Pour citer cet article : Federica BALBI, « Ç’aurait pu être moi, ce garcon. Voyage et questionnement
identitaire», Réflexion(s), janvier 2019 (http://reflexions.univ-perp.fr/).
Ç’aurait pu être moi, ce garcon.
Voyage et questionnement identitaire
Introduction1
Comment est-ce qu’on trouve un endroit où grandir, Enaiat ? comment est-ce qu’on le reconnait
parmi les autres ?
On le reconnait parce que l’on n’a pas envie de s’en aller. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’il est
parfait. Il n’y a pas d’endroits parfaits. Mais il y a des endroits où, au moins, personne ne cherche à te
faire du mal2.
Il y a des centaines de types de voyages, on l’a toujours su, et avec la mode des voyages cela est
encore plus vrai de nos jours. Le voyage dont on va parler aujourd’hui est un aller simple, mais qui
amène à un lieu à appeler « chez moi ».
Nel mare ci sono i coccodrilli3, a été publié en France pour la première fois par Liana Levi, sous
le titre Dans la mer il y a des crocodiles 4 . Ce roman-témoignage italien, sur lequel on a déjà
travaillé5, raconte le voyage d’Enaiatollah Akhbari de l’Afghanistan jusqu’en Italie. Il a la forme
d’un récit oral et spontané : comme s’il s’agissait d’un long entretien, Enaiat décrit son périple à
l’écrivain Fabio Geda. Ce dernier est une personnalité très active à plusieurs niveaux dans le champ
culturel italien, et il a déjà publié six romans et autant de livres pour les jeunes.
Le voyage d’Enaiat commence alors qu’il a dix ans environ. Sa mère, par crainte qu’il ne soit
enlevé et radicalisé par les talibans, le conduit au Pakistan et le laisse tout seul là bas. Enaiat ne fait
presque jamais allusion à son village. Il ne nomme jamais les membres de sa famille et il ne détaille
qu’un épisode où son maître d’école avait été tué parce qu’il s’était opposé à des talibans qui
voulaient fermer son école, fréquentée par l’ethnie hazara.
1
Je tiens à remercier Mme Mireille Courrént pour l’opportunité qu’elle m’a donnée de participer à cette conférence.
F. GEDA, Nel mare ci sono i coccodrilli, Milan, B. C. Dalai, 2010, p. 139 (Les traductions des extraits sont de nous).
3
F. GEDA, Op. cit.
4
F. GEDA, Dans la mer il y a des crocodiles, Paris, Levi, 2010.
5
F. BALBI, Formes d’une enfance dans trois romans contemporains, disponible en ligne sur academia.edu
(https://www.academia.edu/34452592/Formes_dune_enfance_dans_trois_romans_contemporains)
2
1
Enaiat travaille dans un camp pour les migrants, comme vendeur ambulant et comme maçon ;
après des tentatives pour atteindre l’Iran et deux rapatriements, il traverse le désert montagneux de
l’Afghanistan et se cache dans un camion qui l’amène en Turquie. De là, il s’embarque dans un
canot pour la Grèce, où il voit se noyer un de ses trois copains. Il parvient enfin à prendre un bateau
pour Venise, puis il arrive en train à Rome et finalement à Turin.
Quand il termine son « odyssée », il a dix-sept ans environ. Il trouve une famille disposée à
l’accueillir et commence l’école, et un an après il parvient à obtenir son permis de séjour.
A l’occasion de cette journée d’étude, on propose une problématique qui se concentre sur le sujet
du voyage. En prenant l’Odyssée homérique en tant que référence et récit archétypique, on va se
demander quelles sont les expériences qui rendent un voyage « racontable » ou « à raconter », et
comment un voyage peut engendrer une narration. On ne propose donc pas une comparaison avec le
poème d’Homère, mais plutôt une recherche de quelques points communs, ou de quelques
différences, qui puissent aider notre lecture.
Dans la première partie on va donc voir comment le voyage touche à la thématique identitaire, en
comportant une confrontation à ce qui est étranger et une remise en question du « soi », tandis que
dans la seconde on parlera d’une identité qui se raconte et de la question du langage, sous différents
aspects, à partir de ses stratégies et de ses effets.
Première partie : Question(s) d’identité
On va considérer d’abord chaque voyage, chaque déplacement en tant qu’un dépaysement. Le
paysage change, aussi bien les peuples, les mœurs, les langues et les religions (sauf pour le cas
d’Ulysse), les lois, et cetera. Que reste alors de l’identité que l’on croyait la propre, face à un monde
étranger qui ne reconnait pas le voyageur, ni pour son statut social ni juridique ? On va prendre en
considération trois étapes de ce questionnement identitaire : la perte de l’identité, sa métamorphose
et sa dissimulation.
Perte identitaire
Le roman de Geda s’ouvre au moment où la mère d’Enaiat part – ou pourrait-on même dire, pour
autant qu’elle l’aime, elle l’abandonne. Le petit, en se réveillant, ne la trouve pas à côté de soi, il la
cherche mais kaka Rahim, le chef du camp pour les immigrés, lui dit qu’elle ne reviendra plus. A
dix ans, les rapports sociaux fondamentaux qu’il entretenait étaient ceux avec les membres de sa
famille. Toutefois, à ce moment il se retrouve sans aucune des personnes qu’il connaissait, il ne
peut plus s’identifier en tant que frère, cousin ou neveu ni, surtout, fils.
Il doit alors se construire une nouvelle identité par rapport aux gens qui l’entourent. Il essaye,
spontanément, de construire des relations semblables à celles qu’il était habitué à entretenir. Il se
confronte aux autres enfants comme s’ils étaient ses frères et ses cousins, il traite kaka Rahim
comme un oncle ou même un père, mais il n’obtient de lui aucun réconfort ni protection, et ce
dernier se révèle même déloyale à son égard.
Très tôt dans le roman, cette impossibilité de se reconnaitre dans un groupe est encore plus
évidente, puisqu’il voyage surtout seul. Il a des copains à certaines périodes, il est dans un gros
groupe quand il se met dans les mains des trafiquants, mais au fil du temps ils ne peuvent plus être
2
des amis, mais seulement des personnes que le hasard a mis à son côté. Ne se trouvant pas à
l’intérieur d’un groupe social stable, Enaiat ne peut pas se donner une identité claire et immuable,
qui se définisse par rapport à son entourage.
Métamorphose identitaire
Se trouvant face à des étrangers, Enaiat doit apprendre pas à pas de qui se méfier et à qui faire
confiance. Il pétrit ainsi son identité à travers les rapports avec les personnes qu’il rencontre et les
situations qu’il doit affronter ; d’autant plus que son voyage occupe les années de son adolescence,
le moment où le caractère est censé se former.
- Mc Donald's ?
- Oui, Mc Donald's.
- C'est drôle. Parfois tu dis sorte : j'étais grand comme une chèvre. Parfois, pour faire des exemples,
tu parles de Mc Donald's ou du baseball.
- Pourquoi c'est drôle ?
- Parce qu'ils appartiennent à des cultures différentes, à des mondes différents. Au moins en
apparence.
- Même si c'était vrai, Fabio, maintenant ils sont tous les deux dans moi, ces mondes6.
Ainsi il intègre en soi les mondes qu’il traverse et avec lesquels il vient en contact, il grandit par
le biais de toutes ses expériences, bien qu’elles n’aient que peu de cohérence entre elles-mêmes.
Ulysse aussi, suivant une lecture intéressante qu’en fait Mireille Courrént7, doit réapprendre son
rôle social à travers son voyage. Après avoir été le chef de son peuple en guerre, le retour de Troie
lui impose de se confronter à maints étrangers pour qu’il comprenne comment s’approcher d’eux et
qu’il soit prêt à occuper à nouveau sa place de roi à son arrivée à Ithaque, terre de bergers
essentiellement pacifique. La première rencontre qu’il fait est en effet plutôt violente, mais cette
violence va se dégrader jusqu'à revenir à une dimension sociable : ses marins et lui pillent la ville
des Cicones, et ce faisant ils bouleversent les lois de l’hospitalité, qui sont ensuite appliquées chez
les Lotophages, et ensuite dans l’île des Cyclopes Ulysse croit même reconnaitre le paysage
d’Ithaque. Son itinéraire permet au héros de se libérer de cette brutalité guerrière, et plus tard de
récupérer une position de pouvoir. Ses marins, au contraire, n’étant plus capables de se soumettre à
ses ordres de ne pas manger les bœufs du Soleil, sont destinés à la mort pour avoir échoué à cette
dernière épreuve.
Ainsi on peut voir comment le voyage d’Ulysse aussi est une occasion d’apprentissage. De
l’autre côté, le héros du poème correspond aussi à une autre interprétation que l’on pourrait donner
d’une « métamorphose identitaire ». Ses qualificatifs le plus fréquents mettent en lumière sa nature
de maître de tromperies et de déguisements.
De la même façon, Enaiat apprend à la fois à se construire une identité et à en assumer d’autres,
ou à modifier des traits de sa personnalité pour changer la perception que les autres ont de lui. On
en trouve un exemple au moment où, après être débarqués en Grèce, ses copains et lui sont arrêtés
par la police pour avoir volé dans un supermarché. A ce moment là, les garçons décident de se
6
F. GEDA, Op. cit, p. 87.
M. COURRENT, « Les Voyages d’Ulysse et de ses marins dans l’Odyssée d’Homère (chants V à XIII) », dans
Bouleversants voyages, sous la direction de P. CARMIGNANI, Presses Universitaires de Perpignan, 2000, 39-57.
7
3
comporter comme s’ils étaient fous : grâce à leurs cris sans arrêt et leurs coups de main et de pied,
ils sont relâchés le jour suivant. Parallèlement, on peut observer qu’Ulysse, avant la guerre, avait
feint d’être fou pour ne pas être obligé à combattre.
Au final pourtant les deux personnages retrouvent leur identité. C’est en effet pendant la fameuse
scène des retrouvailles que le héros homérique rentre en plein dans son rôle, après avoir tué les
prétendants qui menaçaient son pouvoir. A sa façon, le roman de Geda aussi présente en conclusion
des « retrouvailles », quand Enaiat donne un coup de fil à sa mère, après huit ans sans l’avoir vue ni
entendue. Il récupère là, au moins pour quelques instants, son statut de fils.
Dissimulation identitaire
Tout au long de son voyage, Enaiat est obligé à cacher son origine. Le fait que les autres puissent
le reconnaitre en tant qu’afghan ou hazara, se révèle très dangereux pour lui : il a énormément peur
de la police, et surtout de deux prisons iraniennes, Telisia et Sang Safid, renommées pour les
tortures qui y ont lieu.
Dans le texte, il est plusieurs fois question de se cacher. On va présenter ici deux petits
morceaux, dont l’action se situe respectivement en Iran et en Grèce :
Quand ils montent [sur l’autobus], les policiers ne demandent pas les documents à tout le monde : ils
savent très bien qui sont les iraniens et qui ne le sont pas. Ils sont entrainés pour reconnaitre les afghan
clandestins et cetera, et s’ils en voient un, ils le visent tout de suite, ils l’approchent et ils exigent de lui
ses documents, bien qu’ils savent très bien qu’il ne les possède pas.
Je devais devenir invisible. Mais je n’avais pas ce pouvoir8.
Pakistanais ?
Non.
Afghans ?
Non.
Afghans, je le sais. Ne me foutez pas de ma gueule.
Non, afghans, non.
Oh, non afghans, non. Afghans oui, petits souris. Afghans. Je vous reconnaitspar votre odeur, moi9.
Dans ces extraits on peut voir comment sa nationalité présente pour lui un obstacle. Dans
d’autres situations, c’est son statut de migrant tout court qui lui impose de se dissimuler, comme
lorsqu’il doit se blottir dans le double-fond d’un camion pendant trois jours, avec seulement une
bouteille d’eau et entassé avec de nombreux autres migrants.
On a trouvé intéressant de mettre en relation cette nécessité de se tenir caché avec l’épisode
d’Ulysse chez Polyphème. Comme on le sait, Ulysse dit au géant que son nom est Personne : il
arrive ainsi à garder son nom secret et notamment à se soustraire à la justice des autres Cyclopes.
Dans cette scène, il a trouvé le juste escamotage pour disparaitre même sur le plan du langage.
Finalement, pour Enaiat l’image peut-être la plus parlante à la fois de sa « perte » identitaire et
de sa nécessité à rester caché est justement son statut de citoyen de nulle part, de « sans papier ».
8
9
P. GEDA, Op. cit, p. 74.
Id., p. 119.
4
De l’identité, un concept très vaste que l’on a cherché à aborder dans ses aspects les plus
essentiels et surtout les plus pertinents à notre discours, on va passer maintenant à la question du
langage, à la fois celui d’Ulysse et d’Enaiat, avec lequel cette identité non immuable s’exprime.
Seconde partie : Le langage
Un voyage, avec ses rencontres, défis et difficultés, et avec l’étrangeté même des lieux, a en soi
beaucoup d’éléments narratifs. Mais il ne peut devenir une histoire que par le biais d’une voix, qui
tisse une continuité, qui relie les morceaux, qui donne une interprétation quelconque. On parle donc
ici de voyages, oui, mais surtout d’histoires de voyage. On va d’abord essayer de voir comment le
langage peut constituer un témoignage, mais aussi avoir un rôle incontournable par rapport à
l’action s’il est utilisé avec finesse, pour se concentrer finalement sur son approche la plus intime.
Raconter à la première personne
Comme on l’a déjà dit, c’est Enaiat qui raconte avec une apparente spontanéité et simplicité dans
Nel mare ci sono i coccodrilli. Il n’y a que quelques interventions de l’écrivain qui interrompent le
récit. Sa voix, récrite par Geda, a une grande puissance, mais elle devait l’avoir même sans les
outils d’écrivain que Geda doit avoir emprunté. Dans un entretien 10 , en effet, Geda dit avoir
rencontré Enaiat au centre interculturel de Turin, où ce dernier avait été invité pour raconter son
histoire. Voilà comment il décrit le récit d’Enaiat :
Ce soir-là, j’ai écouté son histoire et j’ai été profondément touché par l’espoir et la magie que
ses yeux communiquaient. Enaiat était capable de raconter les aspects les plus terribles de son
histoire d’un ton et d’une manière si légère, même ironique par fois, que les gens en face de lui ne
savaient pas s'ils devaient pleurer ou sourire en l’écoutant. J’ai pensé que ce jeune garçon incarnait
l'enfant voyageur, dépaysé, en danger, blessé, mais qui reste toujours un enfant11.
Dans le roman, Enaiat demande parfois s’il peut raconter quelque chose, comme dans cet
extrait :
Je peux te raconter le moment où les talibans ont fermé l’école, Fabio ?
Bien sûr.
Ça t’intéresse ?
Tout m’intéresse, Enaiat12.
Il a une grande envie, presque un besoin, de raconter. Il a appris l’italien, mais pas seulement : il
a appris un style et aussi une rhétorique qui frappe surtout pour le contraste entre son apparente
immédiateté et son absence de jugement sur les situations difficiles et parfois tragiques qu’il
raconte, outre que certaines images sont très puissantes et laissent une trace dans la mémoire du
lecteur.
10
Entretien no. 15 de la rubrique Les rencontres du journal, dans France terre d’asile, 01/02/2011.
Id., p. 2.
12
F. GEDA, Op. cit, p. 18.
11
5
L’écriture est aussi bien consciente des limites du langage, et elle en fait sa force pour
transmettre l’émotion poétique. La dernière page du roman, quand Enaiat appelle au téléphone sa
mère, est mémorable :
Il voulait me passer quelqu'un au téléphone. Et mes yeux se sont remplis de larmes, parce que
j’avais déjà compris qui c’était que ce quelqu’un.
J’ai dit : Maman.
De l’autre côté, aucune réponse n’est arrivée.
J’ai répété : Maman.
Et du téléphone n’est venu qu’un soupire, mais faible, et humide, et salé. Alors j’ai compris qu’elle
pleurait elle aussi. On se parlait pour la première fois après huit ans, huit, et ce sel et ces soupirs
c’étaient tout ce qu’un fils et une mère peuvent se dire, après si longtemps. On est resté comme ça, en
silence, jusqu’à quand la communication s’est interrompue.
A ce moment-là, j’ai su qu’elle était encore vivante et peut-être, là, je me suis rendu compte pour la
première fois que je l’étais, moi aussi.
Je ne sais pas bien comment. Mais je l’étais aussi13.
Dans l’Odyssée également on a l’occasion d’entendre la voix du protagoniste, qui prend la parole
quand le roi des Phéaciens Alcinoos lui demande pourquoi il pleure en écoutant Démodocos et
l’invite à révéler son identité. Au début du chant IX Ulysse commence donc son récit, qui s’étend
jusqu’à la fin du chant XII. Il reprend tous les événements qui lui sont arrivés dès le jour où il a
quitté Troie. Le récit fait par le héros qui a été protagoniste des événements a une grande prise sur
son public, et de cette manière : tous [les convives] se taisaient et, tenus sous le charme, ils
gardaient le silence dans l’ombre de la salle14.
Le langage de la ruse
Je suis le fils de Laërte, Ulysse, qui, par mes ruses diverses, me suis fait connaître à tous les
hommes, et dont la gloire est montée jusqu'au ciel15. C’est de cette façon qu’Ulysse se présente aux
Phéaciens, et qu’il est présent dans l’imaginaire collectif de toutes les époques. Le δόλος, la ruse
pour laquelle il est si connu, passe souvent par le biais du langage. C’est le cas, comme on l’a déjà
vu, de l’épisode du Cyclope, mais il y en a beaucoup d’autres. Ovide, dans les Métamorphoses,
présente ses nombreux « exploits » et fait d’Ulysse un « héros du langage16 » à part entière : dans
une compétition qui relève de la rhétorique judiciaire, il convainc les juges de donner à lui et non
pas à Ajax les armes d’Hector, après la mort d’Achille bien évidemment. Ovide lui fait donc dire :
Ne me reprochez pas le talent que je puis avoir pour la parole, s’il se met aujourd’hui à mon
service, après s’être si souvent mis au vôtre17.
Enaiat aussi, à sa façon, apprend un « langage rusé ». On peut l’observer au moment où Enaiat se
trouve à l’office de l’immigration de Turin pour obtenir son permis de séjour. D’abord, il refuse un
interprète, en disant que :
13
Id, p. 153-4.
HOMERE, Odyssée, XIII, 2-3, Paris, Les Belles Lettres, 1963.
15
Id. IX, 19-20.
16
N. DOIRON, L’art de voyager, Paris, Klincksieck, 1995.
17
OVIDE, Métamorphoses, XIII, 137-139, Paris, Les Belles Lettres, 1962.
14
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si on parle aux gens directement, on transmet une émotion plus intense, même si les mots sont
incertains et la cadence est différente ; […] parce que de la bouche de l’interprète ne sortent pas
d’émotions, il n’y sortent que des mots, et les mots ne sont qu’une coque18.
Après une longue discussion, le commissaire lui dit (assez littéralement) qu’il aurait mieux fait
de rester dans sont pays, car l’Afghanistan n’est pas autant dangereux que ça. Enaiat alors :
Alors j’ai sorti le journal. C’était un quotidien de quelques jours auparavant. J’ai indiqué un
article.
Le titre était : Afghanistan, garçon-taliban égorge un espion.
Le journaliste y parlait d’un garçon sans nom qui avait été filmé par les caméras pendant qu’il
coupa la gorge à un prisonnier en criant Allah Akbar. La séquence avait été diffusée par la
propagande talibane dans les zones de frontière du Pakistan. Dans la vidéo on voyait le prisonnier, un
homme afghan, qui admettait ses fautes auprès d’un group de militants, parmi lesquels il y avait
beaucoup d’adolescents. Après c’était au bourreau de parler, un gamin, vraiment très petit, qui
portait une veste camouflage de quelques tailles trop grande. Il est un espion américain, disait le
gamin, avec un gros couteau pointé vers la caméra. Ces gens-là méritent de mourir. A ce moment, un
taliban soulevait la barbe du condamné, pendant que tout le monde criait Allah Akbar, Allah Akbar,
Dieu est grand, et le gamin fonçait la lame et égorgeait l’homme.
J’ai indiqué l’article. J’ai dit : Ç’aurait pu être moi, ce garçon19.
Il a échappé à ce destin, à cette autre identité possible, et il a trouvé la manière de le dire en
frappant ses auditeurs. Qui quelques jours après lui délivrent son permis de séjour.
Les mots de l’espoir et du souvenir
Dans la mer il y a des crocodiles : cette petite phrase a une grande importance dans le roman. Au
moment où Enaiat et trois copains se mettent en voyage en canot pour la Grèce, Houssein Alì, l’un
d’entre eux, commence à dire que dans la mer il y a les crocodiles. Liaqat cherche à ne pas le croire,
en disant qu’ils ne vivent que dans les fleuves. Entre temps la traversée devient de plus en plus
dangereuse, non seulement à cause des rochers et de la peur d’être découverts, mais aussi à cause
d’une tempête qui se lève et d’un gros navire qui ne passe pas loin, causant de grandes vagues qui
jettent Liaqat à l’eau. Enaiat, de son côté, s’accroche à l’idée que dans la mer il n’y a pas de
crocodiles. C’est cette seule certitude lui permet de garder de l’espoir, de ne pas céder à la peur. Ce
n’est qu’à la dernière phrase du roman qu’Enaiat avoue avoir découvert que dans la mer il y a des
crocodiles20.
Dans la tentative de garder cet espoir, il devait se souvenir aussi du conseil que sa mère lui avait
donné le soir avant de le quitter. Elle lui avait dit :
qu’un désir, il faut toujours le garder devant ses yeux, comme un âne avec une carotte, et que
c’est dans la tentative de satisfaire nos désirs que l’on trouve la force de se remettre debout, et que
18
GEDA, Op. cit, p. 151.
Id., p. 151-2.
20
Id., p. 155.
19
7
si un désir, n’importe quel, on le garde en haut, quelque peu en dessus de son front, alors il voudra
toujours la peine de vivre21.
On peut ici rappeler à nouveau la figure d’Ulysse, sa pensée toujours tournée vers sa patrie, son
Ithaque rocailleuse, et son épouse Pénélope. Pourtant son espoir nostalgique ne s’exprime pas
toujours en paroles, mais, par exemple, dans les larmes versées sur la plage de l’ile de Calypso.
Le passé est parfois silencieux chez Enaiat aussi : il ne parle presque jamais de son passé, son
coup de fil avec sa mère est muet, et il dit que sa famille et son village, bien qu’il se taise à leur
sujet, sont pour lui un tatouage sur [les] yeux22.
Pour les deux voyageurs, le passé se transforme – dans la façon même où il entre dans le langage
narratif – en une foi qui pousse à persévérer, à affronter les dangers et à chercher plus loin. Pour
l’un, la maison et l’épouse longuement abandonnées, pour l’autre, un endroit où construire son
futur.
Conclusion
Dans cette conférence on a voulu mettre en avance deux points à notre avis fondamentalement
liés à la thématique du voyage, d’une part, la mise en question de l’identité face à l’étrangeté, qui
est essentielle et bouleversante et qui engendre des mécanismes de transformation et de
dissimulation, d’autre part, comment le langage en constitue à la fois le témoignage, une partie
active dans le développement des événements, et un signe des émotions les plus profondes.
En utilisant l’Odyssée en contre-point, on a cherché des clés de lecture « inter-interprétatives »,
si l’on peut s’exprimer ainsi, à travers des traces, ou des similarités, plus ou moins évidentes et
volontaires.
Il serait intéressant toutefois d’analyser ce livre sous beaucoup d’autres aspects. Pour en citer un,
dans notre premier travail on avait mis en comparaison le livre de Geda avec deux autres romans,
L’enfant éternel de Philippe Forest et Le Dieu des petits riens d’Arundhati Roy. En croisant ces
trois œuvres, on avait pris en considération notamment le récit qui parle de l’enfance et le dispositif
littéraire du point de vue enfantin.
On espère ici avoir donné quelques points de réflexion et peut-être ouvert quelques pistes
futures.
21
22
Id., p. 10.
Id., p. 84.
8