail à deux reprises
devant un tiers ! C’est ça que vous appelez unis ? Je croyais que vous aviez pour
habitude de laisser la police faire son travail !
Confiant soutint le regard du flic sans ciller.
— Pas quand je vois mes enquêteurs faire si manifestement fausse
route, rétorqua-t-il d’un ton sévère.
— Dans ce cas, parlez-en à Cathy d’Humières. « Une stratégie cohérente et
crédible. » Et quelle est-elle, selon vous, cette stratégie, monsieur le juge ?
— En tout cas pas celle qui mène à l’Institut.
— Nous ne pouvions pas en être sûrs avant de venir, objecta Irène Ziegler
avec un calme qui étonna Servaz.
— D’une manière ou d’une autre, persista celui-ci, l’ADN d’Hirtmann est sorti
de cet endroit et s’est retrouvé là-haut. Et ça, ce n’est pas une hypothèse, c’est un
fait : quand nous saurons comment, nous ne serons pas loin de tenir le coupable.
— Je vous l’accorde, dit Confiant, quelqu’un dans cet établissement est mêlé
à la mort de ce cheval. Mais vous l’avez dit vous-même : il est impossible que ce
soit Hirtmann. D’autre part, nous aurions pu agir avec plus de discrétion. Si tout
ça vient à se savoir, c’est l’existence même de l’Institut qui risque d’être remise
en cause.
— Peut-être, dit Servaz froidement. Mais ce n’est pas mon problème. Et tant
que nous n’avons pas examiné les plans de l’ensemble du système, aucune
hypothèse ne sera écartée. Demandez à un directeur de prison : il n’existe pas de
système infaillible. Certains individus sont très doués pour trouver les failles. Et
il y a l’hypothèse d’une complicité au sein du personnel.
Confiant était abasourdi.
— Vous persistez donc à croire qu’Hirtmann est sorti de là ?
— Non, avoua Servaz à contrecœur, ça me paraît de plus en plus
improbable. Mais il est encore trop tôt pour l’exclure définitivement. Il nous faut
de toute façon répondre à une autre question non moins essentielle : qui a pu se
procurer la salive d’Hirtmann et la déposer dans le téléphérique ? Et
surtout : dans quel but ? Car il ne fait pas de doute que les deux crimes sont liés.
— La probabilité est très faible que les vigiles soient les meurtriers du
pharmacien, déclara Espérandieu dans la salle de réunion, son ordinateur
portable ouvert devant lui. D’après Delmas, celui qui a fait ça est
intelligent, retors, sadique, et il a quelques connaissances en anatomie.
Il leur répéta ce que le légiste avait déduit de la position du nœud coulant en
lisant les notes inscrites sur son écran.
— Cela confirme notre première impression, dit Ziegler en les
regardant. Grimm a mis longtemps à mourir. Et il a souffert.
— Selon Delmas, il a eu le doigt tranché avant de mourir.
Un silence pesant s’abattit sur la salle.
— De toute évidence, la pendaison, la nudité, la cape et le doigt coupé sont
liés, intervint Propp. L’un ne va pas sans les autres. Cette mise en scène a un
sens. À nous de trouver lequel. Et tout indique qu’il s’agit d’un plan longuement
mûri. Il a fallu rassembler le matériel, choisir le moment, le lieu. Dans cette
affaire, rien n’est laissé au hasard. Pas plus que dans le meurtre du cheval.
— Qui s’occupe de remonter la piste des sangles ? demanda Servaz.
— Moi, répondit Ziegler, son stylo levé. Le labo a identifié la marque et le
modèle. Je dois appeler le fabricant.
— Très bien. Et la cape ?
— Nos hommes sont dessus. Il faudrait aussi jeter un coup d’œil approfondi
à la maison de la victime, dit Ziegler.
Servaz repensa à la veuve Grimm, au regard qu’elle avait posé sur lui et aux
cicatrices sur son poignet. Il sentit un spasme le parcourir.
— Je m’en charge, dit-il. Qui s’occupe des vigiles ?
— Nos hommes, répondit encore une fois Ziegler.
— OK.
Il se tourna vers Espérandieu :
— Je veux que tu rentres à Toulouse et que tu rassembles le maximum
d’informations sur Lombard. C’est assez urgent. Il faut à tout prix qu’on trouve
le lien entre le pharmacien et lui. Demande de l’aide à Samira si nécessaire. Et
lancez une recherche officielle sur les vigiles, côté police.
Servaz faisait allusion au fait qu’à ce jour police et gendarmerie utilisaient
toujours des bases de données distinctes – ce qui, bien sûr, compliquait la tâche
de tout le monde. Mais l’administration française n’était pas
spécialement connue pour son goût de la simplicité. Espérandieu se leva et
regarda sa montre. Il referma son ordinateur.
— Tout est urgent, comme toujours. Si vous n’avez plus besoin de moi, je
file.
Servaz jeta un coup d’œil à l’horloge sur le mur.
— Très bien. Tout le monde a quelque chose à faire. De mon côté, j’ai une
petite visite à effectuer. Il est peut-être temps de poser quelques questions à
Chaperon.
[S’il y a des cadavres dans les placards, des scandales qui ont été
étouffés, des procès en cours en France ou à l’étranger contre le groupe
Lombard. Si des rumeurs ont couru à son sujet. N’importe quelle rumeur
malveillante.]
De kleim162@lematin.fr à vincent.esperandieu@hotmail.com, 17:25:06 :
[Rien que ça ! Tu peux te connecter sur msn ?]
Kleim162 dit :
pourquoi tu t’intéresses à Éric lombard ?
vince.esp dit :
désolé peux pas en parler pour le moment
kleim162 dit :
je viens de fouiner un peu avant de me connecter. On a tué son
cheval. L’information est reprise par plusieurs journaux. Ça a un rapport ? ?
vince.esp dit :
no comment
kleim162 dit :
vince tu es à la brigade criminelle. Ne me dis pas qu’on vous a chargés
d’enquêter sur la mort d’un cheval !!!!!
vince.esp dit :
tu peux m’aider ou pas ? ? ?
kleim162 dit :
je gagne quoi dans l’affaire ?
vince.esp dit :
l’affection d’un ami
kleim162 dit :
pour les câlins on verra une autrefois. Et à part ça ?
vince.esp dit :
tu seras le premier informé des résultats de l’enquête
kleim162 dit :
donc il y a enquête. C’est tout ?
vince.esp dit :
le premier informé si cette affaire cache qqchose de plus important
kleim162 dit :
OK je cherche
Les White Stripes chantaient Seven Nation Army dans ses écouteurs quand la
porte du bureau s’ouvrit. Espérandieu leva les yeux de son écran.
— Salut, dit Samira. Alors, cette autopsie ?
— Beurk, fit Espérandieu en retirant ses écouteurs.
Elle contourna le bureau de Vincent pour rejoindre son poste de
travail. Espérandieu respira au passage un parfum frais et agréable avec un
arrière-plan de gel pour la douche. Dès ses premiers pas dans le service, il avait
ressenti un élan de sympathie spontané pour Samira Cheung. Comme lui, elle
était l’objet de sarcasmes et de quolibets à peine voilés de la part de certains
membres de la brigade. Mais la petite avait du répondant. Elle avait à plusieurs
reprises mouché les vieux cons. Qui la détestaient d’autant plus.
Samira Cheung attrapa une bouteille d’eau minérale et but à même le
goulot. Elle portait ce matin-là un blouson de cuir sur une veste en jean et un
sweat à capuche, un pantalon de treillis, des boots à talons de huit centimètres et
un bonnet à visière.
Elle pencha vers son écran son visage d’une assez extraordinaire laideur. Et
son maquillage n’arrangeait rien. Même Espérandieu avait eu envie de se marrer
la première fois où il l’avait vue. Mais il avait fini par s’habituer. À présent, il
allait jusqu’à lui trouver un étrange charme paradoxal.
— Tu étais où ? demanda-t-il.
— Chez le juge.
Il comprit qu’elle parlait du magistrat chargé d’instruire l’affaire des trois
garçons. Il se demanda en souriant quel effet elle avait dû faire dans les couloirs
du palais de justice.
— Ça avance ?
— Il semblerait que les arguments de la partie adverse aient trouvé quelque
écho dans l’esprit de monsieur le juge…
— Comment ça ?
— Eh bien, la thèse de la noyade fait son chemin.
— Merde alors !
— Tu n’as rien remarqué en arrivant ? demanda-t-elle.
— De quel genre ?
— Pujol et Simeoni.
Espérandieu fit la moue. C’était un sujet qu’il n’aimait pas aborder.
— Si, ils ont l’air en pleine forme, dit-il sinistrement.
— Ils sont comme ça depuis hier, renchérit Samira. J’ai l’impression que
l’absence de Martin leur donne des ailes. Tu devrais te méfier.
— Pourquoi moi ?
— Tu le sais bien.
— Non, explique.
— Ils te détestent. Ils croient que tu es homo. Ce qui pour eux équivaut à peu
près à être pédophile ou à enculer des chèvres.
— Ils te détestent aussi, fit remarquer Espérandieu sans se formaliser outre
mesure du langage de Samira.
— Moins que toi. Ils ne m’aiment pas parce que je suis moitié chinetoque
moitié rebeu. Manquerait plus qu’un peu de sang black. En somme, j’appartiens
à l’ennemi. Toi, c’est différent. Ils ont mille raisons de te détester : tes
manières, tes fringues, le soutien de Martin, ta femme…
— Ma femme ?
Samira ne put s’empêcher de sourire.
— Bien sûr. Ils n’arrivent pas à comprendre comment un type comme toi a
pu épouser une femme pareille.
Ce fut au tour d’Espérandieu de sourire. Il appréciait le franc-parler de
Samira mais, parfois, un peu de diplomatie ne lui aurait pas fait de mal.
— Ce sont des néandertaliens, dit-il.
— Des primates, l’approuva Samira. Mais à ta place, je me méfierais. Je suis
sûre qu’ils préparent un mauvais coup.
Sufjan Stevens chantait Corne on Feel the Illinoise dans ses écouteurs quand
Espérandieu eut l’attention attirée par son ordinateur. Sur son écran, le logiciel
de traitement d’images venait d’achever la tâche pour laquelle Vincent l’avait
programmé.
— Viens voir, dit-il à Samira.
La fliquette se leva. La fermeture Éclair de son sweat était un peu trop
descendue, exhibant la naissance de ses seins en plein sous le nez d’Espérandieu
quand elle se pencha.
— C’est quoi ?
La bague apparaissait en gros plan. Pas parfaitement nette, mais on
distinguait distinctement la chevalière en or grossie deux mille fois avec, sur le
sommet, se détachant sur fond rouge, deux lettres dorées.
— Cette bague aurait dû se trouver sur le doigt qu’on a tranché à Grimm, le
pharmacien assassiné à Saint-Martin, répondit-il, la gorge sèche.
— Hmm, comment vous le savez – puisque son doigt était coupé, justement ?
— Trop long à expliquer. Tu vois quoi ?
— On dirait deux caractères, deux lettres, dit Samira en fixant l’écran.
Espérandieu se força à garder les yeux rivés sur l’ordinateur.
— Deux C ? dit-il.
— Ou un C et un E…
— Ou un C et un D…
— Ou un O et un C…
— Attends un peu.
Il ouvrit plusieurs fenêtres à droite de l’écran, modifia plusieurs
paramètres, déplaça des curseurs. Puis il relança le programme. Ils attendirent le
résultat en silence, Samira toujours penchée par-dessus son épaule. Espérandieu
rêva à deux seins pleins, doux et fermes. Il y avait un grain de beauté sur celui de
gauche.
— À ton avis, ils font quoi là-dedans ? lança une voix goguenarde à
l’extérieur.
L’ordinateur annonça que la tâche était terminée. L’image réapparut
aussitôt. Nette. Les deux lettres se détachaient distinctement sur le fond rouge de
la chevalière :
« CS ».
Servaz trouva le moulin comme indiqué, au bout d’une impasse qui se
terminait devant un ruisseau et un bois. Il vit d’abord ses lumières avant d’en
distinguer la silhouette noire. Au bout de la rue, bien après les dernières
maisons, elles se reflétaient dans le ruisseau. Trois fenêtres éclairées. Au-
dessus : des montagnes et des sapins noirs, et un ciel plein d’étoiles. Il descendit
de voiture. Une nuit froide, mais moins que les précédentes.
Il se sentait frustré. Après avoir essayé en vain de trouver Chaperon et
Perrault, ils avaient pareillement échoué à joindre l’ex-épouse de Chaperon. Elle
avait quitté la région pour s’installer du côté de Bordeaux. Le maire était
divorcé, il avait une fille quelque part en région parisienne. Quant à Serge
Perrault, vérification faite, il n’avait jamais été marié. Si on ajoutait à cela
l’étrange paix armée qui régnait entre Grimm et son dragon, une conclusion
s’imposait : la vie de famille, ce n’était pas vraiment leur truc à ces trois-là.
Servaz s’engagea sur le petit pont incurvé qui reliait le moulin à la
route. Tout près, une roue à aubes tournait dans l’obscurité ; il entendait le bruit
de l’eau rebondissant sur les pales, dans le noir.
Il frappa à une porte basse munie d’un heurtoir. Une porte ancienne et
lourde. Elle s’ouvrit presque instantanément. Gabriel Saint-Cyr apparut, vêtu
d’une chemise blanche, d’un nœud papillon impeccable et d’un cardigan. De
l’intérieur montait une musique familière. Un quatuor à
cordes : Schubert, La Jeune Fille et la Mort.
— Entre.
Servaz nota le tutoiement mais ne releva pas. Une agréable odeur de cuisine
chatouilla ses narines dès l’entrée et son estomac réagit aussitôt. Il se rendit
compte qu’il était affamé. Il n’avait avalé qu’une omelette depuis le matin. En
descendant les marches menant au séjour, sur la droite, il ne put s’empêcher de
hausser un sourcil : le juge avait mis les petits plats dans les grands. Il avait
dressé la table avec une nappe si blanche qu’elle brillait presque et allumé deux
chandelles fichées dans des porte-bougeoirs en argent.
— Je suis veuf, se justifia-t-il en voyant le regard de Servaz. Mon travail était
toute ma vie, je ne m’étais pas préparé au jour où je cesserais de l’exercer. Que
je vive encore dix ans ou trente ne changera rien. La vieillesse n’est qu’une
longue attente inutile. Alors, en attendant, je m’occupe. Je me demande si je ne
vais pas ouvrir un restaurant, tout compte fait.
Servaz sourit. Le juge n’était certainement pas homme à rester inactif.
— Mais rassure-toi – tu permets que je te tutoie, à mon âge ? –, je ne pense
pas à la mort. Et je profite au moins de ce temps qui n’est rien pour cultiver mon
jardin et faire la cuisine. Bricoler. Lire. Voyager…
— Et aller faire un petit tour au palais de justice pour se tenir au courant des
affaires en cours.
L’œil de Saint-Cyr étincela brièvement.
— Exact !
Il l’invita à s’asseoir et passa derrière le comptoir de la cuisine, ouverte sur la
salle. Martin le vit nouer autour de sa taille un tablier de marmiton. Un feu clair
pétillait dans la cheminée, jetant de grandes lueurs entre les poutres du
plafond. Le salon était plein de meubles anciens, sans doute chinés dans des
brocantes, et de tableaux, grands et petits. Un vrai bric-à-brac d’antiquaire.
— « Cuisiner suppose une tête légère, un esprit généreux et un cœur
large » : Paul Gauguin. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que nous sautions
l’étape de l’apéritif ?
— Aucun, répondit Servaz. Je suis mort de faim.
Saint-Cyr revint avec deux assiettes et une bouteille de vin, se déplaçant avec
la dextérité d’un serveur professionnel.
— Feuilleté de ris de veau aux truffes, annonça-t-il en posant une grande
assiette fumante devant Servaz.
L’odeur en était merveilleuse. Servaz planta sa fourchette dedans et porta une
bouchée à ses lèvres. Elle lui brûla la langue mais il avait rarement mangé
quelque chose d’aussi bon.
— Alors ?
— Si vous étiez aussi bon juge que vous êtes bon cuisinier, le palais de
justice de Saint-Martin a perdu gros.
Saint-Cyr prit cette flatterie pour ce qu’elle était. Il connaissait suffisamment
ses qualités de cordon-bleu pour savoir que, derrière ce compliment un peu
outré, il y avait un éloge sincère. Le petit homme inclina la bouteille de vin blanc
vers le verre de Servaz.
— Goûte-moi ça.
Servaz éleva le verre devant ses yeux avant de le porter à ses lèvres. Dans la
lumière des bougies placées au centre de la table, le vin avait la couleur de l’or
pâle, avec des reflets émeraude. Servaz n’était pas un grand connaisseur
mais, dès la première gorgée, il n’eut aucun doute sur le caractère exceptionnel
du vin qu’on venait de lui servir.
— Merveilleux. Vraiment. Même si je ne suis pas un spécialiste.
Saint-Cyr hocha la tête.
— Bâtard-montrachet 2001.
Il adressa un clin d’œil à Servaz et fît claquer sa langue.
Dès la deuxième gorgée, celui-ci sentit que la tête lui tournait. Il n’aurait pas
dû venir le ventre vide.
— Vous espérez que ma langue va se délier ? demanda-t-il en souriant.
Saint-Cyr rit.
— C’est un plaisir de te voir dévorer. On dirait que tu n’as pas mangé depuis
dix jours. Que penses-tu de Confiant ? demanda soudain le juge.
La question prit Servaz au dépourvu. Il hésita.
— Je ne sais pas. Un peu tôt pour le dire…
De nouveau, la lueur astucieuse brilla dans l’œil du juge.
— Bien sûr que non. Tu t’es déjà fait une idée. Et elle est négative. C’est
pour ça que tu ne veux pas en parler.
La remarque désarçonna Servaz. Le juge n’avait pas la langue dans sa poche.
— Confiant porte mal son nom, poursuivit Saint-Cyr sans attendre de
réponse. Il ne fait confiance à personne et il ne faut pas lui en accorder non
plus. Tu l’as peut-être déjà constaté.
Touché. Une nouvelle fois, Servaz se dit que le bonhomme allait lui être
utile. Dès qu’il eut terminé, Saint-Cyr enleva les assiettes.
— Un lapin à la moutarde, dit-il en revenant. Ça te va ?
Il avait rapporté une autre bouteille. Du rouge, cette fois. Une demi-heure
plus tard, après un dessert aux pommes accompagné d’un verre de sauternes, ils
étaient assis dans des fauteuils près de la cheminée. Servaz se sentait repu et un
peu gris. Plein d’une sensation de bien-être et de satiété comme il n’en avait pas
éprouvé depuis longtemps. Saint-Cyr lui servit un cognac dans un verre ballon et
prit un armagnac.
Puis il darda vers Servaz un regard acéré et celui-ci comprit qu’il était l’heure
d’en venir aux faits.
— Tu t’occupes aussi de l’affaire du cheval mort, déclara le juge après la
première lampée. Tu crois qu’il y a un lien avec le pharmacien ?
— Peut-être.
— Deux crimes atroces à quelques jours et quelques kilomètres d’intervalle.
— Oui.
— Comment as-tu trouvé Éric Lombard ?
— Arrogant.
— Ne te le mets pas à dos. Il a le bras long et il pourrait t’être utile. Mais ne
le laisse pas diriger l’enquête à ta place non plus.
Servaz sourit une fois de plus. Le juge était peut-être à la retraite mais il
n’avait pas perdu la main.
— Vous deviez me parler des suicidés.
Le juge porta son verre à ses lèvres.
— Comment fait-on pour être flic de nos jours ? demanda-t-il sans répondre
à la question. Quand la corruption est générale, quand tout le monde ne pense
qu’à s’en mettre plein les poches ? Comment fait-on la part des choses ? Est-ce
que ça n’est pas devenu terriblement compliqué ?
— Oh non, c’est très simple au contraire, dit Servaz. Il y a deux sortes de
gens : les salauds et les autres. Et tout le monde doit choisir son camp. Si vous
ne le faites pas, c’est que vous êtes déjà dans celui des salauds.
— Tu crois ça ? Alors, pour toi, les choses sont simples : il y a les bons et les
méchants ? Quelle chance tu as ! Tiens, si tu avais le choix au moment des
élections entre trois candidats : le premier à moitié paralysé par la
polio, souffrant d’hypertension, d’anémie et de nombreuses autres pathologies
lourdes, menteur à l’occasion, consultant une astrologue, trompant sa
femme, fumant des cigarettes à la chaîne et buvant trop de martinis ; le deuxième
obèse, ayant déjà perdu trois élections, fait une dépression et deux crises
cardiaques, fumant des cigares et s’imbibant le soir au champagne, au porto, au
cognac et au whisky avant de prendre deux somnifères ; le troisième enfin un
héros de guerre décoré, respectant les femmes, aimant les animaux, ne buvant
qu’une bière de temps en temps et ne fumant pas, lequel choisirais-tu ?
Servaz sourit.
— Je suppose que vous vous attendez à ce que je réponde le troisième ?
— Eh bien bravo, tu viens de rejeter Roosevelt et Churchill et d’élire Adolf
Hitler. Tu vois : les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent.
Servaz éclata de rire. Décidément, le juge lui plaisait. Un homme difficile à
prendre en défaut et qui avait les idées aussi claires que le torrent qui coulait
devant son moulin.
— C’est d’ailleurs le problème avec les médias d’aujourd’hui, poursuivit le
retraité. Ils s’attachent à des détails sans importance qu’ils montent en
épingle. Résultat : si les médias d’aujourd’hui avaient existé à leur
époque, Roosevelt et Churchill n’auraient probablement pas été élus. Fie-toi à
tes intuitions, Martin. Pas aux apparences.
— Les suicidés, répéta Servaz.
— J’y viens.
Le juge se servit un second armagnac, puis il releva la tête et fixa sur Servaz
un regard dur.
— C’est moi qui ai instruit cette affaire. La plus pénible de toute ma
carrière. Ça s’est passé en une année. De mai 1993 à juillet 1994 pour être
exact. Sept suicides. Des adolescents, entre quinze et dix-huit ans. Et je m’en
souviens comme si c’était hier.
Servaz retint sa respiration. La voix du juge avait changé. Elle était à présent
remplie d’une dureté et d’une tristesse infinies.
— La première à partir a été une enfant d’un village voisin, Alice
Ferrand, seize ans et demi. Une gamine brillante, qui avait d’excellents résultats
scolaires. Issue d’un milieu cultivé : père prof de lettres, mère institutrice. Alice
était considérée comme une enfant sans histoires. Elle avait des amies de son
âge. Elle aimait le dessin, la musique. Très appréciée par tout le monde. Alice a
été retrouvée pendue le 2 mai 1993 au matin, dans une grange des environs.
Pendue… La gorge de Servaz se noua, mais son attention s’accrut.
— Je sais à quoi tu penses, dit Saint-Cyr en croisant son regard. Mais je peux
t’assurer qu’elle s’était pendue elle-même, il n’y a pas le moindre doute là-
dessus. Le légiste était formel. C’était Delmas, tu le connais, un type
compétent. Et on a retrouvé un seul indice dans le tiroir du bureau de la
gamine : un croquis qu’elle avait dessiné de la grange, avec même la longueur
exacte de corde entre la poutre et le nœud pour être sûre que ses petits pieds ne
toucheraient pas le sol.
La voix du juge s’était brisée sur cette dernière phrase. Servaz vit qu’il était
au bord des larmes.
— Cette affaire, c’était un vrai crève-cœur. Une gamine si attachante. Quand
un garçon de dix-sept ans s’est à son tour donné la mort cinq semaines plus
tard, le 7 juin, on n’y a vu qu’une terrible coïncidence. C’est au troisième, à la
fin du mois, qu’on a commencé à se poser des questions. (Il termina son
armagnac et posa le verre vide sur le guéridon.) De lui aussi, je me souviens
comme si c’était hier. Cet été-là, nous avons eu des mois de juin et de juillet
caniculaires, un temps magnifique, des soirées très chaudes qui n’en finissaient
pas. On s’attardait dans les jardins, au bord de la rivière ou aux terrasses des
cafés pour trouver un peu de fraîcheur. Il faisait trop chaud dans les
appartements. On n’avait pas de clim à l’époque – et pas de téléphones portables
non plus. Ce soir du 29 juin, j’étais au café avec le prédécesseur de Cathy
d’Humières et un substitut. Le cafetier est venu me trouver. Il m’a montré le
téléphone sur le comptoir. Un appel pour moi. C’était la gendarmerie. « On en a
trouvé un autre », ils ont dit. Va savoir pourquoi, j’ai tout de suite compris de
quoi il s’agissait.
Servaz se sentit devenir de plus en plus glacé.
— Celui-là aussi s’était pendu, comme les deux précédents. Dans une grange
en ruine, au fond d’un champ de blé. Je me souviens de chaque détail : le soir
d’été, les blés mûrs, le jour qui n’en finissait pas de finir, la chaleur qui cuisait
les pierres même à dix heures du soir, les mouches, le corps dans l’ombre de la
grange. J’ai fait un malaise, ce soir-là. Il a fallu m’hospitaliser. Puis j’ai repris
l’instruction. Je te l’ai dit : je n’ai jamais connu d’affaire aussi pénible ; un vrai
chemin de croix : la douleur des familles, l’incompréhension, la peur que ça
recommence…
— On sait pourquoi ils ont fait ça ? Ils ont donné une explication ?
Le juge posa sur lui un regard encore aujourd’hui plein de perplexité.
— Pas la moindre. On n’a jamais su ce qui leur était passé par la tête. Aucun
n’a laissé d’explications. Bien sûr, tout le monde était traumatisé. On se levait
chaque matin en craignant d’apprendre qu’un autre adolescent s’était donné la
mort. Personne n’a jamais compris pourquoi c’est arrivé ici, chez nous. Bien
entendu, les parents qui avaient des enfants du même âge n’avaient qu’une
peur : qu’ils en fassent autant. Ils étaient terrorisés. Ils essayaient tant bien que
mal de les surveiller à leur insu – ou leur interdisaient de sortir. Ça a duré plus
d’un an. Sept en tout. Sept ! Et puis, un beau jour, ça s’est arrêté.
— C’est une histoire incroyable ! s’exclama Servaz.
— Pas si incroyable que ça. J’ai entendu dire depuis que des événements
semblables ont eu lieu dans d’autres pays, au pays de Galles, au Québec, au
Japon. Des histoires de pactes suicidaires entre adolescents. Aujourd’hui, c’est
pire : ils se contactent sur Internet ; ils s’envoient des messages dans des
forums : « Ma vie n’a pas de sens, cherche partenaire pour mourir. » Je
n’exagère pas. Dans le cas des suicides au pays de Galles, on a retrouvé au
milieu des condoléances et des poèmes d’autres messages qui disaient : « Je vais
bientôt te rejoindre »… Qui croirait une telle chose possible ?
— Je crois que nous vivons dans un monde où tout est désormais
possible, répondit Servaz. Et surtout le pire.
Une image avait surgi dans son esprit : celle d’un garçon traversant d’un pas
lourd un champ de blé, avec dans son dos le soleil couchant, une corde à la
main. Autour de lui, les oiseaux chantaient, le long soir d’été éclatait de vie –
mais dans sa tête régnait déjà l’obscurité. Le juge le considéra sombrement.
— Oui, c’est aussi mon avis. Au sujet de ces jeunes gens, s’ils n’ont pas
laissé d’explication à leur geste, nous avons en revanche la preuve qu’ils se sont
encouragés les uns les autres à passer à l’acte.
— Comment ça ?
— La gendarmerie a trouvé des lettres chez plusieurs « suicidés » : une
correspondance. Envoyées à l’évidence par d’autres candidats au suicide. Ils y
parlaient de leurs projets, de la façon dont ils allaient s’y prendre, de leur
impatience même de passer à l’acte. Le problème, c’est que ces lettres n’étaient
pas envoyées par la poste et que tous utilisaient des pseudos. Dès qu’on les a
découvertes, on a décidé de prendre les empreintes digitales de tous les
adolescents des environs ayant entre treize et dix-neuf ans et de les
comparer à celles trouvées sur les lettres. On a aussi fait appel à un
graphologue. Un travail de fourmi. Une équipe entière d’enquêteurs là-dessus
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Certaines de ces lettres avaient été écrites
par ceux qui s’étaient déjà donné la mort. Mais, grâce à ce travail, on a pu aussi
identifier trois nouveaux candidats. Incroyable, je sais. On les a mis sous
surveillance constante et confiés à une équipe de psychologues. Mais l’un d’eux
a quand même réussi à s’électrocuter dans sa baignoire avec un sèche-
cheveux. La septième victime… Les deux autres ne sont jamais passés à l’acte.
— Ces lettres… ?
— Oui, je les ai gardées. Tu crois vraiment que cette histoire a un rapport
avec le meurtre du pharmacien et le cheval de Lombard ?
— Grimm a été trouvé pendu…, avança Servaz prudemment.
— Et le cheval aussi, en quelque sorte…
Servaz sentit un picotement familier : la sensation qu’une étape décisive
venait d’être franchie. Mais une étape vers quoi ? Le juge se leva. Il sortit de la
pièce et revint au bout de deux minutes avec un lourd carton plein à ras bord de
paperasse et de classeurs.
— Tout est là. Les lettres, la copie du dossier d’instruction, des
expertises… S’il te plaît, ne l’ouvre pas ici.
Servaz acquiesça en regardant le carton.
— Y avait-il d’autres points communs entre eux ? À part les suicides et les
lettres ? Appartenaient-ils à une bande, à un groupe ?
— Tu t’en doutes, nous avons cherché, nous avons fouillé dans toutes les
directions, nous avons remué ciel et terre. En vain. La plus jeune avait quinze
ans et demi, le plus vieux dix-huit ; ils n’étaient pas dans les mêmes classes ; ils
n’avaient pas les mêmes goûts et ils ne participaient pas aux mêmes
activités. Certains se connaissaient bien, d’autres à peine. Le seul point
commun, c’était leur condition sociale, et encore : ils venaient tous de familles
modestes ou moyennes. Aucun enfant issu de la riche bourgeoisie de Saint-
Martin parmi eux.
Servaz sentit la frustration du juge. Il devina les centaines d’heures passées à
explorer la moindre piste, le plus petit indice, à essayer de comprendre
l’incompréhensible. Cette affaire avait beaucoup compté dans la vie de Gabriel
Saint-Cyr. Peut-être même avait-elle été à l’origine de ses ennuis de santé et de
sa retraite prématurée. Il savait que le juge emporterait ses questions dans la
tombe. Jamais il ne cesserait de se les poser.
— Est-ce qu’il y a une hypothèse qui n’est pas là-dedans et que tu as
envisagée ? demanda soudain Servaz, recourant à son tour au tutoiement, comme
si l’émotion née de ce récit les avait rapprochés. Une hypothèse que tu as
abandonnée faute de preuves ?
Le juge parut hésiter.
— Nous avons bien sûr envisagé un grand nombre d’hypothèses, répondit-il
prudemment. Mais aucune n’a trouvé le moindre début de confirmation. Aucune
ne s’est vraiment détachée. C’est le plus grand mystère de toute ma carrière. Je
suppose que tous les juges d’instruction et tous les enquêteurs en ont un. Une
affaire non résolue. Qui va revenir les hanter jusqu’à la fin de leurs jours. Une
affaire qui leur laissera à jamais le goût de la frustration – et qui effacera celui de
toutes les réussites.
— C’est vrai, reconnut Servaz. Tout le monde a son mystère non
résolu. Et, dans ces cas-là, nous avons tous une piste plus importante que les
autres. Une piste, une idée vague qui n’a débouché sur rien mais dont nous
continuons à sentir qu’elle aurait pu nous mener quelque part, si seulement nous
avions eu un peu de chance, ou si l’enquête avait tourné autrement. Rien de ce
genre, vraiment ? Quelque chose qui ne figure pas là-dedans ?
Le juge inspira profondément, il avait les yeux fixés sur Servaz. De
nouveau, il parut hésiter. Il fronça ses sourcils broussailleux, puis il dit :
— Oui, il y a bien eu une hypothèse qui avait ma préférence. Mais je n’ai
trouvé aucun élément, aucun témoignage pour l’étayer. Alors, elle est restée là-
dedans, ajouta-t-il en se tapotant le crâne de l’index.
Ziegler prit les choses en main. Elle farfouilla dans le carton plein de
chemises, de classeurs, de blocs sténo et de courriers administratifs jusqu’au
moment où elle exhuma une chemise
intitulée « Synthèse ». Manifestement, Saint-Cyr l’avait rédigée lui-même ; le
juge avait une écriture précise, déliée et rapide – tout le contraire d’un
gribouillage de toubib. Servaz constata qu’il avait résumé les différentes étapes
de l’enquête avec une clarté et une concision remarquables. Ziegler utilisa
ensuite cette synthèse pour s’orienter dans le fatras du carton. Elle commença
par sortir les pièces du dossier et par les répartir en petits tas : les rapports
d’autopsie, les procès-verbaux d’auditions, les interrogatoires des parents, la liste
des pièces à conviction, les lettres trouvées au domicile des adolescents… Saint-
Cyr avait fait des photocopies de toutes les pièces du dossier pour son usage
personnel. En plus des photocopies, il y avait :
des coupures de presse,
des Post-it,
des feuilles volantes,
des plans avec, chaque fois, marqué d’une croix noire, le lieu où tel
adolescent s’était donné la mort mais aussi de mystérieux itinéraires faits de
flèches et de cercles rouges,
des bulletins scolaires,
des photos de classe,
des notes rédigées sur des bouts de papier,
des tickets de péage…
Servaz en resta médusé. Le vieux juge avait visiblement fait de cette histoire
une affaire personnelle. Comme d’autres enquêteurs avant lui, il s’était laissé
complètement obséder par ce mystère. Espérait-il vraiment découvrir le fin mot
de l’histoire à son domicile, quand il n’aurait rien d’autre à faire qu’y consacrer
tout son temps ? Puis ils trouvèrent un document encore plus pénible : la liste
des sept victimes avec leur photo et les dates de leur suicide.
— Bon Dieu !
Sa main trembla lorsqu’il les étala sur le bureau, dans le halo de la
lampe : sept photos agrafées à sept petites fiches cartonnées que lui tendait
Ziegler. Sept visages souriants. Les uns regardaient l’objectif ; les autres
détournaient le regard. Il considéra sa coéquipière. Debout à côté de lui, elle
semblait foudroyée. Les yeux de Servaz revinrent ensuite se poser sur les
visages. Il sentit l’émotion lui serrer la gorge.
Ziegler lui tendit la moitié des rapports d’autopsie et se plongea dans l’autre
moitié. Pendant un moment, ils lurent en silence. Sans surprise, les rapports
concluaient à des morts par pendaison, sauf dans un cas où la victime s’était
jetée du haut d’une montagne, et dans celui du garçon sous surveillance qui avait
trouvé le moyen de s’électrocuter dans sa baignoire. Les légistes n’avaient
décelé aucune anomalie, aucune zone d’ombre : les scènes de « crime » étaient
limpides ; tout confirmait que les adolescents étaient venus seuls sur le lieu de
leur mort et qu’ils avaient agi seuls. Quatre des autopsies avaient été effectuées
par Delmas et par un autre légiste que Servaz connaissait, tout aussi
compétent. Après les autopsies, ils passèrent aux enquêtes de voisinage. Elles
tentaient de cerner la personnalité des sept victimes, indépendamment des
témoignages des parents. Comme toujours, il y avait dans le tas quelques
commérages sordides ou malveillants mais, dans l’ensemble, elles dessinaient
des portraits d’adolescents classiques, hormis le cas d’un garçon
difficile, Ludovic Asselin, connu pour des faits de violence contre ses camarades
et de rébellion à l’autorité. Les témoignages les plus émouvants concernaient
Alice Ferrand, la première victime, que tout le monde semblait apprécier et qui
était unanimement présentée comme une enfant des plus attachantes. Servaz
regarda la photo : des cheveux bouclés couleur de blé mûr, une peau de
porcelaine ; elle fixait l’objectif de ses beaux yeux graves. Un très joli
visage, dont chaque détail paraissait avoir été sculpté avec précision par un
miniaturiste ; le visage d’une belle jeune fille de seize ans – mais le regard était
celui d’une personne bien plus âgée. Il y avait de l’intelligence en lui. Mais aussi
autre chose… Ou bien était-ce son imagination ?
Vers 3 heures du matin, ils accusèrent le coup. Servaz décida de s’accorder
un peu de repos. Il suivit le couloir, entra dans les toilettes et fit couler de l’eau
froide sur son visage. Puis il se redressa et se regarda dans la glace ; l’un des
néons clignotait en grésillant, jetant une lueur sinistre sur la rangée de portes
derrière lui. Servaz avait trop mangé et trop bu chez Saint-Cyr, il était épuisé et
cela se voyait. Il entra dans l’un des cabinets, se soulagea d’un jet puissant, se
rinça les mains et les sécha sous le souffleur. En ressortant, il s’arrêta devant le
distributeur de boissons chaudes.
— Un café ? lança-t-il vers le couloir désert.
Sa voix résonna dans le silence. La réponse lui parvint par la porte
ouverte, de l’autre bout du couloir.
— Court ! Sucré ! Merci !
Il se demanda s’il y avait quelqu’un d’autre dans le bâtiment, à part eux et le
planton à l’entrée. Il savait que les gendarmes logeaient dans une autre aile. Son
gobelet à la main, il traversa la cafétéria obscure, se faufilant entre les tables
rondes colorées en jaune, rouge et bleu. Derrière la baie vitrée protégée par une
grille faite de grands losanges de métal, la neige tombait en silence sur un petit
jardin. Des haies bien taillées, un bac à sable et un toboggan en plastique pour
les enfants des gendarmes qui vivaient là. Au-delà s’étendaient la plaine blanche
et puis, dans le fond, découpées sur le ciel noir, les montagnes. Une nouvelle
fois, il repensa à l’Institut et à ses pensionnaires. Et à Hirtmann… Son sang sur
le pont. Qu’est-ce qu’il signifiait ? « Il y a toujours un détail qui ne colle
pas », avait dit Saint-Cyr. Parfois c’était important, parfois non…
Cette nuit-là, il rêva de son père. Dans son rêve, Servaz était un jeune garçon
de dix ans. Tout était drapé dans une chaude et agréable nuit d’été et son père
n’était qu’une silhouette, tout comme les deux personnes avec qui il discutait
devant la maison. En s’approchant, le jeune Servaz constata qu’il s’agissait de
deux hommes très âgés, vêtus de grandes toges blanches. Tous deux étaient
barbus. Servaz se glissa entre eux et leva la tête mais les trois hommes ne lui
prêtèrent aucune attention. En tendant l’oreille, l’enfant comprit qu’ils parlaient
en latin. Une discussion très animée mais bon enfant. À un moment donné, son
père rit, puis il redevint sérieux. Une musique montait aussi de la maison – une
musique familière que, sur le moment, Servaz fut incapable de reconnaître.
Puis un bruit de moteur s’éleva au loin, sur la route, dans la nuit, et les trois
hommes se turent brusquement.
— Ils arrivent, dit finalement l’un des deux vieillards.
Son ton était funèbre et, dans son rêve, Servaz se mit à trembler.
— Un chanteur blond avec une barbe et des grands yeux fiévreux qui se
prénomme Kurt en 1993, ça te dit quelque chose ?
— Kurt Cobain, répondit Ziegler sans hésiter. C’était dans la chambre d’un
des jeunes ?
— Dans celle d’Alice.
— Officiellement, Kurt Cobain s’est suicidé, dit la gendarme en boitant
jusqu’à la voiture de Servaz.
— Quand ? demanda celui-ci en s’arrêtant net.
— En 1994, je crois. Il s’est tiré une balle.
— Tu crois ou tu en es sûre ?
— J’en suis sûre. Pour la date, en tout cas. Pour le reste, j’étais fan à
l’époque – et des rumeurs de meurtre ont couru.
— 1994… Dans ce cas, il ne s’agit pas de mimétisme, conclut-il en se
remettant en marche. Tu as vu un docteur ?
— Plus tard.
Une grande pièce sans fenêtre. Divisée en plusieurs allées par de hautes
étagères métalliques couvertes de dossiers poussiéreux et éclairée par des
néons. Près de l’entrée, deux bureaux, l’un avec un ordinateur qui avait au moins
cinq ans d’âge, l’autre supportant un antique lecteur de microfiches – une lourde
et encombrante machine. Des boîtes de microfiches étaient aussi rangées sur les
étagères.
Toute la mémoire de l’Institut Wargnier.
Diane avait demandé si tous les dossiers étaient aujourd’hui informatisés et
c’est tout juste si l’employé ne lui avait pas ri au nez.
Elle savait que ceux des occupants de l’unité A l’étaient. Mais elle avait
depuis la veille huit autres patients sur lesquels Xavier avait décidé de la
laisser « se faire les dents ». Visiblement, ils n’étaient pas assez importants pour
que quelqu’un ait pris la peine d’entrer dans le système informatique les données
contenues dans leurs dossiers. Elle s’avança dans l’une des allées et commença
par examiner les reliures. En tentant de comprendre quel système présidait au
rangement. De par son expérience, elle savait que la méthodologie choisie n’était
pas toujours évidente. Certains archivistes, bibliothécaires et autres concepteurs
d’applications informatiques avaient parfois l’esprit tortueux.
Mais elle se réjouit de constater que l’employé avait eu l’esprit suffisamment
logique pour tout classer par ordre alphabétique. Elle attrapa les classeurs
correspondants et revint s’installer à la petite table de consultation. En s’asseyant
dans la grande salle silencieuse, loin du tumulte de certaines parties de
l’Institut, elle repensa soudain à ce qui s’était passé la nuit dernière dans les
sous-sols et un grand froid l’envahit. Depuis qu’elle s’était réveillée, elle ne
cessait de revoir les couloirs sinistres, de se remémorer l’odeur de cave et
l’humidité glaciale et de revivre le moment où elle s’était retrouvée plongée dans
le noir.
Qui se rendait la nuit à l’unité A ? Qui était l’homme hurlant et sanglotant de
la colonie ? Qui était impliqué dans les crimes commis à Saint-Martin ? Trop de
questions… L’une après l’autre, elles battaient les rivages fiévreux de son
cerveau comme une marée revient à heure fixe. Et elle brûlait de leur trouver des
réponses…
Elle ouvrit le premier dossier. Chaque patient faisait l’objet d’un suivi
précis, depuis les premières manifestations de sa pathologie et les premiers
diagnostics jusqu’aux différents séjours hospitaliers qu’il avait effectués
avant d’atterrir à l’Institut, la prise en charge médicamenteuse, les éventuels
effets iatrogènes des traitements… L’accent était mis sur la dangerosité et les
précautions à observer en sa présence, ce qui rappela à Diane, au cas où elle
l’aurait oublié, qu’il n’y avait pas d’enfants de chœur à l’Institut.
Elle prit quelques notes dans son bloc et poursuivit sa lecture. Venaient
ensuite les traitements proprement dits… Sans surprise, Diane constata que
neuroleptiques et calmants étaient administrés à doses massives. Des doses très
supérieures aux normes en vigueur. Cela confirmait ce que lui avait dit
Alex. Une sorte d’Hiroshima pharmaceutique, songea-t-elle en frémissant. Elle
n’aurait pas aimé voir son cerveau bombardé par ces substances… Elle
connaissait les terribles effets secondaires de ces molécules… Rien que l’idée la
rendit toute froide. Chaque dossier disposait d’une fiche annexe de distribution
des médicaments : dosages, heures de distribution, changements dans le
traitement, livraisons des produits dans le service concerné… Chaque fois que le
service dont dépendait le patient recevait une nouvelle livraison de médicaments
de la pharmacie de l’Institut, le bon de livraison était signé par l’infirmier
responsable du service et contresigné par le gérant des produits
pharmaceutiques.
Des neuroleptiques, des somnifères, des anxiolytiques… mais pas de
psychothérapies – du moins jusqu’à son arrivée… Boum-boum-boum-
boum… Elle eut l’image fugitive de gros marteaux s’abattant rythmiquement sur
des crânes qui s’aplatissaient de plus en plus à chaque impact.
Elle ressentit un soudain besoin de caféine en attaquant son quatrième dossier
mais elle décida d’aller au bout de sa lecture. Pour finir, elle parcourut la fiche
annexe. Comme dans les dossiers précédents, les dosages lui firent courir un
frisson glacé le long de l’échine :
L’écriture était penchée et hâtive. Rien qu’en lisant, elle devina la frustration
et l’agacement de celui qui avait rédigé la note. Elle fronça les sourcils et
examina de nouveau la liste des médicaments et les dosages. Elle comprit
aussitôt l’étonnement de la personne qui avait écrit ces mots. Elle se souvint que
la clozapine était utilisée quand les autres neuroleptiques s’avéraient
inefficaces. Dans ce cas, pourquoi prescrire du zuclopenthixol ? Et qu’il n’y
avait pas lieu, dans le traitement de l’anxiété, d’associer deux anxiolytiques ou
deux hypnotiques. Or, c’était le cas ici. Il y avait peut-être d’autres anomalies qui
lui échappaient – elle n’était ni médecin ni psychiatre – mais elles n’avaient pas
échappé à l’auteur de la note. Apparemment, Xavier n’avait pas daigné
répondre. Perplexe, Diane se demanda si cela la concernait. Puis elle se dit
que, désormais, ce dossier était celui d’un de ses patients. Avant d’entreprendre
une quelconque psychothérapie, elle devait savoir pourquoi on lui avait prescrit
ce cocktail démentiel. Le dossier parlait de psychose schizophrénique, d’états
délirants aigus, de confusion mentale – mais il manquait singulièrement de
précision.
Interroger Xavier ? La personne l’avait déjà fait. Sans succès. Elle reprit les
dossiers précédents et examina une par une les signatures des chefs de service et
du gérant de la pharmacie. Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait. Au-dessus
de l’une d’elles, quelqu’un avait inscrit : « livraison retardée cause grève
transports ». Elle compara les mots « transports » et « traitement ». La forme des
lettres était identique : la note dans la marge avait été rédigée par l’infirmier qui
gérait le stock des médicaments.
C’était lui qu’elle devait interroger en premier.
Elle prit l’escalier pour monter au deuxième étage, le dossier sous le bras. La
pharmacie de l’Institut était tenue par un infirmier d’une trentaine d’années en
jean délavé, blouse blanche et baskets usagées. Il ne s’était pas rasé depuis trois
jours et ses cheveux se dressaient sur sa tête en épis rebelles. Il avait aussi des
cernes sous les yeux et Diane le soupçonna d’avoir une vie nocturne intense et
amusante en dehors de l’Institut.
La pharmacie était constituée de deux pièces, l’une servant de réception avec
un comptoir et une sonnette et encombrée de paperasses et de cartons
vides, l’autre où étaient entreposés les stocks de médicaments dans des armoires
vitrées sécurisées. L’infirmier qui, à en croire l’étiquette brodée sur sa poche de
poitrine, se prénommait Dimitri, la regarda entrer avec un sourire un peu trop
large.
— Salut, dit-il.
— Salut, répondit-elle, j’aimerais avoir quelques renseignements sur la
gestion des produits pharmaceutiques.
— Bien sûr. Vous êtes la nouvelle psy, c’est ça ?
— C’est ça.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Eh bien, comment ça marche.
— Bon, bon, dit-il en jouant avec le stylo glissé dans sa poche de
poitrine. Venez par ici.
Elle passa derrière le comptoir. Il attrapa un grand cahier à couverture
cartonnée qui ressemblait à un livre de comptes.
— Ça, c’est le livre-journal. On y note toutes les entrées et toutes les sorties
de médicaments. Les activités de la pharmacie consistent à recenser les besoins
de l’Institut et à établir les commandes d’une part, à réceptionner et à stocker les
médicaments puis à les distribuer dans les différents services d’autre part. La
pharmacie a un budget propre. Les commandes sont renouvelées en gros tous les
mois, mais il peut y avoir des commandes exceptionnelles.
— Qui à part vous est au courant de ce qui entre et de ce qui sort ?
— N’importe qui peut consulter le livre-journal. Mais tous les bons de
livraison et toutes les commandes doivent être obligatoirement contresignés soit
par le Dr Xavier lui-même, soit la plupart du temps par Lisa ou par le Dr
Lepage, le médecin-chef. En outre, chaque produit fait l’objet d’une fiche
individuelle de stock. (Il attrapa un gros classeur et l’ouvrit.) Tous les
médicaments utilisés à l’Institut sont là-dedans et, grâce à ce système, on sait
exactement quels sont les stocks disponibles. Ensuite, on distribue les produits
dans les différents services. Chaque distribution de médicaments est
contresignée à la fois par l’infirmier à la tête du service et par moi.
Elle ouvrit le dossier qu’elle avait à la main et lui montra la note manuscrite
en marge de la fiche annexe.
— C’est votre écriture, n’est-ce pas ?
Elle le vit froncer les sourcils.
— C’est exact, répondit-il après un temps d’hésitation.
— Vous n’avez pas l’air d’accord avec le traitement que suit ce patient…
— Eh bien… je… euh, je ne voyais pas l’utilité de… lui prescrire deux
anxiolytiques ou de l’acétate de zuclopenthixol et de la clozapine en même
temps… Je… hum… c’est un peu… technique…
— Et vous avez posé la question au Dr Xavier.
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Que j’étais gestionnaire du stock, pas psychiatre.
— Je vois. Tous les patients ont des traitements aussi lourds ?
— La plupart, oui. Vous savez, après des années de traitements, presque tous
sont devenus…
— Chimio-résistants… oui, je sais… Ça vous ennuie si je jette un coup d’œil
à ça ? (Elle désignait le livre-journal et le classeur contenant les fiches
individuelles des produits.)
— Non, bien sûr. Allez-y. Tenez : asseyez-vous là.
Il disparut dans la pièce voisine et elle l’entendit téléphoner à voix
basse. Sans doute à sa petite amie. Il ne portait pas d’alliance. Elle ouvrit le
livre-journal et se mit à tourner les pages. Janvier… février… mars… avril…
L’inventaire du mois de décembre tenait sur deux pages. En page 2, elle eut
l’œil attiré par une ligne au milieu : « Livraison commande Xavier », en date
du 7 décembre. La ligne était complétée par trois noms de médicaments. Ils ne
lui étaient pas familiers. Elle était sûre qu’il ne s’agissait pas de
psychotropes. Elle les nota par curiosité dans son bloc et elle appela Dimitri. Elle
l’entendit qui murmurait « je t’aime » puis il réapparut.
— C’est quoi ça ?
Il haussa les épaules.
— Aucune idée. Ce n’est pas moi qui ai écrit ça. J’étais en congé à ce
moment-là.
Il fouilla dans le classeur des fiches-produits et fronça les sourcils.
— Tiens, c’est bizarre… Il n’y a pas de fiches individuelles de stock pour ces
trois produits. Il y a juste les factures… Probable que celui qui a rempli le livre-
journal ne savait pas qu’il fallait en faire…
Ce fut au tour de Diane de hausser les épaules.
— Laissez tomber. Ça n’a pas d’importance.
20
Ils s’installèrent dans la même salle que la dernière fois. Étaient présents
Ziegler, Servaz, le capitaine Maillard, Simon Propp, Martial Confiant et Cathy
d’Humières. À l’invitation de Servaz, Ziegler résuma brièvement les faits. Il
remarqua qu’elle les présentait sous un jour qui le lavait de toute erreur de
jugement et qu’elle se reprochait au contraire d’avoir été négligente en prenant
sa moto ce matin-là sans tenir compte de la météo. Elle attira ensuite l’attention
sur le détail qui reliait ce meurtre au précédent : la pendaison. Mais elle ne
mentionna pas les suicidés. Elle souligna en revanche que Grimm et Perrault
avaient fait l’objet d’une plainte pour une histoire de chantage sexuel en
compagnie de Chaperon et d’un quatrième homme décédé deux ans plus tôt.
— Chaperon ? dit Cathy d’Humières, incrédule. Je n’ai jamais entendu parler
de ça.
— D’après Saint-Cyr, cette histoire date de plus de vingt ans, précisa
Servaz. Bien avant que M. le maire ne se présente aux élections. Et la plainte a
été retirée presque aussitôt.
Il lui répéta ce que lui avait dit Saint-Cyr. La proc leur jeta un regard
sceptique.
— Vous croyez vraiment qu’il y a un rapport ? Une fille ivre, des jeunes gens
qui l’étaient aussi, quelques photos compromettantes… Je ne voudrais pas avoir
l’air de défendre ce genre de choses – mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
— Selon Saint-Cyr, il y a eu d’autres rumeurs autour de ces quatre-là, dit
Servaz.
— Quel genre de rumeurs ?
— Des histoires plus ou moins similaires, des histoires d’abus sexuels, des
rumeurs disant qu’une fois ivres ils avaient tendance à devenir mauvais et
violents avec les femmes. Cela dit, aucune plainte officielle à part celle-là –
qui, je le répète, a été retirée très vite. Et puis, il y a ce que nous avons trouvé
dans la cabane de Grimm. Cette cape et ces bottes… Les mêmes ou peu s’en faut
que celles trouvées sur son cadavre…
Servaz savait par expérience qu’il valait mieux ne pas trop en dire aux
procureurs et aux magistrats instructeurs tant qu’on ne disposait pas d’éléments
solides, car ils avaient tendance à émettre des objections de principe dans le cas
contraire. Cependant, il ne résista pas à la tentation d’aller plus loin.
— Selon Saint-Cyr, Grimm, Perrault, Chaperon et leur ami Mourrenx
formaient depuis le lycée un quatuor inséparable. Nous avons aussi découvert
que les quatre hommes portaient tous la même chevalière : celle qui aurait dû se
trouver sur le doigt coupé de Grimm…
Confiant posa sur eux un regard perplexe, sourcils froncés.
— Je ne comprends pas ce que cette histoire de bagues vient faire là-
dedans, dit-il.
— Eh bien, on peut supposer qu’il s’agit d’une sorte de signe de
reconnaissance, suggéra Ziegler.
— Un signe de reconnaissance ? De reconnaissance de quoi ?
— À ce stade, c’est difficile à dire, admit Ziegler avec un œil noir en
direction du juge.
— Perrault n’a pas eu le doigt coupé, objecta d’Humières sans cacher son
scepticisme.
— Exact. Mais la photo trouvée par le commandant Servaz prouve qu’il a
bien porté cette chevalière à un moment donné. Si l’assassin n’a pas jugé bon de
lui trancher le doigt, c’est peut-être parce que Perrault ne la portait plus à ce
moment-là.
Servaz les regarda. Au plus profond de lui-même, il savait qu’ils étaient sur
la bonne voie. Quelque chose était en train de remonter à la surface, comme des
racines sortant de terre. Quelque chose de noir et de glaçant.
Et dans cette géographie de l’horreur, les capes, les bagues, les doigts coupés
ou non, étaient comme des petits cailloux laissés par l’assassin sur son passage.
— Il est évident que nous n’avons pas assez fouillé dans la vie de ces
hommes, intervint soudain Confiant. Si nous l’avions fait au lieu de nous
focaliser sur l’Institut, peut-être aurions-nous trouvé quelque chose qui nous
aurait alertés à temps – pour Perrault.
Tout le monde comprit que ce « nous » était purement rhétorique. C’était bel
et bien « vous » qu’il voulait dire – et ce « vous » s’adressait à Ziegler et à
Servaz. En même temps, Servaz se demanda si, pour une fois, Confiant n’avait
pas raison.
— En tout cas, deux des victimes ont fait l’objet de cette plainte et elles
portaient cette bague, insista-t-il. On ne peut pas ignorer ces coïncidences. Et la
troisième personne visée par la plainte encore vivante n’est autre que Roland
Chaperon…
Il vit la proc pâlir.
— Dans ce cas, il y a une priorité, s’empressa-t-elle de dire.
— Oui. Nous devons tout mettre en œuvre pour retrouver le maire et le
mettre sous protection policière – sans perdre une minute. (Il consulta sa
montre.) Aussi, je suggère que nous levions la séance.
Espérandieu écoutait les Gutter Twins chanter The Stations lorsque Margot
Servaz émergea du lycée. Assis dans l’ombre de la voiture banalisée, il parcourut
des yeux la foule des adolescents qui se répandait à la sortie de
l’établissement. Il ne lui fallut pas dix secondes pour la repérer. En plus d’un
blouson de cuir et d’un short rayé, la fille de Martin arborait ce jour-là des
extensions capillaires violettes dans ses cheveux noirs, des leggings en résille sur
ses longues jambes et d’énormes guêtres en fourrure autour des chevilles qui
donnaient l’impression qu’elle se rendait au lycée en après-skis. Elle était aussi
aisément repérable qu’un indigène coupeur de têtes dans un dîner en
ville. Espérandieu pensa à Samira. Il vérifia la présence de son appareil photo
numérique sur le siège passager et lança l’application « dictaphone » sur son
iPhone, qui diffusait en boucle l’album Saturnalia.
« 17 heures. Sortie du lycée. Parle avec ses camarades de classe. »
À dix mètres de là, Margot riait et bavardait. Puis elle tira de son blouson une
blague à tabac. Pas bon ça, pensa Espérandieu. Elle entreprit de se rouler une
cigarette en écoutant les propos de ses voisines. Tu fais ça avec
dextérité, constata-t-il. Apparemment, tu as l’habitude. Tout à coup, il se fit
l’effet d’un putain de voyeur reluquant des minettes à la sortie de
l’école. Merde, Martin, tu fais chier ! Vingt secondes plus tard, un scooter se
garait devant le petit groupe.
Espérandieu fut immédiatement en alerte.
Il vit le pilote ôter son casque et parler directement à la fille de son
patron. Celle-ci jeta sa cigarette sur le trottoir et l’écrasa sous son talon. Puis elle
enfourcha le tansad du scooter.
Tiens, tiens… « Part en scooter avec individu dix-sept/dix-huit ans. Cheveux
noirs. Pas du lycée. »
Espérandieu hésitait à prendre une photo. Trop près. Il risquait de se faire
repérer. Vu d’ici, le garçon avait une belle petite gueule et des cheveux dressés
en l’air avec du gel extra-fort. Il remit son casque et en tendit un deuxième à
Margot. Était-ce lui le petit salaud qui la frappait et lui brisait le cœur ? Le
scooter démarra. Espérandieu déboîta pour se lancer à sa poursuite. Le garçon
conduisait vite – et dangereusement. Il slalomait entre les voitures, faisait décrire
à sa bécane des zigzags intempestifs tout en tournant la tête et en gueulant pour
se faire entendre de sa passagère. Un jour ou l’autre, la réalité va se rappeler
méchamment à toi, amigo…
À deux reprises, Espérandieu crut l’avoir perdu, mais il le rattrapa un peu
plus loin. Il se refusait à utiliser le gyrophare ; d’abord pour ne pas se faire
repérer, ensuite parce que cette mission n’avait absolument rien d’officiel et qu’il
ne se considérait pas comme en service.
Finalement, le scooter s’immobilisa devant une villa entourée par un jardin et
une haute haie touffue. Espérandieu reconnut tout de suite l’adresse : il était déjà
venu ici en compagnie de Servaz. C’était là qu’habitaient Alexandra, l’ex-femme
de Martin, et son connard de pilote de ligne.
Et, par conséquent, Margot.
Laquelle descendit du scooter et retira son casque. Les deux jeunes gens
discutèrent calmement pendant un moment, elle debout sur le bord du trottoir, lui
assis sur sa bécane, et Espérandieu se dit qu’il allait finir par se faire repérer : il
était garé dans la rue déserte à moins de cinq mètres des
adolescents. Heureusement pour lui, ils étaient bien trop absorbés par leur
conversation. Espérandieu constata que tout se passait dans le calme. Pas de
cris, pas de menaces. Au contraire, des éclats de rire et des hochements de tête
complices. Et si Martin s’était planté ? Peut-être que le métier de flic l’avait
rendu parano, après tout. Puis la fille de Martin se pencha et embrassa son pilote
sur les deux joues. Celui-ci fit pétarader son engin avec un entrain qui donna
envie à Espérandieu de descendre le verbaliser, puis il disparut.
Et merde ! Pas le bon ! Vincent songea qu’il venait de perdre une heure de
son temps. Il lança contre son patron une imprécation silencieuse, fit demi-tour
et repartit par où il était venu.
Servaz regardait la façade éteinte entre les arbres. Blanche, imposante, toute
en hauteur, avec des balcons de bois ouvragé et des volets façon chalet à tous les
étages. Un toit pentu terminé par une pointe et un fronton de bois triangulaire
sous l’avant-toit. Typique de l’architecture montagnarde. Enfouie tout en haut du
jardin en pente, à l’ombre de grands arbres, dans ce quartier résidentiel, elle ne
recevait pas la lumière de la rue. Il y avait en elle quelque chose de subtilement
menaçant. Ou bien était-ce son imagination ? Il se souvint d’un passage
de La Chute de la maison Usher : « Je ne sais comment ça se fait, mais au
premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable
tristesse pénétra mon âme. »
Il se tourna vers Ziegler.
— Confiant ne répond toujours pas ?
Ziegler remit son cellulaire dans sa poche et fit signe que non. Servaz poussa
le portail rouillé, qui grinça sur ses gonds. Ils remontèrent l’allée. Des traces de
pas dans la neige, personne n’avait pris la peine de la balayer. Servaz grimpa les
marches du perron. Sous la marquise de verre, il tourna la
poignée. Verrouillée. Pas la moindre lumière à l’intérieur. Il se retourna : la
ville, en bas, s’étalait ; les décorations de Noël palpitaient comme le cœur vivant
de la vallée. Une lointaine rumeur de voitures et de klaxons, mais ici, tout était
très silencieux. Dans ce vieux quartier résidentiel perché sur les hauteurs
régnaient l’insondable tristesse et le calme écrasant des existences
bourgeoises claquemurées. Ziegler le rejoignit en haut du perron.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Servaz regarda autour de lui. De chaque côté du perron, la maison reposait
sur un soubassement en pierre meulière percé de deux soupiraux. Impossible
d’entrer par là : chaque soupirail était protégé par des barreaux de fer. Mais les
volets des deux grandes fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouverts. Il avisa un
petit abri de jardin en forme de chalet dans un coin, derrière un
buisson. Redescendit du perron et marcha jusqu’à lui. Pas de cadenas. Il ouvrit la
porte de l’abri. Un parfum de terre remuée. Dans l’ombre, des râteaux, des
pelles, des bacs à fleurs, un arrosoir, une brouette, une échelle… Servaz revint
vers la maison, l’échelle d’aluminium sous le bras. Il la posa contre la façade et
grimpa à hauteur de fenêtre.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Sans répondre, il tira sur sa manche et donna un coup de poing dans l’un des
carreaux. Il dut s’y reprendre à deux fois.
Puis, le poing toujours enfoui dans sa manche, il écarta les morceaux de
verre, tourna la poignée de la crémone et poussa la fenêtre. Il s’attendait à
entendre le hurlement strident d’un système d’alarme, mais rien ne vint.
— Tu sais qu’un avocat pourrait annuler toute la procédure à cause de ce que
tu viens de faire ? lança Ziegler en bas de l’échelle.
— Pour l’instant, l’urgence c’est de trouver Chaperon vivant. Pas de le faire
condamner. Disons qu’on a trouvé cette fenêtre comme ça et qu’on en a
profité…
— NE BOUGEZ PAS !
Ils se retournèrent comme un seul homme. Plus bas dans l’allée, entre les
deux sapins, une ombre braquait un fusil sur eux.
— Levez les mains ! Pas un geste !
Au lieu d’obtempérer, Servaz plongea la sienne dans sa veste et brandit sa
carte avant de redescendre de l’échelle.
— Te fatigue pas, mon vieux : police.
— Depuis quand la police entre par effraction chez les gens ? demanda
l’homme en abaissant son fusil.
— Depuis qu’on est pressés, dit Servaz.
— Vous cherchez Chaperon ? Il n’est pas là. On l’a pas vu depuis deux jours.
Servaz avait reconnu le personnage : le « concierge autoproclamé » cher au
juge Saint-Cyr. Il y en avait un comme ça dans chaque rue ou presque. Le type
qui se mêlait de la vie des autres du seul fait qu’ils étaient venus s’installer à côté
de chez lui. À cause de ça, il s’estimait en droit de les surveiller, de les espionner
par-dessus sa haie, surtout s’ils présentaient un profil suspect. Étaient considérés
comme suspects aux yeux du concierge autoproclamé les couples
homosexuels, les mères célibataires, les vieux garçons timides et renfermés
et, plus généralement, tous ceux qui le regardaient de travers et qui ne
partageaient pas ses idées fixes. Très utile dans les enquêtes de voisinage. Même
si Servaz n’éprouvait pour cette sorte d’individu que le plus profond mépris.
— Tu ne sais pas où il est parti ?
— Non.
— Quel genre de type c’est ?
— Chaperon ? Un bon maire. Et un type réglo. Poli, souriant, toujours un
mot aimable. Toujours prêt à s’arrêter pour discuter. Carré dans sa tête. Pas
comme l’autre coco, là-bas.
Il désignait l’une des maisons, un peu plus bas dans la rue. Servaz devina
que « l’autre coco là-bas » était devenu la cible préférée du concierge
autoproclamé. L’un n’allait pas sans l’autre. Il eut presque envie de dire
que « l’autre coco là-bas » n’avait sûrement jamais fait l’objet d’une plainte pour
chantage sexuel. C’était le problème avec les concierges autoproclamés : c’était
à la tête du client, ils se trompaient souvent de cible. Et ils allaient généralement
par deux : mari et femme – un duo redoutable.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit l’homme sans cacher sa curiosité. Après ce
qui est arrivé, tout le monde se barricade. Sauf moi. Qu’il y vienne ce cinglé, je
l’attends de pied ferme.
— Merci, dit Servaz. Rentre chez toi.
L’homme grommela quelque chose et fit demi-tour.
— Si vous avez besoin d’autres renseignements, j’habite au
numéro 5 ! lança-t-il par-dessus son épaule. Lançonneur, c’est mon nom !
— Je n’aimerais pas l’avoir comme voisin, dit Ziegler en le regardant
s’éloigner.
— Tu devrais t’intéresser un peu plus à tes voisins, répliqua-t-il. Il y en a
sûrement un comme ça. Des types comme lui, il y en a partout. Allons-y.
Il remonta sur l’échelle et pénétra dans la maison.
Le verre cassé craqua sous ses semelles. Un canapé en cuir, des tapis sur le
parquet, des murs lambrissés, un bureau, le tout plongé dans la
pénombre. Servaz trouva le commutateur et alluma le lustre du plafond. Ziegler
apparut en haut de l’échelle, devant la fenêtre qu’elle enjamba. Derrière elle, les
lumières de la vallée étaient visibles entre les arbres. Elle regarda autour
d’elle. Selon toute évidence, ils se trouvaient dans le bureau de Chaperon ou de
son ex-épouse. Des étagères, des livres, des photos anciennes sur les murs. Elles
représentaient des paysages de montagne, des bourgades pyrénéennes au début
du siècle précédent, des rues où passaient des hommes coiffés de chapeaux et
des fiacres. Servaz se souvint qu’il fut un temps où les stations thermales des
Pyrénées attiraient la fine fleur des curistes parisiens, où elles étaient parmi les
plus élégantes villégiatures de montagne, au même titre que Chamonix, Saint-
Moritz ou Davos.
— D’abord, essayer de trouver Chaperon, dit-il. En espérant qu’il ne soit pas
pendu quelque part. Ensuite, on fouille tout.
— Et on cherche quoi ?
— On le saura quand on l’aura trouvé.
Il sortit du bureau.
Un couloir.
Un escalier dans le fond.
Il ouvrit les portes, une par une. Salon. Cuisine. Toilettes. Salle à manger.
Un vieux tapis maintenu par des tringles étouffa ses pas dans
l’escalier. Comme le bureau, la cage d’escalier était lambrissée de bois blond. Il
y avait, sur les murs, d’anciens piolets, des crampons à pointes de métal pour la
glace, des souliers en cuir, des skis rudimentaires du vieux matériel d’alpinisme
et de montagne, datant de l’époque des pionniers. Servaz s’arrêta pour observer
un cliché : un alpiniste debout au sommet d’un éperon rocheux, vertical et étroit
comme une colonne de stylite. Il sentit aussitôt son ventre se nouer. Comment
faisait cet homme pour n’éprouver aucun vertige ? Il était là, debout au bord du
vide, et il souriait vers le photographe qui se tenait sur une autre hauteur, comme
si de rien n’était. Puis il s’aperçut que l’alpiniste défiant les cimes n’était autre
que Chaperon lui-même. Sur un autre cliché, il était suspendu sous un
surplomb, assis tranquillement dans un baudrier, tel un oiseau sur une
branche, au-dessus de centaines de mètres de vide. Retenu d’une chute fatale par
un filin dérisoire. On devinait une vallée avec une rivière et des villages en
dessous.
Servaz aurait aimé demander au maire ce que cela faisait de se retrouver dans
cette situation. Et, accessoirement, ce que cela faisait d’être la cible d’un
tueur. Était-ce le même genre de vertige ? Tout l’intérieur de la maison était un
temple dédié à la montagne et au dépassement de soi. Le maire n’était
visiblement pas de la même trempe que le pharmacien. Il était taillé dans un tout
autre bois. Cette image confirmait la première impression que Servaz avait eue à
la centrale : un homme de petite taille mais solide comme un roc, amateur de
nature et d’activité physique, avec sa crinière blanche et léonine et son teint
perpétuellement mordoré.
Puis il revit Chaperon sur le pont et dans la voiture : un type mort de
trouille, aux abois. Entre les deux images : le meurtre du pharmacien. Servaz
réfléchit. La mort du cheval, malgré son caractère atroce, ne l’avait pas mis dans
le même état. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait d’un cheval ? Ou bien parce qu’il
ne se sentait pas visé à ce moment-là ? Il reprit son exploration, tenaillé par le
sentiment d’urgence qui l’habitait depuis l’épisode des télécabines. À
l’étage, une salle de bains, un WC, deux chambres. L’une d’elles était la
chambre principale. Il en fit le tour et fut aussitôt assailli par une sensation
bizarre. Servaz parcourut la pièce du regard en fronçant les sourcils. Une idée le
préoccupait.
Une armoire. Une commode. Un lit à deux places. Mais, à en croire la forme
prise par le matelas, une seule personne dormait dedans depuis longtemps. Et
aussi une seule chaise, une seule table de nuit.
La chambre d’un homme divorcé, vivant seul. Il ouvrit l’armoire…
Des robes, des chemisiers, des jupes, des pulls et des manteaux de
femme. Et, en dessous, des paires de chaussures à talons…
Puis il passa un doigt sur la table de nuit : une épaisse couche de poussière –
comme dans la chambre d’Alice…
Chaperon ne dormait pas dans cette chambre.
C’était celle qu’avait occupée l’ex-Mme Chaperon avant son divorce.
Comme les Grimm, les Chaperon avaient fait chambre à part…
Il se sentit perturbé par cette idée. D’instinct, il sentit qu’il tenait quelque
chose. La tension était de nouveau là. Elle ne le quittait pas. Toujours cette
impression de danger. De catastrophe à venir. Il revit Perrault hurlant comme un
damné dans la télécabine et la tête lui tourna. Il dut s’agripper à l’angle du
lit. Soudain, un cri :
— MARTIN !
Il se précipita sur le palier. La voix de Ziegler. Elle venait d’en bas. Il
descendit l’escalier presque en courant. La porte de la cave sous l’escalier, elle
était ouverte. Servaz s’y engouffra. Il déboucha sur un vaste sous-sol aux murs
de parpaings bruts. Une pièce qui servait de chaufferie et de buanderie. Plongée
dans le noir. Il y avait de la lumière plus loin… Il se dirigea vers elle. Une
grande pièce éclairée par une ampoule nue. Son halo vaporeux laissait les
recoins dans l’ombre. Un établi, du matériel d’escalade accroché à de grands
panneaux de liège. Ziegler se tenait devant une armoire métallique ouverte. Un
cadenas pendait sur la porte.
— Qu’est-ce que… ?
Il s’interrompit. S’avança. À l’intérieur de l’armoire : une
cape noire imperméable avec une capuche et des bottes.
— Et ce n’est pas tout, dit Ziegler.
Elle lui tendit un carton à chaussures. Servaz l’ouvrit, le tint sous la clarté
faiblarde de l’ampoule. Il la reconnut aussitôt : la bague. Marquée « C S ». Et un
seul cliché racorni et jauni. Une photo ancienne. Dessus, on voyait quatre
hommes debout côte à côte et revêtus de la même cape qui se trouvait pendue à
un cintre dans l’armoire métallique, la même cape noire à capuche trouvée sur le
cadavre de Grimm, la même cape qui était suspendue dans la cabane au bord de
la rivière… Les quatre hommes avaient tous une partie du visage dissimulée
dans l’ombre des capuches, mais Servaz crut néanmoins reconnaître le menton
flasque de Grimm et la mâchoire carrée de Chaperon. Le soleil brillait sur les
quatre formes noires, ce qui rendait les capes encore plus sinistres et
déplacées. On distinguait un paysage estival, une vision bucolique tout autour –
on pouvait presque entendre les oiseaux chanter. Mais le mal était là, songea
Servaz. Presque palpable : dans ce paysage boisé inondé de soleil, sa présence
matérialisée dans ces quatre silhouettes était encore plus évidente. Le mal
existe, songea-t-il, et ces quatre hommes en étaient l’une des innombrables
incarnations.
Il commençait à entrevoir un schéma, une structure possible.
Selon lui, ces hommes avaient une passion commune : la montagne, la
nature, les randonnées et les bivouacs. Mais aussi une autre, plus secrète et plus
sinistre. Isolés au fond de ces vallées, bénéficiant d’une impunité totale, exaltés
par les sommets grandioses qu’ils tutoyaient, ils avaient fini par se croire
intouchables. Il comprit qu’il s’approchait de la source – celle d’où tout le reste
découlait. Au fil des ans, ils étaient devenus une sorte de minisecte, vivant en
vase clos dans ce coin des Pyrénées où le bruit du monde n’arrivait qu’à travers
la télé et les journaux, isolés non seulement géographiquement mais
psychologiquement du reste de la population, et même de leurs conjoints – d’où
ces divorces et ces haines recuites.
Jusqu’à ce que la réalité les rattrape.
Jusqu’au premier sang.
Là, la bande s’était égaillée, apeurée, comme un vol d’étourneaux. Et elle
était apparue pour ce qu’elle était : de pauvres types terrifiés, des lâches, des
minables. Brutalement chus de leur piédestal.
Désormais, les montagnes n’étaient plus les témoins grandioses de leurs
crimes impunis, mais le théâtre de leur châtiment. Qui était le justicier ? De quoi
avait-il l’air ? Où se cachait-il ?
Gilles Grimm.
Serge Perrault.
Gilbert Mourrenx – et Roland Chaperon.
Le « club » de Saint-Martin.
Une question le tourmentait. Quelle était la nature exacte de leurs
crimes ? Car, pour Servaz, il ne faisait plus de doute que Ziegler avait raison : le
chantage exercé sur cette fille ne représentait que la partie émergée d’un iceberg
dont il redoutait à présent de découvrir toute la sinistre nature. En même
temps, il sentait quelque part un obstacle, un détail qui n’entrait pas dans le
schéma. Trop simple, trop évident, se dit-il. Il y avait un écran qu’ils ne voyaient
pas – derrière se cachait la vérité.
Servaz s’approcha du soupirail qui donnait sur le jardin obscur. Dehors, il
faisait nuit noire.
Le ou les justiciers étaient là. Dans la nuit. Prêts à frapper. Cherchant sans
doute comme eux à retrouver Chaperon. Où le maire se planquait-il ? Loin
d’ici – ou tout près ?
Soudain, une autre question le frappa. Le club des salauds se réduisait-il aux
quatre hommes présents sur la photo ou comptait-il d’autres membres ?
19 heures. Diane eut tout à coup très faim et elle fila vers la petite cantine
où, le soir, était assuré un menu unique pour la poignée de membres du
personnel qui ne rentraient pas chez eux. Elle salua en passant deux gardes qui
dînaient à une table près de l’entrée et elle prit un plateau.
Elle grimaça en jetant un coup d’œil à travers les vitres du comptoir des plats
chauds « Poulet/Frites ». Elle allait devoir s’organiser si elle voulait manger
équilibré et ne pas se retrouver avec dix kilos de plus à la fin de son
séjour. Comme dessert, elle choisit une salade de fruits. Elle mangea près de la
vitre en contemplant le paysage nocturne. De petites lampes disposées autour
du bâtiment éclairaient la neige au ras du sol, sous les sapins. L’effet était
féerique.
Les deux gardes partis, elle se retrouva seule dans la salle silencieuse et
déserte – même l’employée derrière les comptoirs avait disparu – et une vague
de tristesse et de doute s’abattit sur elle. Elle avait pourtant été plus d’une fois
seule dans sa chambre d’étudiante, à réviser et à travailler pendant que les autres
désertaient l’université pour se répandre dans les pubs et les dancings de
Genève. Mais jamais elle ne s’était sentie aussi loin de chez
elle. Aussi isolée. Aussi perdue. C’était pareil tous les soirs, ici, lorsque la nuit
tombait.
Elle se secoua, en colère contre elle-même. Où étaient passées sa lucidité, ses
connaissances humaines, psychologiques, physiologiques ? Est-ce qu’elle ne
pouvait pas pousser l’auto-observation un peu plus loin au lieu de se laisser aller
à ses émotions ? Était-elle tout simplement inadaptée ici ? Elle connaissait
l’équation de base : inadaptation = tiraillement = angoisse. Elle balaya cet
argument d’un revers de manche. Elle n’ignorait pas l’origine de son
malaise. Cela n’avait rien à voir avec elle. C’était dû à ce qui se passait ici. Elle
n’aurait pas l’esprit en paix tant qu’elle n’en saurait pas davantage. Elle se leva
et déposa son plateau sur le petit tapis roulant. Les couloirs étaient tout aussi
déserts que la cantine elle-même.
Elle tournait l’angle de celui menant à son bureau lorsqu’elle
s’immobilisa. Elle eut l’impression qu’on lui versait un fluide réfrigérant dans
l’estomac. Xavier était dans le couloir. Il refermait lentement la porte de son
bureau – son bureau à elle… Il jeta un coup d’œil rapide à droite et à gauche et
elle se rejeta vivement derrière le mur. À son grand soulagement, elle l’entendit
partir dans l’autre sens.
Servaz quitta Saint-Martin peu après 20 heures. Une demi-heure plus tard, il
laissait la D 825 et s’élançait sur l’A 64. La fatigue lui tomba dessus alors qu’il
filait sur l’autoroute, feux de croisement allumés, ébloui par les phares des
voitures qui venaient en face. Il se gara sur une aire, entra dans la supérette et se
servit un café aux distributeurs. Après quoi il prit une canette de Red Bull dans
un grand frigo, la paya à la caisse, la décapsula et la but entièrement en regardant
les couvertures des magazines et la une des journaux sur les présentoirs avant de
rejoindre sa voiture.
Quand il parvint à Toulouse, il tombait une pluie fine. Il salua le planton, se
gara sur le parking et fila vers les ascenseurs. Il était 21 h 30 quand il pressa le
bouton du dernier étage. D’ordinaire, Servaz l’évitait. Ses couloirs lui
rappelaient un peu trop le séjour qu’il avait effectué, à ses débuts, à la direction
générale de la police nationale – laquelle était pleine de gens qui ne
connaissaient d’autre police que celle qui concernait les caractères de leur
traitement de texte et qui accueillaient toute demande émanant des policiers de
base comme s’il s’agissait d’une nouvelle souche du virus Ébola. À cette
heure, la plupart des employés étaient rentrés chez eux et les couloirs étaient
déserts. Il fit le rapprochement entre ces couloirs feutrés et l’atmosphère
chaotique de tension permanente qui régnait à l’étage de sa brigade. Bien
sûr, Servaz avait aussi croisé un grand nombre de gens compétents et efficaces à
la direction générale. Ceux-là se mettaient rarement en avant. Et ils arboraient
encore plus rarement la dernière mode en matière de cravates. Il se remémora en
souriant la théorie d’Espérandieu : son adjoint estimait qu’à partir d’un certain
taux de costards-cravates au mètre carré on entrait dans ce qu’il appelait
la « zone de compétence raréfiée », encore nommée par lui « zone des décisions
absurdes », « zone du tirage de couverture à soi » ou « zone des parapluies
ouverts ».
Il consulta sa montre et décida de faire attendre Vilmer cinq minutes de
plus. Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion de faire patienter un
type qui passait son temps à se regarder le nombril. Il en profita pour entrer dans
le local où se trouvaient les distributeurs de boissons et glissa une pièce dans la
machine à café. Trois personnes – deux hommes et une femme – bavardaient
autour d’une table. À son entrée, les conversations baissèrent de quelques
décibels ; quelqu’un fit une blague à voix basse. L’humour, se dit Servaz. Son
ex-femme lui avait dit un jour qu’il en manquait. Peut-être était-ce vrai. Était-ce
pour autant la preuve d’un manque d’intelligence ? Pas s’il en croyait le nombre
d’imbéciles qui excellaient dans ce domaine. Mais c’était certainement le signe
d’une faille psychologique. Il poserait la question à Propp. Servaz commençait à
trouver le psy sympathique, malgré son côté pontifiant. Son énième café avalé, il
ressortit du local où les conversations reprirent. La femme éclata de rire derrière
lui. Un rire artificiel, sans grâce, qui lui mit les nerfs à vif.
Le bureau de Vilmer se trouvait quelques mètres plus loin. Sa secrétaire
accueillit Servaz avec un sourire affable.
— Entrez. Il vous attend.
Servaz se dit que ça n’augurait rien de bon tout en se demandant si la
secrétaire de Vilmer récupérait ses heures supplémentaires. Vilmer était un type
mince, avec un bouc bien taillé, une coupe de cheveux impeccable et un sourire
de commande perpétuellement collé aux lèvres comme un herpès tenace. Il
arborait toujours le nec plus ultra en matière de chemises, de cravates, de
costumes et de chaussures, avec un penchant pour les tons chocolat, marron
glacé et violet. Servaz le considérait comme la preuve vivante qu’un imbécile
peut grimper haut s’il a d’autres imbéciles au-dessus de lui.
— Asseyez-vous, dit-il.
Servaz se laissa tomber dans le fauteuil de cuir noir. Vilmer paraissait
mécontent. Il joignit les doigts sous son menton et le regarda un moment sans
rien dire, d’un air qui se voulait à la fois profond et réprobateur. Il n’aurait pas
décroché le moindre oscar à Hollywood et Servaz lui rendit son regard avec un
petit sourire. Ce qui eut le don d’exaspérer le divisionnaire.
— Vous trouvez que la situation prête à rire ?
Comme tout le monde au SRPJ, Servaz savait que Vilmer avait fait toute sa
carrière planqué derrière un bureau. Il ne connaissait rien au terrain, à part un
bref passage aux mœurs à ses débuts. Il se murmurait qu’il était alors la risée et
la tête de Turc de ses collègues.
— Non, monsieur.
— Trois meurtres en huit jours !
— Deux, rectifia Servaz. Deux et un cheval.
— Où en est l’enquête ?
— Huit jours d’investigation. Et nous avons failli coincer le tueur ce
matin, mais il a réussi à s’échapper.
— Vous l’avez laissé s’échapper, précisa le directeur. Le juge Confiant s’est
plaint de vous, ajouta-t-il aussitôt.
Servaz tressaillit.
— Comment ça ?
— Il s’est plaint à moi et à la chancellerie. Laquelle a aussitôt transmis au
directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur. Lequel m’a appelé moi.
Il marqua une brève pause.
— Vous me mettez dans une situation très embarrassante, commandant.
Servaz était abasourdi. Confiant était passé par-dessus la tête de
d’Humières ! Le petit juge n’avait pas perdu de temps !
— Vous me dessaisissez ?
— Bien sûr que non, répondit Vilmer comme si l’idée ne l’avait même pas
effleuré. Et puis, Catherine d’Humières a pris votre défense avec une certaine
éloquence, je dois dire. Elle estime que le capitaine Ziegler et vous faites du bon
travail.
Vilmer renifla, comme s’il lui en coûtait de répéter de telles inepties.
— Mais je vous mets en garde : cette affaire est suivie par des gens haut
placés. Nous sommes dans l’œil du cyclone. Pour l’instant, tout est calme. Mais
si vous échouez, attendez-vous à des retombées.
Servaz ne put s’empêcher de sourire. L’air de rien, dans son petit costume
chic, Vilmer faisait dans son froc. Car il savait pertinemment que
les « retombées » n’affecteraient pas que les enquêteurs.
— C’est un dossier sensible, ne l’oubliez pas.
À cause d’un cheval, pensa Servaz. C’est le cheval qui les intéresse. Il
refoula sa colère.
— C’est tout ? demanda-t-il.
— Non. Ce type, la victime, Perrault, il vous a appelé au secours ?
— Oui.
— Pourquoi vous ?
— Je ne sais pas.
— Vous n’avez pas essaye de le dissuader de monter là-haut ?
— Je n’en ai pas eu le temps.
— Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de suicidés ? Qu’est-ce que ça
vient faire là-dedans ?
— Pour l’instant, nous n’en savons rien. Mais Hirtmann y a fait allusion
quand nous avons été le voir.
— Comment ça ?
— Eh bien, il m’a… conseillé de m’intéresser aux suicidés.
Le directeur le considéra avec un ahurissement non feint, cette fois.
— Vous voulez dire que c’est ce Hirtmann qui vous dit comment mener votre
enquête ?
Le front de Servaz se plissa.
— C’est une façon de voir les choses un peu… réductrice.
— Réductrice ? (Vilmer avait élevé le ton.) J’ai l’impression que cette
enquête part dans tous les sens, commandant ! Vous
avez l’ADN d’Hirtmann, non ? Que vous faut-il de plus ? Puisqu’il n’a pas pu
quitter l’Institut, c’est qu’il a un complice à l’intérieur. Trouvez-le !
Merveilleux comme les choses ont l’air simples quand on les regarde de
loin, quand on omet les détails et quand on n’y connaît rien, se dit
Servaz. Mais, sur le fond, Vilmer avait raison.
— Qu’est-ce que vous avez comme piste ?
— Il y a quelques années une plainte a été déposée contre Grimm et Perrault
pour un chantage… un chantage sexuel.
— Et alors ?
— Ils n’en étaient sûrement pas à leur coup d’essai. Il se peut même qu’ils
aient été plus loin que ça avec d’autres femmes. Ou avec des adolescents… Ça
pourrait être le mobile que nous cherchons.
Servaz était conscient qu’il avançait sur un terrain mouvant, pour lequel ils
disposaient de fort peu d’éléments, mais il était un peu tard pour faire machine
arrière.
— Une vengeance ?
— Quelque chose comme ça.
Son attention fut attirée par une affiche derrière Vilmer. Un urinoir. Servaz le
reconnut : Marcel Duchamp. L’expo dada du Centre Georges-Pompidou en
2006. Bien en évidence. Comme pour démontrer aux visiteurs que celui qui
travaillait ici était un homme à la fois cultivé, passionné d’art et plein d’humour.
Le directeur réfléchit une seconde.
— Quel rapport avec le cheval de Lombard ?
Servaz hésita.
— Eh bien, si nous partons de l’hypothèse d’une vengeance, il faut croire que
ces gens – les victimes – ont fait quelque chose de très moche, dit-il, répétant
presque mot pour mot les paroles d’Alexandra. Et surtout qu’ils l’ont fait
ensemble. Dans le cas de Lombard, ne pouvant l’atteindre directement, le ou les
assassins s’en seraient pris à son cheval.
Vilmer avait pâli d’un coup.
— Ne me dites pas… Ne me dites pas… que vous soupçonnez Éric Lombard
de s’être livré lui aussi à des… à des…
— À des abus sexuels, l’aida Servaz, tout en ayant conscience qu’il poussait
l’enquête et le bouchon un peu loin, mais la peur qu’il lut pendant un instant
dans les yeux de son patron lui fit l’effet d’un aphrodisiaque. Non, pour le
moment rien de tel. Mais il y a forcément un lien entre lui et les autres, un lien
qui l’a rangé parmi les victimes.
Il avait au moins réussi une chose : il avait cloué le bec à Vilmer.
Servaz les contempla un long moment sans réagir. Est-ce qu’il ne rêvait
pas ? Le journal d’Alice… Il était resté là pendant des années, à l’insu de
tous. Encore une chance que Gaspard Ferrand eût conservé la chambre de sa fille
intacte. Avec d’infinies précautions, il détacha le ruban adhésif qui s’était
desséché et racorni et il extirpa les carnets de l’appareil.
— Qu’est-ce que c’est ? dit une voix derrière lui.
Servaz se retourna. Ferrand fixait les carnets. Son œil étincelait comme celui
d’un rapace. Il brûlait d’une curiosité presque malsaine. Le policier ouvrit le
premier carnet et y jeta un coup d’œil. Il lut les premiers mots. Son cœur
s’emballa : Samedi 12 août… C’est bien ça…
— On dirait un journal.
— C’était là-dedans ? dit Ferrand, stupéfait. Pendant toutes ces
années, c’était là-dedans ? !
Servaz hocha la tête. Il vit les yeux du professeur s’emplir de larmes, son
visage se tordre en une grimace de désolation et de douleur. Servaz se sentit tout
à coup très mal à l’aise.
— Je dois les examiner, dit-il. Il y a peut-être l’explication à son geste dans
ces pages, qui sait ? Ensuite, je vous les rendrai.
— Vous y êtes arrivé, murmura Ferrand d’une voix blanche. Vous avez réussi
là où nous avons tous échoué… C’est incroyable… Comment… comment avez-
vous deviné ?
— Pas encore, le tempéra Servaz. C’est trop tôt.
22
Ils arrivent toujours les nuits d’orage, les dégueulasses, quand il pleut. Sans
doute pour être sûrs que personne ne vienne à la colonie pendant qu’ils y
sont. Car qui aurait l’idée de venir dans cette vallée après minuit quand il pleut
à seaux renversés ?
Ils pataugent avec leurs bottes immondes dans la boue du chemin et puis ils
laissent leurs traces boueuses dans les couloirs et ils souillent tout ce qu’ils
touchent, ces gros porcs.
Ils ont des rires gras, des voix fortes : j’en connais au moins une.
En lisant cette dernière phrase, Servaz avait tressailli. Il avait parcouru les
carnets en tous sens, en tournant fébrilement les pages – mais nulle part il n’avait
trouvé une autre allusion à l’identité des bourreaux, à un moment donné, il était
également tombé sur ces mots « Ils ont fait ça chacun leur tour. » Des mots qui
l’avaient laissé comme tétanisé, incapable de pousser plus loin. Il avait dormi
quelques heures puis il avait repris sa lecture. En relisant certains passages, il en
avait conclu qu’Alice avait été violée une seule fois – ou plutôt une seule
nuit –, qu’elle n’avait pas été la seule à l’être cette nuit-là, et que les hommes
étaient venus au camp une demi-douzaine de fois au cours de ce même
été. Pourquoi n’avait-elle rien dit ? Pourquoi aucun des enfants n’avait donné
l’alerte ? À certaines mentions, Servaz crut comprendre qu’un enfant était
mort, tombé dans un ravin, cet été-là. Un exemple, un avertissement pour les
autres ? Était-ce pour cela qu’ils s’étaient tus ? Parce qu’ils avaient été menacés
de mort ? Ou bien parce qu’ils avaient honte et qu’ils se disaient qu’on ne les
croirait pas ? En ces temps-là, les dénonciations étaient rarissimes. À toutes ces
questions, le journal n’apportait pas de réponse.
Il y avait aussi des poèmes qui témoignaient du même talent précoce que les
dessins même si elle avait moins cherché à parer son texte de qualités littéraires
qu’à exprimer l’horreur de ce qu’elle avait subi :
Un détail – sinistre entre tous – avait attiré l’attention de Servaz : dans son
exposition des faits, Alice évoquait à plusieurs reprises le bruit des capes, le
crissement du tissu imperméable noir lorsque ses agresseurs bougeaient ou se
déplaçaient. « Ce bruit, écrivait-elle, je ne l’oublierai jamais. Il veut dire pour
toujours une chose : le mal existe, et il est bruyant. » Cette dernière phrase avait
plongé Servaz dans un abîme de réflexion. En poursuivant sa lecture, il comprit
pourquoi il n’avait trouvé aucun journal dans la chambre d’Alice, aucun écrit
d’aucune sorte qui fût de sa main :
J’ai tenu un journal. J’y racontais ma petite vie d’avant, jour après jour. Je
l’ai déchiré et jeté. Quel sens cela aurait de tenir un journal après ça ? Non
seulement ces pourritures ont bousillé mon futur, mais ils ont aussi salopé à
jamais mon passé.
— Pas de doute, dit Delmas. Il a bien été jeté dans le vide, la sangle autour
du cou. Contrairement au pharmacien, on observe des lésions bulbaires et
médullaires significatives, et aussi des lésions des cervicales dues au choc.
Servaz évitait de regarder le corps de Perrault couché sur le ventre, la nuque
et l’arrière du crâne ouverts. Les circonvolutions de la matière grise et la moelle
épinière luisaient comme de la gelée sous les lampes de la salle d’autopsie.
— Pas de traces d’hématomes ni de piqûres, poursuivit le légiste, mais
puisque vous l’avez vu conscient dans la cabine juste avant… En somme, il a
suivi son assassin de son plein gré.
— Plus vraisemblablement sous la menace d’une arme, dit Servaz.
— Ça, ce n’est pas de mon ressort. On va quand même faire un examen
sanguin. Le sang de Grimm vient de révéler la présence de traces infimes de
flunitrazépam. C’est un dépresseur dix fois plus puissant que le Valium, réservé
aux troubles du sommeil sévères et commercialisé sous le nom de Rohypnol. Il
est aussi utilisé comme anesthésique. Grimm étant pharmacien, peut-être avait-il
recours à ce médicament pour soigner ses insomnies. Possible… Seulement, ce
médicament est classé parmi les « drogues du viol » parce qu’il provoque des
amnésies et diminue fortement l’inhibition, surtout s’il est associé à de
l’alcool, et aussi parce qu’il est inodore, incolore et sans saveur et qu’il se
retrouve rapidement dans les urines et très peu dans le sang, ce qui le rend
quasiment indétectable : toute trace chimique a disparu au bout de vingt-quatre
heures.
Servaz émit un petit sifflement.
— Le fait qu’on n’en ait trouvé que des traces très faibles est d’ailleurs dû au
laps de temps écoulé entre l’absorption et le moment où le prélèvement sanguin
a été effectué. Le Rohypnol peut être administré par voie orale ou
intraveineuse, avalé, mâché, dissous dans une boisson… Il est probable que
l’agresseur a utilisé ce produit pour rendre sa victime plus malléable et plus
facile à contrôler. Le type que vous cherchez est un fanatique du
contrôle, Martin. Et il est très très malin.
Delmas retourna le corps et le mit sur le dos. Perrault n’avait plus cette
expression terrifiée que Servaz lui avait vue dans la télécabine. À la place, il
tirait la langue. Le légiste s’empara d’une scie électrique.
— Bon, je crois que j’en ai assez vu, dit le flic. De toute façon, on sait déjà
ce qui s’est passé. Je lirai votre rapport.
— Martin, l’appela Delmas au moment où il s’apprêtait à quitter la salle.
Il se retourna.
— Vous avez une sale tête, lança le légiste, la scie à la main, tel un bricoleur
du dimanche. Ne faites pas de cette histoire une affaire personnelle.
Servaz hocha la tête et sortit. Dans le couloir, il regarda le cercueil capitonné
qui attendait Perrault à la sortie de la chambre mortuaire. Il émergea des sous-
sols de l’hôpital sur la rampe en béton et aspira à grandes goulées l’air pur du
dehors. Mais le souvenir de l’odeur composite de formol, de désinfectant et de
cadavre resterait longtemps collé à ses narines. Son portable sonna au moment
où il déverrouillait la Jeep. C’était Xavier.
— J’ai la liste, annonça le psychiatre. De ceux qui ont été en contact avec
Hirtmann. Vous la voulez ?
Servaz regarda les montagnes.
— Je passe la prendre, répondit-il. À tout de suite.
Le ciel était sombre mais il ne pleuvait plus lorsqu’il prit la direction de
l’Institut et des montagnes. Sur le bord de la route, dans chaque virage, des
feuilles jaunes et rousses, derniers vestiges de l’automne, se détachaient de la
neige et s’envolaient au passage de la Jeep. Un vent aigre agitait les branches
nues, qui griffaient la carrosserie comme des doigts décharnés. Au volant de la
Cherokee, il repensa à Margot. Est-ce que Vincent s’était occupé de la suivre ? Il
pensa ensuite à Charlène Espérandieu, au garçon nommé Clément, à Alice
Ferrand… Tout tournait, tout se mélangeait dans sa tête à mesure qu’il enfilait
les virages.
Son téléphone bourdonna une fois de plus. Il décrocha. C’était Propp.
— J’ai oublié de vous dire une chose : le blanc est important, Martin. Le
blanc des cimes pour le cheval, le blanc du corps mis à nu de Grimm, à nouveau
la neige pour Perrault. Le blanc est pour le tueur. Il y voit un symbole de
pureté, de purification. Cherchez le blanc. Je crois qu’il y a du blanc dans
l’entourage de l’assassin.
— Blanc comme l’Institut ? dit Servaz.
— Je ne sais pas. Nous avons écarté cette piste, non ? Désolé, je ne peux pas
vous en dire plus. Cherchez le blanc.
Servaz le remercia et raccrocha. Une boule dans la gorge. Une menace était
dans l’air, il le sentait.
Ce n’était pas fini.
III
BLANC
23
Servaz était assis contre un arbre. Il laissait la pluie rincer son visage et ses
cheveux. Accroupi à côté de lui, le psychiatre semblait tout aussi indifférent à la
pluie qui trempait son costume et à la boue sur ses chaussures cirées.
— Je descendais à Saint-Martin quand j’ai vu votre voiture. J’étais curieux
de savoir ce que vous faisiez là-dedans. Alors, j’ai décidé de venir jeter un coup
d’œil.
Le psy lui décocha un regard pénétrant et un demi-sourire.
— Je suis comme les autres : cette enquête, ces meurtres… Tout ça est
terrifiant, mais aussi très intrigant. Bref, je vous ai cherché et, tout à coup, je
vous ai vu là, allongé sur le sol, avec ce sac sur la tête et cette… corde ! Le type
a dû entendre ma voiture et il s’est tiré vite fait. Il n’avait sûrement pas prévu
qu’il serait dérangé.
— Un pi… piège, bégaya Servaz en se frottant le cou. Il m’a ten… tendu un
piège.
Il tira sur sa cigarette humide, qui grésilla. Tout son corps était agité de
tremblements. Le psy écarta délicatement le col de sa veste.
— Laissez-moi voir ça… C’est plutôt moche… Je vais vous conduire à
l’hôpital. Il faut soigner ça tout de suite. Et faire une radio des cervicales et du
larynx.
— Merci d’être pa… passé par là…
Assis à son bureau, Espérandieu réfléchissait. Une idée lui était venue après
l’appel de Marissa. Il n’avait cessé de repenser à la somme évoquée le matin
même au téléphone : 135 000 dollars. À quoi pouvait-elle bien correspondre ? À
première vue, ces 135 000 dollars n’avaient rien à voir avec leur enquête. À
première vue… Et puis, il avait eu cette idée.
Une idée si farfelue qu’au début il la repoussa.
Mais elle avait tenu bon. Elle s’obstinait. Qu’est-ce qu’il lui en coûtait de
vérifier ? À 11 heures, il s’était décidé et il avait cherché une information sur son
ordinateur. Puis il avait décroché son téléphone. La première personne qu’il avait
eue au bout du fil s’était d’abord montrée très réticente à lui fournir une réponse
claire. On ne discutait pas de ces questions au téléphone, même avec un
flic. Lorsqu’il cita le chiffre de 135 000 dollars, il reçut cependant confirmation
que c’étaient à peu près les tarifs qu’ils pratiquaient pour la distance considérée.
Espérandieu sentit son excitation croître asymptotiquement.
Il passa une demi-douzaine de coups de fil au cours de la demi-heure
suivante. Les premiers ne donnèrent rien. Chaque fois, il obtenait la même
réponse : non, il n’y avait rien eu de tel à la date indiquée. De nouveau, son idée
lui parut ridicule. Ces 135 000 dollars pouvaient correspondre à un tas de
choses. Et puis il venait de passer un dernier coup de fil et là : bingo ! Il écouta
la réponse de son interlocuteur avec, de nouveau, un mélange d’incrédulité et
d’excitation croissante. Et s’il avait mis dans le mille ? Était-ce possible ? Une
petite voix essayait de tempérer son enthousiasme : il pouvait s’agir, bien
sûr, d’une coïncidence. Mais il n’y croyait pas. Pas à cette date-
là, précisément. Quand il raccrocha, il n’en revenait toujours
pas. Incroyable ! En quelques coups de fil, il venait de faire faire à l’enquête un
prodigieux bond en avant.
Il regarda sa montre : 16 h 50. Il songea à en parler à Martin puis il changea
d’avis : il lui fallait une confirmation définitive. Il saisit son téléphone et
composa fébrilement un nouveau numéro. Cette fois, il tenait une piste.
— Comment tu te sens ?
— Pas terrible.
Ziegler le fixait. Elle avait l’air presque aussi bouleversée que lui. Des
infirmières entraient et sortaient de la chambre. Un médecin l’avait examiné et
on lui avait fait passer plusieurs radios avant de le ramener dans sa chambre sur
une civière roulante bien qu’il fût parfaitement en état de marcher.
Xavier attendait dans le couloir de l’hôpital, assis sur une chaise, que Ziegler
prenne sa déposition. Il y avait aussi un gendarme devant sa porte. Laquelle
s’ouvrit soudain en grand.
— Qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ? lança Cathy d’Humières en entrant
dans la chambre d’un pas vif et en s’approchant du lit.
Servaz essaya de la faire aussi brève que possible.
— Et vous n’avez pas vu son visage ?
— Non.
— Vous en êtes certain ?
— Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est costaud. Et qu’il sait s’y prendre
pour immobiliser quelqu’un.
Cathy d’Humières lui lança un long regard sombre.
— Là, ça ne peut plus durer, dit-elle. (Elle se tourna vers Ziegler.) Vous me
suspendez toutes les missions non urgentes et vous me collez tout le personnel
disponible sur cette affaire. On en est où pour Chaperon ?
— L’ex-femme de Chaperon n’a aucune idée de l’endroit où il se
trouve, répondit Ziegler.
Servaz se souvint que la gendarme devait se rendre à Bordeaux pour
rencontrer l’ex du maire.
— À quoi elle ressemble ? demanda-t-il.
— Le genre bourge. Snob, bronzée aux UV et trop maquillée.
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Tu l’as interrogée sur son ex ?
— Oui. C’est intéressant : dès que j’ai abordé le sujet, elle s’est fermée
comme une huître. Elle n’a émis que des banalités : l’alpinisme, la politique et
les amis qui accaparaient son mari, leur divorce par consentement mutuel, leurs
vies qui avaient fini par prendre des chemins divergents, etc. Mais j’ai senti
qu’elle passait le principal sous silence.
Servaz repensa soudain à la maison de Chaperon : ils faisaient chambre à
part… Comme Grimm et son épouse… Pourquoi ? Leurs épouses avaient-elles
découvert leur terrible secret ? Servaz eut tout à coup la conviction que, d’une
manière ou d’une autre, c’est ce qui s’était passé. Peut-être, sans doute
même, n’avaient-elles fait que soupçonner une partie de la vérité. Mais le mépris
de la veuve Grimm pour son mari et sa tentative de suicide, la répugnance de
l’ex-Mme Chaperon à évoquer sa vie privée avaient une source commune : ces
femmes connaissaient la profonde perversion et la noirceur de leurs
époux, même si elles ignoraient sans doute l’étendue de leurs crimes.
— Tu lui as parlé de ce qu’on a trouvé dans la maison ? demanda-t-il à
Ziegler.
— Non.
— Fais-le. Il n’y a plus une minute à perdre. Appelle-la et dis-lui que si elle
cache quelque chose et que son ex est retrouvé mort, elle sera la première
suspectée.
— D’accord. J’ai trouvé autre chose d’intéressant, ajouta-t-elle.
Servaz attendit.
— Dans sa jeunesse, l’infirmière chef de l’Institut, Élisabeth Ferney, a eu
maille à partir avec la justice. Des problèmes de délinquance, des infractions et
des délits. Vols de scooters, insultes à agent, drogue, coups et
blessures, racket… Elle a quand même été plusieurs fois en correctionnelle, à
l’époque.
— Et elle est entrée à l’Institut malgré ça ?
— C’était il y a longtemps. Elle est rentrée dans le rang, elle a suivi une
formation. Elle a ensuite travaillé dans plusieurs hôpitaux psychiatriques avant
que Wargnier, le prédécesseur de Xavier, ne la prenne sous son aile. Tout le
monde a droit à une seconde chance.
— Intéressant.
— Et puis, Lisa Ferney est aussi une assidue d’un club de musculation de
Saint-Lary, à vingt kilomètres d’ici. Et elle est inscrite dans un club de tir.
L’attention de Servaz et de d’Humières s’accrut subitement. Une pensée
frappa Servaz : sa première intuition à l’Institut était peut-être la bonne. Lisa
Ferney avait le profil… Ceux qui avaient accroché le cheval là-haut étaient très
costauds. Et l’infirmière chef l’était plus que certains hommes.
— Continue à creuser, dit-il. Tu tiens peut-être quelque chose.
— Ah oui, j’oubliais : les cassettes…
— Oui ?
— C’étaient juste des chants d’oiseaux.
— Ah.
— Bon, je file à la mairie voir s’il existe une liste des enfants passés par la
colonie, conclut-elle.
— Messieurs dames, j’aimerais que vous laissiez le commandant se
reposer, lança une voix puissante depuis la porte.
Ils se retournèrent. Un médecin en blouse blanche d’une trentaine d’années
venait de faire son entrée. Il avait le teint mat, d’épais sourcils noirs qui se
rejoignaient presque à la racine d’un nez charnu et Servaz lut sur sa blouse : « Dr
Saadeh ». Il s’approcha d’eux en souriant. Mais son regard ne souriait pas, et ses
gros sourcils étaient froncés en un air volontairement intransigeant qui leur
signifiait qu’en ces lieux juges et gendarmes devaient s’incliner devant une
autorité supérieure : celle du corps médical. Servaz, de son côté, avait déjà
commencé à repousser les draps.
— Pas question que je reste ici, dit-il.
— Pas question que je vous laisse partir comme ça, rétorqua le Dr Saadeh en
posant une main amicale mais ferme sur son épaule. Nous n’avons pas fini de
vous examiner.
— Alors, faites vite, dit Servaz, résigné, en se rejetant contre les oreillers.
Mais dès qu’ils furent tous sortis, il ferma les yeux et s’endormit.
Il se réveilla deux heures plus tard. Servaz mit une seconde à reconnaître le
lit d’hôpital, la chambre blanche, la grande fenêtre avec les stores bleus. Quand
il eut compris où il se trouvait, il chercha des yeux ses affaires, les découvrit en
vrac dans un sac plastique transparent posé sur une chaise, sauta du lit et
entreprit de se rhabiller le plus rapidement possible. Trois minutes plus tard, il
émergeait à l’air libre et sortait son téléphone.
— Allô ?
— C’est Martin. L’auberge est ouverte, ce soir ?
À l’autre bout du fil, le vieil homme rit.
— Tu as bien fait d’appeler. J’allais me préparer à dîner.
— J’aurai aussi quelques questions à te poser.
— Et moi qui croyais que tu m’appelais uniquement pour ma cuisine. Quelle
déception ! Tu as trouvé quelque chose ?
— Je t’expliquerai.
— Très bien, à tout à l’heure.
La nuit était tombée mais la rue devant le lycée était bien éclairée. Assis dans
la voiture banalisée garée dix mètres plus loin, Espérandieu vit Margot Servaz
émerger de l’établissement. Il faillit ne pas la reconnaître : les cheveux noirs
avaient disparu au profit d’un blond Scandinave. Elle avait deux petites couettes
sur les côtés qui lui donnaient l’air d’une caricature de Mädchen. Et un curieux
bonnet sur la tête.
Lorsqu’elle se retourna, il vit aussi, même à cette distance, qu’elle avait un
nouveau tatouage sur la nuque, entre les couettes. Un énorme tatouage
polychrome. Vincent pensa à sa fille. Comment réagirait-il si Mégan se livrait
plus tard à ce genre de modifications corporelles ? S’assurant que l’appareil
photo était bien en place sur le siège passager, il mit le contact. Comme la
veille, Margot papota un moment sur le trottoir avec ses petits camarades et se
roula une cigarette. Puis le chevalier servant au scooter refit son apparition.
Espérandieu soupira. Au moins, cette fois, s’il les perdait de vue, il saurait où
les retrouver. Il n’aurait pas à effectuer les mêmes manœuvres hasardeuses que la
veille. Il déboîta et se lança à leurs trousses. Sur le scooter, le pilote se livrait à
ses acrobaties habituelles. Dans son iPhone, les Gutter Twins chantaient : « Oh
Père, je ne peux pas croire que tu t’en vas. » Au feu suivant, Espérandieu ralentit
et s’immobilisa. La voiture qui le précédait était à l’arrêt, le scooter se trouvait
quatre voitures plus loin. Espérandieu savait déjà qu’ils allaient continuer tout
droit au carrefour ; il se détendit.
La voix rauque dans ses écouteurs déclarait : « My mother, she don’t know
me / And my father, he can’t own me » quand, au feu vert, le scooter vira
brusquement à droite en pétaradant. Espérandieu s’agita. Qu’est-ce qui leur
prend, bordel ? Ce n’était pas le chemin de la maison, ça. Devant lui, le bouchon
créé par le feu s’écoulait avec une lenteur exaspérante. Espérandieu devint
nerveux. Le feu passa à l’orange, puis au rouge. Il le grilla. Juste à temps pour
apercevoir le scooter qui obliquait à gauche au feu suivant, deux cents mètres
plus loin. Putain de merde ! Où filaient-ils comme ça ? Il franchit le carrefour
suivant à l’orange et entreprit de réduire sérieusement la distance.
Ils se dirigent vers le centre.
Il était pratiquement installé dans leur sillage, à présent. La circulation était
devenue beaucoup plus dense, il pleuvait et les phares des voitures giclaient sur
l’asphalte mouillé. Dans ces conditions, c’était beaucoup moins évident de
suivre la silhouette zigzagante. Il attrapa fissa son iPhone et brancha
l’application « infos trafic » puis zooma sur le prochain bouchon en écartant le
pouce et l’index au contact de l’écran tactile. Seize minutes plus tard, le scooter
larguait sa passagère rue d’Alsace-Lorraine et repartait aussitôt. Espérandieu se
gara sur un emplacement interdit, rabattit le pare-soleil marqué « POLICE » et
descendit. Son instinct lui disait que, cette fois, quelque chose se passait. Il se
souvint qu’il avait laissé son appareil photo sur le siège passager, jura, retourna
le récupérer et courut ensuite pour rattraper sa cible.
No panic : Margot Servaz marchait tranquillement devant lui dans la
foule. Tout en trottinant, il alluma son appareil et vérifia qu’il fonctionnait.
Elle tourna place Esquirol. Les vitrines illuminées et les guirlandes
réveillaient les arbres et les vieilles façades. À quelques jours de Noël, il y avait
foule. Cela lui convenait parfaitement : il ne risquait pas d’être
repéré. Soudain, il la vit s’arrêter net, regarder autour d’elle puis pivoter et entrer
dans la brasserie du Père Léon. Espérandieu sentit tous ses signaux d’alarme
s’allumer : ce n’était pas le comportement de quelqu’un qui n’a rien à
cacher, ça. Il pressa le pas et marcha jusqu’à la hauteur du troquet dans lequel
elle avait disparu. Il se trouvait devant un dilemme : il avait déjà croisé Margot
une demi-douzaine de fois. Comment réagirait-elle si elle le voyait entrer juste
derrière elle ?
Il regarda par la fenêtre au moment précis où elle se laissait tomber sur une
chaise après avoir déposé un baiser sur les lèvres de son vis-à-vis, de l’autre côté
de la table. Elle semblait radieuse. Espérandieu la vit rire joyeusement aux
propos de celui qui lui faisait face.
Après quoi, il déplaça son regard vers celui-ci. Oh, merde !
À peu près à l’heure où Servaz sortait de chez Saint-Cyr, Diane était encore à
son bureau.
Elle se demandait ce qu’elle allait faire maintenant. Elle s’apprêtait à passer
à l’action. Mais jusqu’à quel point en avait-elle envie ? La tentation était
toujours là de faire comme si de rien n’était et d’oublier ce qu’elle avait
découvert. En parler à Spitzner ? Au départ cela lui avait semblé la chose à
faire, mais, après réflexion, elle n’en était plus aussi sûre. En vérité, elle ne
voyait pas vers qui se tourner.
Elle était seule, livrée à elle-même. Elle regarda l’heure dans le coin de son
écran.
23 h 15.
L’Institut était totalement silencieux, à part le vent qui soufflait en rafales
contre la fenêtre. Elle avait fini d’alimenter le tableur Excel avec les données
qu’elle avait recueillies au cours de ses entretiens du jour. Xavier avait quitté son
bureau depuis longtemps. C’était le moment ou jamais… Elle sentit une boule
dans son estomac. Que se passerait-il si quelqu’un la surprenait ? Mieux valait
ne pas y penser.
— Je la vois.
Espérandieu lui passa les jumelles. Servaz les dirigea vers le petit immeuble
de trois étages au bas de la pente. Irène Ziegler se tenait au milieu du salon, un
téléphone cellulaire à l’oreille. Elle parlait volubilement. Elle était habillée
comme quelqu’un qui va sortir – pas comme quelqu’un qui passe la soirée
devant la télé avant d’aller se coucher.
— Elle n’a pas l’air de vouloir aller au lit, commenta Espérandieu en
reprenant les jumelles.
Ils se tenaient sur une petite hauteur, à la lisière d’un parking pourvu d’une
table d’orientation, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Martin. Une haie
entourait le parking. Ils s’étaient glissés dans l’espace ménagé entre deux
arbustes. Un vent glacial agitait la haie. Servaz avait remonté le col de sa veste et
Espérandieu s’abritait sous le capuchon de son anorak, qui commençait à
blanchir. Servaz était parcouru de tremblements, et il claquait des dents. Il était
minuit passé de quarante-deux minutes.
— Elle sort ! annonça Espérandieu en la voyant attraper un blouson de
motard près de l’entrée.
L’instant d’après, elle avait claqué la porte de l’appartement. Il abaissa les
jumelles vers l’entrée de l’immeuble. Ziegler apparut vingt secondes plus
tard. Elle descendit les marches et se dirigea vers sa moto, malgré la neige.
— Merde ! C’est pas croyable !
Ils coururent vers la voiture. Les roues arrière chassèrent un peu quand ils
prirent le virage en bas de la côte, au pied de l’immeuble. À temps pour voir la
moto tourner à droite tout en haut de la rue qui remontait vers le centre du
bourg. Lorsqu’ils arrivèrent à leur tour au carrefour, le feu était passé au
rouge. Ils le grillèrent. Peu de chances de rencontrer quelqu’un à cette heure et
par ce temps. Ils se retrouvèrent sur une longue avenue blanchie par la neige. Au
loin, Ziegler roulait très lentement. Ce qui leur facilitait la tâche mais risquait
aussi de les faire repérer, car ils étaient totalement seuls, elle et eux, sur la longue
avenue blanche.
— Elle va nous loger si ça continue, dit Espérandieu en ralentissant.
Ils quittèrent la petite ville et roulèrent pendant une dizaine de minutes à
allure réduite, traversant deux villages déserts et des prairies toutes blanches
avec toujours, à droite et à gauche, les montagnes. Espérandieu l’avait laissée
prendre le large, au point qu’ils n’apercevaient plus que le feu arrière de sa
machine brillant aussi faiblement que le bout incandescent d’une cigarette à
travers la nuit et les flocons.
— Où elle va comme ça ?
La même stupéfaction qui habitait son patron perçait dans sa voix. Servaz ne
répondit pas.
— Tu crois qu’elle a trouvé Chaperon ?
À cette idée, Servaz se raidit. Il sentit la tension monter ; il était plein
d’appréhension à l’idée de ce qui allait se passer. Tout confirmait qu’il avait vu
juste : elle lui avait menti ; elle n’était pas allée se coucher mais elle sortait au
beau milieu de la nuit, à l’insu de tous. Il ne cessait de revenir aux différentes
étapes de l’enquête, à chaque détail qui la désignait.
— Elle a tourné à droite.
Servaz tendit son regard vers l’avant. Elle venait de quitter la route pour
s’engager sur un parking éclairé, devant un bâtiment bas et rectangulaire qui
ressemblait à un de ces innombrables entrepôts commerciaux qui bordent les
nationales. À travers les flocons, ils virent un néon briller dans la nuit. Son trait
lumineux dessinait un visage de femme de profil, fumant une cigarette et coiffée
d’un chapeau melon. La fumée de la cigarette formait les mots « PINK
BANANA ». Espérandieu ralentit encore. Ils virent Ziegler stopper sa machine et
mettre pied à terre.
— C’est quoi ça ? demanda Servaz. Une boîte de nuit ?
— Un bar à touffes, répondit Espérandieu.
— Quoi ?
— Un dancing pour lesbiennes.
Ils s’engagèrent sur le parking en première, au moment où elle saluait le
vigile qui portait une épaisse veste à col de fourrure sur son smoking. Elle passa
entre deux palmiers en plastique et disparut à l’intérieur. Espérandieu roula tout
doucement devant l’entrée de la discothèque. Il y avait d’autres bâtiments
parallélépipédiques un peu plus loin. Comme des boîtes à chaussures
géantes. Une zone commerciale. Il vira et se gara en marche arrière dans une
flaque de ténèbres, loin des lampadaires et des néons, le capot tourné vers
l’entrée de la discothèque.
— Tu voulais en savoir plus sur sa vie privée, te voilà servi, dit-il.
— Qu’est-ce qu’elle fait là-dedans ?
— À ton avis ?
— Je veux dire : elle traque Chaperon, elle sait que le temps presse et elle
prend celui de venir ici ? À une heure du matin ?
— À moins qu’elle n’ait rendez-vous avec quelqu’un susceptible de la
rencarder.
— Dans une boîte pour lesbiennes ?
Espérandieu haussa les épaules. Servaz regarda l’horloge du tableau de
bord. 1 h 08.
— Ramène-moi là-bas, dit-il.
— Où ça ?
— Chez elle.
Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit trousseau de passe-
partout. Espérandieu fronça les sourcils.
— Holà, holà ! C’est pas une bonne idée, ça. Elle peut ressortir d’un instant à
l’autre.
— Tu me laisses là-bas et tu reviens ici t’assurer qu’elle est toujours à
l’intérieur. Je n’entrerai pas avant que tu m’aies donné le feu vert. Ton portable
est chargé ?
Servaz sortit le sien. Pour une fois, il fonctionnait. Espérandieu fit de même
en secouant la tête.
— Attends, attends. Tu as vu ta tronche ? Tu tiens à peine debout ! Si Ziegler
est bien l’assassin, c’est quelqu’un d’extrêmement dangereux.
— Si tu la surveilles, j’ai largement le temps de décamper. On n’a plus le
temps de finasser.
— Et si un voisin te voit et donne l’alerte ? Confiant va ruiner ta carrière ! Ce
type te déteste.
— Personne n’en saura rien. Allons-y. On a assez perdu de temps.
Diane regarda autour d’elle. Personne. Le couloir était désert. Il n’y avait pas
de caméras de surveillance dans cette partie de l’Institut à laquelle les patients
n’avaient pas accès. Elle tourna la poignée : la porte n’était pas fermée. Elle
consulta sa montre. Minuit douze. Elle entra. La pièce était baignée par le clair
de lune qui traversait la fenêtre : le bureau de Xavier…
Elle referma la porte derrière elle. Tous les sens en éveil. Ses sens
réagissaient avec une acuité inouïe – comme si la tension faisait d’elle un animal
à l’ouïe et à la vision plus aiguisées. Son regard balaya le bureau vide à
l’exception de la lampe, de l’ordinateur et du téléphone, la petite bibliothèque à
droite, les classeurs métalliques à gauche, le frigo dans un coin et les plantes en
pot sur le rebord de la fenêtre. La tempête faisait rage au-dehors et, par
moments, sans doute quand des nuages passaient devant la lune, la lumière
baissait à tel point qu’elle ne voyait plus rien à part le rectangle gris-bleu de la
fenêtre puis la pièce s’éclairait à nouveau suffisamment pour qu’elle puisse
distinguer chaque détail…
Sur le sol, dans un coin, une paire de petits haltères. Petits mais
lourds, constata-t-elle en s’approchant. Chacun portait quatre disques noirs de
deux kilos. Elle voulut ouvrir le premier tiroir mais il était fermé à clef. Zut. Le
deuxième en revanche ne l’était pas. Elle hésita puis alluma la lampe sur le
bureau. Elle fouilla parmi les chemises et les papiers du tiroir mais rien ne retint
son attention. Le troisième tiroir était presque vide à l’exception de quelques
feutres et stylos.
Elle se dirigea vers les classeurs métalliques. Ils étaient pleins de dossiers
suspendus. Diane en retira quelques-uns et les ouvrit. Les dossiers du
personnel… Elle constata qu’il n’y en avait pas au nom d’Élisabeth Ferney mais
il y en avait un au nom d’Alexandre Barski. Comme il n’y avait pas d’autre
Alexandre, elle en conclut qu’il s’agissait bien de l’infirmier. Elle le rapprocha
de la lampe pour mieux lire.
Le CV d’Alex indiquait qu’il était né en Côte-d’Ivoire en 1980. Il était plus
jeune qu’elle ne pensait. Célibataire. Il habitait dans une ville appelée Saint-
Gaudens, Diane crut se souvenir d’avoir aperçu ce nom sur sa carte de la
région. Employé à l’Institut depuis quatre ans. Auparavant, il avait travaillé
à l’EPSM (Établissement public de santé mentale) d’Armentières. Pendant ses
années d’études, il avait effectué de nombreux stages dont un dans un service
de pédopsychiatrie et Diane se dit que c’était quelque chose dont ils pourraient
parler à l’avenir. Elle avait envie de se rapprocher d’Alex – et peut-être de s’en
faire un ami ici. Bien noté. Au fil des ans, Wargnier puis Xavier avaient inscrit
des appréciations telles que : « à l’écoute », « compétent », « fait preuve
d’initiative », « esprit d’équipe », « bons rapports avec les patients »…
Bon, tu n’as pas toute la nuit…
Elle referma le dossier et le remit à sa place. Avec un petit pincement au
cœur, elle chercha le sien. « Diane Berg ». Elle l’ouvrit. À l’intérieur, son CV et
des impressions des courriers électroniques qu’elle avait échangés avec le Dr
Wargnier. Elle sentit son estomac se nouer en découvrant une annotation de la
main de Xavier en bas de page « Sujet à problèmes ? » Les autres dossiers
suspendus de la rangée ne lui apprirent rien de plus. Elle ouvrit brièvement les
autres tiroirs. Des dossiers de patients. De la paperasse administrative… Le fait
qu’il n’y en eût aucun au nom de Lisa Ferney confirmait ce que Diane
soupçonnait : c’était peut-être bien elle la véritable détentrice du pouvoir en ces
lieux. Ni Wargnier ni Xavier n’avaient osé faire un dossier sur l’infirmière chef.
Son regard se posa ensuite sur la bibliothèque, de l’autre côté de la
pièce. Puis de nouveau sur le bureau et l’ordinateur. Diane hésita. Elle s’assit
finalement dans le fauteuil de Xavier. Une odeur tenace de savon et d’eau de
toilette un peu trop boisée et épicée imprégnait le cuir du dossier. Elle tendit
l’oreille, puis elle appuya sur le bouton « Marche » de l’ordinateur. Dans les
entrailles de l’appareil, quelque chose s’ébroua et vagit comme un nourrisson qui
s’éveille.
Le fond d’écran s’afficha – un banal paysage d’automne – et des icônes
apparurent les unes après les autres.
Diane passa en revue les icônes mais là non plus rien ne retint son
attention. Elle ouvrit la messagerie. Rien à signaler. Le dernier mail datait du
matin, il était adressé à tout le personnel et intitulé : « Calendrier réunions
fonctionnelles équipes thérapeutiques ». Il y avait 550 messages dans la boîte de
réception dont douze non lus et Diane n’avait pas le temps de les ouvrir tous
mais elle jeta un rapide coup d’œil aux quarante derniers sans trouver quoi que
ce soit d’anormal.
Elle examina ensuite les mails envoyés. RAS.
Elle referma la messagerie et chercha la liste des favoris. Plusieurs sites
attirèrent son attention parmi lesquels un site de rencontres pour célibataires, un
autre intitulé « la séduction par un psychologue-sexologue », un troisième
d’images pornographiques « ultimes » et un quatrième qui annonçait « douleurs
thoraciques et détresses cardio-circulatoires ». Elle se demanda si Xavier avait
des problèmes cardiaques ou s’il était tout simplement hypocondriaque puis elle
passa à autre chose. Au bout de dix-sept minutes, elle éteignit
l’ordinateur, déçue.
Son regard tomba sur le premier tiroir, celui qui était fermé à clef.
Elle se demanda si Xavier ne conservait pas un disque dur externe ou une
clef USB à l’intérieur. À part les sites porno, son ordinateur était un peu trop clean
pour quelqu’un qui a quelque chose à cacher.
Elle regarda autour d’elle, attrapa un trombone, le déplia et le glissa dans la
petite serrure en tentant de faire comme elle avait vu dans les films.
Sa tentative était évidemment vouée à l’échec et, quand le trombone se brisa
et qu’un bout resta coincé à l’intérieur, elle jura tout doucement. Elle saisit un
coupe-papier et parvint difficilement à extraire le bout de métal après plusieurs
minutes d’efforts. Après ça, elle passa mentalement toutes les possibilités en
revue et, tout à coup, une idée lui vint. Elle fit pivoter le fauteuil vers la fenêtre
et se leva. Souleva les pots de fleurs un par un. Rien. Puis elle plongea à tout
hasard ses doigts dans le terreau.
Au troisième pot, ses doigts rencontrèrent quelque chose. De la toile avec
quelque chose de dur à l’intérieur... Elle tira et un petit sachet apparut. La clef se
trouvait à l’intérieur. Son pouls s’accéléra. Elle fut cependant déçue en ouvrant
le tiroir. Pas de disque dur ni de clef USB. Mais une pile de papiers concernant
l’Institut. Des rapports, des courriers échangés avec des collègues – rien de
confidentiel. Pourquoi Xavier avait-il fermé le tiroir à clef dans ce
cas ? Pourquoi ne pas l’avoir laissé ouvert comme les autres ? En écartant les
feuilles, elle remarqua une chemise cartonnée moins épaisse que le reste des
dossiers. Diane la sortit du tiroir et la posa sur le sous-main, dans le halo de la
lampe. Il y avait à peine quelques feuillets à l’intérieur, parmi lesquels une liste
de noms sur plusieurs colonnes. Diane remarqua qu’elle portait le cachet de la
mairie de Saint-Martin et qu’il s’agissait d’une photocopie. Comme la liste
occupait deux feuillets, elle souleva le premier.
Un Post-it jaune à l’intérieur. Elle le détacha et l’approcha de la
lampe. Xavier y avait inscrit plusieurs noms suivis chaque fois d’un point
d’interrogation :
Gaspard Ferrand ?
Lisa ?
Irène Ziegler ?
Colonie ?
Vengeance ?
Pourquoi cheval ? ? ?
Servaz avait beau examiner chaque recoin de la carte, il n’y avait aucun
signe, aucun symbole qui lui permît de penser que Ziegler y avait inscrit
l’emplacement de l’endroit où se cachait Chaperon. Mais peut-être n’avait-elle
pas eu besoin de le faire. Peut-être s’était-elle contentée d’y jeter un coup d’œil
pour vérifier quelque chose qu’elle savait déjà. Servaz avait sous les yeux Saint-
Martin, sa station de ski, les vallées et les sommets environnants, la route par
laquelle il était arrivé et celle menant à la centrale, la colonie et l’Institut, et tous
les villages environnants…
Il regarda autour de lui. Une feuille attira son attention. Sur le bureau. Un
papier parmi d’autres.
Il le tira vers lui et se pencha. Un titre de propriété… Son pouls
s’emballa. Un titre au nom de Roland Chaperon, domicilié à Saint-Martin-de-
Comminges. Il y avait une adresse chemin 12, secteur 4, vallée
d’Aure, commune de Hourcade… Servaz jura. Il n’avait pas le temps d’aller
consulter le cadastre ou le bureau des hypothèques. Puis il s’aperçut que Ziegler
avait inscrit une lettre et un chiffre au feutre rouge en bas de la feuille. D4. Il
comprit. Les mains moites, il rapprocha la feuille de la carte, son index courant
fiévreusement sur cette dernière…
Une croix… Une croix minuscule à l’encre rouge qui avait d’abord échappé
à son examen. En plein milieu du carré D4. Servaz exulta. À cet endroit, il y
avait sur la carte un tout petit carré noir au milieu d’une zone déserte de forêts et
de montagnes. Un chalet, une cabane ? Peu importait. Servaz savait désormais
où Ziegler allait se rendre en sortant de la discothèque.
Soudain, il regarda sa montre. 2 h 20… Quelque chose n’allait
pas… Espérandieu aurait dû l’appeler depuis longtemps. Ziegler avait quitté la
discothèque depuis maintenant seize minutes ! Bien plus de temps qu’il n’en
fallait pour… Une sueur froide descendit le long de son échine. Il devait s’en
aller… TOUT DE SUITE ! Il jeta un regard panique en direction de la porte, remit la
carte là où il l’avait trouvée, éteignit la lampe du bureau puis tourna le
commutateur de la chambre et passa dans le séjour. Un grondement au-
dehors… Servaz se précipita vers la baie vitrée. Juste à temps pour voir
apparaître la moto de Ziegler à l’angle du bâtiment. Un grand froid le
parcourut. Elle est déjà là !
Il se rua sur l’interrupteur et éteignit la lumière du séjour.
Puis il fonça vers l’entrée, sortit de l’appartement et referma doucement la
porte derrière lui. Sa main tremblait tellement qu’il faillit laisser tomber le
passe. Il verrouilla la porte de l’extérieur, s’élança dans l’escalier mais s’arrêta
net au bout de quelques marches. Où allait-il ? Cette issue était condamnée. S’il
sortait par là, il allait se retrouver nez à nez avec elle. Il eut un choc en entendant
la porte du hall s’ouvrir en grinçant deux étages plus bas. Il était piégé ! Il
remonta les marches deux par deux, le plus silencieusement possible. Se
retrouva à son point de départ : le palier du second. Il regarda autour de lui. Pas
d’issue, pas de cachette : Ziegler habitait au dernier étage.
Son cœur cognait dans sa poitrine comme s’il voulait y creuser un tunnel. Il
essaya de réfléchir. Elle allait apparaître d’un instant à l’autre et le
trouver là. Comment réagirait-elle ? Il était censé être malade et alité et il était
presque 2 h 30 du matin. Réfléchis ! Mais il n’y arrivait pas. Il n’avait pas le
choix. Il sortit le passe une nouvelle fois et le glissa dans la serrure, ouvrit
la porte et la referma sur lui. Verrouille-la ! Puis il fonça vers le séjour. Ce
maudit appartement était trop dépouillé, trop spartiate. Pas d’endroit où se
planquer ! L’espace d’un instant, il envisagea d’allumer la lumière, de s’asseoir
dans le sofa et de l’accueillir comme ça, l’air dégagé. Il lui dirait qu’il était entré
avec son passe. Qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. Non ! C’était
stupide ! Il était en sueur, essoufflé ; et elle lirait tout de suite la peur dans ses
yeux. Il aurait dû l’attendre sur le palier. Quel imbécile ! Maintenant, il était trop
tard ! Était-elle capable de le tuer ?
Il songea avec un frisson glacé qu’elle avait déjà essayé. À la colonie… Le
jour même… Cette pensée le réveilla. Cache-toi ! Il marcha à grands pas vers la
chambre. Se glissa sous le lit au moment précis où on introduisait une clef dans
la serrure.
Il rampa sous le lit, juste à temps pour voir, par la porte ouverte, une paire
de bottes s’encadrer dans le vestibule. Le menton contre le plancher, le visage
dégoulinant de sueur, il eut tout à coup la sensation de faire un cauchemar. Il lui
semblait vivre quelque chose qui n’était pas tout à fait réel – quelque chose qui
ne pouvait pas arriver.
Ziegler posa bruyamment ses clefs sur le meuble de l’entrée. Du moins
entendit-il le bruit du trousseau, car il ne la vit pas faire le geste. Pendant une
seconde de terreur absolue, il crut qu’elle allait entrer directement dans la
chambre.
Mais il vit les bottes disparaître vers le séjour en même temps qu’il percevait
les craquements de sa combinaison de cuir. Il allait essuyer d’un revers de
manche la sueur qui lui coulait sur le visage quand il se figea soudain : son
téléphone portable ! Il avait oublié de l’éteindre !
Le lit de camp craqua quand il se redressa et jeta ses jambes hors des
couvertures, pieds nus sur le carrelage froid. Une petite pièce sans mobilier. Tout
en bâillant et en allumant la lampe de chevet posée à même le sol, Servaz se
souvint qu’il avait rêvé de Charlène Espérandieu : ils étaient nus, allongés sur le
sol d’un couloir d’hôpital et ils… faisaient l’amour pendant que des médecins et
des infirmières passaient autour d’eux sans les voir ! Sur un sol d’hôpital ? Il
baissa les yeux sur son érection matinale. Éclatant de rire à cause de
l’incongruité de la situation, il récupéra sa montre glissée sous le lit de
camp. 6 heures du matin… Il se leva, s’étira et attrapa les vêtements propres
qu’on avait déposés pour lui sur une chaise. La chemise était trop large mais le
pantalon à la bonne longueur. Il attrapa également les sous-vêtements, la
serviette et le gel douche mis à sa disposition. Servaz attendit d’avoir retrouvé
toute sa dignité pour sortir – bien qu’il eût peu de chances de croiser quelqu’un à
cette heure – et pour se diriger vers les douches au fond du couloir. Ils avaient
mis Ziegler sous surveillance constante et il préférait dormir à la gendarmerie
pour superviser les opérations en temps réel plutôt qu’à l’hôtel.
Les douches étaient désertes. Un méchant courant d’air les traversait, ruinant
les efforts d’un radiateur poussif. Servaz savait que les gendarmes dormaient
dans l’autre aile, où ils disposaient de logements individuels, et que ce local ne
devait pas servir très souvent. Il jura cependant quand il tourna le robinet d’eau
chaude et qu’une eau à peine tiède daigna couler de la pomme de douche sur son
crâne.
Sous le jet, chaque mouvement qu’il fit pour se savonner lui arracha une
grimace de douleur. Il se mit à réfléchir. Il n’avait plus de doutes sur la
culpabilité d’Irène Ziegler mais il restait quelques zones d’ombre, quelques
portes à ouvrir dans le long couloir qui menait à la vérité. Comme d’autres
femmes de la région, Ziegler avait été violée par les quatre hommes. Les livres
aperçus dans son appartement prouvaient que le traumatisme n’était pas
refermé. Grimm et Perrault avaient été tués pour les viols qu’ils avaient
commis. Mais pourquoi pendus ? À cause des suicidés ? Ou bien y avait-il autre
chose ? Un détail ne cessait de le hanter : Chaperon fuyant et abandonnant sa
maison comme s’il avait le diable à ses trousses. Savait-il qui était l’assassin ?
Il essaya de se rassurer : Ziegler était sous surveillance, ils savaient où se
cachait Chaperon – ils avaient toutes les cartes en main.
Mais peut-être était-ce dû au courant d’air glacial, ou bien à cette eau de plus
en plus froide, ou au souvenir de sa tête emprisonnée dans un sac
plastique ? Toujours est-il qu’il était parcouru de tremblements, ce matin-là, et
que le sentiment qu’il éprouvait dans ces douches désertes s’appelait la peur.
Il était déjà attablé devant un café, dans la salle de réunion vide, quand ils
arrivèrent les uns après les autres. Maillard, Confiant, Cathy
d’Humières, Espérandieu et deux autres membres de la brigade : Pujol et
Simeoni, les deux beaufs qui s’en étaient pris à Vincent. Chacun s’assit et
consulta ses notes avant de commencer et le bruit des papiers remués envahit la
salle. Servaz observa ces visages pâles, fatigués, à cran. La tension était
palpable. Il inscrivit quelques mots dans son bloc en attendant que tout le monde
soit prêt, puis il leva la tête et se lança.
Il fit le point. Quand il parla de ce qui lui était arrivé à la colonie, un silence
se fit. Pujol et Simeoni le dévisageaient. L’un comme l’autre semblaient penser
qu’une telle chose n’aurait jamais pu leur arriver. C’était peut-être vrai. Ils
avaient beau représenter le pire côté du métier de flic, c’étaient malgré tout des
policiers expérimentés, sur qui on pouvait compter en cas de coup dur.
Puis il évoqua la culpabilité de Ziegler et, cette fois, ce fut au tour de
Maillard de pâlir et de serrer les dents. L’atmosphère s’alourdit. Une gendarme
soupçonnée de meurtre par des flics, c’était la garantie de frictions en tous
genres.
— Sale histoire, commenta sobrement d’Humières.
Il l’avait rarement vue aussi pâle. Ses traits creusés par la fatigue donnaient à
la proc un air maladif. Il jeta un coup d’œil à sa montre. 8 heures. Ziegler n’allait
pas tarder à se réveiller. Comme pour confirmer ses pensées, son portable sonna.
— Ça y est, elle se lève ! dit Samira Cheung dans l’appareil.
— Pujol, dit-il aussitôt, tu files rejoindre Samira. Ziegler vient de se
réveiller. Et je veux une troisième voiture en soutien. Elle est de la maison, il ne
faudrait pas qu’elle vous repère. Simeoni, tu prends la troisième bagnole. Ne la
serrez pas de trop près. De toute façon, on sait où elle va. Il vaut mieux que vous
la perdiez plutôt qu’elle découvre que vous la suivez.
Pujol et Simeoni quittèrent la salle sans un mot. Servaz se leva et alla
jusqu’au mur où se trouvait une grande carte des environs. Pendant quelques
instants, son regard fit l’aller-retour entre son bloc-notes et la carte, puis son
index se posa sur un endroit précis. Sans retirer son doigt, il se retourna et son
regard fit le tour de la table.
— Là.
Diane avait passé une putain de nuit. Par quatre fois, elle s’était réveillée
baignant dans sa transpiration avec un sentiment d’oppression tel qu’elle avait
l’impression d’avoir un corset autour de la poitrine. Les draps aussi étaient
trempés de sueur. Elle se demanda si elle n’avait pas attrapé quelque chose.
Elle se souvenait également d’avoir fait un cauchemar dans lequel elle était
ligotée dans une camisole de force et attachée à un lit dans une des cellules de
l’Institut, entourée d’une foule de patients qui la regardaient et touchaient son
visage de leurs mains rendues moites par les drogues. Elle secouait la tête et
hurlait jusqu’au moment où la porte de sa cellule s’ouvrait et où Julian Hirtmann
entrait, un vilain sourire sur les lèvres. L’instant d’après, Diane n’était plus dans
sa cellule mais dans un espace beaucoup plus vaste, un espace extérieur : il
faisait nuit, il y avait un lac et des incendies, il y avait des milliers de gros
insectes à tête d’oiseau qui rampaient sur le sol noir et des corps nus d’hommes
et de femmes qui baisaient par centaines à la lueur rougeoyante des
flammes. Hirtmann était l’un d’eux et Diane comprit que c’était lui qui avait
organisé cette gigantesque orgie. Elle paniqua quand elle se rendit compte
qu’elle était nue, elle aussi, sur son lit, toujours ligotée mais sans camisole – et
elle se débattit jusqu’au moment où elle se réveilla.
Elle avait passé un long moment sous la douche après ça pour essayer de
chasser la sensation visqueuse laissée par le rêve.
À présent, elle s’interrogeait sur la conduite à tenir. Chaque fois qu’elle
envisageait de parler à Xavier, elle se souvenait de la commande d’anesthésiques
vétérinaires et elle se sentait mal à l’aise. Et si elle allait se jeter dans la gueule
du loup ? Comme dans ces photos en 3D où le sujet photographié change
d’expression selon la façon dont vous tenez la photo, elle n’arrivait pas à
stabiliser l’image. Quel rôle jouait le psychiatre dans tout ça ?
Au vu des éléments dont elle disposait, Xavier semblait dans la même
situation qu’elle : il savait par la bouche des flics que quelqu’un à l’Institut était
mêlé aux assassinats et il essayait de découvrir qui. Sauf qu’il avait de l’avance
et un tas d’infos qu’elle n’avait pas. D’un autre côté, il avait reçu des produits
destinés à endormir un cheval quelques jours à peine avant la mort de cet
animal. Elle en revenait toujours au même point : deux hypothèses totalement
contradictoires et pourtant chacune était étayée par des faits. Se pouvait-il que
Xavier eût fourni les anesthésiques à quelqu’un sans savoir ce qui allait se
passer ? Dans ce cas, le nom de cette personne aurait dû apparaître dans ses
recherches. Diane n’y comprenait rien.
Qui étaient Irène Ziegler et Gaspard Ferrand ? Selon toute évidence, deux
personnes liées à la Colonie des Isards. Tout comme Lisa Ferney… C’était par là
qu’elle devait commencer. La seule piste concrète dont elle
disposât : l’infirmière chef.
Servaz entra dans la cabane. Un toit très bas, en pente : le sommet de son
crâne touchait le plafond. Dans le fond, une couchette aux draps blancs et à la
couverture marron défaite, un oreiller taché. Un grand poêle – son tuyau noir
disparaissait dans le toit, des bûches empilées à côté. Un évier et un petit plan de
travail sous une des fenêtres ; un brûleur, relié sans doute à une bouteille de
gaz. Un livre de mots croisés ouvert sur une table près d’une bouteille de bière et
d’un cendrier plein de mégots ; une lampe-tempête accrochée au-dessus. Ça
sentait la fumée de bois, le tabac, la bière et surtout la sueur aigre. Il n’y avait
pas de douche. Il se demanda comment faisait Chaperon pour se laver.
Voilà ce qui reste de ces salauds : deux cadavres et un pauvre type qui se
terre comme un rat et qui pue.
Il ouvrit les placards, glissa une main sous le matelas, fouilla les poches du
blouson suspendu derrière la porte. À l’intérieur, des clefs, un porte-monnaie et
un portefeuille. Il l’ouvrit : une carte d’identité, un chéquier, une carte
Vitale, une Visa, une American Express… Dans le porte-monnaie, il trouva huit
cents euros en coupures de vingt et de cinquante. Puis il ouvrit un tiroir, trouva
l’arme et les balles.
Il ressortit.
À 9 h 54, Samira l’appela pour prévenir que Ziegler partait de chez elle. Elle
prend son temps, pensa-t-il. Elle sait qu’elle a toute la journée devant elle. Elle a
dû préparer son coup. Il attrapa le talkie-walkie et prévint toutes les unités que la
cible était en mouvement. Puis il se servit un café.
À 10 h 43, Samira rappela pour leur annoncer que Ziegler s’était arrêtée pour
prendre un café dans un bar, qu’elle avait aussi acheté des cigarettes, des timbres
et des fleurs.
— Des fleurs ? Chez un fleuriste ?
— Oui, pas chez le boucher.
Elle les a repérés…
Il était midi douze quand Servaz se gara devant le cimetière. Samira Cheung
l’attendait à l’entrée. Malgré le froid, elle portait un simple blouson de cuir, un
short ultra-court sur des collants opaques et des rangers usagés en cuir
marron. La musique dans ses écouteurs était si forte que Servaz la perçut dès
qu’il descendit de la Jeep. Sous son bonnet, son visage rougi lui fit penser à cette
étrange créature que Servaz avait vue dans un film, un film pour lequel Margot
l’avait traîné au cinéma – plein d’elfes, de magiciens et d’anneaux magiques. Il
fronça les sourcils en découvrant que Samira portait aussi une tête de mort sur
son sweat-shirt. Plutôt de circonstance, se dit-il. Elle avait moins l’air d’un flic
que d’une profanatrice de sépultures.
Ils remontèrent la petite colline entre les sapins et les tombes, se rapprochant
du bois de conifères qui barrait le fond du cimetière. Une vieille femme leur jeta
un regard sévère. Le tombeau des Lombard tranchait sur tous ceux qui
l’entouraient. Par sa taille, c’était presque un mausolée, une
chapelle. Deux ifs bien taillés l’encadraient. Il était précédé de trois marches de
pierre. Une belle grille en fer forgé en interdisait l’accès. Samira jeta sa
cigarette, contourna le monument et fouilla une minute avant de revenir avec une
clef.
— J’ai vu Ziegler faire pareil, dit-elle. Elle était cachée sous une pierre
descellée.
— Elle ne t’a pas repérée ? demanda Servaz, sceptique, en considérant la
tenue de sa subordonnée.
La Franco-Sino-Marocaine se rembrunit.
— Je connais mon travail. Quand elle m’a aperçue, j’étais en train d’arranger
un bouquet de fleurs sur une tombe, un type qui s’appelait
Lemeurt. Marrant, non ?
Servaz leva la tête mais il n’y avait aucune indication sur le fronton
triangulaire au-dessus de la porte. Samira introduisit la clef et tira sur la
grille, qui s’ouvrit en grinçant. À son tour, Servaz entra dans l’ombre profonde
du tombeau. Un faible jour pénétrait par une ouverture sur leur droite, insuffisant
pour distinguer autre chose que les formes vagues de trois tombes. Une nouvelle
fois, il se demanda pourquoi toute cette pesanteur, toute cette tristesse, toute
cette ombre – comme si la mort ne suffisait pas. Il y avait des pays pourtant où la
mort était presque légère, où elle était presque gaie, où on faisait la fête, on
mangeait et on riait au lieu de ces églises tristes et mornes, de tous ces
requiem, tous ces lacrimosa, tous ces kaddish et toutes ces prières pleines de
vallées de larmes. Comme si le cancer, les accidents de la route, les cœurs qui
lâchent, les suicides et les meurtres ne suffisaient pas, se dit-il. Il remarqua un
bouquet solitaire posé sur l’une des tombes : il faisait une tache claire dans la
pénombre. Samira sortit son iPhone et le brancha sur l’application « lampe
torche ». L’écran devint blanc, dispensant une faible clarté, et elle le promena au-
dessus des trois sépultures : ÉDOUARD LOMBARD… HENRI LOMBARD… Le grand-
père et le père… Servaz se dit que la troisième tombe devait être celle de la mère
d’Éric, l’épouse d’Henri – l’ex-actrice ratée, l’ex-call-girl, la pute selon Henri
Lombard… Pourquoi diable Irène avait-elle fleuri cette tombe-là ?
Il se pencha pour lire l’inscription. Et fronça les sourcils.
Il pensa qu’il venait de s’approcher encore plus de la vérité. Mais aussi que
tout se compliquait une fois de plus.
Il regarda Samira, puis considéra de nouveau l’inscription dans le halo de
l’appareil :
MAUD LOMBARD, 1976-1998.
— Qui est-ce ?
— La sœur d’Éric Lombard, née quatre ans après lui. J’ignorais qu’elle était
morte.
— Est-ce important ?
— Peut-être.
— Pourquoi Ziegler fleurit-elle sa tombe à ton avis ? Tu as une idée ?
— Pas la moindre.
— Elle t’en avait parlé ? Elle t’avait dit qu’elle la connaissait ?
— Non.
— Quel rapport avec les meurtres ?
— Je ne sais pas.
— En tout cas, tu as au moins un lien, cette fois, dit Samira.
— Comment ça ?
— Un lien entre Lombard et le reste de l’affaire.
— Quel lien ? dit-il, interloqué.
— Ziegler n’est pas venue fleurir cette tombe par hasard. Il y a un lien. Et si
toi tu l’ignores, elle sait lequel. Il suffira de le lui demander quand on
l’interrogera.
Oui, songea-t-il. Irène Ziegler en savait beaucoup plus que lui sur toute
l’affaire. Servaz calcula que Maud Lombard et elle devaient avoir à peu près le
même âge. Étaient-elles amies ? Comme pour son séjour à la colonie, encore
un pan de son passé qui venait se mêler à l’enquête. Décidément, Irène Ziegler
avait plus d’un secret.
Pas de traces en tout cas de l’épouse d’Henri Lombard, la mère d’Éric. Elle
n’avait pas été autorisée à partager l’éternité lamentable de la famille ; elle avait
été répudiée jusque dans la mort. En revenant vers l’entrée du cimetière, Servaz
songea que Maud Lombard était morte à l’âge de vingt et un ans. Il sentit
instantanément qu’il touchait là un point crucial. De quoi était-elle morte ? D’un
accident ? De maladie ? Ou bien d’autre chose ?
Samira avait raison, Ziegler avait la clef. Une fois sous les verrous, elle se
mettrait peut-être à table mais il en doutait. Il avait eu plus d’une fois l’occasion
de constater qu’Irène Ziegler avait une forte personnalité.
En attendant, où était-elle passée ?
Il sentit brusquement l’inquiétude le gagner. Il consulta sa montre. Cela
faisait un moment qu’il n’avait plus de nouvelles. Il allait appeler Pujol quand
son portable sonna.
— On l’a perdue ! gueula Simeoni dans l’appareil.
— Quoi ?
— La gouine, cette salope, je crois qu’elle nous a repérés ! Avec sa putain de
bécane, elle n’a eu aucun mal à nous larguer !
Merde ! Servaz sentit l’adrénaline gicler dans ses veines et un trou se creuser
dans son estomac. Il chercha le nom de Maillard sur le répertoire de son
portable.
— Pujol et Simeoni ont perdu la cible ! cria-t-il. Elle est dans la
nature ! Prévenez le lieutenant Espérandieu et tenez-vous prêts !
— OK. Pas de problème. On l’attend.
Servaz raccrocha. Il aurait bien voulu partager le calme du gendarme.
— Elle arrive.
— Bien reçu.
Espérandieu se redressa d’un coup. Il relâcha le bouton de son talkie-walkie
et regarda sa montre. 13 h 46. Il attrapa son arme.
L’ordinateur…
Elle l’alluma. Contrairement à celui de Xavier, il était
verrouillé. Tiens, tiens… Elle consulta sa montre. Cela faisait déjà presque une
heure qu’elle était dans ce bureau.
Problème : elle était loin d’avoir les compétences d’une pirate
informatique. Durant dix bonnes minutes, elle se creusa la cervelle pour trouver
un mot de passe et elle essaya d’écrire Julian Hirtmann et Lisa Ferney dans tous
les sens mais aucune de ses piteuses tentatives ne voulut fonctionner. Elle
replongea dans le tiroir où elle avait aperçu une chemise contenant des
documents personnels et elle entra d’abord numéros de téléphone et de Sécurité
sociale, à l’endroit et à l’envers, puis date de naissance, combinaison du premier
et du deuxième prénom (le nom complet de l’infirmière chef
était Élisabeth Judith Ferney), association des trois initiales et de la date de
naissance… Sans succès. Merde !
Son regard tomba encore une fois sur la salamandre...
Elle tapa « salamandre », puis « erdnamalas ».
Rien…
Diane tourna son regard vers l’horloge dans le coin de l’écran. 21 h 28.
Elle regarda encore une fois l’animal. Prise d’une impulsion subite, elle le
souleva et le retourna. Sur son ventre, il y avait une inscription « Van
Cleef & Arpels, New York ». Elle entra les noms dans
l’ordinateur. Rien… Merde ! C’est ridicule ! On dirait un de ces foutus films
d’espionnage à la con ! Elle les inversa… Pas ça non plus… Tu t’attendais à
quoi, ma vieille ? On n’est pas au cinéma ! En désespoir de cause, elle essaya
rien que les initiales : VC&ANY. Rien. À l’envers donc : YNA&CV…
Tout à coup, l’écran se mit à clignoter avant de lui donner accès au système
d’exploitation. Bingo ! Diane n’en croyait pas ses yeux. Elle attendit que le fond
d’écran et toutes les icônes s’affichent.
La partie peut commencer… Mais l’heure tournait. 21 h 32.
Elle pria pour que Lisa Ferney fût vraiment sortie toute la nuit.
Les mails…
Une bonne centaine d’entre eux émanaient d’un mystérieux Démétrius.
Chaque fois, dans la colonne Subject s’affichait la mention : Encrypted e-
mail…
Elle en ouvrit un mais elle ne récolta qu’une suite de signes
incompréhensibles. Diane comprit ce qui se passait, cela lui était déjà arrivé à
l’université : le certificat utilisé pour crypter le message avait expiré et, par
conséquent, il n’était plus possible pour le destinataire de le décrypter.
Elle réfléchit à toute vitesse.
En général, pour éviter ce genre de problèmes, on conseillait au destinataire
de sauvegarder tout de suite le contenu du message quelque part, par exemple en
l’enregistrant au format HTML. C’est ce qu’elle aurait fait si elle avait été à la
place de Lisa Ferney. Elle ouvrit « Mes documents » puis « Mes fichiers
reçus » et elle le vit aussitôt. Un dossier baptisé « Démétrius ».
Lisa Ferney n’avait pas pris beaucoup de précautions : son ordinateur était
déjà verrouillé et elle savait que personne n’aurait osé s’amuser à fouiller
dedans, de toute façon.
Lisa,
Suis à New York jusqu’à dimanche. Central Park est tout blanc et il fait un
froid polaire. C’est magnifique. Je pense à toi. Parfois, je me réveille au milieu
de la nuit en sueur et je sais que j’ai rêvé de ton corps et de ta bouche. J’espère
être à Saint-Martin dans dix jours.
Éric.
Lisa,
Je pars vendredi pour Kuala-Lumpur. Est-ce qu’on pourrait se voir avant
ça ? Je ne bouge pas du château. Viens.
Éric.
Où es-tu Lisa ?
Pourquoi tu ne donnes pas de tes nouvelles ? Tu m’en veux encore pour la
dernière fois ? J’ai un cadeau pour toi. Je l’ai acheté chez Boucheron. Très
cher. Tu vas adorer.
Diane fit défiler la liste vers la fin, avançant dans le temps jusqu’à
aujourd’hui. Elle s’aperçut que, dans les derniers mails, le ton avait changé. Il ne
s’agissait plus seulement d’une histoire d’amour. Quelque chose d’autre était en
train de se passer :
Il faut qu’on parle, Lisa. J’ai un plan. Un plan terrible. Tu sais ce que c’est
qu’un gambit, Lisa ? Aux échecs, un gambit est un sacrifice d’une pièce en début
de partie pour obtenir un avantage stratégique. C’est ce que je m’apprête à
faire. Le gambit d’un cheval. Mais ce sacrifice me brise le cœur.
Servaz avait l’impression que les éléments se liguaient contre lui. Les flocons
tourbillonnaient dans la lueur des phares et les troncs des arbres commençaient à
blanchir côté nord. Une vraie tempête de neige… Justement cette nuit-là… Il se
demanda avec appréhension si cette psy avait réussi à descendre à Saint-
Martin, si la route n’était pas déjà trop mauvaise là-haut. Quelques minutes plus
tôt, en sortant du centre équestre, il avait passé un ultime coup de fil.
— Allô ? avait dit la voix au bout du fil.
— Il faut que je te voie. Ce soir. Et j’ai un peu faim. Il n’est pas trop tard ?
Un rire à l’autre bout. Mais le rire s’était arrêté brusquement.
— Il y a du nouveau ? avait demandé Gabriel Saint-Cyr sans cacher son
intense curiosité.
— Je sais qui c’est.
— Vraiment ?
— Oui. Vraiment.
Un silence à l’autre bout.
— Et tu as une commission rogatoire ?
— Pas encore. Je voudrais ton avis d’abord.
— Qu’as-tu l’intention de faire ?
— D’abord éclaircir certains points légaux avec toi. Ensuite passer à l’action.
— Tu ne veux pas me dire qui c’est ?
— D’abord on dîne, ensuite nous parlerons.
De nouveau, le petit rire à l’autre bout du fil.
— J’avoue que tu me mets l’eau à la bouche. Viens. Il me reste du poulet, si
j’ose dire.
— J’arrive, dit Servaz, et il raccrocha.
Les fenêtres du moulin ruisselaient de chaleur et de lumière dans la tempête
quand il gara sa Jeep près du torrent. Servaz n’avait pas croisé le moindre
véhicule en venant, ni un seul piéton. Il verrouilla la Cherokee et se hâta vers le
petit pont, courbé en deux contre les bourrasques chargées de flocons. La porte
s’ouvrit aussitôt. Une bonne odeur de poulet rôti, de feu, de vin et
d’épices. Saint-Cyr lui prit sa veste et l’accrocha au portemanteau, puis il lui
montra le salon en contrebas.
— Un verre de vin chaud pour commencer ? Le poulet sera cuit dans vingt
minutes. Comme ça, on va pouvoir parler.
Servaz regarda sa montre. 22 h 30. Les heures à venir allaient être
décisives. Il devait avancer chaque pion en pensant plusieurs coups à
l’avance, mais avait-il seulement les idées assez claires ? Le vieux juge, avec son
expérience, allait l’aider à ne pas commettre d’impair. L’adversaire était
redoutable. Il s’engouffrerait dans la moindre faille juridique. Il avait aussi
terriblement faim ; l’odeur du poulet en train de cuire lui donnait des crampes
d’estomac.
Une grande flambée crépitait dans la cheminée. Comme la dernière fois, les
flammes peuplaient les murs et les poutres du plafond d’ombres et de lueurs. Le
craquement des bûches, les miaulements du vent dans le conduit de la cheminée
et le bruit du torrent emplissaient la pièce. Pas de Schubert, cette fois. De toute
évidence, Saint-Cyr ne voulait pas perdre une miette de ce que Servaz avait à lui
dire.
Il y avait deux verres ballon à moitié pleins d’un vin couleur rubis sur un
guéridon, entre deux fauteuils à oreilles poussés devant la cheminée. Le vin
fumait.
— Assieds-toi, dit le juge en lui montrant l’un des fauteuils.
Servaz prit le verre le plus proche. Il était chaud. Il le fit tourner dans sa main
et huma les effluves aromatiques qui s’en dégageaient. Il crut sentir de
l’orange, de la cannelle et de la noix muscade.
— Vin chaud aux épices, dit Saint-Cyr. Revigorant et calorifique par une
soirée comme celle-ci. Et surtout excellent contre la fatigue. Ça va te donner un
coup de fouet. La nuit risque d’être longue, pas vrai ?
— Ça se voit tant que ça ? demanda Servaz.
— Quoi donc ?
— La fatigue.
Le regard du juge s’attarda sur lui.
— Tu as l’air épuisé.
Servaz but. Il fit la grimace en se brûlant la langue. Mais un puissant goût de
vin et d’herbes emplit sa bouche et son gosier. Saint-Cyr avait disposé de petits
morceaux de pain d’épice dans une coupelle sur le guéridon pour accompagner
le vin chaud. Servaz en avala un, puis un autre. Il était affamé.
— Alors ? dit Saint-Cyr. Tu me racontes ? Qui est-ce ?
Lisa Ferney referma son téléphone portable. Dans l’autre main, elle
brandissait une arme de poing. Diane n’y connaissait rien en armes, mais elle
avait vu assez de films pour savoir que le gros cylindre au bout du canon était un
silencieux.
— J’ai bien peur que personne ne vienne à votre secours, Diane, dit
l’infirmière chef. Dans moins d’une demi-heure, ce policier à qui vous avez
parlé sera mort. C’est une chance que ma soirée soit tombée à l’eau par la faute
de ce flic.
— Vous savez vous servir de ça ? demanda la psy en désignant l’arme.
Lisa Ferney esquissa un sourire.
— J’ai appris. Je suis membre d’un club de tir. C’est Éric qui m’a
initiée. Éric Lombard.
— Votre amant, commenta Diane. Et votre complice.
— Ce n’est pas bien de fouiller dans les affaires des autres, ironisa
l’infirmière chef. Je sais que ça paraît difficile à croire, Diane, mais Wargnier
avait le choix entre plusieurs candidatures quand il s’est mis en tête qu’il lui
fallait un adjoint – soit dit en passant, il m’a offensée en considérant que je
n’avais pas les qualifications requises – et c’est moi qui vous ai choisie, moi qui
ai fait le forcing auprès de lui pour que vous ayez le poste.
— Pourquoi ?
— Parce que vous êtes suisse.
— Quoi ?
Lisa Ferney ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir silencieux sans
cesser de braquer l’arme sur Diane.
— Comme Julian… Quand j’ai vu votre candidature parmi les autres, je me
suis aussitôt dit que c’était un signe très favorable pour nos projets.
Diane commençait à entrevoir une explication. Et elle lui faisait froid dans
le dos.
— Quels projets ?
— Tuer ces salopards, répondit Lisa.
— Qui ?
— Grimm, Perrault et Chaperon.
— À cause de ce qu’ils ont fait à la colonie, dit Diane en se souvenant du
Post-it dans le bureau de Xavier.
— Exact. À la colonie et ailleurs… Cette vallée était leur terrain de chasse…
— J’ai vu quelqu’un à la colonie… Quelqu’un qui sanglotait et qui
criait… Une de leurs anciennes victimes ?
Lisa lui jeta un regard pénétrant, elle semblait se demander ce que Diane
savait, en fin de compte.
— Oui, Mathias. Le pauvre ne s’en est jamais remis. Il a perdu les
pédales. Mais il est inoffensif.
— Je ne vois toujours pas le rapport avec moi.
— Peu importe, dit Lisa Ferney. Vous allez être celle qui est venue de Suisse
pour aider Hirtmann à s’évader, Diane. Celle qui a mis le feu à l’Institut et qui
l’a guidé vers la sortie. Manque de bol, une fois dehors, cet ingrat de Julian
n’aura pas résisté à ses pulsions si longtemps retenues ; il n’aura pas résisté à la
tentation de tuer sa compatriote et complice : vous. Fin de l’histoire.
Diane s’immobilisa, en proie à une terreur pure comme de l’eau.
— Au début, nous avons songé à plusieurs façons de brouiller les
pistes. Mais moi, j’ai tout de suite pensé à Julian. C’était une erreur, en fin de
compte. Avec quelqu’un comme Julian, c’est toujours donnant-donnant. En
échange de sa salive et de son sang, il a voulu savoir pourquoi nous en avions
besoin. Mais ses exigences ne se sont pas arrêtées là. Il a fallu que je lui
promette autre chose. Et c’est là que vous intervenez, Diane…
— C’est absurde. Beaucoup de gens me connaissent en Suisse. Personne ne
croira une histoire pareille.
— Mais ce n’est pas la police suisse qui va mener l’enquête. Et puis, tout le
monde sait que cet endroit peut être très perturbant pour des psychés fragiles. Le
Dr Wargnier avait un doute vous concernant. Il discernait dans votre voix et dans
vos mails une « vulnérabilité ». Je ne manquerai pas de le faire remarquer à la
police, le moment venu – qui ne manquera pas à son tour d’interroger
Wargnier. Et ce n’est pas Xavier, qui ne voulait pas de votre présence ici, qui me
contredira. Vous voyez : cela fait beaucoup de témoignages contre vous, en fin
de compte… Vous n’auriez pas dû vous mettre en travers de mon
chemin, Diane. J’étais décidée à vous laisser la vie sauve. Vous auriez juste
passé quelques années en prison.
— Mais vous ne pouvez pas me faire porter le chapeau pour l’ADN, hasarda
Diane en désespoir de cause.
— C’est vrai. C’est pourquoi nous avons prévu un autre candidat pour
ça. Nous versons depuis plusieurs mois de l’argent à M. Monde. En échange, il
ferme les yeux sur mes allées et venues dans l’unité A et sur mes petites
combines avec Hirtmann. Seulement, cet argent va se retourner contre lui quand
la police va découvrir que les versements ont été effectués de Suisse et quand on
découvrira chez lui une seringue contenant encore des traces du sang de Julian.
— Vous allez le tuer, lui aussi ? demanda Diane avec une sensation de vertige
et de chute dans un puits sans fond.
— À votre avis ? Vous croyez que j’ai envie de passer le restant de mes jours
en prison ? Allons-y, ajouta Lisa. Assez perdu de temps.
27
— Vous m’attendiez ?
Cathy d’Humières eut un sursaut en entendant la voix. Elle se retourna vers
la porte. Son regard s’attarda longuement sur Servaz avant de se déplacer vers
Ziegler et Maillard puis de revenir sur lui.
— Juste ciel ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Il y avait une photo sous verre près de la porte. Servaz y surprit son
reflet : des cernes noirs, des yeux injectés et hagards.
— Explique-leur, dit-il à Ziegler en se laissant tomber sur une chaise – car le
sol tanguait encore un peu.
Irène Ziegler raconta ce qui venait de se passer. D’Humières, Confiant et les
deux masques de cire de la gendarmerie écoutèrent en silence. C’était la
procureur qui avait décidé d’élargir la gendarme juste après l’appel
d’Espérandieu. Et l’intuition de Ziegler que Servaz se trouvait chez son mentor
l’avait sauvé. Ça et le fait qu’il n’y avait que cinq minutes en voiture entre la
gendarmerie et le moulin.
— Saint-Cyr ! lâcha d’Humières en secouant la tête. Je n’arrive pas à y
croire !
Servaz était en train de dissoudre une aspirine effervescente dans un verre
d’eau. Tout à coup, les brumes dans son cerveau finirent de se dissiper et il revit
la scène du moulin dans son intégralité. Il écarquilla ses yeux rouges en les
regardant.
— MERDE ! rugit-il. Pendant que j’étais dans le cirage, Saint-Cyr a appelé
cette… Lisa à l’Institut… Pour lui dire que la psy n’avait parlé à personne
d’autre qu’à moi… qu’il avait la situation bien en main… Juste avant qu’il
essaie de me…
La proc pâlit.
— Ça veut dire que cette fille est en danger ! Maillard, vous avez toujours
une équipe là-haut qui surveille l’Institut ? Dites à vos hommes d’intervenir, tout
de suite !
Cathy d’Humières sortit son téléphone et composa un numéro. Elle le
referma au bout de quelques secondes.
— Le Dr Xavier ne répond pas.
— Il faut interroger Lombard, dit Servaz péniblement. Et le mettre en garde à
vue. Reste à savoir comment s’y prendre. Il peut être n’importe où : à Paris, à
New York, dans un îlot quelconque lui appartenant ou ici – mais je doute qu’on
nous le dise spontanément.
— Il est ici, dit Confiant.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
— Avant de venir, je me suis rendu au château à sa demande pour l’informer
des dernières avancées de l’enquête. Juste avant que votre adjoint n’appelle, dit-
il à Servaz. Je n’ai pas eu… hum… le temps d’en parler. Trop de choses se sont
passées ensuite…
Servaz se demanda combien de fois depuis le début de l’enquête le jeune
juge s’était rendu au château.
— On parlera de ça plus tard, dit d’Humières d’un ton sévère. Toutes les
routes de la vallée sont barrées ? Fort bien. Nous allons contacter la direction de
la police. Je veux une perquisition au domicile parisien de Lombard au moment
même où nous perquisitionnerons le château. Le dispositif doit être parfaitement
coordonné. Et discret. Seules les personnes absolument nécessaires seront mises
dans la confidence. Il a eu tort de s’en prendre à l’un de mes hommes, ajouta-t-
elle en regardant Servaz. Lombard ou pas, il a franchi une limite. Et quiconque
la franchit a affaire à moi. (Elle se leva.) Il faut que j’appelle la
chancellerie. Nous avons très peu de temps pour mettre le dispositif en place et
régler les détails. Ensuite, nous passerons à l’action. Il n’y a pas une minute à
perdre.
Une discussion s’engagea instantanément autour de la table. Tout le monde
n’était pas de cet avis. Les gradés de la gendarmerie
tergiversaient : Lombard, c’était un gros poisson. Il y avait des carrières en
jeu, des questions hiérarchiques, des aspects collatéraux…
— Comment Vincent a-t-il su que Lombard n’était pas aux États-
Unis ? demanda Servaz.
Ziegler le lui dit. Ils avaient eu de la chance. À la suite d’une dénonciation
anonyme, la brigade financière de Paris vérifiait les comptabilités d’un certain
nombre de filiales du groupe. Apparemment, un gros scandale se
préparait. Quelques jours plus tôt, alors qu’ils examinaient les livres de comptes
de Lombard Média, ils étaient tombés sur une nouvelle irrégularité : un virement
de 135 000 dollars de Lombard Média vers une société de production de
reportages télé et des factures. Après vérification automatique auprès de la
société de production, il s’était avéré que ce reportage n’avait jamais été tourné
et que les factures étaient bidons. Certes, cette société de production travaillait
régulièrement pour Lombard Média mais, en l’occurrence, aucun reportage
correspondant à cette somme ne leur avait été commandé. La brigade financière
s’était alors demandé à quoi correspondait cette somme et surtout pourquoi on
avait cherché à la dissimuler. Un pot-de-vin ? Un détournement de fonds ? Ils
avaient obtenu une nouvelle commission rogatoire, cette fois pour la banque qui
avait effectué le virement, et demandé qu’on leur communique le vrai
bénéficiaire. Malheureusement, les auteurs de cette manipulation avaient pris
toutes leurs précautions : la somme avait été virée en quelques heures vers un
compte à Londres, de là vers un autre compte aux Bahamas, puis vers un
troisième compte dans les Caraïbes… Ensuite, on perdait sa trace. Dans quel
but ? 135 000 dollars, c’était à la fois une somme rondelette et une goutte d’eau
pour l’empire Lombard. Ils avaient alors convoqué le président exécutif de
Lombard Média et l’avaient menacé de l’inculper pour faux en
écriture. L’homme avait pris peur et avait fini par lâcher le morceau : ce faux
avait été effectué à la demande d’Éric Lombard lui-même, dans l’urgence. Il
avait aussi juré qu’il ignorait à quoi cette somme était destinée. Comme Vincent
avait demandé à la brigade financière de lui signaler toute irrégularité ayant eu
lieu dans une période récente, son contact à la financière lui avait transmis
l’information, bien qu’elle n’eût en apparence rien à voir avec la mort d’un
cheval.
— Quel rapport, en effet ? demanda l’un des hauts pontes de la gendarmerie.
— Eh bien, dit Ziegler, le lieutenant Espérandieu a pensé à quelque chose. Il
a téléphoné à une compagnie aérienne affrétant des jets pour de riches hommes
d’affaires et il s’est avéré qu’une telle somme pourrait parfaitement
correspondre à un vol transatlantique aller-retour effectué à bord d’un jet privé.
— Éric Lombard a ses propres avions et ses propres pilotes, objecta le
gradé. Pourquoi irait-il se servir d’une autre compagnie ?
— Pour que ce vol ne laisse aucune trace, pour qu’il n’apparaisse nulle part
dans les comptabilités du groupe, répondit Ziegler. Restait à dissimuler la
dépense elle-même.
— D’où le reportage bidon, intervint d’Humières.
— Exactement.
— Intéressant, dit le gradé. Mais ce ne sont que des supputations.
— Pas vraiment. Le lieutenant Espérandieu s’est dit que si Éric Lombard
était rentré secrètement des États-Unis la nuit où le cheval est mort, il avait dû
atterrir pas trop loin d’ici. Il a donc appelé les différents aérodromes de la
zone, en commençant par le plus proche et en s’éloignant
progressivement : Tarbes, Pau, Biarritz… Au troisième, bingo : un jet privé
d’une compagnie aérienne américaine a bien atterri à Biarritz-Bayonne le soir du
mardi 9 décembre. À en croire les informations dont nous disposons, Éric
Lombard est entré sur le territoire sous un faux nom et avec de faux
papiers. Personne ne l’a vu. L’avion est resté une douzaine d’heures et est reparti
au petit matin. Bien assez pour effectuer le trajet Bayonne-Saint-Martin en
voiture, se rendre au centre équestre, tuer Freedom, l’accrocher en haut du
téléphérique et repartir.
Tout le monde fixait la gendarme intensément à présent.
— Et ce n’est pas fini, dit-elle. L’aéroport de Biarritz a gardé trace de la
compagnie aérienne américaine dans son registre des vols de nuit et dans
l’imprimé des mouvements de l’aéroport. Vincent Espérandieu a fait alors appel
à un de ses contacts à Interpol, lequel a contacté le FBI américain. Ils ont rendu
visite au pilote aujourd’hui. Il a formellement reconnu Éric Lombard. Et il est
prêt à témoigner.
Ziegler tourna son regard vers Servaz.
— Lombard est peut-être déjà au courant de nos intentions, dit-elle. Il a
probablement ses propres contacts au FBI ou au ministère de l’Intérieur.
Servaz leva la main.
— J’ai deux de mes hommes qui montent la garde devant le château depuis
le début de la soirée, les prévint-il. Depuis que j’ai commencé à soupçonner ce
qui se passait. Si M. le juge a raison, Lombard est toujours là-dedans. Où est
Vincent, à propos ?
— Il arrive. Il sera là dans quelques minutes, répondit Ziegler.
Servaz se leva, ses jambes le portaient à peine.
— Ta place est dans une unité antipoison, intervint Ziegler. Tu n’es pas en
état de participer à une intervention. Il te faut un lavage d’estomac et une
surveillance médicale. On ne sait même pas quelle drogue Saint-Cyr t’a fait
avaler.
— J’irai à l’hôpital quand tout sera terminé. Cette enquête est aussi la
mienne. Je resterai en retrait, ajouta-t-il. Sauf si Lombard accepte de nous laisser
entrer sans faire de difficultés – ce qui m’étonnerait.
— À supposer qu’il soit encore là-bas, fit observer d’Humières.
— Quelque chose me dit qu’il y est.
Hirtmann écoutait le vent cribler la fenêtre de ses petits flocons glacés. Une
vraie tempête de neige, se dit-il en souriant. Ce soir, assis à la tête du lit, il se
posait la question de savoir ce qu’il ferait en premier si un jour il recouvrait la
liberté. C’était une hypothèse qu’il envisageait régulièrement et, à chaque
fois, elle l’entraînait dans de longues et délicieuses rêveries.
Dans un de ses scénarios préférés, il récupérait l’argent et les papiers qu’il
avait cachés dans un cimetière savoyard, près de la frontière suisse. Détail
amusant : l’argent, cent mille francs suisses en coupures de cent et deux cents, et
les faux papiers se trouvaient enfermés dans une boîte isotherme étanche, elle-
même planquée dans le cercueil où reposait la mère d’une de ses victimes –
cercueil et cimetière dont lui avait parlé sa victime avant qu’il la tue. Avec cet
argent, il réglerait les honoraires d’un chirurgien esthétique varois qui avait
autrefois honoré de sa présence ses « soirées genevoises » – Hirtmann détenait
dans une autre cachette quelques vidéos accablantes pour la réputation du
praticien, qu’il avait eu la présence d’esprit d’épargner au cours de son
procès. Pendant qu’il attendrait, la tête bandée, dans la clinique du bon
docteur, dans une chambre à mille euros dont les fenêtres donnaient sur la
Méditerranée, il exigerait une chaîne haute-fidélité pour écouter son cher Mahler
et la présence nocturne d’une call-girl spécialisée.
Tout à coup, son sourire rêveur disparut. Il porta une main à son front en
grimaçant. CE PUTAIN DE TRAITEMENT LUI DONNAIT D’AFFREUSES MIGRAINES. Ce
crétin de Xavier et TOUS CES CONNARDS DE PSYS... Arghhhh ! ! Tous les mêmes
avec leur religion de charlatans !
Il sentit la colère le gagner. La fureur se fraya un chemin à travers son
cerveau, déconnectant petit à petit toute pensée rationnelle pour n’être plus
qu’un nuage d’encre noire se répandant dans l’océan de ses pensées, une murène
avide jaillissant de son trou et dévorant sa lucidité. Il eut envie de donner un
coup de poing dans le mur – ou de faire mal à quelqu’un. Il grinça des dents et
roula de la tête dans tous les sens en gémissant et en geignant comme un chat
qu’on ébouillante, puis il se calma enfin. Il avait un mal fou à se contrôler
parfois – mais il y était parvenu à force de discipline. Au cours de ses différents
séjours en hôpitaux psychiatriques, il avait passé des mois à lire les livres de ces
imbéciles de psychiatres, il avait appris leurs petits trucs de prestidigitateurs
mentaux, leurs combines d’illusionnistes, il avait répété et répété et répété au
fond de sa cellule comme seul un obsessionnel est capable de le faire. Il
connaissait leur principale faiblesse : il n’existait pas un seul psy au monde qui
n’eût une haute opinion de lui-même. Il y en avait pourtant un qui avait deviné
son petit manège et qui lui avait retiré ses livres. Un parmi les dizaines qu’il
avait rencontrés.
Tout à coup, un son strident lui vrilla les oreilles. Il se redressa sur son
séant. La sirène venue du couloir était assourdissante. Elle envoyait des flèches
sonores déchirantes qui lui faisaient mal aux tympans, augmentant sa migraine.
Il eut à peine le temps de s’interroger sur ce qui se passait que la lumière
s’éteignit. Il se retrouva assis dans une semi-obscurité trouée par la clarté grise
de la fenêtre et par une lueur orangée qui transperçait le hublot de la porte par
intermittence. L’alarme incendie !
Son cœur monta à cent soixante pulsations par minute. Un incendie dans
l’Institut ! C’était peut-être l’occasion ou jamais…
Soudain, la porte de sa cellule s’ouvrit et Lisa Ferney entra d’un pas
pressé, sa silhouette découpée en ombre chinoise par la violente lueur orange et
tournoyante qui pénétrait par la porte.
Elle avait un coupe-vent en polaire, une blouse et un pantalon blancs et une
paire de chaussures montantes à la main. Elle les lui lança.
— Habille-toi. Vite !
Elle déposa aussi un masque de protection antifumée avec filtre facial et
lunettes en Plexiglas sur la table.
— Mets aussi ça. Dépêche-toi !
— Qu’est-ce qui se passe dehors ? dit-il en enfilant les vêtements à la
hâte. Les choses tournent mal ? Vous avez besoin de quelqu’un pour faire
diversion, c’est ça ?
— Tu n’y as jamais cru, pas vrai ? dit-elle en souriant. Tu as fait ça parce que
ça t’amusait. Tu pensais que je ne remplirais pas ma part du contrat. (Elle le fixa
sans ciller ; Lisa était une des rares personnes qui en étaient capables.) Qu’est-ce
que tu avais prévu pour moi, Julian ? Pour me punir ?
Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre.
— Accélère ! dit-elle. On n’a pas toute la nuit.
— Où sont les gardes ?
— J’ai neutralisé M. Monde. Les autres courent un peu partout pour
empêcher les pensionnaires de prendre la poudre d’escampette. L’incendie a
désactivé les systèmes de sécurité. Cette nuit, c’est portes ouvertes. Dépêche-
toi ! Il y a une équipe de gendarmes en bas ; l’incendie et les autres
pensionnaires vont les occuper un moment.
Il passa le masque sur son visage puis les sangles derrière sa tête. Lisa fut
satisfaite du résultat. Avec sa blouse, son masque et le manque d’éclairage, il
était presque méconnaissable – à part la taille…
— Descends l’escalier droit jusqu’aux sous-sols. (Elle lui tendit une petite
clef.) Une fois en bas, tu n’as qu’à suivre les flèches peintes sur les murs, ça te
mènera tout droit jusqu’à une sortie dérobée. J’ai rempli ma part du marché. À
toi maintenant de remplir la tienne.
— Ma part du marché ? (Sa voix résonna d’une manière bizarre dans le
masque.)
Elle sortit une arme de sa poche et la lui tendit.
— Tu trouveras Diane Berg dans les sous-sols, attachée. Emmène-la avec
toi. Et tue-la. Abandonne-la quelque part là-dehors et disparais.
Dès qu’il fut sorti dans le couloir, il sentit l’odeur de la fumée. Les flashes
aveuglants de l’alarme incendie lui cisaillèrent les nerfs optiques et le hurlement
de la sirène toute proche lui déchira les tympans. Le couloir était désert, toutes
les portes ouvertes. En passant devant, Hirtmann constata que les cellules étaient
vides.
M. Monde gisait sur le sol de la cage vitrée, une vilaine plaie derrière la
tête. Du sang sur le sol… Beaucoup de sang… Ils franchirent le sas béant
et, cette fois, ils virent la fumée qui montait de l’escalier.
— Il faut faire vite ! dit Lisa Ferney avec un début de panique dans la voix.
La lueur de l’alarme incendiait ses longs cheveux châtains et peignait son
visage d’une grotesque couleur orange, creusant l’ombre de ses
arcades sourcilières et de son nez, soulignant sa mâchoire carrée, lui conférant
un caractère un peu masculin.
Ils dévalèrent les marches. La fumée était de plus en plus dense. Lisa
toussa. Parvenue au rez-de-chaussée, elle s’arrêta et lui montra
la dernière volée de marches vers le sous-sol.
— Frappe-moi, dit-elle.
— Quoi ?
— Cogne ! Donne-moi un coup de poing ! Sur le nez. Vite !
Il n’hésita qu’une seconde. Elle partit en arrière quand le poing la heurta. Elle
poussa un cri et porta les mains à son visage. Il contempla une seconde avec
satisfaction le sang qui jaillissait puis il disparut.
Elle le regarda s’enfoncer dans la fumée. La douleur était forte mais surtout
elle était inquiète. Elle avait vu les gendarmes en planque dans la montagne
prendre la direction de l’Institut avant même qu’elle ait déclenché
l’incendie. Que faisaient-ils ici si ce flic était mort, et Diane toujours ligotée et
inanimée en bas ?
Quelque chose ne s’était pas passé comme prévu…
Elle se releva. Elle avait du sang sur sa blouse et sur son menton. Elle se
dirigea en titubant vers l’entrée de l’Institut.
Le gendarme qui surveillait la sortie de secours côté sous-sols mit la main sur
son arme lorsque la porte métallique s’ouvrit. Il vit un homme de haute
taille, vêtu d’une blouse d’infirmier, un masque pourvu d’un filtre à air sur le
visage, grimper les marches en portant une femme inanimée dans ses bras.
— Elle a fait un malaise, dit l’homme à travers le masque. La fumée… Vous
avez un véhicule ? Une ambulance ? Il faut qu’elle voie un médecin. Vite !
Le gendarme hésita. La plupart des pensionnaires et des gardes étaient
rassemblés de l’autre côté du bâtiment. Il ignorait s’il y avait un médecin parmi
eux. Et il avait ordre de surveiller cette issue.
— Il faut faire vite, insista l’homme. J’ai déjà essayé de la ranimer. Chaque
minute compte ! Vous avez une voiture, oui ou non ?
La voix de l’homme était grave, caverneuse et pleine d’autorité dans le
masque.
— Je vais chercher quelqu’un, dit le gendarme avant de partir en courant.
Une voiture se présenta une minute plus tard sur le terre-plein. Le gendarme
en descendit côté passager, le chauffeur – un autre gendarme – fit signe à
Hirtmann de monter à l’arrière. Dès que celui-ci eut installé Diane sur la
banquette, la voiture redémarra. Ils contournèrent le bâtiment et le Suisse aperçut
des visages familiers – pensionnaires et personnel – massés à l’écart de
l’incendie. Les flammes dévoraient déjà une bonne partie de l’Institut. Des
pompiers étaient en train de dérouler une lance à incendie d’un camion rouge qui
semblait flambant neuf. Une autre était déjà en action. Bien trop tard. Cela ne
suffirait pas à sauver les bâtiments. Devant l’entrée, des ambulanciers dépliaient
une civière roulante après l’avoir extraite par le hayon d’une ambulance.
Tandis que les bâtiments en feu s’éloignaient derrière eux, Hirtmann
contempla la nuque du chauffeur à travers le masque en palpant le métal froid de
l’arme dans sa poche.
— Arrêtez-vous.
Le chauffeur tourna légèrement la tête vers l’arrière sans quitter la route des
yeux.
— Pardon ?
Hirtmann posa le métal froid du silencieux sur la nuque du gendarme.
— Stop, dit-il.
L’homme ralentit. Hirtmann attendit que la voiture fût immobilisée puis il
tira. Le crâne de l’homme explosa et une purée de sang, d’os et de cervelle
éclaboussa l’angle supérieur gauche du pare-brise avant que l’homme ne
s’effondre sur le volant. Une âcre odeur de poudre emplit l’habitacle. De longues
coulures brunes se mirent à dégouliner sur le pare-brise et Hirtmann se dit qu’il
allait devoir nettoyer avant de repartir.
Le Suisse se tourna vers Diane : elle dormait encore. Il ôta son
masque, ouvrit la portière et sortit dans le blizzard puis il ouvrit la portière côté
chauffeur et tira l’homme dehors. Il abandonna le corps dans la neige et fouilla
les portières pour y trouver un chiffon. Hirtmann essuya tant bien que mal la
buée sanglante puis retourna à l’arrière attraper Diane par les aisselles. Elle était
molle, mais il sentit qu’elle ne tarderait pas à sortir des brumes du
chloroforme. Il l’installa sur le siège passager, boucla sa ceinture serré puis
retourna se mettre au volant, l’arme entre les cuisses. Dans la neige et la nuit
froide, le corps encore chaud du gendarme se mit à fumer comme s’il était en
train de se consumer.
Diane avait l’impression d’avoir dormi des heures. En ouvrant les yeux, elle
discerna d’abord la route qui défilait à travers le pare-brise, dans la lueur des
phares, et les flocons qui se précipitaient par milliers à leur rencontre. Elle perçut
les chapelets de messages grésillants qui montaient du tableau de
bord, légèrement sur sa gauche.
Puis elle tourna la tête et elle le vit.
Elle ne se demanda pas si elle rêvait. Elle savait que ce n’était
malheureusement pas le cas.
Il remarqua qu’elle s’était réveillée et il attrapa l’arme entre ses cuisses. Tout
en conduisant, il la braqua sur elle.
Il ne prononça pas un mot : c’était inutile.
Diane ne put s’empêcher de se demander où et quand il allait la tuer. Et de
quelle façon. Allait-elle finir comme les autres, comme les dizaines d’autres
jamais retrouvées – au fond d’un trou quelque part dans des bois ? À cette
idée, elle sentit la terreur la paralyser. Elle était comme un animal pris au piège
dans cette voiture. Cette perspective lui parut si insupportable qu’après la peur
elle sentit progressivement la colère et la détermination prendre le dessus. Et une
froide résolution, aussi glaciale que l’atmosphère dehors : quitte à mourir, elle ne
mourrait pas en victime. Elle allait se battre, vendre chèrement sa peau. Ce
salopard ne savait pas encore ce qui l’attendait. Elle devait guetter le moment le
plus propice. Il y en aurait forcément un. L’important était de se tenir prête…
L’homme avait surgi d’un angle. Tout alla très vite. La balle passa si près que
Servaz l’entendit siffler comme un frelon. Il n’eut pas le temps de réagir. Ziegler
tirait déjà et il vit l’homme s’effondrer contre une statue de marbre. Son arme
rebondit sur le sol avec un bruit de ferraille.
Ziegler s’approcha de l’homme, son pistolet toujours brandi. Elle se pencha
sur lui. Une grosse tache rouge s’élargissait à l’épaule. Il était vivant mais en état
de choc. Elle passa un message dans le talkie-walkie, puis elle se redressa.
En s’avançant à leur tour, Servaz, Pujol et Simeoni découvrirent derrière la
statue une porte qui donnait sur un escalier, lequel s’enfonçait dans le sol.
— Par là, dit Pujol.
Un escalier blanc. Du marbre blanc. Un mur en hélice. De larges marches en
colimaçon qui s’enfonçaient dans les entrailles de l’immense bâtisse. Ziegler
descendait la première, l’arme pointée. Soudain, une détonation retentit et elle
remonta en hâte se mettre à l’abri.
— Merde ! Il y a un autre tireur là en bas !
Ils la virent décrocher quelque chose de sa ceinture. Servaz sut aussitôt de
quoi il s’agissait.
Otto vit l’objet noir rebondir comme une balle de tennis sur les marches en
bas de l’escalier puis rouler sur le sol de la salle près de lui. Toc-toc-toc… Il
comprit trop tard… Grenade incapacitante… Lorsque l’objet explosa, un flash
aveuglant de plusieurs millions de candelas paralysa littéralement sa vision. Une
épouvantable détonation suivit, secouant la salle, et une onde de choc traversa
son corps et ses tympans, lui donnant l’impression que la pièce tournait autour
de lui. Il perdit l’équilibre.
Le temps qu’il reprenne ses esprits et deux silhouettes apparaissaient dans
son champ de vision. Il reçut un coup de pied dans la mâchoire et il lâcha son
arme puis il fut retourné sur le sol et il sentit l’acier froid des menottes se
refermer sur ses poignets. C’est à ce moment-là qu’il vit les flammes. Elles
avaient commencé à dévorer le catafalque. Son patron avait disparu. Otto se
laissa faire. Très jeune, il avait été mercenaire en Afrique sous les ordres de Bob
Denard et de David Smiley, dans les années 1960. Il avait connu les atrocités des
guerres postcoloniales, il avait torturé et été torturé. Puis il était entré aux ordres
d’Henri Lombard, un homme aussi dur que lui, avant de servir son fils. Il en
fallait beaucoup pour l’impressionner.
— Allez tous vous faire enculer, dit-il simplement.
Ils émergèrent de la forêt, filant entre deux congères glacées. Servaz aperçut
l’entrée du cirque : une gorge de dimensions cyclopéennes. Il repensa à
l’architecture de géants qu’il avait découverte en arrivant. Tout, ici, était
démesuré. Les paysages, les passions, les crimes… Brutalement, la tempête
reprit de la vigueur. Ils se retrouvèrent cernés par les flocons. Ziegler se
cramponnait au guidon, arc-boutée contre le vent derrière le dérisoire abri de
Plexiglas. Servaz se baissait pour profiter de la maigre protection que lui offrait
sa coéquipière. Ses gants et sa combinaison ne suffisaient pas à le réchauffer. Le
vent coupant traversait ses vêtements ; seul le gilet pare-balles arrêtait un peu le
froid. Par moments, l’engin rebondissait à droite et à gauche contre les congères
à la manière d’un bobsleigh et à plusieurs reprises il crut qu’ils allaient verser.
Bientôt, malgré les rafales, il vit qu’ils se rapprochaient de l’immense
amphithéâtre creusé de gradins, strié d’éboulis et de coulées de glace. Plusieurs
chutes d’eau s’étaient figées avec l’hiver, le gel les avait changées en hautes
chandelles blanches collées à la paroi, ressemblant à cette distance à des coulées
de cire le long d’un cierge. Lorsque la pleine lune émergea entre les nuages et
illumina le site, sa beauté fut à couper le souffle. Un sentiment d’attente, de
temps suspendu régnait sur ce lieu.
— Je le vois ! cria-t-il.
La forme fuselée de la motoneige escaladait la pente, de l’autre côté du
cirque. Servaz crut distinguer le vague tracé d’un sentier qui se dirigeait vers une
grande faille ouverte entre les parois rocheuses. L’engin était déjà à mi-
hauteur. Soudain, les nuages s’ouvrirent largement et la lune surgit de
nouveau, comme flottant au milieu d’un étang noir et inversé. Son lait nocturne
inonda le cirque, découpant chaque détail de la roche et de la glace. Servaz leva
les yeux. La silhouette venait de disparaître dans l’ombre de la falaise ; elle
réapparut de l’autre côté, dans le clair de lune. Il se pencha en avant et
s’accrocha tant bien que mal tandis que leur machine surpuissante mordait la
pente avec aisance.
Une fois franchie la faille, ils se retrouvèrent à nouveau au milieu des
sapins. Lombard avait disparu. La piste grimpait toujours en décrivant des
zigzags dans la forêt, le vent soufflait en rafales soudaines, un rideau blanc et
gris qui les aveuglait. Le faisceau du phare rebondissait dessus. Servaz eut
l’impression qu’un dieu furibard et rugissant leur crachait son haleine glacée
dans la figure. Il tremblait de froid dans sa combinaison mais il sentit aussi un
filet de sueur couler entre ses omoplates.
— Où est-il ? gueula Ziegler devant lui. Merde ! Où est-il passé ?
Il devina la tension qui l’habitait, tous les muscles tendus pour maîtriser sa
machine. Et la rage aussi. Lombard avait failli l’envoyer en prison à sa
place. Lombard s’était servi d’eux. L’espace d’un fugitif instant, Servaz se
demanda si Irène avait toute sa lucidité, si elle n’allait pas les entraîner tous les
deux dans un piège mortel.
Puis la forêt s’entrouvrit. Ils franchirent un petit col et entamèrent la descente
sur l’autre versant. La tempête se calma brusquement et les montagnes
apparurent autour d’eux, telle une armée de géants venus assister à un duel
nocturne. Et soudain, ils le virent. À une centaine de mètres en contrebas. Il avait
quitté la piste et abandonné son engin dans la neige. Plié en deux, il tendait ses
mains vers le sol.
— Il a un surf ! hurla Ziegler. Le salopard ! Il va nous filer entre les doigts !
Servaz vit que Lombard se tenait au sommet d’une pente très abrupte semée
de gros rochers. Il se souvint de tous les articles vantant ses exploits sportifs. Il
se demanda si la motoneige était capable de le suivre là-dedans et il se fit
aussitôt la réflexion que Lombard n’aurait pas abandonné la sienne si tel avait
été le cas. Ziegler dévalait le sentier à tombeau ouvert à présent. Elle bifurqua en
suivant la trace laissée par l’engin de Lombard et Servaz crut un instant qu’ils
allaient partir dans le décor. Il vit l’homme d’affaires tourner vivement la tête
vers eux et lever un bras dans leur direction.
— Attention ! Il a une arme !
Il n’aurait su dire exactement ce que Ziegler avait fait mais leur engin se mit
brutalement en travers et Servaz se retrouva cul par-dessus tête dans la neige. Un
éclair jaillit devant eux, aussitôt suivi du fracas d’une détonation. La détonation
rebondit contre la montagne, renvoyée et amplifiée par l’écho. Une deuxième la
suivit. Puis une troisième… Les coups de feu et leur écho produisaient un
tonnerre assourdissant. Puis les tirs cessèrent. Servaz attendit, le cœur
battant, enseveli dans la poudreuse. Ziegler était couchée à côté de lui, elle avait
sorti son arme mais pour une raison mystérieuse elle avait décidé de ne pas s’en
servir. Le dernier écho était encore dans l’air quand un deuxième bruit sembla
naître du premier, un énorme craquement…
Un bruit inconnu… Servaz était incapable de dire ce que c’était…
Encore couché dans la neige, il sentit le sol vibrer sous son ventre. Un court
instant, il crut qu’il faisait un malaise. Il n’avait jamais rien entendu ni senti de
pareil.
Le craquement fut suivi d’un bruit plus rauque, plus profond, plus ample et
plus sourd. Et de nature tout aussi inconnue.
Le grondement, assourdi et grave, enfla – comme s’il était couché sur des
rails et qu’un train approchait… Non : pas un, mais plusieurs trains à la fois.
Il se redressa et vit Lombard lever les yeux vers la
montagne, immobile, comme paralysé.
Et soudain, il comprit.
Il suivit le regard terrifié de Ziegler vers le sommet de la pente sur leur
droite. Elle l’attrapa par le bras pour le relever.
— Vite ! Il faut courir ! Vite ! ! !
Elle l’entraîna vers le sentier, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux. Il la
suivit, lourd et emprunté dans sa combinaison et ses bottes. Il s’arrêta un instant
pour se retourner et regarder Lombard à travers la visière du casque. Celui-ci
avait cessé de tirer et il se débattait avec les fixations de sa planche de
surf. Servaz le vit jeter un coup d’œil inquiet vers le haut de la pente. Il l’imita et
ce fut comme si un poing lui tordait les entrailles. Là-haut, dans le clair de
lune, un pan entier du glacier bougeait comme un géant endormi qui se
réveille. La peur au ventre, Servaz se hâta et sautilla tout en battant l’air de ses
bras pour aller plus vite sans quitter le glacier des yeux.
Un gigantesque nuage s’éleva et se mit à dévaler la montagne entre les
sapins. C’est fini, pensa-t-il. C’est fini ! Il tenta d’accélérer. Sans plus regarder ce
qui se passait au-dessus de lui. L’énorme vague les heurta quelques secondes
plus tard. Il fut soulevé de terre, catapulté, soufflé comme un fétu de paille. Il
poussa un faible cri, aussitôt étouffé par la neige. Se retrouva emporté dans le
tambour d’une machine à laver. Il ouvrit la bouche, toussa à cause de la
neige, hoqueta, battit des bras et des jambes. Il suffoquait. Il se noyait. Il croisa
le regard d’Irène, tête en bas, qui le fixait un peu plus loin avec une expression
d’horreur absolue sur le visage. Puis elle disparut de son champ de vision. Il fut
ballotté, secoué, retourné.
Il n’entendait plus rien…
Ses oreilles sifflaient…
L’air lui manquait…
Il allait mourir étouffé… enseveli…
C’EST FINI…
Martin, tu m’entends ?
Il hocha la tête. Charlène lui sourit. Elle se pencha et déposa un baiser sur sa
joue. Un contact agréable. Un léger parfum. Puis la porte de la chambre s’ouvrit
et son adjoint entra.
— Il est réveillé ?
— On dirait. Il n’a encore rien dit.
Elle se tourna vers lui pour lui adresser un clin d’œil complice et Servaz se
sentit tout à coup très réveillé. Espérandieu traversa la chambre en brandissant
deux gobelets fumants. Il en tendit un à son épouse. Servaz tenta à son tour de
tourner la tête, il sentit aussitôt une gêne au niveau du cou : une minerve…
— Putain, quelle histoire ! dit Espérandieu.
Servaz voulut s’asseoir, mais la douleur le fit grimacer et il y
renonça. Espérandieu s’en aperçut.
— Le médecin a dit que tu ne devais pas bouger. Tu as trois
côtes fêlées, divers petits bobos au niveau du cou et à la tête et des
engelures. Et… on t’a amputé de trois orteils.
— Quoi ? ?
— Non, je blague.
— Et Irène ?
— Elle s’en est tirée. Elle est dans une autre chambre. Elle est un peu plus
amochée que toi mais ça va. Plusieurs fractures, mais c’est tout.
Servaz sentit le soulagement l’envahir. Mais déjà une autre question se
pressait sur ses lèvres.
— Lombard ?
— On n’a pas retrouvé son corps, il fait trop mauvais là-haut pour lancer des
recherches. Demain. Il est sans doute mort sous l’avalanche. Vous avez eu de la
chance, tous les deux : elle n’a fait que vous frôler.
Servaz fit de nouveau la grimace. Il aurait aimé voir son adjoint être frôlé de
la sorte.
— SOIF…, dit-il.
Espérandieu acquiesça et ressortit. Il revint avec une infirmière et un
toubib. Charlène et lui quittèrent un moment la chambre et Servaz fut questionné
et examiné sous toutes les coutures. L’infirmière lui tendit ensuite un gobelet
avec une paille. De l’eau. Sa gorge était atrocement desséchée. Il but et en
redemanda. Puis la porte s’ouvrit de nouveau et Margot apparut. Il devina à son
regard qu’il devait avoir une sale tête.
— Tu pourrais jouer dans un film d’horreur ! Tu fais vraiment peur ! rigola-t-
elle.
— Je me suis permis de te l’amener, dit Espérandieu, la main sur la poignée
de la porte. Je vous laisse.
Il referma la porte.
— Une avalanche, dit Margot sans oser le regarder trop
longtemps. Brrrr, ça fout les jetons. (Elle grimaça un sourire gêné, puis le sourire
disparut.) Tu te rends compte que tu aurais pu crever. Putain, papa, ne me fais
plus jamais un coup comme ça, merde !
C’est quoi ce langage ? se demanda-t-il une fois de plus. Puis il se rendit
compte qu’elle avait les larmes aux yeux. Elle devait être là bien avant qu’il
reprenne connaissance et ce qu’elle avait vu l’avait remuée. Il eut tout à coup des
papillons dans l’estomac. Il lui montra le bord du lit.
— Assieds-toi, dit-il.
Il lui prit la main. Elle se laissa faire, cette fois. Il y eut un long moment de
silence, il allait dire quelque chose lorsqu’on frappa à la porte. Il tourna son
regard dans cette direction et vit une jeune femme d’une trentaine d’années
entrer dans la chambre. Il était sûr de ne jamais l’avoir vue auparavant, elle avait
quelques plaies au visage – arcade sourcilière et pommette droites, une vilaine
entaille au front et des yeux rouges et cernés : une autre victime de l’avalanche ?
— Commandant Servaz ?
Il hocha la tête.
— Je suis Diane Berg. La psychologue de l’Institut. On s’est parlé au
téléphone.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— J’ai eu un accident de voiture, répondit-elle en souriant comme si cela
avait quelque chose de drôle. Je pourrais vous retourner la question, mais je
connais déjà la réponse. (Elle lança un regard en direction de Margot.) Je peux
vous parler une minute ?
Servaz regarda Margot qui fit la moue, toisa la jeune femme, se leva et
sortit. Diane s’approcha du lit. Servaz lui montra la chaise libre.
— Vous savez qu’Hirtmann a disparu ? demanda-t-elle en s’asseyant.
Servaz la fixa un instant. Il secoua négativement la tête, malgré la
minerve. Hirtmann libre… Tout à coup, son visage s’assombrit et elle vit son
regard devenir noir et dur comme si quelqu’un avait éteint la lumière à
l’intérieur. En fin de compte, pensa-t-il, toute cette nuit n’avait été qu’un
immense gâchis. Lombard avait beau être un assassin, il ne représentait un
danger que pour une poignée d’individus malfaisants. Mais ce qui animait
Hirtmann était très différent. Une fureur incontrôlée, brûlant sans répit comme
une flamme sombre dans son cœur et le séparant à jamais du reste des
vivants. Une cruauté sans limites, une soif de sang et une absence de
remords. Servaz sentit un picotement parcourir son épine dorsale. Qu’allait-il se
passer maintenant que le Suisse était dans la nature ? Dehors, sans
médicaments, son comportement psychopathique, ses pulsions et ses instincts de
chasseur allaient se réveiller. Cette idée le glaça. Il n’y avait pas la moindre trace
d’humanité chez les grands pervers psychopathes du genre d’Hirtmann, la
jouissance que leur procuraient la torture, le viol et le meurtre était bien trop
grande : dès qu’il en aurait l’occasion, le Suisse récidiverait.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
Elle lui raconta la nuit qu’elle avait vécue depuis le moment où Lisa Ferney
l’avait surprise dans son bureau jusqu’à celui où elle s’était mise en marche sur
cette route glacée en abandonnant un Hirtmann inanimé dans la voiture. Elle
avait marché pendant près de deux heures avant de trouver âme qui vive et elle
était frigorifiée et même en hypothermie lorsqu’elle avait atteint la première
maison à l’entrée d’un village. Quand la gendarmerie était arrivée sur les lieux
de l’accident, la voiture était vide ; il y avait des traces de pas et de sang qui
remontaient jusqu’à la route, puis plus rien.
— Quelqu’un l’a ramassé, commenta Servaz.
— Oui.
— Une voiture qui passait par là ou bien… un autre complice.
Il tourna son regard vers la fenêtre. Il faisait nuit noire derrière la vitre.
— Comment avez-vous fait pour découvrir que c’était Lisa Ferney la
complice de Lombard ? demanda-t-il.
— C’est une longue histoire, vous voulez vraiment l’entendre ?
Il la regarda en souriant. Il sentit qu’elle, la psy, avait besoin de parler à
quelqu’un. Il fallait que ça sorte. Maintenant… C’était le bon moment, pour elle
et pour lui. Il comprit qu’en cet instant elle éprouvait le même sentiment
d’irréalité que lui – un sentiment né de cette étrange nuit pleine de terreurs et de
violence mais aussi des jours précédents. En cet instant, seuls dans le silence de
cette chambre d’hôpital, avec la nuit plaquée contre la vitre, bien qu’ils fussent
deux étrangers ils étaient très proches.
— J’ai toute la nuit, répondit-il.
Elle lui sourit.
— Eh bien, commença-t-elle, je suis arrivée à l’Institut le matin où on a
trouvé ce cheval mort là-haut. Je m’en souviens très bien. Il neigeait et…
EPILOGUE
Le jour de Noël, Servaz se leva tôt. Il descendit sans faire de bruit au rez-de-
chaussée. Il se sentait plein d’énergie. Il était pourtant resté à discuter jusqu’au
petit matin avec Margot, après que tout le monde fut parti se coucher : le père et
la fille dans ce salon qui n’était pas le leur, assis au bout du canapé près du sapin
décoré.
Parvenu en bas de l’escalier, il jeta un coup d’œil au thermomètre
intérieur/extérieur. Un degré au-dessus de zéro. Et quinze degrés au-dedans : ses
hôtes ayant baissé le chauffage pour la nuit, il faisait froid jusque dans la maison.
Servaz resta quelques secondes à écouter la maison silencieuse. Ils les
imagina sous la couette : Vincent et Charlène, Mégan, Margot… C’était la
première fois depuis longtemps qu’il se réveillait ailleurs que chez lui un matin
de Noël. Un sentiment persistant d’étrangeté, pas désagréable pour autant. Au
contraire. Sous un même toit dormaient à présent son adjoint et meilleur
ami, une femme qui lui inspirait un désir violent et sa propre fille. Bizarre ? Le
plus bizarre étant qu’il acceptait la situation telle qu’elle se présentait. Lorsqu’il
avait dit à Espérandieu qu’il passait le réveillon avec sa fille, celui-ci les avait
aussitôt invités. Servaz s’apprêtait à refuser mais, à sa grande surprise, il avait
accepté.
— Je ne les connais même pas ! avait protesté Margot dans la voiture. Tu
m’avais dit qu’on serait tous les deux, pas qu’on passerait une soirée entre flics !
Mais Margot s’était très bien entendue avec Charlène, Mégan et surtout avec
Vincent. À un moment donné, passablement ivre, elle avait même brandi une
bouteille de champagne en s’exclamant : « Je n’aurais jamais cru qu’un keuf
pouvait être aussi sympa ! » C’était la première fois que Servaz voyait sa fille
ivre. Vincent, presque aussi saoul qu’elle, en avait pleuré de rire, allongé sur le
tapis au pied du canapé. De son côté, Servaz s’était senti gêné au début en
présence de Charlène, il ne pouvait s’empêcher de penser à son geste dans la
galerie. Mais, l’alcool et l’atmosphère aidant, il avait fini par se détendre.
Il se dirigeait pieds nus vers la cuisine lorsque ses orteils rencontrèrent un
objet qui se mit à clignoter et à émettre des sons stridents. Un robot japonais. Ou
chinois. Il se demanda s’il n’y avait pas plus de produits chinois que français en
circulation dans ce pays désormais. Ensuite, une forme noire jaillit du salon et
vint se jeter dans ses jambes. Servaz se pencha et frotta vigoureusement les
flancs du chien qu’Espérandieu avait renversé sur la route de la discothèque et
qu’un vétérinaire tiré de son lit à 3 heures du matin avait sauvé. L’animal s’étant
révélé très affectueux et doux, Espérandieu avait décidé de le garder. En
souvenir de cette glaciale nuit d’angoisse, il l’avait baptisé Ombre.
— Salut mon gros, dit-il. Et joyeux Noël. Qui sait où tu serais en ce moment
si tu n’avais pas eu la bonne idée de traverser cette route, hein ?
Ombre lui répondit par quelques jappements approbateurs, sa
queue noire battant les jambes de Servaz, qui s’immobilisa à l’entrée de la
cuisine. Contrairement à ce qu’il pensait, il n’était pas le premier levé : Charlène
Espérandieu était déjà debout. Elle avait mis la bouilloire et la cafetière en route
et elle glissait des tranches de pain dans le toaster. Elle lui tournait le dos et il la
contempla un instant, ses longs cheveux roux retombant sur son peignoir. Il allait
faire demi-tour, la gorge nouée, quand elle pivota vers lui, une main posée sur
son ventre rond.
— Bonjour, Martin.
Une voiture passa très lentement dans la rue, derrière la fenêtre. Au bord du
toit, une guirlande clignotait comme elle avait dû le faire tout au long de la
nuit. Une vraie nuit de Noël, se dit-il. Il fit un pas en avant et marcha sur une
peluche, qui couina sous son pied. Charlène rit et se pencha pour la
ramasser. Puis elle se redressa, l’attira à elle, une main sur sa nuque, et
l’embrassa sur la bouche. Servaz sentit aussitôt le rouge lui monter aux
joues. Que se passerait-il si quelqu’un survenait ? En même temps, il sentit le
désir s’éveiller instantanément, malgré le ventre rond qui les séparait. Ce n’était
pas la première fois qu’il était embrassé par une femme enceinte – mais c’était la
première fois qu’il l’était par une femme qui n’était pas enceinte de lui.
— Charlène, je…
— Chutttt… Ne dis rien. Tu as bien dormi ?
— Très bien. Je… je peux avoir un café ?
Elle lui caressa la joue affectueusement et se dirigea vers la machine.
— Charlène…
— Ne dis rien, Martin. Pas maintenant. Nous en parlerons plus tard : c’est
Noël.
Il prit la tasse de café, l’avala sans même s’en rendre compte, la tête vide. Il
avait la bouche pâteuse. Il regretta soudain de ne pas s’être lavé les dents avant
de descendre. Quand il se retourna, elle avait disparu. Servaz appuya ses cuisses
contre le plan de travail avec l’impression que des termites lui rongeaient le
ventre. Il ressentait aussi dans ses os et dans ses muscles les stigmates de son
expédition dans la montagne. C’était le Noël le plus étrange qu’il eût jamais
connu. Et aussi le plus effrayant. Il n’oubliait pas qu’Hirtmann était là-
dehors. Le Suisse avait-il quitté la région ? Se trouvait-il à des milliers de
kilomètres ? Ou rôdait-il dans les parages ? Servaz pensait sans cesse à lui. Et
aussi à Lombard : on avait finalement retrouvé son cadavre. Gelé. Servaz
frissonnait chaque fois qu’il y songeait. Une agonie horrible… qui avait failli
être la sienne.
Il repensait souvent à cette parenthèse glacée et sanglante qu’avait
représentée l’enquête : c’était si irréel. Et déjà si lointain. Servaz songea qu’il y
avait des choses dans cette histoire qu’on n’expliquerait probablement
jamais. Comme ces initiales « CS » sur les bagues. À quoi correspondaient-
elles ? Quand et en quelle occasion la série des innombrables crimes du quatuor
avait-elle démarré ? Et lequel d’entre eux avait été l’initiateur des autres, le
leader ? Les réponses demeureraient à jamais enfouies. Chaperon s’était enfermé
dans son mutisme. Il attendait en prison son jugement mais il n’avait rien
lâché. Puis Servaz pensa à autre chose. Il aurait quarante ans dans quelques
jours. Il était né un 31 décembre – et, selon les dires de sa mère, à minuit pile
elle avait entendu des bouchons de champagne sauter dans une pièce voisine au
moment où il poussait son premier cri.
Cette pensée le frappa comme une gifle. Il allait avoir quarante
ans… Qu’avait-il fait de sa vie ?
— Au fond, c’est toi qui as fait la découverte la plus importante dans cette
enquête, déclara Kleim162, péremptoire, le lendemain de Noël. Pas ton
commandant, comment s’appelle-t-il, déjà ?
Kleim162 était descendu passer les fêtes de fin d’année dans le Sud-
Ouest. Il avait débarqué la veille dans la ville rose par le TGV Paris-Bordeaux-
Toulouse.
— Servaz.
— Enfin bref, ton Monsieur Je-cite-des-proverbes-latins-pour-faire-le-
malin, c’est peut-être le roi des enquêteurs mais n’empêche que tu lui as brûlé la
politesse.
— N’exagérons rien. J’ai eu de la chance. Et Martin a fait un boulot
remarquable.
— Il est comment, sexuellement, ton Dieu vivant ?
— Hétéro à 150 %.
— Dommage.
Kleim162 jeta ses jambes hors des draps et s’assit au bord du lit. Il était
nu. Vincent Espérandieu en profita pour admirer son dos large et musclé en tirant
sur sa cigarette, un bras derrière la nuque, le dos contre les oreillers. Une légère
pellicule de sueur brillait sur sa poitrine. Quand Kleim162 se leva et marcha vers
la salle de bains, le flic ne put s’empêcher de mater les fesses du
journaliste. Derrière les stores, il neigeait enfin, ce 26 décembre.
— Tu serais pas amoureux de lui, des fois ? lança Kleim162 par la porte
ouverte de la salle de bains.
— C’est ma femme qui l’est.
La tête blonde ressurgit aussitôt.
— Comment ça ? Ils couchent ensemble ?
— Pas encore, dit Vincent en soufflant la fumée vers le plafond.
— Mais je croyais qu’elle était enceinte ? Et que c’était lui le futur parrain ?
— Exact.
Kleim162 le considéra avec un ahurissement non feint.
— Et tu n’es pas jaloux ?
Espérandieu sourit derechef en levant les yeux au plafond. Le jeune
journaliste secoua la tête d’un air profondément choqué et disparut de nouveau
dans la salle de bains. Espérandieu remit ses écouteurs. La voix
merveilleusement rauque de Mark Lanegan répondit aux murmures diaphanes
d’Isobel Campbell dans The False Husband.
Par un beau matin d’avril, Servaz passa prendre sa fille chez son ex-
femme. Il sourit en la voyant sortir de la maison avec son sac sur le dos et ses
lunettes de soleil.
— Prête ? demanda-t-il quand elle fut assise à côté de lui.
Ils prirent l’autoroute en direction des Pyrénées et empruntèrent (non sans
une démangeaison à la base du crâne et un froncement de sourcils de la part de
Servaz) la sortie Montréjeau/Saint-Martin-de-Comminges. Puis ils roulèrent
plein sud, cap sur les montagnes. Il faisait remarquablement beau. Le ciel était
bleu, les cimes blanches. Par la vitre entrouverte, l’air pur faisait tourner la tête
comme de l’éther. Seul bémol, Margot avait mis sa musique préférée à tue-tête
dans son casque et elle chantait par-dessus – mais même cela ne parvint
pas à altérer la bonne humeur de Servaz.
Il avait eu l’idée de cette sortie une semaine plus tôt, quand Irène Ziegler
l’avait appelé pour demander de ses nouvelles, après des mois de silence. Ils
traversèrent des villages pittoresques, les montagnes se rapprochèrent jusqu’au
moment où elles furent si près qu’ils ne les virent plus et que la route s’éleva. À
chaque virage, ils découvraient des panoramas grandioses au bas des prairies
verdoyantes des hameaux nichés au fond des vallées, des rivières étincelant dans
le soleil, des nappes de brume noyant les troupeaux et nimbées de lumière. Le
paysage, songea-t-il, n’avait plus du tout le même aspect. Puis ils parvinrent au
petit parking. Le soleil matinal, caché derrière les montagnes, ne le baignait pas
encore. Ils n’étaient pas les premiers. Une moto était garée dans le fond. Deux
personnes les attendaient, assises sur les rochers. Elles se levèrent.
— Bonjour, Martin, dit Ziegler.
— Bonjour, Irène. Irène, je te présente Margot, ma fille. Margot, Irène.
Irène serra la main de Margot et se tourna pour présenter la jolie brune qui
l’accompagnait. Zuzka Smatanova avait une poignée de main ferme, de longs
cheveux de jais et un sourire étincelant. Ils échangèrent à peine quelques mots
avant de se mettre en route, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Ziegler et
Martin ouvraient la marche, Zuzka et Margot se laissèrent tranquillement
distancer. Servaz les entendit rire dans son dos. Irène et lui se mirent à bavarder
un peu plus loin, dans la longue ascension. Les cailloux du chemin craquaient
sous les épaisses semelles de leurs chaussures et le murmure de l’eau montait du
ruisseau en contrebas. Le soleil était déjà chaud sur leurs visages et sur leurs
jambes.
— J’ai continué mes recherches, dit-elle soudain alors qu’ils venaient de
franchir un petit pont en dosses de sapin.
— Tes recherches à propos de quoi ?
— Du quatuor, répondit-elle.
Il lui jeta un coup d’œil circonspect. Il ne voulait pas gâcher cette belle
journée en remuant la vase.
— Et ?
— J’ai découvert qu’à l’âge de quinze ans Chaperon, Perrault, Grimm et
Mourrenx ont été envoyés par leurs parents en colonie de vacances. Au bord de
la mer. Tu sais comment s’appelait la colonie ?
— Je t’écoute.
— La Colonie des Sternes.
— Et alors ?
— Tu te souviens des lettres sur la bague ?
— CS, dit Servaz en s’arrêtant brusquement.
— Oui.
— Tu crois que… ? Que c’est là-bas qu’ils ont commencé à… ?
— Possible.
La lumière du matin jouait à travers les feuilles d’un bosquet de trembles qui
bruissaient dans la brise légère, au bord du sentier.
— Quinze ans… L’âge où l’on découvre qui on est vraiment… l’âge des
amitiés pour la vie… l’âge de l’éveil sexuel aussi, dit Servaz.
— Et l’âge des premiers crimes, ajouta Ziegler en le regardant.
— Oui, ça pourrait être ça.
— Ou bien autre chose, dit Ziegler.
— Ou bien autre chose.
— Qu’est-ce qui se passe ? lança Margot en arrivant à leur hauteur. Pourquoi
on s’arrête ?
Zuzka leur lança un regard pénétrant.
— Débranchez, dit-elle. Merde, débranchez !
Servaz regarda autour de lui. C’était vraiment une magnifique journée. Il eut
une pensée pour son père. Il sourit :
— Oui, débranchons, dit-il en se remettant en marche.
PRÉCISIONS