Psychanalyse et pulsion de pouvoir
Pour une psychanalyse à venir
Faisons une hypothèse risquée.
Les psychanalystes seraient dupes d’une pulsion de pouvoir.
De leur propre pulsion de pouvoir.
Ils vivraient dans le déni.
Ils résisteraient eux-mêmes à cette révolution qu’est la psychanalyse.
Ils la confisqueraient en la trahissant.
Les psychanalystes ne voudraient rien savoir de la pulsion de pouvoir, n’en tiendraient pas compte, la limiteraient à une pulsion d’emprise applicable à un cadre thérapeutique restreint, la traitant comme toute autre pulsion sans y voir le jeu prédominant d’une pulsion qui s’assujettirait les autres pulsions.
Mais de quoi s’agit-il, disent les psychanalystes, entre l’agacement et le sarcasme, quelle est cette étrange obsession dont vous nous rabattez les oreilles ?
Tel que le rapporte René Major.
Pulsion de pouvoir : mouvement d’un ensemble qui se lie à lui-même, la rétroaction lui donnant consistance, alors qu’il tend à lier, se lier, se relier toujours plus fort.
Déroulons ce qui pourrait relever d’une définition plus sophistiquée donnée par Derrida lorsqu’il analyse la mythologie des pulsions dans Spéculer sur Freud.
« Il n’y a que du plaisir qui se limite lui-même, de la douleur qui se limite elle-même, avec toutes les différences de forces, d’intensité, de qualité qu’un ensemble, un corpus, un « corps » peut supporter ou « se » donner, se laisser donner. Un « ensemble » étant donné, que nous ne limitons pas ici au « sujet », à l’individu, encore moins au « moi », au conscient ou à l’inconscient, non davantage à l’ensemble comme totalité de parties, une forte stricture peut donner lieu à « plus » de plaisir et de douleur que, dans un autre « ensemble » […]. La force de stricture, la capacité de se lier, reste en rapport avec ce qu’il y a à lier (ce qui donne et se donne à lier), la puissance liant le liant au liable. […] Si ce mot (l’ensemble) doit renvoyer à une « unité » qui n’est rigoureusement ni celle du sujet, ni celle de la conscience, de l’inconscient, de la personne, de l’âme et/ou du corps, du socius ou d’un « système » en général, il faut bien que l’ensemble en tant que tel se lie à lui-même pour se constituer comme tel. Tout être-ensemble, même si sa modalité ne se limite à aucune de celles que nous venons de mettre en série, commence par se-lier, par un se-lier dans un rapport différantiel à soi. Il s’envoie et se poste ainsi. Il se destine. […]. Il y aurait, liée à la stricture et par elle, une valeur de maîtrise qui ne serait ni de la vie ni de la mort. […]
[…] On peut alors envisager un privilège quasi transcendantal de cette pulsion de maîtrise, pulsion de puissance ou pulsion d’emprise. […] La pulsion d’emprise doit être aussi le rapport à soi de la pulsion : pas de pulsion qui ne soit poussée à se lier à soi et à s’assurer la maîtrise de soi comme pulsion. […] C’est la pulsion comme pulsion, la pulsion de pulsion, la pulsionnalité de la pulsion. »
Jacques Derrida, Spéculer - sur Freud, dans La Carte postale, Flammarion, 1980, p 428, 429, 430.
Cette pulsion joue, par exemple, dans toute communauté, groupe, institution, ou sujet qui se lie à lui-même à partir d’une histoire qui l’engage à reproduire et développer un contexte dans lequel il est pris et auquel il se sent fidèle. Or, s’il n’y a pas lieu de renier cet attachement machinique, il n’en reste pas moins que tout ensemble est construit, et donc, déconstructible. Il ne peut s’appuyer sur aucune fondation qui naturaliserait le lien ou les liens qui le constituent.
Pourquoi parler d’attachement machinique ?
Pour qualifier la jouissance d’un ensemble lorsqu’il est traversé par des intensités qui le lient à lui-même, avec ses éléments qui se lient à eux-mêmes et entre eux à partir des mêmes coordonnées.
Effusion d’amour narcissique. Qui s’accompagne de la crainte d’être délié. De l’interruption de jouissance et de la perte de référence à soi. De la peur de déchoir.
Or, tout ensemble suit un processus contradictoire où il se constitue à partir de l’altérité qu’il dénie dans un même mouvement, tandis qu’elle l’ouvre à une réinvention permanente. Le moi, par exemple :
« Le moi vivant est auto-immune (…). Pour protéger sa vie, pour se constituer en unique moi vivant, pour se rapporter, comme le même, à lui-même, il est nécessairement amené à accueillir l'autre au-dedans (la différance du dispositif technique, l'itérabilité, la non-unicité, la prothèse, l'image de synthèse, le simulacre, et ça commence avec le langage, avant lui, autant de figures de la mort), il doit donc diriger à la fois pour lui-même et contre lui-même les défenses immunitaires apparemment destinées au non-moi, à l'ennemi, à l'opposé, à l'adversaire. »
J. Derrida, Spectres de Marx, p. 224
L’autre est identifié comme une menace que l’ensemble (ici le moi) repousse, et contre lequel se déchaine une violence immunitaire. Mais à lutter contre cette altérité qui le constitue, l’ensemble limite ses capacités de transformation. En parallèle, le même processus auto-immunitaire (qu’on ne peut distinguer de la violence immunitaire) pousse l’ensemble à lutter contre ses propres défenses afin que l’altérité s’immisce et renouvelle ses agencements.
Toutefois, lorsqu’un ensemble fantasme une pureté qui lui garantit de rester intègre, il lui arrive de naturaliser un lien, une origene, une fondation. Ce qui se manifeste par la détermination de lignes de frontières durcies, et redouble la pulsion de pouvoir dans le déni de l’altérité. Par ces déterminations qu’il se donne et essentialise, l’ensemble précipite le processus auto-immunitaire qui bascule du côté du repli, du rejet, avec toute la violence qui accompagne ces mouvements de fortification.
Afin d’éviter cette logique mortifère, la stratégie consisterait à maintenir l’ouverture en pensant toujours la déliaison au cœur de tout ensemble. Ce qui semble contre-intuitif, par exemple à une période où la déliaison sociale appellerait à l’unité et au rassemblement. Pourquoi prendre le contrepied des formules consacrées, et insister sur la déliaison qui conditionne toute forme de collectif, les religions elles-mêmes et les communautés ?
« […] Il n’y a pas opposition – fondamentale – entre “lien social” et “déliaison sociale”. Une certaine déliaison interruptive est la condition du “lien social”, la respiration même de toute « communauté ». Il n‘y a même pas là le nœud d’une condition réciproque, plutôt la possibilité ouverte au dénouement de tout nœud, à la coupure ou à l’interruption. Là s’ouvrirait le socius ou le rapport à l’autre comme secret de l’expérience testimoniale – donc d’une certaine foi. Si la croyance est l’éther de l’adresse et du rapport au tout autre, c’est dans l’expérience même du non-rapport ou de l’interruption absolue. […]
Cette dis-jonction interruptive enjoint une sorte d’égalité incommensurable dans la dissymétrie absolue. […] Rien ne paraît donc plus risqué, plus difficile à tenir, rien ne paraît ici ou là plus imprudent qu’un discours assuré sur l’époque du désenchantement, l’ère de la sécularisation, le temps de la laïcité, etc. »
Jacques Derrida, Foi et Savoir, Points, essais, Editions du Seuil / Editions Laterza 1996, p. 98, 99.
Pourquoi penser la liaison à partir de la déliaison plutôt que d’affirmer la jouissance de l’ensemble, dont la vocation consisterait à se lier à soi, quels que soient les effets de normalisation et de violence produits par les liens qui constituent cet ensemble, et aussi fictionnels soient-ils (fictionnels car l’ensemble, encore une fois, n’est jamais que le résultat d’une construction, et sa naturalisation n’est qu’une fable déniant sa contingence) ?
Cette problématique, a priori spéculative et abstraite, nous semble la pierre d’achoppement de la politique souveraine des Etats-Nations (et de l’Europe) engagés dans une économie libérale conduite par des entités (comme les multinationales) reposant sur une structure similaire. Elle constituerait la résistance d’ensembles qui reposent sur des fondements ontologiques (et archaïques) qui barrent tout avenir.
Et la jouissance de ces ensembles se fait au sacrifice de territoires décomposés, à l’intérieur et au-delà des frontières, entraînant ravages, guerres, pauvreté, mafias, déchainements religieux fondamentalistes et poussées xénophobes, explosion des exclus et des migrants, etc.
Or, ces phénomènes et les sacrifices de ces vies ne seraient-ils pas inévitables ? Ne serait-ce pas le prix à payer au nom du bien commun et de la jouissance d’une civilisation, diraient les plus cyniques ? Ou de la lutte pour la survie et la domination des grandes puissances selon la loi du plus fort et dans un monde dégrisé, où la surpopulation exacerbe une logique darwinienne ?
La jouissance se monnaye-t-elle contre des bons sentiments ? Au nom de quelle générosité ou morale décadente faudrait-il privilégier l’autre sur son bon plaisir ? Et n’y a-t-il pas nécessité vitale de maintenir sa propre position au risque sinon de sombrer à son tour ?
Un des enjeux consistera à démonter cette position souveraine qui donne assise à ces politiques cruelles et désabusées, tout en évitant de retomber dans les vulgates de gauche qui font l’économie de l’inconscient et de la pulsion de pouvoir.
Privilégier l’autre sur son propre plaisir ou son propre plaisir sur la vie de l’autre, ces perspectives ne resteraient-elles pas tributaire de présupposés relevant de la structure classique de la souveraineté ?
Or, si tout ensemble se constitue à partir d’une altérité que le jeu de la pulsion de pouvoir entraîne à dénier dans le même mouvement, il deviendrait indécidable de savoir si le plaisir gagné en sacrifiant l’autre ne risquerait pas de se renverser par un processus auto-immunitaire qui brouillerait toutes les positions (comme il en a été déjà mentionné).
Quant aux stratégies s’appuyant sur les droits de l’homme, les principes de libertés, ou les appels à l’humanisme résonnant avec les affects fluctuants des opinions publiques, elles ne sont plus (n’ont jamais été) en mesure de contrebalancer les effets de domination dans la course internationale à la puissance, et elles entretiennent avec ces pouvoirs une duplicité du fait que leurs doctrines trouvent leur assise dans le même concept de souveraineté (dissociant entre soi et l’autre), s’appuyant sur des alibis qui relèvent de la morale ou de reliquats religieux plutôt que de compter sur la force de la raison.
Un autre avenir ne pourrait résulter, peut-être, que d’une confrontation avec les présupposés qui tiennent ces différents ensembles, à partir d’une raison hyperbolique qui démonterait la logique de leurs fondements. Elle seule serait en mesure de déborder cette affirmation de souveraineté comme horizon ultime, alors que la souveraineté n’est que la naturalisation d’un fantasme prenant corps à partir de croyances aujourd’hui déconstruites.
Et cette raison déconstructrice n’épargne aucun corpus politique, juridique ou philosophique, servant d’appui à la fondation de régimes de pouvoir, aussi démocratiques qu’ils se prétendent être, ou à toute politique se drapant de légitimité au nom de grands principes.
Ceux qui font barrage à cette pensée inouïe inscrite dans l’héritage des Lumières, mais qu’elle reconduit à un tout autre cap et à de toutes autres lumières, présentent la déconstruction comme un nihilisme, et la déconsidèrent à partir d’arguments faibles qui ne résistent pas sérieusement à ses démontages.
Derrida aura laissé derrière lui un immense chantier politique.
On lui reproche d’être un philosophe littéraire, un post-heideggérien hermétique qui réduirait le monde à l’écriture, se livrant à des interprétations aussi subtiles qu’épuisantes, sans lien avec le réel diraient les plus naïfs. Nous insisterons sur la nécessité de quasi retourner cette critique, au risque de rester sinon impuissant à trouver des parades face à des phénomènes de durcissements identitaires dans le contexte d’un capitalisme mondialisé qui décompose les paysages sociaux, économiques et politiques.
Il se pourrait qu’une modification de nos coordonnées subjectives et politiques exige de prendre la pensée de Derrida au sérieux, notamment lorsque ce dernier insiste sur la traduction de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique afin de déplacer les jeux de souveraineté des démocraties libérales. Parmi les références qui courent dans nombre de ses textes, rappelons cet autre passage tiré d’un entretien donné dans Le nouvel Observateur et datant de 1983 :
« La psychanalyse devrait obliger à repenser beaucoup d'assurances, par exemple à reconstruire toute l'axiomatique du droit, de la morale, des « droits de l'homme », tout le discours construit sur l'instance du moi, de la responsabilité consciente, la rhétorique politicienne, le concept de torture, la psychiatrie légale et tout son système, etc.
Non pour renoncer aux affirmations éthiques ou politiques, au contraire, pour leur avenir même. Cela ne se fait ni dans la société psychanalytique ni dans la société tout court, en tout cas pas assez, pas assez vite. Voilà peut-être une tâche pour la pensée. Nous vivons tous, à cet égard, dans une dissociation quotidienne, terrifiante et comique à la fois, notre lot historique le plus singulier...»
J. Derrida, Points de suspension, p136
La notion de pulsion de pouvoir telle qu’il l’analyse (en déconstruisant la souveraineté) aiderait peut-être à mieux saisir la façon dont un ensemble se lie à lui-même, qu’il s’agisse d’un moi ou d’un sujet dans son rapport à soi, ou d’institutions politiques liant des citoyens entre eux à travers des pratiques auxquels leur engagement donne consistance.
Placer la pulsion de pouvoir au cœur de l’analyse ne consisterait pas pour autant à épouser le discours commun du pouvoir, mais à le démonter. Par exemple, en situant la différence entre un pouvoir pensé depuis l’héritage des Lumières, et une pulsion de pouvoir pensée à partir de la psychanalyse en inquiétant cet héritage qui donne toujours forme à nos subjectivités.
Cette pensée serait peut-être la plus à même de bouleverser le paysage en modifiant les institutions de fond en comble, conduisant à l’affirmation de tous autres partages de pouvoir.
Et un champ pourrait servir de terrain privilégié à ces expérimentations en ouvrant le chemin… (promesse messianique ?).
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La résistance de la psychanalyse à elle-même, une question de responsabilité
Reprenons la question à travers le champ de la psychanalyse, peut-être la plus à même à répondre de cette urgence.
Pourquoi la psychanalyse ne pourrait-elle éviter de se confronter à la pulsion de pouvoir ainsi qu’à la nécessité de réinterroger la notion de déliaison au cœur de ses pratiques et de sa pensée ?
Sans doute au nom de sa vocation, de son propre héritage, et, bien entendu, de la raison.
La psychanalyse n’a pas vocation à assurer le bien-être ou la jouissance de l’ensemble (des ensembles) qu’elle constitue, ni de celui de ses membres. Elle offre à des personnes de se prêter à un dispositif où elles seront en mesure d’élaborer leurs propres énoncés, de réinventer leur rapport à elles-mêmes et à l’altérité, de démonter les discours multiples qui participent à leur souffrance et leur assujettissement (familles, groupes, entreprises, médias, etc).
Tout groupe psychanalytique (ou psychanalyste) qui privilégierait sa propre cause plutôt que cette vocation, sauf à croire qu’il le fait au nom de cette vocation, serait dupe d’une pulsion de pouvoir. Et s’il privilégie sa cause au nom de cette vocation, il en va de sa responsabilité d’être attentif à ne pas reproduire un héritage où traînerait un impensé qui pourrait la contrarier.
Or, si la pulsion de pouvoir est au cœur de la mythologie freudienne des pulsions, comme Derrida le soutient (avec des psychanalystes tels que René Major), le refus d’en tenir compte constituerait un symptôme de surdité ou d’aveuglement.
Et la psychanalyse aurait failli à sa responsabilité, dupe de cette pulsion de pouvoir qu’elle ne reconnaîtrait pas, alors qu’elle sévit dans ses rangs, malgré la capacité étonnante de ses membres à l’ignorer.
Parmi les symptômes de cette méconnaissance, citons ses groupes principaux qui reproduisent les institutions classiques avec leurs jeux de hiérarchie, ou la pratique d’analystes enferrés dans des théories prescrites, qui contribueraient à rabattre le désir des patients sur une formule œdipienne.
Ce qui entraîna la critique féroce de l’Anti-Œdipe écrit par Deleuze et Guattari dès 1972, et accueillie à l’époque dans une indifférence qui relève du même déni.
Derrida, quant à lui, aura insisté régulièrement sur la révolution freudienne, rappelant que « si quelque chose n’est pas arrivé, jusqu’ici, à la psychanalyse, c’est bien la psychanalyse. »
. Derrida, Politiques de l’amitié, p 311
Autrement dit, tant qu’elle n’aura pas suffisamment analysé son héritage, et notamment la pulsion de pouvoir, la psychanalyse resterait au bord de la psychanalyse, elle n’aurait pas encore commencé (si ce n’est dans la pratique d’une marge).
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Porter la déconstruction au cœur de la psychanalyse et des institutions pour les renouveler
Si l’on ajoute le contexte, l’état des lieux de la psychanalyse n’est pas encourageant. Elle se trouve en régression profonde dans le monde entier. Lorsqu’elle est attaquée (Le livre noir de la psychanalyse et le Freud d’Onfray), sa défense consiste en une réaction méprisante et haineuse d’opposition frontale. Elle se drape de souveraineté (ou se recroqueville) dans un déni de la critique, où la profession fait usage de toute son influence et de son pouvoir (au pire sens du terme, le plus convenu) pour tenter de boycotter ces ouvrages.
Aussi mauvais que soient ces livres, et stupides ces attaques, aussi stupide soit la stratégie de la psychanalyse elle-même dans sa façon de riposter à ces attaques, toutes ces situations ne seraient peut-être qu'un symptôme d'une résistance de la psychanalyse à elle-même. Par un processus auto-immunitaire, la psychanalyse s'en prendrait à la psychanalyse en prise à sa propre pulsion de pouvoir. Pulsion dont elle resterait dupe, et dont elle serait le jeu et la victime. Ce reste d'inanalysé relèverait non seulement de son déni de la pulsion de pouvoir, mais également de la notion même de résistance tel qu’elle persiste à l’employer au cœur de son dispositif. Or, il existerait un lien intime entre ces deux perspectives. La psychanalyse aurait la prétention à assurer le meilleur soin de personnes en souffrance par sa capacité à lever les résistances. Or, une analyse plus poussée de cette notion lui permettrait peut-être de démonter sa propre pulsion de pouvoir, et lui éviterait de se constituer et se conduire en groupe(s) d'intérêt au fonctionnement des plus classiques.
Plutôt qu’une menace, la déconstruction offrirait de remodeler un champ en profonde crise à partir de son reste d’inanalysé : sa propre pulsion de pouvoir décrite par Derrida autour de l’héritage de Freud (reconduit par Lacan). De la sorte, pousser la psychanalyse à déborder de sa pratique en cabinet, l’étendre au champ politique, à un dehors qu’elle aura toujours refusé de prendre en considération au prétexte de mettre à l’abri les personnes en souffrance afin qu’elles produisent leurs propres énoncés.
Face aux discours multiples où la norme sert de référent, la psychanalyse serait amenée à reconsidérer les concepts qui la restreignent à une vocation au soin, où elle se cantonne à n’avoir pour objet que ce qu’on nommerait le pathologique. En réinventant ses concepts en dehors de ce cadre lui-même normatif, elle enrichirait une langue pour ouvrir à une autre politique, une politique des singularités, appelée également dans de nombreux textes d’autres philosophes contemporains tels que Jean-Luc Nancy. Cette politique serait une alternative à des pouvoirs qui cherchent à capturer des sujets dans des coordonnées homogènes au nom de croyances désormais déconstruites, et même décomposées.
Au-delà du langage et de son pouvoir instituteur, la notion de croyance est elle-même revenue au centre des préoccupations politiques, intéressant particulièrement la psychanalyse, lieu privilégié de l’analyse des identifications qui la mettent en jeu. Quel que soit l’ensemble auquel un être se trouve lié, il nécessite de la croyance. Or, la pulsion de pouvoir (qui dépasse bien entendu la recherche individuelle du pouvoir) repensée à partir de la psychanalyse permettrait d'éclairer ces questions. Elle interrogerait les notions mêmes de sujet ou d'individu, et la façon dont un ensemble se lie à lui-même. Elle ouvrirait des pistes pour comprendre les raisons pour lesquelles les liens des sujets aux démocraties libérales sont distendus. Pourquoi les sujets produits par ces coordonnées ne croient plus à certaines fables, alors même que l'édifice resterait extrêmement solide ? Et comment expliquer que d’autres croyances, considérées comme archaïques face aux valeurs prônées par les démocraties libérales, viennent ébranler ces dernières ?
Une des hypothèses viendrait de ce que le lien des sujets à ces institutions de notre modernité fonctionne sur le fondement du droit naturel. Or, dans ce système, il s'agit pour un individu de se lier dans un rapport à soi avec une désaffection pour l'Etat, prothèse vide et neutre. Quant à l’économie libérale, il ne s'agit pas même d'échanger comme on le répète, mais d'acheter et vendre, rapport uniquement à soi fondé sur le calcul d’un individu, avant de décider de façon unilatérale et souveraine du rapport aux autres, et de la répartition de la valeur obtenue en premier lieu pour son propre compte
Ce qui ferait écho à l'analyse de L'Anti-Œdipe, où le capitalisme déterritorialise les codes et rabat les sujets sur Œdipe - les proches et la famille - dans un cynisme généralisé où l’on ne croit plus en rien. Ou encore Mille Plateaux : « En droit, le sujet se privatise et n’appartient plus qu’à lui-même. Ce sont les nouveaux termes d’un contrat qui ne s’établit plus entre deux personnes, « mais entre soi et soi, dans la même personne, Ich=Ich, en tant que sujette et souveraine » (Mille plateaux, 575). Chacun devient législateur-sujet. […] « C’est le nœud, c'est le lien, la capture, qui traverse ainsi une longue histoire : d'abord lien collectif impérial, objectif ; puis toutes les formes de liens personnels subjectifs ; enfin le Sujet qui se lie lui-même, et renouvelle ainsi l'opération la plus magique, […] »(Ibid) », Deleuze et les mouvements aberrants, D. Lapoujade, p 244..
Un spécialiste de la question du crédit, même s'il reconnaît une dette origenelle et symbolique au-delà du champ de l’économie elle-même, ne semble pas voir que ce système libéral s'adosse sur un type de crédit spécifique qui relève d’un certain rapport à soi. Se faire crédit à soi-même via la médiation d'institutions qui garantissent la fiabilité, mais où l'ensemble n'est qu'une prothèse désincarnée qui n'engage pas affectivement ceux qu'elle protège. Ce système de crédit repose sur l'ipséité et le calcul, sur la souveraineté et l’autonomie, qui, pourtant, ne sont plus des valeurs très sûres après Freud et la déconstruction derridienne.
On peut également s’interroger sur des pensées (Freud, Lacan, Deleuze et Guattari, Derrida…) qui auront fait trembler la notion classique de souveraineté, alors qu'il ne vient plus aujourd’hui à l'esprit de les interroger dans le champ politique en dehors d’un cadre universitaire marginalisé. Question de la résistance devant ce très vieil édifice qui produit nos subjectivités, et que l’analyse de la pulsion de pouvoir permettrait peut-être de déverrouiller en remodelant les cadres institutionnels et les rapports entre vivants (et morts).
Et s’il y existe de fortes résistances à ces pensées, ces dernières sont elles-mêmes parfois arrêtées par leurs propres impensés qui renvoient à la pulsion de pouvoir qui les enchaîne à des héritages et des essentialisations conceptuelles. Ces impensés les poussent, différemment, dans des critiques virulentes et soi-disant radicales, ou parfois, à l’opposé, dans le soutien réactionnaire de la démocratie libérale. La confrontation entre Derrida et Deleuze-Guattari permettrait de mieux saisir ce qui relèverait d’une politique de l’auto-immunité plutôt que la prise de position contre un ennemi, posture qui resterait dupe de jeux de résistance en conduisant parfois à l’impuissance politique.
La politique et l’économie libérale actuelle restent structurées par la notion classique de souveraineté, et les alternatives comme le communisme au nom d'une autre vérité n'ont donné lieu qu'à des totalitarismes, sans réussir à déconstruire de vieux pouvoirs despotiques qu’ils ont reconduit à travers d’autres structures.
Derrida serait l’un des rares penseurs qui permettrait de déplacer ce jeu sans mettre à bas tout l’édifice, ni retomber dans l’utopie de la sortie de l’aliénation. Il repart du coup d’envoi freudien et de l’urgence de porter la psychanalyse hors de son cadre pour repenser la question de la responsabilité en envisageant de nouveaux partages de pouvoir :
« [...] Vous me demandiez comment maintenir la vertu subversive de Freud. J’essaie de le faire, comme vous l’avez dit, aussi bien dans des textes consacrés à la psychanalyse que dans les autres. L’urgence aujourd’hui, n’est-ce pas de porter la psychanalyse dans des champs où elle n’a pas été jusqu’ici présente ? Ou active ?
Ce ne sont pas, une fois encore, les thèses freudiennes qui comptent le plus à mes yeux, mais plutôt la manière dont Freud nous a aidés à mettre en question un grand nombre de choses concernant la loi, le droit, la religion, l’autorité patriarcale, etc. Grâce à l’élan du coup d’envoi freudien, on peut par exemple relancer la question de la responsabilité : au lieu d’un sujet conscient de lui-même, répondant souverainement de lui-même devant la loi, on peut mettre en place l’idée d’un « sujet » divisé, différencié, qui ne soit pas réduit à une intentionnalité consciente et egologique. Et d’un « sujet » installant progressivement, laborieusement, toujours imparfaitement, les conditions stabilisées – c’est-à-dire non naturelles, essentiellement et à jamais instables – de son autonomie : sur le fond inépuisable et invincible d’une hétéronomie. Freud nous aide à mettre en question les tranquilles assurances de la responsabilité.»
De quoi demain… Dialogue entre Derrida et Roudinesco, Edition de poche Flammarion, 2001, p 285, 286.
Elias Jabre
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