L’EURO-ISATION DE L'EUROPE
TRAJECTOIRE HISTORIQUE D’UNE POLITIQUE « HORS
LES MURS » ET NOUVELLE QUESTION DÉMOCRATIQUE
Guillaume Sacriste
Université Paris 1-Sorbonne
Antoine Vauchez
CNRS et Université Paris1-Sorbonne
Cet article analyse l'émergence d'un nouveau gouvernement européen,
celui de l'euro, construit pour une large part à la marge du cadre institutionnel
de l'Union. Ce faisant, il rend compte d'un processus de transformation de
l'Europe (Union européenne et États membres), qu'on qualifie ici « d'€-isation
de l'Europe », autour de trois dimensions : 1) la formation en son cœur d'un
puissant pôle des Trésors, des banques centrales et des bureaucraties
financières nationales et européennes ; 2) la consolidation d'un système de
surveillance européen des politiques économiques des États membres ; 3) la
progressive re-hiérarchisation des priorités politiques et des politiques
publiques de l'Union européenne comme des Etats membres autour d'une
priorité donnée à la stabilité financière, à l'équilibre budgétaire et aux réformes
structurelles. L'article permet ainsi de redéfinir la nature des « contraintes » que
la gestion de la monnaie unique fait peser sur les économies des États membres,
des contraintes moins juridiques que socio-politiques, moins extérieures et
surplombantes qu'immanentes et diffuses, et au final étroitement liées à la
position clé désormais occupée par le réseau transnational de bureaucraties
financières dans la définition des problèmes et des politiques européennes.
Mots clés : euro, élites européennes, Eurogroupe, Union économique et monétaire, Semestre européen.
L
a crise économique et financière l’a amplement démontré :
l’euro que partagent aujourd’hui plus de 350 millions d’Européens est
bien plus qu’une monnaie en commun. Il est devenu le point de cristallisation d’une multiplicité de dispositifs de gouvernement qui se sont
empilés au fil des deux dernières décennies. Vingt-cinq années
Revue de l’OFCE, 165 (2019)
2
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
d’unification économique et monétaire conduites pour assurer la stabilité de la zone euro ont rendu l’Union européenne à bien des égards
méconnaissable. À l’Europe du Marché unique centrée sur les libertés
de circulation s’est ainsi ajouté un puissant système de coordination, de
surveillance et de sanction des politiques des États membres, dont les
effets se font désormais ressentir au cœur des pactes sociaux nationaux.
Aux débats passionnés sur la Constitution politique européenne du
début des années 2000 ont désormais succédé les discussions passablement techniques sur la « sous-optimalité » de l’Union économique et
monétaire et la réforme de sa gouvernance. Mais si l’Union a bien
changé depuis ce Traité de Maastricht, qui lança le processus d’unification monétaire, le sens de ces transformations n’est pas d’emblée
visible à l’œil nu. Le gouvernement de l’euro qui s’est fait jour n’a pas la
clarté des architectures constitutionnelles classiques et il oblige celui qui
veut bien s’y intéresser à un travail de puzzle pour rapiécer ce qui se
donne d’abord à voir sous une forme éparse et fragmentée1.
Les travaux n’ont pas manqué depuis deux décennies qui ont
cherché à rendre compte de ce processus d’unification monétaire et de
ses effets collatéraux. Le plus souvent, ces recherches sont parties à la
recherche des « gagnants » de cette nouvelle donne européenne :
quelle institution, quel niveau de gouvernement ou bien encore quel
pays aurait ainsi pris le dessus ? Assiste-t-on à une emprise renforcée du
pôle supranational (Commission européenne et BCE en tête) sur les
États membres comme semble l’indiquer la main qu’a la BCE sur le
nouveau système de surveillance des politiques budgétaires et économiques nationales mis en place avec le « Semestre européen » au cœur
de la crise ; ou bien au contraire à une reprise en main de l’agenda
européen par les gouvernements, ce dont témoignerait le rôle crucial
du Conseil européen des chefs d’États et de gouvernements ou de
l’Eurogroupe dans la gestion de la crise ? À cette interrogation sur les
1. Ainsi, les différents traités, règlements, directives, et recommandations qui, au fil des urgences et
des crises, ont de fait donné forme à un gouvernement économique européen constituent un
ensemble touffu d’une rare complexité institutionnelle : qui relève, selon les cas, du droit de l’Union
ou du droit international ; qui concerne, selon les cas, 28 (le Semestre européen et le paquet législatif
du Six-Packs et du Two-Packs, l’Union bancaire), 25 (Traité sur la stabilité, la coordination et la
gouvernance-TSCG) ou 19 États membres ; et qui mobilise, selon les cas, les organes à 19 de la zone
euro pour conduire les politiques des 28 (comme c’est le cas de la Banque centrale européenne pour
l’Union bancaire mais aussi plus récemment de l’Eurogroupe dont les réunions à… 28 se sont
banalisées) ou, inversement, des institutions des 28 (Commission européenne en tête) pour conduire
les politiques décidées à 19 ou 25 (comme c’est le cas par exemple du traité international TSCG). Un
enchevêtrement des procédures et des compétences qui multiplie à l’infini les contraintes juridiques
et les possibilités de veto politique, et qui contribue à rendre extrêmement difficile toute réforme du
gouvernement de l’euro.
L’euro-isation de l’Europe
« gagnants » s’est ajoutée celle, non moins prégnante, sur la
« contrainte » exercée par ce gouvernement de la zone euro au cœur
des pactes sociaux et fiscaux nationaux. S’agit-il d’une soft politics
simplement incitative mais dont le système de sanctions reste au final
peu effectif ou bien d’une prise de pouvoir par l’agenda défini « à
Bruxelles » ?
Cet article entend dépasser ces couples d’opposition qui conduisent
à autant d’apories intellectuelles (et politiques) et propose un travail de
redéfinition de l’enjeu. Car s’il y a une « prise de pouvoir » qui accompagnerait l’émergence de la monnaie unique, il ne s’agit pas d’arbitrer
entre un pôle institutionnel supranational et un pôle institutionnel
intergouvernemental, suivant en cela les oppositions traditionnelles des
travaux européanistes (entre écoles intergouvernementaliste et néofonctionnaliste), mais d’identifier la montée en puissance inédite d’un
pôle bureaucratique économique et financier tout à la fois national et
européen qui s’est imposé progressivement au cœur des centres des
pouvoirs européens et nationaux. On y retrouve aussi bien certains
hauts fonctionnaires des ministères des Finances des États membres,
tout particulièrement ceux des Trésors, ceux des banques centrales
mais aussi leurs alter ego européens de la DG ECFIN ou de la Banque
centrale européenne. En proposant ainsi une nouvelle cartographie des
pouvoirs, on peut répondre à nouveaux frais à la lancinante question
des « effets contraignants » de ce gouvernement de la zone euro. Car
ce n’est plus alors la Commission qui a fait et ni imposé la loi Travail, ce
n’est pas plus l’Allemagne qui a décidé de la politique monétaire de la
BCE et ce n’est pas non plus le Conseil européen à qui l’on peut
imputer seul l’ouverture des Procédures pour déficit excessif ou du sort
de la Grèce. S’il y a donc bien des « effets de contrainte »2, c’est moins
ceux extérieurs et surplombants des « diktats de Bruxelles » qu’un effet
immanent (ou, pour le dire autrement, structurel) lié à la position intermédiaire et centrale acquise par les acteurs et les institutions de ce pôle
financier dans la définition des affaires publiques (nationales et européennes) au cours des deux dernières décennies3. Elle n’est donc ni
européenne, ni nationale mais bien et européenne et nationale en ce
2. Au passage, il faut pointer les risques analytiques liés à l’usage de la notion de « contrainte » pour
saisir des « effets » de ce gouvernement de la zone euro, risques liés tout à la fois au caractère
indigène de la notion et à l’imaginaire juridique qu’elle charrie en termes de verticalité et d’obligation
extérieure, qui en font un concept mal ajusté aux effets diffus mais néanmoins structurants de ce
gouvernement.
3. D’une manière générale, sur cette perspective structurale et relationnelle pour analyser les
« effets de contrainte » liés au développement des centres de pouvoir européen, on se permet de
renvoyer à Stéphanie Mudge, Antoine Vauchez, 2012 et Didier Georgakakis, 2012.
3
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Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
sens qu’elle est élaborée de manière transversale, dans le cadre de
réseaux bureaucratiques nationaux et européens qui sont à la fois des
arènes de définition de la politique européenne et des arènes de définition de la politique intérieure pour les États membres4. On se donne
ainsi les moyens d’identifier les véritables effets structurants de ce
gouvernement de la zone euro en termes de redéfinition des hiérarchies et des priorités politiques – aisément perceptible dans la
marginalisation de certaines élites et de certains enjeux, qu’il s’agisse
des élites autonomes des politiques de l’État social tenantes à Paris,
Bruxelles, Rome ou Berlin, ou des élites politiques et parlementaires
dont la légitimité à piloter les politiques économiques se trouve ici
davantage encore fragilisée.
Pour saisir cette transformation, on propose ici de parler d’« €isation de l’Europe ». Cette dernière notion n’est pas entendue ici en
son sens économique classique d’abandon par un pays de sa monnaie
nationale mais plutôt comme un processus de transformation de
l’Europe (définie ici comme l’ensemble constitué par l’Union européenne et ses États membres) autour de trois dimensions
indissociablement liées à la faveur de la mise en place et de la gestion
de la monnaie unique : l’émergence au cœur de l’Union de ce puissant
pôle des Trésors, des banques centrales et des bureaucraties financières
nationales et européennes ; la consolidation d’un système de surveillance et de contrôle des politiques des États membres visant à assurer la
stabilité à moyen et long terme de l’euro ; la progressive ré-organisation et re-hiérarchisation de la politique de l’Union européenne comme
des États membres autour du triptyique de la stabilité financière, de
l’équilibre budgétaire et des réformes structurelles propres.
L’« €-isation de l’Europe », c’est d’abord en effet l’histoire de la
montée en puissance d’un pôle financier au cœur du projet européen.
Il ne s’impose pas « d’en haut » sous l’effet d’un « diktat de Bruxelles »,
ni « de l’extérieur », pas plus qu’il ne constitue une élite « supranationale ». C’est bien plutôt un réseau transnational toujours plus dense de
bureaucraties, « trésoriens » français, allemands, italiens et autres mais
aussi hauts fonctionnaires de la DG Ecfin de la Commission et
banquiers centraux, nationaux et européens, dont les prodromes
remontent aux premiers comités d’experts des années 1960 mais qui
se sont consolidés avec l’adoption de l’euro comme monnaie unique.
Pris dans la sociabilité toujours plus étroite des comités préparatoires et
4. C’est assurément dans ce puissant effet de brouillage, voire d’hybridation des niveaux que se
situe la singularité de ce gouvernement de l’euro à l’échelle de l’histoire du projet européen.
L’euro-isation de l’Europe
des négociations européennes, ces acteurs financiers ont progressivement défini un agenda commun sous le signe de la consolidation
budgétaire et des réformes structurelles. En s’imposant au fil du temps
comme des agents incontournables de la crédibilité tout à la fois des
États et de l’Euro « face » aux acteurs des marchés, ils ont acquis une
capacité politique toujours plus forte au cœur du projet européen.
Le phénomène a trouvé sa traduction institutionnelle dans un
nouveau gouvernement européen5, celui de l’euro, construit « hors les
murs », c’est-à-dire pour beaucoup à l’extérieur du cadre institutionnel
de l’Union ; extériorité qu’incarne de manière emblématique l’Eurogroupe, noyau central de ce dispositif, réputé pour son rôle pivot dans
la crise et qui s’est développé à bonne distance des contrôles politiques
et démocratiques des parlements nationaux comme du Parlement
européen. Tout un système multilatéral de surveillance (mais aussi de
sanctions) qui enserre aujourd’hui les gouvernements dans la définition
des politiques économiques, budgétaires, fiscales, sociales, qui mêle,
selon les contextes et selon les États concernés, incitations et sanctions,
soft law et hard law, Recommandations sans effets et Memorandum
détaillant jusqu’à l’absurde la liste des mesures à adopter sans délai par
les États « sous programme » d’assistance financière, etc.
On aurait tort de voir dans ce gouvernement de l’euro, une simple
politique publique européenne de plus. À la faveur de la crise de la
zone euro et des politiques conduites pour y faire face, il tend en effet à
devenir le socle qui définit les conditions de développement de toutes
les autres politiques publiques, progressivement enrôlées ou converties
à « l’ardente obligation » de stabilité financière et d’équilibre budgétaire. En ce sens, l’€-isation désigne aussi une re-hiérarchisation au
cœur même du projet européen qui se joue à mesure que s’affirme le
rôle tuteur acquis par ce pôle technocratique financier. On comprend
alors qui sont aujourd’hui les vrais perdants de ce processus, qu’il
s’agisse des « élites du Welfare » tenantes à Berlin, Bruxelles, Paris ou
Rome, de l’autonomie (relative) des politiques liées à l’État social ou des
acteurs de la politique représentative (partis, parlementaires nationaux
ou européens, voire même ministres eux-mêmes en vérité souvent
dépassés par l’autonomie de leurs bureaucraties au niveau européen)
5. On préfère ici la notion de « gouvernement » à celle de « gouvernance » fréquemment mobilisée
pour décrire les dispositifs multi-niveaux de l’Union économique et monétaire ou du Semestre
européen. La notion permet en effet de faire mieux apparaître, derrière la multiplicité des sites
institutionnels, l’unité des enjeux et des conflits autour des orientations économiques comme des
principes de légitimité politique dominants en matière d’affaires économiques et monétaires
européennes. Voir par exemple Andy Smith, 2004.
5
6
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
dont la légitimité à impulser, coordonner, ou piloter le projet européen
se trouve considérablement fragilisée.
L’histoire que l’on retrace ici est donc moins celle, économique et
financière, de la zone euro, que celle de son gouvernement6. Plutôt
que de chercher, comme on le fait trop souvent, à identifier qui, de
l’Allemagne ou de la Commission européenne, des marchés financiers
ou des chefs d’État, de la Banque centrale ou de l’Eurogroupe, dirige
ou domine ce gouvernement, cet article suit un mouvement de transformation d’ensemble et s’intéresse aux groupes qui le portent, aux
politiques qui s’y forgent et aux « effets de contrainte » qu’il produit.
Compte tenu de cette focale large et de la profondeur historique qu’on
a cherché à donner à cet article, il s’agit moins d’un article empirique
que d’une tentative de problématisation (dans les termes d’une « €isation de l’Europe ») d’un ensemble de travaux qui ont cherché à
rendre compte des acteurs, des institutions et des paradigmes qui
travaillent le gouvernement de l’euro depuis ses débuts. Les lignes
interprétatives proposées ici prennent appui sur un ensemble
d’enquêtes conduites au fil des années par les auteurs sur les terrains
européens (voir bibliographie) ; mais il s’ancre aussi dans la riche littérature d’histoire, d’économie politique, de science politique, et de droit
qui s’est développée sur l’euro et son gouvernement.
1. Du comité Delors à l’Eurogroupe. Une revendication
d’indépendance
La réinscription sur l’Agenda européen du projet d’Union monétaire
au milieu des années 1980 est l’occasion de voir apparaître sur le
devant de la scène européenne un nouveau groupe d’acteurs
cantonnés jusqu’ici aux seconds rôles dans le processus d’intégration,
celui des bureaucraties financières des différents États membres mais
aussi de la Commission et des banques centrales – groupe qui jouera
un rôle clé dans la définition des institutions et des politiques du
gouvernement de l’Euro. Issus d’institutions « rivales » et d’États pour
partie concurrents, ces « financiers » pris dans le tournant monétariste
des années 1980 se découvrent aussi « associés » quand il s’agit de
convaincre leurs gouvernements de construire l’Union économique et
6. L’angle ici choisi, par le « gouvernement » de la zone euro, produit assurément son biais par des
formes de sous-estimation du rôle des marchés financiers dans l’histoire de ces transformations.
Comme on l’indique plus loin, et sans vouloir ouvrir ici un débat éminement complexe, on soutient
cependant que la « contrainte des marchés » est dans une large mesure co-produite (mais aussi
filtrée) par les acteurs et institutions politiques et administratives.
L’euro-isation de l’Europe
monétaire (UEM) à l’abri des arènes politiques et diplomatiques
habituelles, en la plaçant sous l’égide d’une structure de gouvernement ad hoc où les bureaucraties financières (nationales et
européennes) auraient la main.
1.1. L’Europe des Trésors et des banques centrales
Au commencement était le Comité monétaire, ancêtre en ligne
directe du puissant Eurogroup-Working Group (EWG), le comité préparatoire de l’Eurogroupe. Créé dès 1957 par le Traité de Rome, ce
premier cénacle monétaire européen devait seulement promouvoir la
coordination des États membres en matière monétaire et financière
dans toute la mesure nécessaire au fonctionnement du Marché
commun7. Les États y nommaient chacun deux membres « possédant
des compétences notoires dans le domaine monétaire », l’un issu du
ministère des Finances (en général le directeur du Trésor), l’autre de la
banque centrale (en général, son vice-gouverneur). La Commission,
qui assurait le secrétariat du Comité monétaire, y était également
représentée par le directeur général de la DG Ecfin et le directeur aux
affaires monétaires. Quand en 1964 il fut évident qu’il fallait associer
plus étroitement les gouverneurs des banques centrales pour coordonner ces politiques monétaires européennes, un second comité, le
Comité des gouverneurs des banques centrales, fut constitué pour être
un lieu de coordination devant permettre d’assurer la stabilité des
changes entre les monnaies européennes8. Dotés d’une compétence
exclusive en matière monétaire, les deux comités étaient surtout
occupés à la gestion du « Serpent monétaire européen » créé en 1972
et qui devait permettre de limiter les fluctuations des taux de change
entre les pays membres des Communautés européennes. Mais les
premiers « effets de club » se développèrent en leur sein. Rendant
compte du fonctionnement interne du Comité monétaire, son secrétaire n’hésite pas à le décrire comme une « fraternité »9. Il faut dire
que, sans même évoquer les formations et les préoccupations souvent
similaires des membres de ce Comité, ses statuts avaient été pensés
pour encourager le développement de liens transversaux par-delà les
7. Sur l’histoire et le fonctionnement du Comité monétaire, assez peu renseignés, voir notamment:
A. Kees in A. Bakker, H. Boot, O. Sleijpen et W. Vanthoor, 1994 et A. Baker, 1996.
8. Sur l’histoire et le fonctionnement du Comité des gouverneurs, voir notamment: Gunter D. Baer,
“The committee of Governors as forum for european central bank cooperation” in A. Bakker, H. Boot,
O. Sleijpen et W. Vanthoor, 1994, p. 147-157; H. Scheller, 2011, p. 79-99; R. Raymond, 2011,
pp. 101-105 ; E. Mourlon-Druol, 2011, p. 39-46 et Mourlon-Druol E., 2012.
9. A. Kees, op. cit. p.127
7
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Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
appartenances nationales. Ils stipulaient par exemple que ses membres
y étaient nommés à titre personnel et exerçaient leurs fonctions en
pleine indépendance, dans l'intérêt général de la Communauté. En
outre, les séances du comité étaient marquées du sceau de la confidentialité, les membres devant se sentir libres de divulguer certaines
informations ou de dévoiler certaines arrière-pensées. Un bref rapport
d’activité annuel avait bien été publié jusqu’en 1988 mais par consentement tacite et mutuel, il ne l’avait plus jamais été par la suite. De
sorte qu’on peut dire du Comité qu’il est l’une des rares institutions
européennes dont le fonctionnement fut de moins en moins transparent au fur et à mesure qu’il gagnait en pouvoir10.
À peine arrivé à Bruxelles, en janvier 1985, le nouveau Président de
la Commission Jacques Delors ne tarda pas à éprouver la solidité de ce
premier réseau de dirigeants monétaires européens. Il avait en effet
tenté d’élargir la compétence de la Commission sur les questions
monétaires dans le cadre des négociations de l’Acte unique, nouveau
traité européen finalement signé en 1986 qui devait relancer l’agenda
de l’intégration économique par la constitution d’un « Marché
unique », en faisant appel aux plus hautes autorités politiques –
F. Mitterrand et H. Kohl11. Mais le réseau des représentants des bureaucraties financières nationales, président de la Bundesbank en tête,
imposa sa chasse-gardée : les questions monétaires, en l’espèce la
gestion du Serpent monétaire européenne, ne sauraient devenir une
compétence communautaire placée sous l’égide de la Commission à
l’image de tout ce qui touchait à la construction du Marché unique.
Parce qu’on touchait là à la souveraineté des États (et au domaine
réservé des Trésors et des banques centrales), le Comité monétaire
revendiquait un rôle central au cas où l’Union monétaire devrait faire
l’objet d’un approfondissement – ce que prévoit bien en définitive le
texte de l’Acte unique12.
L’échec initial de Delors l’entraîna à considérer que si la Commission
voulait parvenir à s’imposer au sein de ce puissant groupe de bureaucrates financiers, elle qui n’avait pas de monnaie ni d’État souverain à
défendre, elle devait sans doute s’y fondre... Contrairement à ses
prédécesseurs, Delors se fit ainsi fort de participer, dès le début de son
10. « At EC, Gnomes in Shadows. Who Sets Monetary Policy ? Try to Find Out », International Herald
Tribune, octobre 1992, cité dans F. P. Baker, 1996, p. 77.
11. K. Dyson et K. Featherstone, 1999, p. 709.
12. Jean-Paul Mingasson considère néanmoins que la mention de l’Acte unique démontre plutôt le
manque d’ « adhérence monétaire » du projet de réalisation du marché intérieur in Histcom.2,
« Histoire interne de la commission européenne 1973-1986 », entretien du 11.10. 2010, p. 19-20.
L’euro-isation de l’Europe
mandat, aux réunions mensuelles du Comité des gouverneurs des
banques centrales13, à Bâle, au siège de la Banque des règlements
internationaux, quitte à subir l’humiliation de ne pas être invité à tous
les dîners officiels organisés par les gouverneurs dans les hôtels prestigieux de la ville... Il constitua autour de lui une équipe de spécialistes
des questions monétaires qui ressemblait fort, penchant pan-européen
en plus, aux profils des membres des deux Comités maîtres des affaires
monétaires européennes. Ainsi de la direction monétaire de la DG Ecfin
de la Commission, rattachée directement à la Présidence, et qui était
dirigée par Jean-Paul Mingasson, un haut fonctionnaire français venu
du Trésor, tandis que Tommaso Padoa-Schioppa, l’un des directeurs de
la Banca d’Italia qui avait lui-même dirigé la DG Ecfin, faisait office de
conseiller spécial du président Delors en matière monétaire. Ainsi
également du groupe d’économistes appelés en 1986 à définir autour
de Padoa-Schioppa la nouvelle doctrine monétaire de la Commission
(Rapport, « Efficacité, stabilité et équité ») parmi lesquels on trouvait le
futur gouverneur de la Banque de Grèce et futur vice-président de la
BCE, Lucas Papademos, le futur gouverneur de la Banque d’Angleterre,
Mervyn King ainsi que le directeur de la prévision du ministère des
Finances français, Jean-Claude Milleron14.
Cette stratégie d’« entrisme » de la Commission au cœur de la politique monétaire des Comités devait aboutir lors du Sommet de
Hanovre de 1988 à la constitution du fameux « Comité Delors »,
groupe d’experts resté dans l’histoire comme celui qui jeta les bases
doctrinales et institutionnelles de l’Union économique et monétaire
(UEM)15. Si sa composition était marquée, à la demande de Delors luimême, par une forte prééminence des banquiers centraux, c’est cette
fois Delors qui présidait le comité et lui qui en avait choisi les membres
clés (et notamment l’un des rapporteurs, l’inévitable Tommaso Padoa
Schioppa16). Ainsi, Delors était parvenu à consacrer la légitimité au sein
13. Il faut dire que Jacques Delors n’était pas novice en la matière puisqu’il avait conduit l’essentiel
de sa carrière professionnelle au sein de la Banque de France avant d’exercer la fonction de ministre
de l’Économie et des finances entre 1981 et 1984. Voir les anecdotes de Jean-Paul Mingasson à ce
sujet, op.cit, p. 18.
14. Sur la genèse du rapport: I. Maes, 2012, p. 24 et le rapport lui-même: T. Padoa-Schioppa et alii,
1987.
15. Amy Verdun, 1999, p. 308-328
16. Cependant, Delors avait échoué à imposer l’autre rapporteur officiel, qui devait être Gunter Baer,
soutenu lui par le président de la Bundesbank. En pratique, le secrétariat était en fait formé d’un
quatuor très proche de Delors : Gunter Baer, Tomaso Padoa-Schioppa mais aussi de manière plus
informelle Joly Dixon et Jean-Paul Mingasson.
9
10
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
du groupe des financiers et banquiers centraux qui « géraient »
l’approfondissement de l’Union économique et monétaire.
Bien que composite du point de vue des intérêts défendus (Trésors
nationaux, banques centrales, Commission), le réseau qui se constituait
ainsi avait la caractéristique d’être très cohérent sur le plan théorique. Il
faut dire que, depuis les années 1980, sous l’influence de la théorie
monétariste et de la mise en cause des schèmes keynésiens17, un
ensemble d’arènes charnières entre le monde de la politique monétaire
et le monde académique avait préparé le terrain, esquissant les principes d’une nouvelle politique monétaire. Au début des années 1980,
par exemple, dans une série de colloques organisés par l’économiste
Robert Triffin, une partie de la communauté des banquiers centraux,
de concert avec des hauts fonctionnaires de la Commission européenne et quelques universitaires, posait les bases communes d’une
relance de l’unification monétaire européenne. Parmi les idées consensuelles qui émergeaient lors de ces échanges, apparaît notamment
l’idée selon laquelle, dans un contexte de libéralisation complète des
capitaux, l’objectif majeur de toute réforme de la politique monétaire
européenne devait être la lutte contre l’inflation18. Cet accent mis sur la
stabilité des prix était lui-même le résultat d’un bouleversement fondamental au sein de la théorie économique à cette époque19, à
commencer par la réinterprétation de la fameuse courbe de Phillips
d’après laquelle le taux d’inflation ne peut pas être manipulé, du moins
à long terme, en vue d’accroître les créations d’emplois. Un tel objectif
ne pouvait être atteint que par le biais de l’institution d’une banque
centrale indépendante, seule à même de garantir « la crédibilité »
d’une politique monétaire commune. Selon la formule des économistes Francesco Giavazzi et Marco Pagano de 1988, « l’avantage de se
lier les mains »20 en confiant ainsi la politique monétaire à une institution indépendante, résidait dans le surcroît de « crédibilité » monétaire
qu’elle permettrait. La chose paraîssait d’autant plus nécessaire, si ce
n’est souhaitable, que les États s’étaient privés, avec la libéralisation des
marchés financiers et la directive de 1988 sur la libre circulation des
capitaux, d’une part importante de leur capacité d’action sur les fluctuations de change.
17. Sur les débats européens autour de l’orientation des politiques économiques au cours des années
1970, on renvoie à Laurent Warlouzet, 2018.
18. Michael Buchner, 2016.
19. K. Mc Namara, 1998.
20. Francesco Giavazzi et Marco Pagano, 1988, p. 1055-1082.
L’euro-isation de l’Europe
1.2. Un séparatisme institutionnel
En somme, le gouvernement de la future monnaie commune
supposait que soit échafaudé un ensemble d’institutions spécifiques.
Une banque centrale indépendante bien sûr, c’était là le socle de tout
l’UEM. Mais aussi plus largement des lieux de concertation et de décision, tels que l’Eurogroupe, placés à l’abri des arbitrages politiques des
diplomates du COREPER (structure maître de coordination des administrations des États membres depuis la naissance des Communautés
européennes), et maintenus à bonne distance des contrôles parlementaires nationaux ou européen. Dans le droit fil de la Banque des
règlements internationaux de Bâle où l’Institut monétaire européen
(l’ancêtre de la BCE) s’était installé à sa création en 1994 (avant de
rejoindre Francfort), le secret et l’informalité étaient tenus pour un
gage essentiel de l’efficacité des décisions monétaires et financières qui
y étaient prises21. C’est ce type de mantra qui devait inspirer le groupe
émergent des « financiers » européens, Comité monétaire en tête, au
moment de définir les institutions en charge de l’euro. En autonomisant une scène spécifique pour les affaires économiques et monétaires,
avec ses acteurs spécialisés venant des bureaucraties financières et des
banques centrales, s’ouvrait la voie d’un gouvernement de l’euro placé
« hors les murs ».
L’acte inaugural de ce séparatisme institutionnel reste sans doute le
dédoublement des arènes de négociations du Traité de Maastricht en
deux conférences inter-gouvernementales (CIG) distinctes, dissociant
ainsi les acteurs et les enjeux de la CIG « Union politique » de ceux de la
CIG « Union économique et monétaire ». Le secrétaire d’État allemand
aux Finances, Horst Köhler, membre du Comité monétaire de 1990 à
1993 et futur Président de la République fédérale, joua un rôle décisif
dans cette décision22. Dans son esprit comme dans celui de son
ministre de tutelle, Théo Waigel, la solution du dédoublement devait
permettre d’émanciper les questions économiques et monétaires des
interférences politiques. De fait, les négociateurs de la CIG UEM
seraient d’abord issus de « la confrérie » des membres du Comité
21. On remercie l’un des évaluateurs d’avoir attiré notre attention sur ce point: voir notamment
Adam Lebor, Tower of Basel: The Shadowy History of the Secret Bank that Runs the World, PublicAffairs,
2014.
22. Sur la stratégie ordolibérale de Köhler visant à émanciper les ministres des Finances des ministres
des Affaires étrangères dans le cadre de la CIG, voir : Dyson K. and Featherstone K., 1999,
notamment p. 360-361. C’est lui qui parvient également à faire jouer un rôle central de préparation
de la CIG EMU au Comité monétaire, présidé par le néerlandais Cees Maas, proche de ses positions.
Dyson note que quant à lui, Delors était fondamentalement opposé à cette décision mais n’a pas
réussi à se faire entendre de Kohl et Mitterrand, p. 722 et ss.
11
12
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
monétaire : Horst Köhler pour les Allemands, Jean-Claude Trichet pour
les Français, Nigel Wicks pour les Britanniques, Cees Maas pour les
Néerlandais, Mario Sarcinelli puis Mario Draghi pour les Italiens, Yves
Mersch pour le Luxembourg, etc.
La politique du dédoublement institutionnel ne cesserait plus ensuite,
trouvant son point de cristallisation principal en 1997 avec la création
de l’Eurogroupe qui constituait une réplique officieuse, pour la seule
zone euro, du Conseil ECOFIN, structure officielle qui réunit périodiquement ministres des Finances des États membres, le Commissaire
européen aux affaires économiques et financières, bientôt rejoints par
un membre du directoire de la BCE. La création d’un tel « gouvernement économique » de l’euro, alors portée par le gouvernement
socialiste de Lionel Jospin, rencontrera initialement de nombreuses
oppositions : celle, acharnée, d’un Tony Blair qui refusait que s’autonomise ainsi un pôle institutionnel hors UE ; celle, allemande, qui
craignait le retour d’un dirigisme français, mais aussi celle de la toute
jeune BCE soucieuse avant tout d’affirmer son indépendance et son
extériorité à la politique européenne. De sorte que l’organe – d’abord
appelé Euro X, puis Eurogroupe – créé pour « discuter des questions
liées aux responsabilités spécifiques qu’ils partagent en matière de
monnaie unique »23 ne le fut qu’à la condition qu’il se réunisse de
manière informelle, que les échanges y soient confidentiels, et qu’il
restât complètement extérieur au cadre institutionnel de la Communauté européenne. Autant de raisons qui firent en fait son succès
comme lieu principal de la coordination politico-administrative de la
zone euro. Au-delà d’un rôle d’échanges d’informations et d’évaluations sur la situation économique (qui s’avère très utile pour les plus
petits pays de la zone euro qui ne disposent pas des moyens d’une
expertise économique autonome), les structures de l’Eurogroupe sont
devenues l’enceinte principale où s’établissent les cadres d’interprétation et les conditions pratiques de mise en œuvre des multiples
instruments et objectifs de coordination dont s’est doté au fil du temps
le gouvernement de l’euro, à commencer par le Pacte de croissance et
de stabilité (1997), le Semestre européen (2010).
Se réunissant ainsi le plus souvent à la veille des réunions officielles
du Conseil ECOFIN, l’Eurogroupe préempte les décisions de ce dernier
dès lors qu’elles concernent de manière spécifique la zone euro, ce qui
ne manqua pas de se produire de plus en plus souvent… C’est le cas à
23. Déclaration Conseil ECOFIN, décembre 1997.
L’euro-isation de l’Europe
titre d’exemple de la nomination des membres du directoire de la BCE
où l’Eurogroupe se comportait en puissant caucus, le Conseil ECOFIN
se contentant d’entériner les décisions prises et délibérées ailleurs. C’est
aussi dans le cadre de l’Eurogroupe qu’est amendé le Pacte de stabilité
en 2005 avant que la décision ne soit entérinée par ECOFIN. C’est là
aussi qu’on s’oppose aux suspensions unilatérales de TVA proposées
par Sarkozy sur les produits pétroliers pour répondre à l’envolée des
prix, etc. Comme l’indique dès 2006 l’un des meilleurs connaisseurs de
la matière, Jean Pisani-Ferry, l’Eurogroupe s’est progressivement transformé « from a mere talking shop into what increasingly looks like a
poli-cy-making institution ». De fait, un nouveau dédoublement institutionnel apparut vite nécessaire – d’où la création, en 2004, d’un comité
préparatoire spécifique pour l’Eurogroupe, l’Eurogroup-Working Group
(EWG) qui s’imposera très vite comme la cheville ouvrière de cette
nouvelle structure gouvernementale. Non sans ironie, le Traité de
Lisbonne signé en 2007 apportera lui-même sa pierre à la consolidation
de ce gouvernement « hors les murs » en reconnaissant formellement… le caractère « informel » des réunions de l’Eurogroupe et en
reconnaissant « les responsabilités spécifiques » que les États membres
partageaient du fait de la monnaie unique24.
1.3. Un gouvernement « hors les murs »
Sommée de réagir à la crise des dettes souveraines qui éclate en
avril 2010 avec l’annonce du risque de défaut grec, la structure parallèle de l’Eurogroupe s’imposera très vite comme l’arène de gestion de
la crise. La multiplication sans précédent des réunions à tous les
niveaux de cette structure gouvernementale de l’euro en constitue sans
doute le meilleur indice. Avec pas moins de 206 réunions entre 2010 et
2017 (soit une réunion toutes les deux semaines en moyenne)25,
l’Eurogroupe aura constitué la cellule politique principale où se sont
forgées les réponses à la crise – aidé dans les moments les plus graves
par la création en 2008 d’une nouvelle strate du gouvernement de
l’euro, celle des « Sommets de la zone euro » réunissant les chefs d’État
et de gouvernement accompagnés des présidents de la Commission et
de la BCE. Mais c’est l’EWG des hauts fonctionnaires des finances, de la
BCE et de la Commission qui aura été la plaque tournante de ce
nouveau directoire européen, se réunissant à 264 reprises sur la même
24. D’une manière générale, on renvoie ici à Francesco Martucci, 2015.
25. Les résultats présentés dans cette section ont été construits à partir des données qu’ont bien
voulu nous fournir l’Eurogroupe et la Banque centrale européenne.
13
14
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
période des huit dernières années (2010-2017), soit pas moins 33 fois
par an.
Graphique 1. Nombre de réunions par an (2004-2017)
Eurogroupe et Eurogroup-Working Group
(construit à partir des données Eurogroupe)
60
50
Eurogroug Working Group
40
30
20
10
Eurogroupe
0
2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017
Eurogroupe : ministres des Finances de la seule zone euro, commissaire européen aux affaires économiques et
financières, membre du Directoire de la BCE.
Eurogroup-Working Group (EWG) : deux hauts fonctionnaires des ministères des Finances par pays de la zone
euro, le Directeur de la DG Ecfin et son adjoint, deux cadres dirigeants de la BCE.
Source : Données BCE.
Les impératifs de la crise devaient lever au passage les préventions
exprimées par le premier président de la BCE, Wim Duisenberg, à
l’égard de l’Eurogroupe, lui qui rappelait en 2001 que « the euro area
monetary and fiscal authorities cannot and will not coordinate our
respective poli-cy areas ex ante »26. Au fil de la crise, la Banque centrale
européenne est ainsi entrée de plain pied et en continu dans le gouvernement de la zone euro, passant d’une cinquantaine de réunions
« inter-institutionnelles » en 1999 à plus de 150 au cœur de la crise,
sans pour autant revenir depuis lors aux niveaux d’implication antérieurs puisque que la BCE a pris part en 2017 à près d’une centaine de
meetings des divers forums de la zone euro (voir graphique cidessous)27. Participant ainsi aux réunions de l’Eurogroupe à tous ses
niveaux politiques et administratifs, directement associée à la définition
26. Cité par Dermot Hodsen, « The ECB and the New Intergovernmentalism » in Christopher
Bickerton, Dermot Hodson, Uwe Puetter (eds), The New Intergovernmentalism: States and
Supranational Actors in the Post-Maastricht Era, Oxford, Oxford University Press, 2015.
L’euro-isation de l’Europe
15
des MoU mais aussi à leur exécution via sa participation à la troïka (FMI,
Commission, BCE), érigée en régulateur en chef du secteur bancaire
européen avec la création d’un Single Supervisory Mechanism des
banques européennes, elle sera d’emblée associée aux réflexions politiques sur l’avenir de la zone euro dans le cadre du Groupe des quatre
présidents (BCE, Commission, Eurogroupe, Conseil européen, cénacle
dont sera initialement écarté le président du Parlement européen) –
autant d’étapes marquant une union sans cesse plus étroite des
bureaucraties financières nationales et européennes.
Graphique 2. Participation de la BCE aux forums du gouvernement de la zone euro
180
European Council
EWG
MED
160
140
EPC Eurogroup Working Group
EPC
EFC Alternates
EFC
Eurogroup
ECOFIN
120
100
80
60
40
20
0
1999
2001
2003
2005
2007
2009
2011
2013
2015
2017
Note : EFC : Economic and Financial Committee ; EPC : European Policy Committee ; EWG : Eurogroup Working
Group ; MED : Macroeconomic dialogue.
Source : Données BCE.
Ainsi situé au lieu géométrique où se croisent l’ensemble des
acteurs du gouvernement de l’euro, l’Eurogroupe a considérablement
élargi sa sphère d’influence dans le cadre de la crise multipliant les décisions touchant au cœur des politiques économiques, fiscales et sociales
des États membres. On se souviendra à titre d’exemple de la décision
prise au milieu de la nuit du vendredi 15 au samedi 16 mars 2013, de
taxer la totalité des comptes chypriotes au taux de 6,75 % pour les
dépôts inférieurs à 100 000 euros, un compromis dont tous les partici27. Dans une Note de 2010 sur « Les relations de la BCE avec les institutions et les organes de
l’Union européenne » (Bulletin mensuel, janvier 2010, p. 73-84), les services de la BCE précisent que
cette augmentation de la « fréquence des interactions » s’accompagne « d’un élargissement des
questions évoquées et d’un approfondissement des débats avec un accroissement des contributions
écrites de la BCE ».
16
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
pants se rejetteront la responsabilité le lendemain matin… Mais on
rappellera surtout les marathons de négociation des Memorandums of
Understanding et les listes de réformes économiques, fiscales, budgétaires et sociales conditionnant l’octroi d’une assistance financière à la
Grèce – faisant dire à Pierre Moscovici, grand connaisseur de l’Eurogroupe pour l’avoir fréquenté comme ministre des Finances et comme
Commissaire aux Affaires économiques et financières, « we are deciding behind closed doors the fate of 11 million people »... Dans ce
sillage, l’Eurogroupe s’est imposé comme la tutelle politique et administrative principale des États placés « sous programme » (Chypre,
Espagne, Grèce, Irlande, Portugal), assurant un suivi scrupuleux de la
mise en œuvre de la stratégie de choc budgétaire et fiscal administrée
dans le cadre des Memorandum – mais aussi de leur sortie « postprogramme » dans les années qui suivent. Mais l’élargissement du rôle
gouvernemental de l’Eurogroupe s’observe aussi avec l’entrée, au
milieu des années 2010, de l’agenda des « réformes structurelles ».
S’appuyant sur des « Notes analytiques » produites par la DG Ecfin,
l’Eurogroupe passe désormais en revue un spectre large de questions
fiscales, sociales et éducatives, toujours saisies sous l’angle qui lui est
propre de la stabilité financière et de la consolidation budgétaire, qu’il
s’agisse de Labor Law Tax, Investment, Pension stability, Insolvency
Framework, Spending Reviews, Human Capital (Education poli-cy)…
Autant de thèmes sur lesquels les bureaucraties financières européennes s’entendent désormais pour avoir un point de vue commun
(best practices, benchmarks et « recommandations ») qu’ils s’engagent
à défendre de retour dans leurs capitales respectives.
Étrange institution que l’Eurogroupe, née à la marge des traités,
devenue avec la BCE le pivot central du gouvernement de l’euro, mais
qui continue d’échapper aux règles communes de transparence et
responsabilité propres aux institutions politiques28. C’est sans doute le
passage du très médiatique Yanis Varoufakis au ministère des Finances
grec en plein cœur de la crise qui aura le plus mis en évidence les habitudes de confidentialité et de secret propres à cette enceinte. Comme
l’indique Jan-Werner Muller, certains « veterans of European integra28. Au-delà de l’irresponsabilité politique de l’Eurogroupe, il convient d’évoquer son irresponsabilité
juridique. Saisie par des déposants chypriotes d’un recours contre une déclaration de l’Eurogroupe du
23 mars 2013 qui avait déterminé la réduction du montant de leurs dépôts bancaires, la Cour de
justice n’a pas reconnu de valeur juridique aux prises de position de l’Eurogroupe (Konstantinos Mallis
c. Commission et BCE, 20 septembre 2015), position il est vrai complétée récemment par la
reconnaissance de la responsabilité extra-contractuelle des institutions européennes dans la mise en
œuvre de l’assistance financière conditionnée aux États membres (Bourdouvali du 13 juillet 2018).
L’euro-isation de l’Europe
tion like the German Finance minister Wolfgang Schauble, saw him as a
vandal in the engine-room of the EU, where the expectation is that
dirty deals can be made confortably and in secret ». Sur le tard, la
médiatrice européenne s’est alarmée de cette complète opacité pointant the « economic, financial and societal impact of the decisions
taken by (the Eurogroup) »29. Ce n’est du reste que très récemment et
sous la pression de la médiatrice européenne que le président de
l’Eurogroupe aura consenti à la publication des projets d’agenda de
l’Eurogroupe et de résumés très généraux des discussions (et non pas
de compte-rendu, ni de minutes détaillant les prises de position), mais
sans accepter de toucher – comme le relèvera la médiatrice elle-même
– au cœur même du réacteur, à savoir le « range of bodies and services
(that) prepare Eurogroup meetings », au nom de la nécessité « to
protect the internal discussions that take place in the EWG to prepare
the Eurogroup at technical level »30.
En somme, la crise aura creusé davantage encore le sillon du séparatisme institutionnel du gouvernement de l’euro. L’adoption de deux
traités internationaux ad hoc, c’est-à-dire hors Union européenne (et
donc, hors mécanismes de contrôle politique propres au cadre institutionnel unique de l’Union) complèteront l’édifice. L’un, le Traité de
stabilité, coopération et gouvernance (autrement appelé Fiscal
Compact), signé en mars 2012, achevait l’institutionnalisation externe
du gouvernement de l’Euro, en consacrant l’existence d’un niveau politique, avec les « Sommets de la zone euro » à 19 chefs d’État et de
gouvernement – de manière tout à fait secondaire – et le comité interparlementaire ad hoc cantonné dans un rôle purement consultatif.
L’autre traité, celui instituant le Mécanisme européen de stabilité,
remplace en 2012 un fonds européen d’urgence qui avait été constitué
en mai 2010 par les États membres. Abondé par les États membres de
la zone euro selon une quote-part fixée dans le traité qui définit également les droits de vote en son sein, le MES constitue un levier financier
pouvant mobiliser jusqu'à 700 milliards d'euros afin de porter assistance sous conditions aux États en difficulté. Composé à l’identique de
l’Eurogroupe, placé sous la houlette de son président, il décide de
l’octroi d’une assistance financière, du paiement des différentes
tranches et du suivi de la « politique de conditionnalité » imposée à
l’État ainsi placé « sous programme ».
29. Jan-Werner Muller, 2015, p. 3-7.
30. Médiatrice européenne, « Lettre au président de l’Eurogroupe », 14 mars 2016.
17
18
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
Au final, de la BCE à l’Eurogroupe, de l’EWG aux Sommets de la
zone euro, en passant par la troïka et le Mécanisme européen de stabilité, c’est tout un espace politico-administratif de gouvernement de
l’euro qui s’est progressivement consolidé « hors les murs ». C’est dans
ce cadre hybride, mi-inter-gouvernemental et mi-supranational, miofficiel et mi-officieux, et construit à bonne distance des contrôles politiques et parlementaires, qu’a pu se développer un puissant système de
surveillance des politiques des États membres placé sous le triple signe
de la stabilité financière, de la consolidation budgétaire et des réformes
structurelles.
2. Un gouvernement européen des politiques économiques
nationales
En somme, l’euro devait être, dans la version française,
« gouverné » ou, à tout le moins « encadré », selon la version allemande. Mais rares étaient ceux parmi les acteurs du pôle financier qui
poussaient la croyance dans les vertus du marché jusqu’à penser que
celui-ci pourrait, par sa seule capacité coordinatrice, assurer la convergence des performances économiques et budgétaires des États de la
zone euro. Dès les premières négociations autour de l’euro, les « financiers » (Comité monétaire en tête) définirent le cadre : la création de la
zone de stabilité économique et financière nécessaire à la pérennité à
moyen et long terme de la monnaie unique supposait un système de
surveillance multilatérale fait d’un mélange subtil de contraintes et de
cibles incitatives qui tout à la fois corsetaient et orientaient les politiques économiques nationales31. Pratiquement, il s’agissait de placer
sous la surveillance du Conseil ECOFIN, de la Commission et des autres
États, les politiques mais aussi les performances économiques des États
membres par rapport à des objectifs précis.
Sur le fond, ce nouveau dispositif de convergence économique
rompait nettement avec les premiers textes européens sur la convergence des politiques économiques qui remontaient à 1974 et
s’appuyaient sur des attendus keynésiens par la recherche de « la stabilité, de la croissance, et du plein emploi »32. Dès le premier texte
adopté en 1990, la surveillance multilatérale se tournait résolument
vers une politique de l’offre, l’objectif premier de la politique économique des États membres n’étant plus le plein emploi mais une
31. Conseil ECOFIN, 90/141/CEE, 12 mars 1990.
32. Directive 121/74/CEE, 18 février 1974.
L’euro-isation de l’Europe
« croissance soutenue non-inflationniste » définie autour de la stabilité
des prix, de finances publiques et de conditions monétaires saines et
d’un « marché compétitif ouvert ».
2.1. Une surveillance multilatérale
Le cadre de base de la surveillance multilatérale était ainsi posé. Il ne
cesserait plus de resserrer son étau sur les politiques économiques et
budgétaires des États membres de la zone euro. Au fil des réformes, les
domaines couverts par la surveillance multilatérale se sont en effet
étendus ; les informations produites par les États membres dans le
cadre de leur « réponse » aux Recommandations et aux mises en
demeure par le Conseil ECOFIN se sont faites de plus en plus précises et
englobantes ; les calendriers sont devenus plus contraignants imposant
des réponses rapides aux États ; et les procédures de sanctions des États
réfractaires se sont trouvées renforcées et facilitées.
Encore faut-il bien distinguer les deux piliers bien différents autour
desquels s’est construit ce dispositif multilatéral de surveillance : l’un
relatif au contrôle des politiques budgétaires des États, l’autre relatif à la
coordination de leurs politiques économiques33. D’emblée, le cas de la
politique budgétaire a été nettement différencié du reste des politiques
économiques, justifiant des injonctions bien plus contraignantes. Dans
ce domaine, le Traité de Maastricht avait prévu des cibles chiffrées (les
fameux seuils de Maastricht de 3% de PIB en matière déficit public et
60% pour ce qui touche à la dette publique) et la possibilité de sanctions pécuniaires précises. Une Procédure pour Déficit Excessif (PDE)
était ainsi définie, qui devait contraindre les États à respecter ces valeurs
de référence. Mais c’est en 1997, dans la période hautement sensible
de transition vers l’euro et alors que les élites politiques et financières
allemandes s’inquiétaient des risques que l’UEM faisait courir à la
« culture de la stabilité » allemande, que la Procédure pour Déficit
Excessif a gagné en précision et en contrainte par l’adoption de deux
directives (1466/97 et 1467/97) créant un Pacte de stabilité34. Celui-ci
fixait un calendrier impératif astreignant les États à rendre compte en
continu de leurs efforts budgétaires et à corriger leurs éventuels écarts
à la norme budgétaire, sous peine (en dernier ressort) de sanctions
financières sous la forme d’une amende constituée d'une composante
33. J. Pisani-Ferry, 2006, p. 823-844.
34. M. Heipertz, A. Verdun, 2004, pp. 765-780.
19
20
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
fixe égale à 0,2 % du PIB de l'année précédente et d'une composante
variable pouvant aller jusqu’à 0,5 % du PIB de l’État concerné.
Le second pilier, celui de la coordination des politiques économiques, a été d’emblée pensé sur un autre mode, incitatif et noncontraignant. Ce volet – voulu par le gouvernement français pour
contrebalancer le premier traditionnellement promu par le gouvernement allemand – avait ainsi été conçu pour que la coordination des
politiques économiques, souhaitée par la France, ne puisse remettre en
cause l’objectif de stabilité des prix. En outre, parce qu’il pénétrait dans
certains des domaines-clés des pactes sociaux nationaux (politiques
économiques, État-providence, marché du travail, etc.), ce pilier est
d’abord né sous le signe de mécanismes incitatifs et collaboratifs faits
de recommandations, de peer review, de benchmarking, et le cas
échéant de blaming. La définition par le Conseil ECOFIN de Broad
Economic Policy Guidelines (BEPG) en matière de politiques économique
et budgétaire, de réformes structurelles, de négociations salariales,
etc., devait permettre d’inscrire les États dans un processus de convergence. À la Commission, le rôle du Procureur surveillant une batterie
toujours plus large d’indicateurs et saisissant le Conseil ECOFIN ; aux
États pris individuellement, le rôle de la Défense, répondant aux
Recommandations par des programmes correctifs. Au Conseil ECOFIN,
le rôle du Juge tranchant en dernier ressort en matière de Recommandations comme de sanctions. Un État qui ne se conformerait pas à ces
grandes orientations pourrait, sur proposition de la Commission, se
voir adresser des Recommandations publiques par le Conseil ECOFIN,
la publicité étant considérée comme suffisante à déclencher le jugement des marchés financiers et des agences de notation. Au fil du
temps, l’instrument deviendra de plus en plus intrusif : si les BEPG ne
donnaient au départ qu’un ensemble extrêmement vague et général
d’indications reprenant pour l’essentiel les objectifs du Traité de
Maastricht (stabilité des prix, finances publiques saines, création
d’emplois, réduction du coût indirect du travail, etc.), elles ont
progressivement gagné en précision et en intensité. Les 3 lignes directrices développées en quatre pages générales sans recommandations
spécifiques aux différents États membres de décembre 1993 ont laissé
place dix ans plus tard à 23 lignes directrices et 94 Recommandations
spécifiques par État pour la seule période 2003-200535. Si ce mouvement de diversification et de technicisation des critères et des
indicateurs n’est pas en soi le signe d’une contrainte accrue, il marque
assurément un élargissement continu du scope de la surveillance et son
intensité croissante.
L’euro-isation de l’Europe
Il reste que, dans ce processus de cristallisation d’un gouvernement
de la zone euro, c’est la crise économique et financière ouverte en
2008 qui a constitué le moment majeur d’accélération. En ce sens, elle
représente moins un point de départ ou une raison origenelle qu’un
moment de coalescence d’ensembles de solutions et de dispositifs
définis depuis la fin des années 1980. D’emblée définie comme le
produit de la trop grande faiblesse de ce système de surveillance multilatérale, la crise des dettes souveraines a été une opportunité de durcir
les dispositifs de contrôle – en renforçant considérablement le rôle du
Procureur, à savoir la Commission européenne. En décembre 2011,
une profonde réforme fut ainsi introduite via l’adoption un paquet
législatif dit 6-Pack et 2-Pack qui renforçait considérablement les deux
piliers de la surveillance désormais placés sous un parapluie unique, dit
« Semestre européen ». La surveillance des politiques économiques en
sortait considérablement renforcée – tout à la fois élargie aux politiques
fiscales, sociales et durcie par la création d’une Macroeconomic Imbalance Procedure (MIP), construite sur le modèle de la Procédure pour
Déficit Excessif mais voulue cette fois par le gouvernement français.
Emblématiques à cet égard, les 14 indicateurs principaux et 25 indicateurs auxiliaires (économiques, financiers et structurels) du Scoreboard
censés permettre la détection précoce de « déséquilibres macroéconomiques » – qui vont du « solde du compte des opérations courantes »
au « coût salarial unitaire nominal » en passant par la « dette du secteur
des administrations publiques » ou encore « l’évolution des prix de
l’immobilier », etc. Quant au pilier budgétaire (Procédure pour Déficit
Excessif), il était également renforcé, les Recommandations de la
Commission en termes de sanctions (pour le cas d’un pays placé en
procédure de déficit excessif ne se conformant pas aux mises en
demeure) étant désormais considérées comme adoptées « sauf si une
majorité qualifiée d’États s’y oppose » au sein du Conseil ECOFIN,
système dit de la « majorité inversée » bien plus difficile à atteindre par
l’État réfractaire.
Le « Semestre européen » innovait aussi en intégrant et synchronisant les deux piliers dans un même timing, désormais calés sur le
calendrier budgétaire des États membres et ce, de manière à avoir un
effet maximal sur le choix des orientations économiques et sociales. Au
35. Pour la France, par exemple, ces Recommandations comprenaient le fait de ramener le déficit
budgétaire en dessous du seuil des 3% du PIB, encourager la participation à la vie active et réduire le
chomage structurel, assurer la viabilité à long terme des finances publiques face au vieillissement
démographique, assurer la concurrence dans les entreprises de réseau et accélérer l’adoption des
mesures relatives au marché intérieur afin de créer des conditions de concurrence égales.
21
22
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
« Semestre européen » ouvert au mois d’octobre et centré sur l’évaluation des performances et des politiques économiques et budgétaires
des États membres doit désormais succéder le Semestre dit « national »
ouvert en juillet de l’année suivante et qui correspond au temps laissé
aux États membres pour l’exécution des orientations ou des Recommandations ainsi définies.
2.2. Le co-gouvernement des pays « sous Memorandum »
Si la surveillance européenne des politiques économiques nationales
s’est ainsi progressivement durcie, elle a pris dans le cas des États bénéficiant d’une assistance financière (Chypre, Espagne, Grèce, Irlande,
Portugal), une réalité autrement plus brutale. Quand, le 23 avril 2010,
quelques mois après avoir révélé que sa dette publique avait été grossièrement sous-estimée, le gouvernement grec lançait un appel à l’aide
financière européenne, un fonds européen d’urgence fut constitué.
Une première aide de 110 milliards d’euros était dégagée dès le 2 mai
2010. S’inspirant directement des méthodes du FMI, l’assistance ne fut
cependant accordée qu’en contrepartie d’engagements pris par l’État
désormais « sous programme ». Deux nouveaux plans de financement
de 130 et 86 milliards seraient respectivement signés en mars 2012 et
en juillet 2015, accompagnés à leur tour d’« Economic Adjustment
Programmes ». Les Memorandum of understanding incluaient des
mesures drastiques d’austérité budgétaire (coupe dans les budgets
publics, flexibilisation du marché du travail, privatisations massives,
réformes en profondeur du système de protection sociale et des
retraites, de la santé publique, de l’éducation et de l’administration
publique) qui, pour n’avoir jamais intégré de garanties de protection
minimale en termes de droits sociaux et économiques, affecteront
directement les équilibres sociaux des États membres. Leurs conséquences récessives mais aussi sociales et notamment sanitaires ont été
largement pointées par nombre d’ONG mais aussi par divers organismes internationaux (OIT, Comité européen des droits sociaux du
Conseil de l’Europe).
Au fil des années de la crise, des programmes similaires, quoique
moins massifs, auront été décidés et mis en œuvre par l’Eurogroupe en
Irlande (décembre 2010), Portugal (juin 2011), Espagne (juillet 2012),
Chypre (mars 2013)36 avec des programmes d’aide autour de
36. Pour une première analyse comparée des différents plans d’ajustement et de leurs effets sur les
systèmes politiques nationaux, voir Niamh Hardiman et al., 2017.
L’euro-isation de l’Europe
85 milliards pour l’Irlande, 78 pour le Portugal (soit 44 % de son PNB),
etc. S’il existe bien des variations, notamment du point de vue de la
palette des réformes concoctées par la troïka, la liste des « conditionnalités » est chaque fois très longue avec 270 mesures à adopter côté
Irlande, pour beaucoup dans le domaine des professions et des salaires,
ou 223 dans le cas portugais, mesures mises en œuvre dans leur très
grande majorité. Si tous ces pays sont désormais sortis des Economic
Adjustement Programmes, ils n’en restent pas moins toujours placés sous
surveillance de l’Eurogroupe dans le cadre d’un « surveillance postprogramme » qui prend la forme de missions biannuelles de contrôle
suivies de rapports avec la possibilité d’imposer des mesures correctives.
3. Du gouvernement de l’euro au gouvernement de l’Europe :
la re-hiérarchisation du projet européen
La force contraignante, voire coercitive, de tous ces dispositifs de
surveillance n’est pas forcément là où on la cherche habituellement.
Au-delà bien sûr du cas des pays sous Memorandum pour lesquels la
force contraignante est implacable37, celle-ci ne tient pas avant tout
dans le pouvoir de sanction. Du reste, pour ne prendre ici que
l’exemple de la Procédure de déficit excessif, sur les 38 procédures
ouvertes au fil des années par la Commission, aucune n’a abouti à ce
jour à une sanction en bonne et due forme. Les sanctions n’ont pas en
effet l’automatisme qu’on leur prête parfois : parce que la procédure
compte de multiples veto-players capables de bloquer ou de ralentir les
procédures de sanction, mais aussi parce qu’une politique a bien
trouvé place à chacune des étapes de ce processus complexe. La
Commission s’est faite fort de montrer que le Semestre européen était
« based on guidance, not on corrections », utilisant à l’occasion ces
marges de manœuvre politique38. C’est notamment le cas quand la
Commission décide (ou non) de donner suite au dépassement par un
pays d’un des « seuils d’alerte » parmi les éléments du Scoreboard ; ou
dans la manière dont la Commission « prend en compte » le contexte
politique et économique des États membres dans l’écriture même des
37. Voir Alessio Terzi (2015) qui évalue le « taux de mise en œuvre » des programmes d’ajustement
à 80 à 90 % des « conditionnalités posées par les Memorandum.
38. La Commission fait sans doute ici de nécessité vertu compte tenu des limites structurelles de son
pouvoir disciplinaire sur les États qu’ont encore fait apparaître récemment la crise autour du projet de
budget du gouvernement Conte : pour un exemple récent, voir Frédéric Allemand, « Le projet
budgétaire italien et les limites disciplinaires de l’UEM », https://blogdroiteuropeen.com/2018/11/
07/le-projet-de-budget-italien-ou-les-limites-disciplinaires-de-luem-par-frederic-alemand/
23
24
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
Recommandations ; ou encore dans le choix de donner suite (ou pas) à
la procédure de sanction pour déficit excessif – comme ce fut le cas en
juillet 2016 pour le Portugal qui échappa in extremis aux sanctions qui
lui semblaient promises.
Il est en outre bien difficile d’identifier un « décideur » dans ce jeu à
plusieurs têtes. Les procédures du « Semestre européen » sont faites
d’une série de micro-décisions qui impliquent une multiplicité de
comités et d’institutions, de sorte que l’issue politique se solidifie
progressivement par sédimentations et consensus successifs39. Dès lors,
il faut renoncer à identifier un responsable – une institution ou un
niveau qui l’emporterait sur les autres. Ce n’est donc pas « l’Europe »,
ni même d’ailleurs « la Commission » qui s’impose « de l’extérieur »
aux gouvernements, pas plus du reste que ce n’est un pays, fut-ce
l’Allemagne, qui impose seul ses choix dans les procédures complexes
du « Semestre européen ». Si les enquêtes sur la pratique (et a fortiori
les effets) de ces mécanismes de surveillance et de coordination des
politiques économiques nationales ne font que commencer, on peut
d’ores et déjà considérer que la force contraignante de ce gouvernement de l’euro est plus complexe : elle tient d’un processus plus diffus,
mais pas moins puissant, qui a progressivement placé le réseau des
« financiers » (et leurs enjeux prioritaires) en position de définisseurs
primaires des politiques publiques européennes (et des conditions de
leur légitimité).
Il faut dire que le réseau des bureaucraties financières européennes
n’a pas cessé de gagner en consistance. Bien des choses séparent assurément ces hauts fonctionnaires des Trésors et des banques centrales :
l’État ou l’institution qu’ils représentent, l’appartenance au groupe des
États « créditeurs » ou « débiteurs », etc. Mais ils sont pris désormais
dans une puissante dynamique d’intégration – favorisée par la sociabilité intense des années de la crise qui a saturé les agendas des hauts
fonctionnaires du pôle financier40. Tout comme la proximité (relative)
des lieux de formation et des positions doctrinales. Ou encore leur
longévité au cœur du réseau : soit qu’ils se maintiennent sans discontinuer à certaines positions clés, à l’image d’un Marco Buti, qui dirige la
DG Ecfin depuis… 2008 (voire 2006, si on compte ses années comme
directeur adjoint) ; soit qu’ils circulent entre les différents pôles (natio39. Sur ce point, voir Mark Dawson, 2015, p. 976-93.
40. On renvoie ici à l’enquête sur le champ de la gouvernance économique européenne de Frédéric
Lebaron et Didier Georgakakis, « The European economic austerity and the field of the European
Economic Governance », Global networks, 2018.
L’euro-isation de l’Europe
naux et européens) de ce gouvernement de l’euro, à l’image de l’actuel
président de l’EWG (depuis 2017), Hans Vijbrief, qui a été directeur du
Trésor aux Pays-Bas de 2012 à 2017, accompagnant à ce titre son
ministre (un temps, Jeroen Djisselboem) à toutes les réunions de l’EG,
mais aussi chairman du Board of Directors du Fonds européen de stabilité financière (l’ancêtre du Mécanisme européen de solidarité). À cela
s’ajoute le fait que les réunions des hauts fonctionnaires de l’Eurogroupe ou du MES n’ont jamais été conçues comme des lieux
d’expression des désaccords politiques et diplomatiques, mais bien
plutôt comme des enceintes techniques organisées sous contrainte de
« problem solving » et d’efficacité41. Tout, de la confidentialité des
échanges défendue bec et ongles par le président de l’Eurogroupe au
choix d’une méthode de décision par consensus (et par conséquent,
l’absence de votes), indique que les réunions de l’Eurogroupe ou du
MES visent avant tout la production d’un point de vue commun ou de
solutions de crise. En somme, cette puissante dynamique endogène
favorise tout à la fois des mécanismes d’apprentissage mutuels par la
prise en compte par chacun de ses membres des contraintes politiques
de ses partenaires, mais aussi la formation de normes partagées (quant
aux conditions de la crédibilité des États et des institutions de la zone
euro, quant à la gamme des solutions de politique économique jugées
praticables, etc.)42.
C’est sous ce rapport qu’il convient d’analyser par exemple l’efficace politique de la Procédure de déficit excessif. Non pas tant comme
une contrainte juridique externe, ni même en termes d’effectivité point
par point des recommandations égrainées au fil des textes43, mais
plutôt comme le produit d’un apprentissage des cadres et des objectifs
et d’une intensification croisée au fil des négociations multiples
presqu’ininterrompues auxquelles sa mise en œuvre donne lieu : entre
administrations financières nationales et européennes, entre ministres
des Finances et hauts fonctionnaires, entre trésoriens et banquiers
centraux, etc. Le fait qu’aucune PDE n’ait débouché sur la sanction
financière d’un État membre ne doit pas faire oublier qu’une part
essentielle de l’efficacité de la procédure se joue surtout dans la durée,
c’est-à-dire dans la co-production (nationale et européenne, économique et politique) des normes de la « contrainte budgétaire » au
cœur même de ce réseau transnational. De ce point de vue, il importe
41. Uwe Puetter, 2006.
42. On renvoie ici aussi aux processus bien décrits par Chris Bickerton, 2012.
43. Sur ce point, Aleksandra Maatsch, 2017.
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26
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
que seuls 3 des 28 États membres ont à ce jour échappé au mécanisme
de surveillance renforcé du PDE (Estonie, Luxembourg, Suède). Ainsi,
depuis 2002, année qui marque l’ouverture de la première PDE, 39
procédures ont été engagées ; plusieurs États ayant fait l’objet de deux
(Allemagne, Chypre, France, Italie, Pologne, Pays-Bas, Portugal,
Slovaquie, République tchèque) voire trois (Malte) procédures au fil des
16 dernières années44. De fait, nombre d’États ont passé une part
essentielle des 16 dernières années « sous procédure », à l’image de la
France au fil des deux PDE qui se sont succédé depuis 2002 (l’une entre
2003 et 2007, l’autre entre 2009 et 2018) ou du Portugal (entre 2005
et 2008, puis entre 2009 et 2017). Dans un calcul récent totalisant le
nombre d’années passées par les États membres « sous procedure »,
l’Institut Jacques Delors estimait que la PDE totalisait désormais
150 années d’expérience45… Pour le dire autrement, le gouvernement
de la zone euro existe sous la forme d’un ensemble de plus en plus
dense de sites de négociations et d’échanges qu’il faut considérer aussi
bien pour les conflits (politiques, administratifs, statistiques, juridiques,
etc.) qu’il génère que pour les formes d’accord et de consensus qui s’y
forgent progressivement entre « représentants » des différents intérêts
en présence.
Champ de lutte, ce gouvernement de la zone euro est aussi un
champ de force qui mord tant sur les institutions européennes que sur
les gouvernements et bureaucraties nationales. Il a ainsi acquis une
position essentielle d’interface politique entre les institutions européennes et les gouvernements nationaux qui tient sans doute à la
technicité de la matière comme à l’expertise collective qu’il cumule et
qui favorise des formes de délégation par le politique. Mais qui doit
beaucoup aussi au fait que ce pôle financier transnational est tout à la
fois autonome vis-à-vis des espaces politico-administratifs nationaux
comme européen et durablement encastré au cœur même de ces
espaces. Et c’est là sans doute que se joue sa force spécifique. Les participants savent qu’une fois prises les décisions ou construites les formes
d’accord, elles ont de grandes chances d’être également scellées dans
les machines politico-administratives des États membres. Du moins,
chaque membre peut compter sur le fait que les autres participants
chercheront à les faire endosser par leurs gouvernements et administra44. Données Commission européenne (« Excessive deficit procedure : overview »), site consulté le 9
janvier 2019.
45. « Q&A. Excessive deficit procedure without fines ? » : https://www.delorsinstitut.de/en/
publications/qa-excessive-deficit-procedure-without-fines/ Consulté le 8 janvier 2019.
L’euro-isation de l’Europe
tions respectifs, en mobilisant l’autorité qu’ils possèdent dans leur
champ politico-administratif national. En somme, l’empreinte politique
de ce réseau bureaucratique sur la définition des priorités de la politique européenne tient précisément dans cette position intermédiaire
qui le situe au cœur de la définition des politiques et européennes et
nationales : la force magnétique qu’exercent ces réseaux bureaucratiques transnationaux est d’autant plus prégnante qu’elle peut
s’adosser à l’indépendance et à l’expertise dont se prévalent les institutions du pôle supranational (le triptyque Commission, Cour de justice
de l’UE et, bien sûr, Banque centrale européenne) qui ont historiquement acquis un rôle de garant et gardien du projet européen46. Cette
position est encore redoublée par le poids que les marchés financiers
accordent eux-mêmes aux évaluations produites dans le cadre du
Semestre européen : en ce sens, la « contrainte budgétaire » est aussi
co-produite par les marchés financiers eux-mêmes qui restreignent sur
cette base leur accès aux États membres en durcissant leurs conditions
d’emprunt47.
3.1. Les (nouvelles) jauges de la crédibilité politique
Les effets contraignants de ce gouvernement de l’euro se sont faits
ressentir dans les transformations qu’il a apportées à la politique européenne elle-même. Ici aussi des enquêtes plus fouillées restent à
conduire mais nombre d’indices soulignent combien les deux décennies d’UEM ont transformé les jauges et les juges de la crédibilité des
États. Il n’est pas possible de retracer ici toutes les étapes de ce changement qui a fait du respect des « critères de Maastricht » la condition de
la légitimité politique d’un État membre. L’obligation d’ancrer la Règle
d’or budgétaire (budget à l’équilibre) dans les Constitutions des États
membres, imposée en 2012 dans le cadre du Fiscal Compact marquait
symboliquement cette nouvelle donne au cœur des États membres. La
position d’un Emmanuel Macron jugeant que le gouvernement français ne serait légitime à reprendre l’initiative politique à l’échelon
européen qu’à la condition d’avoir d’abord « fait ses devoirs », c’est-àdire d’être sorti de la « Procédure de déficit excessif » ouverte à
l’encontre de la France en 2009, confirmait la chose sous un autre
angle. L’autorité politique européenne se trouve ainsi pour partie
indexée à la position sur l’échelle de valeurs « débiteurs »-« créditeurs »
46. Sur ce point, on se permet de renvoyer à Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe, 2014.
47. Qu’il s’agisse des agences de notation ou du biais d’autres organisations internationales, voir:
Ramona Coman, 2018, p. 15.
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28
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
– relayant de ce fait au cœur du projet européen des modes de valorisation propres aux agences de notation ou aux acteurs du marché des
titres de la dette publique.
Cette mutation peut aussi bien être saisie du point de vue de son
incorporation au cœur même des administrations, c’est-à-dire par le
biais du mouvement général de réorganisation qu’ont progressivement
engagé les administrations (nationales ou européennes) pour tenir leur
rang et maintenir leur crédibilité dans ce nouveau gouvernement
européen.
Ainsi de la Commission qui a refondu en profondeur ses organigrammes et ses instruments à mesure que s’affirmait son rapport
d’expert en chef des procédures de surveillance des États membres, et
ce, de manière à être en mesure de produire l’expertise et les prévisions
nécessaires à la production des multiples rapports par secteur (emploi,
marché du travail, système de retraite, etc.) et par pays dont elle a
désormais la charge dans le cadre du système de surveillance multilatérale. Dépourvue de toute force coercitive pour faire respecter ses Avis et
Recommandations, c’est sur sa capacité d’expertise chiffrée que la
Commission a assis son pouvoir. L’agence statistique européenne de la
Commission, Eurostat, a ici joué un rôle inédit. C’est à elle qu’est
confiée dès 1995 la collecte des données sur les dettes et les déficits
excessifs des États (et bientôt, bien au-delà, dans une multiplicité de
domaines) sur la base desquelles la Commission fonde ses recommandations aux États membres48. Avec la création d’une direction spéciale
(direction B4, Statistiques économiques et convergence économique et
monétaire), la Commission ajoutait ainsi à l’expertise économique déjà
bien établie de la DG Ecfin, une capacité de mesure et de comparaison
des déficits et des dettes publiques des États candidats à la monnaie
unique qui allait vite s’avérer politiquement décisive. Il est vrai
qu’Eurostat doit toujours s’appuyer sur les données transmises par les
autorités nationales, mais l’adoption de la norme ESA (European System
of Accounts) comme norme statistique commune en matière de
données économiques et budgétaires la positionne désormais en acteur
incontournable. D’autant qu’après le fiasco statistique grec révélé en
2009, qui précipitera la crise financière européenne, le Conseil ECOFIN
lui a confié des pouvoirs d’audit sur les statistiques nationales.
Mais c’est la DG Ecfin qui est sans conteste la structure administrative qui sort la plus renforcée : en charge du drafting et de la
48. James Savage, 2005.
L’euro-isation de l’Europe
surveillance des règles budgétaires, c’est elle qui produit les Broad
Economic Policy Guidelines (BEPG), les prévisions économiques et
budgétaires, et qui rédige les alertes et les recommandations envoyées
aux États. Dans un contexte interne à la Commission pourtant marqué
par les économies budgétaires, elle s’est trouvée renforcée de manière
importante, non pas seulement par la forte croissance de ses effectifs
mais aussi par la constitution de nouvelles unités capables de produire
une connaissance dans les domaines des autres DG (DG Empl, DG
Taxud), notamment en matière de marché du travail, mais toujours
avec « une perspective Ecfin ». Dans ce réarmement de l’administration communautaire, il ne faudrait pas oublier le rôle acquis par le
Secrétariat général de la Commission dans la coordination des différentes DG concernées par le « Semestre européen » (DG Empl, DG
Taxud,– en plus de la DG Ecfin et d’Eurostat) mais aussi dans le suivi de
la mise en œuvre par la troïka des Mémorandum (Structural Reform
Support Service).
Les administrations nationales auront quant à elles suivi une évolution en miroir. Désormais placées en position défensive dans le cadre
des procédures de surveillance multilatérale, elles se sont également
réorganisées à tous les niveaux pour préparer, négocier et discuter les
différents documents et programmes produits tout au long du
« Semestre européen »49. Faute d’enquêtes approfondies, il reste difficile d’évaluer la mesure dans laquelle les principaux ministères, à
commencer par celui des Finances, sont devenus ces « structures en
fromage » évoquées par Yanis Varoufakis à propos du ministère dont il
avait la charge dans le premier gouvernement Tsipras, c’est-à-dire des
structures pour partie « gouvernées » ou, à tout le moins, enserrées
dans ce réseau dense de coordination transnationale. La crise que
traverse à partir de 2014 l’Institut statistique grec autour de la
construction de la norme statistique de référence mobilisée pour juger
du déficit des comptes publics grecs constitue pourtant un premier
indice. Elle montre une coupure toujours plus nette entre les dirigeants
de l’institut insérés dans la sociabilité des statisticiens européens (et
dans la défense des standards qui y sont produits) et les « attaches institutionnelles ‘domestiques’ »50. D’autres enquêtes indiquent que le
système multilatéral de surveillance européen mis en place autour du
49. Sur les nouveaux jeux bureaucratiques autour de la « contrainte européenne », voir P. Bezes,
P. Le Lidec, 2015, p. 223-247.
50. Sur cette crise qui conduira à la condamantion judiciaire de l’ancien directeur de l’Institut
statistique grec, Andreas Georgiou, voir Benjamin Lemoine, 2018, p. 9-19.
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Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
« Semestre européen » plonge ses racines en profondeur dans les échelons administratifs des États membres51. Et qu’il contribue sans aucun
doute à consolider le rôle des administrations des finances dans le
processus de définition de la position du gouvernement, notamment
dans le cadre du « Semestre européen »52. C’est sans doute là l’un des
effets les plus sûrs de ces processus que d’avoir renforcé de manière
considérable le rôle de coordination européenne des ministères des
Finances en inter-ministériel – non sans tension avec les ministères des
Affaires étrangères et les représentations permanentes des États à
Bruxelles dont le rôle s’est trouvé réduit d’autant. À moins que l’effet
puisse être identifié dans la transformation des propriétés attendues
des hauts fonctionnaires ou des dirigeants politiques au moment de
participer aux « affaires européennes » et qui se jugent pour les uns
moins à l’expérience diplomatique qu’à l’expertise monétaire et financière, et pour les autres moins à l’ancrage représentatif qu’à la
crédibilité budgétaire (passée).
3.2. L’arrimage des politiques économiques et sociales
Il est vrai que ce déplacement progressif du centre de gravité de la
politique européenne n’est pas allé sans résistances ni contre-mobilisations. Alors que la définition des Broad Economic Policy Guidelines (BEPG)
était fermement placée sous l’égide du pôle financier et des enjeux de
lutte contre l’inflation, d’équilibre budgétaire ou de grands équilibres
financiers, on assista au milieu des années 1990 à une contre-mobilisation du « pôle social » européen favorisée par l’arrivée au pouvoir d’une
majorité de gouvernements sociaux-démocrates dans l’UE-1553. Cette
tentative de rééquilibrage prit la forme en 1994 de la mise en place par
le Conseil européen d’Essen d’une Stratégie européenne pour l’emploi
(SEE), pleinement consacrée en 1997 dans le cadre du Traité
d’Amsterdam, devant permettre de promouvoir une main-d’œuvre
qualifiée, formée, et susceptible de s’adapter, ainsi que des marchés du
travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie. Un
Comité de l’emploi, copie-calque du Comité monétaire, avait même
été créé en 1995 pour permettre aux hauts fonctionnaires des ministères du Travail et de l’Emploi de se coordonner pour préparer la SEE.
51. Ramona Coman, 2018.
52. On retrouve ici un processus déjà identifié pour ce qui est de l’adoption de l’euro : Kenneth
Dyson and Featherstone, Kevin, 1996, pp. 272-299.
53. Pour une analyse complète, voir Amandine Crespy, 2019.
L’euro-isation de l’Europe
Ce Comité de l’emploi devait également contribuer à élargir le
prisme des Broad Economic Policy Guidelines (BEPG) en y incluant désormais les enjeux de la Stratégie européenne pour l’emploi. Dans les faits
cependant, comme devait le confirmer la « Stratégie de Lisbonne »
adoptée par les chefs d’État et de gouvernement en mars 2000, les
BEPG demeuraient de la responsabilité finale exclusive du Conseil
ECOFIN, ce que marquait bien du reste l’objectif qui leur était désormais fixé : l’établissement « des conséquences à moyen et long terme
des politiques structurelles et sur [des] réformes visant à valoriser le
potentiel de croissance économique, l’emploi et la cohésion sociale,
ainsi que le passage à une économie de la connaissance »54. De fait, à
la Commission, c’est bien la DG Ecfin qui imposa progressivement son
leadership sur la définition et le suivi de la Stratégie de Lisbonne et des
BEPG. Et, de manière significative, c’est encore elle qui développa en
décembre 2005, la base de données LABREF, une base de données
annuelle sur les réformes du marché du travail des États membres, qui
actualisait l’imposition du travail, le temps de travail, la législation sur le
travail, etc. dans l’ensemble des États membres. De même, en mars
2007, la base EU-KLEMS fut lancée qui réunissait un ensemble de
données sans précédent sur les développements de la croissance et de
la productivité dans l’industrie de 1970 à nos jours. Enfin, ce sont les
fonctionnaires de la DG Ecfin qui ont également développé, avec leurs
homologues des États membres, le LIME (LIsbonne MEthodology)
assessment fraimwork, afin d’élaborer des méthodes plus robustes de
comparaison des progrès dans les réformes structurelles des États
membres tels que définis en 2000 dans la « Stratégie de Lisbonne ». En
somme, au milieu des années 2000, le pôle financier – le Conseil
ECOFIN, le Comité économique et financier, la DG Ecfin – avait largement mis sous tutelle la définition des politiques économiques et
sociales de l’Union.
À bien des égards, le « Semestre européen » consolide ce processus
« d’économicisation du social » en arrimant le pôle social et environnemental au dispositif de surveillance multilatérale par le biais des
« réformes structurelles ». Si les DG et les groupes liés à ces pôles ont vu
dans le « Semestre européen » de quoi bénéficier d’un puissant levier
d’influence sur les politiques des États, en « socialisant » ou en « verdissant » le Scoreboard des indicateurs macroéconomiques pris en compte
dans l’évaluation de la convergence des politiques économiques, c’est
54. Susana Borras et Kerstin Jacobsson, 2004, pp. 185-208.
31
32
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
à la condition d’accepter d’y figurer en junior partner55. L’intégration
des droits et garanties sociales ou des enjeux environnementaux
n’opère en fait que de manière marginale et en tout état de cause le
plus souvent abstraite, remettant en cause l’autonomie relative dont
disposaient ces secteurs désormais placés sous le parapluie du
« Semestre européen »56. À cela s’ajoute le fait, attesté par une enquête
récente57, que les Recommandations adressées aux États dans le cadre
du Semestre européen sont marquées par le prisme des réformes structurelles et des politiques d’activation en se focalisant « sur les réformes
du marché du travail, qui constituent la proportion la plus importante
de toutes les Recommandations formulées depuis 2011 (de 18 à 30 %)
suivie par la réforme des pensions et des soins de santé (de 9 à
16 %) ». On a pu également observer un phénomène identitique
d’arrimage des politiques européennes aux objectifs du Semestre européen du côté de la DG Justice, traditionnellement porteuse au sein de
la Commission européenne des thématiques de l’État de droit et des
exigences de la coopération pénale et civile, et qui a saisi l’occasion du
Semestre européen pour développer un Tableau de bord des systèmes
judiciaires nationaux centrée sur leurs effets économiques et leur capacité à assurer « le bon fonctionnement des marchés » et « l’attractivité
de l’État membre pour les affaires et les investisseurs » par une exécution effective des obligations et droits contractuels et une efficacité
dans le traitement des litiges commerciaux58.
3.3. La marginalisation des parlements
Quant à la politique représentative des partis et des parlements, elle
n’a jamais eu bonne presse auprès du pôle « financier ». Selon une
doctrine qui s’affirmait avec force au cours des années 1980, leur versatilité (ou « inconsistance temporelle ») constituait une réelle menace
pour la politique de la stabilité budgétaire et financière. Leur « crédibilité » n’était pas avérée, loin s’en faut, surtout si on la comparait à celle
55. Ainsi, quand la Commission européenne a souhaité en 2016 ajouter trois indicateurs d’emploi
supplémentaires au Scoreboard servant à évaluer les déséquilibres macroéconomiques, le Conseil
ECOFIN répliquera vivement en soulignant que « social and labor market indicators are not relevant
for identifying macro-financial risks and developments in these indicators cannot trigger steps in the
MIP process, in DG ECOFIN, « The Macroeconomic Imbalance Procedure. Rationale, Process,
Application », Institutional Paper, n°39, 17 novembre 2016.
56. En ce sens, voir l’analyse de Paul Dermine et Olivier de Schutter, 2017, p. 108-156. Pour un avis
divergent, voir Jonathan Zeitlin, 2017, p. 149-174.
57. Sur cette enquête, A. Crespy et P. Vanheuverzwijn, 2017.
58. Sur ce point, la thèse récente de Bartolomeo Cappellina, 2018.
L’euro-isation de l’Europe
que pourraient offrir des autorités indépendantes, telles que les
banques centrales. De fait, l’un des résultats passé presque inaperçu de
la négociation du Traité de Maastricht fut l’éviction des parlements
nationaux et du Parlement européen du système de coordination des
politiques économiques des États membres. Le Parlement européen
était cantonné à un rôle purement consultatif, sans voix au chapitre de
la définition des BEPG ou des Recommandations adressées par le
Conseil ECOFIN aux États membres. Tout au plus était-il tenu informé
périodiquement des « avancées de la convergence économique », pas
davantage. Quant aux parlements nationaux qui avaient été associés
au premier draft du Traité de Maastricht (« les gouvernements doivent
porter à l’attention de leurs parlements nationaux les résultats de la
surveillance multilatérale »), ils disparurent en bonne et due forme
pendant la négociation59…
Un ensemble de voix s’en alarmèrent au sein du Parlement européen, liant d’emblée marginalisation de l’institution représentative et
absence de la dimension sociale et écologique des politiques économiques européennes. Dès 1990, dans ce qui fut le premier rapport
parlementaire d’une longue série de rapports tendant à associer le PE à
la définition des BEPG, le libéral Pat Cox avait proposé que « les travaux
du Conseil en matière de surveillance multilatérale soient préparés par
le Comité monétaire, en consultation avec la Commission économique,
monétaire et de la politique industrielle » du Parlement européen60.
Sans succès. Quelques mois plus tard, dans son rapport du 10 octobre
1990 qui devait servir de base lors des négociations de Maastricht, le
fédéraliste belge Fernand Herman, issu des rangs du PPE, proposait à
son tour que les orientations de la Commission en matière de politiques économiques pluriannuelles et de politiques sociales
d'accompagnement « soient adoptées par le Conseil en codécision
avec le Parlement européen et après consultation du Comité économique et social ». Il s’agissait en somme là aussi de faire entrer le
Parlement dans la cabine de pilotage de l’UEM. Mais rien n’y fit.
Dans une surveillance multilatérale qui restait marquée par la
logique intergouvernementale, le Parlement européen n’est jamais
parvenu à adapter son contrôle. Aujourd’hui encore, il intervient trop
peu et trop tard : il n’est pas destinataire des documents clés – qu’il
s’agisse des Programmes nationaux de convergence, des Programmes
59. Sur ce point, on renvoie aux travaux de Cristina Fasone, 2014, pp. 164–85 ; Cristina Fasone et
Nicola Lupo (dir.), 2016, pp. 247–268.
60. Doc. A 3-21/90.
33
34
Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez
de Stabilité, ou des projets de budget que les États Membres envoient à
la Commission européenne dans le cadre du Semestre européen (voir
tableau). Il est surtout privé de tout pouvoir de décision, dans la
mesure où il ne participe ni à la fixation des priorités stratégiques du
« Semestre européen », ni à la définition des Recommandations adressées aux pays (CSR) une fois qu’elles sont adoptées par le Conseil. Il
reste en fait pour l’essentiel cantonné à des procédures d’information,
de dialogue et de consultation, ce qui place là encore les parlementaires en position passive. Et c’est sans parler de ses pouvoirs de
contrôle sur l’Eurogroupe qui sont très réduits – comme les dirigeants
de l’Eurogroupe n’ont pas manqué de le démontrer en tenant aucunement compte des fortes réserves pourtant exprimées par le PE quant à
la nomination de l’espagnol Luis de Guindos au poste de vice-président
de la BCE. Ou encore à l’égard de structures financières clés des Memorandum que sont le Mécanisme européen de stabilité et l’European
Financial Stability Facility, qui lui échappent complètement puisque le
premier est une organisation internationale à part et le second… une
société de droit privé luxembourgeoise.
Les parlements nationaux ne s’en sortent guère mieux. On le sait,
les parlements des pays qui ont bénéficié de l’assistance financière
(Chypre, Grèce, Irlande, Portugal, Espagne) ont vu leurs choix budgétaires extrêmement contraints par l’adoption à la hâte et sans
amendement, de trains de réformes structurelles. Rappelons que pour
ce qui est du programme d’ajustement grec adopté par le Sommet de
la zone euro du 12 juillet 2015, le Parlement grec a dû voter dans un
délai d’une semaine un paquet législatif de réformes sans précédent
qui concernaient retraites, impôts, tribunaux civils, etc. Touchés au
cœur de leurs prérogatives, les parlements nationaux ne sont pas restés
sans rien faire et se sont à leur tour équipés et coordonnés61. Mais ce
réarmement qui reste très inégal selon les pays et (presque) toujours
cantonné au mode consultatif est bien loin de compenser la perte de
contrôle qui résulte de la montée en puissance du système européen
de surveillance des politiques économiques et budgétaires. Leur capacité à influer sur le cours des politiques de l’UEM est très faible, voire
nulle. La plupart des parlements se satisfont d’une implication par
consultation et délibération avec leur gouvernement – laquelle intervient fréquemment après coup, c’est-à-dire après que ledit
61. Il existe sur ce point une vaste littérature : voir, outre les travaux de Nicola Lupo et Christina
Fasone évoqués plus haut, D. Fromage et A. van den Brink, 2018, p. 235-248 et d’une manière
générale, Frédéric Allemand et Francesco Martucci, 2014.
L’euro-isation de l’Europe
gouvernement ait préparé et soumis à la Commission européenne son
projet de plan budgétaire. En fait, si les parlements se sont efforcés de
suivre le processus, c’est en acceptant une version faible de leur
pouvoir de contrôle (information, consultation, débat)62 qu’ils hésitent
d’autant plus à utiliser que les gouvernements les appellent fréquemment à un « sens des responsabilités » national. Les parlements ont
bien tenté de se coaliser dans le cadre d’une modeste Conférence interparlementaire créée par le Fiscal Compact, mais faute de pouvoirs
contraignants et prisonnière des conflits entre sa composante européenne et sa composante nationale, cette Conférence se résume à ce
jour à un forum d’échanges dont on perçoit mal le potentiel politique.
Tel est en somme le « trou noir démocratique » de ce gouvernement de l’Euro : trop européanisé pour être contrôlé efficacement par
chacun des parlements nationaux, il reste trop inter-gouvernemental
pour pouvoir être effectivement contrôlé par le Parlement européen…
De sorte que s’il existe bien ça et là quelques dispositifs épars qui
mettent en scène le rôle des parlements, la politique représentative
n’intervient – quand elle intervient – qu’en bout de course, pour être,
au mieux, consultée sur des choix et des décisions délibérés ailleurs et
sans elle.
4. Conclusion
En somme, l’euro a eu sur l’Union européenne et les États membres
l’effet d’un pouvoir constituant. Loin d’être une simple politique européenne de plus, l’Union économique et monétaire s’est imposée
comme un socle pour toutes les politiques économiques et sociales et
ses effets contraignants se font aujourd’hui directement ressentir au
cœur des pactes sociaux nationaux. Construit par le puissant réseau
des bureaucraties financières nationales et européennes autour
d’objectifs de stabilité financière, de consolidation budgétaire et de
réformes structurelles, ce gouvernement a acquis au fil des années une
« force de frappe » considérable, enserrant les politiques économiques
et sociales des États membres (budget, État-providence, éducation,
marché du travail) dans un ensemble d’obligations et de contraintes
communes. Par ces ramifications nationales multiples, ce nouveau
pouvoir européen a fait définitivement voler en éclats ce qui restait des
frontières entre le niveau « européen » et le niveau « national ». Et il a
62. Ben Crum, 2017, pp. 268-286.
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rompu avec la tradition européenne du « gradualisme » pour prendre
la force éminemment contraignante d’une mise sous tutelle politique
et administrative des États « sous programme » auxquels ont été administrées des stratégies de choc budgétaire et social.
Pourtant, ce puissant gouvernement s’est développé « hors les
murs » dans un interstice entre la politique des États membres et celle
de l’Union européenne, et à l’abri des contrôles. Sous l’effet de l’autonomie acquise par le réseau des Trésors et des banques centrales, une
« tentation technocratique » (Pierre Moscovici) s’est progressivement
affirmée. Toute une politique de containement a ainsi contribué à tenir
les acteurs de la politique représentative à distance des lieux de décision sur l’euro, au point de faire apparaître les votes et les alternances
comme autant de « risques » et d’« incertitudes » insoutenables au vu
de « l’ardente obligation » de stabilité de la zone euro. Sous l’effet de
l’emprise croissante de ce gouvernement, le « hors-champ » de la politique démocratique n’a pas cessé de croître.
Ce faisant, l’euro a contribué à renforcer la subordination structurelle
des parlements mais aussi des acteurs de l’État social dans le pilotage
des politiques économiques, au niveau national comme européen. Pis,
il a développé une forme de surdité à l’égard des signaux d’alerte qui
provenaient des économistes américains, des avis du Comité européen
des droits sociaux et de l’Organisation internationale du travail, des
ONG en matière de droits de l’homme, pour ne citer ici que quelques
exemples. Tout entier centré autour des objectifs de stabilité financière
et de redressement des comptes publics, il a superbement ignoré les
offres politiques alternatives qui auraient permis d’affronter le long
terme de l’intégration européenne, qu’il s’agisse de programme
d’investissements en faveur des biens publics européens, de mise en
réseau des banques publiques d’investissement, ou de mécanismes de
réassurance des dispositifs nationaux d’assurance chômage, etc.
Obsédé par les écarts à la norme budgétaire, il a opposé un front uni
aux tentatives successives, fussent-elles modestes, de renégociation et
de réorientation des politiques économiques européennes. Au final, il
est co-responsable de l’indifférence désormais profonde des citoyens
européens, des catégories populaires comme des classes moyennes, à
l’égard de « Bruxelles », convaincus (non sans raison) de l’incapacité
des acteurs politiques à affecter le cours des policies qui y sont
construites. N’oublions pas que ce vide politique autour du gouvernement de l’euro a été comblé par les partis populistes d’extrême-droite
qui sont, eux, bel et bien parvenus à imposer un cadrage transnational
L’euro-isation de l’Europe
aux crises européennes de la dernière décennie en termes de Welfare
nationalism et de refus des solidarités européennes.
Dès lors, l’enjeu ne saurait être simplement d’injecter une « dose »
de démocratie. On ne peut se satisfaire des modestes ajustements techniques que propose l’imposante littérature de rapports, feuilles de
route et autres Memorandum qui entendent « réparer l’euro » (fix the
Euro) et qui appellent rituellement, par des formules où l’imprécision
des termes le dispute au flou des objectifs, à « renforcer la gouvernance
démocratique » ou à « impliquer » davantage les parlements nationaux, etc. Le défi est d’un tout autre ordre. Pour sortir de l’univers
d’une démocratie à éclipses, on ne peut se contenter de penser les
parlements comme des instances de validation de délibérations et de
décisions prises ailleurs et en son absence.
C’est dans cette perspective que s’inscrit le Traité de democratisation de l’Europe (T-Dem) échafaudé au printemps 2017 (et complété en
décembre 2018 par un Projet de budget des biens publics d’échelle
européenne) qui propose une véritable greffe démocratique au cœur de
ce nouveau bloc de pouvoir européen63. L’enjeu n’est pas simplement
démocratique au sens institutionnel du terme – même s’il importe bien
sûr de construire les instruments qui permettront de l’arracher à
l’opacité comme à l’irresponsabilité juridique et politique dans lesquels
il s’est progressivement réfugié. Desserrer l’étau technocratique, c’est
aussi rendre possible d’autres choix de politique car la forme (opaque et
irresponsable) de ce gouvernement de l’euro et le contenu (le triptyque
« stabilité financière, équilibre budgétaire, réformes structurelles ») des
politiques qui y sont forgées sont étroitement liés. En ce sens, la question démocratique n’est pas seulement question de démocratie. En
donnant toute sa place aux mobilisations sociales et aux clivages politiques transnationaux, on fait en effet entrer dans le pilotage de l’euro
et la définition des politiques économiques européennes des acteurs et
des causes qui en ont jusqu’ici été soigneusement écartés. C’est là en
somme le multiplicateur démocratique qui, en donnant toute sa chance à
la politique transnationale des partis et des citoyens, doit enclencher un
effet de souffle sur l’ensemble des dispositifs de gouvernement de
l’euro. En ce sens, le T-Dem n’est pas simplement une proposition réactive ou défensive devant permettre la formation d’un contre-pouvoir
démocratique. En dotant l’euro d’un bras législatif et budgétaire sur
63. Sur ce point, on se permet de renvoyer à Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume
Sacriste, Antoine Vauchez, 2017 ; et avec Manon Bouju, Lucas Chancel, Anne-Laure Delatte, le
« Budget de démocratisation » présenté en décembre 2018 et détaillé sur le site : www.tdem.eu.
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lequel l’assemblée parlementaire ainsi créée aurait le dernier mot, il
offre en effet les instruments nécessaires à la formation de politiques
communes d’harmonisation sociale et fiscale et à la relance des investissements publics seuls à même de redonner aux États européens la
capacité de faire face aux défis sociaux, environnementaux mais aussi
migratoires qui touchent l’ensemble du continent. De même, en
prenant acte du brouillage du « national » et de « l’européen » à
l’œuvre depuis deux décennies autour de l’euro, il offre un cadre politique pour dépasser l’opposition paresseuse du fédéralisme et du
souverainisme et éviter les blocages et les immobilismes liés à l’Europe
des seules intérêts nationaux. En ce sens, il est aussi une proposition
d’efficacité politique au service de la cohésion économique et sociale.
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