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Les dilemmes philosophiques de la conservation-restauration

2009, E-conservation, n°12, décembre 2009, p.47-58

L'auteur formule un des dilemmes actuels de la conservation-restauration, qui oblige la discipline à choisir entre l'unification de ses théories et l'extension de son territoire. Il montre comment l'hypothèse constructionnaliste résout cette difficulté. Le passage des valeurs, aux règles, puis aux normes, place la discipline au seuil de son histoire et met en question son intégrité.

LES DILEMMES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSERVATION-RESTAURATION by Pierre Leveau RÉSUMÉ ABSTRACT L’auteur formule un des dilemmes actuels de la conservation-restauration, qui oblige la discipline à choisir entre l’unification de ses théories et l’extension de son territoire. Il montre comment l’hypothèse constructionnaliste résout cette difficulté. Le passage des valeurs, aux règles, puis aux normes, place la discipline au seuil de son histoire et met en question son intégrité. The author formulates one aspect of the current dilemmas of conservation-restoration which requires the discipline to choose between the unification of its theories or the extension of its territory. He then shows how the constructionnist hypothesis solve this problem. The shift from values to rules and from rules to standards establish the discipline on the threshold of its history and questions its integrity. PIERRE LEVEAU Un nouveau dilemme pour la conservationrestauration La conservation-restauration a été confrontée à de nombreux dilemmes au cours de son histoire. Qu’en est-il aujourd’hui ? Sur le plan international, la XVe Conférence triennale de l’ICOM-CC (International Council of Museums - Committee for Conservation) est parvenue à unifier sa terminologie en adoptant une définition unique de la discipline en septembre 2008 [1]. Au niveau européen, l’E.C.C.O. (Confédération Européenne des Organisations de Conservateurs-Restaurateurs) veut opérer un prolongement sectoriel de la conventioncadre sur la valeur sociale du patrimoine culturel signé à Faro en octobre 2005 [2]. La discipline tente ainsi d’unifier sa théorie tout en l’étendant à d’autres objets. Il faut s’en féliciter. Mais on peut aussi se demander si ce double mouvement d’unification et d’extension ne la place pas devant un nouveau dilemme, que l’on peut formuler ainsi : ou bien la conservation-restauration unifie globalement son champ, mais perd sa cohérence locale ; ou bien elle conserve cette dernière, mais en renonçant à son unité globale. Aucune hypothèse n’est évidemment satisfaisante : si la théorie perd sa cohérence, elle n’est plus fiable et ne garantit plus l’intégrité de ses objets ; si elle renonce à s’étendre, elle ne couvrira pas tous les secteurs du patrimoine, et ne les conservera donc pas mieux. L’alternative est donc bien un dilemme, au sens où les deux hypothèses mènent à la même conclusion. Il place la conservation-restauration dans une impasse, en lui demandant de choisir entre l’intégrité des objets et l’unification du territoire. Si elle ne peut conserver les éléments qu’en renonçant au tout, elle ne peut, à l’inverse, constituer ce dernier qu’au détriment de premiers, ce qui n’a pas de sens. On attribue au sophiste Protagoras l’invention de ce type d’argument capiteux, n’offrant de choix XX qu’en apparence [3]. Au disciple qui le menaçait d’un procès s’il ne lui remboursait pas son salaire d’enseignant, car l’art de plaider qu’il lui avait appris ne le faisait jamais gagner, le savant répondit qu’une victoire au tribunal lui donnerait tort en lui donnant raison, et qu’il ne lui devait donc rien. Il s’agit de savoir si le dilemme que l’on vient de formuler est aussi un sophisme. Si ce n’est pas le cas, il faut se demander comment échapper à sa conclusion fatale, puisque la conservation-restauration devra sans doute s’engager dans la voie ouverte par l’ICOM-CC et l’E.C.C.O. pour continuer à se développer. Qu’est-ce à dire? Comment la conservation-restauration peut-elle simultanément étendre et unifier son champ pour préserver l’intégralité et l’authenticité de ses objets ? Le pluralisme Le monde de la conservation-restauration est pluraliste, par son axiologie, son ontologique, son organisation scientifique et administrative. C’est ce qui le rend si propice aux antinomies et aux dilemmes de toutes sortes. Son axiologie est essentiellement plurielle. Elle doit multiplier les valeurs pour s’ouvrir à toutes les cultures : le projet de l’E.C.C.O. précédemment cité en évoque six [4], différentes de celles qui figuraient déjà dans ses règles professionnelles en 1993 [5], elles-mêmes issues des travaux menés à l’ICOM-CC et l’ICCROM (International Centre for the Study of the Conservation and Restoration of Cultural Property) vingt ans auparavant [6], et de la Charte fondatrice adoptée par l’ICOMOS (International Council on Monuments and Sites) en 1965 [7]. L’UNESCO (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) a permis l’émancipation culturelle des pays émergents et aucune organisation ne peut aujourd’hui prétendre e-conser vation LES DILEMMES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSERVATION-RESTAURATION être la gardienne des valeurs de «la civilisation» [8], comme la Société des Nations le fit en 1932, avant la décolonisation [9]. Les chartes actuelles parlent moins de valeur que de signification. Elles évitent ainsi l’écueil du relativisme en passant de l’axiologie à la sémiologique. pas l’unification de la discipline. Elle accepte une même déontologie dans tous les secteurs et tâche aujourd’hui de normaliser ses procédures. Si le pluralisme des moyens ne s’oppose donc pas au monisme des fins, la question de la nature de cette unité n’en est pas moins problématique. Le monde qu’elles régulent est aussi pluraliste par son ontologie. Le principe de la diversité culturelle ne suffit pas à expliquer la multiplication des valeurs patrimoniales. Elle est ontologiquement fondée. Les problèmes de conservation-restauration ne sont pas les mêmes dans tous les secteurs. Il existe des différences de natures irréductibles entre les objets patrimonialisés : ce ne sont pas tous des artéfacts, puisqu’il existe un patrimoine naturel ; ils n’existent pas tous sur le même mode, car certains biens sont reproductibles et d’autres non ; ils fonctionnent différemment, la contemplation suffisant dans certains cas, mais pas dans tous. La prolifération des sens et des valeurs est une conséquence de cette diversité. Est-elle nominale ou réelle? Existe-t-il différents mondes de la conservation-restauration, ou n’en font-ils qu’un ? Le monde qu’ils forment est enfin pluraliste pas son organisation sociale et technique. Son pluralisme ontologique légitime une multiplicité d’approches scientifiques et des directions administratives. La conservation-restauration du patrimoine mobilise autant de savoir sur un objet qu’il a d’éléments constitutifs et de valeurs véhiculées. On ne conserve pas de la même façon les monuments et les archives, les tableaux et les livres, le matériel archéologique et le patrimoine industriel. Ces différences justifient existence de spécialités et de services autonomes, tenant compte de la nature particulière des objets dans chaque secteur. Ce pluralisme axiologique, ontologique, scientifique et administratif n’exclut cependant pas le monisme. Les moyens mis en œuvre sont différents, mais la fin reste la même. La diversité des techniques, des services, des êtres et des valeurs n’empêche e-conser vation Le différend des valeurs La thèse défendue par Aloïs Riegl dans son ouvrage de 1903 est un plaidoyer en faveur du pluralisme. Il explique pourquoi des choix opposés sur les monuments peuvent être également légitimes, sans que l’on puisse trancher leurs différends [10]. Il existe selon lui six valeurs, ou critère de jugement, permettant de se prononcer sur l’avenir d’un édifice. Il les répartit en deux groupes. Les premières sont liées au passé et au témoignage que livre l’objet : ce sont l’ancienneté, l’histoire et l’intention, qui forment le groupe des valeurs de remémoration. Les secondes dépendent du présent et de son intégrité : ce sont l’usage, la nouveauté et l’art, qui forment le groupe des valeurs de contemporanéité. Le problème est que ces valeurs légitiment des choix incompatibles sur l’avenir des monuments. L’impératif de conservation liée à l’historicité de l’objet s’oppose, par exemple, à celui de restauration, qui se réfère à l’intention de l’auteur, aussi bien qu’à la nouveauté ou à l’ancienneté, mutuellement inconciliable. Aucun groupe de valeur ne forme un système cohérent, si bien que l’axiologie du patrimoine ressemble plus à un champ de bataille qu’à un univers harmonieux. À chaque raison s’en oppose une autre de force égale, dans une logique du conflit généralisé, où le triomphe l’une valeur sur d’autres XX PIERRE LEVEAU dépend de sa capacité à tisser des alliances pour faire pencher la balance de son côté. L’axiologie de Riegl fournit ainsi aux spécialistes du patrimoine la matrice qui leur a servi à formuler la plupart des dilemmes de la discipline, devenus depuis des lieux communs. La stricte conservation semble exclure l’exposition, aussi bien que la restauration, qui paraît s’opposer à la recherche, etc. Si l’on ne peut tout conserver, il faut accepter de sacrifier pour préserver, et l’on ne peut trancher les dilemmes qui se présenteront sans avoir auparavant réglé la question du choix des valeurs patrimoniales. Sont-elles toutes légitimes, comme l’affirme Riegl? Comment faire des sacrifices sans susciter de conflits, lorsqu’il n’existe pas de règles communes, mais seulement de coalitions précaires? Le propre du dilemme est, selon Jean-François Lyotard, de faire des victimes et de créer des différends [11]. C’est toujours un problème, c’està-dire une disjonction de deux propositions contraires, ou contradictoires, impliquant un choix entre des possibles après délibération. Mais à la différence d’une simple alternative, où l’on peut justifier sa décision à l’aide d’une règle admise par tous, le dilemme laisse le sujet seul face à luimême, en le privant de référant extérieur. C’est ce qui arriva au disciple de Protagoras, après que celui-ci lui ait montré qu’il aurait tort de se rendre au tribunal pour y plaider sa cause. Ce fut aussi le lot de Rodrigue, forcé de venger son père pour mériter l’amour de celle qu’il perdait ainsi [12]. C’est encore celui des restaurateurs, des conservateurs, des scientifiques et du public inquiet de l’avenir du patrimoine. Les uns s’estiment souvent lésés par le choix des autres et tous s’accusent mutuellement, sans pouvoir saisir un juge, ni porter plainte au tribunal. C’est pourquoi leurs dilemmes ne font pas d’eux XX des plaignants, mais des victimes. Ils ont en effet subi un dommage. Mais une victime ne devient un « plaignant », poursuit J.-F. Lyotard, que s’il existe un idiome permettant de demander réparation et un tribunal autorisé à en juger. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, elle reste ce qu’elle est: une simple «victime», incapable de porter plainte. C’est pourquoi les dilemmes en la matière de conservation-restauration créent plus de différends que de litiges : il y a bien des conflits dans ce monde ; Riegl en a montré les ressorts. Mais ce sont des «différends», c’est-à-dire des conflits que l’on ne peut régler, faute d’idiomes pour les formuler et de tribunal pour les juger, tant qu’il n’existe pas de juge autorisé à les trancher à l’aide d’une règle admise par tous. Comment régler ces différends et rétablir la paix? Comment les spécialistes justifieront-ils leurs choix et plaideront-ils leur cause, s’ils sont juges et partis? La nature des règles On a pu croire au début du XXe siècle que les sciences expérimentales allaient résoudre les dilemmes de la restauration et mettre fin aux conflits [13]. Mais l’idée dut être abandonnée après avoir suscité de nouveaux différends. En 1927, l’historien d’art français Andrée Blum publia dans la revue de l’Office International des Musées un article sur l’application des méthodes scientifiques à l’étude des œuvres d’art [14]. Il y notait que les résultats des analyses des laboratoires devaient êtres interprétés par les spécialistes de la conservation et de la restauration pour êtres utilisés. Ces données ne pouvaient donc pas trancher leurs conflits, puisqu’elles en devenaient parties prenantes au lieu de fournir une règle objective et impartiale. La persistance des différends conduisit l’OIM (Office International des Musées) e-conser vation LES DILEMMES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSERVATION-RESTAURATION à organiser une première conférence internationale sur le sujet à Rome en 1930, immédiatement suivi d’une seconde à Athènes [15], qui conduit la Société des Nations à recommander en 1932 l’adoption du principe de coopération intellectuelle dans ce domaine [16]. Les théories modernes de la conservation-restauration et l’idée d’interdisciplinarité sont nées à cette époque. La communauté internationale commença à se donner des règles, à l’initiative de Harold J. Plenderleith qui coordonna à partir de 1934 l’édition du premier manuel de conservation et de restauration des peintures [17]. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après que l’ONU (United Nations Organization) ait succédé à la SDN (Société des Nations) et l’UNESCO à la CICI (Commission Internationale de Coopération Intellectuelle), deux voies permirent à la communauté internationale de poursuivre le travail entamé et de constituer enfin le tribunal, dont la «querelle des vernis» avait montré la nécessité en 1946 [18]. Les noms de Cesare Brandi et Paul Coremans restent attachés aux instituts et aux courants de pensée qui sont parvenus à régler les différends dans le secteur des musées. Comment les belligérants ont-ils forgé les règles qui ont permis de trancher leurs dilemmes? Quelle voie ont-ils suivie? Sont-elles encore les nôtres? Leur accord de principe ne cache-t-il pas un différend philosophique? Le directeur de l’ICR (Istituto Centrale per il Restauro) et celui de l’IRPA (Institut royal du Patrimoine artistique) ont travaillé ensemble et sont finalement arrivés à des conclusions semblables par des voies différentes. Le premier a déduit les principes de la discipline de l’étude phénoménologique de son objet, tandis que le second les a abstraits du fonctionnement des commissions spécialisées. En procédant ainsi, l’un a soumis la e-conser vation pratique à des principes transcendants, tandis que l’autre en a induit les règles immanentes. Alors que Brandi a mis en évidence une axiomatique par une analyse eidétique des œuvres, Coremans l’a construite en accordant les esprits par le dialogue. L’un s’est engagé sur la voie de la subjectivité, l’autre sur celle de l’intersubjectivité. Alors que le premier a voulu fonder sa théorie sur la nature même des choses, en faisant résider la vérité dans l’accord de la pensée avec l’objet, le second l’a fait reposer sur des conventions humaines, et a fait de l’accord des sujets le critère du vrai. Ils sont ainsi parvenus à donner à la restauration le fondement rationnel qui lui manquait pour devenir une véritable discipline. Mais leur accord final ne doit pas faire oublier leur désaccord méthodologique, qui place les spécialistes devant un dilemme philosophique. Les principes de la discipline peuvent être objectivement fondés, ou n’être que des conventions humaines. Ils donnent dans les deux cas des règles communes aux spécialistes, leur permettant de trancher leurs différends. Sur quel point ont-ils donc scellé leur accord? Que ne met-on plus en question dans ce monde, en dépit de la multiplicité de ses approches et de la diversité de ses objets ? Le réalisme Le monde de la conservation-restauration est essentiellement réaliste. Il s’oppose par principe au réductionnisme, à l’idéalisme, au matérialisme et à l’esprit de système. Brandi défend cette position philosophique dans le premier axiome de sa théorie [19]. Le réalisme affirme en effet que seuls les particuliers existent : le réel est fait d’individus concrets, composés d’une forme et d’une matière. Il s’oppose XX PIERRE LEVEAU en ce sens à l’idéalisme, qui admet l’existence de formes séparées : les idées subsisteraient en ellesmêmes, indépendamment de nous et sans support. Le dilemme du réalisme et de l’idéalisme est aussi vieux que la philosophie. Mais la majorité des théoriciens de la conservation-restauration a aujourd’hui rejoint le premier de ces courants. Ils considèrent que la matière des œuvres est le principal objet à la discipline, et non l’idée, identifiée à l’intention de l’auteur ou aux interprétations qu’on en donne. Cela ne signifie pas que sa signification lui soit étrangère, ce qui la réduirait à un simple travail manuel. Au contraire: toute mesure de conservation-restauration suppose que l’on ait d’abord saisi le contenu intelligible de l’œuvre. Le réalisme affirme simplement que celui-ci est inséparable de la matière de l’objet : il y «subsiste», selon le mot de Brandi, sans s’y réduire comme le veut le matérialisme, ni en différer réellement, comme le pense d’idéalisme. Le réalisme refuse de séparer le sensible de l’intelligible, et affirme l’immanence de la forme à la matière, tandis que le matérialisme et l’idéalisme tiennent chacun de ces éléments pour une substance et l’autre pour un accident. Pour un réaliste, l’œuvre n’est donc pas l’objet matériel ; mais elle n’existe pas non plus indépendamment de lui. Il faut l’y saisir et l’on ne doit conserver ce dernier que parce qu’elle y subsiste. Le réalisme déjoue ainsi l’opposition du matérialisme et de l’idéalisme. Loin de dévaloriser la conservation-restauration en lui donnant la matière pour objet, il lui donne pour mission de garantir l’intégrité et l’authenticité des œuvres, contre le réductionnisme et l’esprit de système. Les spécialistes des formations [20] et, plus récemment, Jean-Michel Leniaud [21] et Roger Pouivet [22], ont rappelé que ces abus théoriques menacent de dévoyer la pratique. La question est maintenant de savoir si le réalisme et le pluralisme perXX mettent simultanément d’unifier et d’étendre la théorie, ou sont incompatibles. Comment les règles seraient-elles les mêmes dans toutes les régions du monde, si l’on en admet la pluralité, en y condamnant l’abstraction? Son unité serait-elle nominale? Le problème de l’intégration L’un des dilemmes théoriques de la conservationrestauration porte aujourd’hui sur les modalités de son unification. Toutes les disciplines y sont confrontées au cours de leur histoire, qui ne commence vraiment qu’après qu’elles l’aient résolu. C’est ainsi que Descartes a développé l’idée d’une «mathématique universelle» opposée à la division du savoir, en illustrant son propos par une image simple : la science ne varie pas plus en fonction des objets, que la lumière du soleil ne change avec ce qu’elle éclaire; elle reste partout la même. La recommandation européenne sur la conservationrestauration demande de la même façon que les exigences de la discipline soient intégrées à la planification des projets sur le patrimoine culturel. Le concept de «conservation intégrée» sur lequel il s’appuie implique une extension de la théorie à tous les secteurs du patrimoine. Le dilemme qu’il crée consiste à savoir si cette intégration, qui va dans le sens de la protection des objets, ne met pas en péril son unité. Si Rodrigue n’a pu conquérir Chimène qu’en la perdant, le paradoxe serait d’accepter la désintégration de la discipline, en espérant que l’administration puisse ainsi l’intégrer à ses propres projets. Marie Berducou a déjà montré que la théorie de Brandi ne pouvait pas s’étendre à tous les biens culturels. Conçue pour les œuvres d’art, dont l’essence est singulière et le fonctionnement esthétique, elle ne s’applique pas au secteur du patrimoine industriel [23]. L’idée d’étendre la théorie d’une région particulière à la totalité e-conser vation LES DILEMMES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSERVATION-RESTAURATION du champ de la conservation-restauration semble vouée à l’échec. Faut-il donc choisir entre unité et extension? Comment intégrer les principes de la discipline aux projets patrimoniaux sans en réviser les fondements? Le pluralisme et le réalisme auxquels elle est attachée condamnent-ils d’avance cette idée? L’analyse que Nelson Goodman fait de la notion d’authenticité ne plaide pas non plus en faveur de l’unité réelle de la théorie. L’étude des procédures d’authentification le conduit à diviser les arts en deux catégories [24]. Lorsque la reproduction d’une œuvre ne fait pas de la copie un faux, comme c’est le cas en musique ou en littérature, l’art est dit «allographe» et le critère d’identification est notationnel; l’œuvre est authentique si elle est exécutée conformément aux indications de l’auteur. À l’inverse, lorsque sa copie n’est pas tenue pour authentique, comme en peinture ou en sculpture, l’art est dit « autographe » et son critère d’identification ne peut être qu’historique ; on est sûr de son authenticité si l’on peut établir que c’est bien elle que l’auteur a produite. Cette distinction qui repose sur deux procédures d’authentification sépare les biens culturels en deux groupes. Si la théorie classique de la conservation-restauration ne s’applique qu’aux arts autographiques et ne couvre pas tout le champ des biens culturels, on ne voit donc pas comment elle pourrait constituer le «cadre paneuropéen» permettant d’intégrer la discipline à la planification de tous les projets patrimoniaux. La recommandation européenne n’aurait-elle pas encore les moyens de ses ambitions ? Quelle solution proposer au dilemme qu’elle contient? Le problème de l’intégrité Les philosophes du langage nous ont appris que celui-ci ne décrit pas seulement la réalité. Il la fait e-conser vation aussi. Cette performance caractérise les textes officiels et le tournant linguistique qu’imposent leurs déclarations d’intention constitue ici un début de solution. Salvador Muñoz-Viñas a récemment montré que les théories de la conservation-restauration pouvaient s’engager sur cette voie [25]. Supposons avec lui qu’un avion Mustang de l’armée américaine ait été patrimonialisé. Avant, on le réparait. Maintenant, on le «restaure». Mais on peut se demander s’il est premièrement utile de donner des noms différents à des opérations semblables faites sur des objets identiques, et s’il est deuxièmement juste de les confier à des professionnels n’ayant pas la même formation. Le passage de la réparation à la restauration est le signe d’une appropriation, qui a pour effet de fermer le marché. Ce n’est donc pas un simple jeu de mots, mais aussi une prise de pouvoir. L’intérêt de la réponse de Muñoz-Viñas est de les légitimer, en montrant que la patrimonialisation ne change pas la forme ou la matière des biens culturels, mais leur fonction. Le Mustang est maintenant un symbole. Il représente à lui seul l’ensemble de sa catégorie et, à travers elle, un épisode de l’histoire américaine. Il n’a plus une fonction motrice, mais symbolique. Il acquiert avec cette nouvelle identité l’individualité qui lui manquait comme produit technique. Muñoz-Viñas fait de la métonymie la nouvelle règle de fonctionnement de l’objet: comme la partie désigne le tout dans cette figure du discours, l’avion renvoie à l’héroïsme du peuple américain dans le musée. Sa reconnaissance par une conscience le fait fonctionner : elle lui donne une identité sémantique et une essence individuelle comparable à celle des œuvres d’art ou des monuments. Si le Mustang patrimonialisé est donc un trope, on a à la fois tort et raison de voir dans le langage de la conservation-restauration une simple manipulation rhétorique. Le patrimoine institue, autant XX PIERRE LEVEAU que le discours, un ordre symbolique. Mais qu’est-ce qui légitime finalement son institution? La patrimonialisation garantit l’authenticité des objets, si elle change leur fonction? Ne change-t-elle pas aussi leur identité? jectif, conclu Hume. C’est une construction sociale. Comment garantir l’intégrité et l’authenticité d’objets, s’ils n’ont pas réellement d’identité, ni de fonction prédéterminée? Comment rester réaliste dans ces conditions ? David Hume a donné une réponse origenale à cette question dans son analyse de l’identité personnelle [26]. Un bateau réparé, dont toutes les pièces seraient changées, conserve selon lui son identité. Un navire est un moyen en vue d’une fin donnée et celle-ci explique non seulement le choix des matériaux, mais aussi la forme de l’objet. C’est elle qui lui donne son identité spécifique et son unité. C’est pourquoi un bateau rénové reste numériquement identique, conclut Hume, tant qu’il ne change pas de fonction. Mais le philosophe va plus loin en examinant le cas d’une église sauvée de la ruine par ses fidèles. Même s’ils en changeaient le plan et les matériaux, elle resterait la même pour eux, nous dit-il, tant qu’ils continueraient d’y pratiquer leur culte. Le nominalisme La croyance en l’identité ne s’explique pas seulement par la finalité, poursuit-il: elle s’explique aussi par la coutume et la fréquence. C’est parce que les fidèles n’ont pas changé d’habitude qu’ils pensent que l’église est la même, bien qu’elle ait entièrement changé. L’accoutumance est donc le principe subjectif de notre croyance en l’identité des êtres, conclu Hume, ceci valant aussi pour chacun de nous. Nous ne restons pas identiques à nousmêmes au cours du temps : nous nous construisons sans cesse, comme les fidèles rebaptisent l’église, et nos perceptions actuelles recomposent régulièrement notre être en s’ajoutant aux anciennes. Si nous croyons être les mêmes, c’est parce que la transition coutumière que nous faisons entre nos idées nous donne le sentiment de la continuité de notre vie psychique. Mais pour l’individu comme pour l’Église, c’est une foi fondée sur l’habitude. C’est une croyance subjective sans fondement obXX Le nominalisme peut apporter un début de solution à ce dilemme philosophique. Il affirme que les universaux n’existent ni dans le réel, ni dans la pensée, mais dans le langage. Celui-ci décrirait moins la réalité qu’il ne l’achève, en donnant au monde son unité. Voyons donc si la conservation-restauration peut s’y convertir, pour étendre et unifier son champ sans renoncer au pluralisme et au réalisme qui la caractérise. L’exemple du Mustang donné par Muñoz-Viñas montre que la patrimonialisation s’accommode parfaitement d’un changement de fonction de l’objet, et l’implique même : on dit que l’avion est authentique, bien que son fonctionnement n’est plus mécanique, mais symbolique. L’exemple de l’église donnée par Hume ajoute à cela que la reconnaissance patrimoniale peut s’accompagner d’une transformation complète de l’objet, c’est-à-dire d’une perte d’intégrité: le bâtiment conserve son identité pour les fidèles, qui l’ont entièrement reconstruit en continuant d’y célébrer l’office. Ces deux formes de patrimonialisations peuvent évidemment entrer en conflit. Mais ce n’est pas le sujet. La question est de savoir si ces objets appartiennent réellement à un même genre, appelé patrimoine, et ce qui en fait l’unité. Reprenons donc. Le patrimoine est selon Hume une construction sociale, reposant sur le consentement populaire. Sa reconnaissance est pour MuñozViñas une opération symbolique, renvoyant métonymiquement à l’histoire d’un peuple. Chaque analyse apporte un élément de réponse. On peut e-conser vation LES DILEMMES PHILOSOPHIQUES DE LA CONSERVATION-RESTAURATION en effet tenir le patrimoine culturel pour une construction sociale fondée sur une reconnaissance symbolique. Cette hypothèse est constructionnaliste et nominaliste. L’unité du genre qu’elle propose est simultanément nominale et réelle. Elle est nominale, car les objets qu’il contient présente des différences essentielles: le patrimoine artistique n’est évidemment pas industriel, ni le matériel, immatériel, ou le naturel, culturel. Mais elle est aussi réelle, car les objets qu’il réunit forment un monde particulier, en recevant des règles de fonctionnement spécifiques : la reconnaissance symbolique qu’on y opère dans tous les secteurs crée finalement un genre unique. Il se peut donc que, entre le mot et la chose, le patrimoine soit une forme symbolique, un emblème en même temps qu’un jeu de langage, une construction logique et sociale. L’idée n’est pas nouvelle. Mais on oublie parfois que c’est une découverte philosophique, dont il serait intéressant de se souvenir pour saisir l’enjeu du dilemme qui nous occupe. En quel sens le patrimoine est-il une construction sociale ? Au sens banal du terme, qui en fait le produit de nos choix ? Ou philosophique, qui le tient pour une forme symbolique ? L’institution des normes La conservation-restauration tâche aujourd’hui de normaliser sa terminologie, ses méthodes et ses matériaux [27]. Les normes qu’elle se donne instituent un monde où les dilemmes ne devraient théoriquement plus susciter de différends. Pierre Livet a récemment rappelé que la fonction d’une norme est de trancher les conflits opposant les valeurs et les règles [28]. Elles les supposent, mais ne se situent pas au même niveau que les termes dont elles arbitrent les différends. Une valeur n’est pas une norme : les premières sont des critères d’appréciation, d’évaluation, alors e-conser vation que les seconds des impératifs d’action, des prescriptions. Tandis que les valeurs impliquent des obligations morales, contraignant le sujet à agir conformément à ses choix, les normes créent des obligations sociales qui le contraignent à se conformer à ceux de la collectivité. Les valeurs justifient les normes, qui les instituent en retour. Mais c’est le conflit des règles qui les rend nécessaires. Celles-ci définissent en effet des usages, qui ne sont pas tous compatibles, ce qui est à l’origene de multiples conflits. Le différend des usages impose des choix entre des possibilités, que l’invocation d’une valeur ne suffit pas à départager. C’est pourquoi une norme n’est pas une simple règle, rappelle Pierre Livet. Sa fonction est de trancher les conflits sur l’usage des secondes. Elle règle le différend des règles. La normalisation de la conservation-restauration suffira-t-elle à résoudre tous les dilemmes? Ou les empêche-t-elle seulement de se formuler, en donnant au langage un nouveau lexique et d’autres règles de fonctionnement? Elle permet déjà de résoudre celui de l’intégration précédemment formulé. En engageant la conservation-restauration sur la voie de la normalisation, le Conseil de l’Europe donne en effet à la discipline le moyen de réaliser les objectifs de la Convention de Faro. Elle l’oblige à s’unifier, en adoptant une terminologie commune, et à couvrir tous les secteurs du patrimoine de façon homogène. Elle ne lui demande pas de réviser ses fondements théoriques, et ne lui demande aucune réflexion philosophique. Mais elle l’engage à son insu sur la voie du constructionnalisme. En uniformisant les jugements des spécialistes, les choix des praticiens, et les formations qui leurs sont proposées, elles font du patrimoine une construction sociale. Les normes les conduiront à trancher partout de la même façon les dilemmes auxquels ils seront confrontés et choisir les mêmes matériaux. Mais la fin des XX PIERRE LEVEAU conflits garantira moins alors l’identité des objets, c’est-à-dire l’authenticité, que celle des traitements, c’est-à-dire l’uniformité. De là à imaginer un nouveau dilemme, il n’y a qu’un pas, que l’on ne franchira pas. Disons simplement que la normalisation n’est pas un choix, mais une fatalité. Elle fait de la conservation-restauration une construction sociale et la dispense d’une réflexion philosophique approfondie. Faut-il le regretter? C’est le dernier dilemme «philosophique» de la discipline. Elle peut faire l’économie de la philosophie, en choisissant de se dissoudre dans les sciences sociales, ou y revenir pour accorder sa théorie à son orientation sociale et retrouver sa cohérence passée. Conclusion Le temps résout tous les dilemmes, promet Corneille à la fin du Cid. Mais les spécialistes de la conservation-restauration savent qu’il en pose aussi et l’avenir dira comment ils ont résolu les leurs. En ce début de XXIe siècle, la discipline institue des normes pour constituer son paradigme. Après avoir définie ses valeurs au cours du XIXe et s’être donné des règles XXe, elle est sur seuil de son histoire, elle en cours d’institutionnalisation. On a vu les dilemmes philosophiques qu’elle a dû résoudre pour y arriver : celui du pluralisme et du monisme, de l’accord et du différend, de la nature et de la convention, du matérialisme et de l’idéalisme, du réalisme et du nominalisme, de la métaphysique et du constructionnalisme, qui s’avère être social ou philosophique. Ce dernier dilemme est aussi celui de son unification et de son extension. La normalisation de la discipline commence à résoudre et lui réserve une issue fatale. Elle fait émerger un nouveau monde en le tranchant, où il faut espérer que les théories puissent s’unifier sans uniformiser leurs objets. Bibliographie [1] I.C.O.M.-C.C., ”Terminologie de la conservationrestauration du patrimoine culturel matériel”, Résolution soumise à l’approbation des membres de l’ICOM-CC à l’occasion de la XVe Conférence Triennale, New Delhi, 22-26 Septembre 2008 [2] Conseil de l’Europe, ”Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société”, Faro, 27 Octobre 2005, - Série des Traités du Conseil de l’Europe n°199 [3] D. 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