Justinien II
Justinien II | |
Empereur byzantin | |
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Solidus à l'effigie de Justinien II, représenté au revers alors que l'avers est occupé par le Christ selon le type syriaque, soit avec les cheveux bouclés. | |
Règne | |
-695 (10 ans) -[N 1] 6 ans, 3 mois et 20 jours |
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Période | Héraclides |
Précédé par | Constantin IV Tibère III Apsimar |
Suivi de | Léonce Philippicos |
Biographie | |
Naissance | vers 668 |
Décès | [N 1] (43 ans) Damatrys, Opsikion |
Père | Constantin IV |
Mère | Anastasia |
Fratrie | Héraclius |
Épouse | Eudoxie Théodora |
Descendance | Anastasia Tibère |
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Justinien II (latin : Flavius Justinianus Augustus, grec : Ιουστινιανός Βʹ), né vers 668 et mort le , dit Rhinotmète – latin Rhinotmetus (ὁ Ῥινότμητος « Nez coupé ») –, est un empereur byzantin ayant régné entre 685 et 695, puis entre 705 et 711. Il est le fils de Constantin IV et de sa femme Anastasie, et le dernier représentant ayant régné de la dynastie des Héraclides.
Très jeune, il est positionné comme l'héritier de son père. Il lui succède à seize ou dix-sept ans, dans un Empire confronté à de multiples menaces extérieures. Il s'impose comme un souverain énergique mais parfois brutal et prompt à certaines décisions hâtives. Il profite des désordres internes aux Omeyyades pour reprendre un peu de terrain en Orient. Il est sur la défensive après une grave défaite en 692. Dans les Balkans, il stabilise la situation autour de Thessalonique, et ne reprend guère de terrain aux Slaves et aux Bulgares. Il se sert de déplacements de population pour rétablir des frontières et provinces affaiblies, pas toujours avec succès.
Sur le plan intérieur, il se distingue par une politique fiscale agressive et des réformes parfois hostiles à l'aristocratie. Il est connu pour sa réforme monétaire, qui fait figurer le Christ sur les pièces de monnaie. Il s'investit dans les questions religieuses et organise le concile In Trullo en 692, attisant les dissensions avec la papauté et confirmant le déclin de l'influence impériale en Italie. Renversé en 695 par une coalition hétéroclite menée par le général Léonce, il est mutilé et exilé en Crimée.
Il revient au pouvoir grâce à une alliance avec les Bulgares en 705. Son second règne est dépeint comme une ère de violence et de vengeance par des chroniqueurs byzantins souvent hostiles. Il ne parvient pas à rétablir sa légitimité alors que la pression des Arabes se fait toujours plus intense en Asie Mineure. Contesté à Ravenne malgré une réconciliation avec le pape Constantin, il est renversé par un soulèvement parti de la cité de Cherson en Crimée, en 710-711. Mené par le général arménien Philippicos, il se conclut par l'exécution de Justinien et de son fils, Tibère, plongeant l'Empire dans une ère troublée de coups d'état et de guerres civiles, jusqu'en 717. Dépeint comme tyrannique, les historiens modernes s'efforcent de pondérer l'appréciation de son règne, non sans contester les revers et limites de la politique de Justinien.
Sources
[modifier | modifier le code]Perspectives byzantines
[modifier | modifier le code]Le règne de Justinien II intervient dans une période de crise profonde de l'Empire byzantin. Il est confronté à des invasions de grande ampleur et à une rétraction significative de son aire d'influence. Cette crise politique s'accompagne d'un déclin de la production littéraire, y compris des chroniques historiques : celles qui ont pu être composées lors de son règne n'ont pas été préservées. C'est le cas de celle de Trajan le Patricien. Il est le seul historien de cette époque connu, mais son témoignage semble particulièrement hostile à Justinien[1].
Cette rareté des écrits est souvent soulignée comme le principal obstacle à une bonne compréhension du règne[2]. La principale source pour appréhender cette époque est la Chronique de Théophane le Confesseur, composée plusieurs décennies après la mort de Justinien II. Il est d'ailleurs probable qu'il a repris des écrits aujourd'hui disparus, possiblement plus contemporains de Justinien II, comme la Chronique de Théophile d'Édesse ou bien la chronique de 720. Elle est parfois attribuée à Trajan. Certains historiens l'ont surnommée la chronique de Justinien : ils considèrent que le règne de ce dernier constitue le sujet principal de ce texte, perdu mais en partie recopié par d'autres[3],[4]. La Chronique de Théophane est une source indispensable pour la période de Justinien II, mais sa fiabilité doit être évaluée avec prudence, sa chronologie est parfois erronée[5]. L’interprétation moralisatrice et le biais anti-Justinien de Théophane ont influencé durablement la perception de cet empereur, contribuant à construire une légende noire autour de sa personnalité et de son règne[6].
Le patriarche Nicéphore Ier de Constantinople a composé un Breviarium qui peut servir de contrepoids au récit de Théophane. Cet ouvrage est plus concis, plus neutre par rapport à Justinien II, sans l'épargner pour autant. Il est précieux dans l'appréhension de la politique religieuse de l'empereur. Georges le Moine, qui écrit encore quelques décennies plus tard, reprend généralement la narration de Nicéphore ou de Théophane. Mais il l'amende parfois, ce qui laisse penser qu'il s'appuie sur la même source depuis disparue[7].
Pour Constance Head, l'importance de ces écrits, composés principalement au début du IXe siècle, doit être analysée au prisme de leur contexte d'écriture, soit les troubles liés à l'iconoclasme. La question des relations entre l'empereur et le clergé est alors prégnante, de même que le sujet de l'autoritarisme de certains souverains. La politique de Justinien II, parfois jugée tyrannique et peu respectueuse de l'autonomie de l'Église, devient source de critique forte, s'apparentant à une forme de damnatio memoriae[8]. A ce contexte, s'ajoute le fait que des écrits disparus ont été composés plutôt sous Léon III l'Isaurien. Cherchant à fonder une nouvelle dynastie et légitimité, il a pu s'en prendre à la figure de Justinien, dernier avatar de la dynastie des Héraclides, pour en justifier la disparition[9].
Perspectives extérieures à l'Empire
[modifier | modifier le code]D'autres sources extérieures à l'Empire enrichissent la perception du règne de Justinien. Elle font parfois appel à des écrits disparus ou non utilisés par les chroniqueurs byzantins. Parmi les textes les plus utilisés, figure le récit tardif de Michel le Syrien. Auteur oriental du XIIe siècle, il reste critique à l'encontre de Justinien, qu'il surnomme « l'Arrogant » et rend coupable de nombreux maux[10].
La chronique plus contemporaine de Paul Diacre permet d'appréhender les relations entre l'Empire et l'Italie. C'est aussi le cas des sources proches du pape telles que le Liber Pontificalis ou encore le récit d'Agnellus de Ravenne, centré sur la capitale de l'exarchat de Ravenne. Le chroniqueur arménien Ghévond offre un regard précieux sur le contexte général des conquêtes musulmanes et des rapports entre l'Arménie et Byzance[11]. Souvent plus neutres, ces textes pondèrent certains jugements des chroniqueurs byzantins, par exemple sur la répression de Justinien II à son retour au pouvoir[12].
Les historiens arabes sont pareillement mobilisables. La chronique d'Al-Tabari ou celle d'Al-Baladhuri sont postérieures aux événements de l'époque de Justinien mais elles peuvent s'appuyer sur des travaux disparus. La principale limite de ces sources reste leur traitement, souvent laconique, des affaires byzantines, au prisme des guerres avec la califat[13].
Perspectives modernes
[modifier | modifier le code]Les perspectives plus modernes sur le règne de Justinien II oscillent entre la prise en compte plus ou moins littérale des sources byzantines et la recherche d'une distanciation vis-à-vis d'elles[6].
Au XVIIIe siècle, Edward Gibbon en fait un tyran extravagant[14]. Les travaux spécifiquement consacrés à Justinien II sont peu nombreux. En 1923, l'historien français Charles Diehl lui consacre un article, qui reprend largement la vision négative des chroniqueurs byzantins[15]. Il y dépeint la vie pleine d'aventures d'un souverain régnant dans les temps les plus tragiques de l'Empire byzantin. Il dit de sa vie que « peu de romans d'aventure sont plus mouvementés et plus pittoresques que ne le fut la vie de ce souverain ; et si Justinien II fut un des monstres les plus authentiques qui se soient assis sur le trône de Byzance, c'est un beau monstre aussi, et assez représentatif du temps où il vécut »[16]. Il le décrit inexpérimenté et impulsif, surtout vaniteux et cherchant à imiter la gloire de son célèbre homonyme, Justinien Ier[17]. Georg Ostrogorsky n'a pas un avis très différent : il dit « qu'il lui manquait le jugement pondéré et l'équilibre qui sont la marque du vrai homme d'État. Nature passionnée et impulsive, il rappelait plutôt son grand-père par sa complexion psychologique ». Il mentionne qu'il était porté par une soif inextinguible de gloire propice aux excès, tout en étant non dénué de qualités et avec une claire vision des exigences de l'État[18].
Plus récemment, les historiens ont essayé d'enrichir l'approche du règne de Justinien II. Constance Head, première biographe du souverain, s'efforce de lire les sources byzantines avec un regard critique. En particulier, les événements du second règne de Justinien sont souvent dépeint comme une période de vengeance et de violence aveugles. Elle tente de démontrer que le souverain essaie de stabiliser la situation d'un Empire en crise sur de nombreux fronts[19]. Rappelant la richesse de la vie de ce souverain, déchu, exilé, et empereur à nouveau, soulignant le mystère qui entoure son époque, elle ne nie pas les limites de son caractère et ses erreurs pendant ses deux règnes. Cependant, elle rappelle l'ampleur des défis de l'Empire d'alors, et le choc de la mutilation sur sa trajectoire personnelle et impériale, symbole de la violence de son temps[20]. Peter Crawford reprend l'essentiel de cet avis, constatant des erreurs de jugement sur l'empereur et ses excès, notamment dans l'emprisonnement de ses opposants réels ou supposés, tout autant que ses revers. Il souligne sa détermination, elle confine parfois à l'obstination, et son désir de régénérer un Empire en crise, quitte à aller trop vite ou trop loin. Il a contribué, par ses échecs, à forger sa réputation à venir[21].
Origines et jeunesse
[modifier | modifier le code]Justinien est un représentant de la dynastie des Héraclides. Cette dynastie, au pouvoir depuis Héraclius en 610, est parfois considérée comme la première dynastie byzantine[22].
Justinien est le fils de Constantin IV et d'Anastasie. Sa date de naissance n'est pas connue avec précision. Il vient probablement au monde en 668 ou 669 : Théophane le Confesseur note qu'il a seize ans à son accession au trône[23].
L'Empire byzantin est alors confronté à de nombreuses menaces externes. L'expansion de l'islam le prive de ses possessions au Proche-Orient et en Egypte. Contraint de se replier sur l'Anatolie, l'Empire est alors sous la pression des Bulgares et des Slaves dans les Balkans, ainsi que celle des Lombards en Italie. Constantin IV lui-même essuie des défaites : la bataille d'Ongal permet aux Bulgares de franchir le Danube. Il obtient une paix salvatrice face aux Musulmans qui échouent à prendre Constantinople[24].
Une tradition chypriote ferait de Justinien un natif de l'île ; une telle hypothèse apparaît hautement improbable ; elle illustrerait surtout la popularité du personnage sur une île qu'il a essayé de protéger des incursions arabes[25].
En tant que fils aîné et héritier présomptif de son père, Justinien subit la rivalité de ses deux oncles, Héraclius et Tibère. D'abord associés au trône de Constantin IV, ils finiront par se révolter mais seront vaincus et subiront l'ablation de leur nez[26],[27].
Une interrogation demeure : l'association au trône du jeune Justinien. Il est souvent postulé qu'il est nommé coempereur pour sécuriser sa prétention au trône ; mais les sources sont laconiques sur ce sujet et ne permettent pas d'établir fermement ce fait[N 2]. En revanche, en 684, Constantin IV envoie des cadeaux au pape Benoît II, pour cultiver de bonnes relations avec Rome. Il y joint notamment les mèches de cheveux de ses deux fils, Justinien et Héraclius. Ce geste vise à en faire les deux fils spirituels du souverain pontife. Il s'agit d'une des rares références à Héraclius, le petit frère de Justinien, peut-être mort prématurément[28].
Premier règne (685-695)
[modifier | modifier le code]Justinien accède au trône impérial à la mort de son père Constantin IV, (vraisemblablement de dysenterie) à l'été 685, probablement le 10 juillet. Justinien est très jeune mais détient immédiatement l'effectivité du pouvoir[N 3].
Politique extérieure
[modifier | modifier le code]Les Omeyyades sur la défensive (685-692)
[modifier | modifier le code]La guerre contre les Arabes est la priorité militaire de l'Empire byzantin depuis les premiers temps de l'expansion de l'Islam. L'Empire s'est vu imposer l'abandon de nombreuses provinces au Proche-Orient. Sous Constantin IV, Constantinople est même attaquée mais des désordres internes au califat omeyyade suspendent l'expansionnisme islamique. Juste avant sa mort en 685, Constantin IV obtient un accord très avantageux du calife Abd Al-Malik, alors fortement contesté par d'autres prétendants à sa fonction. Dès son arrivée sur le trône, Justinien II veut reprendre l'offensive, sans que les détails de ses campagnes soient précisément connus[29].
Dès 686, il envoie en Arménie byzantine et en Ibérie, disputées jusqu'alors entre les Arabes et les Khazars, une armée chargée d'y rétablir la suzeraineté byzantine. Elle est commandée par Léonce, stratège des Anatoliques. Dans ces deux pays, il installe des princes vassaux de l'Empire byzantin, pousse jusqu'en Azerbaïdjan puis en Albanie du Caucase, et obtient divers tributs des princes locaux[23],[30].
Par ailleurs, au Liban et en Syrie, les Byzantins soutiennent plus ou moins activement les Mardaïtes. Cette communauté chrétienne conteste la suprématie musulmane. Le degré d'implication des Byzantins dans les raids menés par les Mardaïtes est beaucoup discuté. En 688, la ville d'Antioche échappe pour un temps au contrôle d'Abd al-Malik[31]. En 689, ces succès font réfléchir le calife Abd Al-Malik : il révise, à l'avantage des Byzantins, le traité signé avec Constantin IV juste avant sa mort ; il accepte de partager à égalité les revenus de l'Arménie byzantine, de l'Ibérie et de Chypre[32].
Ce régime original, apparenté à une forme de condominium, perdurera, plus de deux siècles pour le cas de Chypre ; il témoigne de l'équilibre qui s'instaure progressivement entre les deux empires du Proche-Orient[32],[33]. En échange, l'empereur accepte le transfert des Mardaïtes chrétiens dans l'Empire. Ce seront, en tout, au moins douze mille hommes, apparemment avec leur famille, même s'il restera des Mardaïtes en territoire musulman ; Justinien II les installe dans le thème maritime des Karabisianoi et en fait des rameurs de sa flotte[34]. Le tribut versé s'élève à 1 000 pièces d'or, auxquelles s'ajoutent un cheval et un esclave à livrer chaque vendredi[35],[36],[N 4].
Théophane le Confesseur déplore le transfert des Mardaïtes : il prive l'Empire d'une force capable de semer le trouble à la frontière avec les Musulmans. Mais le traité confirme le regain de l'Empire byzantin, après des décennies de reculs. Il peut être analysé comme un succès pour le jeune Justinien. L'historien Khalid Blankinship l'évoque comme une humiliation pour Abd Al-Malik[37],[38].
Soucieux de consolider une emprise byzantine fragile dans les confins arméniens, Justinien s'y rend en personne en 688-689 et reçoit l'allégeance des seigneurs locaux. Il nomme Nersēh Kamsarakan prince d'Arménie[39].
Lutte contre les Bulgares et les Slaves (686-688)
[modifier | modifier le code]La situation des Balkans n'est guère meilleure pour l'Empire que celle de sa frontière orientale. Depuis plusieurs décennies, la frontière du Danube a cédé sous la poussée de peuplades slaves ; ils ont fondé des sklavinies, des principautés indépendantes, au sud du fleuve jusqu'en Grèce. En parallèle, depuis la bataille d'Ongal, les Bulgares contrôlent la région du Danube. La pénétration slavo-bulgare met en péril les bastions de la présence byzantine dans les Balkans, jusqu'à Thessalonique, plusieurs fois menacée par les Slaves, notamment lors du siège de 676-678. Vers 688, Justinien II décide de mater ces derniers par une démonstration de force de sa cavalerie. Il fait campagne en Thrace et va jusqu'à Thessalonique. Là, il soumet 30 000 Slaves (le nombre fait débat) qu'il déporte en Bythinie. Il semble également les avoir christianisés puisqu'il est fait référence, quelques années plus tard, à un évêque de Gordoserba, qui pourrait être celui d'un des établissements slaves d'Anatolie[40]. Par ce mouvement, il entend à la fois consolider la présence byzantine autour de Thessalonique et renforcer les défenses anatoliennes en leur adjoignant un contingent de forces slaves[41].
Justinien semble avoir joui d'une postérité favorable à Thessalonique. Constance Head émet l'hypothèse que d'anciennes fresques découvertes dans la basilique Saint-Dimitri de Thessalonique pourraient dépeindre l'arrivée de Justinien II dans la cité[42]. Un fragment de mosaïque découvert sur un reliquaire de la basilique pourrait faire référence à Justinien, demandant l'aide de Démétrios de Thessalonique pour vaincre ses ennemis[43]. Ce fragment, datant de l'ère Paléologue, attesterait de la permanence de son souvenir[44]. Enfin, un édit datant du règne de Justinien attribue une saline, jusque-là propriété de l'Etat, à l'église Saint-Dimitri de Thessalonique. Ce serait en retour de l'aide qu'aurait apporté ce saint à la campagne de Justinien[45]. Par cet acte, Justinien crée un lien entre ses succès militaires et la légitimité divine de son pouvoir[46].
Il ne reconquiert pas véritablement de territoire ; il consolide le thème de Thrace. Il est parfois crédité de la création de ce thème par les historiens. Théophane rapporte qu'il aurait échappé de justesse à la mort, lors d'une embuscade tendue par les Bulgares sur le chemin du retour : c'est probablement erroné, aucune autre source ne le confirme, en particulier Nicéphore de Constantinople[47],[48].
Revers face aux Omeyyades (692-695)
[modifier | modifier le code]Les hostilités sont rouvertes par Justinien en 692. Abd Al-Malik était en passe de sortir victorieux de la guerre civile qui avait miné son début de règne. Les historiens s'interrogent : les conditions favorables liées à la division interne au califat n'étaient plus d'actualité. Pour Théophane le Confesseur, le paiement du tribut dans une monnaie différente de la nomisma byzantine a provoqué l'intervention de l'empereur, mécontent de voir apparaître le dinar arabe. L'historien moderne Ralph-Johannes Lilie propose une autre interprétation : cette reprise de la guerre voulait prévenir une attaque à venir d'un califat ragaillardi[49]. Son choix de déporter une partie de la population chypriote sur le continent aurait été mal interprétée par Abd al-Malik. Il l'aurait vue comme contraire au principe de cosouveraineté sur l'île, ainsi qu'une perte des ressources fiscales. L'empereur prenant conscience de sa difficulté à protéger la population byzantine de l'île, choisit de la déporter sur le continent, malgré le risque de nombreuses victimes. Les survivants sont installés principalement en Bithynie ou au sud de l'Asie Mineure, dans une ville nouvelle, nommée Nea Justinianopolis[50],[51].
Pendant l'été 692, l'empereur se met personnellement à la tête d'une armée ; y sont intégrés, pour la première fois, ses mercenaires slaves, sous leur propre commandant, Néboulos. Il n'est pas arrivé à la frontière qu'une armée arabe, envoyée par le calife, a pénétré en territoire byzantin. La rencontre a lieu près d'une ville qui n'est pas identifiée avec certitude, appelée Sébastopolis. Les Byzantins semblent avoir le dessus, lorsque les Slaves, Néboulos à leur tête, passent à l'ennemi. Ils auraient reçu, dit-on, de l'argent et des promesses du général arabe Muḥammad ibn Marwān[52]. À cette vue, les Byzantins se débandent. Les Arabes se retirent sans pousser leur avantage. Selon Théophane le Confesseur, Justinien se venge des Slaves : il fait massacrer ou vendre en esclavage ceux qui ne sont pas partis avec les Arabes ; il fait arrêter Léonce, stratège des Anatoliques, le tenant pour responsable de son revers, et le fait enfermer dans un cachot à Constantinople. Ce dernier fait semble attesté, mais sa vengeance à l'encontre des 10 000 Slaves restés dans le camp byzantin est incertaine[53] ; il est également possible qu'il ait réduit en eslavage les Slaves d'Asie Mineure[54]. Nicéphore de Constantinople et Michel le Syrien, qui a pu exploiter d'autres documents, évoquent plutôt la désertion totale du contingent serbe[55],[N 6].
Cette défaite marque le retour des offensives arabes. Elles s'emparent rapidement de la Cilicie[56]. Après la défaite de Sebastopolis, les Arméniens, menés par Smbat VI Bagratouni, se révoltent, et les Omeyyades en profitent pour reprendre le contrôle de la province[57].
L'Afrique byzantine en péril
[modifier | modifier le code]La lutte contre les Arabes se décline également sur un autre front : l'Afrique du Nord. L'exarchat de Carthage, qui regroupe les possessions byzantines dans la région, est sous la pression de l'expansionnisme musulman qui a déjà submergé la Tripolitaine. Alliés à certaines tribus berbères, les Byzantins parviennent à résister. En 688, cette coalition est vaincue lors de la bataille de Mammès, où périt Koceïla, influent chef berbère. Les Musulmans ne parviennent pas à exploiter ce succès et sont vaincus peu après. Leur pression devient irrésistible en Tunisie. En 695, Justinien II, sur le point d'être renversé, ne peut envoyer de renforts en Afrique ; l'armée du général Hassan Ibn Numan s'apprête à submerger l'Afrique byzantine[58]. Celle-ci tombe définitivement dès 698[59].
Monnayage
[modifier | modifier le code]L'introduction du Christ
[modifier | modifier le code]L’un des aspects les plus étudiés du règne de Justinien concerne l’émission des monnaies. Symbole fort de la puissance impériale, la frappe monétaire est un moyen d’affirmation de l’autorité du souverain, ne serait-ce que par l’iconographie adoptée et des messages qu’elle véhicule. Les premières monnaies frappées par Justinien II reprennent le type byzantin du VIIe siècle : la figure de l'empereur associée, sur les solidus (ou nomismata), à la Croix surplombant trois marches. Il est représenté sous des traits juvéniles et portant les attributs classiques du pouvoir byzantine, dont l'orbe crucigère[60]. Rapidement, Justinien innove en représentant le Christ sur les pièces de monnaie. Pour la première fois de l’histoire byzantine, elle remplace la Croix, souvent positionnée sur l’une des faces, l’autre étant occupée par la figure de l’empereur. Celle-ci demeure mais est désormais placée au revers, le Christ occupant l’avers, plus prestigieux[N 7].
Un lien incertain avec les monnaies musulmanes
[modifier | modifier le code]La date de cette évolution et les liens avec le califat des Omeyyades, qui affirme sa propre iconographie monétaire, sont débattues. Pour André Grabar, il s’agit d’une véritable guerre froide des images, pour d’autres, ce n'est qu’une coïncidence[61]. Les Omeyyades abandonnent sous Justinien II le style byzantin qu’ils avaient conservé pendant un temps pour leurs monnaies. La raison probable était d’assurer une continuité économique par-delà leurs conquêtes. Entre 693 et 697, Abd al-Malik positionne la figure du calife debout en lieu et place du souverain byzantin[62]. L’identité de ce personnage est incertaine : il tient une épée et la Shahada, profession de foi islamique, et se trouve également sur les pièces de monnaie. Théophane le Confesseur affirme que Justinien II rompt le traité de paix : en effet, le calife paie son tribut avec ces nouvelles pièces de monnaie, et l’empereur byzantin n'en reconnaît pas la valeur[63].
L’articulation entre les évolutions monétaires byzantines et musulmanes reste débattue, tend à être relativisée, voire rejetée. Mike Humphreys, historien, estime que Justinien innove assez tôt, vraisemblablement à la Pâques 690, en s’appuyant sur l’apparence de certains sceaux impériaux qui évoluent également[64]. La fête pascale s’accorde avec le positionnement du Christ sur les pièces de monnaie et le loros qui réapparaît comme l’habit de l’empereur sur les pièces de monnaie. Ce vêtement est étroitement associé à Pâques. Dès lors, le calife aurait réagi contre cette christianisation plus poussée de la monnaie. Au contraire, Mike Markowitz, autre historien, considère que Justinien agit en réponse à l’audace califale. C'est ce que relate Théophane le Confesseur[65]. Enfin, des historiens refusent d'associer les deux évolutions. Cécile Morrisson et Vivien Prigent soulignent la dynamique interne à l'Empire byzantin, qui va privilégier de plus en plus les références ouvertement chrétiennes[66]. Ils rappellent que Justinien confirme la condamnation du monothélisme et réaffirme la place du Christ dans la théologie chrétienne[67].
Sur les explications internes de l'évolution
[modifier | modifier le code]Les historiens associent cette évolution byzantine au concile In Trullo de 692. Il valorise la représentation humaine du Christ, au détriment de représentations figurées, dont la croix. André Grabar et James Breckenridge voient dans l'évolution monétaire une conséquence ou une traduction en acte des décisions conciliaires ; d'autres comme Philip Grierson affirment que cette évolution aurait animé certains débats du concile, amené à prendre position[68].
La mention Servus Christi (serviteur du Christ) entourant l’empereur et celle de Rex Regnantium (roi des gouvernants) entourant le Christ, illustre le lien entre l’empereur terrestre et le Christ céleste. La figure de ce dernier évolue légèrement avec le temps. Il a d’abord l’apparence du Christ dit Pantocrator, en majesté, la main droite dans un geste de bénédiction et la main gauche tenant l’Evangile, la chevelure flottante. Vers le deuxième règne, son visage évolue : apparence plus jeune, cheveux bouclés, similaire à celle dépeinte dans les Évangiles de Rabula, avec l'ajout de la mention Pax[69]. James Breckenridge a vu dans la première forme l'incarnation d'un Empire stabilisé et d'un Christ protecteur[70]. La deuxième forme, plus présente lors du second règne, se rapprocherait de l'image de l'empereur et renforcerait l'association entre Justinien et le Christ, pour réaffirmer sa légitimité fragilisée. Cette interprétation reste hypothétique[71]. Enfin, soucieux de légitimer son fils comme successeur, il le fait figurer à ses côtés[72].
Les monnaies en argent (les hexagrammes) devenues rares dans le monde byzantin subsistent sous Justinien II. Elles ne semblent frappées qu'à des occasions spéciales et représentent également le Christ au droit, associé à l'empereur au revers[73]. Elles peuvent aussi être produites dans certaines régions qui disposent de ressources en argent assez importantes, comme la Sardaigne[74].
Politique religieuse
[modifier | modifier le code]L'apparition du Christ sur les monnaies montre l'importance de la politique religieuse pour Justinien II[réf. nécessaire].
Dès 686-687, il reprend les conclusions du troisième concile de Constantinople, réuni par son père, et les proclame officiellement lors d'un synode, en présence de l'armée[75]. Il envoie une ambassade au pape Conon pour l'informer de cet événement[76]. Au-delà, il entend réaffirmer une certaine unité du christianisme et combattre des doctrines qu'il considère comme hérétiques. Déjà, son père a fait mettre à mort Constantin de Mananalis, fondateur du paulicianisme en 684. Justinien reprend la répression contre cette nouvelle doctrine issue du christanisme, en condamnant plusieurs de ses dirigeants à être brûlés vifs vers 690[77],[78].
À l'automne 691, il se fait l'émule à la fois de son père et de son homonyme Justinien en convoquant un concile œcuménique[79]. Comme il n'y a alors aucune question théologique à trancher, il va le centrer sur la discipline et la liturgie, avec un concile complétant le cinquième (convoqué par Justinien) et le sixième (convoqué par Constantin IV), réputés déficients de ces points de vue : il est donc appelé le « concile in Trullo » (Πενθέκτη σύνοδος). Cet acte de convocation illustre son rôle religieux : défenseur de l'orthodoxie[80].
Le concile In Trullo
[modifier | modifier le code]Composé de 215 évêques (dont 183 du ressort du patriarche de Constantinople, Thrace et Asie mineure), il statue sur un grand nombre de pratiques et coutumes, tant du clergé que des laïcs. Il bannit les dernières pratiques païennes qui subsistent, et certains usages apparentés au paganisme, comme les masques issus du théâtre grec ou la divination[81]. Pour autant, ces pratiques ne cesseront pas toujours, et Justinien lui-même aurait consulté un dénommé Cyrus pour prédire l'avenir[82]. Certaines exigences morales, notamment pour le clergé, sont renforcées : prévention de la pornographie ou de la prostitution, stricte interdiction du prêt avec intérêt pour les hommes d'Église[83]. Au total, 102 canons sont adoptés[84].
Mais sa composition et le caractère très concret de son ordre du jour font qu'il décide d'imposer des usages de l'Église grecque à toutes les autres Églises, notamment la latine, usages souvent très différents. Dans ce concile « œcuménique », le pape est supposé être représenté par Basile, métropolite de Gortyne (la Crète étant à l'époque du ressort de Rome) et par son légat à Constantinople, mais leurs titres de représentation ne sont apparemment pas clairs[85]. Basile signe les actes, prétendant engager la papauté. Néanmoins, le document final signé par Justinien laisse une place pour que le pape y appose la sienne. Quand Serge Ier reçoit les actes du concile, en 693, il les rejette et dénie toute valeur à ce concile[86],[87]. Les raisons de ce refus sont multiples. Elles tiennent à la place marginale tenue par les légats papaux dans les discussions, ce qui aboutit de fait à donner une influence prépondérante à l'Église byzantine. Plusieurs décisions, à propos du célibat des prêtres, sur la condamnation de l'observation du jeûne du samedi propre aux églises latines ou sur la primauté romaine, heurtent la papauté[88]. De même, la préférence donnée à la représentation du Christ, au détriment, par exemple, de celle de l'Agneau pascal, choque en Italie. Les historiens voient parfois dans cette décision une préfiguration des débats à venir sur l'iconoclasme et la représentation du divin. Mike Humphreys oppose Justinien II à Léon III l'Isaurien, l'empereur qui combat les icônes et introduit l'iconoclasme. Dans les deux cas, ces souverains auraient cherché à s'attirer les faveurs divines : Justinien II, en exaltant une religiosité par des représentations figurées du divin, Léon III en limitant ce qui a pu être perçu comme des excès d’idolâtrie, contribuant aux malheurs de l'Empire[89],[90].
Conflit avec Rome
[modifier | modifier le code]Rome voit dans le concile une menace pour son indépendance et sa primauté. Tout en les acceptant, le concile décide que le siège de Constantinople doit jouir des mêmes privilèges et des mêmes statuts que celui de Rome[85]. Pendant plusieurs mois, les échanges se poursuivent, sans résultat. Finalement, Justinien II, dans une opération d'intimidation, envoie le magistrianos Serge à Rome. Celui-ci arrête deux collaborateurs du pape (Jean de Porto, légat pontifical au concile de 680, et le conseiller Boniface), et les fait emmener à Constantinople[91],[92]. Serge Ier ne cédant pas, le protospathaire Zacharie est envoyé pour l'arrêter lui-même. Les troupes italiennes de l'exarque de Ravenne se mutinent et sont sur le point de lyncher Zacharie. Il ne doit son salut qu'à l'intervention du pape lui-même, en se réfugiant dans sa résidence[93],[92],[94],[95]. Cet événement consacre la division croissante entre l'Italie et Constantinople. Le rôle de l'exarque de Ravenne n'est pas mentionné mais c'est la première fois qu'une telle défiance envers l'autorité impériale s'affirme en Italie. Les prédécesseurs de Justinien II étaient parvenus à congédier certains papes : lui-même se heurte à une opposition victorieuse. Il est d'ailleurs possible que l'empereur ait réagi en détachant de Rome le diocèse d'Illyrie orientale, regroupant une bonne part des Balkans, la Grèce et les îles de la mer Egée, pour le mettre sous l'obédience de Constantinople[96].
Malgré les divisions suscitées par le concile In Trullo, Justinien en a tiré une certaine aura auprès de plusieurs Églises orthodoxes : elles ont reconnu sa sainteté, en raison de son rôle dans la redéfinition de pans importants de la théologie. Tous les documents théologiques ne concordent pas. Dans le Synaxaire de Constantinople, il est fait référence à la commémoration d'un empereur Justinien sans préciser lequel. D'autres synaxaires mentionnent tantôt Justinien Ier, tantôt Justinien II, voire les deux. Néanmoins, avec le temps, Justinien II a fini par disparaître de la liste des saints orthodoxes[97].
Réformes administratives et gouvernement
[modifier | modifier le code]La fiscalité
[modifier | modifier le code]Lors de son premier règne, Justinien II se distingue par des mesures parfois sévères à l'encontre de divers pans de la société ; elles contribuent à son impopularité et mèneront à sa chute. Il s'appuie sur quelques fonctionnaires pour mener ces réformes. Constance Head note la similitude avec le règne de Justinien Ier, dont l'admninistration est atttribuée à Jean de Cappadoce[98]. Deux personnages se distinguent : l'eunuque Étienne le Perse nommé sacellaire et le moine défroqué Théodote, nommé logothète général, soit le responsable du trésor impérial. Il s'agit de la création de cette fonction. Ces deux hommes vont s'efforcer d'augmenter les revenus fiscaux d'un Empire en crise, au risque de provoquer la colère d'une partie de la population, en particulier de l'aristocratie, dont Justinien se méfie[99]. Les récits des chroniqueurs sont probablement hostiles à l'empereur mais ses deux fonctionnaires semblent avoir usé de moyens extrêmes, notamment la torture ou l'emprisonnement arbitraire[100],[101]. Ils auraient même fouetté, ou feint de le faire, la propre mère de l'empereur, Anastasie[102].
Sous Justinien, une importante réforme fiscale serait intervenue, même si les sources historiques sont laconiques. Jusqu'alors, la taxe foncière est intimement associée à la taxe levée sur les individus (la capitation), liant fortement l'homme à la terre. La dernière mention de ce système intervient vers 687. Par la suite, la taxe sur les individus est remplacée par le kapnikon, un impôt sur les foyers, distinct de la taxe foncière. La date de cette réforme est incertaine ; elle aurait pu intervenir après la mort de Justinien II[103]. En séparant nettement l'individu de la terre, cette réforme aurait permis une plus grande mobilité, en particulier pour les paysans soumis à une forme de servage ; elle aurait donc déplu à l'aristocratie[104].
Des déplacements de populations
[modifier | modifier le code]Justinien II se distingue également par l'ampleur de sa politique de migrations forcées. C'est une pratique récurrente des souverains byzantins ; elle leur permet de renforcer certaines zones frontalières, ou de réduire le risque séditieux de certaines populations. Ces deux objectifs ne sont d'ailleurs pas incompatibles. Justinien II porte cette pratique à des niveaux rarement atteints[105]. Il déplace plusieurs milliers de Slaves en Asie Mineure pour sécuriser les environs de Thessalonique, accueille plusieurs milliers de Mardaïtes toujours en Asie Mineure, renforçant son appareil militaire, et déplace enfin une partie de la population chypriote sur le continent. Le choix d'installer la plupart de ces populations en Bithynie pourrait s'expliquer par les ravages dans cette province lors du siège de Constantinople (674-678)[106].
Réformes provinciales et militaires
[modifier | modifier le code]Justinien poursuit la politique provinciale de son temps. La structure administrative de l'Empire est en pleine évolution, avec l'émergence des thèmes, de nouvelles provinces à dominante militaire. L'essor de ces entités est mal connu, il n'est pas possible de déterminer quel souverain les a créées. Leur périmètre territorial est parfois incertain. À l'occasion du concile, l'empereur fait référence aux thèmes des Arméniaques, des Anatoliques et de l'Opsikion, particulièrement bien connus. En revanche, le thème de Thrace peut se référer soit à celui des Thracésiens en Anatolie, soit à la Thrace en Europe ; cette dernière solution a la faveur des historiens[107].
Sous son règne apparaît le thème de l'Hellade[108]. Pour Jean-Claude Cheynet, il s'agit toutefois moins d'une circonscription territoriale qu'e d'un corps d'armée principalement recruté en Grèce. Celle-ci a été en partie débarrassée des populations slaves quelques années auparavant[109].
Apparaissent aussi à la fin du VIIe siècle les kleisoura, sortes de districts frontaliers le long de la ligne de front avec les Omeyyades. Militarisés, ils font l'objet d'une administration particulière[110]. Enfin, Justinien aurait érigé la Sicile en thème à une date incertaine ; c'est peut-être en réaction à la perte d'influence byzantine en Afrique, l'île étant alors l'une des rares régions de l'Empire préservée par la guerre[111],[112]. L'ensemble de ces réformes contribue à l'abandon des vieilles structures romaines de l'armée et de l'administration territoriale au profit d'une organisation nouvelle[113].
Sur le plan maritime, Justinien renforce la flotte impériale dite des Karabisianoi ; il lui adjoint le concours des Mardaïtes, qu'il installe dans l'Empire[34]. Vers son règne, plus précisément sous celui de Léonce en 697, le thème maritime des Cibyrrhéotes, qui recouvre la côte sud de l'Anatolie, est mentionné pour la première fois, comme subdivision de la flotte centrale[114].
Ce système des thèmes repose sur l'existence de paysans soldats, des hommes libres qui disposent d'une parcelle de terres ; ils sont mobilisables en temps de guerre, principalement pour des fonctions défensives, en lien avec les assauts répétés des Musulmans sur la frontière orientale. Ce système militaire semble apparaître au VIIe siècle. Il aurait été soutenu par Justinien II et expliquerait notamment son hostilité envers la grande aristocratie. Il préserve plutôt les droits de ces propriétaires plus modestes, qui constituent désormais l'ossature de l'armée byzantine. Les historiens attribuent en général le Nomos Georgikos, un corpus de lois codifiant des règles applicables aux paysans propriétaires, à Justinien II[115],[116],[N 8],[117]. Au-delà, ce corpus de lois illustre l'affirmation d'une société plus rurale. Les chocs démographiques et les pertes territoriales des années précédentes imposaient d'adapter le droit existant à des communautés paysannes plus autonomes[118].
Le bâtisseur
[modifier | modifier le code]Justinien II se lance dans un programme de constructions d'envergure au regard des difficultés de l'Empire. Nombre de ses réalisations n'ont probablement pas survécu dans les sources. Il s'engage dans l'agrandissement et l'embellissement du Grand Palais même si les détails manquent sur son programme artistique. Il érige surtout deux grands halls de réception, le triklinos et le lausiacos. Cette dernière pièce ou galerie permettait peut-être de relier la salle du trône au palais de Daphnè. Quant au triklinos, aussi surnommé Ioustinianos, il donne directement accès à la kathisma, la loge impériale de l'Hippodrome, lieu hautement symbolique du pouvoir[119]. Il pourrait avoir décoré le triklinos de proues de navires capturés : des trophées sont parfois mentionnées dans les descriptions de la pièce[120]. En parallèle, des murs renforcent les défenses du Palais[121].
Selon une anecdote rapportée par Théophane, il aurait fait détruire une chapelle pour y bâtir une fontaine et une série de bancs où il aurait eu l'habitude de recevoir les représentants des dèmes, en particulier les Bleus. La destruction d'un lieu de culte pouvant passer pour une impiété, il demande au patriarche de la déconsacrer. Celui-ci semble avoir refusé, allant jusqu'à prononcer une sorte de prière au moment de la cérémonie[122],[123],[101].
Il aurait également décoré le Milion, colonne centrale de la ville, de six plaques représentant les six premiers conciles œcuméniques, même si cette attribution à Justinien demeure hypothétique[124],[125].
Déposition
[modifier | modifier le code]Pendant l'été 695, une armée arabe pille l'Arménie byzantine, s'avance loin vers l'ouest et emmène de nombreux captifs. La faiblesse de l'Empire en face du califat apparaît crûment ; la réputation victorieuse de Justinien II sombre. En septembre, Justinien II fait libérer Léonce, et le nomme stratège du nouveau thème d'Hellade, à la tête d'une petite troupe[126]. Ses nombreux amis n'ont jamais admis son arrestation et son incarcération pendant trois ans. Léonce doit quitter la capitale le jour même. Aussitôt, avant même qu'il ne parte, une conspiration prend forme autour de lui. Elle a le soutien de membres de l'aristocratie sénatoriale et du haut clergé, y compris le patriarche Callinique Ier. Deux moines semblent se distinguer : Paul et Georges. Ils incitent fortement Léonce à se révolter[127].
Walter Emil Kaegi a souligné l'agitation croissante de l'armée, de plus en plus prompte à la contestation, dans un contexte militaire tendu. De nombreux soldats ou officiers, parfois en disgrâce, rejoignent Léonce dans son mouvement[128].
La nuit suivante, une opération est lancée contre le prétoire, siège de l'éparque : il est capturé et ligoté. Les prisons, où sont enfermés des opposants, sont ouvertes et des armes distribuées. Accompagné des deux moines qui l'assistent dans le complot, Léonce se rend chez le patriarche, qui se joint à eux. Des émissaires sont envoyés dans les quartiers de la ville pour ameuter la foule le lendemain matin à Sainte-Sophie. Des rumeurs se propagent selon lesquelles l'empereur préméditerait un massacre général. Théophane le Confesseur les rapportent pour vraies : l'empereur, selon lui, aurait commandé que le patriarche soit tué en premier. Il est permis de douter de cette assertion[129],[130].
Selon la chronique tardive de Georges le Moine, la faction des Bleus aurait soutenu le coup d'État. À Sainte-Sophie, le patriarche Callinique Ier prend la parole et soutient sans ambiguïté le complot. La foule se rend à l'hippodrome de Constantinople. Justinien II est arrêté dans le Palais, sans que personne ne tire l'épée pour le défendre. Il est traîné dans l'hippodrome où Léonce trône, déjà revêtu de la pourpre impériale. La foule réclame l'exécution immédiate du souverain déchu. Léonce lui fait grâce, mais lui fait couper le nez, et peut-être la langue, pour l'empêcher de revendiquer à nouveau le trône. Ses capacités d'élocution n'ayant pas été atteintes, la réalité de cette mutilation est incertaine[131].
Quant aux ministres détestés, Étienne le Perse et Théodote, ils sont extraits du Palais, attachés par les pieds, traînés dans les rues, et brûlés vifs sur le Forum du Bœuf[132],[133]. Le sort immédiat de Justinien est incertain[N 9]. Les mutilations subies, notamment la perte du nez, sont souvent mortelles : cela expliquerait la clémence de Léonce à son égard. Selon la chronique tardive d'Agnellus de Ravenne, il aurait été laissé pour mort sur une plage ; mais sa crédibilité est douteuse[134].
Cette mutilation du nez était censée rendre Justinien inapte au pouvoir ; tout candidat impérial devait être en pleine possession de son intégrité physique, d'où l'usage courant de la mutilation comme sanction politique[135]. Annalisa Paradiso souligne que l'empereur devait être l'image de Dieu sur terre ; l'ablation de toute partie de son visage constituait une forme de sacrilège et équivalait à une mise à mort symbolique de la victime[136].
L'exil (695-705)
[modifier | modifier le code]Justinien II est embarqué avec quelques-uns de ses proches et partisans, et exilé dans la cité de Chersonèse, sur la côte nord de la mer Noire. À vingt-sept ans, il a été marié une fois, fiancé en 680, avec une femme nommée Eudoxie. On ne sait rien d'elle sinon qu'elle a dû mourir avant 695, et a été enterrée à Constantinople, dans l'église des Saints-Apôtres[137]. Ils ont eu une fille ; son nom n'est pas donné dans les chroniques, elle s'appelait peut-être Anastasie, comme sa grand-mère. On sait qu'elle est fiancée en 705 à Tervel, le khan des Bulgares, auquel est donné le titre de césar. Son sort ultérieur n'est pas connu, y compris la réalité de son mariage avec Tervel[138].
La cité de Cherson ou Chersonèse est un lieu d'exil récurrent de l'Empire byzantin[139]. La cité appartient nominalement à l'Empire, elle est particulièrement isolée et dispose d'une autonomie forte ; elle cultive des relations spéciales avec les peuples de la steppe pontique, en l'occurrence, les Khazars[140].
Exilé, Justinien II est relativement libre de ses mouvements et peut nouer des contacts avec les élites locales et avec les Khazars. Il aurait été soutenu par un clerc du nom de Cyrus, particulièrement dévoué[141].
En 703-704, Justinien II n'a pas renoncé à recouvrer son trône, malgré sa mutilation. Il aurait évoqué ses plans ouvertement, au point que les autorités locales envisageaient de l'emprisonner voire de l'envoyer devant Tibère III Apsimar, qui a renversé Léonce en 698[142].
Justinien l'apprend à temps et s'enfuit à Douros, une cité tenue par les Goths de Crimée[143],[144]. Ses relations avec les Khazars aboutissent à son union avec une soeur du khagan, dénommée Théodora de Khazarie après son baptême, probablement en référence à l'impératrice Théodora[145]. Les deux époux s'installent à Phanagoria[142]. Ce mariage consacre l'alliance entre Justinien et les Khazars : Tibère l'interprète comme une menace. Il décide de commanditer l'assassinat de Justinien. Mis au courant, celui-ci parvient à s'enfuir. Il ne peut compter sur son beau-frère, qui a pactisé avec Tibère III, et c'est sa femme, alors enceinte, qui l'avertit que deux gouverneurs khazars, Papatzys et Balgitzin, ont ordre de l'exécuter[146]. Elle ne peut partir avec lui après qu'il leur a tendu un piège pour les tuer[147]. Justinien trouve asile auprès du khan des Bulgares Tervel à la fin de l'année 704[148]. Selon Théophane le Confesseur, il vogue sur un bâteau de pêcheurs au large de Cherson, où le rejoignent quelques fidèles[N 10]. Il fait ensuite voile vers le golfe carcinitique, non sans avoir essuyé une tempête, et pénètre dans le delta du Danube, dominé alors par les Bulgares. Il charge Étienne de les contacter[149].
Le retour sur le trône
[modifier | modifier le code]Il s'entend parfaitement avec Tervel. Celui-ci accepte de mettre à sa disposition une armée de quinze mille hommes pour récupérer son trône. Cette alliance repose sur un intérêt mutuel. Pour Justinien II, elle est la garantie d'un appui militaire de premier plan, alors qu'il n'a que peu de soutiens parmi l'élite byzantine. Pour Tervel, c'est l'opportunité de gagner en prestige, avec promesses de titres et de cadeaux, et d'espérer obtenir des concessions territoriales[N 11]. Il se serait également vu promettre d'épouser une fille de Justinien, probablement Eudoxie. Le destin de cette dernière est particulièrement obscur, rien n'indique que Justinien a gardé des liens avec elle durant son exil[150].
Tibère III, averti, rappelle précipitamment son frère le monostratêgos Héraclius de la frontière orientale. Héraclius s'avance avec son armée vers la Bulgarie, mais Justinien II et Tervel le contournent et se hâtent vers Constantinople[151]. La date de ces événements est sujette à caution : l'arrivée de Justinien devant les murailles de Constantinople interviendrait probablement lors du printemps ou au début de l'été 705[N 12]. Pendant trois jours, les deux hommes font le siège de la capitale. Selon Théophane, Justinien essuie des insultes et ne peut convaincre la population de se soulever en sa faveur[152]. Finalement, Justinien II lui-même, accompagné de quelques hommes, se glisse dans la canalisation de l'aqueduc de Valens, désaffectée depuis le siège de la ville par les Avars en 626, et fait ouvrir une porte. Qu'il ait eu lui-même l'idée d'utiliser ce passage ignoré n'est pas exclu[153]. Pendant que son armée prend le contrôle de la capitale, Tibère III s'enfuit à Sozopolis. Son frère Héraclius et lui, abandonnés peu à peu par leurs troupes, sont capturés quelques mois plus tard[154].
Le second règne (705-711)
[modifier | modifier le code]Rarement dans l'histoire byzantine, un souverain déchu n'est parvenu à reprendre son trône. Marqué par des années d'exil et une mutilation humiliante, Justinien II en aurait tiré un profond désir de vengeance, largement décrit, voire amplifié, par les chroniqueurs ultérieurs qui lui sont hostiles. Longtemps, ce deuxième règne a été perçu comme une période de répression aveugle, ne contribuant qu'à affaiblir un peu plus un Empire en crise. Certains historiens modernes, comme Constance Head par exemple, se sont efforcés de réhabiliter ce second règne ; ils ont considéré qu'au-delà d'une répression des principaux opposants politiques, Justinien II s'est mis en quête d'alliés et a tenté de rétablir certaines situations périlleuses[155].
Reste le sujet de son apparence physique lors de ce second règne. Justinien a eu la réputation de s'être fait poser une sorte de prothèse en or pour remplacer son nez. Ce fait n'est rapporté que par Agnellus de Ravenne, aux affirmations parfois douteuses. Les pièces de monnaie de cette période le représentent avec un nez parfaitement normal et aucune image n'accrédite la thèse d'une prothèse. Des historiens, notamment Richard Delbrück, ont postulé que la Carmagnole, surnom donné à la tête d'une statue d'un empereur retrouvée à Venise, pourrait le représenter car elle présente une déformation nasale[156]. Il apparaît plus probable que cette déformation résulte de dommages infligés à la statue. L'hypothèse que Justinien a subi une rhinoplastie, selon une éventuelle technique médicale indienne, a été soutenue mais sans être formellement avérée[157].
La répression
[modifier | modifier le code]Justinien II réprime brutalement ses adversaires. Selon Théophane, il fait empaler Héraclius et ses principaux officiers. Il fait tirer Léonce du monastère où il est reclus, pour rejoindre Tibère. En février 706, lors des fêtes célébrant le retour de Justinien, tous deux sont contraints de participer à une parade, enchaînés, dans les rues de la capitale ; ils sont ensuite jetés aux pieds de l'empereur lors d'une session de courses de char à l'hippodrome. Justinien se tient au-dessus d'eux durant les courses, avant de les faire décapiter, pendant que la foule scande un verset du Psaume 91[N 13],[158],[159]. Il rend aveugle le patriarche Callinique qui s'est opposé à lui et l'exile à Rome. Alors que l'usage voulait que le patriarche soit choisi dans le clergé séculier de la capitale, il le remplace par un moine d'Amastris de sa connaissance, Cyrus de Constantinople, qui aurait prédit son retour. D'autres opposants, plus ou moins déclarés, auraient été tantôt décapités, tantôt empalés après avoir été piégés, ou bien jetés dans la mer à l'intérieur d'un sac[158].
Théophane le Confesseur souligne le grand nombre des victimes de Justinien. Cela va bien au-delà d'un cercle d'opposants déclarés. D'autres sources sont moins disertes, notamment les récits occidentaux tels que le Liber Pontificalis. Elles ne mentionnent que les condamnations les plus emblématiques : celles de Léonce, Tibère III et Callinique. Le deuxième règne de Justinien II est souvent dépeint comme un moment de vengeance et d'oppression de la part d'un empereur humilié. Une vision pondérée fait le rapprochement entre les décisions de Justinien et sa méfiance, voire son hostilité envers une certaine aristocratie, déjà visibles lors de son premier règne[160]. À rebours de ces récits sanglants, Constance Head note que le fils de Tibère III, Théodose, est épargné, alors qu'il est une menace[161].
Une diplomatie active
[modifier | modifier le code]Avec les Bulgares
[modifier | modifier le code]Durant l'essentiel de son second règne, Justinien II tente de forger un réseau d'alliances. Il s'est emparé de Constantinople par un stratagème qui n'a pas requis l'intervention des troupes bulgares, mais Tervel attend légitimement son dû. Le contenu exact du marché entre les deux souverains reste secret. Il a certainement reçu une forte somme d'or et des cadeaux de prestige ; de même, le titre de césar le fait entrer dans le réseau d'influence de l'Empire byzantin et confirme la capacité de Tervel à jouir de son prestige. Cette nomination se fait au cours d'une cérémonie dans le Grand Palais où Tervel s'assoit aux côtés de Justinien[162]. Le geste n'est pas neutre car c'est la première fois que le titre de césar, le plus élevé de la hiérarchie impériale après l'empereur, est concédé à un prince étranger[163].
Sur la concession d'une province aux Bulgares, les historiens sont partagés. Tervel reparti, il est difficile de retracer le cours des relations byzantino-bulgares. Théophane mentionne un bref conflit en 708 avec les Bulgares ; il est possible qu'il s'agisse d'une faction qui ne reconnaît pas l'autorité de Tervel car celui-ci se reconnaît encore comme l'allié de Justinien en 711[164]. Le résultat de cette guerre éphémère est un désastre pour Justinien. Il essuie une lourde défaite en tentant de reprendre la forteresse d'Anchialos avec l'appui de la flotte. Justinien ne parvient à s'enfuir que grâce à la nuit[165],[166].
Avec les Khazars
[modifier | modifier le code]Il envoie également une ambassade auprès du khagan des Khazars pour faire venir son épouse Théodora de Khazarie et leur fils, né en 704, qu'il appelle Tibère ; il l'associe au trône en 705. Alors que le souverain des Khazars a tenté de le faire assassiner, il est dans une logique de conciliation. Il se distingue également par sa loyauté envers son épouse khazare. C'est la première fois de l'histoire byzantine qu'un souverain est marié à une princesse étrangère. Le fait a dû paraître surprenant, voire choquant à ses contemporains, convaincus de la supériorité de leur Empire, héritier de la puissance romaine[167]. Il parvient à faire revenir Théodora en envoyant une flotte importante la récupérer, même si une tempête en aurait coulé une partie[168].
Dès son arrivée à Constantinople, Théodora et son jeune fils sont couronnés. Tibère est associé au trône de son père alors qu'il n'a que quelques mois. La pratique du coempereur n'est pas nouvelle mais c'est la première fois qu'un héritier est couronné aussi jeune. Justinien espère peut-être consolider son pouvoir[169]. Il le fait figurer très tôt sur les pièces de monnaie de son deuxième règne[170].
Sur la défensive face aux Arabes
[modifier | modifier le code]Le calife Abd Al-Malik meurt peu après la restauration de Justinien II ; son fils Al-Walīd Ier lui succède. Muhammad, frère d'Abd Al-Malik, finit de soumettre l'Arménie byzantine révoltée, en massacrant la noblesse du pays[171].
Il est possible qu'en 706, un général byzantin, Marianus, sorte victorieux d'une confrontation avec une force arabe envoyée pillée les terres byzantines. En représailles, à une date incertaine, aux environs de 708, Maslama ben Abd al-Malik, demi-frère du nouveau calife, envahit la Cappadoce et fait le siège de la ville de Tyane pendant plusieurs mois[N 14],[172].
Justinien II envoie deux stratèges à la tête d'une armée grossie de paysans irréguliers ; ils sont battus. Tyane est mise à sac, ses habitants déportés[173]. La suite des événements est imprécise dans sa chronologie et dans son déroulé : les sources byzantines et arabes sont parfois discordantes. Ce qui est certain, c'est que les raids sont récurrents et affaiblissent une défense byzantine de plus en plus en difficulté face à la pression adverse. Les cités d'Héraclée du Pont ou d'Héraclée Cybistre auraient été prises, des forces arabes se seraient aventurées jusqu'aux abords de Nicomédie[174],[173].
Justinien II tente d'obtenir la paix. Dès son retour sur le trône, il libère 6 000 prisonniers arabes. Quelque temps plus tard, il envoie des travailleurs et des matériaux aider à l'agrandissement de la mosquée du Prophète à Médine. Geste surprenant, il témoigne peut-être sa volonté d'obtenir un accord ou de promouvoir les échanges entre les deux empires. Cet événement n'est mentionné que par deux sources arabes plus tardives, celle d'Al-Tabari et celle d'Ibn Zabala ; elles indiquent l'envoi d'une grande quantité de poivre par al-Walid en retour[175].
Autre aspect de sa politique orientale, Justinien tente de récupérer l'alliance des princes caucasiens, eux aussi menacés par la poussée musulmane. Ainsi, le royaume de Lazique et le royaume d'Abasgie se sont tous deux soumis au calife. Justinien envoie dans cette région un de ses officiers : Léon l'Isaurien, le futur empereur qui parvient sur le trône en 717[176]. Il l'avait rencontré lors de son retour au pouvoir en 705, en avait fait l'un des favoris mais aurait suscité des jalousies et peut-être la méfiance de Justinien. L'empereur l'envoie dans une mission diplomatique, possiblement pour négocier une alliance avec les Alains[177].
Il est difficile de discerner la réalité de la légende ; Léon serait parvenu à contacter les Alains, non sans avoir désobéi aux ordres, ce que lui aurait reproché Justinien. Il lui aurait finalement pardonné devant le succès de sa mission. Malgré l'envoie d'une armée aux environs d'Archéopolis, les Byzantins ne peuvent réellement contester la suprématie musulmane dans la région[178],[179]. Les relations entre Léon et Justinien II resteront mystérieuses, entre disgrâce et retour en grâce, méfiance et défiance. Il est possible que les deux hommes ne se soient jamais revus[180].
L'Italie insoumise
[modifier | modifier le code]Négociations avec Rome
[modifier | modifier le code]Marqué par l'échec italien de son premier règne, Justinien manifeste une certaine défiance envers cette région : des notables de Ravenne auraient participé à son renversement[181]. Dès son retour au pouvoir, il reprend son projet : obtenir l'assentiment papal au concile in Trullo. Il essuie un refus de Jean VII, le successeur de Serge, à qui il intime finalement l'ordre de se rendre à Constantinople[182]. Cette exigence arrive alors que Jean vient de mourir ; Constantin est nommé pour le remplacer en 707[183].
Le nouveau souverain pontife accepte de venir en Orient mais ne se met en route qu'en octobre 710. Hivernant à Otrante, il arrive finalement à Constantinople au printemps 711. Il est accueilli par le Sénat byzantin et Tibère, le jeune fils de Justinien II. Justinien est à Nicée et ne rencontre le pape qu'à Nicomédie. Les deux hommes parviennent à s'accorder. Justinien consent au principe de la primauté romaine contre une reconnaissance formelle des canons conciliaires[184].
Constantin rentre à Rome peu avant le renversement et l'exécution de Justinien II. C'est la dernière fois qu'un pape aura fait le voyage à Constantinople avant de nombreux siècles. Les sources relatent un succès diplomatique et théologique ; les chaleureuses réceptions ne masquent pas les discordances entre les deux pôles de la chrétienté[185]. Dans les faits, la papauté n'applique ni ne reconnait vraiment les préceptes du concile de 692. Certains n'ont pas vraiment ni de pertinence ni de sens pour la chrétienté occidentale, de plus en plus éloignée de Constantinople[186].
Ravenne révoltée
[modifier | modifier le code]Les relations avec Rome s'améliorent : en témoigne la rencontre constructive entre Constantin et Justinien. Mais ce dernier n'oublie pas que Ravenne s'est défiée de lui lors de son premier règne. Peu après sa reprise du pouvoir, il ordonne une expédition punitive contre la cité. Elle pourrait être causée par le refus de l'archevêque Félix de prêter allégeance au pape Constantin : Ravenne a alors statut de capitale de l'Italie. En punissant cette audace, Justinien espère les faveurs papales[187].
Une répression sévère s'abat sur les habitants. L'étendue exacte des tourments infligés à la population reste difficile à déterminer, tant les sources hostiles à Justinien tendent à les mettre en exergue. Il semble établi que les principales autorités de la ville, notamment religieuses, sont particulièrement visées : elles ont souvent refuser de reconnaître le concile in Trullo. Plusieurs hauts dignitaires de la ville sont arrêtés et emmenés captifs à Constantinople, dont l'archevêque Félix[188].
Selon Agnellus de Ravenne, un châtiment particulièrement cruel les attend[189]. Ils sont présentés à Justinien II, qui les fait enfermer, et fait exécuter les citoyens de rang sénatorial, avant de rendre aveugle l'archevêque, et de l'exiler, comme de coutume, à Cherson[190]. Dès que les troupes loyalistes se retirent, les habitants se révoltent, sous la conduite d'un certain Georges : il organise la défense de la cité et de ses alentours, dans une perspective autonomiste voire sécessionniste[191].
En réaction, Justinien nomme exarque Jean III Rhizocope ; partant du sud de l'Italie en 710, il atteint d'abord Rome où il met à mort plusieurs légats du pape, sans que les raisons en soient précisément connues. Il parvient ensuite à Ravenne où il fait face à la sédition, et périt bientôt d'une mort ignominieuse, selon le Liber Pontificalis[192].
La chute finale
[modifier | modifier le code]La Crimée rebelle
[modifier | modifier le code]En 710, la Crimée devient le centre de l'opposition au pouvoir de Justinien. Depuis son retour à Constantinople, il semble avoir gardé une rancune tenace envers Cherson, dont il a dû fuir autrefois menacé d'être livré à Tibère III. Pour les chroniqueurs byzantins, dont Théophane, il est animé d'une volonté de vengeance envers cette cité. Les historiens tempèrent cette version : l'empereur ne prend guère de mesure pendant plusieurs années. En 710, les Khazars pénètrent en Crimée ; le khagan nomme un gouverneur dans la cité même de Cherson ; c'est une atteinte à la souveraineté de l'Empire ; Justinien peut difficilement la tolérer, surtout au vu de son passif avec le souverain khazar[193].
La réaction prend la forme d'une expédition militaire de grande ampleur, conduite par un certain Étienne Asmiktos, peut-être le même qui a accompagné Justinien chez les Bulgares. Le but est de réaffirmer la domination byzantine sur Cherson, mais également sur Bosporus, une cité contrôlée par les Khazars. Les chroniques ajoutent que l'ordre fut donné de massacrer les habitants de ces cités, ce qui paraît disproportionné et probablement inventé de toutes pièces, pour rajouter aux vices de Justinien[193].
L'expédition s'empare de Cherson, plusieurs dignitaires de la cité sont exécutés, le gouverneur khazar et Zoïlos, le chef des archontes locaux, sont capturés. Sur le chemin du retour, en octobre 710, la flotte est prise dans une tempête. Les récits de Théophane ou du patriarche Nicéphore paraissent en partie fantaisistes : ils mentionnent des dizaines de milliers de morts, et d'un Justinien enjoué à cette annonce, dès lors qu'un grand nombre des victimes seraient des prisonniers[194].
Cherson se soulève à nouveau, et fait appel aux Khazars comme alliés. Justinien décide de l'envoi d'une nouvelle flotte[195]. Les sources sont confuses sur l'élément déclencheur : soit les habitants de la cité réagissent aux volontés répressives de Justinien, soit ce dernier réarme une flotte pour mater définitivement un esprit séditieux, ou pour repousser les Khazars. Quoi qu'il en soit, Justinien libère Zoïlos et le gouverneur khazar, et les envoie vers Cherson, avec une petite troupe de trois cents hommes. À Cherson, le contingent impérial laissé sur place, dirigé par un certain Hélias, se mutine et rejoint les rebelles[196]. Quand la flotte impériale arrive, des négociations débutent ; bientôt, les trois cents hommes de Justinien tombent dans un piège, les officiers sont tués et les soldats capturés. Ils sont livrés aux Khazars et mis à mort. Les habitants de Cherson décident de proclamer empereur un certain Bardanès, bientôt renommé Philippicos, un général certainement d'origine arménienne, récemment disgrâcié par Justinien et envoyé en exil en Crimée[197],[198].
Renversement par Philippicos et mort
[modifier | modifier le code]Justinien envoie une nouvelle armée contre les rebelles ; elle est dirigée par Mauros, et met le siège devant Cherson. Les Khazars viennent en renforts et les troupes loyalistes, plutôt que de fuir, font allégeance envers Philippicos[199],[200]. Justinien décide de prendre lui-même la tête d'une armée pour l'Anatolie, soutenue par des renforts bulgares envoyés par Tervel[201].
Ce mouvement surprenant trouve peut-être son explication dans les troubles qui agitent alors l'Arménie, terre d'origine de Philippicos. Justinien espère peut-être éviter une conjonction des deux mouvements séditieux contre lui et aurait anticipé une attaque sur Sinope[201],[202].
Warren Treadgold sépare les deux événements et estime que l'empereur veut lutter contre les Arabes[203]. En quittant la capitale, Justinien laisse derrière lui le coeur du pouvoir impérial, qui devient la cible directe de Philippicos. S'y rendant par la mer, il devance Justinien qui fait marche arrière trop tard. La ville s'est livrée à son adversaire[204].
Il tente de revenir vers son quartier-général en Anatolie, tombe dans une embuscade, et est fait prisonnier par Hélias. Devant la promesse d'une amnistie, les officiers de Justinien l'abandonnent, à quelques exceptions près, dont Barasbakourios, l'un de ceux qui ont suivi Justinien chez les Bulgares et qui est exécuté[205].
La crise de 710-711 montre combien est fragile la loyauté des corps d'armée à l'égard du pouvoir[202].
Justinien est tué de la main d'Hélias, le 4 novembre 711 ou le 24 novembre 711 selon les sources[206]. Décapité, le corps de l'empereur défunt se voit privé de sépulture et est jeté à la mer[207]. Sa tête devient le trophée que Philippicos envoie à Rome et à Ravenne. Dans cette dernière ville, un mouvement de joie accueille la nouvelle de la mort de Justinien ; dans la cité papale, récemment réconciliée avec le défunt empereur, une certaine tristesse semble étreindre la ville, selon le récit qu'en fait le Liber Pontificalis[208].
La répression ne s'arrête pas-là pour la famille de Justinien : son jeune fils, héritier désigné, s'est réfugié dans l'église Sainte-Marie-des-Blachernes avec sa mère, Théodora. Deux généraux de Philippicos, dont Mauros, l'arrachent de ce refuge et l'exécutent[209].
L'élimination conjointe de Justinien II et de Tibère signifie l'extinction de la dynastie des Héraclides, issue d'Héraclius, dont le règne a commencé un siècle plus tôt. Avec cette disparition, l'Empire s'enfonce dans la période parfois qualifiée d'Années de chaos ou d'Anarchie. Cinq empereurs se succèdent jusqu'en 717 et la prise du pouvoir par Léon III l'Isaurien[210].
Postérité littéraire
[modifier | modifier le code]Au-delà des écrits scientifiques, Justinien II a joui d'une modeste postérité littéraire. Il figure parmi les personnages du De casibus virorum illustrium de Boccace ; il partage avec d'autres protagonistes le fait d'avoir connu un retournement de fortune après une période faste ; il symbolise la gloire éphémère et toujours fragile[211].
Il est aussi le personnage principal d'un roman de Harry Turtledove, historien spécialiste de l'Empire byzantin, également auteur d'uchronies, intitulé Justinian[212].
Articles connexes
[modifier | modifier le code]- Liste des empereurs byzantins.
- Eudoxie (femme de Justinien II).
- Théodora de Khazarie (seconde femme de Justinien II).
- Dynastie des Héraclides
- Années de chaos (695-717)
- Tibère III
- Léonce (empereur byzantin)
- Philippicos
Notes et références
[modifier | modifier le code]Notes
[modifier | modifier le code]- La date du décès fait débat car les sources ne concordent pas. La traduction latine du Necrologium la fixe au 24 novembre alors que texte original évoque le 4 novembre. Les chronologies des autres sources ne permettent pas de trancher avec certitude (Treadgold 1990, p. 216-217).
- ↑ Si Théophane le Confesseur écrit que Constantin IV règne avec Justinien, ce dernier n'apparaît jamais sur les pièces de monnaie de son père et date le début de son règne à l'année de la mort de son père (Head 1972, p. 26 (note 6)).
- ↑ Le Liber Pontificalis mentionne le mois de septembre mais il s'agit plus probablement de la période à laquelle la mort de Constantin est connue à Rome (Treadgold 1990, p. 206).
- ↑ Certaines sources, dont Théophane le Confesseur, évoquent un paiement quotidien et non hebdomadaire mais cela paraît peu probable. L'historien persan Al-Tabari fait partie de ceux qui mentionnent une base hebdomadaire.
- ↑ À titre d'exemple, John Breckenridge préfère y voir un Saint ((en) J.D. Breckenridge, « The Long Siege of Thessalonika: Its Date and Iconography », Byzantion, vol. 48, , p. 116-122).
- ↑ Michel le Syrien est d'ailleurs plus modeste dans son estimation des forces serbes, qu'il chiffre à 7 000.
- ↑ Il existe une occurrence isolée de représentation du Christ sur une monnaie byzantine. Sous Marcien, il figure entre l'empereur et son épouse Pulchérie, probablement sur une pièce commémorative de leur mariage (Mike Markowitz, « Jesus Christ on Ancient Coins », Coinweek, (consulté le )).
- ↑ Le débat sur l'attribution de ce corpus à Justinien II fait débat. La référence à Justinien pouvant également être liée à l'importante oeuvre législative de Justinien Ier, même si des historiens comme Constance Head ou Peter Crawford ont relevé des incohérences entre l'oeuvre juridique de Justinien Ier et le Nomos Georgikos. Historiquement, Franz Dölger rejette l'attribution à Justinien II ((de) Franz Dölger, « Ist der Nomos Georgikos ein Gesetz des Kaisers Justinian II ? », dans Festschrift fiir Leopold Wenger, Munich, 1944-1945, p. 221-248).
- ↑ La date exacte de sa déposition demeure incertaine, vraisemblablement entre le 15 août et le 1er septembre selon Warren Treadgold (Treadgold 1990, p. 208-210).
- ↑ L'exploitation des récits de Théophane le Confesseur et de Nicéphore de Constantinople permet de nommer les personnages suivants : Théophile, Étienne, Moropaulos, Barasbakourios qui meurt quelques années plus tard au service de Justinien et Salibas, un frère de l'empereur exilé.
- ↑ Une pierre gravée retrouvée sur les terres du khanat bulgare confirme une rencontre entre Tervel et Justinien II (Head 1972, p. 109-110).
- ↑ Les sources sont parfois discordantes sur le sujet. La date du 21 août, parfois citée, correspondrait à la capture de Tibère III ou à son retour à Constantinople en tant que captif. La thèse d'une reprise de la ville par Justinien dès le printemps s'appuie sur la numérotation des années de règne de Justinien à partir de son arrivée au pouvoir en juillet 685. Le mois de juillet 705 correspondrait alors à la vingtième année de son règne, dès lors que l'interlude de Léonce et de Tibère III est considéré comme une usurpation illégitime. Or, des pièces de monnaie faisant figurer Justinien avec son jeune fils Tibère, lequel n'est associé au trône que postérieurement au retour de Justinien, sont datées de sa vingtième année de règne. Sur ce sujet, voir (en) Constance Head, « On the date of Justinian II's restoration », Byzantion, vol. 39, , p. 104-107.
- ↑ « Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon ».
- ↑ Soit en 707-708, soit en 708-709.
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Bibliographie
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Sources secondaires
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Liens externes
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