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Enfants de l'océan
Enfants de l'océan
Enfants de l'océan
Livre électronique599 pages7 heures

Enfants de l'océan

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À propos de ce livre électronique

Bretagne, de nos jours
« Je n’aurais jamais imaginé me poser ces questions un jour, même si je me savais différente. Qui je suis vraiment ? Qu’est-ce que je suis capable de faire ? Et pourquoi ? Pour qui... »
Depuis toujours, Emma distingue une aura bleue autour de son corps. Par deux fois, elle a croisé des personnes portant ce halo, sans que cela affecte sa vie.
Le jour de la rentrée au lycée, elle fait la connaissance de David, qui possède l’aura. Les premiers échanges avec l’adolescent blond sont difficiles. David est compliqué, et il y a cette cicatrice sur son beau visage.
Enfin, il se décide à montrer à Emma certains de ses pouvoirs. Il lui apprend qu’ils sont tous les deux liés à Manannan Mac Lir, le dieu marin irlandais. À travers le monde, il existe des endroits rassurants qui accueillent ceux qui sont comme David et Emma. La jeune fille rencontre certains d’entre eux. Mais il existe un autre lieu, terrifiant, où ils sont séquestrés et où leurs pouvoirs sont exploités.
Quand Emma tombe sur Nils, motard tatoué aux yeux argentés et aux mèches teintes, elle voit qu’il possède l’aura rouge d’Eagor, le dieu scandinave de la mer. Elle est irrésistiblement attirée par son côté rebelle. Quels sont les pouvoirs du jeune homme ? Et surtout, quelles sont ses intentions ?
LangueFrançais
ÉditeurXinXii
Date de sortie8 juil. 2021
ISBN9783969318454
Enfants de l'océan
Auteur

Chris Verhoest

Nouveau profil d'auteur Née en 1973, Chris Verhoest est titulaire d'une licence et d'un CAPES de Lettres Modernes. Elle a été professeur de français avant de se consacrer à la littérature. Passionnée de lecture, elle a toujours écrit. Elle aime aussi la mer, les animaux, réfléchir. Sans pouvoir s'en empêcher. Surtout. De là naissent des idées de romans. Ou bien il suffit d'une information, d'une photo, et le déclic se produit.

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    Aperçu du livre

    Enfants de l'océan - Chris Verhoest

    Partie 1

    Descendance divine

    Prologue

    Dublin, 1953.

    Installé tout au fond du grand fauteuil de cuir craquelé de son grand-père, Andrew écoutait la voix douce et captivante de ce dernier. Plus rien d’autre n’existait, ni les bruits de vaisselle en provenance de la cuisine où grand-mère Beth préparait le dîner, ni les éclats de voix qui parvenaient du jardin où ses frères et sœurs étaient en train de jouer.

    Plus rien n’existait, hormis l’histoire que racontait grand-père, pourtant entendue des centaines de fois, pourtant connue par cœur, plus encore que les tables de multiplication. Grand-père tournait délicatement les pages épaisses de son vieux livre, qui exhalait le parfum des anciens mythes. Sa passion avait fini par devenir aussi celle d’Andrew, là où le reste de sa fratrie s’en désintéressait totalement.

    « Manannan Mac Lir était le fils du Dieu marin irlandais Lir. Il vivait sur Emhain, son île merveilleuse, quelque part dans l’Océan Atlantique. Il avait eu de beaux enfants, de sang divin, avec son épouse, la sublime Fand. Malgré la beauté de la déesse, Manannan avait aussi eu des enfants mortels avec des reines humaines, après avoir pris la mer sur son bateau magique qui ne possédait ni voiles ni avirons, et emprunté l’apparence des maris.

    Outre son don de métamorphose, Manannan possédait d’autres pouvoirs. Il était magicien et guérisseur.

    Un jour, certains de ses enfants mortels quittèrent Emhain et allèrent s’installer parmi les hommes que leur père avait côtoyés pour mieux les berner. Les enfants de Manannan n’étaient pas vêtus de tissus grossièrement tissés, mais du lin le plus fin et le plus éclatant qui soit, et leurs pouvoirs effrayèrent les humains, qui les craignirent et les fuirent. »

    Grand-père s’interrompit. Surpris, Andrew dressa la tête.

    — Continue, grand-père, s’impatienta-t-il.

    — Andrew, dit grand-père, d’une voix soudain très sérieuse, moins rêveuse.

    Le jeune garçon, un peu inquiet, fixa le vieil homme.

    — Toute légende a son fond de vérité, tu le sais, Andrew. Je me suis lancé à la recherche des enfants de Manannan.

    Andrew bondit hors du fauteuil, renversant quelques dossiers sur le bureau encombré de son grand-père.

    — Tu les as trouvés ? demanda-t-il d’un ton exalté.

    — Ce n’est pas si simple, Andrew. Mais j’ai des pistes très intéressantes. Cela prendra du temps, beaucoup de temps pour les vérifier. Promets-moi que tu prendras la suite de mes recherches.

    — Oui, oui, oui ! cria Andrew.

    Grand-père leva une main pour calmer le garçon.

    — Manannan avait un frère.

    Andrew leva les sourcils pour montrer son étonnement : il n’avait jamais entendu cette partie-là de l’histoire. D’ailleurs, grand-père ne lisait plus son livre.

    — Eagor, le frère de Manannan, était le Dieu Germanique de la mer, pour le Nord et l’Est de l’Europe. Mais quand le défaut le plus important de Manannan était son infidélité, Eagor, lui, s’avérait être bien plus cruel. Sa femme, Ran, lui ressemblait en tous points. Avec son filet, elle s’amusait à s’emparer d’infortunés marins, qui devenaient de simples jouets entre ses mains, avant qu’elle ne les abandonne à Eagor, qui les suppliciait. Eagor et Ran eurent neuf filles, qui convolèrent à leur tour avec des mortels. Leur descendance se glissa elle aussi, en toute logique, parmi les hommes. Mais là où les enfants de Manannan représentent la Vie, l’Espoir, les enfants d’Eagor ne sont que Convoitise et Destruction. Je vais t’apprendre à les différencier.

    — Grand-père, dit Andrew d’une voix blanche, tu dois plutôt tout m’apprendre. Je me rends compte que je ne sais rien de ceux que tu cherches.

    Chapitre 1

    Comme moi

    Bretagne, de nos jours.

    Tout ça, c’était de sa faute, à lui. S’il n’était pas apparu dans ma vie, s’il n’était pas venu m’asséner cette phrase, j’aurais continué mon chemin, sans toutes ces questions, ce nouveau destin.

    C’était la rentrée, c’était mon premier jour de lycée. Je me sentais très angoissée, et j’avais failli être en retard à cause de mon frère cadet, Thomas, qui avait mis une éternité à choisir une paire de baskets. Maman l’avait attendu très calmement avec bébé Simon dans les bras, mais moi, je bouillais en triturant nerveusement les boutons de ma blouse à fleurs.

    L’estomac affreusement noué, je souris à ma mère comme si tout allait bien et que je me rendais au supermarché du coin, mais je n’en menais pas large lorsque je descendis de la voiture et que je refermai la portière.

    J’avais les jambes raides quand je franchis les grilles du lycée. Je serrai convulsivement ma besace contre mon flanc, et je tentai de courir jusqu’aux baies vitrées du hall, étincelantes dans le soleil matinal. Des dizaines d’élèves s’y agglutinaient et consultaient les listes affichées, avec une désinvolture ahurissante. Je me faufilai tant bien que mal et j’entrepris de chercher mon nom parmi les secondes. Enfin, je l’aperçus. Le cœur battant, je parcourus l’ensemble des noms des élèves de ma classe, et j’y trouvai Charlotte et Eric. J’expirai, profondément soulagée. J’avais même du mal à croire à ma chance.

    Je me sentais bien plus tranquille, presque sereine, lorsque je pénétrai à l’intérieur de l’établissement, prête à trouver la salle 111, où le professeur principal devait accueillir ma classe pour les deux heures suivantes.

    J’évitai un groupe de filles particulièrement excitées, et je parvins au couloir qui menait aux différents escaliers. Je dépassai un ascenseur, réservé aux élèves handicapés et au transport de matériel, pour gravir les marches.

    — Youhou ! Emma ! fit une voix familière au-dessus de moi.

    Je levai la tête et j’aperçus une jolie tête aux folles boucles brunes, des yeux noisette très vifs. Charlotte. Accoudée à la balustrade, ma meilleure amie me regardait en souriant. Je lui souris en retour, agitai la main et je me dépêchai de la rejoindre.

    Il me restait deux marches lorsque je m’arrêtai net. L’aura bleue. Elle était là. Elle entourait un élève aux cheveux blond foncé qui me tournait le dos. Il était comme moi.

    Depuis toujours, chaque fois que je me regardais dans une glace, que je fixais mes mains ou mes orteils, je voyais une aura d’un bleu très clair autour de moi. J’étais née ainsi, j’y étais habituée, et l’aura finissait par s’estomper au fur et à mesure que s’écoulait la journée. Elle était toujours plus forte, plus vive le matin.

    Je me rendis très vite compte que cette aura ne concernait pas mon entourage. En fait, elle concernait très peu de gens. Je croisai la première aura bleue autre que la mienne quand j’eus cinq ans. J’étais dans un parc d’attraction avec mes parents, il faisait beau et chaud. L’aura bleue entourait une femme aussi blonde que moi. Son coup d’œil me confirma qu’elle aussi avait vu mon aura. Mais elle ne me parla pas, s’éloigna, alors je ne lui parlai pas non plus.

    À l’âge de neuf ans, je croisai un jeune homme, blond lui aussi, qui était enveloppé par l’aura bleue. Au regard presque agressif qu’il me lança, je compris que je devais garder ma particularité pour moi.

    Et voilà qu’une aura bleue entourait un adolescent qui se trouvait dans ma classe, pour la première fois. Ma première pensée fut qu’il ne me parlerait pas, et que je ne lui parlerais pas. Ce en quoi je me trompais.

    Charlotte me saisit par le bras, tandis qu’Eric se rapprochait, son sac vert négligem-ment jeté sur son épaule. Ses cheveux châtain étaient savamment lissés. Il s’était surpassé pour la rentrée.

    — Quelle chance d’être tous les trois ensemble encore cette année ! s’exclama Charlotte en me serrant plus fort le bras.

    Eric hocha la tête en guise d’assentiment, en la fixant de ses yeux noirs sereins. Je ne pouvais pas détacher les yeux du dos du garçon à l’aura bleue. Charlotte me donna un coup de coude.

    — Et tu n’as pas vu le reste, rit-elle tout bas.

    — Quoi ? fis-je sur le même ton.

    — Il est bien plus beau de face, précisa-t-elle en pointant le garçon à l’aura.

    Je haussai les épaules, et mon amie m’entraîna. Je n’opposai qu’une faible résistance, j’étais beaucoup trop stressée pour me battre contre elle. Je passai devant le garçon, qui attendait près de la salle de classe encore fermée.

    Ses cheveux blonds encadraient un visage aux traits ravageurs, en dépit d’une vilaine cicatrice verticale sur la pommette gauche. Il avait des yeux vert sombre, comme des émeraudes posées sur du velours noir, ou verts comme la mer, quand elle tape trop près des rochers assombris par les algues. Ils transperçaient l’aura bleue pour m’offrir leur couleur, intacte.

    Entièrement vêtu de noir, il avait une silhouette fine et élégante, mais pas très grande. Il n’avait que quelques centimètres de plus que moi.

    Ses yeux s’attardèrent clairement sur moi, il exprima une certaine surprise, avant de reprendre un visage neutre et se détourner de moi. Il avait vu mon aura bleue, c’était clair. Et il fuyait, comme les autres.

    Eric salua le garçon inconnu, qui lui rendit son salut.

    — Eric Maréchal, continua Eric. Et voici mes deux amies d’enfance, Charlotte Lecomte et Emma Briaud. En fait, nous sommes dans la même classe depuis le CP.

    — David Delormeau. Et je n’ai pas d’ami d’enfance avec moi, vu que je viens d’arriver dans la région.

    Je continuai de le regarder, fascinée, sans prêter attention à la réponse que fit Eric. J’entendis Charlotte pouffer. La peur m’envahit. Je voulais que cessent les battements désordonnés de mon cœur, que cesse ce tremblement dans mes mains et mes jambes, je voulais que mon esprit ait la force de me faire baisser les yeux. Mais je ne contrôlais plus rien et je détestais cela.

    Un murmure parcourut les groupes épars d’élèves, et le professeur se fraya un passage parmi nous, me sauvant la mise par la même occasion. Blond, la petite trentaine, il paraissait dynamique. Il nous demanda de nous ranger avant d’entrer.

    Sans trop savoir comment, je me retrouvai assise au fond de la salle, dans la rangée du milieu, et à côté de Charlotte. Je cherchai Eric. Il s’était installé à côté de David, dans la rangée de droite, contre le mur, un rang plus haut que nous. Autant dire qu’ils n’étaient pas loin, tous les deux, pas loin du tout.

    Je déballai mes affaires. Je me sentais nerveuse, incapable de me concentrer. Une seule chose m’apaisa : tourner la tête et contempler David en douce. La voix du professeur me parvenait comme à travers un bourdonnement diffus, c’est tout juste si je compris qu’il nous enseignerait l’histoire-géographie.

    Comme la mienne lorsque je restais longtemps à m’observer, l’aura de David déclina, puis s’estompa. Son visage, la couleur de sa peau, la teinte exacte de ses cheveux (blond cendré !) m’apparurent plus nettement.

    Soudain, il se tourna vers moi, et ses yeux verts me fouillèrent franchement, et pas à la dérobée. Je me sentis devenir blême. Contrairement aux deux autres personnes concernées par l’aura bleue que j’avais rencontrées, il ne me fuyait pas, comme je l’avais cru au départ. C’est moi qui baissai les yeux la première, épuisée par l’examen implacable auquel il me soumettait.

    Chapitre 2

    La révélation

    Je refermais la porte de mon casier lorsque Charlotte revint vers moi après avoir examiné son propre casier et y avoir laissé son sac de cours, pour ne garder que son petit sac à main garni de nœuds. Charlotte, c’était une vraie fille, toujours avec des accessoires, dans les mains, sur les vêtements, dans les cheveux.

    — Prête à découvrir la cantine ? s’enquit-elle, tout sourire.

    — Je ne m’attends pas à ce que ce soit meilleur ou pire qu’au collège, répondis-je. En fait, ce sera exactement pareil, j’en suis sûre. Une cantine, c’est une cantine.

    — C’était la phrase du jour, par Emma Briaud, railla Charlotte. On y va ?

    — Mais où est Eric ?

    — Tu étais où, toi, cette dernière demi-heure ? s’écria Charlotte en ouvrant des yeux ronds. Il est au secrétariat, tu sais, pour régler le problème de son option latin qui n’apparaissait pas sur la fiche du prof. Il nous rejoindra quand il aura terminé.

    — Oh, dis-je bêtement en hochant la tête. Je reçois trop d’informations en même temps, c’est le premier jour, je suis un peu paumée.

    — Tu parles ! fit Charlotte en secouant la tête, parfaitement incrédule.

    Comme nous passions devant les toilettes du hall, Charlotte s’arrêta net et me jeta son sac dans les bras.

    — Attends-moi deux minutes, dit-elle avant de s’engouffrer dans l’un des cabinets bleus.

    Je me retournai vers le hall, qui grouillait d’élèves, en soupirant. Je me figeai. David s’avançait lentement mais sûrement, et directement sur moi, sans aucun doute possible. Il stoppa tout près, trop près, et je ne songeai même pas à reculer. Il pencha son visage, jusqu’à ce que je voie tous les détails de sa cicatrice rosée et que je sente son parfum, mentholé et boisé. Ses lèvres s’entrouvrirent, et mon cœur dut s’arrêter.

    — Tu as été adoptée, chuchota-t-il.

    Je ne savais pas si je m’attendais à une déclaration enflammée de sa part, vu comment il m’avait regardée dans la salle de classe. Ce qui est évident, c’est que je ne m’attendais pas à ça, et la colère monta en moi. Il avait asséné ce qui affleurait depuis des années et qui désormais, par sa faute, crevait la surface. Il m’avait envoyé, avec la violence d’un geste, un résumé de toutes les observations que je rangeais dans un coin de mon esprit. Pourquoi tous les membres de ma famille étaient-ils des bruns bouclés aux yeux noirs tandis que j’avais des cheveux blonds et raides et des yeux gris ?

    Et pourquoi était-il au courant, lui ? Je tâchai de concentrer toute ma colère dans mes yeux, afin de ne pas faire de scandale devant les autres élèves dès le premier jour.

    — Qu’est-ce que tu racontes ? grondai-je tout bas, les dents serrées. C’est juste de la pure méchanceté ou tu as autre chose derrière la tête ?

    — Il fallait que je te le dise, répondit-il posément. Il fallait que tu le saches, par rapport à qui tu es vraiment. J’ai vu ton aura comme tu as vu la mienne. Pour être honnête, je ne m’attendais pas à trouver l’un d’entre nous ici, mais puisque tu es là, autant que tu sois au courant, non ?

    — Au courant de quoi, d’abord ?

    Je ne comprenais rien. Mais plutôt que d’attendre qu’il réponde, je me laissai complètement aveugler par ma colère, parce qu’il se permettait de tout remettre en question dans ma vie, lui, un inconnu.

    Alors, je mis mes deux mains sur son torse (en tentant d’ignorer ce que le fait de le toucher provoquait en moi), et je le repoussai violemment.

    — Casse-toi !

    David recula à peine, stabilisa sa position. Il rougit, et sa cicatrice, plus pâle, se remarqua davantage.

    — Tu n’as pas compris ? continuai-je un ton plus haut. Ne t’approche plus de moi ! Dégage !

    Au même moment, Charlotte revint, me reprit son sac, avant de s’apercevoir que quelque chose n’allait pas. Elle nous regarda tour à tour, David et moi, avec une expression perplexe, presque inquiète, sur le visage.

    — Qu’est-ce qui se passe, Emma ?

    Elle jeta un coup d’œil du côté de David, qui ne bougea pas plus qu’il ne répondit. Il fixait ses Converse, cet imbécile.

    — Il n’y a rien, grommelai-je en saisissant le bras de mon amie pour l’entraîner. Viens, on va manger.

    Nous nous éloignâmes à grands pas, franchîmes les portes vitrées du hall, pour nous diriger vers le réfectoire. Le soleil brillait doucement, et une petite brise agitait les feuilles des grands arbres qui entouraient la cour. C’était une belle journée de septembre, une de celle qui ne permettait pas de dire que l’été, mine de rien, déclinait et s’en allait.

    — C’est moi qui possède trop d’imagination, ou ce type a un problème ? reprit Charlotte tandis que nous franchissions les portes de la cantine.

    — Quoi ? bredouillai-je.

    — Toi, tu étais encore ailleurs ! me reprocha Charlotte en saisissant un plateau, avant de m’en tendre un deuxième, comme si je n’étais plus en état de le faire moi-même. Je me demandais si David n’avait pas un problème.

    — Quel genre de problème ? fis-je en saisissant une coupelle garnie de tomates à la vinaigrette.

    — Du genre ça-ne-tourne-pas-bien-là-haut, dit-elle en désignant sa tempe. Toi, tu paraissais furieuse, et lui, il ne réagissait pas. C’est bizarre. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

    — Je n’ai rien compris, mentis-je, et du coup, ça m’a énervé. Tu as raison, il doit être perturbé, ajoutai-je en prenant le premier dessert qui se présentait.

    Je m’emparai d’une assiette chaude sans même regarder son contenu, saisis mon plateau à deux mains, avant de donner mon nom à la dame qui se trouvait près du lecteur de cartes magnétiques, qui serait en service dès que nous aurions lesdites cartes en notre possession.

    Toutes les tables étaient blanches, et la salle était divisée harmonieusement en plusieurs parties, grâce à des treilles, blanches elles aussi. Je m’échouai sur une table près des baies vitrées qui donnaient sur le terrain de sport.

    — Il a peut-être eu un accident qui lui a détraqué le cerveau, insista Charlotte en déposant son plateau face au mien. C’est plausible, non ? Tu as vu cette cicatrice sur sa joue?

    — Laisse tomber, maugréai-je. S’il-te-plaît.

    Charlotte me connaissait assez pour savoir qu’il ne fallait pas prolonger un sujet délicat quand je le demandais de cette façon. Elle se tut. À l’intérieur de moi, c’était le Chaos, noir et glacé, et la vision de l’extérieur baigné de lumière ne parvenait pas à me réchauffer.

    Lorsqu’Eric nous rejoignit, il nous expliqua, tout sourire, comment il avait réglé son problème d’option, et David ne fut pas évoqué une seule fois dans la conversation. D’ailleurs, je ne le vis pas dans le réfectoire, à aucun moment, ce midi-là.

    Chapitre 3

    S’égarer

    Le même soir, je m’efforçai de me comporter avec ma famille comme avant, comme la veille encore, lorsque mes doutes restaient sagement sous la surface.

    Thomas ne cessait de se plaindre d’être élève de troisième. Cela équivalait, à l’entendre, à une condamnation sans appel. Beaucoup plus de devoirs et une ambiance qu’il n’aimait pas, d’emblée. Simon ne cessait de brailler, depuis sa chaise haute, pour réclamer à boire, ou pour rien.

    Je n’écoutais pas vraiment les réponses de ma mère ou de mon père, et je n’avais qu’une hâte : rejoindre ma chambre, mon refuge. Cependant, pour préserver un semblant de normalité, je racontai ma propre journée (sans mentionner la phrase de David, cela va de soi), avant d’avaler mon dessert et de monter.

    Je dormis très mal. À l’aube, ma housse de couette baillait, froissée de partout, et j’étais sûre d’une chose : David me devait des explications, alors que je lui avais demandé de sortir de ma vie. Bravo. Brillant.

    Je me levai doucement afin d’aller prendre ma douche. Ainsi, je serais prête avant tous les autres et sans avoir à me dépêcher.

    Plus tard, je descendais à peine de l’Espace bleue de ma mère, que j’aperçus une Audi grise lâcher David devant le lycée. Les vitres teintées m’empêchèrent de distinguer le conducteur. Je ralentis le pas, tête baissée, et laissai David pénétrer dans l’enceinte de l’établissement. J’avais le cœur serré.

    On me donna une tape légère dans le dos, et je sursautai avant de me retourner : Eric et Charlotte se tenaient devant moi… main dans la main. J’en demeurai bouche bée, et ne récupérai l’usage de la parole qu’une fois installée en cours d’histoire-géographie.

    — Pourquoi ne m’as-tu rien dit sur toi et Eric, ou Eric et toi ?

    — Parce que ça s’est fait comme ça, ce matin, dans le bus, chuchota mon amie, les yeux brillants.

    — Comme ça, répétai-je. Il t’a pris la main ou tu lui as pris la main ?

    — Il.

    J’avais du mal à réaliser que mes deux amis d’enfance sortaient ensemble. Je n’eus même pas le temps de digérer la nouvelle, que Charlotte continuait sur sa lancée. Tant qu’on y était…

    — Tu sais, Emma, j’ai réfléchi, et je trouve que tu devrais donner une chance à David. Je sais qu’il te plaît, au fond. J’ai tort ?

    — Et si lui n’avait pas envie de s’intéresser à moi ? Tu y as songé ?

    — Mais hier, il m’a semblé qu’il était venu vers toi quand j’étais aux toilettes, non ?

    — Pour me dire n’importe quoi, coupai-je. Et quand bien même, que ferions-nous, après ? Nous irions tous les quatre au ciné ? Trop génial, idyllique, même. Tu as oublié ce que tu disais hier ? Qu’il était sans doute zinzin ? Écoute, ce n’est pas parce que tu es en couple que je dois l’être. Surtout avec un zinzin.

    Charlotte émit un petit bruit qui montrait sa désapprobation et clôtura la conversation en s’emparant de son stylo pour prendre des notes sur le cours. Je fis de même, en évitant de regarder du côté de David.

    À la pause, je rattrapai le début du cours sur le cahier que Laura Dulac, que je connaissais depuis le début du collège, avait eu la gentillesse de me prêter. J’échappai donc à la récréation, à Eric plus Charlotte, et surtout à David. Ce n’était pas ainsi que j’aurais mes explications, j’en avais bien conscience. Je n’étais même plus sûre de ce que je voulais.

    Mais à midi, je ne pus y couper. Charlotte et Eric m’entraînèrent d’autorité pour chercher David, afin qu’il mange avec nous. L’amour les métamorphosait en véritables bons Samaritains. Écœurant.

    Nous le trouvâmes derrière le bâtiment des sciences, assis sur un banc de pierre, tout seul, les mains entre les cuisses. Le vent faisait voltiger ses cheveux blonds sur son visage.

    Il m’apparut complètement ailleurs. Mais lorsque je fus suffisamment près de lui, je réalisai que ses lèvres bougeaient, et qu’il marmonnait toujours la même chose : « Nils, Nils, Nils ».

    Génial. Après ses divagations de la veille à mon sujet, il parlait maintenant tout seul.

    — Qui est Nils ? ne pus-je m’empêcher de demander. C’est bien le prénom de quelqu’un ? N’est-ce pas ?

    David sortit de sa torpeur et me jeta un regard perdu.

    — Qui-est-Nils ? répétai-je en articulant exagérément, parce que j’étais agacée.

    — Personne qui puisse t’intéresser, souffla David, qui parut se reprendre. Et qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu ne voulais plus m’approcher ? Ou que je ne devais pas t’approcher, ce qui revient au même, ajouta-t-il.

    Je me tournai vers Charlotte, pour la prendre à témoin. Elle eut un exaspérant sourire plein de commisération.

    — David, tu viens manger avec nous ? proposa Eric.

    David ouvrit la bouche, la referma en me fixant. Je regardai lâchement ailleurs, en haussant les épaules.

    — Eh bien, dit finalement David, si ça ne gêne pas Emma…

    — Cela ne gêne pas Emma, raillai-je.

    Charlotte éclata de rire. Je pris un plateau, que je remplis, avant de m’asseoir, le tout dans un brouillard cotonneux. David s’installa à côté de moi, tandis qu’Eric et Charlotte s’asseyaient en face. Mon cœur battait, battait, et le bruit remontait jusque dans mes tempes douloureuses. Je ne faisais pas du tout attention à ce que je faisais, parce que je me demandais quel serait le moment propice pour exiger des explications de David, sans que Charlotte et Eric entendent quoi que ce soit. Je n’envisageais pas de les mêler à toute cette folie.

    Et l’accident survint, prévisible. Mon couteau dérapa sur mon pouce au lieu de séparer la chair de mon melon de sa peau. Je ressentis tout de suite la douleur aigue liée à la coupure, et le sang jaillit, témoignant de ce que je savais déjà : c’était profond.

    J’allais fourrer mon doigt dans ma bouche quand David s’empara de ma main, d’un geste à la fois rapide, doux et ferme. Il passa sa main au dessus de la mienne. L’effleurement me rendit toute bizarre. Je me sentis fondre de plaisir. David sourit, me rendit ma main. Je n’avais plus mal, et il n’y avait plus aucune trace sur mon pouce, dont la peau était intacte et lisse. Je n’avais rien senti. Rien. Interloquée, j’interrogeai David du regard. Il posa un doigt sur ses lèvres.

    — Est-ce que ça va ? me demanda Charlotte. Tu fais une drôle de tête ! Ton melon n’est pas bon ?

    — Ça va, répondis-je, j’ai… juste failli me couper.

    — Fais attention, intervint Eric en riant, ce n’est que le deuxième jour, tu dois tenir toute une année.

    Je reportai mes yeux sur David, qui continuait de sourire. Des images envahirent ma tête : celles d’un village aux rues étroites et sinueuses, aux balcons regorgeant de fleurs rouges au cœur doré… une main blanche saisit l’un des barreaux d’une grille à demi cachée sous un épais feuillage, pour la pousser. La main appartenait à une jeune fille blonde, qui portait une robe blanche mousseuse nouée sous sa poitrine, et un panier en osier sur le bras. Elle riait, la scène était ravissante. Mais surtout, la fille m’était familière. Très familière. Comme si je la connaissais bien, très bien, même. En fait, j’eus la sensation de la connaître comme je me connaissais.

    Je clignai des yeux, revins à la réalité. Je repris mon repas là où je l’avais laissé. David s’était remis à manger, lui aussi. Lorsque je revins en classe pour le cours de français, j’étais sûre de deux choses : David m’avait soignée puis m’avait montré une scène qui m’avait apaisée et qui était importante pour moi. J’étais complètement folle, et David aussi.

    Mais je n’avais toujours pas d’explications.

    Chapitre 4

    La villa blanche

    À la fin des cours, je sortis tout à la fois très calme et complètement hors des choses, comme si je survolais mon corps, ou plutôt que je voulais le fuir, le survoler, sans vraiment parvenir à m’en détacher. L’impression était gênante et presque douloureuse.

    — Emma Briaud, vous vous sentez bien ? railla Charlotte en me donnant un coup de coude.

    Sa pique ne m’atteignit pas. Elle pouvait imiter les professeurs autant qu’elle voulait, je m’en fichais. Par contre, David n’était pas loin de moi, et je ne me fichais pas de cette promiscuité. J’ouvris la porte de la voiture de ma mère comme dans un rêve, avant de réaliser qu’elle parlait à David.

    — Est-ce que je te ramène ? Où habites-tu ?

    Je jetai un coup d’œil à David, qui hésitait, puis à ma mère, qui souriait. Visiblement, elle appréciait David.

    — J’habite Allée des Marronniers, lâcha David.

    — Eh bien c’est parfait, c’est sur notre route ! s’écria maman. Alors monte !

    Je m’installai à l’arrière avec David. Devant, Thomas me fixait d’un air narquois tandis que Simon essayait de décortiquer avec application une petite voiture.

    — Tu as intérêt de la fermer, intimai-je à Thomas, qui rigola. Et retourne-toi.

    Bien sûr, il continua de nous fixer d’un air goguenard. Irritée, je me retournai vers David, qui regardait par la vitre. Je remarquai qu’il portait des t-shirts à manches longues depuis la rentrée, alors qu’il faisait très beau et très chaud.

    L’allée des Marronniers était aussi vaste que l’ensemble du quartier résidentiel où je vivais. Chaque propriété était si spacieuse que connaître les petits secrets de ses voisins s’y avérait impossible. Les terrains de tennis jouxtaient de hauts murs ou des canisses démesurées, ou encore des arbres gigantesques. Les maisons d’architecte rivalisaient d’élégance et d’audace avec les maisons écologiques en bois, et dominaient la mer.

    — N° 49, précisa David en se penchant un peu vers l’avant.

    Le n° 49 était une vaste villa blanche de plain-pied, entourée de haies très hautes sur chaque côté, mais exhibant sur le devant sa belle façade et des massifs de roses, ainsi qu’un large portail, blanc lui aussi. J’imaginai qu’il devait y avoir beaucoup de terrain à l’arrière, à l’abri des regards.

    — Merci beaucoup, Madame, dit David en descendant de voiture.

    Avant de refermer la portière, il me lança un regard dans lequel je crus lire quelque chose de très doux. Il me tendit la main, je tendis mes doigts et nous nous effleurâmes brièvement avant qu’il referme la portière.

    — C’est un gentil garçon, un peu timide, remarqua ma mère en redémarrant. Il n’était pas avec toi au collège, n’est-ce pas ?

    — Non, il vient d’arriver.

    — Ses parents ont du blé, en tout cas, lâcha Thomas.

    — Toi, je t’ai dit que je ne voulais pas t’entendre, grommelai-je.

    — Je te trouvais si différente, depuis la rentrée, reprit ma mère. Je comprends, maintenant.

    — Tu comprends quoi ? bredouillai-je.

    — Les amoureux sont toujours dans un état second, c’est mignon, précisa-t-elle. Un vrai coup de foudre, hein ?

    Je haussai les épaules sans répondre.

    — Qu’est-ce qui est arrivé à sa joue ? demanda ma mère.

    — Comme si je lui avais déjà demandé de me raconter toute sa vie, protestai-je.

    — Mon chou, ne te fâche pas, dit ma mère en riant.

    Thomas rigola encore, ce qui eut pour effet de faire rire aussi Simon, qui lança sa voiture sur le tableau de bord par la même occasion. Je me mordis l’index pour éviter de répliquer. Ma mère semblait heureuse à l’idée qu’il y ait un garçon dans ma vie. Si elle avait su. Il avait l’aura bleue comme je l’avais. Il paraissait souvent ailleurs et il accomplissait des trucs étranges avec ses mains. Et son esprit.

    En arrivant à la maison, je me rendis compte que je ne trouvais plus du tout David fou.

    Chapitre 5

    Pluie

    Je relus une fois de plus le texto de ma mère, qui me prévenait qu’elle ne pouvait pas venir me chercher au lycée. Elle était chez le médecin pour Simon, qui toussait et mouchait, avait de la fièvre.

    Puis je relevai la tête vers la barrière d’eau, devant moi, sans parvenir à me décider à quitter l’abri rassurant du hall du lycée. À mon côté, Charlotte pestait contre le mauvais temps, tandis qu’Eric l’écoutait patiemment.

    — Ne me dis pas que tu n’aimes pas l’eau, chuchota David au creux de mon oreille.

    Je frissonnai. Nous n’avions échangé aucune parole, dans la journée, qui aurait pu m’éclairer sur cet effleurement, la veille, et sa signification.

    En souriant, il tendit sa paume ouverte, pour y recueillir les gouttes de pluie. Charlotte le contempla, bouche ouverte, avant de me regarder, moi. Je souris, haussai les épaules.

    — Eh bien, David, puisque tu aimes la flotte, ne te gêne pas pour nous ouvrir le chemin, railla mon amie.

    — Tu ne sais pas ce qui est agréable, Charlotte, répliqua-t-il d’une voix douce.

    — Prendre un bon bain chaud avec un bouquin dans les mains, c’est agréable, marmonna-t-elle. Me tremper sous la pluie, certainement pas. Tu saisis la différence ?

    David élargit encore son sourire. La pluie redoubla d’intensité, arrachant un gémissement à Charlotte. Tandis que nous écoutions le martèlement têtu des gouttes tout autour de nous, David passa sa main dans mon dos. Je m’écartai en me sentant devenir cramoisie. Je mis ma capuche, et je bondis sous les trombes d’eau. Je courus sans m’arrêter jusqu’à l’arrêt de bus, où se serraient déjà une dizaine d’élèves trempés.

    Non. Je n’y croyais pas. David me rejoignait, le plus tranquillement du monde, tête nue sous la forte pluie. Il vint se placer tout près de moi, sous l’arrêt de bus qui devenait décidément un endroit très peuplé. Ses cheveux blonds collaient sur son front.

    — Tu as un truc qui ne tourne pas rond, affirmai-je, même si je n’en croyais rien. Tu es trempé !

    — J’aime l’eau.

    — Ne me colle pas, tu vas me mouiller encore plus ! dis-je.

    Il sourit, et sur son beau visage ruisselant, sa cicatrice ressortait beaucoup. Elle me donnait envie d’y passer la main, comme pour le consoler. Le consoler de quoi, d’ailleurs ? Que lui était-il arrivé ? Une chute à vélo quand il était petit ? Une bagarre idiote avec son frère ou son cousin ? Et puis, j’avais fui sa caresse, quelques instants plus tôt. Ne m’en ferait-il pas la remarque si je le touchais ?

    Le bus arriva à cet instant, coupant là mes réflexions. Je montai et ressentis aussitôt l’atmosphère désagréable et humide des lieux confinés. Je contournai deux filles pour me retrouver près de la vitre embuée.

    David se serra près du composteur de billets, à un mètre de moi. Le bus repartit. Je tenais mes yeux rivés sur la vitre tellement pleine de buée que je ne voyais absolument rien du paysage. David leva la main, et commença à essuyer la vitre, jusqu’à moi. Puis, quand je me tournai vers lui, il sourit. Je souris aussi, sans cesser de le regarder. Ses yeux verts étaient parmi les plus beaux que j’avais jamais vus.

    La voix désincarnée du bus annonça l’avenue des Marronniers. Déjà ! David attrapa son sac et le jeta sur son épaule.

    — Tu descends avec moi ? interrogea-t-il.

    Je ne sus que répondre, les yeux fixés sur sa silhouette, tandis qu’il se rapprochait des portes. Lorsqu’elles s’ouvrirent, je me jetai derrière lui.

    La pluie avait presque cessé. Le bus s’ébranla et nous dépassa. David attendit que je le rejoigne avant de se remettre à marcher. Il stoppa devant le portail de sa villa blanche, sans que nous ayons échangé un mot.

    David tapa rapidement le code, et la barrière glissa silencieusement.

    — Tu veux savoir, Emma ?

    — Pourquoi serais-je ici, sinon ? rétorquai-je.

    — Parce que tu m’aimes bien ? suggéra-t-il.

    — Oui, aussi, dis-je d’un ton rogue, qui le fit rire.

    Le portail se referma sur nous, et au lieu de se diriger vers la porte d’entrée, David longea le mur de la villa, entourée de ses haies gigantesques, et nous parvînmes à l’arrière de la maison. Je retins une exclamation en voyant l’immense piscine couverte par un bel abri à l’armature bleue et aux vitres incurvées, et la terrasse aux pierres gris foncé qui y menait.

    David se rapprocha du mur de la villa, appuya sur un bouton, et les baies vitrées de la maison coulissèrent pour nous laisser passer.

    — Entre, dit-il simplement.

    Je me retrouvai dans une salle immense, au carrelage blanc veiné de gris. Les baies vitrées aux stores vénitiens à demi baissés couvraient trois des murs. Le canapé d’angle de cuir blanc faisait face à un immense écran plat. Des plantes s’épanouissaient dans tous les coins de la pièce. J’aperçus une grande table rectangulaire en verre, des chaises en métal grises.

    — C’est très beau, chez toi, murmurai-je.

    — Mon oncle a des moyens, répondit-il doucement. C’est un avocat qui gagne bien sa vie.

    — Ton oncle ? repris-je, surprise.

    Sans me répondre, il se dirigea vers le fond de la pièce, tout droit sur une porte immaculée.

    — Ta chambre ? suggérai-je.

    Il hocha la tête et ouvrit, me fit signe de passer la première, et resta sur le seuil. Sa chambre était uniformément blanche, des murs au sol, en passant par les divers meubles et objets qu’elle contenait. L’atmosphère était jolie, mais impersonnelle, comme si David refusait de laisser sa trace dans cette belle demeure, comme s’il allait repartir.

    J’observai la couette blanche, la plaque de verre teinté du bureau, l’ordinateur portable fermé. Tout était rangé, impeccablement, et sans comparaison avec le fouillis de mon propre bureau, avec ses porte-crayons surchargés de stylos Disney, de peluches, de livres et de pochettes Hello Kitty mal fermées…

    Je me retournai vers David, toujours adossé au chambranle de la porte.

    — Alors ? dit-il comme à contrecœur.

    — Alors je ne suis pas là pour te juger, répondis-je, un peu triste, mais on dirait que tu refuses de… de t’impliquer, comme si tu allais t’en aller…

    — La dernière fois que je me suis installé quelque part, ça s’est mal fini, murmura-t-il en se rapprochant.

    Il leva le bras, et avança les doigts vers ma joue. Je distinguai alors de profondes cicatrices sur son poignet, là où sa manche s’était un peu retroussée.

    Chapitre 6

    Le passé

    Avant que j’aie pu lui saisir le poignet, David fit un bond en arrière, et se leva pour s’éloigner.

    — Ce n’est pas ce que tu crois, Emma, dit-il en rabaissant bien sa manche.

    — David, dis-je d’une voix que je tâchai de rendre douce et persuasive, je comprends très bien que des moments difficiles…

    — Non ! m’interrompit-il en claquant le mur du plat de sa main. Je t’assure que tu te trompes, Emma.

    — Je ne te juge pas, fis-je, effrayée par sa réaction.

    — Écoute-moi au lieu de rester sur tes positions ! D’accord ? Tu vas m’écouter ?

    — Je t’écoute, dis-je, un peu plus tranquille.

    — Je n’ai absolument pas tenté de me suicider, affirma-t-il d’une voix claire en me regardant droit dans les yeux. J’ai voulu effacer … un numéro qui me ramenait toujours à une période de ma vie à laquelle je ne veux plus penser, même si je sais que ce ne sera jamais possible. Au moins, parfois, je peux imaginer que ce n’était pas un numéro que j’avais là, que je me suis juste blessé. Me crois-tu ?

    — Je ne sais pas. Je ne sais plus rien.

    — Emma, soupira-t-il, je ne voulais pas t’en parler comme ça, mais… un suicide est inutile, pour les gens comme nous, ceux qui possèdent l’aura bleue.

    — Quoi ? coassai-je.

    — Notre âme immortelle est capable de faire vivre très longtemps notre corps, expliqua-t-il. Mais si notre corps meurt, pour une raison ou une autre, nous renaissons aussitôt. Notre âme prend un nouveau corps. Tu comprends que le suicide, qui est, je pense, un acte de coupure définitive, ne sert dès lors à rien.

    — Tu aurais pu souhaiter te débarrasser de ce corps-là pour un autre, tout simplement, répliquai-je, étonnée de pouvoir encore réfléchir, après le choc causé par sa révélation.

    — Inutile. Cela n’empêchera jamais celui qui me poursuit de me retrouver, même dans un nouveau corps, dit David avec un air sombre.

    — Et… comment obtient-on un nouveau corps ?

    — Les nourrissons.

    — Quoi, les nourrissons ? répétai-je.

    — Leur âme est si faible à la naissance que la nôtre prend le dessus très facilement, tandis que l’autre s’éteint.

    — C’est affreux ! Immonde ! m’offusquai-je.

    — Nous n’avons pas le choix. Nous ne sommes pas maîtres du phénomène. Même si nous refusions de nous réincarner, cela se produirait quand même.

    — Oh, fis-je, comme anéantie. Et… qui te poursuit ?

    — Tu te sens prête à tout entendre, tout savoir, là, maintenant ?

    — Oui. L’ignorance me rendrait folle, avec ce que je sais déjà.

    — Tes parents ne vont-ils pas s’inquiéter ?

    — Disons qu’on a un devoir à faire en maths, et que tu m’aides, suggérai-je. C’est vrai, en plus, pour le devoir de maths, soupirai-je.

    — Je l’avais oublié, celui-là, dit David. Tu manges ici ce soir, décréta-t-il. Appelle tes parents. Préviens-les que tu passes la soirée ici. Mon oncle te reconduira chez toi.

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