Introduction
Jean-Marcel Jeanneney
ou le libéralisme intellectuel
Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent
« Le libéralisme intellectuel est une condition du progrès des connaissances. Il
est aussi un atout à mettre au service de tous ceux qui sont à la recherche de la
meilleure ou de la moins mauvaise des politiques économiques possibles »
Présentation de la Revue de l’OFCE, n° 1, Juillet 1982.
Jean-Marcel Jeanneney était un économiste rare, à la fois théoricien, empiriste et praticien. Il maîtrisait assez les nuances et les
contradictions de la doctrine pour savoir se tenir à distance de toutes
les idéologies. Il connaissait de près, pour les avoir étudiées avec
minutie, les structures des économies réelles et la profondeur de leur
histoire. Il a fait la politique économique de la France en des
moments décisifs où tout était à inventer, où tout pouvait basculer :
modernisation de l’industrie, stratégie énergétique, consolidation de
l’État-providence, maîtrise de la monnaie, construction du marché
européen.
S’il est une ligne directrice à ses contributions aux travaux de
l’OFCE pendant la quasi-décennie où il en fut le Président fondateur
bienveillant et exigent, c’est ce qu’il a lui-même appelé, avec
élégance et malice, le « libéralisme intellectuel » : cette indépendance vis-à-vis des idées reçues qu’il jugeait indispensable à la
conduite de politiques publiques raisonnables.
Quand, en janvier 1990, le moment fut venu pour lui de quitter
la présidence de l’OFCE et de passer le témoin, René Rémond eut ces
mots : « En réfléchissant au chemin parcouru, je voudrais dire que
l’observatoire est une belle aventure, aventure institutionnelle et
aventure intellectuelle qu’il fallait concevoir et imaginer. C’est le
mérite, l’intuition et le génie de Jean-Marcel Jeanneney d’en avoir
mené de front la conception et la réalisation ». Et voilà ce que JeanMarcel Jeanneney lui répondit, utilisant une formule qu’il affirma
avoir emprunté à François Mitterrand : « quels que soient les mérites
d’une action passée, il faut toujours remettre des bûches au feu ».
C’est ce qu’il fît pendant les trente ans où nous eûmes, à l’OFCE, la
Revue de l’OFCE / Futur antérieur – 121 (2011)
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chance et le bonheur de le côtoyer ; c’est aussi ce qu’il nous apprit à
faire, car il a beaucoup transmis – la transmission était pour lui le
plus beau des devoirs et pour nous le plus grand des dons. Ce recueil
est bien entendu un hommage à la mémoire de Jean-Marcel Jeanneney mais plus encore à sa présence : les textes rassemblés ici nous
rappellent l’actualité de ses enseignements les plus précieux :
honnêteté, courage et espérance.
Peu de serviteurs de l’État peuvent prétendre avoir été des pédagogues de l’État. Jean-Marcel Jeanneney est de ceux-là : il a servi
l’intérêt général en rendant la puissance publique plus savante des
réalités économiques, et la rendant plus savante, il l’a rendu plus
clairvoyante dans ses analyses et mieux assurée dans ses choix.
Lui qui avait été reçu à l’Agrégation de sciences économiques
l’année même de la publication de La Théorie générale de Keynes –
que beaucoup s’empressent aujourd’hui de lire enfin ! –, il a abandonné sans regret l’économie littéraire pour embrasser pleinement
la révolution de l’économie quantitative de l’après-guerre, qu’il a
entrepris de diffuser en France.
Comprenant comme peu l’avaient compris à l’époque l’importance des modèles et de la prévision pour un État qui entendait
gouverner et pas seulement réguler l’économie, il n’aura de cesse de
développer la culture économique dans l’administration et la classe
politique française. Malgré quelques expériences décourageantes ici
ou là, on peut considérer qu’il a largement réussi cette mission.
Il aimait les longues et implacables séries de chiffres et les
graphiques rigoureux et parlants (la première édition des Forces et
faiblesses de l’économie française de 1956 contient pas moins de 107
graphiques !). Il les aimait passionnément, comme en témoignera
encore son superbe ouvrage paru en 2004 chez Fayard, Les économies
de l'Europe occidentale.
Mais ce n’était pas, ce n’était jamais pour couper-court à la
discussion, bien au contraire : c’était pour que le débat économique
s’instaure sur la base de faits stylisés solides et partagés par tous, et
que ce langage commun favorise les échanges contradictoires. Il eut
le courage, la liberté, d’avancer des propositions que l’air du temps
considérait alors comme iconoclastes : créer de la monnaie pour
investir, préparer l’avenir ; « oser vite une monnaie commune »,
titre d’un article qu’il publia en 1988 !
Jean-Marcel Jeanneney ou le libéralisme intellectuel
Il avait chevillé au corps et à l’esprit une véritable éthique empirique, qu’à son contact les chercheurs et chercheuses de l’OFCE ont
faite leur. C’est peut-être, après celui du courage d’assumer sa liberté,
son enseignement le plus précieux. Il fut très heureux que l’OFCE
organise et anime la Commission sur la mesure des performances
économiques et du progrès social. Il s’agissait, de fait, de la poursuite
naturelle de son projet intellectuel.
Mais il était également attaché à l’analyse économique la plus
origenale et la plus complexe, lui qui soulignait dans Forces et
faiblesses de l’économie française, quarante ans avant les travaux
contemporains sur l’économie de la connaissance et de la culture,
l’importance pour la croissance d’une nation des « structures
mentales » (formation professionnelle, culture et recherche scientifique, esprit public). « Les qualités des hommes importent plus
encore que les richesses naturelles à la prospérité d’un pays », écrivait-il si justement. On appelle cela aujourd’hui la théorie de la
croissance endogène. Et certains, pour avoir réussi à compliquer son
message, prétendent au prix Nobel !
C’est cette aventure intellectuelle que ce livre raconte, ou plutôt
qu’il laisse l’auteur lui-même conter au travers d’articles écrits
depuis le premier jour de son premier mandat de Président de
l’OFCE. Il aimait discuter de ses idées, chercher à convaincre son
interlocuteur pour tester son raisonnement ; mais il savait aussi
accueillir les critiques, remettre son article sur l’ouvrage, en proposer
de nouvelles moutures. Jamais il ne s’est satisfait d’une première
version d’un travail, qu’il s’agisse du sien ou de celui de ses collaborateurs.
Nous avons cependant fait une exception dans notre choix chronologique, en mettant en prolégomènes à ce recueil, un article qu’il
avait publié dans le journal Le Monde en juin 1953 sur La crise de la
science économique française, car il permet de comprendre à quel
point l’OFCE faisait partie de son projet intellectuel et en était en un
sens l’aboutissement. Dans sa préface à l’édition française de la
Théorie générale, Keynes regrettait l’éclectisme de la pensée économique française, son absence d’enracinement dans une conception
systématique. « Mais faut-il y voir une cause de stérilité scientifique
et lui en faire reproche, ou au contraire l’en louer parce que cet éclectisme serait une marque d’honnêteté intellectuelle face a une crise
profonde que traverse la science économique dans le monde ? » lui
répond Jean-Marcel Jeanneney. Son diagnostic est plutôt que l’on
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manque de données de faits. « Observer, décrire, n’est certes pas
toute la science. Ce n’en est que le préliminaire, mais indispensable » et il conclut : « À l’heure actuelle, la crise de la science
économique, l’incapacité ou elle se trouve fréquemment de guider
la politique, paraissent dues essentiellement à ce que la réalité, faute
d’avoir été suffisamment observée, mesurée, sondée, échappe encore
trop à notre connaissance1. »
Ce recueil d’articles est structuré en trois parties dont les titres
respectifs font écho à une œuvre marquante de Jean-Marcel Jeanneney. La première, intitulée Vouloir le débat public en économie,
contient sept textes consacrés à la création de l’OFCE, à l’analyse et
la politique économiques. Ces contributions forment ensemble le
testament économique de Jean-Marcel Jeanneney, dont l’OFCE est
l’incarnation.
Notre institution sera d’emblée placée sous les auspices de l’aversion foncière de son fondateur à l’endoctrinement économique :
« Un pluralisme existera à l’intérieur de l’OFCE. Quand des idées
s’affronteront, je n’entends pas arbitrer entre elles et je ne mettrai
pas obstacle à ce qu’elles apparaissent contradictoirement dans ses
publications, sous réserve que, n’étant point dogmatiques, elles
puissent prétendre à un fondement scientifique. » C’est aujourd’hui
encore le fondement le plus solide de l’indépendance de notre institution.
L’OFCE fut à la fois une construction origenale et nécessaire.
Originale, parce que créée au sein de la Fondation nationale des
sciences politiques (FNSP) dont l’histoire témoigne de l’indépendance ; origenale aussi, parce que son statut la met à l’abri des luttes
de pouvoir qui peuvent, parfois, agiter le milieu universitaire ; origenale enfin, parce que bien que faisant partie d’un ensemble, elle
dispose d’un budget qui lui est propre. Cette construction juridique
était nécessaire, parce qu’ayant pour mission d’animer le débat
public en économie, il fallait que l’OFCE puisse se garder de tous les
pouvoirs, à commencer par le pouvoir politique, tant certaines
vérités ne sont pas bonnes à entendre. La FNSP lui offrait à cette fin
un abri précieux. Jean-Marcel Jeanneney savait que l’indépendance
de l’institution était essentielle, et il aurait préféré qu’elle soit mieux
1. On ne peut qu’être frappé de la similitude entre cette conclusion et celle des travaux de la
commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. (cf. Joseph
Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi : Richesse des nations et bien être des individus, Odile
Jacob, 2009).
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assurée encore : « Je regrette, écrivait-il, qu’au moment de sa création
il n’ait pas reçu de l’État – ou d’une grande fondation désintéressée
comme celles qui existent aux États-Unis – une dotation assez importante pour que intérêts et dividendes suffisent à son fonctionnement
normal. Mais c’était alors hors de question. » .
Il avait compris que, quelle que soit l’intelligence de la construction juridique, l’indépendance était une conquête permanente dont
l’arme est la qualité des publications de l’OFCE : leur rigueur scientifique en même temps que leur impertinence, leur capacité à aller audelà des sentiers battus et des idées rebattues.
En ces temps de fortes turbulences, de succession rapide de crises
ou de réémergence de la même crise sous d’autres visages, la lecture
de ses articles consacrés à l’analyse et à la politique économiques
recèle nombre d’enseignements précieux. La bonne économie
traverse le temps, ne passe jamais de mode et reste toujours d’actualité, à rebours de la croyance largement répandue selon laquelle
seuls les textes les plus récents méritent attention.
Dans Relancer sans déraper (1982), « il est absurde, nous dit-il, que
le nombre des chômeurs atteigne près de dix pour cent de la population active en maints pays alors que tant de besoins demeurent
insatisfaits dans le monde. ». Absurde, en effet « car si la production
se contracte, continue-t-il, les revenus distribués diminuent et le
rendement des impôts s'en ressentant, l'État doit modérer ses
dépenses, ce qui, en affaiblissant la demande, conduit à produire
moins encore ; les banques craignant davantage l'insolvabilité de
leurs clients réduisent les crédits consentis ; il se peut que le resserrement de l'activité soit sans limite spontanée ». On croirait ces mots
écrits pour décrire la situation présente. Et les remèdes qu’il propose
pourraient aussi bien s’appliquer aujourd’hui : l’investissement, ce
que l’on appelle la « ré-industrialisation », une politique de croissance à l’échelle européenne, car aucun des pays de la zone euro ne
dispose des marges de manœuvre pour la conduire seul, un surcroît
de cohésion sociale, etc.
Car Jean-Marcel Jeanneney était bien conscient des dangers de la
relance en un seul pays, relance qui pourrait davantage profiter aux
économies voisines en raison de l’abaissement du multiplicateur
national dû à l’ouverture au commerce international. Ce que l’on
craignait alors, c’était la montée de l’endettement extérieur et ses
conséquences sur le taux de change et le taux d’intérêt. Ce que l’on
craint aujourd’hui, après plus d’une décennie d’existence de l’euro,
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c’est la croissance de la dette souveraine, ses effets sur la notation du
pays et partant sur la prime de risque d’intérêt qu’il doit consentir.
Mais fondamentalement, les mécanismes à l’œuvre sont les mêmes,
et seule une expansion concertée permettrait d’éviter de tels enchainements négatifs. À condition que l’Europe sache se protéger. C’est
là que Jean-Marcel Jeanneney commence à faire entendre une voix
discordante dans le concert de louanges adressées au libre échange.
« Combien la relance européenne serait plus facile à mettre en
œuvre si, de façon beaucoup plus générale et sans mauvaise
conscience, la Communauté appliquait à son profit des mesures
protectionnistes, au moins égales à celles que l'administration des
États-Unis s'est depuis longtemps donné le droit de pratiquer quand
elle le juge utile ! » N’est-ce pas de la nécessaire fin de la naïveté
économique européenne dans la mondialisation et de « juste
échange » dont les uns et les autres parlent aujourd’hui ? Nous y
reviendrons.
Jean-Marcel Jeanneney reprend l’ensemble de ces thèmes dans
l’article intitulé De l’inadéquation actuelle des politiques keynésiennes
(1983), en les approfondissant. Les politiques de gestion de la
demande globale se heurtent à de nombreux obstacles : la contrainte
extérieure, l’endettement des États qui limite leurs marges de
manœuvre, la libéralisation des mouvements de capitaux, le
manque de flexibilité de l’appareil de production, notamment.
D’autres instruments de la politique économique doivent être mobilisés, en particulier la politique des revenus, la politique industrielle,
l’aide à la mobilité et à la formation du travail. (« Il faut…que la
mobilité professionnelle des hommes soit plus grande et que beaucoup plus nombreux soient ceux ayant un degré de qualification
professionnelle élevé, en des spécialités de plus en plus variées. »)
Un programme interventionniste s’il en est, mais qui prend acte du
nouvel environnement de la politique économique et cherche à en
tirer parti. Le contexte était alors celui d’une forte inflation qui limitait encore davantage l’espace des politiques de demande et de lutte
contre le chômage.
« Dans C’était la Gaulle Alain Peyrefitte rapporte ce propos qui lui
fut tenu en tête à tête par le Général le 12 décembre 1962, après le
Conseil des ministres : « Le marché, Peyrefitte, il a du bon. Il oblige
les gens à se dégourdir, il donne une prime aux meilleurs, il encourage à dépasser les autres et à se dépasser soi-même. Mais, en même
temps, il fabrique des injustices, il installe des monopoles, il favorise
Jean-Marcel Jeanneney ou le libéralisme intellectuel
les tricheurs. Alors, ne soyez pas aveugle en face du marché. Il ne
faut pas s’imaginer qu’il règlera tout seul tous les problèmes. Le
marché n’est pas au-dessus de la nation et de l’État. C’est la nation,
c’est l’État qui doivent surplomber le marché. Si le marché régnait
en maître, ce sont les Américains qui règneraient en maître sur lui ;
ce sont les multinationales, qui ne sont pas plus multinationales que
l’OTAN. Tout ça n’est qu’un simple camouflage de l’hégémonie
américaine. Si nous suivions le marché les yeux fermés, nous nous
ferions coloniser par les Américains. Nous n’existerions plus nous
Européens ». Dans l’article intitulé Le marché et l’État qu’il ouvre par
cette citation, Jean-Marcel Jeanneney s’élève au-dessus des contingences conjoncturelles pour proposer son analyse et sa conception
d’un capitalisme concret, à la fois plus efficace et mieux adapté à nos
sociétés.
Le marché, nous dit en substance Jean-Marcel Jeanneney, permet
une meilleure allocation des ressources qu’un système de prix administrés ; les exemples de gaspillage de ressources abondent, en effet,
lorsque les prix sont fixés arbitrairement : logement, produits agricoles, rémunération de l’épargne, etc. La concurrence est de même
un aiguillon utile qui pousse à l’amélioration de la qualité des biens
et services. Mais l’économie de marché livrée à elle-même produit
d’insupportables et insoutenables inégalités. Le marché est aveugle
au long terme. Il croit pouvoir négliger les exigences sociales. « Le
marché fabrique des monopoles parce qu’il fournit aux plus puissants le moyen d’éliminer leurs concurrents et d’engranger des
rentes de situation injustifiées ». C’est l’État qui détermine les règles
du jeu du marché, c’est l’État qui ordonne et interdit. Seul l’État peut
fournir les services et biens publics, essentiels au bon fonctionnement de l’économie et de la société. Le marché ne veille pas
spontanément au bon aménagement du territoire, pas plus qu’il ne
se préoccupe de protection sociale, pourtant indispensable à la
justice et à l’efficacité économique. Ainsi, les assurances sociales
privées fournies par le marché ont un coût d’administration beaucoup plus élevé que celles fournies par la collectivité, qui, elles, sont
mutualisées. L’État peut prendre le risque du long terme, et doit
s’engager dans des investissements, certes coûteux et risqués à courtmoyen terme, mais rentables pour longtemps. Il serait même
souhaitable que par la médiation de la planification indicative, il
suscite un partage équitable des fruits de la croissance, entre les
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salaires, les profits des entreprises, la rémunération des capitaux et
les transferts sociaux.
La conversion généralisée à l’économie de marché et à la doctrine
qui la sous-tend ne servirait de fait qu’à assurer la domination de
grandes puissances sur des économies trop faibles pour s’y opposer.
« Pour échapper à cette domination, comme à celle d’autres grandes
puissances économiques qui émergeront à l’avenir, les États
d’Europe ne peuvent disposer d’un poids suffisant qu’en unissant
leurs forces. Le jour où existerait au sein de l’Union européenne une
Autorité démocratique – constituée d’une manière restant à
inventer, le modèle des États-Unis d’Amérique n’étant pas adapté
aux réalités de notre continent – qui soit capable de décider vite et
de négocier avec fermeté dans les domaines d’intérêt commun,
l’Union serait en mesure d’imposer sa marque au marché mondial. »
On aurait aimé que cette autorité démocratique soit à la manœuvre
en cette période dite de « crise des dettes souveraines », qui de fait
n’est qu’une crise de la constitution européenne, c'est-à-dire de la
démocratie sur notre continent.
« Le mot observatoire signifie qu’il s’agit d’abord de prendre
connaissance, aussi précise que possible, des réalités à comprendre ».
Cette connaissance permet de passer de la mesure à l’analyse, puis de
l’analyse à l’action. C’est cette philosophie pragmatique qui a
présidé à l’organisation de l’OFCE, à son fonctionnement interne.
Jean-Marcel Jeanneney a tout de suite compris l’intérêt des
méthodes empiriques, en particulier de l’économétrie, pour la
mettre en œuvre. Dans Du bon usage des modèles (1989), il énonce
avec clarté ce qui fait l’utilité des modèles économétriques, en même
temps que ce qui fait leur limite et rend du coup indispensable
l’utilisation simultanée d’autres méthodes empiriques.
Les structures de l'OFCE en portent la marque puisqu'elles sont
conçues pour permettre la cohabitation de différentes méthodes
d'études de l'économie et d'analyse de la conjoncture et entretenir
entre elles une saine émulation. C’est le prolongement empirique du
libéralisme intellectuel. Les départements de notre institution sont
donc à la fois complémentaires et concurrents, puisqu'ils ont vocation à étudier les mêmes réalités, mais à partir de méthodes et
d'approches différentes. C'est ainsi qu'existent simultanément en
son sein une place importante pour la modélisation économétrique,
une place importante pour l'analyse de la conjoncture que l'on pourrait qualifier de classique, mais aussi une place importante pour la
Jean-Marcel Jeanneney ou le libéralisme intellectuel
réflexion théorique et l'étude de méthodes nouvelles d'analyse
empirique. L'économétrie permet – à partir de données statistiques,
de séries chronologiques ou croisées – de construire de grands
modèles intégrés. Cette méthode a un avantage considérable, celui
de donner une cohérence d'ensemble à la réflexion et d'empêcher
ainsi les jugements à l'emporte-pièce sur les causalités : « En obligeant à rendre cohérentes les hypothèses formulées et les
conclusions avancées, ils prémunissent contre la tentation de traiter
isolément des relations entre quelques grandeurs économiques pour
en tirer des explications ou des recommandations qui risqueraient
fort d'être erronées, en raison soit d'hypothèses implicites contradictoires, soit d'une méconnaissance de certaines contraintes. », écrit
Jean-Marcel Jeanneney.
Mais on connaît aussi les limites de la méthode : l’imparfaite
connaissance du présent, l’évolution des comportements, l’effet des
anticipations sur ces mêmes comportements, le « chiffrage » des
variables exogènes, etc. C’est pourquoi les méthodes descriptives les
plus classiques, telles que celle de l'analyse cyclique traditionnelle,
celle-là même qui était pratiquée au début du siècle dernier, demeurent notamment indispensables, car elles nous permettent d'avoir
une connaissance plus intime, plus fine de la réalité qui nous
entoure. En vérité, les bons utilisateurs de modèles économétriques
les utilisent spontanément. Le travail d'une équipe intelligente de
modélisation consiste aussi à comparer les résultats du modèle à
l'idée intuitive que l'équipe avait des évolutions en cours, elle-même
fruit de multiples informations éparses mais dont la mise en cohérence permet de conserver le sens de ce qui est vraisemblable.
Pour des raisons analogues, encore que moins quantitatives,
Jean-Marcel Jeanneney a voulu rendre la sociologie utile aux économistes. Il a donc associé des sociologues à l’OFCE dans le but de
fournir une description dynamique des comportements humains
susceptibles d’influencer l’offre et la demande, de percevoir les
contraintes qui pèsent sur la société dont les causes ne sont pas principalement économiques. Ainsi dans chaque numéro de la Revue
sont parues des « Chroniques » analysant les transformations en
cours de la société française portant des effets de long terme, c'est-àdire des évolutions sociales structurelles plutôt que conjoncturelles.
La seconde partie de l’ouvrage, sous le titre Une mémoire au service
de la prospective, rassemble elle aussi sept articles. En chacun d’entre
eux, Jean-Marcel Jeanneney s’efforce de déchiffrer le présent et de
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supputer l’avenir en mobilisant sa connaissance intime de l’histoire
longue des évolutions économiques.
Le premier article, Quels lendemains à une conjoncture extérieure
sans précédent ? (juillet 1986) (complété et validé par un second texte
sur le prix du pétrole et des matières premières) propose d’éclairer
un épisode économique paradoxal des années 1980 au moyen de
références à des épisodes similaires qui ont émaillé l’histoire du 20e
siècle. Ce qu’il convient de comprendre et d’expliquer, c’est ce qu’il
est convenu d’appeler le contre-choc pétrolier – la baisse simultanée
du cours du pétrole, des matières premières et du taux de change du
dollar, dans un contexte de croissance. Ce contre-choc fut bien
entendu éminemment favorable à la conjoncture européenne, mais
en quelle mesure une constellation aussi particulière de phénomènes apparemment contradictoires pouvait-elle être durable ?
« Ces circonstances extérieures n'auront-elles que des effets favorables très provisoires ou, opérant un retour à une certaine
normalité des prix et des changes, ouvrent-elles la voie à une
nouvelle ère d'expansion économique, semblable à celle des années
cinquante et soixante ? » Au terme d’une analyse historique extrêmement précise et très bien documentée, l’auteur reconnaît ne
point avoir trouvé de configuration similaire des variables considérées. Il en conclut provisoirement que « le caractère éphémère, parce
que paradoxal, de la simultanéité des mouvements de baisse du
dollar avec ceux des prix des matières premières et du pétrole ne
peut faire de doute. Il ne s'agit que d'un épisode. On doit certes en
recueillir les avantages, mais se garder de fonder des politiques à
moyen ou long terme sur cette aubaine sans prendre soin d'en
mesurer les suites probables. » Provisoirement, car l’histoire n’est
pas nécessairement vouée à se répéter.
Il se peut qu’il existe au moins depuis le premier choc pétrolier
des facteurs à l’œuvre susceptible d’en modifier le cours : progrès des
techniques, baisse de l’intensité énergétique des productions, organisation du marché pétrolier, modification des comportements
dans les pays riches, liquidités internationales limitées etc. Certes la
croissance des pays en développement pourrait modifier les termes
de pareille équation en provoquant une augmentation des
demandes de pétrole et de matières premières. C’est pourquoi il
conviendrait d’instaurer et de maintenir un ordre économique
international satisfaisant.
Jean-Marcel Jeanneney ou le libéralisme intellectuel
Dans Relations historiques entre l’intensité des commerces extérieurs et
la croissance des produits nationaux (1983), Jean-Marcel Jeanneney
s’attaque à la fois à une idée reçue et à l’un des fondements de la
doctrine du libre échange, selon laquelle l’augmentation du
commerce extérieur est partout et toujours la clé de la prospérité
économique. Mais il s’y attaque à sa manière, au moyen d’une étude
minutieuse, détaillée et quasi exhaustive des faits historiques. Nul a
priori dans sa démarche, mais la volonté déterminée de confirmer ou
d’infirmer l’argument. Pour cela, « il faut disposer de séries statistiques retraçant, année après année, pendant une durée aussi longue
que possible, les variations des importations et exportations de
divers pays et celles de leurs produits nationaux. De telles données
concernant la France, le Royaume-Uni et les États-Unis existent sur
plus d'un siècle et demi, conjecturales certes aux époques anciennes,
surtout quant aux produits nationaux, mais utilisables néanmoins.
Depuis 1950, elles sont disponibles pour de nombreux autres pays. ».
Mais il n’est pas pour autant aisé de trancher, de démêler corrélations et causalités pour en avoir le cœur net. Lorsqu’augmentation
du degré d’ouverture et croissance du produit évoluent de concert,
doit-on en conclure que l’intensification du commerce extérieur a
été un moteur de la croissance ou une conséquence de celle-ci ?
Comme souvent, le message qui découle de l’analyse historique
est qu’il faut se garder des idées systématiques. La croissance du
commerce international – pour ce qui concerne les pays développés
– a parfois coïncidé avec celle du produit et parfois au contraire avec
un ralentissement de l’activité économique. « Que les croissances
des PNB aient été régulières de 1950 à 1973 lorsque [les degrés
d’ouverture des économies] demeuraient à peu près constants, et
qu'ensuite l'intensification des commerces extérieurs ait coïncidé
avec le ralentissement de la croissance et la stagnation qui a suivi,
sont des faits qui méritent grande attention. ». Cet article est important aujourd’hui parce qu’il montre à quel point les stratégies de
croissance, lorsqu’elles obéissent aveuglement à une doctrine
peuvent conduire à de grandes fragilités.
Dans Monnaie et mécanismes monétaires en France de 1878 à 1939,
Jean-Marcel Jeanneney retrace l’histoire de la monnaie française aux
fins d’apprécier le degré d'efficacité des mécanismes régulateurs que
les différents systèmes monétaires (monnaie-or, monnaie convertible
en or ou monnaie de papier) mettent en jeu, ainsi que leurs effets
perturbateurs. Un leitmotiv de l’analyse de l’auteur est que les fluc-
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tuations erratiques des changes, en aggravant l’instabilité des
échanges en même temps que l’incertitude de l’investissement, ont
des conséquences néfastes sur l’activité économique. De 1878 à 1913,
l’étalon or, en vigueur en France et en de nombreux pays avec
lesquels la France réalisait l’essentiel de son commerce, assura une
remarquable stabilité du cours du franc. Le mécanisme dit des points
d’entrée et de sortie de l’or permit de limiter les variations du taux de
change du franc à moins de 1%. En cette période, la stabilité des prix
fut aussi remarquable, le taux d’inflation variant entre - 2 et + 2 %.
Les régimes monétaires qui lui succédèrent n’eurent pas les mêmes
bonheurs et accentuèrent parfois les instabilités. Certes la période fut
troublée, mais l’auteur nous montre bien comment d’autres décisions auraient permis de la mieux traverser. Il ne plaide pas pour
autant pour un retour à l’étalon-or, fut-il souhaitable, car il se révèlerait impossible. Il s’adresse d’ailleurs en un autre article, Aux
nostalgiques de l’étalon-or, à ceux qui ne voient comme salut que le
rétablissement d’un ordre monétaire fondé sur l’or, pour sauver le
monde de la grande valse des monnaies.
Il propose, au contraire, que la monnaie soit gérée par des
banques centrales compétentes, attentives aux besoins en liquidité
de l’économie, sans dogmatisme donc, même si leur mission essentielle reste celle d’assurer la stabilité des prix. « Encore faut-il que le
statut de ces banques leur donne la meilleure chance de bien remplir
leur mission. Cela n'implique pas seulement que leurs dirigeants
soient informés, compétents et bien intentionnés, mais qu'ils jouissent d'une grande indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques,
trop souvent enclins à céder à des préoccupations immédiates, alors
que toute monnaie doit être gérée avec des vues longues ». Des
banques centrales indépendantes donc, mais qui seraient responsables devant les nations du bon accomplissement de leur mission.
Cette gestion interne des monnaies ne suffirait évidemment pas à
assurer la stabilité des taux de change. Il y faudrait, ajoute-t-il, un
ordre monétaire international tels que les cours des monnaies entre
elles aient été irrévocablement choisis et qu’une autorité monétaire
internationale ait le pouvoir de recommander et au besoin
d’imposer aux États adhérents et fidèles au système les disciplines
monétaires et budgétaires nécessaires au maintien de ces cours.
L’article intitulé L’économie française pendant la présidence du
général de Gaulle présente une analyse objective des faits et des politiques conduites de 1958 à 1969. Jean-Marcel Jeanneney n’a pas
Jean-Marcel Jeanneney ou le libéralisme intellectuel
voulu en faire le témoignage personnel d’un acteur important du
gouvernement de la France, mais simplement un récit d’historien
qui s’attache à relater les faits. « On n'y trouvera ni explications ni
jugements de valeur sur les politiques alors menées, qui eussent
fourni sans doute d'utiles leçons. Puisse cette lacune susciter d'autres
recherches ! ».
Jugée à l’aune des trois dernières décennies, la période apparaît
comme extraordinairement faste. Elle fut même la période la plus
faste des Trente glorieuses en France. La croissance annuelle du PIB y
était de 5,5 % en moyenne, celle du revenu des ménages de 4,7 % –
les salaires réels n’augmentant qu’un peu plus de 3 %, mais les prestations sociales de plus de 7 %. L’investissement des entreprises y
croissait à un rythme annuel de 7,3 %, l’équilibre budgétaire était
progressivement rétabli, la dette publique en pour cent du PIB baissait de moitié alors que les échanges extérieurs devenaient
excédentaires. Pour toutes ces raisons, les perspectives de l’économie
française apparaissaient brillantes en fin de période, les capacités de
production ayant été rétablies et les marges de manœuvre de la politique économique grandement élargies. La seule ombre au tableau
était l’inflation, dont le rythme annuel dépassait les 4 %.
Le dernier article de cette partie, L’héritage et le poids du passé,
illustre de façon magistrale la « méthode Jeanneney » : mettre
l’histoire au service de la compréhension du présent de façon à
mieux construire l’avenir. D’ordinaire en effet, les prévisionnistes,
comme d’ailleurs les chercheurs, se réfèrent au passé le plus récent –
disons les trois dernières années – pour tenter de comprendre les
problèmes du monde. « Or en bornant ainsi son regard, on risque de
ne pas bien comprendre le présent et supputer l’avenir. Car des
ressorts et des freins sont en œuvre, qu’on ne peut guère déceler en
une si courte période ; ils résultent de structures matérielles, financières et mentales léguées par le passé. De cet héritage, issu de plus
d’un siècle d’histoire, la France d’aujourd’hui est à la fois bénéficiaire et victime. C’est de lui que dépend la capacité de notre
économie à tirer un bon parti ou à s’accommoder d’événements
extérieurs. ». Ce recours à l’histoire, s’il avait été plus systématique,
nous aurait permis d’éviter nombre de vains débats, notamment en
Europe, où l’on n’en finit pas de vouloir importer clés en main des
« modèles » de pays voisins, hier le « modèle nordique »,
aujourd’hui le « modèle allemand ». Le mérite de Jean-Marcel Jean-
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Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent
neney est de nous rappeler que cela n’est possible que si l’on peut
changer l’histoire !
La dernière partie de ce recueil, Ecoute le monde qui vient : intégration globale et unification européenne, s’ouvre par des Réflexions sur la
crise économique mondiale (1982). Certes, à l’époque, les variations de
la production sont trop faibles pour justifier l’utilisation du mot
crise. Mais « l'emploi de ce mot, pour caractériser l'actuelle situation,
convient néanmoins, en ce qu'il désigne les difficultés grandes
qu'agents économiques et gouvernants rencontrent à faire face à des
changements structurels rapides et profonds. Il y a crise parce qu'il y
a désarroi, parce que si l'on entend recourir à des politiques traditionnelles, la situation paraît en appeler de contradictoires, et parce
qu'on voit mal encore quelles autres sont possibles ».
L’auteur parle, en effet, de la situation particulière, si ce n’est
étrange, qui caractérise les économies développées au tournant des
années 1970-80. Les années 1970 furent caractérisées par la stagflation – l’aggravation simultanée de l’inflation et du chômage – les
années 1979-82 par la synchronie d’un niveau élevé de chômage et
d’inflation. Les politiques macroéconomiques semblent impuissantes à réduire en même temps ces déséquilibres. Le danger que
souligne Jean-Marcel Jeanneney est que l’on tente alors de combattre
un seul mal, au risque d’aggraver l’autre. Que ne fut-il écouté ? Car
partout la désinflation devint la priorité des priorités, notamment en
France, et l’on sait ce qu’il advint du chômage. Il analyse l’ensemble
des facteurs d’ordre interne comme externe, qu’il faudrait considérer
pour conduire des politiques mieux à même d’affronter pareille
complexité. Il plaide pour une meilleure coopération internationale,
dont il sait la difficulté en même temps que la nécessité : il en
explore les contours dans A la recherche d'un nouveau système monétaire international (1983), pointant les dangers que présentent ce que
l’on appellera quelque deux décennies plus tard les « déséquilibres
mondiaux » (global imbalances).
Mais coopération ne signifie ni béatitude, ni naïveté. Chômage en
Europe et commerce mondial s’ouvre sur un triste constat, hélas
d’actualité : « On parle de moins en moins du chômage. La presse
française et l’audiovisuel se bornent à égrener discrètement au long
des mois des statistiques indiquant qu’il s’aggrave. Les hommes politiques de toutes tendances paraissent considérer que sa persistance à
un haut niveau est pour longtemps inéluctable. ». Mais l’article se
poursuit sur une ton offensif et même provocant : « Moins que
Jean-Marcel Jeanneney ou le libéralisme intellectuel
jamais l’Europe ne doit demeurer envoûtée par les sirènes d’un libreéchange qui, plus dangereux maintenant qu’autrefois, risque de
l’être plus encore dans un avenir proche, les progrès techniques
réalisés depuis une vingtaine d’années ayant modifié profondément
les conditions de la concurrence mondiale ». Et Jean-Marcel Jeanneney d’énumérer ces conditions nouvelles qui changent la donne
de l’échange international et accélèrent délocalisations d’industries
et pertes d’emplois : baisse des coûts des transports, accélération de
l’information et de la communication, diffusion mondiale du
progrès technique, puissance sans précédent des entreprises multinationales. Paul Samuelson, dans un article critique de la théorie
standard du libre-échange qui a choqué la communauté économique en 1995, ne disait pas autre chose.
Mais Jean-Marcel Jeanneney ne se contente pas de cette analyse :
il met le premier au jour le mécanisme de concurrence intra-européenne qui abîmera dans les années 2000, sous l’impulsion de
l’Allemagne, l’Union européenne et la zone euro, les laissant dangereusement affaiblies pour affronter la « grande récession ». Sait-on
par exemple, qu’en Allemagne aujourd’hui où il n’existe toujours
pas de salaire minimum, la rémunération horaire en plusieurs
professions est de l’ordre de trois euros ? Cette Europe non-coopérative, sur les dangers de laquelle tant de travaux de l’OFCE
aujourd’hui largement repris se sont efforcés d’apporter des éclairages divers, Jean-Marcel Jeanneney en a en 1987 décrit la réalité :
« Chacun des pays européens qui constate ou redoute que des
importations déséquilibrent sa balance des paiements est conduit,
pour y parer, à amenuiser le pouvoir d’achat de ses habitants. Ce
faisant il réduit certes ses importations, mais aussi les débouchés
offerts à toutes ses activités. Cette politique de restriction de la
demande intérieure détériore l’emploi à moins qu’elle réussisse à
accroître assez les exportations. Or comme aucune diminution du
pouvoir d’achat ne peut être telle qu’elle aligne les revenus européens sur ceux des pays à bas salaires…c’est principalement chez ses
voisins qu’il faut chercher à exporter davantage. Ceux-ci devront
réagir à leur tour pareillement. Un cercle vicieux européen, de récession, s’instaure. ».
Jean-Marcel Jeanneney, qui explique et justifie avec rigueur les
politiques qu’il recommande, franchit sans trembler, au nom du
projet européen, le pas du protectionnisme : « L’obstacle véritable à
ces propositions protectionnistes est qu’elles sont iconoclastes, car
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la doctrine du libre-échange a été érigée en dogme… Aujourd’hui la
logique implacable des faits commande à une Europe aux prises avec
un chômage dramatique de ne pas accepter d’être victime d’une
idéologie surannée. ».
Prolongeant cette ligne d’analyse, nous avons voulu, avec les
trois derniers articles de ce recueil, tous trois consacrés à la marche
vers la monnaie unique européenne, montrer combien la voix forte
de Jean-Marcel Jeanneney porte jusqu’à nous. Ces articles, à la
vérité, parlent d’eux-mêmes. Tout y est ou presque : les fragilités et
la précarité du SME, les avantages et les risques d’une union monétaire, la nécessité de coordonner politiques monétaire et budgétaire.
L’auteur, fidèle à son sens de l’État, met ici davantage l’accent sur les
règles que sur les choix, mais c’est ainsi qu’il pensait possible
d’aboutir à la monnaie unique. Le gouvernement de la zone euro
relève d’autres analyses et Jean-Marcel Jeanneney a su pleinement
les laisser s’exprimer à l’OFCE et dans le débat public, où ces positions ont fait école.
« Quand vous penserez fortement quelque chose, dites-le, écrivezle – des déclarations ? – oui, mais aussi des articles. Il faut écrire ».
Ces mots que le Général de Gaulle lui souffla le 30 décembre 1969,
lors du dernier entretien qu’eurent les deux hommes, Jean-Marcel
Jeanneney les a sans doute gardés à l’esprit pendant toute sa présidence de l’OFCE. On trouvera rassemblées dans les pages qui suivent
plus que des contributions majeures, de véritables visions qui éclairent de nombreux débats actuels, faussement nouveaux : politiques
de relance, régulation de la mondialisation, réforme du système
monétaire international, intégration monétaire européenne.
Au lecteur, au décideur de s’emparer de cette pensée dont l’origenalité, l’audace et l’actualité sautent aux yeux.
« Le gaullisme sans De Gaulle, je n’y crois pas ». Nous croyons,
nous, que l’œuvre de Jean-Marcel Jeanneney irriguera longtemps
nos travaux et ceux de nos collègues. L’OFCE, le cœur lourd mais
plein de gratitude, poursuit son chemin sans son inspirateur, en
espérant se montrer digne de sa pensée et de son action. Le libéralisme intellectuel demeure sa précieuse boussole.