Pâques d'Islande
Par Anatole Le Braz
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Pâques d'Islande - Anatole Le Braz
MATIÈRES
Anatole Le Braz
Pâques d’Islande
EDARC
Excelsior – L’Exagone
Anatole Le Braz
Pâques d’Islande
En appendice : Vie de l’auteur, Toutes ses œuvres, Bibliographie
ISBN : 979-12-80512-01-7
Format : ebook
Première édition : Mars 2021
Collection Excelsior – L’Exagone
Couverture : L. Roger – Environs de l’Aber Wrac’h – 10 mai 1828 - – La Bretagne Touristique – Numéro 33 - 15 Décembre 1924
Pour tout renseignement ou matériel utilisés dont il n’a pas été possible de retrouver la source et de la citer, la Maison d’Edition sera heureuse de reconnaître ce qui est dû, selon nos usages, aux éventuels ayant-droit.
Propriété littéraire réservée
EDARC EDIZIONI
50012 Bagno a Ripoli (FIRENZE)
edarc@edarc.it - www.edarc.it
A MA SŒUR
MADAME JEANNE-MARIE MARILLIER
PAQUES D’ISLANDE
A M. Paul Calmann Lévy.
Roc’h-Vélen (la Roche-Jaune) est un hameau de quelques maisons basses éparses sur les deux flancs d’un ravin, à l’entrée de la rivière de Tréguier. Des petites fenêtres à bordure de granit, fleuries en été de glycines, de tournesols et d’hortensias, on a vue sur l’estuaire, vaste lac de mer apaisée, que des chapelets d’îles protègent contre les tumultes du large. Le flot, à l’heure du reflux, découvre le long des berges de hautes assises de roches brunes d’où pendent les ruisselantes chevelures de goémons aux tons d’or, qui ont vraisemblablement fait donner son nom au village. La population, peu nombreuse, se compose surtout de marins en retraite, vieux quartiers-maîtres, anciens caboteurs, venus s’installer là pour y jouir de leurs derniers soleils, près de cette mer intérieure, assagie comme ils le sont eux-mêmes, mais qui les berce encore de son murmure et les pénètre de son parfum.
Curieuses physionomies, d’un relief peu commun, celles de ces coureurs d’océans, retirés des aventures, qui, sur les seuils de Roc’h-Vélen, passent les jours à échanger des commentaires, en suivant du regard les barques qui montent ou descendent, dans une immobilité de sages et de contemplateurs. Je fus, il y a quelque deux ans, l’hôte de l’un d’eux. Il s’appelait Jean-René Kerello, mais il n’était guère connu dans la région que sous le nom de Cloarec Kersuliet,—Kersuliet désignant son lieu d’origine, et cloarec , qui veut dire «clerc», étant un titre que l’on décerne volontiers en Bretagne, non sans une sorte de respect superstitieux, aux personnes réputées pour avoir quelque teinture de lettres.—Le père Kerello avait fait des études: il avait suivi les cours du collège, à Tréguier, et se souvenaît, selon son expression, «d’avoir été de la même bordée que le fils du capitaine Renan».
— Oui, me disait sa femme, la vieille Gritten, avec un accent de regret qui, dans sa bouche, ne laissait pas de surprendre,—songez, monsieur, il n’eût tenu qu’à lui de devenir prêtre.
Il ne l’avait pas voulu. Une irrésistible vocation l’entraînait ailleurs. Les voix des sirènes de la mer le relançaient jusque dans sa cellule de «chambriste», et, une nuit, il avait escaladé les murs, emportant pour tout bagage son livre de messe et des croûtes de pain nouées dans un mouchoir. Trois jours plus tard, il était embarqué à bord d’une espèce de négrier; il faisait à coups de garcette son premier apprentissage, attrapait la fièvre jaune à Montévidéo, et rentrait en France, dégoûté des navigations exotiques mais plus que jamais féru de la mer. C’était le temps où les goélettes bretonnes commençaient à abandonner Terre-Neuve pour l’Islande. Il souscrivit un engagement, fut de l’âge héroïque de la pêche dans les fiords islandais et, après avoir pratiqué cette rude vie pendant près de trente années, trouva qu’il avait suffisamment payé le droit au repos.
Il y avait en lui un singulier mélange de culture et de barbarie. Par certains côtés, il était resté aussi primitif que les âmes les plus ingénues de sa race; et il se plaisait, d’autre part, à des réminiscences d’un pédantisme naïf, à des citations de latin d’église qui témoignaient que chez le loup de mer un peu de l’ex-séminariste avait survécu. Il avait, avec cela, des remarques fines qu’il formulait en un breton imagé, une mémoire où les lieux, les événements, les êtres s’évoquaient d’eux-mêmes, au moindre appel, avec une rare fidélité.
Des récits qu’il me fit, durant la semaine de septembre que j’habitai sous son toit, il en est un surtout qui m’est demeuré présent. Fin août, commencement de septembre, les Islandais sont de retour. Un matin, en poussant mes volets, j’aperçus toute une flottille mouillée dans les eaux de l’île Loaven. Ils étaient là une dizaine de navires à l’ancre, autour du sanctuaire rustique de sainte Eliboubane, leurs sveltes mâtures découpant sur le ciel gris perle l’enchevêtrement compliqué de leurs agrès.
— Ils sont entrés en rivière cette nuit, me dit le père Kerello, et ils attendent que la marée soit plus forte, pour remonter. Je viens de les compter: ils y sont tous.
L’après-dînée, il me conduisit, par des sentiers de chèvres ou de douaniers, au sommet d’une lande abrupte d’où le regard plongeait sur les goélettes trégorroises, immobiles et comme mal réveillées encore de leur long engourdissement dans les mers du pôle. Nous nous assîmes dans l’herbe roussie; Jean-René Kerello alluma sa pipe minuscule, et, de sa belle voix lente et profonde, me conta cet épisode de sa vie d’Islandais, dont je souhaiterais que ma traduction n’eût point trop altéré l’accent.
I
...Le capitaine venait de crier:
— Ohé! ceux de tribord!
Et maintenant, c’était notre tour, à nous les bâbordais, de descendre et d’aller dormir. J’en avais, quant à moi, grand besoin. Jamais encore, depuis l’ouverture de la pêche, je ne m’étais senti si las. Nous étions sur le chemin d’un banc qui n’en finissait pas de passer. Le temps de jeter la ligne et de la tirer, houp! la morue s’abattait aux pieds de l’éventreur. Ça pleuvait comme une manne. Mais aussi, à la longue, les bras n’en pouvaient plus; on avait les reins courbaturés à faire sans cesse, pendant six heures d’affilée, ce mouvement, toujours le même, d’avant en arrière, d’arrière en avant. Joignez qu’il soufflait une bise du nord-est, aiguë, coupante, qui vous entrait dans la chair comme une lame de rasoir. J’avais les mains labourées de gerçures, les paumes à vif, chaque glissement de la ligne m’ayant arraché quelque lambeau de peau saignante. Ce me fut un vrai soulagement, quand Guillaume, mon frère cadet, qui était de la bordée de tribord, vint me relever.
— La place est chaude, me dit-il en frottant ses yeux encore ensommeillés.
Nous occupions à tour de rôle la même couchette. Je lui répondis:
— Eh bien! je ne t’en laisse pas autant.
Comme je m’acheminais avec les autres vers l’écoutille, le capitaine nous héla:
— Amenez-vous un peu, les gars. Il y a un verre à prendre. Et toi, Jean-René, ajouta-t-il en se tournant vers moi, rapport à ta qualité de sacriste, j’ai à te causer.
J’ignore si c’est encore aujourd’hui comme de mon temps. Mais, à cette époque, à bord de tout «islandais» il y avait un matelot qui remplissait en quelque manière les fonctions de curé. On choisissait d’ordinaire quelqu’un qui eût été assez longtemps à l’école pour avoir appris à lire couramment dans le latin des livres de messe. Les jours de grandes fêtes, c’est lui qui débitait tant bien que mal les textes sacrés. Et si, comme il arrivait malheureusement plus souvent qu’il n’eût fallu, un homme de l’équipage venait à décéder, c’était lui encore qui faisait sur l’agonisant les derniers signes de croix et qui, lorsqu’on jetait le cadavre à la mer, prononçait le Requiescat in pace . Il portait le titre, non de curé—ce qui eût été une irrévérence—mais de sacristain. Il prenait, du reste, son office à cœur, s’en acquittait de son mieux, gravement, avec dignité. A bord de la Miséricorde , du quartier de Tréguier, armateur Perrot, capitaine Guyader, le sacristain, c’était moi.
— Qu’y a-t-il donc? demandais-je au capitaine, en m’engageant derrière lui dans l’étroit escalier de la cabine.
Il nous fit asseoir autour de la table, tira d’un placard des verres et une bouteille d’eau-de-vie. En tout autre moment, ce «boujaron» eût été le bienvenu. Mais je n’aspirais qu’à quitter mes vêtements gelés, à m’étendre, à dormir d’un sommeil de brute. J’allais répéter ma question, quand le capitaine, ayant rempli les verres, leva le sien et dit:
— Camarades, c’est l’heure où, chez nous, les cloches s’en reviennent de Rome. Buvons à la santé de Pâques fleuries!
Comment vous faire comprendre cela? Ces simples mots produisirent sur nous l’effet de paroles magiques. Nous sursautâmes du banc où nous gisions affalés. Adieu la fatigue, l’éreintement! Adieu le froid, adieu le sommeil! De toutes les bouches jaillit le même cri:
— Pâques!... Et c’est demain?...
Hervé Guyader décrocha l’almanach de carton, suspendu à un clou, contre la boiserie de chêne, et l’étala devant nous, à plat sur la table.
Nous nous penchâmes au-dessus. Des barres d’encre rayaient les jours écoulés: cela faisait comme une série d’échelons noirs. Déjà près de six semaines que nous bourlinguions dans la patrie des morues, au large de Faxa-Fiord! Nous ne nous en doutions guère. Là-bas, voyez-vous, on perd le sentiment du temps. C’est une chose très particulière, dont on ne peut se rendre compte en nos pays où l’on se lève avec le jour, où l’on se couche avec la nuit; où tintent les angélus du matin, de midi, du soir; où le soleil monte, plane, descend, avec la régularité des poids d’une horloge; où le laboureur, à défaut d’autre cadran, a la ressource de mesurer l’heure à la longueur de son ombre. A Islande, rien de tout cela: on vit comme hors de la vie; on va, on vient, on travaille, on mange, on dort, on échange même à de longs intervalles de rares paroles, mais machinalement, confusément, et comme en rêve. Jour, nuit, ne sont plus que de purs mots, vides de tout sens. Une clarté triste, infinie, éternelle, une lumière si pâle qu’on la dirait morte. Le soleil lui-même, quand il devient visible, a l’air d’une figure de l’autre monde. Il semble que ce n’est pas lui qu’on voit, mais son spectre, son âme défunte, tellement il n’a ni forme ni couleur. Il fait songer à quelque méduse gigantesque flottant à la dérive entre deux eaux. A l’horizon, rien où se puisse arrêter le regard; ou plutôt, pas d’horizon: la mer et le ciel sont comme fondus l’un dans l’autre. Que de fois le navire ne m’a-t-il pas fait l’effet d’être suspendu dans l’espace!... Et le silence... Ah! le silence! Il faut avoir séjourné dans les parages polaires pour savoir ce que c’est. Il est si vaste, si absolu qu’on en a peur; on a l’impression d’être dans le pays muet de la mort, et, malgré soi, l’on ne parle qu’à voix basse, comme dans une église. Un cri, un appel vous font tressaillir, comme une chose insolite et quasi sacrilège... De cloches, naturellement, il ne saurait être question: et c’est peut-être ce à quoi, nous autres Bretons, nous nous faisons le moins. De toutes les privations, celle-ci est la plus pénible. Parfois, on croit ouïr leurs sons, très loin, selon le côté d’où souffle le vent. On prête l’oreille, on se dit de pêcheur à pêcheur:
— Écoute!...
C’est comme un angélus voilé ou comme un glas de songe. Il y en a qui y voient un intersigne , et ils deviennent subitement tout pâles. J’ai connu un homme de Plougrescant qui en reçut au cœur un coup si fort qu’il fallut le transporter dans la cabine. C’était pourtant un colosse, avec des membres énormes. Il se mit à bégayer des choses sans suite, comme un enfant, et trépassa sans avoir recouvré ses esprits. Cette campagne était la première qu’il faisait: ce fut la seule. Sa mort, je me rappelle, nous frappa.
Quand je dis qu’il n’y a point de cloches à Islande, j’ai tort: chaque navire a la sienne; mais celles-là, il ne fait pas bon les entendre. Elles ne sonnent d’ordinaire que par temps de brume, ou les jours de grosse mer, à bord des goélettes en perdition. C’est le tocsin de détresse, l’adieu désespéré de ceux que les sentiers de la lande natale ne reverront plus. En avons-nous récité des De profundis , en regardant s’évanouir dans les ténèbres, sur des fantômes de navires, des équipages affolés tintant leur propre glas!
Oui, le rêve étrange qu’on vit là-bas est souvent traversé d’affreux cauchemars.
Il est heureux, somme toute, qu’on soit, durant les mois de pêche, comme des âmes engourdies, et qu’on n’ait conscience de rien, pas même de la fuite des jours.
Qu’il se fût écoulé six semaines depuis le soir de février, noyé de pluie, où nous avions pris congé de nos femmes, sur les quais de Tréguier, parmi les sacs de sel, les fourniments de toutes sortes et les coffres, nous nous refusions presque à le concevoir.
Le capitaine Guyader appuya son doigt sur le calendrier.
— Lis, Kerello, me dit-il.
Et je lus, immédiatement au-dessous de la dernière date biffée:
Samedi, 14 avril, Saint Tiburce.
Puis, en lettres plus grosses:
DIMANCHE, 15 AVRIL, PAQUES
Les autres bâbordais répétèrent en chœur:
— Pâques!... Pâques fleuries!...
Sur les visages, accablés tout à l’heure de lassitude, il y avait maintenant une joie, qui n’était pas due, comme vous pourriez le penser, à la tiédeur de la chambre après le froid coupant du dehors, ni non plus à l’animation factice de l’alcool. Non: ce qui éclairait ainsi d’un air de fête nos mines harassées, c’était bien, c’était uniquement ce mot de Pâques, prononcé là, dans le silence des eaux polaires, à plusieurs centaines de milles de la patrie. Il y a dans les mots les plus simples, voyez-vous, une vertu de contentement ou de tristesse. Il n’est que de les dire ou de les entendre, à certaines minutes, en certains lieux, pour se représenter tout ce qu’ils contiennent de choses, quelle musique suave est en eux, quels sons profonds ils rendent.
Moi, une Bretagne de mirage me passa devant les yeux, en moins de temps qu’il n’en faut pour vous le conter: les talus avec leurs herbes foisonnantes, leurs fougères, leurs grands ajoncs étincelants de toiles d’araignées, leurs touffes de fleurettes bleues, blanches, roses, épanouies à la lumière d’avril, le murmure des cressonnières dans les douves; puis, les matins d’argent neuf, les jolis ciels pommelés, les toits de chaume blond où la rhubarbe et les mousses sont en fleur, et les courtils qui sentent si bon, et les cris d’enfants, et les chants d’oiseaux, et les fontaines sombres sous les sureaux, et le resplendissement du soleil sur la mer. Je vis Plouguiel, ma paroisse, ma maison de Kersuliet, où nous habitions alors, adossée à celle du vieux barde aveugle, Yann ar Gwenn, ma femme s’apprêtant pour la messe, devant le fragment de miroir fixé dans l’embrasure de la fenêtre, épinglant sur ses